Perpétuer le souvenir des morts [Commande]
Au cours de l’année 1953, le Réseau du Souvenir,
association d’anciens déportés, formula le vœu
d’élever en pleine capitale un monument destiné à perpétuer
le souvenir des deux cent mille Français déportés
dans les camps nazis. Après avoir hésité entre plusieurs
emplacements, la commission artistique du Réseau, présidée
par Jean Cassou, alors conservateur en chef du Musée national
d’art moderne, opta pour la pointe amont de l’île de
la Cité, derrière le chevet de Notre-Dame. Le conseil municipal
de Paris donna son aval et céda le square qui occupait alors le
terrain.
Outre sa localisation, la commission, après de nombreuses discussions,
fixa l’aspect général que devrait revêtir ce « panthéon
des martyrs de la déportation ». Rompant délibérément
avec les formes monumentales traditionnelles, Jean Cassou imposa l’idée
d’un mémorial quasi invisible, enseveli dans le sol : « il
ne devra pas s’élever comme les statues ou les monuments
ordinaires, mais au contraire s’accorder avec un site dont les
lignes, déjà, présentent une harmonie tout à fait
caractéristique ; il ne devra pas rompre cette horizontalité qui
est formée par le niveau du fleuve et la proue de l’île.
Il devra donc se rapprocher de la forme d’une dalle afin d’inviter
le passant à s’y recueillir, comme devant une dalle mortuaire,
cette dalle devant être le toit d’une crypte à l’intérieur
de laquelle on pourra accéder à un recueillement plus intime
et également à une manifestation collective. » Un
tel choix réinterprétait librement la tradition funéraire
antique en réveillant le souvenir des hypogées et autres
mausolées souterrains. Ainsi pensait-on marquer une rupture avec
des conventions monumentales que la commission artistique du Réseau
pressentait inadaptées en regard de l’événement
commémoré. L’unique concession faite aux usages porta
sur le caractère essentiellement sculptural qu’affecterait
le mémorial. Ce serait d’abord et avant tout une sculpture.
Au printemps 1953, la commission artistique du Réseau confia donc à trois
sculpteurs associés chacun à un architecte, le soin de
soin de présenter des projets concurrents. Des trois équipes
constituées, ce fut celle de l’architecte Henri Pingusson
et du sculpteur Raymond Veysset qui fut finalement retenue et chargée
de rédiger le projet définitif. Georges-Henri Pingusson
(1894-1978), l’une des figures les plus originales du mouvement
moderne en France, avait obtenu une reconnaissance internationale en
1932 avec son fameux hôtel Latitude 43 à Saint-Tropez.
Sa notoriété lui avait ouvert, dans l’immédiat
après-guerre, les chantiers de la reconstruction (Sarrebruck et
département de la Moselle). Il était alors au faite de
sa carrière. Le sculpteur Raymond Veysset (1913-1967), quant à lui, était
moins connu. De formation académique, il s’était
rapidement tourné vers l’abstraction, contribuant notamment
au développement de l’ « archi-sculpture ».
Tous deux se connaissaient et Veysset avait d’ailleurs émis
le vœu de travailler avec Pingusson. Leur collaboration s’annonçait
des plus fructueuses.
Figurer l’infigurable : l’impossible
sculpture [Corps
et sculpture commémorative]
Or, de 1954 à 1960, date de l’ouverture du chantier, le
projet ne cessera d’achopper sur le problème de la place
qui serait assignée à la sculpture dans le futur monument.
Veysset voulut se limiter à une stèle au milieu du parvis
menant à la crypte. Mais les nombreuses versions proposées,
hésitant entre figuration expressionniste et tendances abstraites,
furent très discutées par les multiples commissions chargées
d’évaluer et d’autoriser le projet. Au sein même
de l’association, la place de la sculpture et sa nature faisaient
l’objet de débats houleux. Veysset, devant les difficultés
rencontrées, finit par renoncer et se retira du projet en 1957.
On sollicita ensuite d’autres artistes (Henri Navarre, Roger Desserprit),
mais aucune de leurs propositions, toujours figuratives, ne fut avalisée.
Au terme du débat, le Réseau du Souvenir renonça à toute œuvre
sculptée, manifestement contre l’avis de Pingusson lui-même.
Il semble que les anciens déportés ne reconnaissaient leur
souffrance dans aucune des images proposées. Un même constat
s’imposait : l’expérience de la déportation
s’avérait impropre à toute représentation.
Elle ne serait donc pas figurée ou symbolisée au sein du
mémorial.
On trancha le problème en proposant que, dans la crypte, « chaque
déporté [ait] un signe particulier » :
ce seront deux cent mille bâtonnets de verre.
Une descente vers le silence [Corps et sculpture commémorative]
En fin de compte, le Mémorial ne serait pas une sculpture
ayant l’architecture pour support, mais un dispositif spatial,
un lieu. L’architecture devait « parler seule » et évoquer
par ses propres moyens le drame indicible de la déportation.
Tirant parti de la configuration du site en forme de proue de navire,
Pingusson dessina un édifice triangulaire, invisible de l’extérieur,
et dans lequel s’impose avec force l’idée de parcours.
Celui-ci se décline en trois séquences successives.
« Phase du silence » : Le visiteur doit
en premier lieu traverser le petit jardin du square de l'Ile-de-France, qui
sert de transition vers le monument proprement dit. Celui-ci, masqué par
les murs de quai qui étayent la pointe de l’île, est quasiment
invisible de l’extérieur.
« Phase du dépaysement » :
le visiteur s’engage ensuite dans l’un des deux escaliers, plutôt
raides et étroitement enserrés entre des murs râpeux. Il descend
alors jusqu’à un parvis triangulaire, cerné de hautes murailles
blanches, totalement nues. Son regard ne peut apercevoir qu’un morceau
de ciel. Face à lui, à la pointe du parvis, est placée
une unique ouverture vers l’extérieur, mais celle-ci est percée
si bas qu’elle laisse seulement entrevoir l'eau de la Seine qui s’écoule.
Cette ouverture grillagée n’est en rien une échappée.
Une herse métallique noire, aux formes aiguës, acérées,
en barre agressivement l’accès. Seul élément sculptural
du mémorial, elle a été dessinée par Pingusson
lui-même. Tout ici suggère l’emprisonnement, l’oppression,
l’impossible évasion. On a rompu avec le monde des vivants. Seuls
demeurent, intangibles, les « deux éléments éternels » :
l’eau et le ciel.
Du mur compris entre les escaliers émergent deux énormes
blocs, deux monolithes qui, malgré leur poids apparent, flottent
en porte-à-faux au-dessus du sol. Ces deux « pylônes »,
comme les nomme Pingusson, paraissent comprimer un étroit passage
par lequel on accède à la crypte du mémorial. Le
parvis fonctionne donc comme un seuil entre la vie (à l’extérieur
du monument) et la mort (à l’intérieur).
La « phase de la présence » : le
visiteur entre alors dans le véritable lieu de recueillement, dans le « panthéon
des martyrs ». La crypte, qu'éclairent faiblement des lumières
venues du sol, est formée d’une vaste pièce hexagonale
sur laquelle s’ouvre la longue galerie dont les murs sont recouverts
de deux cent mille bâtonnets lumineux de verre représentant chacun
des déportés morts dans les camps nazis, ainsi que la tombe du
déporté inconnu.
De part et d’autre de l’hexagone central prennent place deux
galeries latérales. Dans chacune des galeries, des alvéoles
triangulaires abritent des urnes contenant de la terre, qui provient
des différents camps ainsi que des cendres ramenées des
fours crématoires. En face des urnes, deux cellules sont ouvertes,
dont la nudité offre « l'image du néant ».
Aux murs sont inscrits en caractères cunéiformes rouges
les noms des différents camps de concentration et des extraits
de poèmes de Robert Desnos, Paul Eluard, Louis Aragon, Sartre
et Vercors.
Un drame mis en espace [Honorer la mémoire] [Corps et
sculpture commémorative]
En l’absence de toute figuration explicite, c’est par l’élaboration
minutieuse d’un parcours initiatique que Pingusson a tenté d’évoquer
la souffrance de celles et ceux qui furent déportés de
France entre 1941 et 1944. Tout ici doit faire éprouver, au sens
premier du terme, « le long calvaire d’usure, la volonté d’extermination
et d’avilissement ». C’est donc une expérience
physique et spirituelle, sensible et métaphysique à laquelle
le visiteur est convié, une expérience construite autour
d’une accumulation de « tensions phénoménales ».
De fait, le visiteur, progressivement coupé du monde environnant,
est soumis à rude épreuve tout au long de sa descente vers
le silence et la pénombre. La raideur des escalier, la rugosité des
murs (le béton blanc utilisé fut attaqué sur toute
sa surface au pic pour obtenir cette texture fruste), l’irrégularité du
sol du parvis, la masse écrasante des murs, l’agressivité de
la herse, les « pylônes » massifs comprimant
l’entrée de la crypte, le violent contraste de luminosité (entre
blancheur du parvis et l’ombre de la crypte), les inscriptions
mêmes, qui réinventent une écriture cunéiforme
sanglante et acérée : tous ces jeux de volumes, de vides
et de pleins, d’ombres et de lumières, de textures concourent à faire
naître une profonde et implacable sensation d’oppression.
Cette impression d’étouffement est amplifiée par
l’absence totale de perspective. Le visiteur ne peut en effet jamais
appréhender le monument dans son ensemble : « chaque
pas est un pas vers une butée visuelle ». Il subit
l’espace sans jamais pouvoir le saisir dans son entier. Et lorsque
la perspective reparaît, dans la galerie de la crypte, elle se
heurte finalement à un mur noir au centre duquel scintille une
bougie : cette « galerie n’a pas de fin ».
Pingusson a inventé une architecture puissante et primitive, dotée
d’une forte plasticité. Cette plasticité a d’ailleurs
conduit certains critiques à souligner la dimension sculpturale
de l’œuvre. Le travail des masses, des textures, de la lumière
s’apparentent en effet à de la sculpture. Le monument est
en quelque sorte un creux, un évidement. Architecture ensevelie
et invisible, comme le voulait l’association, le mémorial
est bâti autour de ce vide, de ce « silence ».
Le silence de la crypte est cependant occupé par le souvenir des
morts et par leur présence. Cette présence muette apparaît
sous forme de « traces », telles les cendres récupérées
dans les différents camps ou les restes du déporté inconnu.
Elle se manifeste aussi sous forme de signes abstraits (les bâtonnets
de verre). Ces signes et ces traces attestent du drame indicible
vécu par les martyrs et de leur disparition.
L’absence de figuration et le choix d’un dispositif spatial
abstrait qui assume toute la charge sémantique du monument en
fait une œuvre « sobre, dépouillée de
toute grandiloquence », qui échappe à la typologie
traditionnelle du monument commémoratif. Réalisation pionnière,
le Mémorial anticipe certaines créations
contemporaines comme le Monument à la Shoah d’Eisenman
(Berlin, 2005) ou encore le Mémorial à l’abolition
de l’esclavage de Wodiczko (Nantes, achèvement prévu
en en 2009) qui exploitent à leur tour l’idée du
parcours méditatif au coeur d’une structure architectonique.
Pingusson, enfin, a su inventer un type de monument négatif, qui
entre singulièrement en résonance avec les œuvres
plus récentes d’un Jochen Gerz (2167 pierres, un monument
contre le racisme, 1990-1993, Sarrebrück) ou de Rachel Whiteread
(Mémorial de l’Holocauste, Vienne, 2000).
Une expérience bouleversante [Réception]
Le Mémorial fut inauguré le 12 avril 1962 par le général
de Gaulle. Si la presse spécialisée fut avare de commentaires
sur l’œuvre de Pingusson, les premiers visiteurs s’accordèrent à reconnaître
sa puissance d’évocation. Le peintre Manessier écrivit
son admiration à l’architecte, le remerciant d’avoir
fait là « de la Grande Architecture ». Il
faut surtout noter la forte impression qu’il fit sur les déportés
eux-mêmes. Geneviève De Gaulle-Anthonioz, présidente
de l’Association des déportées et internées
résistantes, qualifia le mémorial « de plus
beau de France » : « on ne pouvait guère
donner une plus juste image de la captivité ».
Pingusson apporta ultérieurement une dernière modification à son œuvre,
qui en amplifie la portée. Inquiet de l’audience accordée
aux thèses révisionnistes, il voulut en effet que la déportation
et les crimes nazis fussent présentés de manière
pédagogique, sous la forme d’une exposition. Il s’occupa
d’aménager dans les vides laissés au-dessus de la
crypte des salles d’exposition, qui furent ouvertes en 1975. On
y montrait des documents écrits et des photographies. L’image,
qui avait été chassée lors du projet initial, opérait
ainsi un retour modeste, sous sa forme documentaire. Il fallait maintenant
administrer les preuves irréfutables du drame. Le monument ne
faisait que l’évoquer. La photographie et l’écrit
en prouveraient l’existence.
Le mémorial fut donné à l’Etat par le Réseau
du Souvenir en février 1964 et classé monument historique
en 1993. Il est aujourd’hui au centre de la cérémonie
annuelle de la Journée nationale du souvenir des martyrs et des
héros de la déportation, le dernier dimanche d'avril. Par
la mémoire qu’il véhicule et les événements
qu’il commémore, le Mémorial reste un lieu « sensible », sous étroite
surveillance.
Bibliographie :
Simon
Texier, Georges-Henri Pingusson. Architecte (1894-1978),
Paris,éditions Verdier, 2006.
Georges-Henri Pingusson, «Une architecture repliée sur elle-même
dans la puissance de la terre», dans Faces. Journal d’architectures,
n° 37, automne 1995
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