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Une présidence sans cesse perdue et reconquise

LEMONDE | 12.03.07 | 12h04   •  Mis à jour le 15.05.07 | 12h45

Affreux dimanche. Merveilleux dimanche. Un certain 21 avril 2002, le président de la République comprend d'un même mouvement qu'il a gagné une élection et gâché le bonheur d'être réélu. Dans la vie de Jacques Chirac, tout entière consacrée au pouvoir, qui sans cesse lui échappe et revient, où les joies les plus fortes alternent avec l'accablement, ses douze années d'Elysée ont répondu à cette dialectique. Croit-on que, arrivé au sommet, il suffit de planter son drapeau ? C'est là, au contraire, que soufflent les vents les plus vifs et que l'oxygène se fait rare. Là que tout commence. Et que, tel Sisyphe, il faut sans cesse remonter son rocher.

Revoyons la scène du balcon. En cette soirée du 7 mai 1995, après une célèbre traversée de Paris en voiture, le nouveau président arrive à son QG de campagne de l'avenue d'Iéna. L'imposante stature de Philippe Séguin, inspirateur du thème de la "fracture sociale" qui vient de porter le maire de Paris au pouvoir, occupe l'espace, devant la fenêtre. Il sourit. Bientôt, une silhouette élancée se faufile au premier rang, comme pour faire place au président. Ce sont ces deux-là que l'on verra sur les photos : Jacques Chirac et Alain Juppé, un tandem qui jouit de la victoire et sera bientôt l'un à l'Elysée, l'autre à Matignon. Juppé le préféré, parce qu'il rassure. Archi-diplômé, compétent, mais incapable de fendre l'armure. Donc pas un concurrent du président. C'est "probablement le meilleur d'entre nous". Le "fils politique" de l'époque. Et un européen convaincu, partisan de l'orthodoxie budgétaire.

Le formidable élan vital qui porte Chirac, qui l'emporte vers les autres, ces Français si paradoxaux et au fond si semblables à lui, l'a amené à la victoire. Lentement mais sûrement, sillonnant sans relâche le pays, serrant des milliers de mains, souriant comme un acteur américain, il a remonté la pente face à Edouard Balladur. Maintenant, il faut entrer dans la peau d'un président. Etre soi-même et différent, avec les attributs du pouvoir. Enfin à l'Elysée, tel Zeus sur l'Olympe, Chirac le "fana-mili" se saisit de la foudre et reprend les essais nucléaires. Pour mieux les arrêter quelques mois plus tard. Son premier geste présidentiel.

Gagner, c'est tout, et si peu de chose cependant. "Je me suis fixé un objectif. Je l'ai défini pendant la campagne. Rien ne pourra m'empêcher d'y arriver. Je suis convaincu qu'en un septennat on peut profondément faire changer la France", confie-t-il, six mois après son élection. A Helmut Kohl, le chancelier allemand, il a assuré d'emblée : "Je ne veux pas qu'il y ait de doute dans ton esprit sur ma volonté de respecter le traité de Maastricht et de réduire les déficits au plus tard fin 1998 pour remplir les critères. C'est aussi la position d'Alain Juppé et du gouvernement." Mais comment tout tenir ?

LE TOURNANT DE LA RIGUEUR

Nulle autre solution que de tourner le dos à ses promesses de campagne. Vraiment ? C'est en tout cas ce qu'il fait, en annonçant à la télévision, le 26 octobre 1995, le tournant de la rigueur pour préparer l'arrivée de l'euro. Bercy en pleure de joie, et les marchés financiers avec.

Les Français, eux, s'inquiètent. Les jeunes, dans les universités, ont engagé depuis plusieurs semaines un mouvement de grève, qui sera le plus long qu'aient mené les étudiants depuis mai 1968. La France ne s'ennuie pas, elle gronde. Les enfants des soixante-huitards ne brûlent pas d'une nouvelle utopie : ils veulent des salles pour travailler, des bibliothèques dignes de ce nom, des profs en nombre suffisant, des locaux décents. Et un job à la sortie.

Leurs aînés prennent le relais, en décembre, pour un mouvement social qui va paralyser la France pendant tout un mois. L'annonce, le 15 novembre à l'Assemblée nationale, du plan Juppé pour la réforme du financement de la Sécurité sociale et la disparition progressive des "régimes spéciaux" de retraite a mis le pays dans la rue.

Jacques Chirac est arrivé à la première place, dans un monde moins sûr et une France angoissée par le chômage. Où le Front national prospère sur le thème des immigrés qui viennent "manger le pain des Français", comme le disait déjà Fernand Raynaud en 1975. Il avait réussi à rassurer. Deux mois après son élection, un attentat terroriste, le premier d'une longue série, fait 8 morts et 150 blessés à la station de RER Saint-Michel, à Paris. A Alain Duhamel, qui lui demande, lors de cette fameuse interview du 26 octobre, s'il n'a pas sous-estimé les difficultés, "dans l'ivresse de la campagne et avec l'espoir de la victoire", il répond : "Peut-être." Il dit aussi qu'il faut du courage pour assumer son poste, et qu'il n'en manque pas. Le chef de l'Etat ajoute : "Il faut ensuite du temps pour permettre de récolter les fruits de ce que l'on aura semé, et j'ai le temps !"

Aussi lentement et sûrement que Chirac a conquis le pouvoir, il va pourtant le reperdre. C'est sa "malédiction des deux ans". Premier ministre de Valéry Giscard d'Estaing, il menace très tôt de démissionner. Il "tiendra" de 1974 à 1976, quittant Matignon avec fracas.

Premier ministre de François Mitterrand, il inaugure, en 1986, le redoutable exercice de la cohabitation. Là encore, il n'occupe son poste que deux ans, jusqu'en 1988.

LE HARA-KIRI DE LA DROITE

Au bout de cette cruelle expérience, il échoue à l'élection présidentielle. Enfin élu, le scénario va se reproduire, pour passer, encore une fois en deux ans, de la fracture sociale à la dissolution.

N'allons pas prétendre que Jacques Chirac est en tout inconstant. Son extraordinaire détermination à soutenir ses premiers ministres provoque l'ébahissement. Alain Juppé, Jean-Pierre Raffarin, Dominique de Villepin, il les gardera tous avec une même obstination, au-delà du raisonnable. Pour le favori, Alain Juppé, il va jusqu'à obliger la droite à se faire hara-kiri. En 1997, un 21 avril, il prononce la dissolution de l'Assemblée nationale. Aimable attention pour son président, Philippe Séguin, qui fête ce jour-là ses 54 ans. Il va sauter, bien sûr, et 220 députés de droite avec lui.

Auparavant, le président aura tout essayé pour sauver Juppé. Des trois boutons sur lesquels il peut appuyer : remaniement, référendum, dissolution, il a déjà utilisé le premier. Six mois jour pour jour après le second tour de la présidentielle, le 7 novembre 1995, le gouvernement Juppé est remanié. Enfin, ce sont surtout les femmes qui sont remerciées – les "Juppettes", comme on les appelle avec machisme. Alain Madelin, le libéral, a, lui, déjà démissionné au bout de trois mois.

Combien sont-ils, les vieux amis, les conseillers, les élus, les sondeurs, qui viennent plaider auprès de Chirac pour le départ du premier ministre, si impopulaire ? A tous, invariablement, le président répond : "Oui, mais qui ?" A Matignon, Juppé s'enfonce dans une totale incompréhension. "Sa raideur, c'était ça. Il n'était jamais dans la pédagogie et l'accompagnement de ses décisions. Il se disait : 'J'ai fait une belle copie, et on ne me comprend pas'", se souvient un témoin. Jacques Chirac, conseillé de toutes parts, est bien seul au moment de recourir à cette arme atomique mise à sa disposition par les institutions. Son vieux copain, Pierre Mazeaud, s'en étrangle de fureur : "Tu ne vas quand même pas dissoudre ! De Gaulle dissout quand les mecs sont dans la rue ! Tu es un arbitre, article 5." Ce président, gardien de la Constitution, qui "assure, par son arbitrage, le fonctionnement régulier des pouvoirs publics", il le prendrait bien par le revers du veston. Trop tard.

"MAIS QU'EST-CE QUE J'AI FAIT ?"

Dominique de Villepin, secrétaire général de l'Elysée, Alain Juppé, qui verrait bien son bail renouvelé, Frédéric de Saint-Sernin, le conseiller ès sondages au Palais, ont eu raison des hésitations. A cette famille de droite toujours déchirée entre chiraquiens et balladuriens, il faut administrer une purge majeure. Au ministère des finances, les analystes expliquent que la conjoncture est atone, que la croissance ne reviendra pas. Et qu'il faudra encore donner "un tour de vis". Dans ces conditions, les élections de 1998 seront perdues. Autant les devancer. Ceux qui rendent visite à Jacques Chirac, à ce moment, se disent frappés par l'état d'impréparation de la campagne des législatives. "Ce n'est pas gagné. Il va falloir faire une sacrée campagne. Et faire comprendre que vous changerez Juppé", conseille un sondeur au président. "J'avais l'impression qu'il n'y avait rien derrière", raconte-t-il.

Dès le premier tour, le 25 mai, le président comprend que tout est perdu. Le 26 au matin, il se sépare de Juppé. Et se retrouve, dans son bureau, K.-O. debout, à demander à un interlocuteur, qui reste muet : "Mais qu'est-ce que j'ai fait ? Que s'est-il passé ?" Terrible et douloureux monologue, où la réponse s'impose d'elle-même. Jacques Chirac, selon l'une de ces expressions qu'il affectionne, s'est tiré une balle dans le pied. Il sait qu'il est, déjà, un président de cohabitation. Son conseiller en communication, Jacques Pilhan, qui fut celui de Mitterrand, s'en veut tant de n'avoir pu empêcher ce désastre qu'il tombe malade. Et meurt quelques mois plus tard. Il sait et dit lui-même que cette privation du pouvoir annoncée l'a tué. Claude Chirac, la fille du président, qui orchestrera la communication de son père pendant douze ans – et qui voyait quasiment en lui un gourou –, déprime. Ses proches collaborateurs aussi. Triste Palais, que le pouvoir déserte. Une cohabitation qui va durer cinq ans.

Lionel Jospin arrive... et la croissance revient ! Contrairement aux mauvais augures de Bercy. Jospin et sa dream team de la gauche plurielle, les socialistes, les communistes, les Verts et les républicains de Jean-Pierre Chevènement. Tout l'arc-en-ciel de la gauche.

"On a un Jospin vraiment flamboyant. On considère que c'est lui qui fait réussir le socialisme, ce qui met les mitterrandiens de la vieille garde en fureur", observe aujourd'hui un proche collaborateur du président, avec une amertume teintée d'amusement.

"ARRÊTEZ DE DIRE QUE CHIRAC EST SYMPA"

Celui-ci ne reste pas longtemps abattu. Au conseil des ministres, il apparaît même tout ragaillardi. "Il nous serrait la main avec un grand sourire, comme si nous étions l'équipe de France qui venait de gagner la Coupe du monde de foot", se souvient un ministre socialiste. Never explain, never complain, c'est le côté reine d'Angleterre de Chirac. Et il n'est pas exclu que, sur le lot, il en trouve certains sympathiques, ou animés d'idées qui ne sont pas pour lui déplaire. Ceux-là, il les emmène en voyage, comme Bernard Kouchner, Claude Allègre ou Jean-Pierre Chevènement. A tel point que l'austère Jospin s'agace : "Arrêtez de dire que Chirac est sympa." Ce dernier, en fait, se comporte comme si une nouvelle ère s'ouvrait à lui.

Ah, ce n'est pas Chirac qui serait parti vivre à Rambouillet, comme l'avait envisagé Valéry Giscard d'Estaing, s'il s'était trouvé dans la même situation ! A l'Elysée, j'y suis, j'y reste. Et c'est une cohabitation plutôt courtoise qui s'engage, même si chacun reste sur ses gardes. Car l'un et l'autre pensent déjà qu'ils s'opposeront, cinq ans plus tard. "Cette situation institutionnelle particulière, je l'ai déjà vécue. C'était en 1986, j'étais premier ministre. J'avais pu alors apprécier le rôle fondamental du président de la République, garant de nos institutions", lance le chef de l'Etat, qui a gardé un exécrable souvenir de sa première expérience avec Mitterrand.

Il marque ses prérogatives, toutes ses prérogatives. Sur le plan international, évidemment, mais aussi sur le plan intérieur, chaque fois que l'occasion s'en présente, comme sur les 35 heures, qu'il qualifie d'"expérimentation hasardeuse". Il eût mieux fait de peser sa formule, car Lionel Jospin lui renvoie certaine expérimentation hasardeuse "qui a débuté le 21 avril 1997...". L'ancien premier ministre socialiste a dû se gausser, en découvrant, en octobre 2003, que le président avait jugé "imbécile" l'offensive des libéraux de l'UMP contre les lois Aubry.

Mais enfin, bon an mal an, Chirac s'installe dans le rôle de premier opposant. Ce sont aussi cinq ans pour réfléchir. Pour cet homme qui n'aime rien tant que l'action, la pénitence est rude. Il y met pourtant toute sa sagacité, sa connaissance du pays et du monde tel qu'il va. Il identifie les peurs, toutes les peurs. Le terrorisme, l'insécurité – que Jospin ne voit pas monter – et surtout la peur de la mondialisation, avec son cortège de dérèglements. Dans la course au profit à tout prix, il voit aussi les conséquences écologiques, sanitaires, sociales que celle-ci implique. Au bout du compte, cela fera une doctrine et un programme. Pour plus tard. Pour un septennat réussi, cette fois.

"SEPT ANS, C'EST UN DÉLAI TROP LONG"

Mais voilà que ce pouvoir si chèrement conquis et si bêtement perdu se dérobe plus encore, ou s'abîme. Les soucis ? La droite, les affaires, le vote du quinquennat. Ses trois plaies. Les règlements de comptes de la dissolution n'en finissent pas dans la famille gaulliste. Séguin rafle haut la main le RPR face à Juppé et devient le patron de la droite. En 1998, lors des élections régionales, la gauche tient le haut du pavé, tandis que quelques brebis galeuses du RPR enfreignent l'interdiction d'une alliance avec le Front national. Puis s'annoncent les très délicates élections européennes de 1999. Charles Pasqua, en rupture de RPR, conduit sa petite liste souverainiste avec Philippe de Villiers. Il va devancer la liste RPR-DL, dont l'étrange attelage, constitué par le très gaulliste Séguin et le très libéral Madelin, se désintègre en vol. Qui Jacques Chirac doit-il appeler à la rescousse ? Nicolas Sarkozy, condamné au bannissement pour balladurisme triomphant.

L'année suivante, en 2000, Jacques Chirac est obligé d'avaler le quinquennat. Valéry Giscard d'Estaing et Lionel Jospin lui ont mitonné cette potion bien amère. Au mois de juin, à la télévision, il s'oblige à admettre que "sept ans, c'est un délai trop long, compte tenu des exigences de la démocratie". Ses "chers compatriotes" vont néanmoins l'approuver, par référendum, à plus de 73 %, mais avec un très fort taux d'abstention.

Deux jours auparavant, le 22 septembre, une bombe a explosé. Le Monde publie la très gênante confession de Jean-Claude Méry, qui fut le financier occulte du RPR, mettant en cause Jacques Chirac sur une cassette vidéo. "Abracadabrantesque !", s'écrie le président, que le lettré Villepin a renseigné, car il a lu Rimbaud.

"On disserte sur des faits invraisemblables qui ont eu lieu il y a plus de quatorze ans", plaide aussi le chef de l'Etat dans un admirable lapsus. Un an plus tard, le juge Halphen sera dessaisi de l'affaire pour vice de forme. Jamais en panne d'imagination, la machine à fabriquer les mots de l'Elysée trouvera "Pschitt", encore un an plus tard, pour qualifier une histoire de billets d'avion payés en liquide pour Jacques Chirac et ses proches, entre 1992 et 1995. Et le président s'abritera derrière le rempart habilement dressé par le président du Conseil constitutionnel, Roland Dumas, qui a réaffirmé en droit, en 1999, l'immunité du locataire de l'Elysée.

"CELA M'OBLIGE"

N'importe qui aurait sombré. Pas lui, qui annonce tout sourire et sur fond de verdure sa candidature à l'élection présidentielle de 2002, le 11 février, à Avignon. Le programme est tout prêt, avec sa réforme des retraites, sa baisse d'impôts de 30 %, son nouveau dialogue social, son contrat jeunes, son revenu minimum d'activité, ses abaissements de charges pour les entreprises, son "programme massif de reconstruction des logements pour supprimer les ghettos", ses mesures pour l'égalité des sexes. Cela s'appelle La France en grand, la France ensemble. Pendant la campagne, cela devient une course à l'échalote sur la sécurité, dont le candidat du Front national, Jean-Marie Le Pen, va avantageusement profiter.

Y a-t-il eu jour plus terrible que ce 21 avril 2002, pour quelqu'un qui – malgré un dérapage odieux de fin de banquet en 1991 sur "le bruit et les odeurs des immigrés" ou "l'overdose d'étrangers" – n'a cessé de combattre le racisme, l'extrémisme, l'intolérance, la peur de l'autre ? "Une fête affreusement gâchée, un adversaire qu'il déteste, des thèses qu'il vomit", assure son fidèle François Baroin.

Chirac lui-même, bien que réélu, ou peut-être justement à cause de cela, se sent coupable. Cette abstention, ce rejet du politique que montre le résultat de l'élection, il sait qu'il en est en partie responsable. Elu à 82 %, après avoir recueilli un maigrelet 19,88 % des voix au premier tour, le miraculé déclare : "Cela m'oblige." Cette fois, il pense se donner tous les moyens pour réussir : un premier ministre à sa main, Jean-Pierre Raffarin, un gouvernement de "mission", une majorité absolue de 365 députés, un grand parti, l'UMP, qui marie le vieux RPR, les libéraux et une partie des centristes. Avec à sa tête Alain Juppé. Aux ministres, il recommande : "Je ne veux pas voir une bande de coqs se pavaner."

Comment et pourquoi tout va à nouveau se déglinguer ? Ce n'est pas que le diagnostic soit mauvais, ou mal posé. Celui de la fracture sociale, toujours. Celui de la mondialisation, qui exige une adaptation de plus en plus rapide, avec l'extraordinaire puissance qui se développe dans les pays émergents. C'est bien une crise sociale, morale, politique, que traverse le pays et qui rend Jacques Chirac soucieux en diable. "Il faut que les Français aient rapidement le sentiment que nous faisons bouger les choses. Je donnerai les moyens qu'il faudra", assure-t-il aux principaux ministres qui défilent à l'Elysée. Le Chirac sympathique et familier, cynique et rigolard, s'est effacé pour faire place à un président bizarrement guindé, mais qui garde la haute main sur les dossiers.

Du septennat, il n'est quasiment rien resté que la qualification pour l'euro – "sans laquelle la France n'aurait pas pu résister aux Etats-Unis sur l'Irak" en 2003, soulignent aujourd'hui les conseillers –, et il ne s'agit pas de recommencer.

D'ailleurs, il a tout lieu de se féliciter des deux premières années. Pour ce premier 14-Juillet du quinquennat, exercice obligé qui tombe souvent à plat dans une France en vacances, le président ne s'est pas trompé. Les trois grands chantiers qu'il lance sur la sécurité routière, le cancer et les handicapés resteront comme l'une des grandes réussites de son second mandat. La cohabitation a laissé tout le temps à ses conseillers de bien les préparer. "Il ne voulait pas laisser des chantiers de pierre", dit toujours Claude Chirac avec son vocabulaire de sphinge et ses commentaires à la rareté calculée. Il y aura tout de même le Musée du Quai Branly sur les arts premiers, passion personnelle et vision du monde des plus respectables, mais chantier de pierre à n'en pas douter.

LES RETRAITES RÉFORMÉES

Avec une croissance molle et un climat social toujours sous tension, Jean-Pierre Raffarin et François Fillon réussissent néanmoins à faire passer, en 2003, une réforme des retraites à laquelle la gauche, malgré une montagne de rapports qui en soulignaient tous l'urgence, n'avait pas eu le courage de s'attaquer.

Il y aura, dans toute la France, jusqu'à un million de manifestants pour la contester, mais, le 24 juillet, elle est adoptée. Voilà provisoirement "sauvé" le système des retraites par répartition. Ce qui n'a pas empêché récemment le président de s'exclamer, devant un ancien collaborateur qui les lui avait réclamés : "C'est vrai, ça, pourquoi n'a-t-on pas fait des fonds de pension ?"

Mais, dans l'an II du quinquennat, c'est surtout l'opposition à la guerre d'Irak qui va le mobiliser. Un combat solitaire, contre le Quai d'Orsay, nourri de convictions profondes et d'une connaissance hors de pair de l'histoire et de la région. Ainsi que d'un antiaméricanisme largement partagé par l'opinion. Son plus beau fait de gloire, même s'il s'est montré impuissant à empêcher cette guerre.

2004 : tout se détraque. Cela commence, en janvier, par la condamnation d'Alain Juppé à dix-huit mois de prison avec sursis et dix ans d'inéligibilité pour prise illégale d'intérêts, par le tribunal de Nanterre. C'est peu de dire que Jacques Chirac est effondré. Il est si rare qu'il affiche ses sentiments. Il use d'ironie, procède par allusions, balance un trait vachard, ou se montre tout simplement gentil – plus souvent qu'on ne croit –, mais il porte la plupart du temps un masque. Ce jour-là, en déplacement à Marseille, sa grande carcasse est comme minée du dedans. Et Claude Chirac ne le lâche pas des yeux un instant. En décembre, en appel, le bilan est moins sévère pour l'ancien premier ministre, qui peut à nouveau prétendre à une fonction élective au bout d'un an.

Cette année pourtant sera dure pour le président, malgré une timide réforme de l'assurance-maladie : cafouillage autour de la suppression du lundi de Pentecôte, cuisante défaite aux élections régionales, prise de l'UMP à la hussarde par Nicolas Sarkozy. Car Jacques Chirac a trouvé là son principal opposant. Ministre archi-populaire, incroyable chouchou des médias, mais opposé sur bien des points au président, il ne cache pas, très rapidement, qu'il veut sa place. C'est son autorité même qu'il conteste et sa capacité de chef d'Etat. Au point qu'au 14-Juillet 2004, Jacques Chirac pensera clore la question, en assénant ce commandement tout militaire : "Je décide et il exécute." Dans la vie rêvée, sans doute.

"UNE VIE APRÈS LA POLITIQUE"

S'il n'y avait que cela ! Au fond, les tensions n'ont jamais cessé dans la majorité : celle, majeure, qui oppose les "sociaux", dont Chirac prend toujours le parti, et les libéraux. Et qui recouvre les désaccords sur le rythme et la nature des réformes qu'il convient d'entreprendre. Chacun ayant les yeux rivés, à la fin du mois, sur les chiffres du chômage. Il y eut ainsi, à l'Elysée, à Matignon et dans les ministères concernés, d'homériques batailles sur le plan de cohésion sociale de Jean-Louis Borloo. Beaucoup trop cher ! Mal fichu ! Inacceptable ! Ce plan-là, dont les effets ne se feront peut-être sentir qu'à long terme, le président l'a défendu pied à pied. "Jamais ça n'a été aussi dur. C'était un affrontement inouï", souffle le secrétaire général de l'Elysée, Frédéric Salat-Baroux.

L'année la plus noire restera sans conteste 2005 pour Jacques Chirac, qui voit s'enchaîner le mouvement des lycéens contre la loi Fillon, la démission forcée de son ministre de l'économie, Hervé Gaymard, pour cause d'appartement somptuaire – au moment où le chômage passe la barre des 10 % – et, surtout, la magistrale claque au référendum européen. Ce désastre politique majeur, qui entraîne l'arrivée de Dominique de Villepin pour remplacer Jean-Pierre Raffarin, précède de quelques mois l'accident cérébral du président. Soudain, il se sent terriblement mortel. Le mouvement de violences dans les banlieues, inédit par sa durée, jugé trop longtemps par l'Elysée comme un simple problème de sécurité que Nicolas Sarkozy aurait dû traiter – au lieu de vouloir nettoyer la "racaille" au "Kärcher" – achève cette horrible année.

Et, malgré tout, il s'est remis à espérer. Ce chômage qui baisse, ce premier ministre qui réussit... Qui représente enfin une alternative crédible à Nicolas Sarkozy. L'affaire Clearstream, mais surtout la colère des jeunes qui s'opposent au contrat première embauche, auront raison de cet espoir. Au final, c'est lui et lui seul qui devra assumer cet échec. Croyez-vous que cela lui ait ôté le goût de vivre ? "Il y a sans aucun doute une vie après la politique, jusqu'à la mort." C'est lui qui l'a dit.

Béatrice Gurrey Article paru dans l'édition du 13.03.07