Rwanda : politique de terreur, privilège d’impunité
Rony Brauman, Stephen Smith, Claudine Vidal
Le 17 avril 2000, le général Paul Kagame, plébiscité par le parlement et le
gouvernement non-élus que domine le Front patriotique rwandais (FPR)
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, est devenu
chef de l’État du Rwanda. Six ans après le génocide qui a coûté la vie à des centaines de
milliers de Tutsis, une réalité de fait recouvre ainsi les apparences du droit : « l’homme
fort », auparavant vice-président et ministre de la Défense, accède à la magistrature
suprême en y remplaçant Pasteur Bizimungu, un membre hutu du FPR, démissionnaire
pour « raisons personnelles ». Il ne s’agit là ni d’une simple relève ni, à plus forte
raison, d’une « alternance ethnique », même si le général Kagame est le premier
président appartenant à la minorité tutsie depuis l’indépendance. Pour autant, il ne s’agit
pas non plus d’une revanche « historique » ou personnelle. Car, bien qu’elle s’inscrive
dans un contexte local d’ethnicité, instrumentalisée à des fins vengeresses, de massacres
entre Hutus et Tutsis au Rwanda et au Burundi voisin, la consécration de Paul Kagame
revêt une signification politique universelle : au lendemain d’un génocide que la
communauté internationale n’a pas su empêcher, un criminel de guerre accède à la tête
de l’État rwandais au nom des victimes qu’il prétend représenter. Sous la conduite du
général Kagame, dont la responsabilité personnelle est engagée, le FPR s’est en effet
livré à des tueries de Hutus organisées, après, pendant et, même, avant le génocide des
Tutsis. Au Rwanda d’après le génocide, en lieu et place d’une politique de
réconciliation, la violation des droits de l’homme a été érigée en système de
gouvernement. Au Congo-Kinshasa, le FPR a non seulement démantelé manu militari
des camps d’exilés hutus, qui constituaient effectivement une menace existentielle, mais
il a aussi persécuté, sur deux mille kilomètres à travers la forêt équatoriale, des civils
dont près de 200.000 ont péri, victimes d’inanition, de maladies ou des « unités
spéciales » lancées à leur poursuite depuis Kigali. Au sujet de cette traque sans
distinction entre hommes, femmes et enfants, le rapport d’une commission d’enquête
des Nations unies a conclu, le 29 juin 1998, à des « crimes contre l’humanité » en citant
nommément l’Armée patriotique rwandaise (APR), dont le commandant en chef était
Paul Kagame
2
. Moins de deux ans plus tard, la communauté internationale, si prompte Ã
invoquer le « devoir de mémoire » et l’indispensable lutte contre l’impunité, a
néanmoins pris acte de l’accession du général à la tête de l’État rwandais. Le présent
article a pour objet de retracer comment, au Rwanda, le crime contre l’humanité est
devenu une monnaie d’échange.
1
. Organisation de la diaspora tutsie, le FPR a déclenché la guerre contre le régime du général-président
Habyarimana le 1er octobre 1990 en attaquant depuis l’Ouganda voisin. Mené par Paul Kagamé, il a pris
le pouvoir à Kigali en juillet 1994. Sa victoire a mis fin au génocide des Tutsis.
2. Voir la contribution ci-après de Marc Le Pape: « L’exportation des massacres, du
Rwanda au Congo-Zaïre ».
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L’échec de la réconciliation
La guerre qui commença au Rwanda en octobre 1990 est la plus destructrice de
l’histoire africaine contemporaine. Une pure guerre civile : même si des puissances
étrangères intervinrent, l’affrontement entre les exilés tutsis et les partisans du régime
dirigé par le général-président Habyarimana ne fut d’aucune façon lié à un conflit armé
entre États. Un désastre total : extermination des Tutsis de l’intérieur, liquidation
systématique des opposants hutus aux organisateurs du génocide, massacres de civils
par la guérilla tutsie, fuite au Zaïre, en Tanzanie et au Burundi d’une partie de la
population hutue, destructions, pillages, dévastation des infrastructures publiques.
Début 1994, le pays comptait sept millions et demi d’habitants, le nombre des victimes
de la guerre et du génocide a été estimé à un million et celui des réfugiés dans les pays
limitrophes à deux millions. De tels chiffres disent l’ampleur de la tragédie, ils ne
rendent pas compte des deuils accablants, des haines, des angoisses qui ont investi la
société rwandaise.
Maintenant que les atrocités de la décennie 90 ont scellé dans le sang la partition
entre Hutus et Tutsis, comment agir pour que cette partition connaisse une autre issue
que celle d’une lutte à mort ? Comment les anciens exilés, après avoir pris Kigali, le 4
juillet 1994, et remporté la victoire, vont-ils reconstruire un pays et une société aussi
profondément traumatisés, dévastés ?
Le gouvernement, mis en place le 19 juillet 1994, s’était fixé une durée limitée Ã
cinq ans. Dès janvier 1995, les nouvelles autorités rwandaises ont présenté à des
bailleurs de fonds potentiels un Programme de réconciliation nationale, de réhabilitation
et de relance socio-économique. Cinq ans plus tard, qu’en est-il de ce Programme ? Le 8
février 1999, les autorités ont déclaré qu’elles maintenaient l’état d’exception et
prolongeaient de quatre ans la période de transition. Elles ont alors invoqué l’insécurité
que faisaient peser sur le Rwanda des revanchards hutus, basés à l’extérieur du pays et
soutenus à l’intérieur, et n’attendant que l’occasion de parachever le génocide. Une
partie du Programme avait donc échoué, celle qui prévoyait la « réconciliation
nationale ».
Une rébellion hutue armée, retranchée au Congo et lançant des coups de main
meurtriers dans les régions frontalières nord et nord-ouest existe bien. Cependant, elle
ne détermine pas, à elle seule, la faillite du projet de réconciliation. Un symptôme,
autrement plus révélateur de cette faillite, est le climat de peur et d’oppression qui n’a
cessé de peser sur la vie quotidienne rwandaise durant les cinq dernières années, un
climat qui tient aux exactions commises par des autorités et des militaires, aux
disparitions et aux assassinats, aux arrestations illégales, à la corruption dans tous les
secteurs de l’État, tout autant qu’aux attentats terroristes.
Pourtant, en 1990, le FPR revendiquait un programme censé jeter les bases d’une
démocratie, fondations qui n’avaient encore jamais existé au Rwanda et tout
particulièrement celle établissant l’égalité entre les ethnies. De fait, en opposition à un
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régime dominé par des dirigeants hutus, qui, assimilant majorité ethnique et majorité
politique, avait exclu les Rwandais tutsis de la vie politique depuis l’indépendance, le
régime contrôlé par le FPR a basé sa légitimité sur un projet anti-ethniste de restauration
nationale. Mais cette transformation radicale du discours de fondation n’a entraîné la
répression des comportements ethnistes extrêmes que d’un seul côté : quand ils visaient
des Tutsis. En réalité, dans tous les domaines de la société, plus particulièrement dans le
secteur politico-administratif et celui des activités modernes, pèse sur les Rwandais
hutus la menace d’être spoliés, arrêtés, assassinés, sans que les responsables de ces
exactions ou de ces meurtres ne fassent jamais l’objet de poursuites.
Les conventions de silence
L’actuel gouvernement rwandais n’échappe pas à la loi de ses origines militaires :
au détriment d’autres modes d’actions, il recourt à l’usage des armes pour manifester et
renforcer sa supériorité, en particulier, mais pas exclusivement, à l’égard des Rwandais.
Cette politique, sous couvert de lutte contre les « génocideurs », va jusqu’à la
perpétuation des massacres prémédités, comme ce fut le cas dans l’ex-Zaïre en 1996 et
1997. Le prétexte de l’instauration d’un glacis sécuritaire y a servi une politique de
terreur à l’égard des exilés hutus, en même temps qu’il a permis l’instauration d’un
« régime ami » à Kinshasa. Celui-ci, présidé par Laurent-Désiré Kabila, a cependant
trahi ses parrains étrangers, bailleurs de fonds et de troupes. A l’instar de l’Ouganda de
Yoweri Museveni, le Rwanda du général Kagame s’est alors engagé dans une
occupation prédatrice du pays voisin.
La nature du régime instauré par le FPR n’est plus à découvrir, malgré ses efforts
de désinformation systématique. Pas davantage que le précédent, ce pouvoir ne tolère
des espaces politiques et des lieux qui ne soient pas dépossédés de toute autonomie, qui
ne soient pas intégralement soumis à son contrôle. Des Rwandais au-dessus de tout
soupçon ont révélé et dénoncé ses pratiques. Des observateurs étrangers, notamment
Amnesty International et Human Rights Watch, les ont relatées. Pour autant, les
descriptions réalistes du Rwanda actuel ne parviennent pas à briser les conventions de
silence imposées par l’insaisissable « communauté internationale » — des institutions
internationales, des diplomaties étrangères et, ce qui est plus surprenant, des médias et
organisations non-gouvernementales (ONG), majoritairement réglées au diapason de
Kigali. Il est vrai que la transgression de ces règles tacites fait l’objet d’attaques
violentes émanant de milieux sectaires, pas seulement rwandais, pour lesquels critiquer
le FPR revient à nier le génocide. Vieille recette que cet amalgame, mais elle n’a rien
perdu de son pouvoir d’intimidation.
Il faut transgresser les tabous interdisant l’analyse lucide de la politique menée par
le nouveau pouvoir rwandais : parce que cette politique présage des désastres futurs.
Maintenant, comme avant avril 1994, le silence vaut approbation, signifie indifférence
au sort de populations menacées, complicité de fait avec des factions politico-militaires
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poursuivant des objectifs de prédation à court terme, quel qu’en soit le prix à payer en
morts et en destructions.
Privatisation du pouvoir
En peu d’années, un petit groupe a réussi à constituer au sein du FPR, un réseau
politico-militaire qui, contrôlant les principales positions de pouvoir, exploite toutes les
occasions de corruption. Ce réseau a gagné le surnom d’akazu (mot signifiant « petite
maison » que les Rwandais emploient pour désigner le premier cercle autour de
l’homme fort) : le même terme désignait naguère l’entourage du président
Habyarimana, entourage qui, ayant monopolisé le pouvoir effectif, n’a pas hésité Ã
mener la politique du pire. Le nouvel akazu tout autant que le précédent, se livre, au
pillage des biens de l’État, au détournement de l’aide internationale, en y ajoutant les
bénéfices tirés de la privatisation des sociétés publiques. Politiciens, militaires, hommes
d’affaire liés à l’akazu, affichent un train de vie luxueux, investissent au Rwanda dans
des opérations rapportant des bénéfices considérables (comme, par exemple, la
construction de villas à louer aux institutions internationales), tout en exportant le plus
gros de leurs gains à l’étranger.
Dans de telles conditions, la lutte aux plus hauts niveaux pour accaparer les postes
stratégiques se déroule secrètement, dans le huis-clos des puissants. Mais ses effets sont
visibles : promotions et destitutions, arrestations, disparitions et fuites à l’étranger
d’hommes politiques et aussi d’intellectuels ayant dénoncé ou étant susceptibles de
dénoncer le système de corruption et ses bénéficiaires. Les démissions et les départs,
publics ou clandestins, de personnalités hutues qui faisaient partie de l’appareil politico-
administratif ou d’organisations de la société civile, ont commencé très tôt, n’ont
jamais cessé et sont invariablement présentés, par les officiels, comme un aveu
d’incompétence, de malversations, d’un passé trouble ou de haine ethnique. Mais, ces
deux dernières années, s’est développé un mouvement important de Tutsis, rescapés du
génocide, également en quête de pays d’accueil. Hommes d’affaires, avocats, médecins,
intellectuels : ils n’acceptent pas de se faire rançonner par les gens du pouvoir et leurs
proches. Des membres de la diaspora tutsie, revenus après 1994, et qui furent liés aux
milieux dirigeants, ont eux aussi repris le chemin de l’exil. Parmi ces dissidents, des
figures connues. Ainsi le journaliste Jean-Pierre Mugabe, rédacteur en chef du très FPR
Le Tribun du peuple, qui, dans un numéro spécial de décembre 1998, avait dénoncé « la
mafia qui ronge l’État rwandais » et, menacé de mort, s’est réfugié aux États-Unis. Il
vient de mettre en cause Paul Kagamé dans l’attentat contre le Falcon présidentiel, le 6
avril 1994, l’événement ayant déclenché le génocide. Ainsi Joseph Sebarenzi, président
de l’Assemblée Nationale de transition depuis 1997 qui, mis en minorité sur un vote,
démissionna en janvier dernier et prit la fuite. Fort d’avoir obtenu des motions de
censure contre deux ministres hutus accusés de malversation, il s’était attaqué à l’un des
plus influents membres du FPR, réputé figure centrale de l’akazu.
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Militarisation de la société
Le régime précédent avait découpé la société, au-dessous du niveau des communes,
en secteurs, puis cellules (en moyenne 150 familles) et, enfin, en nyumbakumi, des
groupes d’une d’une dizaine de foyers. Bourgmestres, conseillers communaux et chefs
de cellule, tous nommés par le pouvoir, devaient démontrer leur fidélité active au parti
unique. Le nouveau régime a conservé ce système pyramidal enserrant la population
dans une hiérarchie d’autorités intermédiaires qui la contrôlent de près, tout en étant
elles-mêmes dépendantes d’autorités supérieures, clientes des hommes forts. Certes, en
mars 1999, les dirigeants des cellules et des secteurs ont été élus. Mais ces « élections »
se sont déroulées de la manière suivante : les candidats n’avaient pas eu le droit de faire
une campagne publique, ni de se présenter comme membre d’un parti ; les électeurs
devaient se mettre en file indienne derrière le candidat de leur choix. En fait, le
quadrillage de l’espace public, qui en permet la surveillance étroite, a non seulement été
maintenu, mais renforcé par un dispositif paramilitaire : dans chacune des quelques dix
mille cellules que compte le Rwanda ont été formés et armés cinq responsables de la
« local defense force », censés combattre en cas d’attaque, en réalité, chargés de faire la
chasse aux interahamwe
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infiltrés et à leurs complices. Ces « défenseurs » se
comportent de façon plus ou moins tyrannique. Détenteurs d’une arme et légitimés par
les autorités, ils oppriment une population paysanne misérable qui ne peut éviter de
verser un tribut à ses « protecteurs ».
Les relations entre les autorités communales et leurs administrés ont été également
militarisées, car elles sont exercées sur le modèle de l’armée où les châtiments corporels
font partie de l’ordinaire de la discipline. Militaires, policiers communaux, membres de
la « local defense force », lorsqu’ils les estiment insuffisamment obéissants, battent les
gens, leur imposent des amendes, les emprisonnent sous toutes sortes de prétextes et de
façon purement arbitraire. Il arrive que des préfets s’opposent à ces comportements, que
des bourgmestres veillent à ce qu’ils ne deviennent pas la règle dans leurs communes.
En dehors de ces exceptions, l’autorité civile est localement exercée de façon brutale et
coercitive, nombre de responsables communaux étant d’ailleurs issus de l’APR.
D’autre formes de militarisation ont également été instituées concernant les
scolarisés. Les étudiants admis à l’Université doivent passer par des camps (ingando) où
ils reçoivent une éducation militaire et civique, cette dernière portant sur la « nouvelle »
histoire du Rwanda. Cette formation devrait être étendue aux élèves du secondaire. Des
bourgmestres organisent, eux aussi, sur les collines des formations analogues.
La guerre d’occupation menée par Kigali en RDC depuis l’été 1998 s’ajoute à la
militarisation de la jeunesse et à la brutalisation des rapports d’autorité. Ces soldats,
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Ce terme, signifiant « ceux qui travaillent ensemble », désignait les miliciens de l'ex-parti unique,
puis, par extension, les bandes organisées de tueurs durant le génocide. Depuis, le terme est utilisé de
façon encore plus large au Rwanda pour dénoncer des Hutus suspects d'avoir participé au génocide, ou de
continuer à entretenir l'extrêmisme ethnique.
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dont la guerre a besoin, risquent leur vie si loin du Rwanda que, ni eux-mêmes, ni leurs
familles ne croient plus aux arguments prétextant que la sécurité du pays impose leur
sacrifice. L’enrôlement forcé de jeunes gens, expédiés sur le front congolais sans que
les parents soient tenus au courant du sort de leurs fils, nourrit l’anxiété dans les foyers.
Mais le prix du sang ne suffit plus à cette guerre imposée par le pouvoir. En novembre
1999, le président de l’Assemblée nationale de transition proposait d’instituer une
« contribution volontaire » des citoyens et des entreprises aux dépenses militaires. Au
même moment, le premier ministre demandait des secours à la communauté
internationale pour lutter contre la famine au Rwanda.
« La loi des suspects »
La population carcérale est actuellement évaluée à 125.000 prisonniers, présumés
coupables de génocide, qui attendent leur jugement. Les procès ont commencé fin
décembre 1996 et, le 24 avril 1997, vingt-deux condamnés à mort furent publiquement
fusillés dans un stade à Kigali. La politique judiciaire, l’organisation et le
fonctionnement des tribunaux souffrent des mêmes maux que les autres institutions du
pays : les plus hautes instances sont soumises à l’arbitraire du FPR, des magistrats ont
été menacés, démis, arrêtés ou assassinés, parce qu’ils souhaitaient une justice
indépendante. La corruption n’est pas davantage contrôlée dans ce domaine que dans les
autres. Le ministre de la Justice reconnaissait publiquement, fin janvier 2.000, qu’une
commission anti-corruption nouvellement créée aurait beaucoup à faire à tous les
niveaux de l’appareil judiciaire.
Incontestablement, des responsables du génocide ont été arrêtés. Il est
indispensable qu’ils soient jugés et, à juste titre, le gouvernement rwandais a voulu que
leurs procès individuels aient lieu devant les tribunaux. Mais des innocents ont
également été jetés en prison, et ce dans une proportion nullement négligeable. Un
rapport de Human Rights Watch (HRW) et de la Fédération internationale des ligues
des droits de l’homme (FIDH) a dénoncé, en avril 1995, l’intrusion de l’armée dans la
sphère judiciaire, le fait qu’il suffisait d’accuser une personne d’avoir trempé dans le
génocide pour la faire incarcérer. Des groupes de délation, servant d’ « accusateurs sur
demande », permettaient par leurs dénonciations la satisfaction de haines personnelles,
l’élimination d’un concurrent, la captation de biens. A cette époque, le ministre de la
Justice et le procureur de Kigali affirmaient leur conviction que vingt pour cent des
prisonniers étaient détenus sans aucune charge pour les poursuivre. Les auteurs du
rapport citaient comme exemple de cet arbitraire le cas d’une jeune femme, restant
emprisonnée, alors qu’elle pouvait prouver qu’elle avait vécu hors du pays durant toute
la période du génocide.
Ce rapport décrivait une situation prévalant quelques mois après le génocide. La
faiblesse des effectifs judiciaires, l’état de destruction du pays, le désir de vengeance « Ã
chaud » pouvaient expliquer une relative impuissance des autorités à contrecarrer ces
pratiques. Il reste que depuis, la traque dénonciatrice a si peu diminué qu’elle est
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devenue non seulement une méthode courante pour s’approprier illicitement des biens
mais, au-delà , une pratique de terreur. Au fil des années suivant le génocide, des
dénonciations, bien que de plus en plus tardives, ont frappé des commerçants, des
fonctionnaires, des politiciens. En faisant planer sur eux la menace d’une arrestation
imminente, le soupçon, exprimé ou latent, opère à la manière d’une « loi des suspects »
comme durant la Terreur de 1793. Dans les faits, l’accusation de génocide, ou la
menace d’accusation, est devenue une arme faisant partie de l’arsenal politique
ordinaire. Entre autres, deux exemples significatifs. Celui de Pierre-Célestin Rwigema,
Premier Ministre hutu, ayant succédé en août 1997 à Faustin Twagiramungu,
démissionnaire et depuis exilé. Pierre-Célestin Rwigema fut accusé de participation
active au génocide par des députés, eux-mêmes hutus, mais qui s’opposaient à lui Ã
l’intérieur de son parti. Pour eux, c’était le meilleur moyen de se débarrasser de lui. La
presse nationale révéla, en mars 1999, qu'une procédure avait bel et bien été ouverte par
le parquet de Kigali. Les choses en restèrent là . Un an plus tard, le 28 février 2000,
accusé cette fois-ci de corruption, le Premier Ministre fut finalement contraint de
présenter sa démission. Un autre exemple est celui de Mgr Augustin Misago, l’évêque
de Gikongoro. Depuis 1994, des accusations portant sur son attitude durant le génocide
avaient été lancées contre lui, sans que toutefois aucune procédure ne fut engagée à son
encontre. Lorsque le pouvoir a jugé le moment venu d’entamer une lutte ouverte contre
l’Église catholique, toujours influente au Rwanda, il a fait arrêter le prélat, le 14 avril
1999, sous l’inculpation de génocide. Le procès, ouvert le 20 août de la même année, est
toujours en cours.
L’instrumentalisation du génocide
Le nouveau régime a dû combattre des thèses selon lesquelles le massacre
systématique des Tutsis en 1994 n’aurait pas été la réalisation d’un plan conçu par un
groupe ayant accaparé les commandes de l’État, mais la conséquence d’une réaction
populaire d’autodéfense dans le contexte de la guerre civile. Ce combat contre une
forme de négation du génocide et ses propagandistes était et reste nécessaire.
Cependant, en même temps qu’ils le menaient, les responsables du nouveau pouvoir ont
instrumentalisé le génocide pour cautionner l’ensemble de leurs conduites.
Instrumentalisation politique dans les négociations avec les bailleurs de fonds : pour peu
que ces derniers n’approuvent pas inconditionnellement la politique de Kigali,
manifestent le désir de contrôler l’utilisation des fonds, réclament que soit levé le
silence sur les atteintes aux droits de l’homme, le discours officiel rappelle aussitôt la
démission de la « communauté internationale » au moment du génocide et soupçonne
ouvertement les récalcitrants de vouloir prêter main-forte aux « génocideurs ». Ainsi,
l’abandon à leur sort des victimes du génocide, en 1994, par les grandes puissances
obligerait-il ces dernières à se rendre solidaires, aujourd’hui, des violences extrêmes
commises à l’intérieur et à l’extérieur du Rwanda par les nouveaux dirigeants. Comme
si les massacres du passé pouvaient justifier les massacres du présent…
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Instrumentalisation économique également qui, par le détournement de l’aide
extérieure, a permis l’enrichissement de dignitaires dont les demeures luxueuses sont
surnommées par la voix populaire « villas vive le génocide ». Etrangement d’ailleurs, ce
pouvoir expert en gestes propres à séduire les bailleurs de fonds, tels que la promotion
d’institutions et l’organisation de colloques censées préparer la « réconciliation », n’a
créé qu’en 1998 un fonds d’aide destiné aux rescapés, qui, pour avoir tout perdu, vivent
dans leur majorité très misérablement. Ce n’était apparemment pas une priorité.
De la sorte, le génocide est mis au service des intérêts d’une minorité au pouvoir,
désireuse de s’y maintenir coûte que coûte. Or, il est encore une autre
instrumentalisation, incomparablement plus lourde de conséquences, car elle menace
l’avenir de la paix civile : celle qui consiste à criminaliser, en bloc, l’ethnie hutue. Le
pouvoir a beau afficher une volonté d’éradication de l’ethnisme (des mesures vont
effectivement dans ce sens, telles que la suppression de la mention ethnique sur les
cartes d’identité nationale), il n’en reste pas moins que l’ethnisme contamine, plus que
jamais, l’espace public sans que les dirigeants s’y opposent. Au contraire, des
personnalités de premier plan se livrent à des déclarations publiques qui reviennent Ã
globaliser la culpabilité des Rwandais hutus. Ainsi, le 3 mars 1999, devant un parterre
de représentants d’ONG à l’Université libre de Bruxelles, l’ambassadeur du Rwanda en
Belgique a soutenu qu’il y aurait eu deux millions de « génocideurs », autant dire tous
les hommes adultes. Ainsi encore, durant cette même année, le nouveau ministre de la
Justice déclarait que, s’il fallait arrêter les paysans coupables de crimes de génocide, il
n’y aurait plus d’hommes pour travailler sur les collines.
En réalité, la logique ethniste reste bien vivace au cœur des messages officiels,
répétés sans relâche au plus hauts niveaux : tout Hutu est suspect puisque son ethnie
s’est rendue coupable du génocide. C’est encore selon cette même logique que la qualité
de victime n’est reconnue qu’aux seuls Tutsis. Elle annihile, passe sous silence le fait
que de très nombreux Hutus ont été tués, eux et toute leur famille, sur ordre des
responsables du génocide parce qu’ils étaient des opposants notoires à une politique de
massacres. Dans certaines régions, également, des Hutus de tous les milieux sociaux
furent mis à mort parce qu’ils étaient considérés comme alliés des Tutsis. Or l’histoire
officielle du génocide ne prend en compte ni les victimes hutues des « génocideurs » ni
les rescapés hutus du génocide. Enfin, des Hutus ont sauvé des Tutsis, au péril de leur
propre vie. Cependant, le discours des autorités ne donne pas à ces « justes » la place
qui devrait leur revenir et suspecte de « négationnisme » les projets visant à rappeler
cette vérité, pourtant tournée vers un avenir meilleur.
L’armée du FPR s’est livrée, pendant la guerre, à des massacres de populations
civiles, des massacres qui n’ont pas pris fin en juillet 1994. Ainsi, en avril 1995, Ã
Kibeho, malgré la présence de témoins étrangers, de casques bleus de l’ONU et d’une
équipe de Médecins sans frontières (MSF), des soldats de l’APR ont tiré sur la
population non-armée d’un camp de déplacés hutus. Le bilan a été très lourd, plusieurs
milliers de civils, dont les trois quarts des femmes et des enfants. En 1996/1997 dans
l’ex-Zaïre, d’autres tueries à grande échelle, déjà mentionnées, ont été couvertes de la
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même justification sommaire : c’était tous des « génocideurs ». Dès lors, la
dénonciation de telles hécatombes, aussi systématiques que préméditées, a été
stigmatisée comme une complicité avec les auteurs ou apologistes du génocide.
Le 7 avril 1999, la commémoration annuelle du génocide a eu lieu à Kibeho. En ce
même endroit où des milliers de Tutsis furent mis à mort en 1994, mais où a été
également commis le massacre des déplacés hutus, il n’y pas eu un mot sur le sort de
ces derniers. Au contraire, le président de la République a fait part d’une « idée » sur
laquelle les responsables du pays devraient réfléchir : les actes de génocide ayant été
commis « au nom des Hutus », et même si tous n’y avaient pas participé, les Hutus ne
devraient-ils pas demander collectivement le pardon d’un crime commis en leur nom ?
En novembre 1999, l’association Ibuka terminait le recensement des victimes du
génocide en préfecture de Kibuye. Il avait été décidé de ne pas distinguer victimes
tutsies et victimes hutues, ce que le Président d’Ibuka annonça en ces termes : « D’avril
à juillet 1994, un génocide fut perpétré au Rwanda. Plusieurs personnes, des Batutsi en
particulier et tous ceux qui pouvaient s’identifier à eux soit par alliance, amitié ou même
par leur physionomie dans les milieux non familiers y ont trouvé la mort la plus atroce
[…]. »
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Il ne s’agissait pas d’identification. Certes, des Hutus ont été tués à cause de
leur physique qui les désignait comme Tutsis à leurs assassins. Mais ceux qui perdirent
la vie parce que, amis ou alliés de Tutsis, ils cherchaient à les protéger pour des raisons
morales ou politiques, agissaient en êtres humains, et non pas en simili-Tutsis
s’opposant à des Hutus.
La politique ethniste du nouveau régime ne consiste donc pas uniquement en
pratiques de confiscation des positions les plus avantageuses en faveur d’une minorité
d’origine tutsie. Elle ne se concrétise pas non plus par les seules exactions de toute
nature commises contre des Hutus. Elle va jusqu’à leur confisquer le droit Ã
l’expression publique du deuil et de la douleur, jusqu’à interdire l’affirmation que des
Hutus ont refusé la politique du pire. Ainsi, alors que des cérémonies collectives
d’inhumation des victimes tutsies ont lieu depuis des années, ce travail de deuil
demeure interdit, dénié aux Hutus. Une telle violence symbolique est lourde de
conséquences.
Fort de ce pouvoir d’intimidation que lui confère le statut de représentant des
victimes d’un génocide, le régime de Kigali réduit au silence ses différents
interlocuteurs en disqualifiant par avance toute critique. Diplomates et journalistes,
agences internationales et ONG, individus et institutions de bonne volonté se laissent
happer, dans leur majorité, par cette logique d’otages et contribuent ainsi au
renforcement du discours officiel rwandais. Mais la posture spécifique des humanitaires
est intéressante précisément en ce qu’ils sont les derniers que l’on attendrait de voir en
compagnons de route de criminels. Tenter de déceler comment une démarche fondée sur
le refus de l’indifférence devant l’horreur se met au service d’une tyrannie, c’est
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L'association Ibuka ( » Souviens-toi » ) est l'organisation la plus connue et la plus influente de
Rwandais tutsis rescapés du génocide.
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examiner les justifications et lieux communs moraux de tous les acteurs qui s’y laissent
enfermer.
Pas plus que le reste de la « Communauté internationale », les ONG humanitaires
n’avaient perçu la montée de la violence et la dérive criminelle du régime Habyarimana.
Les rapports d’enquête de la FIDH mis en circulation avant le génocide n’avaient, par
exemple, trouvé que peu d’écho en leur sein. Nombre d’entre elles sont pourtant
convaincues de détenir, du seul fait de leur action, une connaissance immédiate et
concrète des « réalités de terrain ». Cette illusion devrait avoir vécu, si l’on rapproche
les discours et la réalité du mouvement humanitaire frappé de cécité collective face à la
situation du Rwanda avant 1994. Il serait vain, cependant, de chercher l’explication de
cet aveuglement dans d’inavouables complicités avec le gouvernement de l’époque.
Loin de toute alliance cachée, le souci obsédant d’accomplir jusqu’à leur terme les
programmes en cours en est le véritable moteur. La liste est longue de ces situations sur
lesquelles les ONG ont étendu un voile leur permettant d’ignorer toute perturbation
susceptible de mettre en cause leur action. Dans cette perspective, les qualités de
technicité et de ténacité que l’on attend des humanitaires tiennent presque naturellement
lieu d’éthique et dispensent les acteurs de l’aide de se projeter au-delà du périmètre de
leurs opérations pour en examiner le sens réel et les conséquences. Une sorte de
syndrome du « Pont de la rivière Kwaï ».
C’est d’ailleurs cette éthique de la performance qui a régné, à quelques notables
exceptions près, dans les camps de réfugiés du Kivu, au Zaïre, après l’exode massif de
juillet 1994. Cachés au sein de cette multitude, les cadres du régime rwandais déchu ont
rapidement reconstitué l’appareil administratif et policier de contrôle de la population et
une partie de leurs forces militaires, avec la complicité intéressée des soldats de
Mobutu. Chantage, violences physiques, assassinats étaient monnaie courante dans ces
camps encadrés par des criminels, développés et entretenus notamment avec les
ressources fournies par les organisations internationales.
Conscientes de la perversité de cette situation, des ONG ont bien cherché à réagir,
en appelant le Conseil de sécurité des Nations unies à envoyer une force de police pour
séparer réfugiés et criminels. Boutros Boutros-Ghali, alors Secrétaire général de l’ONU,
soutint et relaya cette demande auprès du Conseil de Sécurité, qui l’approuva
formellement mais ne donna aucune suite. La routine humanitaire reprit alors ses
droits : le Haut-commissariat des Nations unies pour les réfugiés couvrit l’affaire de son
autorité morale et légale en accordant à tous les exilés le statut de réfugié et les ONG se
remirent au travail
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après cette fugitive révolte. Seuls comptaient désormais le
fonctionnement des centres de nutrition et des dispensaires, l’approvisionnement en
vivres des entrepôts, et autres attributs canoniques de la « crise humanitaire ». Le HCR
et les ONG contribuèrent donc activement à l’amalgame réfugiés-tueurs en apportant
leur caution à la stratégie victimaire du Hutu Power chassé du Rwanda, autrement dit en
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. À l’exception de Médecins Sans Frontières, qui décida de quitter les camps en novembre 1994.
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entretenant la fiction de ce tandem victime-secouriste tant prisé des journaux télévisés.
Il n’y avait pas loin du « tous victimes » au « tous coupables », dès lors que cette
population était rassemblée sous une enseigne unique. C’est le pas qui fut franchi lors
de l’attaque des camps par l’armée du FPR en novembre 1996. Les nombreuses
opérations militaires qui en étaient parties en direction du Rwanda et la présence
incontestable de milliers de criminels suffirent à faire passer cette punition collective
pour un acte de légitime défense somme toute acceptable. On a dit plus haut les
massacres qui suivirent.
Les humanitaires, privés et publics, qui s’étaient conformés si facilement aux
attentes des extrémistes du Hutu Power sont allés de la même façon, du fait de leur
refus persistant d’examiner leur position, au-devant de la volonté du pouvoir de Kigali.
Les déterminants moraux de l’action demeuraient identiques, seul changeait le discours.
À l’impérieux devoir de secours, quelles qu’en soient les contradictions, s’est ajouté en
effet le culte de la Mémoire, quels qu’en soient les usages. Nombre d’ONG,
reproduisant une posture très en vogue en Europe, ont repris mécaniquement à leur
compte ce « Devoir de mémoire », comme pour combler un déficit moral et en faire
opportunément leur supplément d’âme. Relevons au passage le développement conjoint
de l’humanitaire et de la Mémoire au cours des vingt dernières années du siècle, comme
deux facettes d’un « protocole compassionnel », remarquable ersatz de morale politique.
Les souffrances du passé, inlassablement reprises dans un morbide ressassement
collectif, font écran aux phénomènes politiques à la source des violences d’aujourd’hui.
Seules demeurent les victimes, propulsées à l’avant-scène au hasard des calendriers
politiques ou des engouements médiatiques pour être tout aussi brutalement reléguées
peu après, derrière une autre actualité.
Célébrations, commémorations, actes de mémoire assidûment suivis, voire portés
par les ONG actives au Rwanda, tiennent lieu de quitus moral à celles-ci, et du même
coup à ceux qui prétendent parler au nom des victimes d’hier. Autrement dit au FPR.
Cette Mémoire brûlante, que le pouvoir s’approprie au détriment des rescapés du
massacre, est devenue un rituel de communion associant gouvernement, organisations
humanitaires et diplomates dans une liturgie progressivement vidée de sens. Mais Ã
défaut d’avoir du sens, cette liturgie a une fonction qui n’est pas mince : faire rejaillir
l’innocence des victimes du génocide sur le gouvernement rwandais et permettre ainsi Ã
une tyrannie de se draper dans un manteau de vertu. Les crimes du pouvoir de Kigali ne
sont certes pas excusés si facilement par les différents officiants de ces grand-messes,
mais ils sont ainsi dilués dans l’océan des crimes passés et perdent, du coup, toute
visibilité ou sont rejetés dans le grand fourre-tout de la légitime défense. La morale,
dont les ONG aiment tant à se réclamer, cette nouvelle citoyenneté dont elles se veulent
les tenants privilégiés, se réduit peu à peu à un répertoire de slogans sur la justice et la
réconciliation.
Source : la revue
ESPRIT
, numéro août/septembre2000