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Académie des Sciences et Lettres de Montpellier
SĂ©ance publique du 6 avril 2009
De Figuerolles au parc Monceau : Alexandre Cabanel
par Jean NOUGARET
A la mémoire de Jean ClaparÚde
Alexandre Cabanel ou lâarchĂ©type du peintre acadĂ©miste
âMonsieur, comment peut on sâintĂ©resser Ă Cabanel !â Câest avec ces mots
que mâaccueillit, il y de cela fort longtemps, lâun des conservateurs du dĂ©partement
des peintures du Louvre, au moment ou je prĂ©parais mon DiplĂŽme dâEtudes
SupĂ©rieures dâHistoire de lâArt sous la direction de Jean ClaparĂšde.
Oui, on peut maintenant sâintĂ©resser Ă Cabanel ! Cette causerie ne veut pas
ĂȘtre un bilan de lâĆuvre dâAlexandre Cabanel mais un simple hommage Ă lui rendu,
Ă un moment oĂč le nouvel accrochage des peintures du XIX
e
siÚcle au Musée Fabre
redonne Ă cet artiste, ami dâAlfred Bruyas, la place quâil mĂ©rite, avec la salle
monographique qui lui est consacrĂ©e. Il ne sâagit pas non plus de rĂ©habiliter ici un
artiste Ă la fois acclamĂ© et dĂ©criĂ© de son vivant, rejetĂ© ensuite, avec lâensemble des
peintres dits âpompiersâ, mais qui, de la
Naissance de VĂ©nus
Ă la
PhĂšdre
du Musée
Fabre, a toujours exercé sur les esprits une réelle fascination, fut elle seulement
amusĂ©e ou franchement hostile. A Montpellier mĂȘme, sa ville natale, il ne fut jamais
vraiment oublié malgré Bazille.
Une telle rĂ©habilitation nâaurait, de nos jours, aucun sens. Chacun sait bien
que lâon assiste depuis plus dâune vingtaine dâannĂ©es Ă la remise en lumiĂšre de cette
peinture, Ă sa ârĂ©surrectionâ non dĂ©nuĂ©e toutefois dâintĂ©rĂȘt mercantile. Il convient
seulement de la situer Ă sa vraie place, celle dâun moment de lâhistoire du goĂ»t dans
la seconde moitié du XIX
e
siĂšcle, Ă une Ă©poque ou le classicisme français et lâapport
dâIngres sâĂ©tiolaient en dâultimes efflorescences.
LâomniprĂ©sence de lâEtat
Cabanel, archétype du peintre académiste, est à lui seul une véritable insti-
tution. Xavier Dejean, alors conservateur du MusĂ©e Fabre, Ă©crivait en 1975: âLe
phĂ©nomĂšne du peintre officiel sâaccomplit en lui presque Ă lâĂ©tat purâ. Tout y est, de
la naissance dans une famille pauvre et peu ouverte aux choses de lâArt, aux
obsĂšques quasi nationales, en passant par lâomniprĂ©sence de lâEtat, auquel Alexandre
Cabanel sera redevable toute sa vie.
Une premiĂšre bourse, obtenue en 1834, lui permet dâentrer Ă lâEcole des
Beaux-arts de Montpellier, premiĂšre Ă©tape avant lâEcole des beaux-arts de Paris qui
lâaccueille en 1840. Le Second Grand Prix de Rome, en 1845, lui ouvre les portes
de la Villa MĂ©dicis oĂč il restera jusquâen 1851. Câest toujours Ă lâEtat que Cabanel
est redevable des commandes officielles, de son enseignement Ă lâEcole (en 1886,
112 des artistes prĂ©sents au Salon affirmaient ĂȘtre ses Ă©lĂšves) et de sa prĂ©sence
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Communications présentées en 2009
constante aux Salons oĂč il sera 17 fois membre du jury entre 1868 et 1888. Sa
carriĂšre sâĂ©tend de 1843, date de son entrĂ©e en loge pour le concours de Rome, Ă sa
mort en 1889. Elle sâinscrit entre le rĂšgne de Louis-Philippe et la III
e
RĂ©publique.
Câest toutefois le Second Empire qui a vu naĂźtre et grandir la cĂ©lĂ©britĂ© de âMonsieur
Cabanelâ. (Fig. 1).
Une carriĂšre âexemplaireâ
Nous allons voir maintenant les grandes étapes du déroulement de cette
carriĂšre, tout en essayant de dĂ©finir lâĂ©volution de la peinture de Cabanel, dâun classi-
cisme fortement influencĂ© par Poussin, David et Ingres Ă lâAcadĂ©misme.
Câest dans la âmaison Margueriteâ, au faubourg Figuerolles, oĂč son pĂšre,
Pierre Jean Cabanel, menuisier, avait son atelier, que naquit, le 28 septembre 1823,
Ă minuit, Alexandre, sixiĂšme enfant dâune famille qui comptait dĂ©jĂ quatre garçons
et une fille. A onze ans, il entre Ă lâEcole des Beaux-arts de Montpellier, dans la
classe de dessin du portraitiste Charles Matet.
Son premier autoportrait est daté de 1836. Cabanel a alors 13 ans. Paul
Gauguin, qui visite la collection Bruyas en compagnie de Vincent Van Gogh le
21 dĂ©cembre 1888, dira de son auteur quâil Ă©tait â... joli garçon comme un merlan...â.
Il faut, bien sĂ»r, redonner au mot âmerlanâ, le sens quâil avait Ă lâĂ©poque, celui de âŠ
âgarçon coiffeurâ ! Mais il faut aller au-delĂ des apparences et suivre Philippe Bordes
(Catalogue de lâexposition
Courbet Ă Montpellier
, 1985) : âen peignant ce tableau,
Cabanel déclare à un entourage familial parfois inquiet de son avenir et totalement
Ă©tranger au monde des arts que sa dĂ©cision de se consacrer Ă la peinture est priseâ.
Souffrant prĂ©cocement dâune maladie pulmonaire, le jeune Alexandre effectue
en 1838 un bref séjour en Algérie, chez le docteur Trolard, dont il exécute un portrait
datĂ© du 3 juin. LâannĂ©e suivante Cabanel obtient, au concours la Bourse de Paris Son
frĂšre BarthĂ©lĂ©my lâaccompagne dans la capitale. En 1840, il entre Ă lâEcole des
beaux-arts et suit en mĂȘme temps les cours particuliers de François Picot, auprĂšs de
qui il avait été recommandé par le botaniste Auguste de Saint-Hilaire.
Les années romaines
Mais sa véritable carriÚre commence en 1843 avec
Cincinnatus recevant les
envoyés du Sénat chargé de lui remettre les insignes de la dictature (
Fig. 2),
aujourdâhui au MusĂ©e Fabre, tableau composĂ© en loge pour lâobtention du Prix de
Rome. Cabanel Ă alors 20 ans. Le
Cincinnatus
... tĂ©moigne dâune trĂšs grande maĂźtrise
de la peinture et dâune rĂ©elle influence de lâart classique français, en particulier de
Poussin. LâannĂ©e suivante, le Salon accueille
Lâagonie du Christ au Jardin des
oliviers
, conservĂ© maintenant au presbytĂšre de lâĂ©glise Saint-Roch, Ă Montpellier,
premier succĂšs public du jeune peintre et aussi sa premiĂšre vente : la toile lui
rapporte 500 francs.
Il obtient en 1845 le Second Grand Prix de Rome (ex-aequo avec François-
LĂ©on BĂ©nouville), avec un
Jésus dans le prétoire
qui lui ouvre, par dérogation
spĂ©ciale et sur intervention du SecrĂ©taire perpĂ©tuel de lâAcadĂ©mie des Beaux-Arts et
du ministre de lâInstruction publique, les portes de la Villa MĂ©dicis. Il reste en Italie
jusquâen 1851, y copie les maĂźtres, en particulier Michel-Ange et RaphaĂ«l. Cabanel
rencontre Alfred Bruyas, alors ùgé de 25 ans, lors de son séjour romain de 1846, et
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les deux MontpelliĂ©rains se lieront dâamitiĂ©. Le peintre exĂ©cutera le portrait du
mĂ©cĂšne et lui fera don, Ă lâissue de son sĂ©jour italien, dâun dessin, un portrait de
Madame Bruyas MĂšre.
AndrĂ© Joubin, conservateur du MusĂ©e Fabre, rattachait le portrait dâAlfred
Bruyas Ă la tradition davidienne mais estimait, cependant, que âni le peintre ni le
modĂšle nâavaient Ă ce moment une personnalitĂ© assez accusĂ©e pour que de ce premier
contact pu sortir un chef-dâĆuvreâŠâ. ThĂ©ophile Sylvestre jugeait le tableau âfort
mauvaisâ et Delacroix, en 1853, dira non sans ambiguĂŻtĂ© : âMonsieur Cabanel a du
sentiment...â. Ce nâest pas, en effet, le meilleur des dix-sept portraits du mĂ©cĂšne et
il se situe loin derriĂšre la figure superbe et sensible quâen a donnĂ© Delacroix. Il ne
reprĂ©sente quâun jeune dandy sur un fond de paysage oĂč lâon reconnaĂźt les jardins de
la Villa BorghÚse. Plus tard, Cabanel fréquentera le salon de Bruyas dans son hÎtel
de la Grandârue. Peut-ĂȘtre, comme le pense notre confrĂšre François-Bernard Michel,
y a-t-il rencontrĂ© Bazille, qui nâavait que la rue Ă traverser.
Il brosse surtout en Italie quelques toiles trĂšs prometteuses, presque toutes
acquises aussitÎt par le mécÚne montpelliérain :
Lâange dĂ©chu, AlbaydĂ©
,
La
Chiaruccia
,
Oreste ou le soldat de Marathon
(Béziers, Musées des beaux-arts),
Un
penseur, jeune moine romain
,
Saint Jean-Baptiste
, la
Mort de MoĂŻse
... autant
dâĆuvres fortes et porteuses dâun talent rĂ©el et nouveau qui allait, hĂ©las !, sâĂ©tioler
rapidement. Alfred Bruyas, cependant, ne sây trompera pas, qui en fera immĂ©dia-
tement lâacquisition.
Lâange dĂ©chu,
exécuté en 1846-1847, est le second envoi de Rome de
Cabanel. Le mĂȘme thĂšme avait Ă©tĂ© traitĂ© deux ans auparavant par Octave Tassaert et
Alfred Bruyas disait de lâĆuvre : âCette opposition de bonheur qui rappelle Ă Satan
sa gloire passĂ©e est Ă peu prĂšs le sujet du tableauâ.
LâAlbaydĂ©
(1848) (Fig. 3), dâaprĂšs
Les Orientales
de Victor Hugo (
Les tronçons
du serpent
), portrait dâun jeune modĂšle (âplutĂŽt perversâ Ă©crira Xavier Dejean, âune
juive du Transtevereâ selon Louis Gillet), est une Ćuvre nettement influencĂ©e par
Ingres qui, justement, était directeur de la Villa Médicis au moment du séjour romain
de Cabanel. Une impression de âmorbidesseâ se dĂ©gage de ce portrait de femme Ă
lâexpression vague et, selon lâexpression de François-Bernard Michel, âaux yeux
Ă©teintsâ. Pourtant, Cabanel Ă©crivait Ă Bruyas : âque [le tableau] est ce quâon peut
imaginer de plus ardent, de plus asiatique dans sa finesse et sa pudeurâŠâ. Il faut
noter ici la grande maĂźtrise du dessin et la transparence des chairs et du tissu et les
tons verts et rouges, déjà acides, annonçant ceux que le peintre emploiera plus tard
dans des compositions plus théùtralisées.
La mĂȘme annĂ©e, Cabanel peint lâun des modĂšles de lâAcadĂ©mie de France Ă
Rome, une jeune femme appelée la Chiaruccia
,
la âpetite Chiaraâ, nous dirions la
âpetite Claireâ. (Fig. 4). La peinture dĂ©note Ă©galement une rĂ©elle maĂźtrise du mĂ©tier
et une évidente rigueur dans la composition. Il faut remarquer la grande qualité des
feuillages et des ombres et surtout celle du paysage italien Ă lâarriĂšre plan, traitĂ© Ă la
maniĂšre des paysages romains de Poussin ou encore de Corot, antĂ©rieurs dâune
dizaine dâannĂ©es Ă ceux de Cabanel, avec ses douces tonalitĂ©s beiges, les formes
nettes et solides. Jean PallarĂšs pouvait Ă©crire en 1993, dans
La Rencontre
(la revue
des Amis du MusĂ©e Fabre) : â⊠nous resteront pour notre plus grand plaisir une
merveilleuse corbeille de fleurs, une adorable main gauche, un paysage presque
cĂ©zannien et lâonctuositĂ© sensuelle de la pĂąteâŠâ.
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Communications présentées en 2009
1848, câest aussi lâannĂ©e de crĂ©ation dâ
Un penseur, jeune moine romain,
portrait (?) dâun jeune franciscain qui apparaissait plutĂŽt Ă Jules Laurens comme un
â
libre penseur, en pleine révolte contre le cloßtre
â. Le
Saint Jean-Baptiste prĂȘchant
dans le désert
, peint en 1849 (Fig. 5), a Ă©tĂ© envoyĂ© de Rome au Salon de 1850. Câest
une toile trĂšs forte, lâune des plus belles Ćuvres âromainesâ de lâartiste, par lâattitude
du personnage, la qualitĂ© du travail, lâexpression des visages, et la beautĂ© du paysage
de lâarriĂšre-plan.
On a dit de Cabanel quâil avait un âego surdimensionnĂ©â ! Il le fallait, en effet,
pour avoir donné ses propres traits à la figure de Dieu le PÚre dans la
Mort de MoĂŻse
!
Dans cette toile, lâinfluence de la
Vision dâEzĂ©chiel
, de Raphaël, est évidente.
LâĆuvre visible au MusĂ©e Fabre est une rĂ©plique ; lâoriginal est conservĂ© aux Etats-
Unis (Fig. 6).
Contraint de rentrer en France par la mort dâun de ses frĂšres, en 1851, Cabanel
nâa que 36 francs en poche et quelques portraits dans ses bagages. Il regagne bientĂŽt
Paris. Lâapprentissage est maintenant terminĂ©.
Une caricature de Joseph Bonaventure Laurens, intitulée
Cabanel retour de
Rome
(Fig. 7), nous montre un rapin aux dents longues, jeune lion bien disposé et
décidé à faire son chemin dans la peinture officielle et à en retirer fortune et
honneurs...
Câest cette volontĂ© de rĂ©ussite qui transparaĂźt dans le superbe
Portrait de
Monsieur Cabanel par lui-mĂȘme
, exécuté en Italie en 1849 (Fig. 8)., et conservé au
MusĂ©e Fabre. Le portrait figure dans le tableau dâAuguste-BarthĂ©lĂ©my Glaize,
Intérieur du cabinet de M. Bruyas.
La carriĂšre parisienne
A partir de 1852, il va mettre son mĂ©tier au service de lâEtat avec la
dĂ©coration du Salon des Cariatides de lâHĂŽtel de Ville de Paris. Il y exĂ©cute, Ă la
demande de lâarchitecte Lesueur et, semble tâil, avec lâaide de son camarade LĂ©on
BĂ©nouville, les allĂ©gories des Mois. Cette composition a disparu dans lâincendie de
lâĂ©difice en 1871, mais nous a Ă©tĂ© conservĂ© par les gravures dâAchille Jacquet et les
dessins du MusĂ©e Fabre. 1852, câest aussi lâannĂ©e de la
Velleda
du Musée Fabre,
inspirée par les
Martyrs
de Chateaubriand, qui lui valut la médaille de 2
e
classe au
Salon. Depuis cette date, la carriĂšre de Cabanel est donc essentiellement parisienne.
Mais il ne rompit jamais les attaches avec Montpellier, ni les liens familiaux ou artis-
tiques qui lâunissaient Ă sa ville.
Quelles ont été les relations de Cabanel avec sa ville natale depuis son départ
pour la capitale ? On sait quâil sĂ©journait Ă Montpellier, les premiĂšres annĂ©es,
presque chaque été et quelques paysages de la campagne montpelliéraine, essentiel-
lement des aquarelles et des gouaches, attestent de visites fréquentes au moins
jusquâen 1880. Il participait aussi rĂ©guliĂšrement aux expositions locales organisĂ©es
par la SociĂ©tĂ© des Amis des Arts ou la SociĂ©tĂ© Artistique de lâHĂ©rault dont il Ă©tait
prĂ©sident dâhonneur, par lâenvoi de portraits ou dâĆuvres prĂ©sentĂ©es au Salon, et le
prĂȘt de tableaux de la pĂ©riode âromaineâ provenant de la Galerie Bruyas. Il a Ă©tĂ©
dâautre part sollicitĂ© Ă deux reprises pour travailler Ă Montpellier mĂȘme. En 1851,
lâAbbĂ© Vinas, curĂ© de Notre-Dame des Tables souhaitait lui confier le tableau de
saint Firmin pour lâĂ©glise quâil Ă©tait en train de rĂ©nover. Deux ans plus tard, la
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commission chargĂ©e de la dĂ©coration du nouveau palais de Justice que construisait Ă
ce moment lâarchitecte Charles Abric lui confia les peintures de la Salle de la Cour
dâAssises. Ces projets nâeurent pas de suite, faute des crĂ©dits nĂ©cessaires.
Le
Portrait de Madame Paton
, américaine installée à Paris, marque, en 1852,
un nouveau tournant et le début de la véritable carriÚre parisienne de Cabanel, qui
installe son premier atelier rue de lâOratoire du Roule. Comme tous ses confrĂšres,
Cabanel a su trĂšs tĂŽt se crĂ©er une clientĂšle privĂ©e. A la suite de lâExposition
Universelle de 1855, NapolĂ©on III va se lancer dans lâacquisition personnelle
dâĆuvres dâArt. Lâempereur achĂšte en 1861 la
Nymphe enlevée par un faune
,
aujourdâhui au MusĂ©e de Lille et en 1863, pour 20.000 francs, la dĂ©sormais cĂ©lĂšbre
Naissance de VĂ©nus
(Fig. 9) que lâon peut voir au MusĂ©e dâOrsay, devenue le
symbole encore actuel du nu acadĂ©mique. Cette toile fut diversement accueillie : âLa
meilleure VĂ©nus du Salon, la VĂ©nus de Monsieur Cabanel, nâest pas un chef
dâĆuvre...â, Ă©crivit Emile Lambry. Huysmans nây voyait quâune âVĂ©nus Ă la crĂšmeâ,
Zola, âune sorte de pĂąte dâamande rose et blancheâ, et Maxime du Camp une
â
peinture bonne Ă faire des dessus de porte
â⊠Il est vrai quâau mĂȘme moment, Paul
de Saint-Victor y voyait â... un morceau de Dieu...â et Fernand Xau une â... Ćuvre
superbe et quasi gĂ©niale...â. La mĂȘme annĂ©e lâImpĂ©ratrice prĂ©fĂšre acquĂ©rir la
Perle
de la vague
, de Baudry. Mais
La Naissance de VĂ©nus
sera immédiatement gravée par
Flameng et, aujourdâhui encore, les reproductions de lâĆuvre en son entier ou les
détails des amours voletant au dessus de la déesse figurent en bonne place dans la
boutique du MusĂ©e dâOrsay.
Lâaristocratie, la bourgeoisie, le monde de la finance, les nombreux amĂ©ri-
cains, de passage ou installés à Paris, et qui achÚtent à la fois Bouguereau, Gérome,
Meissonnier, les peintres de lâEcole de Barbizon et, Ă partir de 1880, les impression-
nistes, multiplient les commandes de portraits, et de répliques des grandes composi-
tions de Cabanel exposĂ©es au Salon. Ces Ćuvres, en rĂ©duction ou en demi-grandeur,
rejoignent les salons français et Ă©trangers, mais surtout franchissent lâAtlantique.
Pour les collectionneurs moins fortunés, la reproduction, par la lithographie en parti-
culier, permettait dâobtenir et dâexposer chez soi, Ă moindre coĂ»t, des Ćuvres de
maĂźtres. Cabanel sâassocie Ă la Maison Goupil, de Bordeaux, pour la diffusion de son
Ćuvre par la gravure.
Lâaisance venue, il Ă©lit domicile, en 1854, au n° 17 de la rue de
La Rochefoucauld, non loin de lâatelier de Gustave Moreau. Il se tourne aussi
vers ceux qui surent si bien comprendre le fameux mot dâordre de Guizot :
âEnrichissez-vous !â. La nouvelle aristocratie, nĂ©e de la spĂ©culation sur les terrains
du Paris haussmanien, de lâextension du chemin de fer, de la Banque ou des grands
magasins, trouvera en Cabanel un de ses peintres attitrĂ©s. Louis de Laincel disait Ă
ce sujet, en 1865, que cette âalliance entre le GĂ©nie de lâIndustrie et celui des Beaux-
Arts, porte, par malheur, prĂ©judice Ă lâune des parties contractantesâ. Elle vaudra
cependant Ă Cabanel, en 1858, la commande du dĂ©cor de lâhĂŽtel que le banquier et
dĂ©putĂ© Isaac PĂ©reire venait de faire remanier par lâarchitecte Alfred Armand (n° 35
de la rue du Faubourg-Saint-HonorĂ©, aujourdâhui annexe de lâambassade de Grande-
Bretagne). Il y dispose, au plafond, les
Cinq Sens
et, sur les pendentifs, la
Poésie
lyrique, la PoĂ©sie lĂ©gĂšre, la Danse et lâEloquence
. Il complĂštera cet ensemble en
1864 avec six grands panneaux représentant les
Heure
s. Entre temps, en 1861,
Cabanel dĂ©corera le salon de lâhĂŽtel de Constant Say, le rĂ©novateur de lâindustrie
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Communications présentées en 2009
sucriÚre, (n° 14, place VendÎme, construit en 1704 par Jacques Jules Gabriel), avec,
au plafond, la grande composition du
RĂȘve de la vie
et
Les Quatre éléments
en
dessus-de-porte.
Le cursus honorum
Il ne manquait plus dĂšs lors Ă ce
cursus honorum
exemplaire (Cabanel avait
reçu, en 1855, les insignes de Chevalier de la LĂ©gion dâHonneur et sera promu au
grade dâOfficier en 1864 et Ă la dignitĂ© de Commandeur vingt ans plus tard) que
lâadmission Ă lâInstitut et lâenseignement Ă lâEcole des beaux-arts. Câest, pour
lâInstitut, chose faite en 1863, lâannĂ©e mĂȘme de la
Naissance de VĂ©nus
, et Cabanel
succĂšde sous la coupole Ă Horace Vernet. 1863, câest aussi lâannĂ©e de la rĂ©forme de
lâenseignement des beaux-arts. Trois ateliers seulement sont conservĂ©s, ceux de LĂ©on
GĂ©rome, dâIsidore Pils et de Cabanel, et cette rĂ©organisation entraĂźna une vive
rĂ©action des Ă©lĂšves, imprimĂ©e et rendue publique la mĂȘme annĂ©e Le 1
er
janvier de
lâannĂ©e suivante, il est nommĂ© professeur de Peinture, au traitement mensuel de 2400
francs. Lâatelier de Cabanel Ă lâEcole Ă©tait trĂšs recherchĂ© â nous avons recensĂ© Ă ce
jour 358 Ă©lĂšves â et on essayait de se faire recommander pour y entrer. Le peintre
Georges Dezeuze nous avait signalĂ© en son temps quâun prix Cabanel Ă©tait dĂ©cernĂ©
chaque annĂ©e Ă lâEcole des beaux-arts Ă lâĂ©lĂšve le plus assidu !
Selon Henri Gervex, âCabanel Ă©tait un professeur merveilleux. Il avait lâintel-
ligence large et, bien que peintre officiel de lâEmpire, il nâavait pas, comme on lâa
prétendu à tort, le dédain et cette animosité envers les jeunes ou les représentants des
autres Ă©coles quâon lui a tant reprochĂ©sâ. Il est vrai que, en qualitĂ© de vice-prĂ©sident
du jury du Salon de 1876, il avait refusé deux envois de Manet,
Le linge
et le
Portrait
de Marcellin Desboutin.
Pourtant, Henri Gervex et Antonin Proust, lâami de Manet,
rapportent que Cabanel est intervenu en 1881 en faveur du
Portrait de M. Pertuiset,
le chasseur de lions
prĂ©sentĂ© par Manet, en sâĂ©criant : âMessieurs, il nây en a pas un
parmi nous qui soit fichu de faire une tĂȘte comme ça en plein air !â. Antonin Proust
raconte ensuite, dans ses
Souvenirs
, la rencontre fortuite de Manet et de Cabanel au
restaurant Durand. Manet sâĂ©tant approchĂ© de Cabanel pour le remercier, une
courtoise discussion sâengage sur lâenseignement de la peinture en France et
Cabanel, qui qualifiait lui-mĂȘme son enseignement de âlibĂ©ralâ, conclut quâil Ă©tait
favorable Ă la crĂ©ation dâateliers libres en grand nombre.
DĂ©jĂ , en 1869, nous apprend une lettre dâAlfred Stevens Ă FrĂ©dĂ©ric Bazille, la
Vue de village
avait Ă©tĂ© reçue au Salon sur lâintervention de Cabanel et Bonnat.
Bazille fut trÚs étonné du soutien de son compatriote et ne lui en témoigna aucune
gratitude. Il Ă©crit Ă sa famille, dans une lettre du 9 avril 1869, â⊠jâai Ă©tĂ© dĂ©fendu,
Ă mon grand Ă©tonnement, par Cabanelâ.
Il faut bien dire maintenant un mot des relations, ou plutĂŽt de lâabsence de
relations, entre les deux peintres. Renoir demandait souvent Ă Bazille pourquoi il
peignait dans le groupe des peintres dissidents, alors quâil aurait pu trouver gloire et
fortune avec lâappui de Cabanel. La rĂ©ponse se situe dans une conception antino-
mique de la peinture entre les deux artistes et lâantipathie personnelle de Bazille pour
son compatriote fortuné. Car la fortune de Cabanel était considérable et une chanson
dâatelier, rapportĂ©e par François-Bernard Michel, le rappelle : â
Ah, ah, ah ! / Que la
vie serait belle, / Ah, ah, ah ! / Si jâĂ©tais Ca, / Si jâĂ©tais ba, / Si jâĂ©tais Cabanel !â
.
En 1876, le chroniqueur P. Véron dressera un terrible réquisitoire contre le peintre,
accusĂ© de mercantilisme : âCâest par le talent quâon commence / par le commerce
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Académie des Sciences et Lettres de Montpellier
quâon finitâ Ă©crivait-il en tĂȘte du chapitre quâil lui consacre dans
Les coulisses artis-
tiques
. Rappelons que le
Thamar et Absalon
du MusĂ©e du Luxembourg (aujourdâhui
au MusĂ©e ChĂ©ret de Nice) avait Ă©tĂ© acquis par lâEtat, lâannĂ©e prĂ©cĂ©dente, pour la
somme de 25000 francs.
Le jugement de Bazille sur Cabanel est, lui aussi, sans appel. En témoigne une
correspondance du 27 avril 1869 Ă son cousin Louis, collectionneur : âPour Dieu,
nâachĂšte pas de Cabanel, cet homme nâest pas nĂ© peintre, il nâa pas mĂȘme la force
dâexprimer la banalitĂ© de ses intentions, dit on, mais lâenfer en est pavĂ©. Jâaccorde
que ses tableaux sont propres, mais cela ne suffit pas. Jâirai demander le prix de sa
toile puisque tu le dĂ©siresâ.
En 1865, le
Portrait de Napoléon III
destiné au cabinet de travail de
lâImpĂ©ratrice au palais des Tuileries, vaut Ă Cabanel lâestime de lâEmpereur qui
lâinvite aux fameuses soirĂ©es de CompiĂšgne et aux rĂ©unions des Tuileries. Le peintre
figurait aussi parmi les hÎtes de la princesse Mathilde, lors des mercredi réservés aux
artistes dans son hĂŽtel de la rue de Berry. Toutefois, Cabanel ne devint jamais le
peintre de la cour impériale, la place étant solidement tenue par Wintheralter pour
les portraits officiels et Yvon pour les peintures de batailles. FrĂ©dĂ©ric Bazille Ă©crit Ă
sa mĂšre, le 5 mai 1865 :
âNotre compatriote Cabanel a fait un fort mauvais portrait
de lâEmpereur, ce qui ne lâa pas empĂȘchĂ© dâavoir la grande mĂ©daille dâhonneur
â.
On lui doit aussi les portraits de diverses dames de la cour dont le
Portrait de Mme
Carette
, dame dâhonneur de lâImpĂ©ratrice. Celle-ci lui commande en 1868 un
tableau,
Ruth revenant des champs
Un an auparavant, en 1867, câest lâExposition Universelle de Paris. Cabanel
présente à nouveau sa
Naissance de VĂ©nus
, quelques portraits, et surtout une âgrande
machine â, un immense
Paradis perdu
, dâaprĂšs lâĆuvre de Milton, commandĂ© en
1862 par Louis II de BaviĂšre pour le Maximilianeum Museum de Munich. Cette
Ćuvre, aujourdâhui disparue, valut Ă Cabanel la Croix de premiĂšre classe de BaviĂšre.
Là encore, Cabanel se serait inspiré de ses propres traits pour la figure de Dieu. Le
critique ThĂ©odore Duret a pu Ă©crire âIl y a dans ce tableau toutes les qualitĂ©s nĂ©ces-
saires pour en faire la suprĂȘme expression de lâart bourgeois. Mais la trace de la
vision poĂ©tique et de lâimagination y manque absolumentâŠâ
Avec le
Plafond de grand escalier du Pavillon de Flore
au palais des
Tuileries, que lui confie lâarchitecte Lefuel en 1869, Cabanel renoue avec la maniĂšre
française du XVIII
e
siĂšcle, dans lâesprit de Natoire ou de Coypel. Il y reprĂ©sente le
triomphe de la dĂ©esse sur un char dâor avec son cortĂšge aĂ©rien de muses, nymphes
et satyres. Le plafond, en cours dâexĂ©cution, disparaĂźtra au moment de la Commune.
Il en subsiste une Ă©tude trĂšs aboutie.
Les événements de 1871 poussent le peintre à partir pour Cannes et Florence
oĂč il rencontre lâambassadeur en Italie du Tsar Alexandre II de Russie. Un projet de
voyage Ă Saint-Petersbourg, oĂč le peintre aurait exĂ©cutĂ© les portraits du Tsar et de la
Tsarine Maria Alexandrovna, est alors envisagé mais ne put se concrétiser. De cette
courte période italienne, le peintre ramena quelques toiles : la
Giacomina
, un
Jeune
pifferaro couché sur un mur
, un
Portrait de jeune fille de la campagne au Moyen
Age
, la
Jeune fille Ă la colombe
, etc. Au mĂȘme moment, le peintre fait don aux
MusĂ©e des Offices dâun autoportrait pour la galerie des peintres modernes.
De retour Ă Paris en 1872, Cabanel sâinstalle, avec son frĂšre BarthĂ©lĂ©my et
son neveu Pierre, dans un hÎtel particulier donnant sur le Parc Monceau (n° 8, rue
Alfred-de-Vigny). La pĂ©riode qui suit est dâune Ă©tonnante fĂ©conditĂ©. Cabanel, entre
152
Communications présentées en 2009
1872 et 1878, exécute 29 portraits, la
VĂ©nus victorieuse
du Musée Fabre et
25 compositions, certaines sur des sujets bibliques, comme
Thamar et Absalon
(1875) dâaprĂšs le
Second Livre de Samuel
. Thamar Ă©tait la sĆur dâAbsalon. AprĂšs
son viol par son demi-frÚre Ammon, fils aßné de David, celui-ci est tué par Absalon).
Câest aussi, au cours de la mĂȘme pĂ©riode,
Samson et Dalila
,
Eve
ou le théùtral
Saint
Jean-Baptiste
, qui ne supporte pas la comparaison avec la premiĂšre version, celle de
1848.
Câest Ă©galement dans lâanecdote pseudo-historique du XV
e
siĂšcle florentin et
vénitien, inspirée de Boccace (
La Fiammeta
, 1875) ou de Dante, comme le
PoĂšte
florentin
ou
La Mort de Francesca de Rimini et de Paolo Malatesta
(dâaprĂšs le chant
V de lâ
Enfer
de la
Divine Comédie.
1870, MusĂ©e dâOrsay) (Fig. 10) que Cabanel
puisera souvent son inspiration : sa peinture plaisait parce quâelle âracontait un
histoireâ.
Boccace, Dante et aussi Shakespeare avec une
Ophélie
, dâaprĂšs
Hamlet
, des
scĂšnes du
Marchand de Venise
,
Othello et Desdémone
, ou enfin la
Muse italienne du
Moyen Age
, et une
Patricienne de Venise
, Ă la superbe robe de velours rouge de 1881
(Fig. 11), souvenir du séjour de Cabanel dans la cité des doges deux ans auparavant.
Il rĂ©alise surtout, au cours de la mĂȘme pĂ©riode les grands panneaux de la
Vie
de saint Louis
destinĂ©s au PanthĂ©on (Fig. 12), commandĂ©s Ă lâartiste par le Directeur
des beaux-arts, Philippe de ChenneviĂšres. LâĆuvre, commencĂ©e en 1874, sera
achevĂ©e en 1878 et prĂ©sentĂ©e alors Ă lâExposition Universelle. Elle se compose de
quatre grandes toiles :
Saint Louis enfant et Blanche de Castille
,
Saint Louis rendant
la justice et fondant les grandes institutions qui ont fait sa gloire
(2 panneaux),
Saint
Louis captif des sarrasins qui le demandent pour roi
. Il sâagit dâimages grandioses,
dâune rigoureuse construction, oĂč lâon remarque aussi quelques beaux morceaux, en
particulier le raccourci des corps et des mains venu de Michel-Ange.
Ces vastes compositions ont été soigneusement préparées par des esquisses et
surtout de trĂšs nombreux dessins, exactement 17 esquisses peintes et 165 dessins
recensés à ce jour. Le soin avec lequel Cabanel préparait chacun de ses portraits ou
chacune de ses compositions est étonnant : on a pu répertorier 58 dessins pour la
seule
Glorification de saint Louis
(Vincennes) et 23 pour le
Martyr chrétien
descendu dans une barque
de 1855 (Musée des beaux-arts de Carcassonne).
Cabanel, en effet, a été avant tout un merveilleux maßtre du dessin, reconnu
comme tel par la critique de son temps. Il en maĂźtrise toutes les techniques, apportant
un soin particulier au rendu des draperies, aux estompes, aux rehauts de gouache, de
lavis ou de blanc. Mais ces dessins prĂ©paratoires, dont on pouvait penser quâils
contiendraient plus de fougue, plus de libertĂ© dans lâexpression, sont eux aussi trĂšs
aboutis, dâune extrĂȘme correction, comme sâils ne devaient exister que pour eux-
mĂȘmes. La peinture achevĂ©e peut sembler nâĂȘtre quâun gigantesque dessin coloriĂ©. Il
nâen fut pas toujours ainsi et lâon doit se souvenir des accords acides de lâ
Albaydé
et du rendu sensuel des soieries qui lâenveloppent, du vĂȘtement rouge de la
Chiaruccia.
BientĂŽt, cependant, ce qui faisait le charme un peu glacĂ© de lâ
Albaydé
deviendra un systÚme, pour aboutir à une débauche de couleurs voyantes, à une
juxtaposition de tons contradictoires que peu de peintres acadĂ©mistes ont poussĂ© Ă
ce point. En 1875, ArsĂšne Houssaye sâĂ©criait devant le
Thamar et Absalon
: âQuelle
orgie de rose, de vert clair, de vert Ă©meraude, de vert bleu, de jaune, de violet,
153
Académie des Sciences et Lettres de Montpellier
dâorange, un vĂ©ritable arc-en-ciel !â. (Fig. 13). Un autre critique, MĂ©nard, dĂ©nonçait
dans la
Mort de Francesca de Rimini et Paolo Malatesta
les âcouleurs voyantes dont
la vivacitĂ© nuit Ă lâunitĂ© dramatique...â.
Lâ âĂ©rotismeâ cachĂ© de Monsieur Cabanel
La
VĂ©nus victorieuse
, comme la
Naissance de VĂ©nus
de 1863, et plus tard la
PhĂšdre
du MusĂ©e Fabre, montre que Cabanel nâa pas Ă©tĂ© un chantre trĂšs convaincant
du nu fĂ©minin, quâil nâa pas âsenti la chairâ comme aurait dit Diderot. Il vendait Ă
sa clientĂšle attitrĂ©e ce quâelle demandait, du salace, de la âchair fraĂźcheâ mais
âidĂ©alisĂ©eâ et assagie au travers de la mythologie ou de la Bible.
Son érotisme, pourtant réel bien que diffus dans
LâAlbaydĂ©
, est purement
conventionnel. On ne retrouve en aucune façon la sensualité qui émane des peintures
de Boucher ou des sculptures de Clodion dont Cabanel pouvait se réclamer mais dont
il resté tout aussi éloigné que du
DĂ©jeuner sur lâherbe
de Manet ou surtout des
Baigneuses
de Courbet, ces âvrais femmes, mĂ»res et adipeuses, patinĂ©es par la vie et
les grossessesâ savoureusement dĂ©crites par François-Bernard Michel. Les femmes
de Cabanel, si lâon excepte, bien sĂ»r, certains portraits, ne sont, selon le mot dâune
ancienne conservatrice du MusĂ©e Fabre, Marie-Pierre Foissy, que âdes objets
cotonneux et prĂ©cieuxâ. A propos de Courbet, nous sommes aussi trĂšs loin, devant
ces nuditĂ©s roses soigneusement Ă©pilĂ©es, de lâinsolente cruditĂ© de
lâOrigine du
monde
, peinte en 1866, dix ans avant la pĂąle et fade
VĂ©nus victrix
de Montpellier.
Nous sommes loin aussi, pour rester chez le maßtre, de la saine et robuste sensualité
de la Chiaruccia.
En fait, lâĂ©rotisme chez Cabanel existe bien â Castagnary lâavait affirmĂ© en
1877 : âIl ne se soutient plus que par la recherche de lâĂ©rotismeâ Ă propos de
LucrĂšce
et Sextus Tarquin
prĂ©sentĂ© au Salon - mais il sâexprime Ă travers certaines conven-
tions qui ne trompaient personne: la blancheur des chairs féminines (Albaydé, Vénus,
la Nymphe enlevĂ©e...), les attitudes alanguies Ă lâextrĂȘme (Thamar, PhĂšdre...), les
longs cheveux dénoués (PhÚdre, Thamar...), et surtout le cerne noir autour des yeux
que notera avec soin Valéry (Vénus, Eve...). En fait, cet érotisme est plus diffus
quâapparent et une analyse en profondeur des thĂšmes de prĂ©dilection du peintre serait
tout Ă fait instructive Ă cet Ă©gard, plus rĂ©vĂ©latrice, en tout cas, que les Ćuvres
achevĂ©es elles-mĂȘmes (Thamar, LucrĂšce, PhĂšdre, par exemple...).
Cabanel chez Euripide
Les dix années précédant sa mort sont également trÚs fécondes. Cabanel
brosse une derniĂšre version de
PhĂšdre,
commencĂ©e en 1879, dâaprĂšs lâ
Hyppolite
porte-couronne
dâEuripide (vers 131-140) et sans aucun doute aussi la tragĂ©die de
Racine (Fig. 14). Dans une lettre adressée à Ernest Michel, conservateur du Musée
Fabre, le 23 juin 1880, il estimait cette Ćuvre, peinte spĂ©cialement pour le MusĂ©e de
Montpellier, âau nombre de ses meilleuresâ, ajoutant âCâest un morceau capital que
je veux faire exprĂšs pour vousâ.
ExtrĂȘmement cĂ©lĂšbre en son temps
, PhĂšdre
, cette âbelle brune enveloppĂ©e de
voiles transparentsâ, ravagĂ©e par son amour interdit, a cependant Ă©tĂ© sĂ©vĂšrement
jugée par la critique contemporaine. Une caricature du
Salon comique
Ă©tait ainsi
lĂ©gendĂ©e : âPrise de migraine Ă la suite du rĂ©cit de ThĂ©ramĂšne, PhĂšdre Ă©prouve de
violentes nausĂ©esâ. Albert Wolff Ă©crivait dans le Figaro-salon du 15 septembre
154
Communications présentées en 2009
1883 : âIl y a entre Euripide et Monsieur Cabanel un malentendu qui ne cessera pas
de sitĂŽt. Ils ne se comprennent pas et comme Euripide nâest pas un homme Ă cĂ©der,
il est Ă craindre que la querelle ne continue encore pendant un grand nombre de
salons Ă venirâ.
Paul Valéry a, non sans une certaine ironie, résumé le sentiment général dans
Les chefs-dâĆuvre du MusĂ©e Fabre
(1939) : âUne PhĂšdre expirante, les yeux trĂšs
bien cernĂ©s, due Ă Cabanel et par lui couchĂ©e sur un lit dâivoire de la plus exquise
distinction intĂ©ressait tous les ĂȘtres sensibles. On admirait lâextrĂȘme fini du dĂ©tail et
la prĂ©cision Ă©lĂ©gante des accessoires qui meublaient le dĂ©cor dâun dĂ©sespoir mortelâ.
Le visage de PhĂšdre serait en fait le portrait de Jeanne PĂ©reire, la femme du
banquier parisien dont Cabanel avait dĂ©corĂ© lâhĂŽtel particulier en 1858-1859. Il faut
noter la qualité des blancs et des jaunes du tissu dont PhÚdre est voilée et le soin
archéologique et ingresque avec lequel Cabanel dessinait les éléments de mobilier,
sâinspirant pour cela des nombreuses gravures et photographies illustrant les
ouvrages dâarchĂ©ologie de son temps. La panoplie du guerrier grec suspendue sur le
mur, accessoire décoratif, peut aussi évoquer la mémoire de Thésée absent (Pierre
Sauzeau). On retrouve aussi, dans la PhĂšdre de Montpellier, toute la science du
raccourci que le peintre avait appris en copiant Michel â Ange, un travail savoureux
des blancs, et ce ton vert Ă©meraude dont il aimait, par un coup de lumiĂšre, Ă©clairer
certains détails, comme ici la ceinture de la servante de PhÚdre.
Les derniers honneurs
Quelques jours avant sa mort, Cabanel signe lâensemble des dessins et des
esquisses restés dans son atelier. Il meurt le 23 janvier 1889, à minuit. Les obsÚques
eurent lieu le 27 janvier à Saint-Philippe-du-Roule. La dépouille embaumée parvient
le lendemain Ă Montpellier oĂč un dernier hommage officiel lui est rendu avant lâinhu-
mation au cimetiĂšre Saint-Lazare. Un nouveau tombeau, Ćuvre de lâarchitecte Jules
Formigé et du sculpteur Marius Mercié, sera construit en 1892.
De tous les peintres académistes, Cabanel fut à la fois le plus adulé du public
et le plus critiquĂ©. Nous lâavons vu Ă propos de la
Naissance de VĂ©nus
. Le silence
total de Baudelaire en dit aussi long que la mordante ironie de Champfleury, lâauteur
de la
Comédie académique
, et surtout de Jules-Antoine Castagnary, âcritique dâart
rĂ©publicainâ (ainsi le dĂ©signe une thĂšse rĂ©cente), fervent admirateur de Courbet, qui
ne manquait jamais, dans ses comptes rendus des Salons, une occasion de poursuivre
le peintre avec un fĂ©roce acharnement. (NâĂ©crivait-il pas, Ă propos du Salon de 1866 :
âCabanel sâest abstenu. Le Salon nâen souffre pas, au contraire !â ?). On le voit, les
critiques contemporains, dans leur ensemble, paraissent avoir vu trÚs vite le défaut
de la cuirasse et beaucoup dâĂ©loges nâallaient pas sans contrepartie. Les caricatures
de lâĂ©poque en tĂ©moignent Ă©galement.
Prisonnier dâun systĂšme dans lequel il sâĂ©tait lui-mĂȘme laissĂ© volontairement
enfermer, Cabanel pouvait-il comprendre la peinture des autres, celle qui Ă©chappait
au cĂ©nacle institutionnel ? On a rĂ©pĂ©tĂ© quâil dĂ©testait Manet, mais on a dit aussi quâil
aurait Ă©tĂ© favorable, en 1865, Ă lâadmission de lâ
Olympia
au Salon, dĂ©clarant mĂȘme,
mais cela est sans doute trop beau pour ĂȘtre vrai : âIl nâest pas un de nous qui soit
capable de peindre un morceau pareil !â. (Souvenons nous quâune semblable excla-
mation lui avait été attribuée en 1881 devant le
Portrait de M. Pertuiset
, du mĂȘme
Manet !). En 1869, nous lâavons vu, il dĂ©fendra, avec Bonnat, FrĂ©dĂ©ric Bazille. Plus
155
Académie des Sciences et Lettres de Montpellier
tard, contre lâavis de GĂ©rome, il encouragera Aristide Maillol Ă peindre. Il est moins
sĂ»r quâil ait soutenu Renoir en 1865. Il eut Ă©tĂ© fort instructif de connaĂźtre le sentiment
de Cabanel sur la peinture de son temps. Il est resté, hélas !, dans sa correspondance,
Ă©trangement muet sur le sujet.
Un portraitiste mondain, témoin du Second Empire
Que reste tâil aujourdâhui de cette production extrĂȘmement abondante ?
Beaucoup plus quâil nây paraĂźt et le nouvel accrochage des peintures du XIX
e
siĂšcle
au MusĂ©e Fabre a rĂ©vĂ©lĂ© les quelques Ćuvres fortes de la pĂ©riode romaine que nous
avons vu au début de cet exposé. Il faut y ajouter un certain nombre de dessins et
surtout de portraits. Car il faut reconnaĂźtre que Cabanel, capable de brosser en
25 jours trois portraits de commande, a été avant tout un infatigable portraitiste et
pour cela il reste un des principaux artistes témoins de la Société du Second Empire
et de la fin du XIX
e
siĂšcle, avec ses modes et ses richesses soigneusement mises en
évidence. Le tiers de sa production recensée est consacré au portrait, soit plus de
180 Ćuvres.
Coqueluche dâune clientĂšle essentiellement fĂ©minine, Cabanel avec un exquis
raffinement, excellait dans le rendu du poli et de la pĂąleur des chairs, mis en valeur
par un fond neutre et uniforme, la restitution du brillant des fourrures et des bijoux,
lâaccentuation volontaire de la distinction naturelle du modĂšle, afin de gommer ce
que le visage pouvait avoir dâimparfait ou de vieillissant comme sur le
Portrait de
la comtesse de Keller
, peint en 1873, aujourdâhui au MusĂ©e dâOrsay... Tous ces
portraits, mĂȘme les plus hĂątivement brossĂ©s en apparence Ă©taient soigneusement
préparés par un grand nombre de croquis.
Cependant, les figures masculines Ă©chappent Ă ces conventions. On trouve sur
les portraits dâhommes une rĂ©elle acuitĂ© dans le dessin, davantage de vĂ©ritĂ© dans le
rendu des visages et des regards, une maniÚre de peindre plus large, dépourvue de
cette âfinesse maladiveâ qui, pour ses portraits fĂ©minins, lui fut tant reprochĂ©e
(
Portrait de Lucas
, au Musée de Baltimore, 1873,
Portrait dâAlfred Armand
...). Ces
mĂȘmes qualitĂ©s sont perceptibles dans les huit autoportraits connus, et les portraits
des familiers ou amis montpelliĂ©rains du peintre : sa belle-sĆur Françoise Cabanel,
Alfred Bruyas, etc.
Il reste surtout le splendide
Portrait de Madame MarĂšs
(1851) (Fig. 15), jeune
veuve de 28 ans, Ćuvre commandĂ©e au lendemain du sĂ©jour de Cabanel Ă Rome,
avec dâautres portraits de la mĂȘme famille, LĂ©on, Henri et Mademoiselle MarĂšs.
Sensible et vigoureuse, lâĆuvre appartient Ă la grande sĂ©rie des portraits montpelliĂ©-
rains, ceux des niĂšces de lâartiste, Berthe et Sophie, figurĂ©es en 1872 avec rĂ©alisme
mais aussi beaucoup de tendresse, et le trĂšs beau
Portrait de Pierre Cabanel
, son
neveu et élÚve, exécuté en 1883, que le peintre gardait précieusement dans son atelier
et montrait avec orgueil à ses visiteuses. (Musée Fabre).
En guise de conclusion...
Cabanel fut-il oubliĂ© aprĂšs sa mort ? Les citations de ses Ćuvres et les
jugements, mĂȘme sĂ©vĂšres, portĂ©s sur elles dans beaucoup dâouvrages antĂ©rieurs Ă
1970 montrent que non. Pour le grand public, en tout cas, la
PhĂšdre
resta longtemps
pour nombre de visiteurs du MusĂ©e Fabre le symbole du âgrand artâ et AndrĂ© Joubin,
conservateur du musĂ©e, affirmait encore en 1939 que lâon ne cessait dâen rĂ©clamer
156
Communications présentées en 2009
au gardien des photographies. Il y a encore trĂšs peu de temps la
PhĂšdre
accueillait
les visiteurs dans le hall du Musée Fabre aprÚs en avoir longtemps fermé la
perspective de la Grande Galerie. Le fait dâavoir consacrĂ© au peintre, dans le nouveau
Musée Fabre, une salle entiÚre est révélateur de cette nouvelle mise en perspective
de son Ćuvre. Enfin, la ârĂ©habilitationâ de âMonsieur Cabanelâ va se poursuivre
avec lâexposition rĂ©trospective qui doit ĂȘtre prĂ©sentĂ©e au MusĂ©e Fabre au cours de
lâĂ©tĂ© 2010.
Je voudrais terminer cet exposé en lançant auprÚs de vous un appel. Je
poursuis depuis quelque temps dĂ©jĂ lâĂ©tablissement du catalogue de lâĆuvre
dâAlexandre Cabanel, en vue dâune publication. Si vous possĂ©dez des toiles,
esquisses ou dessins de ce peintre, ou si vous en connaissez lâexistence, câest avec
joie que jâaccueillerai tous les renseignements utiles.
Je vous remercie pour votre attention.
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1970, p. 505-528 (
Les peintres Fabre, Cabanel et Bazille
). (Alexandre Cabanel, p. 518 â
521). Manuscrit. [MĂ©diathĂšque Centrale dâAgglomĂ©ration Emile Zola, Montpellier, 25661
(46)].
- Jacques THUILIER,
Peut-on parler dâune peinture âpompier ?â
. Paris, P.U.F. 1984.
- Claude VENTO (VIOLETTE, Mlle de LAINCEL),
Les peintres de la femme
. Paris, Dentu,
1888, p. 167-212.
- P. VERON,
Les coulisses artistiques
. Chap. XVI,
Cabanel
. Paris, Dentu, 1876, p. 161-169.
159
Académie des Sciences et Lettres de Montpellier
Fig. 1 - Alexandre Cabanel
par Nadar (v. 1863).
Fig. 2 -
Cincinnatus recevant les ambassadeurs
chargés de lui porter les insignes de la dictature
(1843).
Montpellier, Musée Fabre.
160
Communications présentées en 2009
Fig. 3 -
LâAlbaydĂ©
(1848).
Montpellier, Musée Fabre.
Fig. 4 -
La Chiaruccia
(1848)
.
Montpellier, Musée Fabre.
Fig. 5 -
Saint Jean-Baptiste
prĂȘchant dans le dĂ©sert
(1849)
Montpellier, Musée Fabre.
Fig. 6 -
Mort de MoĂŻse
(1851).
Montpellier, Musée Fabre.
161
Académie des Sciences et Lettres de Montpellier
Fig. 7 - Caricature
de J.-J. Bonaventure Laurens,
Cabanel retour de Rome
(v. 1851).
Montpellier, MĂ©diathĂšque Centrale
dâAgglomĂ©ration Emile Zola (?).
[En 1962, ce document était conservé
Ă la BibliothĂšque Municipale de
Montpellier, sĂ©rie des âportefeuilles
dâAlbenasâ, portefeuille Cabanel].
Fig. 9 -
Naissance de VĂ©nus
(1863). Paris, MusĂ©e dâOrsay.
Fig. 8 -
Autoportrait
(1849).
Montpellier, Musée Fabre.
162
Communications présentées en 2009
Fig. 10 -
Mort de Francesca de Rimini
et Paolo Malatesta
(1870).
Paris, MusĂ©e dâOrsay.
Fig. 11 â
Patricienne de Venise
,
v. 1879.
Lieu de conservation inconnu.
163
Académie des Sciences et Lettres de Montpellier
Fig. 12 -
La vie de saint Louis
.
DĂ©coration pour le PanthĂ©on de Paris (1874 â 1878).
Fig. 13 -
Thamar et Absalon
(1875). Nice, Musée Chéret.
164
Communications présentées en 2009
Fig. 14 â
PhĂšdre
(1880). Montpellier, Musée Fabre.
Fig. 15 -
Portrait de Madame MarĂšs
née Bidreman
(1851).
Montpellier, Musée Fabre.