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Le Paris des faits divers

"Le miroir de la société"

Par Claire Lefebvre, publié le

Crime à la Une! Les Mystères de Paris ont enfin une suite. Serge Garde est persuadé que les faits divers ne s'adressent pas qu'aux tripes. C'est pourquoi, un siècle et demi après Eugène Sue, il tente de réhabiliter une rubrique qui a cessé d'être celle des chiens écrasés... Avec ce guide, où les faits divers les plus récents font écho aux récits fabuleux du Moyen Age, ces événements trouvent enfin une place dans l'Histoire. En rappelant un long passé de violence et d'intolérance, les faits divers servent aussi de garde-fous dans une société qui tente de dompter ses démons. Car un criminel sommeille en chacun de nous... A partir de ce livre, L'Express a sélectionné et développé, pour chaque arrondissement, un fait divers important, souvent resté dans l'Histoire, accompagné de quelques autres, emblématiques des périls de la capitale. Les amoureux de Paris goûteront cette balade inédite. Les amateurs de faits divers, malgré quelques approximations, s'enivreront de cette plongée dans un univers glauque et hypnotique et suivront avidement la piste des grands criminels. Enfin, à ceux qui seront déçus de ne pas trouver une rue, familière mais trop tranquille, dans ce guide, Serge Garde, avec humour, adresse cette consolation: «Il n'est jamais trop tard pour y commettre un beau crime...»

Serge Garde, grand reporter à L'Humanité, s'est immergé dans le monde des SDF afin d'effectuer un reportage, dont il tirera Sans homicide fixe (Denoël), grand prix de Littérature policière 1998. Il a également collaboré à des enquêtes sur la pédocriminalité pour la télévision. D'abord militant, puis élu communiste dans la banlieue ouest de Paris, cet ancien professeur a choisi d'enseigner le français et l'histoire-géographie dans des établissements "difficiles". A 58 ans, il collabore actuellement avec la profileuse flamande Carine Hutsebaut (spécialiste des tueurs en série) à l'écriture d'un livre sur le meurtre de la petite Cécile Bloch. Il songe aussi à se remettre au roman, en s'inspirant... de faits divers! 

D'où vous vient cette passion pour les faits divers?
Dans une vie antérieure, j'ai été étudiant en histoire... Alors, quand je suis devenu journaliste, je me suis naturellement intéressé aux faits divers, car ils sont typiques de chaque société et de chaque époque. Ainsi, lorsque les pèlerins du Mayflower ont débarqué en Amérique, ils étaient persuadés de pouvoir y fonder un monde neuf et parfait, où les prisons seraient inutiles. Mais, quelques années plus tard, les citoyens du Nouveau Monde brûlaient des sorcières... Les faits divers sont le miroir - déformant - d'un pays. Il s'agit donc de décrypter cette image parfois trompeuse. Récemment, la fausse agression du RER D nous a donné à réfléchir sur l'état de la France. Racontez-moi vos faits divers, je vous dirai dans quelle société vous vivez! 

Comment vous est venue l'idée d'écrire un guide des faits divers?
Depuis une vingtaine d'années, je les collectionne, en entassant livres et journaux. D'ailleurs, les illustrations du livre proviennent toutes de mes archives personnelles. J'avais envie d'écrire une sorte d' "Histoire du crime à la française". D'autant plus que la littérature historique de notre pays a tendance à négliger les faits divers. 

Quel a été le déclic?
Lors d'une balade, je suis tombé sur une plaque commémorative du genre "Ici a vécu tel illustre poète", dont j'ai oublié le nom... Les événements culturels et les grands hommes qui ont marqué l'histoire de la capitale ont leur plaque. En revanche, ceux qui ont traumatisé l'opinion publique ont été effacés de la géographie urbaine. Tout le monde connaît les choses horribles qui se sont passées, mais on a "oublié" l'endroit où elles se sont produites. C'est une forme d'exorcisme. Au Moyen Age, les maisons des criminels étaient détruites: en 1387, rue des Marmousets, celles du pâtissier et du barbier qui réalisaient les meilleurs pâtés de Paris, mais à base de farce humaine, ont été rasées. Elles étaient situées à l'emplacement actuel de l'Hôtel-Dieu... Cette volonté d'effacement demeure: l'opinion publique belge ne réclame-t-elle pas la démolition des propriétés du pédophile Marc Dutroux? En écrivant ce guide, j'ai voulu réconcilier la mémoire collective et la géographie urbaine. 

Pourquoi avoir choisi Paris comme cadre?
Je suis né dans cette ville, avec laquelle j'entretiens une relation d'amour-haine... J'ai grandi du côté de Ménilmontant, rue des Lyanes, où Landru a choisi une de ses victimes! J'ai besoin de connaître mes racines, même si elles sont d'un genre un peu particulier! Cela me gêne qu'un immeuble moderne s'élève aujourd'hui rue Le Sueur, là où se trouvait le pavillon du Dr Petiot... Je ne souhaite pas qu'on construise un petit musée de l'horreur à la place, mais j'ai besoin de savoir que cela s'est passé là. 

Quelle est votre définition du fait divers?
C'est avec la presse à grand tirage que cette appellation est née. Il s'agissait de la rubrique où l'on classait tout ce qui ne correspondait aux pages dites "nobles", comme la politique ou l'économie. Dès le XVe siècle, des colporteurs vendaient leurs journaux grâce à des histoires merveilleuses ou à des faits divers sanglants. Aujourd'hui, c'est la rubrique Société qui accapare les faits divers, qu'elle préfère appeler "faits de société". Pour moi, le fait divers est un événement qui transgresse les normes, les lois ou les habitudes. 

Existe-t-il une morale du fait divers?
Avant le XXe siècle, la relation d'un fait divers a toujours un côté moralisateur, assez explicite. Les messages envoyés au lecteur sont: "Méfiez-vous des passions" ou "Le crime ne paie pas". Ils permettent de rappeler les normes de la société bourgeoise. Aujourd'hui, le message est plus implicite et aussi plus pervers, parce qu'il échappe souvent au rédacteur: les faits divers suggèrent que nous sommes des rescapés, que nous vivons dans un monde dangereux. Mais, surtout, ils présentent le danger comme venant de l'étranger au sens large: nous sommes menacés par l'autre, celui qui n'est pas français comme celui qui ne fait pas partie de notre cercle de connaissances. Autrefois, les provinciaux montés à Paris suscitaient la méfiance, puis ce fut le tour des Italiens, à la fin du XIXe siècle, accusés de tous les crimes. Tous ceux qui viennent d'ailleurs souffrent encore de cette intolérance... 

Certains lieux sont-ils particulièrement propices aux faits divers?
Les lieux où ils se produisent ne sont pas représentatifs du danger réel. Nous avons 60 fois plus de risques de mourir dans notre cuisine, d'un accident domestique, que d'être assassiné au coin de la rue! De même, nos proches sont potentiellement plus dangereux que des étrangers. La jalousie, ce fantasme de la possession de l'autre admis par la société, tue. Les crimes passionnels sont légion. 

Vous évoquez régulièrement les liens entre les faits divers et la politique...
On se fait souvent avoir par l'émotion, c'est pour cela qu'un fait divers peut être manipulé dans un débat politicien. Lors de l'élection présidentielle de 2002, on a attribué l'élimination de Lionel Jospin à l'exploitation de faits divers qui révélaient l'insécurité, comme l'agression d'un vieil homme (Paul Voise) à Orléans. 

Y a-t-il une vision de droite et une vision de gauche des faits divers?
Oui. Les deux camps veulent éradiquer le crime, mais pas de la même manière. La droite préfère réprimer sévèrement ceux qui ont transgressé les règles; les seconds, améliorer la société afin qu'elle ne produise plus de criminels. Moi qui suis un homme de gauche, je ne partage pas cette idée: c'est précisément la transgression qui permet à la collectivité de rappeler ses valeurs, de montrer la ligne à ne pas franchir. Une société sans faits divers serait donc dépourvue de valeurs, et relèverait de l'utopie. On peut seulement souhaiter vivre dans une société plus juste, où les crimes seraient ainsi moins inhumains. 

Vous rappelez aussi quelques bavures policières...
C'est un effet du miroir déformant que sont les faits divers. Car on parle plus des policiers qui commettent des actes graves que des arrestations qui se passent bien, comme celle de Guy Georges, et surtout celle, rue Montmartre, d'un ivrogne violent, maîtrisé par un policier magnanime au XIXe siècle. 

Les faits divers d'aujourd'hui sont-ils très différents de ceux d'hier?
Ce ne sont pas les faits divers qui changent, mais le regard que la société porte sur eux. En 1898, une jeune femme est condamnée à huit jours de prison parce qu'elle fait de la bicyclette, les jupons retroussés, place Saint-Germain-des-Prés. Si ce fait a pu paraître banal aux yeux des contemporains de la demoiselle, il en dit long aujourd'hui sur l'évolution des moeurs! Je vous cite un autre exemple. En 1943, une "faiseuse d'anges" - une avorteuse - a été guillotinée à la prison de la Petite Roquette. Aujourd'hui, l'avortement est remboursé par la Sécurité sociale et on parle même de pouvoir le pratiquer à domicile. Il n'y a pas d'actes diaboliques en eux-mêmes. 

Qu'est-ce qui caractérise les faits divers de notre époque?
Autrefois, dans une société fondée sur l'autorité du roi et de l'Eglise, à une époque où la pauvreté était telle que les biens volables étaient rares, on assistait à des régicides ou à des exécutions d'hérétiques. On coupait aussi les oreilles des domestiques qui avaient volé leurs maîtres! A partir du XIXe siècle, la société se laïcise et le capitalisme se développe, avec comme corollaire la multiplication des délits économiques. L'essor de la consommation fait qu'il y a toujours quelque chose à voler, même chez les plus pauvres. Enfin, aujourd'hui, le crime change d'échelle: on peut tuer sans limite géographique. Par exemple, l'amiante constitue un de ces nouveaux crimes industriels, par opposition aux crimes "artisanaux", tels qu'ont pu les pratiquer Landru ou Petiot. 

Relevez-vous des constantes dans l'histoire du fait divers?
Oui, hélas! L'intolérance est omniprésente. Il y a aussi le laxisme des juges et le sempiternel "Mais que fait la police?". 

Vous rappelez aussi que le terrorisme n'est pas un phénomène nouveau...
En effet, j'évoque Henry, Ravachol... Les attentats anarchistes des années 1892-1894 ont conforté ceux qui en étaient les cibles, en leur permettant de renforcer les lois répressives et de criminaliser ainsi la contestation sociale. En fait, tous les terrorismes ont raté leur but et conforté le pouvoir en place. 

Les faits divers ne révèlent-ils pas la part de monstruosité de l'humanité?
Le prototype du monstre aujourd'hui, c'est Michel Fourniret. Mais c'est un homme! Dire qu'il est un monstre, le sortir de la société humaine, revient à évacuer le problème. En fait, il n'y a pas de frontière infranchissable entre les gens "bien" et le monstre, ce qui est plus dérangeant! 

Quelle est la recette d'un bon fait divers?
Il doit être sensationnel, toucher aux choses du sexe. En tout cas, il doit s'adresser aux tripes. Un bon fait divers est un portemanteau sur lequel nous accrochons nos fantasmes... 

Si vous n'en reteniez que trois?
Il y a tout d'abord la petite Sonia, une enfant juive qui, en 1933, se donne la mort après avoir été confrontée à l'intolérance d'un cafetier antisémite... Ensuite, ces femmes "déméritantes" (adultères) enterrées vives rue de la Grange-aux-Belles, au XVe siècle. Enfin, l'énigme irrésolue du double crime de la rue Sainte-Croix-de-la-Bretonnerie, commis par un tueur en série qui court peut-être toujours... 

Qui sont vos "complices", Valérie Mauro et Rémi Gardebled?
Il s'agit de ma fille et de mon fils, avec qui j'ai passé cinq ans à écrire ce livre. Au départ, j'ai essayé de préserver mon entourage de cet univers particulier, mais, très vite, ils m'y ont rejoint!