Ludwig van BEETHOVEN

 (1770-1827)

 
 

Si nous ignorions tout de la vie de Beethoven , mais si son œuvre entière nous était parvenue, nous la comprendrions, nous l’aimerions peut-être moins profondément, mais cette œuvre continuerait de nous apparaître comme celle d’un des plus grands musiciens.

Inversement, si un cataclysme avait anéanti la totalité de l’œuvre musicale de Beethoven, mais si l’histoire de sa vie avait miraculeusement échappé à ce cataclysme, nous comprendrions et nous aimerions peut-être moins profondément son caractère, mais sa vie continuerait de nous apparaître comme celle d’un des plus grands héros.

Et, dans les deux cas, nous ne comprendrions pas, nous n’aimerions pas l’œuvre ou la vie dans une direction autre avec une signification autre. Car l’identité  de Beethoven est tout entière dans l’une et dans l’autre.

Telle est, sans doute, la constatation fondamentale dont il faut partir lorsqu’on veut essayer de donner une réponse à cette question: «Qui a été Beethoven?», tant il est vrai que, chez lui, la vie et l’art se confondent. Avec une intensité de conscience et de volonté proprement héroïques, il s’est appliqué à réaliser et à approfondir cette unité de tout lui-même, cette rigoureuse adéquation de l’homme et de l’artiste, de ses raisons de vivre et de son objectif dernier: la création musicale.

Beethoven sait ce qu’il veut. Il sait qu’il est le seul musicien de son temps à le vouloir, et il sait que les musiciens du passé, si fort qu’il les vénère, ne pouvaient pas encore le vouloir: créer une musique dont l’impulsion soit telle qu’elle entraîne les hommes à conquérir la joie, dans la liberté, par l’action temporelle. Mais Beethoven sait aussi qu’une telle musique ne peut être créée qu’au cours d’une vie qui s’y conforme la première.

Si nous voulons entrer dans sa propre pensée sur son œuvre, nous devons, à notre tour, reprendre les données principales de sa vie, et la situation de cette vie dans l’histoire de son temps. Tous les hommes sont situés par leur conditionnement historique, même quand ils cherchent à le fuir. Mais Beethoven est le premier des musiciens modernes, parce qu’il est le premier à avoir connu clairement et assumé volontairement sa situation dans l’histoire.

 

        Le génie solitaire

Voulant consacrer sa vie à la création musicale, Ludwig van Beethoven quitte, à l’âge de vingt-deux ans, sa ville natale, Bonn, pour se rendre à Vienne, où il demeurera jusqu’à sa mort. Vienne est la ville qui offre le plus de chances à un musicien. Or il s’y trouve de plus en plus seul. Le musicien qu’il admirait le plus passionnément, Mozart, est mort un an avant sa venue à Vienne. De ses maîtres, il déclarera n’avoir rien appris. De ses confrères, il n’a pas reçu davantage: ce ne sont ni Hummel, ni Cramer, ni Seyfried, ni Wranitzky, ni Eybler, ni les autres compositeurs viennois d’alors qui représentent pour lui des émules. Pour le seul Cherubini il proclame son admiration, mais il ne lui doit rien. Moins encore à Weber, dont l’exemple ne le stimule guère à se remettre à l’opéra . Inutile de parler de Rossini. Et quand il rencontrera la musique de Schubert, ce sera sur son lit de mort. Pas plus qu’il ne s’est reconnu de maîtres, il n’a vraiment formé de disciples avec lesquels il ait pu mettre en commun sa pensée profonde. Ni de Ries, ni de Czerny, ni de Moschelès, malgré leur fidélité, il n’a reçu aucun stimulant.

Ce n’est pas la faute de Beethoven s’il est le seul génie musical de sa génération. Avant d’incriminer son orgueil de titan qui veut être seul, il est utile de méditer sur un tableau chronologique. La conscience, à la fois fière et désolée, toujours plus aiguë qu’il a de son isolement musical, ne provient d’aucune volonté de puissance, mais seulement de sa lucidité. Il sait bien qu’il ne peut compter que sur lui-même. Les réactions du public, les réactions des chers confrères, les réactions des critiques, il s’en occupe comme un lion d’une puce.

 

        L’évolution créatrice

Il a hérité l’immense et magnifique richesse de toutes les musiques du XVIIIe siècle. Avec admiration, il ne cesse d’en explorer les ressources, d’en méditer les suggestions. Il recueille ce trésor entre ses mains puissantes, que le respect ne paralyse d’aucun scrupule, que la fidélité la plus haute pousse à dépasser, non à reproduire.

Les contemporains de Beethoven ont eu très vite l’impression que sa musique ne ressemblait à aucune autre. Or, en écoutant ses toutes premières œuvres, et même les œuvres des premières années viennoises, on peut sans doute déceler déjà les inflexions d’un langage personnel, mais dont son auteur n’est pas encore le maître. Beethoven a cependant conscience qu’une question se pose et il ne s’en remettra pas aux circonstances pour la résoudre. Il lui faut le temps de se découvrir lui-même au moins autant que d’apprendre son métier. C’est un travail de longue haleine et il n’a pas envie de le brusquer. Il est assez remarquable qu’il ait attendu l’âge de trente ans pour livrer au public sa première symphonie et ses premiers quatuors. Le fait était très anormal pour un musicien de cette époque. Beethoven ne pouvait pas ne pas le savoir et ne s’en est nullement inquiété. On touche là le plus caractéristique de son génie créateur: dès le début de sa carrière, Beethoven a conclu un pacte avec le temps. L’homme le plus ardent et le plus avide du monde met toute sa confiance dans la durée: il devient le plus patient des travailleurs.

C’est ce qui lui permettra d’être peut-être l’artiste qui s’est le plus renouvelé sans se trahir de sa première à sa dernière œuvre, et cela au cours d’une vie qui paraît bien longue à côté de celles de Mozart et de Schubert, mais bien brève à côté de celles de Bach, de Haendel, de Haydn ou de Wagner. Brahms a pu dire que la Cantate sur la mort de Joseph II  (1790) était déjà du Beethoven d’un bout à l’autre. Mais quel itinéraire, des premières sonates à la Sonate  op. 111, des premiers trios et quatuors aux cinq derniers quatuors, des premières œuvres orchestrales à la Neuvième Symphonie ! Emmanuel Buenzod n’a pas tort de faire observer que la distance qui sépare le début et la fin de l’œuvre beethovénienne est plus grande que la distance qui sépare en général une génération de musiciens de la suivante.

Pour expliquer cette évolution, Fétis et Lenz ont avancé la théorie des trois styles (1854), que Liszt a combattue dès son apparition, et qui s’est pourtant répandue sans qu’aucun critique ose la reprendre dans son intégralité, et sans même que les critiques arrivent à s’accorder entre eux sur les limites de chacun de ces styles. Il serait temps, une bonne fois, d’en faire justice, car rien n’est plus organique, rien n’offre plus d’unité dans son développement, rien n’est plus délibéré que l’évolution de Beethoven. Si l’on voulait marquer toutes les étapes qu’il a conscience de parcourir, ce n’est pas trois, mais dix ou vingt étapes que les documents révèlent – et des étapes si brèves que la continuité du mouvement devait être davantage soulignée que les pauses. Jamais Beethoven ne s’est moins cru «arrivé» ou en possession d’une manière définitive, et satisfaisante, qu’à la veille de sa mort.

 

        L’envers de la surdité

Un certain nombre de facteurs extérieurs expliquent cette évolution. Il faut sans doute mentionner d’abord une surdité croissante. Beethoven a commencé à souffrir de ce mal dès l’âge de vingt-six ans. On a souvent expliqué par là l’isolement volontaire qui a préservé Beethoven des influences, de la facilité ambiante, mais l’a incité à des hardiesses techniques incontrôlables, l’obligeant presque, à défaut de toute expérimentation sonore, à faire de sa musique une science abstraite. La part de vérité qui entre dans ces vues paraît moins déterminante qu’on ne l’a prétendu. Il est permis de se demander, à la suite de Romain Rolland, dans quelle mesure la surdité n’a pas agi comme un stimulant de la création beethovénienne, si paradoxal que cela puisse paraître.

Un médecin, le docteur Marage, après avoir établi un diagnostic sur la nature exacte de la surdité de Beethoven, fait une remarque d’extrême importance: «Si Beethoven avait été atteint d’otite scléreuse, c’est-à-dire s’il avait été plongé dans le noir acoustique, intus et extra  [absence de toute sensation auditive], il est probable, pour ne pas dire certain, qu’il n’aurait écrit aucune de ses œuvres à partir de 1801 [...]. Mais sa surdité, d’origine labyrinthique, présentait cela de particulier que, si elle le retranchait du monde extérieur, elle avait l’avantage de maintenir ses centres auditifs dans un état constant d’excitation, en produisant des vibrations musicales et des bourdonnements qu’il percevait parfois avec tant d’intensité [...]. Si elle avait supprimé les vibrations extérieures, elle avait augmenté les bruits intérieurs.»

Autre facteur d’évolution: la surdité contraint Beethoven à abandonner la carrière de virtuose. Le danger de la virtuosité, c’est d’abord la recherche du trait brillant et difficile qui met l’exécutant en valeur. Or il est clair que l’œuvre de Beethoven s’est très vite épurée: pour s’en tenir au genre musical où la virtuosité tient la plus grande place, que l’on compare le Cinquième Concerto pour piano  aux deux premiers.

Mais un autre danger de la virtuosité, c’est la recherche du charme facile qui ravit le public. Beethoven n’a jamais beaucoup aimé plaire. Du jour où il n’a plus, quand il compose, aucun projet d’exécuter lui-même son œuvre, aucun compte à tenir des réactions immédiates d’un salon ou d’une salle à la première audition, le plus élémentaire souci de charmer le quitte. De plus en plus, Beethoven donne le pas à l’édition sur l’exécution dans l’avenir prochain de ses œuvres. Il s’agit de publier et de trouver des éditeurs, non de jouer sur-le-champ et de trouver des virtuoses. Une fois éditée, de préférence simultanément dans toutes les grandes villes, l’œuvre créera elle-même son public, suscitera ses interprètes à travers le monde. Elle n’est plus à la merci des exécutants et du public d’un soir: plus Beethoven en prend conscience, plus il se sent les coudées franches.

 

        L’homme du siècle

C’est ici qu’on retrouve l’accord profond entre Beethoven et son époque. Il a été le premier à pouvoir tirer parti du grand essor de l’édition musicale à la fin du XVIIIe siècle et au début du XIXe siècle, mais aucun musicien avant lui n’aurait eu autant que lui besoin d’en tirer parti. La même remarque vaut pour le progrès technique des instruments. On sait qu’il a collaboré avec Streicher, facteur de pianos, en vue d’augmenter les possibilités expressives de l’instrument. Ce n’est pas seulement l’étendue du clavier, qui passe de quatre octaves et demie ou cinq octaves à six octaves et demie, en grande partie sous son impulsion; c’est le jeu des pédales, la force des cordes, la solidité de l’ensemble qui retiennent son attention.

Il en va de même pour les instruments de l’orchestre. Dès qu’un perfectionnement technique apparaît, Beethoven attentif se hâte de l’utiliser. Il réclame que les techniciens lui fournissent les instruments dont il a besoin, exactement comme il exige que le violon de Schuppanzigh ou la voix de Karolina Unger parviennent à s’accorder à sa volonté créatrice. Mais il n’attend pas, il devance son époque. Aux yeux de Romain Rolland, «les dernières sonates devancent et présupposent les nouveaux instruments à clavier dont Beethoven n’a jamais pu user». Et déjà Richard Wagner estimait que l’orchestration de la Neuvième Symphonie  dépassait les possibilités des instruments du début du XIXe siècle.

 

        La musique à programme

Tout ce qui se présente de l’extérieur, Beethoven s’en empare pour créer, pour progresser. Mais le principe même de sa marche, la loi interne de son évolution ne lui sont dictés par rien. Le but qu’il poursuivit, et qu’il fut sans doute le premier musicien à poursuivre, tient en un mot: s’exprimer . «Ce qui suscite mes idées, ce sont des dispositions d’esprit [Stimmungen ] qui s’expriment avec des mots chez le poète, et qui s’expriment chez moi par des sons, résonnant, bruissant, tempêtant, jusqu’à ce qu’enfin ils soient en moi de la musique.»

Escamotant l’évidence, une certaine critique essaie de discréditer certaines interprétations que Beethoven donnait à Schindler: celle sur «le Destin qui frappe à la porte» au début de la Cinquième Symphonie  est sans doute la parole qu’on voudrait le plus anéantir. Mais, quelque dédain qu’on ait pour eux, les grands titres mis par Beethoven en tête d’une œuvre ou d’une partie d’œuvre sont plus difficiles à effacer: Pathétique , Malinconia , Héroïque , Pastorale , L’Adieu , Quartetto serioso , Chant d’action de grâces sacrée d’un convalescent , Résolution difficilement prise ..., sans compter les annotations relatives à l’expression en marge de tant d’esquisses ou de versions définitives.

On pourrait objecter que de tels titres restent exceptionnels. Ce serait oublier le projet, sans cesse repris et toujours avorté, entre 1816 et 1827, d’une édition des œuvres complètes, dans laquelle Beethoven envisageait de donner toutes les explications voulues sur la signification de chaque œuvre, et même un titre à chaque morceau. Pour nous, la non-réalisation de ce projet constitue une perte considérable. Mais il est pernicieux de chercher à y suppléer par des inventions, si traditionnelles ou si ingénieuses qu’elles puissent être. L’usage courant finit par imposer l’emploi de titres absurdes comme le Clair de lune , L’Empereur , la Symphonie de la danse , ou À l’archiduc . D’autres constituent des contresens moins néfastes: L’Aurore  ou l’Appassionata , le Quatuor des harpes  ou le Quatuor héroïque . Tous ces titres apocryphes ont cependant le même défaut grave: imposer à l’auditeur une idée toute faite de l’œuvre, qui n’a en général rien de commun avec le sens que Beethoven lui donnait. Faute de connaître ce sens, il vaut mieux écouter l’œuvre. Wagner appelle la Septième Symphonie  la Symphonie de la danse ; Romain Rolland l’appelle la Symphonie des forêts , un troisième y voit une émeute populaire . Que ne nous permettent-ils d’écouter Beethoven sans interposer entre lui et nous le prisme de leurs rêveries?

Exprimer n’est pas décrire. «Expression du sentiment plutôt que peinture», dit le titre de la Pastorale , et Beethoven ajoute pour lui-même: «Tout spectacle perd à vouloir être reproduit trop fidèlement dans une composition musicale.» Une seule fois dans sa vie, il donnera dans le descriptif, et ce ne sera pas sa plus grande réussite: quand il met les deux armées en présence au début de La Bataille de Vittoria ! Même alors, il ne s’y tient pas longtemps, et il préfère exprimer la défaite de l’armée napoléonienne par la désagrégation progressive du thème de Malborough  que par l’imitation des hurlements de la déroute.

 

        Le monde intérieur

«Le chemin mystérieux mène vers l’intérieur», disait Novalis de la poésie. Beethoven ne ressemble guère à Novalis, pourtant il aurait pu en dire autant de sa musique. Aucun pittoresque ne vient détourner vers l’extérieur la tension intime de sa recherche. Mais il serait tout aussi absurde de demander à sa musique la précision technique d’une philosophie: ce sont des Stimmungen  qui réclament en lui de s’exprimer, ce ne sont pas des concepts. La Symphonie héroïque  veut exprimer et communiquer la Stimmung  de la révolution, elle se garde bien de proposer une théorie de la révolution. La Messe en ré  veut exprimer et communiquer une Stimmung  religieuse; elle se garde bien de proposer une théologie ou une théodicée; tout au plus se contente-t-elle d’escamoter les articles du credo qui s’accordent le moins avec elle.

Rien n’est plus communicable, certes, mais, en dernière analyse, rien n’est plus individuel qu’une Stimmung : disposition d’esprit, état d’âme, mise à l’unisson de toutes les puissances mentales, organisation du dynamisme psychique dans une direction donnée, comment arriver à traduire ce vocable sans équivalent exact en français? Dans les sentiments personnels qu’exprimaient les œuvres des grands musiciens précédents, un monde social se reconnaissait plus ou moins spontanément. Dans les sentiments personnels qu’exprimaient les œuvres de Beethoven, ce furent d’abord les individus qui se reconnurent. À part La Bataille de Vittoria , à peu près aucune de ses œuvres ne suscitera dès son apparition cet enthousiasme collectif, cet engouement de tout un milieu qui confère à l’auteur le prestige de la réussite sociale. Un par un, chaque auditeur, chaque lecteur reçoit le choc et réagit.

Un homme est amoureux, mélancolique, frappé par la mort d’un ami, en proie aux premières atteintes d’une infirmité; il s’exprime, et ce sont les Sonates  op. 14, la Sonate  op. 10 no 3, l’adagio  du Premier Quatuor , la Pathétique . Celui qui entend ce chant n’a pas absolument besoin de savoir les circonstances exactes dont il est né; il se sent concerné fraternellement, rejoint dans sa propre solitude. Tous ceux qui aiment Beethoven et qui se sont découverts en lui n’ont pas besoin de beaucoup d’imagination pour deviner quelle a pu être la première prise de contact de Moschelès, de Bettina ou de Schubert avec la musique beethovénienne. Et le rédacteur anonyme qui rendait compte de l’Appassionata  dans la Gazette de Leipzig  avait dû lui aussi éprouver cette rencontre comme un des événements les plus importants de sa vie, car il trouve spontanément pour en parler les mots mêmes que Beethoven emploiera bien plus tard: «Venue du cœur, qu’elle aille au cœur!»

 

        Composition et sincérité

La condition d’une telle recherche, c’est qu’elle sache se refuser à toutes les sollicitations qui ne la favorisent pas. Ce n’est pas par raideur congénitale, c’est par nécessité organique que Beethoven écarte tout ce qui le détournerait de son chemin. Lui, si habile dans sa jeunesse à exprimer le caractère des autres ou à contrefaire le jeu et la manière de ses rivaux, à mesure qu’il prend conscience de sa propre tâche et qu’il décide de la mener à bien, devient de plus en plus rétif à l’idée de traiter un sujet étranger à son cœur.

Beaucoup plus extraverti, beaucoup moins occupé d’exprimer sa vie, le génie de Mozart fait contraste ici, par sa plasticité merveilleuse, avec celui de Beethoven. Il se plie sans effort à la variété des commandes et à la diversité des livrets. Peut-être même est-il secrètement reconnaissant de cette multiplicité qui lui permet de réaliser tant de virtualités musicales qu’il devine en lui. La musique est pour Mozart la justification suprême. Beethoven, lui, consacre sa vie à la musique, il aime passionnément son art. Mais Beethoven existe  avant d’être musique. Il est d’abord lui-même, et c’est pour exister davantage qu’il crée son œuvre. Ses Stimmungen  n’existent pas pour devenir de la musique, c’est la musique qui existe pour exprimer ses Stimmungen . L’art n’est pas une fin en soi, il est au service de l’existence.

La conséquence de cette manière de concevoir l’œuvre musicale, qui est de plus en plus celle de Beethoven, se déduit facilement. Alors que la musique de Mozart est essentiellement théâtrale, la musique de Beethoven est essentiellement lyrique. Quand nous nommons aujourd’hui Beethoven, nous pensons spontanément aux neuf symphonies, aux sonates pour piano, aux quatuors. Nous ne réalisons plus d’emblée à quel point la proportion des différents genres qui caractérisent l’œuvre de Beethoven est exceptionnelle à son époque. Haydn seul lui fraye la voie dans cette direction, et encore couronne-t-il sa carrière par deux oratorios. Mais tous les autres musiciens les plus célèbres du temps, de Gluck et de Mozart à Weber et à Rossini, sont précisément célèbres d’abord ou essentiellement comme auteurs d’opéras. Au fond de lui, Beethoven a conscience de son originalité: «C’est la symphonie où je suis dans mon élément à moi. Quand j’entends quelque chose en moi, c’est toujours le grand orchestre.» Or ce choix, non pas exclusif, mais préférentiel, de la musique instrumentale est dicté à Beethoven par le caractère de lyrisme personnel qu’il donne à son œuvre. Le texte d’un chant apporte encore avec lui un sens conceptuel, même vague, une référence à l’extérieur. Beethoven préférera confier aux seuls instruments la tâche d’exprimer avec une sécurité totale son univers intime. C’est pourquoi l’Hymne à la joie  sera exposé par l’orchestre seul avant d’être repris par les voix.

 

        Après Beethoven

La musique de Beethoven est trop identique à la personnalité de son créateur pour faire école ou souffrir qu’on la copie. Personne, après Beethoven, ne pourra plus écrire comme avant lui. Son œuvre tranche l’histoire de la musique comme la prise de la Bastille tranche l’histoire politique. Avant, c’est l’Ancien Régime, mais après? Après, ce n’est pas plus le règne indiscuté de Beethoven que la victoire définitive de la Révolution.

En réalité, la musique de Beethoven ne se distingue pas moins de celle de ses successeurs immédiats que de celle de ses plus proches devanciers. Les musiciens romantiques feront profession d’idolâtrer Beethoven. Ils lutteront vaillamment pour la diffusion de son œuvre. Ils achèveront la déroute de toute musique, de tout art, qui ne veut être qu’un divertissement de bonne société. Ils renoueront plus étroitement les liens de la musique avec le chant populaire, dans la ligne même de la recherche beethovénienne. Surtout, ils recevront de Beethoven le souci de penser leur création et leur existence tout ensemble, comme le besoin d’exprimer la durée psychologique.

Mais leur impressionnisme émotif se détournera de la dialectique beethovénienne, de la forte et souple unité de l’œuvre. Et leurs nostalgies idéalistes, leurs passivités mélancoliques les conduiront aux antipodes de cet optimisme héroïque, de cet élan actif de victoire, de ce libre corps à corps avec la joie qui caractérisent les rythmes de Beethoven.

Il serait passionnant de retracer l’histoire des biographies successives de Beethoven; il serait tout aussi passionnant de retracer l’histoire des appréciations portées sur son œuvre. L’œuvre de Beethoven n’a jamais joui d’une gloire tranquille, du moins auprès des techniciens et des critiques. Il faut noter l’existence, quasi permanente, bien que de forme variée, d’une opposition à Beethoven parmi les professionnels de la musique et ceux qui se disent les «vrais» musiciens. Cette opposition ne vise certes pas son génie, ni sa grandeur humaine, ni sa valeur musicale, mais bien le but que poursuit sa musique. Ce qu’on lui reproche finalement, c’est de ne pas avoir joué le jeu de la corporation. C’est d’avoir fait de son œuvre un moyen au service d’une fin autre que la beauté musicale elle-même: la vie. C’est d’en avoir fait une action et non une évasion.

Sous tous les cieux, les hommes ne se sont cependant pas encore rassasiés d’entendre ses œuvres, et aucun indice ne donne à supposer que Beethoven cessera de sitôt d’être cette source où des millions d’êtres viennent puiser le courage et la joie. «Il sait tout, disait de lui Schubert, mais nous ne pouvons pas tout comprendre encore, et il coulera beaucoup d’eau dans le Danube avant que tout ce que cet homme a créé soit généralement compris.»


 

Vous écoutez : "Symphonie n° 5 en ut mineur", Opus 67, Ier mouvement.

(c) Encyclopaedia Universalis