NELSON MANDELA,GUERISSEUR ET CHEF D'ETAT PREMIERS RESULTATS:L'ANC BIEN SUR BLANCS ET NOIRS,TOUS EGAUX LA VICTOIRE EN CHANTANT...

BRAECKMAN,COLETTE; SPRANG,FREDERIQUE

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Lundi 2 mai 1994

Nelson Mandela, guérisseur et chef d'Etat

Il personnifie le miracle sud-africain. Nelson Mandela s'apprête à présider aux destinées d'un pays réconcilié.

JOHANNESBURG

De notre envoyée spéciale

Le week-end dernier, l'Afrique du Sud traumatisée par les bombes, s'attendait au pire. Une semaine plus tard, le pays semble miraculé. La violence se réduit à quelques incidents isolés, Blancs et Noirs se sourient. Les premiers sont ébahis de l'attention bienveillante que le monde porte désormais à leur pays. Eux, si longtemps boycottés, isolés à l'extrême pointe du continent africain, n'en reviennent pas d'être au coeur de ce ballet d'observateurs, de personnalités.

Dans dix jours, ce sera pire encore. Pour la prestation de serment de Nelson Mandela, le 10 mai, on attend 130 délégations étrangères, dont, à ce jour, une cinquantaine de chefs d'État! Les Africains, quant à eux, sont transformés.

À Soweto, les murs tiennent encore le langage du passé: Une balle pour chaque traître. Mais les jeunes, eux, saluent amicalement les étrangers. Zondi, un musicien qui naguère ne pouvait jouer pour les Blancs ou les métisses assure qu'il va oublier, pardonner. Nous partageons la bière pendant que son petit garçon de 4 ans joue... à voter pour Mandela.

Mandela. Dans cette société malade de l'apartheid, blessée par tant d'injustices, il apparaît véritablement comme un guérisseur. En se dirigeant vers l'isoloir, les vieilles gens mumuraient son nom et rien d'autre. À Soweto, Sipho, 20 ans, passe avec respect devant une vaste maison vide: C'est la demeure que Winnie avait construite pour lui. Après sa libération, il a refusé d'y habiter, assurant que c'était trop luxueux pour lui. Aujourd'hui encore, Mandela assure que c'est pour des raisons de sécurité uniquement qu'il résidera dans une demeure officielle. Pour Sipho, pour Colin, Mandela, c'est «ntata», le vieil homme, le vieux père. Quand il est là, qu'il revient de voyage, dit Colin, nous sommes rassurés, nous savons qu'il veille sur nous. Colin, 20 ans lui aussi et un passé de militant, voue à Mandela une confiance totale: Il ne vit que pour nous...

Le héros des townships, celui dont il était interdit de prononcer le nom durant ses 27 ans de prison, les Blancs le découvrent. Les journaux détaillent les chemises de couleur qu'il portait durant la campagne électorale et l'élégance de ses costumes, s'extasient devant sa franchise et sa simplicité.

LA MÉTHODE MANDELA

On découvre la méthode Mandela: le «guérisseur» est à la fois un chef d'État moderne entouré de cadres compétents - qui discute économie avec le Fonds monétaire, la Banque mondiale, s'entretient régulièrement avec les hommes d'affaires nationaux et étrangers - et un véritable chef d'État africain, qui associe l'autorité et la volonté de consensus. Interrogé sur la composition de son futur gouvernement, Mandela assure que c'est lui seul qui déterminera qui sera son premier vice-président, Frederik de Klerk étant assuré de la seconde place. Si, désireux de ne pas s'aliéner les 100.000 membres des forces de police et de sécurité, il envisage l'amnistie pour les crimes commis durant l'apartheid, Mandela entend aussi impérativement désarmer la nation et contrôler l'usage des armes à feu. Quant à la discipline au sein du gouvernement, il se fait fort de l'assurer.

L'autorité quasi naturelle qui se dégage de Nelson Mandela surprend moins l'opinion blanche que sa volonté de conciliation. La méthode Mandela, en cela profondément africaine, est de ne laisser personne hors jeu. Il entend intégrer toutes les composantes de cette société profondément divisée par l'apartheid. Ainsi, c'est lui et lui seul qui a réussi à convaincre Buthelezi de participer aux élections et pour cela il a rencontré le roi des Zoulous, Goodwill Zwelithini. Donnez-moi une heure avec lui, avait dit Mandela. En une heure, le chef des Zoulous fut rassuré quant à son statut personnel et au sort qui serait réservé à la monarchie. Il comprit qu'en suivant Buthelezi, il risquait de tout perdre...

Mandela n'entend même pas exclure l'extrême droite blanche du processus politique: Il faut qu'ils puissent s'exprimer. Il promet que son gouvernement d'unité nationale inclura non seulement Frederik de Klerk, mais aussi ses plus coriaces adversaires, le général Viljoen du Freedom Front et Buthelezi lui-même. Seul son rival d'extrême gauche, le PAC («Panafrican Congress»), sera peut-être exclu du gouvernement. Le PAC défend l'idée d'un gouvernement noir radical et s'oppose à la collaboration avec les Blancs, alors que Mandela, sorti de prison sans une once de rancoeur, est considéré par les siens comme un autre Gandhi.

UN VIEIL HOMME TRANSFIGURÉ

Alerte, le regard vif, Mandela ne fait pas son âge et le bonheur par instants le transfigure. Mais chacun se demande combien de temps ce vieil homme, usé par la souffrance et la lutte, pourra tenir la barre. L'intéressé lui-même n'élude pas la question. Dans ce pays, il y a des précédents: Smuts avait plus de 60 ans quand il devint président, Malan fut président jusqu'à 80 ans. Quant à moi... il me reste au moins cinq ans. Peu désireux de parler de lui-même et de ses états d'âme, Mandela préfère souligner la qualité de ses collaborateurs en ajoutant: De toute façon, les chefs apparaissent et disparaissent, c'est l'organisation qui compte.

À l'issue de cette semaine magique, l'Afrique du Sud éblouie découvre qu'elle dispose de leaders d'envergure. Mais il y a plus important encore: la patience, la dignité des électeurs a été telle que chacun sait désormais que si Mandela est un grand homme, il dirige aussi un grand peuple.

COLETTE BRAECKMAN

Premiers résultats: l'ANC bien sûr

Les bulletins de vote dépouillés à la main, les résultats des élections tombent au compte-gouttes. Mais nul ne semble se plaindre: tous les Sud-Africains sont vissés depuis samedi devant leurs télévisions.

Lundi matin, après dépouillement d'environ 33 % des bulletins de vote, les résultats enregistrés laissaient deviner ce dont chacun se doutait: la victoire de l'ANC. Pallo Jordan, porte-parole du parti, assurait que les 57 % actuels pourraient se rapprocher de 60, sinon de 62 % lorsque seront communiqués les résultats des grandes villes. Le Parti national atteint 26,6 %, suivi par le parti Inkatha (zoulou) avec 7,6 % et le Freedom Front (extrême droite blanche) avec 3,2 %. L'aile droite des Afrikaners, dirigée par le général Viljoen, a de sérieuses chances de dépasser les libéraux blancs du Parti démocratique. Le DP (2,4 % ce matin) ne dispose donc pas des 5 % de voix nécessaires pour faire partie du futur gouvernement.

Le PAC, à la gauche de l'ANC, enregistre lui aussi d'assez mauvais résultats (1,2 % jusqu'ici). Mais cette formation, qui recrute surtout parmi les jeunes radicaux, table sur l'usure du pouvoir qui frappera inévitablement l'ANC et mise sur la prochaine échéance, en 1999.

Au-delà des projections concernant le résultat final, bien des questions se posent encore au niveau du dépouillement lui-même. Son extraordinaire lenteur est due aux précautions prises, aux vérifications minutieuses. Encore que le juge Kriegler, qui dirige la commission électorale indépendante, ait en cours de route et pour accélérer le processus changé les règles du jeu. Désormais, on ne compare plus les bulletins distribués et ceux qui ont été remplis ou sont annulés. C'est bien dommage. Car d'étranges histoires circulent: ici, des urnes ont été découvertes intactes et remplies de bulletins en faveur du Parti national; là, on n'est pas tout à fait sûr des décomptes...

Il est regrettable que la plupart des observateurs étrangers aient déjà quitté le pays, sans assister au transport des urnes ou au comptage final, mais en proclamant, comme les observateurs de l'Union européenne, qu'à leur avis, ces élections ont été aussi libres et correctes que possible. Mais comme le rappelle M. Brahimi, représentant du secrétaire général de l'ONU, l'essentiel est ailleurs: En plus des enjeux, nous avons assisté à un changement de régime. Il y a eu l'adoption d'une nouvelle Constitution, d'un nouveau drapeau et un transfert de pouvoir volontaire et pacifique. Cela n'a été contesté par personne, et, sur ce point, la volonté de tous les électeurs s'est clairement exprimée.

La manière dont les gens ont voté, cette absence de violence qui a déjoué toutes les prévisions démontrent que la population a adhéré au changement et cela, pour nous, représente déjà un succès majeur. Pour le reste, les difficultés qui continuent à se présenter nous rappellent qu'en Afrique du Sud, à côté d'un monde hypersophistiqué, existent le tiers et le quart monde. Organiser de telles élections, dans un laps de temps aussi court et dans un pays vaste comme deux fois et demie la France représentait un pari impossible. Il a été tenu.

C. B.

«Blancs et Noirs, tous égaux»

JOHANNESBURG

Correspondance particulière

Depuis deux jours, Maria attend avec impatience et émotion le résultat des élections. Elle cherche avec fébrilité les fréquences sur la radio pour trouver les informations en suthu. Mère de famille de 47 ans, Maria vient de Pietersberg, à une heure du Transvaal, qui regroupe une large communauté suthu. Elle est venue, il y a une quinzaine d'années, à Johannesburg avec sa famille et travaille à Melville, un quartier blanc libéral de la grande ville, comme femme de ménage.

En dépit de son logement pitoyable, une chambre décrépite dans l'arrière-cour de la maison d'une de ses «Nadal», Maria n'attend pas de miracle du gouvernement d'unité nationale qui sortira des élections de ces derniers jours. Elle estime avec sagesse que ses conditions matérielles ne s'amélioreront pas du jour au lendemain. En revanche, dit-elle, on vivra tous ensemble, Blancs, Noirs, métis, Indiens, tous ensemble.

Nelson Mandela, pour cette catholique pratiquante, est plus qu'un dirigeant politique. Comme Jésus-Christ, Mandela a sacrifié 27 ans de sa vie pour nous tous, pour les Noirs, mais aussi pour les Blancs. Quand il sera président, on ne pourra plus nous traiter comme maintenant. On ne pourra plus m'occulter, ni m'interdire d'utiliser la même vaisselle que mon «bass» («patron» en afrikaans), juste parce que je suis noire. Mais c'est quand elle verra l'actuel chef du Congrès national africain sur son siège de président d'Afrique du Sud que la page de l'apartheid sera vraiment tournée.

Là vraiment, nous serons tous libres. Un Noir à la tête du pays, pense-t-elle, va délivrer les Noirs de 50 ans d'injures et d'humiliations. Les Blancs devront regarder les Noirs comme leurs égaux.

FRÉDÉRIQUE SPRANG

La victoire en chantant...

Dans les couloirs du quatrième étage de l'hôtel Carlton, où l'ANC a depuis deux mois installé son bureau de presse, les membres du directoire se congratulaient et s'embrassaient avant de descendre rejoindre, au second étage, leurs centaines d'invités.

Buffet, boissons, sympathisants, observateurs et diplomates: tout était réuni pour partager l'enthousiasme de la victoire imminente. Plusieurs écrans de télévision permettaient de suivre l'annonce des résultats interrompue parfois par une chorale ou un groupe sud-africain.

C'est comme si j'étais amoureux, déclare, levant son verre, Zeth, de l'unité audiovisuelle de l'ANC. J'ai passé 27 ans en exil. C'est si bon de se sentir à la maison. Pour la première fois que je vote, je m'aperçois ce soir que ce n'aura pas été en vain. Je suis totalement confiant dans l'avenir, d'autant plus que les élections se sont bien déroulées, malgré quelques incidents et quelques hoquets.

Sandra, une Anglaise de nationalité sud-africaine depuis 15 ans, a épousé l'ANC en épousant, il y a 20 ans, un membre du mouvement. Elle vit cette soirée à la fois avec excitation et anxiété. Les résultats officiels devraient être annoncés demain, dans l'après-midi, enfin si le comptage des votes s'effectue plus rapidement. Mais Mohamed Vallimossa, l'un des membres du directoire, est confiant. Les délais seront tenus. Vendredi, tout sera prêt pour réunir le Parlement et élire le nouveau président, au Cap.

F. S.