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Les dossiers du "Groupe de Réflexion et Production"


 

CORPS  ET  SCULPTURE  COMMEMORATIVE AU XXe SIECLE

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Georges-Henri Pingusson
Le Mémorial des martyrs de la déportation (1960-1962)
Paris, Ile de la Cité

Perpétuer le souvenir des morts [Commande]

Au cours de l’année 1953, le Réseau du Souvenir, association d’anciens déportés, formula le vœu d’élever en pleine capitale un monument destiné à perpétuer le souvenir des deux cent mille Français déportés dans les camps nazis. Après avoir hésité entre plusieurs emplacements, la commission artistique du Réseau, présidée par Jean Cassou, alors conservateur en chef du Musée national d’art moderne, opta pour la pointe amont de l’île de la Cité, derrière le chevet de Notre-Dame. Le conseil municipal de Paris donna son aval et céda le square qui occupait alors le terrain.
Outre sa localisation, la commission, après de nombreuses discussions, fixa l’aspect général que devrait revêtir ce « panthéon des martyrs de la déportation ». Rompant délibérément avec les formes monumentales traditionnelles, Jean Cassou imposa l’idée d’un mémorial quasi invisible, enseveli dans le sol : « il ne devra pas s’élever comme les statues ou les monuments ordinaires, mais au contraire s’accorder avec un site dont les lignes, déjà, présentent une harmonie tout à fait caractéristique ; il ne devra pas rompre cette horizontalité qui est formée par le niveau du fleuve et la proue de l’île. Il devra donc se rapprocher de la forme d’une dalle afin d’inviter le passant à s’y recueillir, comme devant une dalle mortuaire, cette dalle devant être le toit d’une crypte à l’intérieur de laquelle on pourra accéder à un recueillement plus intime et également à une manifestation collective. » Un tel choix réinterprétait librement la tradition funéraire antique en réveillant le souvenir des hypogées et autres mausolées souterrains. Ainsi pensait-on marquer une rupture avec des conventions monumentales que la commission artistique du Réseau pressentait inadaptées en regard de l’événement commémoré. L’unique concession faite aux usages porta sur le caractère essentiellement sculptural qu’affecterait le mémorial. Ce serait d’abord et avant tout une sculpture.
Au printemps 1953, la commission artistique du Réseau confia donc à trois sculpteurs associés chacun à un architecte, le soin de soin de présenter des projets concurrents. Des trois équipes constituées, ce fut celle de l’architecte Henri Pingusson et du sculpteur Raymond Veysset qui fut finalement retenue et chargée de rédiger le projet définitif. Georges-Henri Pingusson (1894-1978), l’une des figures les plus originales du mouvement moderne en France, avait obtenu une reconnaissance internationale en 1932 avec son fameux hôtel Latitude 43 à Saint-Tropez. Sa notoriété lui avait ouvert, dans l’immédiat après-guerre, les chantiers de la reconstruction (Sarrebruck et département de la Moselle). Il était alors au faite de sa carrière. Le sculpteur Raymond Veysset (1913-1967), quant à lui, était moins connu. De formation académique, il s’était rapidement tourné vers l’abstraction, contribuant notamment au développement de l’ « archi-sculpture ». Tous deux se connaissaient et Veysset avait d’ailleurs émis le vœu de travailler avec Pingusson. Leur collaboration s’annonçait des plus fructueuses.

Figurer l’infigurable : l’impossible sculpture [Corps et sculpture commémorative]

Or, de 1954 à 1960, date de l’ouverture du chantier, le projet ne cessera d’achopper sur le problème de la place qui serait assignée à la sculpture dans le futur monument. Veysset voulut se limiter à une stèle au milieu du parvis menant à la crypte. Mais les nombreuses versions proposées, hésitant entre figuration expressionniste et tendances abstraites, furent très discutées par les multiples commissions chargées d’évaluer et d’autoriser le projet. Au sein même de l’association, la place de la sculpture et sa nature faisaient l’objet de débats houleux. Veysset, devant les difficultés rencontrées, finit par renoncer et se retira du projet en 1957.
On sollicita ensuite d’autres artistes (Henri Navarre, Roger Desserprit), mais aucune de leurs propositions, toujours figuratives, ne fut avalisée. Au terme du débat, le Réseau du Souvenir renonça à toute œuvre sculptée, manifestement contre l’avis de Pingusson lui-même. Il semble que les anciens déportés ne reconnaissaient leur souffrance dans aucune des images proposées. Un même constat s’imposait : l’expérience de la déportation s’avérait impropre à toute représentation. Elle ne serait donc pas figurée ou symbolisée au sein du mémorial.
On trancha le problème en proposant que, dans la crypte, « chaque déporté [ait] un signe particulier » : ce seront deux cent mille bâtonnets de verre.

Une descente vers le silence [Corps et sculpture commémorative]

En fin de compte, le Mémorial ne serait pas une sculpture ayant l’architecture pour support, mais un dispositif spatial, un lieu. L’architecture devait « parler seule » et évoquer par ses propres moyens le drame indicible de la déportation.
Tirant parti de la configuration du site en forme de proue de navire, Pingusson dessina un édifice triangulaire, invisible de l’extérieur, et dans lequel s’impose avec force l’idée de parcours. Celui-ci se décline en trois séquences successives.
« Phase du silence » : Le visiteur doit en premier lieu traverser le petit jardin du square de l'Ile-de-France, qui sert de transition vers le monument proprement dit. Celui-ci, masqué par les murs de quai qui étayent la pointe de l’île, est quasiment invisible de l’extérieur.
 « Phase du dépaysement » : le visiteur s’engage ensuite dans l’un des deux escaliers, plutôt raides et étroitement enserrés entre des murs râpeux. Il descend alors jusqu’à un parvis triangulaire, cerné de hautes murailles blanches, totalement nues. Son regard ne peut apercevoir qu’un morceau de ciel. Face à lui, à la pointe du parvis, est placée une unique ouverture vers l’extérieur, mais celle-ci est percée si bas qu’elle laisse seulement entrevoir l'eau de la Seine qui s’écoule. Cette ouverture grillagée n’est en rien une échappée. Une herse métallique noire, aux formes aiguës, acérées, en barre agressivement l’accès. Seul élément sculptural du mémorial, elle a été dessinée par Pingusson lui-même. Tout ici suggère l’emprisonnement, l’oppression, l’impossible évasion. On a rompu avec le monde des vivants. Seuls demeurent, intangibles, les « deux éléments éternels » : l’eau et le ciel.
Du mur compris entre les escaliers émergent deux énormes blocs, deux monolithes qui, malgré leur poids apparent, flottent en porte-à-faux au-dessus du sol. Ces deux « pylônes », comme les nomme Pingusson, paraissent comprimer un étroit passage par lequel on accède à la crypte du mémorial. Le parvis fonctionne donc comme un seuil entre la vie (à l’extérieur du monument) et la mort (à l’intérieur).
La « phase de la présence » : le visiteur entre alors dans le véritable lieu de recueillement, dans le « panthéon des martyrs ». La crypte, qu'éclairent faiblement des lumières venues du sol, est formée d’une vaste pièce hexagonale sur laquelle s’ouvre la longue galerie dont les murs sont recouverts de deux cent mille bâtonnets lumineux de verre représentant chacun des déportés morts dans les camps nazis, ainsi que la tombe du déporté inconnu.
De part et d’autre de l’hexagone central prennent place deux galeries latérales. Dans chacune des galeries, des alvéoles triangulaires abritent des urnes contenant de la terre, qui provient des différents camps ainsi que des cendres ramenées des fours crématoires. En face des urnes, deux cellules sont ouvertes, dont la nudité offre « l'image du néant ». Aux murs sont inscrits en caractères cunéiformes rouges les noms des différents camps de concentration et des extraits de poèmes de Robert Desnos, Paul Eluard, Louis Aragon, Sartre et Vercors.

Un drame mis en espace [Honorer la mémoire] [Corps et sculpture commémorative]

En l’absence de toute figuration explicite, c’est par l’élaboration minutieuse d’un parcours initiatique que Pingusson a tenté d’évoquer la souffrance de celles et ceux qui furent déportés de France entre 1941 et 1944. Tout ici doit faire éprouver, au sens premier du terme, « le long calvaire d’usure, la volonté d’extermination et d’avilissement ». C’est donc une expérience physique et spirituelle, sensible et métaphysique à laquelle le visiteur est convié, une expérience construite autour d’une accumulation de « tensions phénoménales ».
De fait, le visiteur, progressivement coupé du monde environnant, est soumis à rude épreuve tout au long de sa descente vers le silence et la pénombre. La raideur des escalier, la rugosité des murs (le béton blanc utilisé fut attaqué sur toute sa surface au pic pour obtenir cette texture fruste), l’irrégularité du sol du parvis, la masse écrasante des murs, l’agressivité de la herse, les « pylônes » massifs comprimant l’entrée de la crypte, le violent contraste de luminosité (entre blancheur du parvis et l’ombre de la crypte), les inscriptions mêmes, qui réinventent une écriture cunéiforme sanglante et acérée : tous ces jeux de volumes, de vides et de pleins, d’ombres et de lumières, de textures concourent à faire naître une profonde et implacable sensation d’oppression. 
Cette impression d’étouffement est amplifiée par l’absence totale de perspective. Le visiteur ne peut en effet jamais appréhender le monument dans son ensemble : « chaque pas est un pas vers une butée visuelle ». Il subit l’espace sans jamais pouvoir le saisir dans son entier. Et lorsque la perspective reparaît, dans la galerie de la crypte, elle se heurte finalement à un mur noir au centre duquel scintille une bougie : cette « galerie n’a pas de fin ».
Pingusson a inventé une architecture puissante et primitive, dotée d’une forte plasticité. Cette plasticité a d’ailleurs conduit certains critiques à souligner la dimension sculpturale de l’œuvre. Le travail des masses, des textures, de la lumière s’apparentent en effet à de la sculpture. Le monument est en quelque sorte un creux, un évidement. Architecture ensevelie et invisible, comme le voulait l’association, le mémorial est bâti autour de ce vide, de ce « silence ».
Le silence de la crypte est cependant occupé par le souvenir des morts et par leur présence. Cette présence muette apparaît sous forme de « traces », telles les cendres récupérées dans les différents camps ou les restes du déporté inconnu. Elle se manifeste aussi sous forme de signes abstraits (les bâtonnets de verre). Ces signes et ces traces attestent du drame indicible vécu par les martyrs et de leur disparition.
L’absence de figuration et le choix d’un dispositif spatial abstrait qui assume toute la charge sémantique du monument en fait une œuvre « sobre, dépouillée de toute grandiloquence », qui échappe à la typologie traditionnelle du monument commémoratif. Réalisation pionnière, le Mémorial  anticipe certaines créations contemporaines comme le Monument à la Shoah d’Eisenman (Berlin, 2005) ou encore le Mémorial à l’abolition de l’esclavage de Wodiczko (Nantes, achèvement prévu en en 2009) qui exploitent à leur tour l’idée du parcours méditatif au coeur d’une structure architectonique. Pingusson, enfin, a su inventer un type de monument négatif, qui entre singulièrement en résonance avec les œuvres plus récentes d’un Jochen Gerz (2167 pierres, un monument contre le racisme, 1990-1993, Sarrebrück) ou de Rachel Whiteread (Mémorial de l’Holocauste, Vienne, 2000).

Une expérience bouleversante [Réception]

Le Mémorial fut inauguré le 12 avril 1962 par le général de Gaulle. Si la presse spécialisée fut avare de commentaires sur l’œuvre de Pingusson, les premiers visiteurs s’accordèrent à reconnaître sa puissance d’évocation. Le peintre Manessier écrivit son admiration à l’architecte, le remerciant d’avoir fait là « de la Grande Architecture ». Il faut surtout noter la forte impression qu’il fit sur les déportés eux-mêmes. Geneviève De Gaulle-Anthonioz, présidente de l’Association des déportées et internées résistantes, qualifia le mémorial « de plus beau de France » : « on ne pouvait guère donner une plus juste image de la captivité ».
Pingusson apporta ultérieurement une dernière modification à son œuvre, qui en amplifie la portée. Inquiet de l’audience accordée aux thèses révisionnistes, il voulut en effet que la déportation et les crimes nazis fussent présentés de manière pédagogique, sous la forme d’une exposition. Il s’occupa d’aménager dans les vides laissés au-dessus de la crypte des salles d’exposition, qui furent ouvertes en 1975. On y montrait des documents écrits et des photographies. L’image, qui avait été chassée lors du projet initial, opérait ainsi un retour modeste, sous sa forme documentaire. Il fallait maintenant administrer les preuves irréfutables du drame. Le monument ne faisait que l’évoquer. La photographie et l’écrit en prouveraient l’existence.
Le mémorial fut donné à l’Etat par le Réseau du Souvenir en février 1964 et classé monument historique en 1993. Il est aujourd’hui au centre de la cérémonie annuelle de la Journée nationale du souvenir des martyrs et des héros de la déportation, le dernier dimanche d'avril. Par la mémoire qu’il véhicule et les événements qu’il commémore, le Mémorial reste un lieu « sensible »,  sous étroite surveillance.


Bibliographie :
Simon Texier, Georges-Henri Pingusson. Architecte (1894-1978), Paris,éditions Verdier, 2006.
Georges-Henri Pingusson, «Une architecture repliée sur elle-même dans la puissance de la terre», dans Faces. Journal d’architectures, n° 37, automne 1995