Mouammar Kadhafi ou la folie des grandeurs
PORTRAIT | Retour sur la dérive sanguinaire d'un dictateur déchu. 
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Andrés Allemand | 20.10.2011 | 13:59
«Non, Mouammar Kadhafi n’est pas fou. Ni suicidaire d’ailleurs. » Le psychiatre américain Jerrold Post n’en démord pas, lui qui a consacré 21 ans de sa vie à brosser pour la CIA le profil psychologique de nombreux leaders politiques. Dont le Guide libyen, le plus ancien du monde arabe et du continent africain, puisqu’il est au pouvoir depuis plus de quarante ans! «C’est une personnalité inhabituelle. Trèsborderline, très limite. En général, il reste en contact avec la réalité. Mais sous l’effet du stress (ou de la gloire), il peut glisser dans le délire. Et s’il est assiégé, il opte pour la provocation, même quand cela dessert ses intérêts. Les défections autour de lui ne font qu’accentuer sa paranoïa. Il voit partout de la manipulation. Celle des Etats-Unis, celle de Ben Laden. Il ne peut pas accepter la vérité de la révolte libyenne. Car la Libye, c’est lui. Il est du genre à se battre jusqu’au bout, même si quelqu’un finit par l’abattre. »
Voilà qui éclaire la dérive sanguinaire de ces dernières semaines. Mais ce qui fascine vraiment Jerrold Post, c’est le Kadhafi prêt à tout pour entrer dans l’Histoire. Quitte à zapper d’une cause à l’autre. «Il se voit en champion des opprimés, qu’ils soient Arabes, musulmans, Africains, ou de l’ensemble du tiers-monde. Cela remonte peut-être à l’enfance. Lorsqu’il a été envoyé à l’école à Tripoli, il s’est senti rejeté par les autres élèves, issus de la bonne société. Il y en a lui une éternelle soif de revanche. Doublée d’une grande dose de narcissisme. Il a la conviction d’être unique. Cela explique à la fois son messianisme et son sentiment permanent d’insécurité. » Voyez plutôt.
Le Bédouin au pouvoir
Mouammar Kadhafi ne manque jamais une occasion d’afficher ses racines bédouines en recevant tous ses invités sous une tente. Une habitude qu’il impose même lors de ses visites à l’étranger. Selon sa légende personnelle, il serait né sous une tente bédouine le 19 juin 1942, dans le désert de Syrte. Fils unique d’un berger, il aurait reçu une éducation religieuse rigoureuse. Cela dit, les chefs tribaux s’en méfient. Sa tribu d’origine, Kadhafa, n’était ni la plus grande ni très puissante. Le maître de Tripoli a passé son temps à contenir leur influence.
Le «Che Guevara» des Arabes
On dit qu’il a été renvoyé de son lycée en 1961 pour avoir formé avec quelques camarades un groupe favorable au renversement du roi Idriss 1er. Huit ans plus tard, devenu capitaine à l’armée, le jeune homme de 27 ans participe au coup d’Etat du 1er septembre 1969. Sans verser la moindre goutte de sang. Deux ans plus tard, il nationalise le pétrole et le gaz. C’est le «Che Guevara» arabe, qui marche dans les pas de l’Egyptien Gamal Abdel Nasser, mort d’une crise cardiaque en septembre 1970. En un tournemain, le petit capitaine est devenu «colonel Kadhafi». Il semble moderniste et progressiste. La gauche européenne applaudit. Son rêve: créer une fédération socialiste panarabe avec l’Egypte, le Soudan et la Tunisie. Ces voisins n’en voudront pas.
L’idéologue du kadhafisme
En 1977, Kadhafi invente la «Jamahiriya». C’est-à-dire «l’Etat des masses». Un système politique prétendument révolutionnaire, à mi-chemin entre démocratie et utopie socialiste. Bref, une troisième voie. Sur le papier, il s’agit de remettre tout le pouvoir à des élus locaux au sein de «Comités populaires», qui délèguent des représentants nationaux au «Congrès général». Il n’y a pas de gouvernement, c’est le peuple qui décide. Kadhafi est un simple «Guide de la révolution», un conseiller bienveillant. Une vision idéale décrite dans sonLivre vert(en référence auPetit Livre rougede Mao) traduit en plusieurs langues et largement distribué jusqu’en Europe. La réalité, bien sûr, est tout autre. Kadhafi a verrouillé le pouvoir, entouré d’une garde prétorienne qui s’appuie sur des «Comités révolutionnaires» pour surveiller les élus et les ramener sur le droit chemin. Cette troisième voie, il voudra l’exporter par la force, d’abord chez ses voisins d’Afrique. Notamment en phagocytant le Tchad. Mais les troupes françaises y feront barrage.
Le parrain du terrorisme
Fini de rire. Mouammar Kadhafi ouvre la page sombre du terrorisme. Faut-il y voir la conséquence de ses échecs au plan international? Est-ce donc une fuite en avant dans le radicalisme? Veut-il être l’égal des extrémistes palestiniens? Ou est-ce plutôt la dérive brutale et cynique d’un homme qui a subi trop de tentatives d’assassinat? Quoi qu’il en soit, le président américain Ronald Reagan décrète en 1982 un embargo commercial contre la Libye. Et fait bombarder Tripoli en 1986 (tuant la fille adoptive de Kadhafi) en représailles à un attentat dans une discothèque de Berlin-Ouest contre des militaires américains. En 1988, le crash d’un Boeing de la Pan Am au-dessus de la ville écossaise de Lockerbie fait 270 morts. Il sera suivi en 1989 d’une attaque contre un DC-10 français d’UTA survolant le désert du Ténéré au Niger (170 morts).
Le «roi des rois» africains
Dans les années 1990, déçu par ses partenaires arabes, Kadhafi se tourne vers le continent noir et propose de créer les «Etats-Unis d’Afrique». Sous sa férule, évidemment. Sans surprise, le projet laisse de marbre les autres potentats. Mais Kadhafi conserve une grande influence sur des pays qu’il arrose de pétrodollars. En 2009, prenant pour un an la tête de l’Union africaine, il se fait adouber «roi des rois traditionnels d’Afrique».
Le partenaire de l’Occident
En 2003, à la surprise générale, Kadhafi renonce officiellement aux armes de destruction massive. Sans doute ne veut-il pas subir le même sort que Saddam Hussein, le raïs irakien. Il reconnaît donc la responsabilité des services libyens dans les attentats de Lockerbie et du Ténéré. Et accepte d’indemniser les familles des victimes. Bref, il ne veut plus être le champion des parias. Le Guide libyen aide Washington à traquer les terroristes, parraine la libération d’otages au Sahara, verrouille l’immigration illégale vers l’Italie. Et il finance des projets d’infrastructures pharaoniques qui font saliver les firmes étrangères. Il reçoit en Libye les dirigeants occidentaux et on lui déroule le tapis rouge à Paris ou à Rome. En 2008, il obtient de Silvio Berlusconi des excuses pour les méfaits de l’Italie coloniale.
L’esprit vengeur
Mais le colonel aime trop jouer avec les nerfs de l’Occident. De 1999 à 2007 il retient en prison des infirmières bulgares et leur médecin palestinien, accusés à tort d’avoir inoculé le virus du sida à des enfants. Puis en juillet 2008, après l’arrestation de son fils Hannibal à Genève (pour violences sur ses domestiques), deux Suisses sont retenus en otage en Libye jusqu’en 2010. Un an plus tôt, l’Ecosse libère «pour raisons de santé» Abdelbasset al-Megrahi, pourtant condamné pour l’attentat de Lockerbie. Celui-ci fait un retour triomphal dans son pays.
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