Conférences et colloques

Doc. 11006
7 juillet 2006

La situation culturelle des Kurdes

Rapport
Commission de la culture, de la science et de l'éducation
Rapporteur : Lord Russell-Johnston, Royaume-Uni, Alliance des Démocrates et des Libéraux pour l'Europe


Résumé

Avec ce rapport l'Assemblée attire l'attention sur la situation culturelle des 25 à 30 millions de Kurdes qui habitent principalement la région montagneuse où l'Iran, l'Irak, la Syrie et la Turquie se rencontrent et qui constituent une des plus grandes "nations apatrides" du monde.

L'Assemblée réaffirme que la diversité culturelle et linguistique est une précieuse ressource qui enrichit le patrimoine européen et consolide l'identité des pays et de chacun. Elle propose l’assistance du Conseil de l'Europe pour aider les pays concernés dans la protection de cette culture spécifique.

L'Assemblée encourage la Turquie, en sa qualité de pays membre du Conseil de l'Europe, mais également l'Iran, l'Irak et la Syrie à reconnaître que la langue et la culture kurdes font partie de leur patrimoine et qu’elles constituent une richesse qui mérite d’être préservée et non une menace contre laquelle il faut lutter et leur demande de prendre les mesures nécessaires.

A.       Projet de résolution

1.       Après ses rapports sur les Tziganes en Europe (1993), sur la culture yiddish (1996), sur les Aroumains (1997), sur les Cultures minoritaires ouraliennes en danger (1998) et sur la culture de la minorité csango en Roumanie (2001), l'Assemblée parlementaire souhaite à présent attirer l’attention sur la situation culturelle des Kurdes.  

2.       L'Assemblée a abordé d'autres questions relatives aux Kurdes dans ses rapports sur le respect des obligations et engagements de la Turquie (Doc. 9120 de 2001 et Doc. 10111 de 2004), et sur la situation humanitaire des populations kurdes déplacées en Turquie (Doc. 9391 de 2002).

3.       La question de l’origine des Kurdes reste un mystère. Aux fins de la présente résolution, les Kurdes sont envisagés comme un groupe ethnique de langue maternelle kurde. Ils sont avant tout originaires de la chaîne du Zagros-Taurus, zone montagneuse où convergent les frontières de la Turquie, de l’Iran et de l’Iraq.

4.       On ne connaît pas le nombre des Kurdes puisqu'aucun des principaux pays où ils vivent (l'Iran, l'Iraq, la Syrie et la Turquie) n’indique l’ethnie dans ses recensements. On estime leur nombre à 25-30 millions, ce qui fait d’eux une des plus grandes nations "apatride" du monde.

5.       Les Kurdes parlent le kurde, une langue qui fait partie de la subdivision nord-ouest de la branche iranienne de la famille des langues indo-européennes. C’est une langue fondamentalement différente de l’arabe (sémitique) et du turc (altaïque). Le kurde moderne comprend plusieurs grands groupes, dont le plus grand est celui du kurmândji. Il s'y ajoute des dizaines de parlers.

6.       La situation des Kurdes varie considérablement selon le pays où ils vivent. En Iraq, environ 5 millions de Kurdes jouissent d'un statut de quasi-indépendance depuis la guerre de 1991. L'Iran ne reconnaît pas aux Kurdes de droits autres que culturels: la musique et le folklore, mais pas d'éducation. En Syrie, ils n'ont absolument aucun droit et même leur musique est interdite.

7.       Pendant des décennies, les Kurdes n’ont pas été reconnus par les autorités turques. En 2004, la situation a changé avec des émissions dans les dialectes kurdes à la télévision nationale turque et l’autorisation d’enseigner des cours de langue kurde. Les livres, disques et concerts en kurde ne sont plus interdits. Deux chaînes régionales privées de télévision et une station radio ont commencé à diffuser de brèves émissions en kurde pour la première fois le 23 mars 2006.

8.       Certains Kurdes ont été impliqués dans ce qu'il est convenu d'appeler des « crimes d’honneur », mais cette pratique barbare ne concerne pas uniquement les Kurdes. On l'observe dans les régions (rurales) les plus reculées du Proche-Orient. L’education et le développement économique s'accompagnent d'un recul de telles pratiques. Les associations de femmes jouent un rôle important en Iraq et en Turquie.

9.       De nombreux habitants de la région doivent moderniser leurs attitudes. La grande majorité des Kurdes sont conscients de ce que l’Europe est une bonne chose et ils placent leurs espoirs dans un futur commun dans ou avec l’Europe. Ils doivent aussi savoir qu’un pays où les « crimes d’honneur » sont toujours acceptés par certains comme faisant partie de leurs « traditions » est un pays qui n’a pas de place dans l’Europe des droits de l’homme.

10.       Plus d'un million de Kurdes vivent en Europe occidentale, et des instituts culturels kurdes ont vu le jour dans la plupart des pays d'Europe où les Kurdes se sont installés en nombre. La diaspora kurde a également joué un rôle politique majeur en sensibilisant l'opinion publique occidentale au sort des Kurdes dans les différents pays d'origine.

11.       L'Assemblée rappelle d'autres textes qu'elle a adoptés sur des questions connexes, et notamment sa Recommandation 928 (1981) sur les problèmes d'éducation et de culture posés par les langues minoritaires et les dialectes en Europe, sa Recommandation 1283 (1996) sur l'histoire et l'apprentissage de l'histoire en Europe et sa Recommandation 1740 (2006) sur la place de la langue maternelle dans l’enseignement scolaire.

12.       La diversité des cultures et des langues devrait être considérée comme une précieuse ressource qui enrichit notre patrimoine européen et consolide l'identité des pays et de chacun. Une assistance d'envergure européenne, et en particulier du Conseil de l'Europe, s'avère nécessaire pour préserver cette culture spécifique.

13.       Par conséquent, l'Assemblée encourage la Turquie, en sa qualité de pays membre du Conseil de l'Europe, à traiter la “question kurde” d'une manière globale et non dans une logique sécuritaire.

14.       Dans le domaine de la culture, l'Assemblée recommande que les autorités compétentes de la Turquie prennent les mesures suivantes:

14.1.       garantir la protection des principales langues kurdes par la signature, la ratification et la mise en oeuvre de la Charte européenne des langues régionales ou minoritaires à l'égard des langues kurdes parlées en Turquie;

14.2.       assurer la possibilité de suivre un enseignement dans sa langue maternelle, en plus des cours dans la langue officielle, notamment en organisant la formation des enseignants ;

14.3.       informer les parents kurdes des différentes options linguistiques et publier des instructions sur les démarches permettant d'accéder aux possibilités offertes;

14.4.       promouvoir des cours universitaires de langue et littérature kurdes;

14.5.       reconnaître et soutenir les associations culturelles kurdes et entamer un dialogue avec celles-ci afin de collaborer à la protection de la langue et de la culture kurdes;

14.6.       lever les obstacles administratifs déraisonnables auxquels se heurtent les Kurdes dans leurs activités culturelles;

14.7.       veiller avec une attention particulière à un relevé exact des Kurdes lors du prochain recensement officiel;

14.8.       promouvoir l'accès des kurdophones aux moyens modernes de communication de masse. Il convient que la communauté kurde puisse apporter un soutien financier au développement de la presse écrite, de la radio et de la télévision;

14.9.       créer en Turquie d’avantage de centres locaux de promotion de la culture kurde, chargés d'améliorer la sensibilisation aux minorités et le respect à l'égard de celles-ci.

15.       Par ailleurs, l'Assemblée prie instamment les gouvernements de l'Iran, de l'Iraq et de la Syrie à reconnaître que la langue et la culture kurdes font partie de leur patrimoine et qu’elles constituent une richesse qui mérite d’être préservée et non une menace contre laquelle il faut lutter, et leur demande de prendre les mesures nécessaires à la lumière de la présente résolution, et en particulier dans le domaine linguistique.

B.       Exposé des motifs, par Lord Russell-Johnston, rapporteur

I.       Avant-propos

1. L’Assemblée parlementaire a traité de questions relatives aux Kurdes dans ses rapports sur le respect des obligations et engagements de la Turquie (Doc. 9120 de 2001 et Doc. 10111 de 2004); sur la situation humanitaire des populations kurdes déplacées en Turquie (Doc. 9391 de 2002) et, indirectement, sur les aspects culturels du Projet de barrage d’Ilisu (Doc. 9301 de 2002).

2.       Le présent rapport a pour objet d’attirer l’attention de l’Assemblée sur la situation culturelle d’un peuple de 20 à 35 millions d’individus vivant non seulement en Turquie et dans de nombreux pays européens mais aussi en Iran, en Iraq et en Syrie. Mon intention n’est pas de proposer des solutions politiques à des problèmes politiques.

3.       Le fait que plusieurs millions de Kurdes vivent dans des Etats membres du Conseil de l’Europe justifie l’intérêt de l’Assemblée pour leur situation culturelle.

4.       Aux fins du présent rapport, les Kurdes sont définis comme des individus dont la langue maternelle est le kurde. Ils sont principalement originaires de la chaîne du Zagros-Taurus, zone montagneuse où convergent les frontières de la Turquie, de l’Iran et de l’Iraq.

II.       Introduction

5.       Une première proposition de résolution sur le patrimoine culturel kurde avait été déposée en février 2001 et transmise à la commission. Divers rapporteurs avaient été nommés successivement avant que la guerre en Iraq ne rende impossible toute mission d’enquête.

6.       Une seconde proposition sur la situation culturelle des Kurdes a été déposée en mars 2004 et transmise à la commission. J’en ai été nommé rapporteur.

7.       En juin 2004, je me suis rendu à Diyarbakir, Mardin, Van, Hakkari, Ankara et Istanbul et j’ai rencontré des représentants d’instituts et de centres culturels kurdes, de pouvoirs locaux, d’organisations non gouvernementales, des membres du Parlement turc provenant de régions kurdes, le Ministre turc des affaires étrangères, Abdullah Güi, le Secrétaire d’Etat chargé de la radiodiffusion et le directeur de la radio et de la télévision turques. Deux événements importants se sont passés pendant ma visite: la sortie de prison de Mme Leyla Zana et de trois autres anciens députés d’origine kurde et la première transmission en langue kurde par la télévision nationale turque. À l’époque, il n’avait pas été prévu de visite en Iran ou en Syrie et le Bureau de l’Assemblée n’a pas autorisé une courte visite dans le nord de l’Iraq.

8.       En novembre 2004, j’ai participé et pris la parole à une conférence sur « l’Union européenne, la Turquie et les Kurdes » au Parlement européen, à Bruxelles.

9.       Devant l'impossibilité de visiter les communautés kurdes d'Iran, d'Iraq et de Syrie, la commission a organisé une audition sur la situation culturelle de ces communautés et sur celle de la diaspora kurde, qui s'est tenue le 18 janvier 2006 à Paris. (voir annexe)

III.       Le nom des Kurdes

10.       Selon le Dr Mehrdad R. Izady, le nom de « kurde » remonterait au début du quatrième millénaire avant Jésus-Christ, et est peut-être même antérieur1. Selon Piotr Steinkeller, professeur d’akkadien et de sumérien à l’Université de Harvard, le terme akkadien « kurtei » désignait une portion indéterminée ou des groupes d’habitants des chaînes montagneuses du Zagros (et du Taurus oriental). Par ailleurs, jusqu’à leur disparition au 6e siècle avant J.-C., les Babyloniens qualifiaient généralement (et semble-t-il péjorativement) presque tous les habitants du Zagros-Taurus de « Qutil », y compris les Mèdes. On trouve cependant dans leurs annales des noms plus précis de subdivisions, tels que Mardi, Lullubi, Kardaka et Qardu – ces deux derniers ont d’ailleurs souvent été utilisés dans la controverse sur les racines et l’antiquité du terme ethnique « kurde » et sur la question de la présence d’un désignant ethnique général.

11.       Polybe dans son Histoire rapportant les événements de 221-220 avant J.-C. et Strabon dans sa Géographie semblent être les sources occidentales les plus anciennes à mentionner les Kurdes sous leur nom ethnique actuel, Cyrtii ou Kurti. Les historiens Tite-Live, Pline, Tacite et, beaucoup plus tard, Procope, utilisent aussi ce nom pour désigner la population originaire de Médie et de certaines parties de l’Anatolie à l’époque classique. Ptolémée nous donne, sans y prendre garde, une gamme de noms de tribus kurdes lorsqu’il les cite comme toponymes de leur implantation, par exemple, Bagraoandenes pour les Bagrawands ou Bakrans de Diyarbakir, Belcanea pour les Belikans d’Antep, Tigranoandene pour les Tirigans de Hakkar, Sophènes pour les Subhans d’Elazig, Dersene pour les Darsimis et Bokhtanoi pour les Bohtans (Bokhtans), etc. Ces tribus existent toujours aujourd’hui.

12.       La partie nord de la chaîne du Zagros et l’Anatolie fourmillaient autrefois de groupes apparentés parlant des langues iraniennes. Il y a quelque 2 000 ans, nombre d’entre eux, tels les Pontiens d’origine iranienne, les Commagènes, les Cappadociens, les Mèdes de l’ouest, et les Mittannis de langue hindi (comme les Mannas hurriens, Lullubis, Saubarus, Kardakas et Qutils qui les avaient précédés) avaient entièrement été absorbés dans un nouveau pool génétique kurde. Ils font partie des nombreux peuples montagnards dont l’assimilation génétique, culturelle, sociale et linguistique a formé les Kurdes modernes. La diversité des races, traditions et dialectes parlés kurdes existant aujourd’hui s’explique par cette identité composite.

13.       Raisonnant sur l’assimilation progressive de l’un de ces groupes dans le pool ethnique plus large des Kurdes, Pline l’Ancien essaie d’expliquer ce qui lui apparaît comme un changement de nom d’un peuple connu. Enumérant les peuples de la terre, il écrit: « Non loin d’Adiabene (la région autour d’Arbil dans l’Iraq moderne), vivent ceux que l’on appelait autrefois les Carduques et aujourd’hui les Corduènes, près desquels coule le Tigre...".

14.       Les Carduques mentionnés par Pline sont le même peuple que Xénophon et ses dix mille soldats Grecs avaient rencontré près de trois siècles auparavant lors de leur retraite en 401 avant J.-C. Xénophon les avait appelés Kardukhoi. Ce sont les mêmes que les Kardaka (qui fournissaient une partie de la garde royale babylonienne avant 530 avant J.-C.) et les Qarduim fréquemment mentionnés dans le Talmud.

15.       Pour sa part, David McDowall indique que le terme « Cyrtii » a d’abord été utilisé (au deuxième siècle avant J.-C.) pour désigner les mercenaires séleucides et parthes du Zagros et qu’au moment des conquêtes islamiques, mille ans plus tard, le terme de « Kurde » avait un sens socio-économique plutôt qu’ethnique2.

IV.       Langue

16.       Les Kurdes parlent le kurde, une langue qui fait partie de la subdivision nord-ouest de la branche iranienne de la famille des langues indo-européennes. C’est une langue fondamentalement différente de l’arabe et du turc, qui sont respectivement sémitique et ouralo-altaïque. Le kurde moderne se divise en grands groupes auxquels viennent s’ajouter des dizaines de parlers. Le dialecte le plus populaire est le kurmândji (également appelé Kirmancha ou Bahdinani), que parlent environ les deux-tiers des Kurdes d'aujourd'hui, avant tout en Turquie, en Syrie et dans l’ex-Union soviétique).

17.       Vient ensuite le sorani, avec près de 6 millions de locuteurs, surtout en Iraq et en Iran.

18.       A l'extrême nord de la région habitée par les Kurdes, le long des fleuves Kizil Irmak et Murat en Turquie, quelque 3 millions de Kurdes parlent le dialecte dimili (aussi connu sous le nom moins exact mais plus fréquent de zâzâ ou Zazaki).

19.       A l'extrême sud de la région, en Iraq et en Iran, environ 3 millions de Kurdes parlent le gurâni. Avec ses deux grands sous-dialectes, le laki et l’awramani, le gurâni mérite une attention particulière parce qu'il est illustré par mille ans d'une abondante littérature sacrée et profane.

20.       En Iraq et en Iran, une version modifiée de l’alphabet arabo-persan a été adaptée au sorani. Les Kurdes de Turquie ont récemment lancé une importante campagne de publications en dialecte kurmândji dans les maisons d’édition européennes, qui utilisent une forme modifiée de l’alphabet latin. Les Kurdes de l’ex-Union soviétique ont commencé par écrire le kurde en utilisant l’alphabet arménien dans les années 20, puis le latin en 1927 et le cyrillique en 1945 : aujourd’hui, ils utilisent les alphabets latin et cyrillique. Les dialectes gurâni continuent à employer l’alphabet persan non modifié et le dimili s'imprime aujourd’hui avec le même alphabet latin modifié que le kurmândji.

V.       Littérature

21.       Le chapitre ci-dessous s'inspire des travaux de Joyce Blau, Professeur de langue et civilisation kurdes à l'Institut national des langues et civilisations orientales à l'Université de Paris.

22.       Il y a toujours eu une élite intellectuelle chez les Kurdes qui, pendant des siècles, s'est exprimée dans la langue du conquérant. De nombreux intellectuels kurdes ont écrit aussi bien en arabe et en persan qu'en turc. Ce fait est signalé, au XIIIe siècle par l'historien et biographe kurde Ibn al-Assir qui a écrit en arabe, tandis que Idris Bitlisi, haut dignitaire ottoman d'origine kurde, écrit en persan, en 1501, le Hechit Bihicht (Les huit paradis) qui retrace pour la première fois l'histoire des huit premiers sultans ottomans. Le prince Chéreff Khan, souverain de la principauté kurde de Bitlis, a également écrit en persan, à la fin du XVIe siècle, son Histoire de la nation kurde, magistrale source médiévale sur l'histoire des Kurdes.

23.       Il est difficile de dater l'origine de la littérature kurde. On ne sait rien de la culture préislamique des Kurdes. D'autre part, seule une partie des textes a été éditée et l'on ignore combien ont disparu dans la tourmente des incessants conflits qui se déroulent depuis plusieurs siècles en territoire kurde.

24       Le premier poète kurde connu est Elî Herîrî, né en 1425 dans le Hakkari et mort vers 1495. Ses thèmes préférés sont déjà ceux que ses compatriotes traiteront le plus souvent: l'amour de la patrie, ses beautés naturelles et le charme de ses filles.

25.       Les premiers monuments littéraires kurdes connus datent du XVIe siècle. Ils naissent parallèlement et en opposition à la consolidation des voisins ottomans et persans.

26.       Le mieux connu des poètes de la fin du XVIe et du début de XVIIe siècle est le cheikh Ehmed Nishanî surnommé Melâye Djezîrî. Originaire du Djezîrê Botan il avait, comme de nombreux lettrés de l'époque, une bonne connaissance de l'arabe, du persan et du turc. Il était aussi imprégné de la culture littéraire arabo-persane. Son oeuvre poétique de plus de 2 000 vers est restée populaire et est encore régulièrement rééditée. Il voyagea beaucoup et se fit de nombreux disciples. Ceux-ci tâchèrent d'imiter le maître en adoptant sa langue qui s'impose dès lors comme langue littéraire.

27.       Peu à peu le sentiment d'appartenir à la même entité se développe parmi les Kurdes. L'époque verra naître le poète Ehmedî Khanî, originaire de la région de Bayazid, le premier très grand poète à définir, dans son Mem o Zîn, long poème de plus de 2.650 distiques, les éléments de l'indépendance kurde.

28.       Au XIXe siècle, à la suite de l'essor général des mouvements de libération nationale au sein de l'empire ottoman, et bien que fortement teinté de tribalisme, un véritable mouvement national kurde va lentement se développer. Avec un certain retard dû à l'éloignement et à l'isolement, une nouvelle littérature s'épanouit. Les auteurs qui ont reçu dans leur jeunesse la formation classique dispensée à un haut niveau dans les medersa, les écoles coraniques, connaissent bien l'arabe et le persan. Leur poésie s'inspire largement pour leurs thèmes et leurs images de la tradition persane, mais les poètes déploient une grande imagination dans le renouvellement des symboles et de la musicalité du vers.

29.       Cette poésie a d'abord une tonalité religieuse, - c'est l'époque de l'épanouissement des confréries mystiques - mais ce sont les poètes patriotiques et lyriques qui ont le plus de succès. Mela Khadrî Ehmedî Shaweysî Mikhayilî, plus connu sous le surnom de Nalî, est le premier grand poète à écrire ses poésies essentiellement en kurde central.

30.       La naissance de la presse accompagne les progrès du mouvement national kurde et la première revue, qui porte le nom significatif de "Kurdistan", paraît au Caire, en Egypte, en 1898.

31.       Les Kurdes, qui vivaient jusqu'alors dans des sociétés multiculturelles et plurilingues, se retrouvent divisés entre quatre Etats à l'issue de la première guerre mondiale: la Turquie, la Perse, I'Iraq et la Syrie, juridiquement souverains mais politiquement subordonnés au jeu mondial des grandes puissances. Ces Etats se sont vite trouvé confrontés au problème de la diversité des langues. La production littéraire des Kurdes et le développement de leur langue seront fonction dès lors des libertés acquises par ceux-ci dans chacun des Etats qui se partagent leur territoire.

32.       L'Iraq, sous mandat britannique, reconnaît un minimum de droits culturels à sa minorité kurde. Bien que celle-ci ne forme que 18% de la population totale kurde, le centre de la vie culturelle kurde se transporte en Iraq où la production va aller en se développant à partir de la seconde moitié des années 1920. Les Kurdes sortent de leur isolement et le contact avec l'Occident (traduction de Pouchkine, Schiller, Byron et surtout Lamartine) bouleverse les données du domaine poétique.

33.       L'ouverture à la modernité éloigne la poésie des chemins traditionnels. L'effort de "kurdisation" de la langue kurde, en la dépouillant des emprunts lexicaux et formels aux langues dominantes, est à porter à l'actif des auteurs de l'époque.

34.       Dans une seconde étape, en même temps que de nombreux genres nouveaux sont adoptés, y compris le drame Iyrico-épique et la poésie dramatique. L'incomparable Goran fut certainement le plus grand artisan de la rupture avec la tradition. Dans les années 1930, les vers syllabiques proches de la poésie populaire, le poème en prose et le vers libre font leur entrée dans la poésie.

35.       La prose prend son essor au moment de l'épanouissement des revues et magazines qui véhiculent les premiers essais poétiques et narratifs, les nouvelles et les nouvelles historico-légendaires qui confirment de façon éclatante la vitalité du kurde. Le courant romantique se renforce et les thèmes se distinguent alors par un développement plus dynamique du sujet. Ils traitent de problèmes sociaux, de la femme, de l'éducation, de la famille, mais d'autres s'orientent plus nettement contre l'injustice et l'exploitation des paysans. L'un des représentants les plus brillants de ce courant est Ibrahim Ahmed qui publie, en 1959, Körawarî (La misère) un recueil de nouvelles réalistes, et surtout Janî Gal (La souffrance du peuple) qui paraît à Bagdad en 1973, le premier roman écrit en kurde central.

36.       En URSS, malgré leur petit nombre (ils forment moins de 2% de la population totale kurde) les Kurdes sont reconnus comme une « nationalité » sans attribution d'autonomie, mais avec reconnaissance de leur langue. A ce titre, leur communauté bénéficie de l'encouragement de l'Etat et possède écoles, presses et éditions. Une élite s'y est épanouie. Les recueils de poèmes de Djasimê Djalîl, né en 1908, paraissent au lendemain de la seconde guerre mondiale. Arab Shamo, le plus fécond des romanciers, publie ses oeuvres dès 1935.

37.       En Syrie sous mandat français, la période de l'entre-deux-guerres marque l'épanouissement des lettres kurdes. Des intellectuels kurdes et français se regroupent à Damas autour du prince Djeladet Bedir Khan et de son frère Kamuran. Ils deviennent les principaux artisans de la renaissance de la littérature septentrionale. Ils mettent au point un alphabet latin qu'ils popularisent dans la revue Hawar autour de laquelle s'effectue un intense travail révélateur des possibilités du kurde septentrional en tant que langue littéraire moderne.

38.       En Turquie, après le succès militaire de Mustafa Kémal contre la Grèce, un nouveau traité signé à Lausanne en 1923 confirmait la souveraineté turque sur une grande partie du territoire kurde et sur plus de 52% de la population totale des Kurdes. Au nom de l'unité de l'Etat, Mustafa Kemal a interdit l'enseignement du kurde et son usage public. La plupart des intellectuels ont quitté le pays. De 1950 à 1971 le régime turc se donna une teinte de démocratie bourgeoise et l'usage de la langue kurde fut de nouveau autorisé. Une nouvelle intelligentsia kurde se forma.

39.       En Iran, où vit plus du quart de la population kurde, les autorités mènent une politique d'assimilation forcée de cette minorité.

40.       La grande période de la littérature kurde dans cette région est celle de la République du Kurdistan qui ne dure que onze mois à la fin de la seconde guerre mondiale. Malgré sa brièveté, elle provoque un essor remarquable des lettres kurdes. De nombreux poètes, tels que Hejar et Hêmin, se révèlent. La répression qui suit la chute de la République contraint les intellectuels à s'exiler, pour la plupart en Iraq.

41.       Sous la pression des démocrates kurdes regroupés autour du Dr. Abdel Rahman Ghassemlou, les autorités iraniennes sont contraintes de tolérer la publication de certains ouvrages kurdes. Si toute création littéraire demeure interdite, la censure autorise la publication des monuments de la littérature kurde du XIXème siècle dont certains seront traduits en persan. Des manuscrits traitant de l'histoire des dynasties kurdes sont enfin publiés, et des dictionnaires, des grammaires, des encyclopédies de personnalités kurdes, religieuses ou non, ayant marqué leur époque paraissent en kurde et en persan.

42.       La vie littéraire kurde en Iraq subit les contrecoups de l'échec de la longue insurrection kurde et de la guerre que se mènent sans pitié Iraniens et Iraquiens.

43.       Les intellectuels kurdes choisissent le chemin de l'exil et se réfugient dans la plupart des pays occidentaux et, fait remarquable, ils vont être à la source d'une véritable renaissance de la littérature kurmândji. Appuyés par plusieurs centaines de milliers de travailleurs kurdes émigrés, les intellectuels kurdes se regroupent et ne ménagent aucun effort pour promouvoir leur langue. Poètes et écrivains font paraître leurs oeuvres d'abord dans des revues publiées par des maisons d'éditions kurdes en Suède. En effet, les autorités suédoises, qui favorisent le développement culturel des communautés émigrées, allouent aux Kurdes un budget de publication relativement important. Une vingtaine de journaux, de magazines et de revues paraissent dès la fin des années 1970. Des livres d'enfants, des abécédaires et des traductions d'ouvrages historiques sur les Kurdes paraissent. La création littéraire est encouragée. M. Emin Bozarslan fait paraître de charmants contes pour enfants, Rojen Barnas des recueils de poèmes, tandis que le journaliste Mahmut Baksi, membre de l'Union des écrivains suédois, publie un roman et des contes pour enfants en kurde, en turc et en suédois; Mehmet Uzun fait paraître deux romans réalistes. Toujours en Suède, Malmisanij publie le premier dictionnaire zaza-turc.

44.       Deux cents titres ont paru depuis dix ans. C'est la plus grosse production littéraire kurde en dehors de l'Iraq. Cette nouvelle floraison de poètes, d'écrivains et d'intellectuels kurdes illustre de la façon la plus frappante le parallélisme entre liberté et développement culturel.

VI.       Histoire de la région

45.       Les informations de la présente section viennent avant tout d’une conférence intitulée « Exploring Kurdish Origins » (A la recherche de l’origine des Kurdes) donnée par le professeur Mehrdad R. Izady à l’Université de Harvard le 10 mars 1993.

46.       L’origine des Kurdes, c’est-à-dire qui ils sont et d’où ils viennent, est trop longtemps restée une énigme. On pourrait répondre rapidement en disant que les Kurdes sont le produit de nombreuses strates de matériel culturel et génétique superposées les unes aux autres au fil de millénaires de migrations internes, d’immigrations, d’innovations culturelles et d’importations. Mais pour identifier les racines et l’évolution de l’identité ethnique actuelle des Kurdes, il faut étudier chacune de ces nombreuses strates de déplacements humains et d’influences culturelles, en remontant aussi loin que possible dans le passé. À l’heure actuelle, on peut identifier cinq strates différentes avec plus ou moins de certitude: les cultures halaf, ubaïdienne, hurrienne, indo-européenne et subséquente.

47.       Jusqu’à présent, la preuve la plus ancienne d’une culture unifiée et distincte des habitants des chaînes du Zagros-Taurus remonte à la période de la culture halaf qui est apparue aux environs de 6 000 avant J.-C. Ainsi nommée d’après le mont Tel Halaf situé dans ce qui est maintenant la Syrie, cette culture est surtout connue pour ses délicates poteries finement décorées.

48.       La période de la culture halaf se termine avec l’arrivée, vers 5 300 avant J.-C. d’une nouvelle culture et probablement d’un nouveau peuple: les Ubaïdiens. La culture ubaïdienne originaire des plaines de Mésopotamie s’est répandue dans les montagnes. Les Ubaïdiens, ou proto-euphratiens comme on les appelle quelquefois, ont ainsi créé une culture hybride dans les montagnes, mélange de leur propre héritage et de celui, antérieur, des Halaf, qui a dominé la région et la Mésopotamie pendant un millénaire.

49.       S’agissant de la langue et de l’affiliation ethnique des Ubaïdiens, nous en sommes réduits à des conjectures. Ce sont eux, cependant, qui ont nommé Tigre et Euphrate les fleuves de Mésopotamie et qui ont donné leur nom à presque toutes les villes que nous reconnaissons aujourd’hui comme sumériennes. L’impact culturel des Ubaïdiens sur les collectivités montagneuses a peut-être été large mais pas vraiment profond.

50.       Vers 4 300 avant J.-C., une nouvelle culture et probablement un nouveau peuple sont venus dominer les montagnes: les Hurriens. Nous en savons beaucoup plus des Hurriens et nos connaissances progressent sans cesse. Nous savons, par exemple, qu’ils se sont largement implantés dans les montagnes des chaînes Zagros et Taurus et qu’ils ont même débordé pendant quelque temps dans les plaines de Mésopotamie et le plateau iranien. Ils ne se sont cependant jamais beaucoup écarté des montagnes. Leur économie était étonnamment intégrée et focalisée, comme leurs liens politiques qui suivaient en général l’axe des montagnes du Zagros-Taurus au lieu de rayonner vers les plaines comme l’avait fait la culture ubaïdienne. À en juger par les restes archéologiques de leurs marchandises et par leurs origines, les échanges économiques entre la montagne et la plaine étaient d’importance secondaire.

51.       Les Hurriens parlaient une ou des langues du groupe nord-est de la famille des langues caucasiennes, apparentées au Lezguien moderne et, par extension, au Géorgien et au Laze. La direction de leur expansion n'est pas encore élucidée, et l'on ne saurait affirmer qu'elle s’est faite du nord au sud, c’est-à-dire à partir du Caucase (il se pourrait même que ce soient les Hurriens qui aient introduit les langues caucasiennes dans le Caucase).

52.       Vers le milieu du deuxième millénaire avant J.-C., la culture et les peuples de la région semblent avoir été unifiés dans une identité hurrienne. L’héritage fondamental des Hurriens dans la culture kurde moderne se manifeste dans les domaines de la religion, de la mythologie, des arts martiaux, et même de la génétique. Près des deux-tiers des noms kurdes tribaux, topologiques et urbains sont aussi probablement d’origine hurrienne, comme par exemple Buhtan, Talaban, Jelali, Barzan, Mardin, Ziwiya et Dinawar. Les symboles mythologiques et religieux présents dans l’art des dernières dynasties hurriennes, comme les Mannéens de l’Iran moderne ou les Lullus du Sud montrent des éléments que l’on trouve dans l’ancienne religion kurde du yazdanisme, mieux connue aujourd’hui sous divers autres noms: alévisme, yézidisme et yarsanisme (Ahl-i-Haqq).

53.       Des nombreux motifs de tatouage que les Kurdes traditionnels utilisent pour décorer leur corps sont des copies de ceux que l’on voit sur les figurines hurriennes. Un d’entre eux est une composition associant un serpent, le disque solaire, un chien et un peigne. De fait, certains motifs de tatouage hurriens se retrouvent aussi dans les arts décoratifs religieux des Kurdes yézidis.

54.       L’homogénéité culturelle de la région ne devait pas durer. Aux environs de 2 000 avant J. C., les premières tribus d’immigrants parlant indo-européen, tels que les Hittites et les Mittannis, ont commencé à arriver dans le sud-ouest de l’Asie. Si les Hittites n’ont guère eu d’influence sur les collectivités des montagnes, les Mittannis se sont installés dans ces régions et ont eu une influence sur les autochtones dans plusieurs domaines, dont celui du tissage de tapis à points noués. Aujourd’hui encore, les dessins introduits par les Mittannis et reconnaissables dans les sculptures assyriennes des planchers restent une composante essentielle des tapis et kilims kurdes. Les styles mina-khani et chwar-such modernes sont pratiquement les mêmes que ceux utilisés par les Assyriens il y a près de 3 000 ans.

55.       C’est vers 1 200 avant J.-C. qu’a commencé l’inondation des tribus indo-européennes qui a ravagé l’économie et la culture sédentaire tant dans les montagnes que dans les plaines. Le nord a été colonisé par les Haïks, que nous connaissons sous le nom d’Arméniens, alors que le reste des montagnes l'était par différents peuples de langue iranienne, tels que les Mèdes, les Perses, les Scythes, les Sarmathes et les Sagarthes (dont le nom survit dans celui des montagnes du Zagros).

56.       Vers 850 avant J.-C., les derniers Etats hurriens avaient été anéantis par les envahisseurs aryens, dont le nombre a dû être considérable. Avec le temps, ils ont réussi à changer la langue hurrienne du peuple de la région, de même que sa constitution génétique. Au 3e siècle avant J.-C., l'"aryanisation" des montagnes était pratiquement terminée.

57.       Lorsque les ethnies mèdes et perses sont arrivées sur les contreforts orientaux des montagnes du Zagros, aux environs de 1 000 avant J.-C., une migration interne massive des régions septentrionales et centrales du Zagros vers le sud avait commencé. Au 6e siècle avant J.-C., de nombreuses tribus importantes que nous trouvons maintenant chez les Kurdes étaient déjà installées dans le sud du Zagros, dans le Fars voire même le Kirmân. Dès le 3e siècle avant J.-C., les auteurs grecs, et plus tard latins, signalaient la présence de « Cyrtii » (ou « Kurti ») tant dans le Zagros méridional (Perse ou Pars/Fars) que dans les parties centrale et septentrionale. Cette situation a perduré un millier d’années et les premières sources islamiques énumèrent des dizaines de tribus kurdes dans le Zagros méridional. Avec le temps, elles ont été assimilées dans la population locale. De fait, c’est une source d’étonnement pour de nombreux auteurs modernes qui ne trouvent que peu, voire pas, de Kurdes dans cette région.

58.       L’influence aryenne sur les peuplades hurriennes locales a dû ressembler à ce qui s’est passé en Anatolie quelque 2 000 ans plus tard, lorsque les nomades turcs s’y sont engouffrés après la bataille de Manzikert. Cela ne veut pas dire que leur héritage a disparu. Au contraire, la riche et ancienne culture anatolienne et ses peuples ont perduré sous leur nouvelle identité turque, avec en plus quelques matériaux culturels et génétiques apportés par les nomades.

59.       L’architecture, tant simple que monumentale, les méthodes culturales, les pratiques d’élevage, les arts décoratifs et la religion n’ont pratiquement pas changé dans les régions hurriennes après l’installation aryenne et les habitants ont progressivement commencé à parler une langue iranienne et à admettre de nouveaux dieux dans leur panthéon. La culture de la région n’a pas connu de changement brusque alors même que sous la pression aryenne un changement linguistique et génétique était en cours. Presque tous les aspects de la culture kurde contemporaine remontent à ce massif substrat hurrien, la superstructure aryenne restant relativement superficielle.

60.       Entre le moment où les Kurdes ont été aryanisés et le XVIe siècle de notre ère, la culture kurde n’a pratiquement pas changé malgré l’introduction de nouveaux empires, de nouvelles religions et de nouveaux immigrants. Les Kurdes sont essentiellement restés fidèles à l’ancienne religion hurrienne – le yazdanisme – et, selon certains linguistes, ont parlé une langue iranienne que les sources islamiques médiévales appellent pahlawani. Cette langue survit aujourd’hui dans les dialectes gurâni et dimili (zâzâ). D'autres linguistes suggèrent que le kurde est plus proche d'autres langues anciennes telles que celle des Parthes, la langue de “l'Avesta” (qui serait le livre de Zarathoustra), et la langue des Mèdes. Les seuls événements marquants de la période ont été la perte du Zagros méridional, par la métamorphose des Kurdes en Lurs, et l’expansion des Kurdes dans les montagnes de l’Elbourz, du Caucase et du Pont.

61.       Après le peuplement aryen, la région a continué à recevoir de nouvelles populations et de nouvelles influences culturelles, mais aucune n’a réussi à modifier l’identité culturelle et ethnique des Kurdes comme l’avaient fait les Aryens. Il ne semble pas que de grands groupes parlant araméen soient venus s’installer dans la région bien qu’après l’introduction du judaïsme et plus tard du christianisme, de nombreux Kurdes aient abandonné le kurde au profit de l’araméen. Lorsque l’on étudie la culture kurde contemporaine, il apparaît que le judaïsme a exercé une influence plus durable et plus profonde sur la culture indigène kurde que le christianisme alors même que la plupart des ethnies voisines des Kurdes entre le 5e et le 12e siècles étaient chrétiennes.

62.       Le rôle des Arabes et l’impact de l’islam sur la société et la culture kurdes sont moins difficiles à cerner. La péninsule arabe passait par une phase d’explosion démographique incontrôlée lorsque l’avènement de l’islam a transformé cette pression en un raz de marée massif de nomades arabes qui sont allés s’installer dans des pays étrangers. Des tribus arabes se sont implantées près de presque tous les grands centres urbains et agricoles aujourd’hui habités par des Kurdes. Dès le Xe siècle, les historiens et géographes islamiques rapportent que des populations islamiques vivaient parmi les Kurdes des rives septentrionales du lac Van à Dinawar et d’Hamadan à Malatya. Ces populations ont, à terme, été assimilées, ne laissant derrière elles qu’une empreinte génétique (que l’on voit chez les Kurdes urbains dont la peau est plus foncée) et pas grand chose de plus. On peut dire la même chose de l’implantation turque et de son influence culturelle. À compter du XIIe siècle, plusieurs siècles de passage de nomades turcs ont dévasté l’économie des Kurdes sédentaires, comme les migrations aryennes l’avaient fait deux millénaires plus tôt. L’héritage culturel turc a été nul mais les forces de changement interne qu’il a imposées sur la société kurde ont été presque aussi déterminantes que celles de l’invasion et de l’implantation aryennes. Sous cette énorme pression destructrice nomade, la région serait probablement devenue turque sans les Kurmanj, nomades kurdes qui sont rapidement sortis des monts Hakkari pour occuper toutes les terres laissées vacantes par les kurdes agraires et les autres nomades moins énergiques. Les nomades turcs étaient avant tout des nomades de la steppe et ils n’ont pu résister aux nomades montagnards Kurmanj dans les zones escarpées des montagnes du Zagros-Taurus. Certains Kurdes ont sans doute été assimilés, par exemple les tribus Dumbuli, Barani, Shaqaqi et Jewanshir mais inversement, de nombreuses tribus kurdes à nom turc (par exemple Karachul, Chol, Oghaz, Devalu, Karaqich, Chichak) sont en fait des tribus turques et turkmènes assimilées qui ont conservé leur nom turc mais qui sont devenues kurdes de tous les autres points de vue.

63.       Cette dislocation massive des tribus qui aurait pu se calmer avec le temps a en fait empiré au XVIe siècle. La nomadisation massive des Kurdes a été causée par les guerres entre les Perses et les Ottomans et plus précisément par la politique de la terre brûlée des Safavides. Mais le coup le plus rude porté à l’économie kurde a été le passage au transport maritime du commerce est-ouest qui a commencé aussi au début du XVIe siècle. Pris ensemble, ces deux éléments ont marqué le début de la fin d’une grande partie du tissu social et de la culture complexe des Kurdes qui perduraient depuis l’époque des Mèdes. La culture et la société agro-urbaine kurdes se sont transformées en une économie nomade sous une identité d’emprunt. Les fermiers kurdes nomadisés ont, à terme, adopté l’islam sunnite shâf’ite des nomades kurmanj et ont commencé à parler la langue vernaculaire kurmanj proche de l’ancien pahlawani. Avec le temps, l’ancienne société kurde, en dépit de sa religion et de sa langue, s’est trouvée marginalisée et matériellement repoussée aux confins de la région. Aujourd’hui, près des trois-quarts des Kurdes parlent divers dialectes de kurmanj et ils sont autant à pratiquer l’islam sunnite shâf’ite. En un sens, les Kurmanj ont assimilé les Kurdes et dans ce processus ils ont assumé leur nom ethnique et hérité de tout ce qui restait de l'ancienne culture.

64.       Il existe, comme on pouvait s’y attendre, une forte corrélation entre la pratique de l'ancienne religion yazdani et l’utilisation de la langue pahlawani comme il existe une corrélation entre le fait d’être musulman et de parler kurmanj. Le passage de la première à la seconde identité s’accélère et l’identité pahlawani-yazdani résiduelle risque de disparaître complètement. Il ne reste qu’un petit nombre de Kurdes à parler pahlawani, sous la forme du dimili (péjorativement dénommé zâzâ) en Turquie et du gurâni, laki et awramani en Iran et en Iraq, et leur nombre ne cesse de diminuer. De même, la vieille religion du yazdanisme est toujours pratiquée sous les formes de l’alévisme, du yézidisme et du yarsanisme (Ahl-i-Haqq), mais le nombre des fidèles ne cesse également de baisser.

VII.       Situation actuelle

65.       On ne connaît pas le nombre des Kurdes puisque aucun des pays où ils vivent ne mentionne l’ethnie dans les recensements. Il est estimé à 25-30 millions, ce qui fait d’eux une des plus grandes nations du monde à ne pas posséder son propre pays.

66.       Cependant, comme le disait déjà Mehrdad Izady en 1992, « il est étonnant, pour ne pas dire embarrassant, que pas un seul objet archéologique n’ait jamais été identifié comme « Kurde » dans aucun musée au monde»3.

67.       La situation des Kurdes varie considérablement selon le pays où ils vivent.

Turquie

68.       Une importante minorité des citoyens turcs sont des Kurdes: ils sont principalement concentrés dans le sud-est de l’Anatolie, mais habitent aussi dans les grandes villes comme Istanbul (il n’y a pas de statistiques officielles, mais on estime que 12 à 15 millions de Kurdes vivent en Turquie).

69.       Le sud-est de l’Anatolie est aussi la région la moins développée de Turquie. Plusieurs raisons expliquent cet état de choses: l’isolement de la région, sa structure sociale (on y trouve encore des vestiges du système féodal, comme les Agas) et son économie (fondée surtout sur l’agriculture et l’élevage).

70.       Certains disent que la montée du fondamentalisme religieux explique aussi le retard de cette région mais on n’en a aucune preuve et, selon certaines informations, des Mollahs auraient soutenu ceux qui font campagne contre les crimes d’honneur.

71.       La flambée de terrorisme du PKK dans le sud-est de la Turquie en 1984 et sa répression par l'armée turque a fortement aggravé la situation. D’un point de vue culturel, par exemple, le taux d’alphabétisation de la région a considérablement chuté au cours des 15 dernières années, surtout chez les femmes, ce qui est une conséquence directe de la guerre (les parents ont peur d’envoyer leurs filles à l’école, notamment parce que les enseignants et les écoles ont été la cible du PKK).

72.       Pendant des décennies, les Kurdes n’ont pas été reconnus par les autorités turques : ils n’étaient pas autorisés à utiliser leur langue et on ne trouvait aucune mention de la (des) langue(s) kurde(s) dans l’enseignement ou dans les médias. Un petit peu de folklore était juste permis de temps à autre. Tous ceux qui essayaient de faire valoir leurs droits culturels étaient considérés comme des traîtres et traités comme tels. Durant ce qui était une guerre civile « de facto », un Turc qui niait tout simplement l’existence d’une culture kurde a rejoint le groupe libéral de l’Assemblée.

73.       Par leur attitude de rejet, les autorités turques ont alimenté le séparatisme kurde qu’elles dénonçaient et contre lequel elles se battaient, à un coût très élevé pour les Kurdes, les Turcs et tout le pays.

74.       En 2004, la situation a paru changer, notamment avec l’arrivée du nouveau gouvernement. Que cela soit dû à la pression des institutions européennes, comme le pensent les Kurdes, ou à une prise de conscience du gouvernement, comme celui-ci le prétend, n’a guère d’importance. L'essentiel, c’est que l’on enregistre des changements au niveau officiel et dans l’opinion publique turque dans son ensemble.

75.       Parmi les changements dans le domaine culturel, il faut noter des émissions en langues kurdes (kurmândji et zâzâ) à la télévision nationale turque et l’autorisation d’enseigner des cours de langue kurde. Les livres, disques et concerts en kurde ne sont plus interdits, mais on m'a affirmé qu'ils se heurtent encore à des obstacles administratifs déraisonnables. Lors de ma visite, j’ai vu l’annonce d’un concert du célèbre chanteur kurde Ciwan Haco dans le journal turc Radikal. Notre collègue M. Tekelioglu s'appuie sur ces informations pour m'affirmer que ces déclarations sont exagérées.

76.       La Turquie compte environ 1440 bibliothèques publiques, dont environ 200 dans les régions où les Kurdes sont majoritaires. M. Tekelioglu m'a informé en janvier dernier que rien qu'en 2005 plus de 100 nouveaux livres en kurde ont été publiés en Turquie. Il est toutefois impossible de trouver un seul ouvrage dans cette langue (publié en 2005 ou non, en Turquie ou à l'étranger) dans l'une quelconque de ces bibliothèques publiques.

77.       Un autre exemple des obstacles administratifs déraisonnables auxquels se heurtent les Kurdes nous est fourni par la dernière foire du livre organisée à Diyarbakir en collaboration avec la préfecture. Les éditeurs d'ouvrages en kurde n'y ont pas été invités. Quand ils ont demandé à y participer, ils n'ont pas été autorisés à le faire, et quand ils ont demandé à d'autres éditeurs de présenter certains de leurs ouvrages, ceux-ci leur ont répondu que les autorités leur avaient interdit de le faire.

78.       Les changements sont encore timides: il semblerait que les émissions soient programmées trop tôt le matin, sur des sujets triviaux et sans la moindre participation des Kurdes proprement dits, et que les rares cours de langue proposés soient au format de l'enseignent du kurde comme une langue étrangère (et donc sans aucune utilité pour les Kurdes). Après quelques mois, ces cours ont cessé en raison de la demande insuffisante.

79.       En janvier 2006, l'on a annoncé que deux chaînes régionales privées de télévision et une station radio commenceraient à diffuser de brèves émissions en kurde pour la première fois en Turquie. Des représentants de Gün TV, de Söz TV et de Medya FM, tous trois basés dans le sud-est du pays à majorité kurde (Diyarbakir et Sanliurfa), ont signé un accord avec l'organe de surveillance turc de la radiodiffusion en vertu duquel ils devaient commencer à diffuser leurs émissions à partir du jeudi 23 mars.. Cette nouvelle a été confirmée par une lettre du Représentant permanent de la Turquie auprès du Conseil de l'Europe. La télédiffusion en kurde est toutefois limitée à quatre heures par semaine et à maximum 45 minutes par jour (d'après certaines sources, ces limites ne s'appliquent pas aux longs métrages et aux émissions musicales).

80       Si l'on compare cette situation avec celle qui existait encore naguère, quand il était inconcevable qu’un politique ou un fonctionnaire turc prononce le mot «Kurde», on réalise l'ampleur considérable de ce changement.

81       Il indique qu’un processus est en marche et qu'il devrait être irréversible. Les changements sont certes petits mais ils vont dans la bonne direction. C’est à l’Europe et à ses institutions, aux Kurdes eux-mêmes et aux Turcs favorables à la préservation de la culture kurde de maintenir la pression sur le Gouvernement turc pour qu’il élargisse et accélère le processus.

82.       Il n’en reste qu’il faut aussi noter que si l’on peut changer la législation en un seul jour, le changement dans les attitudes et les mentalités demande plus de temps. Et de nombreux Kurdes et Turcs doivent revoir certaines de leurs attitudes.

83.       Au début du mois d'avril 2006, de violents affrontements ont opposé les Kurdes et les forces de sécurité dans le sud-est de la Turquie. Des rapports font état d'au moins 15 morts pendant les protestations, et il est à craindre que les maigres avancées obtenues par les Kurdes au fil des dernières années pourraient être annulées en quelques jours.

Iraq

84.       On dénombre cinq millions d’habitants au Kurdistan iraquien dont les principaux centres sont Dohuk, près de la frontière turque, Erbil et Suleimaniya. Ils parlent le dialecte kurmanji dans le nord et le sorani dans le sud.

85.       Après la fin de la guerre du Golfe de 1991, l’opération Provide Comfort a été lancée pour créer une zone sûre pour les Kurdes dans le nord de l’Iraq. Les troupes occidentales alliées ont persuadé les Kurdes de descendre des montagnes dans la plaine où des camps ont été dressés. La partie de l’Iraq située au-dessus du 37e parallèle – qui comprend Arbil, Mosul, Zakho et Dahuk – a été déclarée zone d’exclusion aérienne et régulièrement patrouillée par les avions américains, britanniques, français et turcs.

86.       En octobre 1991, le Gouvernement iraquien s’est retiré de la région kurde. Les premières élections régionales ont eu lieu au milieu de 1992 et les premiers gouvernement et parlement kurdes iraquiens ont été constitués. Depuis, les Kurdes d’Iraq sont de facto autonomes et indépendants.

87.       Depuis 1991/1992, les Kurdes peuvent enseigner leurs langues et, selon la nouvelle constitution iraquienne, le kurde est à présent la deuxième langue officielle du pays. Jusqu’en 2003, les Kurdes n’étaient pas admis dans les universités iraquiennes et ont, par conséquent, créé leurs propres universités.

88.       La réussite des Kurdes iraquiens dans le domaine de la langue et de l’éducation leur a permis de créer un corpus littéraire impressionnant et une langue écrite pleinement fonctionnelle et a produit une génération de Kurdes qui ont reçu un enseignement primaire et secondaire en kurde. Ces résultats aideront sans aucun doute les Kurdes d’Iraq dans leurs futurs efforts de préserver leur identité ethnique et culturelle.

89.       Les Kurdes ont très peu de contacts avec le monde extérieur, hormis avec quelques groupes musicaux kurdes d’Iran. Jusqu’à une date récente, ils n’avaient pas de passeport. L’isolement reste le problème principal.

90.       Les crimes d'honneur sont une pratique barbare qui ne concerne pas uniquement les Kurdes. On l'observe dans les régions les plus reculées du Proche-Orient. Le développement économique s'est accompagné d'un recul de ces pratiques. Les associations de femmes jouent un rôle important en Iraq.

Iran

91.       Selon les chiffres officiels de 1997, l’Iran compte 7 à 8 millions de Kurdes (7 % de la population). D’après l’opposition, ils seraient de 11 à 12 millions. En Iran, les Kurdes habitent l'ouest et le nord-ouest du pays, aux frontières de la Turquie, de l’Iraq et de l’Azerbaïdjan, mais aussi les grandes villes comme Téhéran et la région du Khorasan, bordant le littoral oriental de la mer Caspienne. Du point de vue économique, ces régions sont les moins développées d’Iran. Le revenu moyen est de quatre dollars américains par jour dans les zones urbaines et d'un dollar américain par jour seulement dans les zones rurales. Ils n'ont aucune industrie.

92.       Depuis l’époque de Reza Chah (1925-1941), le persan est la langue officielle de l’Iran. La législation adoptée par la République islamique autorise les langues régionales, mais les autorités n’ont rien fait pour mettre en œuvre ces dispositions.

93.       Il existe des médias en langue kurde mais ils sont soumis à la censure comme tous les autres médias du pays. Les médias ne sont, par exemple, pas autorisés à aborder les questions politiques. L’autocensure est largement répandue. Il n’y a pas de chaîne de télévision kurde mais certaines émissions sont diffusées en kurde sur les chaînes générales.

94.       Il n'y a pas d'école publique kurde en Iran. Il y a toutefois des cours de kurde dans les universités tant publiques que privées, mais à Téhéran et pas dans les régions habitées par les Kurdes. Par contre, les publications estudiantines sont interdites.

95.       De nombreux intellectuels kurdes éminents ne savent pas écrire dans leur langue. Ce n’est qu’au bout de six ans de démarches pour trouver un financement qu'un projet de dictionnaire persan-kurde pourrait voir le jour en 2006.

96.       La musique et le folklore sont florissants, tout comme le cinéma et le théâtre, malgré l'absence totale d’aides de l’Etat. Certains réalisateurs ont été distingués lors de festivals cinématographiques à l’étranger.

97.       La situation des femmes est l’une des pires de la région: les filles peuvent être mariées à partir de 9 ans; elles sont exposées à la polygamie, à la lapidation et aux « crimes d’honneur ». Il en résulte un taux de suicide très élevé chez les femmes (notamment par immolation).

98.       L'Iran ne reconnaît pas aux Kurdes de droits autres que culturels. La République islamique n'est pas neutre et la récente montée de l'intégrisme salafi pourrait menacer la démocratie dans le pays. La vie n'est pas toujours facile pour les Musulmans sunnites, comme la plupart des Kurdes, dans un pays chiite. Les émissions de radiodiffusion par satellite en kurde sont considérées comme un danger par les autorités qui font la chasse aux antennes paraboliques. Il n'y a aucun gouverneur de province ou ministre kurde en Iran.

99.       Il y a très peu d'échanges avec les Kurdes de Turquie, malgré une langue commune.

Syrie

100.       Il y a entre 1 et 2 millions de Kurdes en Syrie (sur un total d'environ 19 millions d’habitants).

101.       Dans les années 40, il y a eu deux chefs d’Etat kurdes, un chef suprême des armées et de nombreux fonctionnaires de haut rang. Toutefois, aujourd’hui, il n’y a pas même un brigadier-chef kurde dans les forces de police. Depuis l’indépendance de la Syrie en 1946, les Kurdes sont persécutés et il est strictement interdit de parler kurde à l’école.

102.       Les Kurdes représentent environ 60 % de la population scolaire dans les régions septentrionales mais ils ne disposent ni de livres, ni d’aucune autre publication et n’ont pas d’associations. 200 000 d’entre eux ont été privés de leur nationalité et n’ont aucun droit. Le nom kurde de plus de 750 villes et villages a été remplacé par un nom arabe. Les noms kurdes ne sont autorisés ni pour les personnes, ni pour les entreprises.

103.       En 1972, des étudiants kurdes ont été expulsés des établissements scolaires; en 1986, la police a tiré sur une foule kurde; en 1989, la musique kurde a été interdite lors des mariages et les intellectuels kurdes sont régulièrement licenciés.

104.       Depuis la mort du président Hafez al-Assad en juin 2000, les autorités syriennes sont accusées de capturer des membres du PKK pour les livrer aux autorités turques.

Diaspora

105.       Au fil de leur histoire mouvementée, les Kurdes ont subi plusieurs déportations qui ont donné le jour à de nombreuses communautés kurdes dispersées, parfois à des milliers de kilomètres du Kurdistan.

106.       Il existe encore des preuves vivantes de ces déportations dans des pays aussi distants les uns des autres que la Kirghizie, le Kazakhstan, le Yémen, la Somalie et l'Erythrée. L'on trouve des communautés qui ont conservé leur langue et leurs coutumes au Turkménistan (40 000), en Azerbaïdjan (150 000), en Arménie (45 000), en Géorgie (60 000), en Afghanistan (200 000) et au Liban (80 000). Une des plus grandes de ces communautés est celle des Kurdes déportés au 17e siècle par le Chah Abbas vers Khorasan, dans l'est de l'Iran, qui compte aujourd'hui près de 700 000 personnes. Elles utilisent encore le dialecte du nord (kurmanji). Les communautés kurdes d'Anatolie centrale, qui sont formées par des tribus déportées depuis le sud du Kurdistan vers les provinces de Konya et d'Ankara par les Ottomans, ont également préservé leur langue et leurs coutumes.

107.       Les événements politiques de ces dernières décennies ont poussé des millions de Kurdes vers les grands centres urbains tels qu'Istanbul (3 millions de Kurdes), Izmir, Adana et Mersin en Turquie; Bagdad en Iraq et Téhéran et Tabriz en Iran, à tel point que l'on estime qu'aujourd'hui près d'un tiers des Kurdes vivent en-dehors du Kurdistan.

108.       La formation d'une diaspora kurde en Europe est un phénomène récent. Dans les années 1960, des Kurdes de Turquie ont commencé à arriver en Allemagne, dans les pays du Bénélux, en Autriche, en Suisse et en France en qualité de travailleurs immigrés, dans le cadre de contrats liés à des accords intergouvernementaux sur ces travailleurs. Après la révolution islamique de 1979 en Iran, le coup d'Etat militaire de 1980 en Turquie et la très longue campagne d'extermination des Kurdes (Anfal) par le régime iraquien, des vagues successives de réfugiés politiques kurdes sont arrivées en Europe occidentale et, dans une moindre mesure, en Amérique du Nord. L'exode des Kurdes vers l'Europe s'est encore accéléré en raison de la campagne, lancée en 1992, d'évacuation forcée et de destruction des villages kurdes parallèlement à une politique d'assassinat des élites kurdes suivies par les conflits entre Kurdes au Kurdistan iraquien après 1994.

109.       Aucun recensement précis et fiable de la diaspora kurde en Europe n'a été fait récemment, et les statistiques indiquent les pays d'origine mais non l'appartenance ethnique, mais les estimations les plus généralement admises évaluent leur nombre à 1 300 000 en Europe occidentale, répartis comme suit:

Allemagne

700 000

800 000

France

120 000

150 000

Royaume-Uni

80 000

100 000

Suède

80 000

100 000

Pays-Bas

70 000

80 000

Suisse

60 000

70 000

Autriche

50 000

60 000

Grèce

20 000

25 000

Belgique

10 000

15 000

Danemark

8 000

10 000

Norvège

4 000

5 000

Italie

3 000

4 000

Finlande

2 000

3 000

110. Il y a également quelques 15 000 à 20 000 Kurdes aux Etats-Unis et plus de 6 000 au Canada.

111. Près de 85% de la diaspora kurde en occident provient de Turquie; viennent ensuite les Kurdes d'Iraq, qui forment une grande partie de la communauté kurde au Royaume-Uni, aux Pays-Bas, aux Etats-Unis et en Suède.


112.       Grâce à sa généreuse politique d'immigration instaurée par le Premier ministre Olof Palme et les mesures incitatives en faveur de la publication et de la création artistique, la Suède a su attirer la majeure partie de l'intelligentsia kurde, tandis que l'Allemagne a principalement accueilli des travailleurs immigrés. La diaspora kurde joue un rôle important sur les plans culturel et politique. Elle a donné un nouvel élan au développement de la langue écrite, de la littérature et de la musique kurdes, qui étaient interdites en Turquie, suscitant ainsi un regain d'intérêt pour cette culture.


113.       La diaspora kurde a également joué un rôle politique majeur en sensibilisant l'opinion publique occidentale au sort des Kurdes dans les différents pays où ils subissent des persécutions.


114.       A l'issue d'une période d'indécision la diaspora kurde s'est, à l'instar d'autres peuples, progressivement dotée de ses propres institutions, à la fois dans le souci de préserver la langue et la culture kurdes et de populariser la cause kurde, et pour faciliter l'intégration des Kurdes dans leurs pays d'accueil. De nombreux Kurdes participent désormais activement à la vie politique et culturelle de leur pays d'accueil en tant qu'écrivains, journalistes, artistes, musiciens et même comme parlementaires.

115.       Des instituts culturels kurdes ont été créés dans la plupart des pays d'Europe où de nombreux Kurdes sont installés.

116.       Depuis 1983, l'Institut kurde de Paris s'attache à sauvegarder et à promouvoir la culture kurde. Il a été créé au moment où les réfugiés kurdes qui souhaitaient préserver leur culture sont arrivés en Europe pour échapper aux persécutions dans leur pays d'origine. La culture kurde a joué un rôle important dans l'introduction de la musique dans le monde arabe et est à l'origine du "flamenco”.

117.       L'Institut a reçu des subventions des gouvernements français, norvégien et suédois ainsi que de l'Union européenne. Il assure entre autres la formation de professeurs de kurde en Suède ainsi que celle des élites culturelles kurdes, dont certaines ont joué un rôle majeur en Iraq, organise des conférences sur les « crimes d'honneur » et, plus généralement, sensibilise l'opinion publique internationale aux problèmes kurdes.

118.       La France compte environ 150 000 Kurdes, essentiellement d'origine turque.

119.       La communauté kurde au Royaume-Uni constitue un riche réservoir d'expressions et de talents culturels dont le reste de la société pourrait profiter. Un certain nombre d'importants projets culturels kurdes ont été menés au Royaume-Uni et, de ce fait, les Kurdes sont mieux acceptés dans la culture majoritaire. Cette intégration pourrait être renforcée en assurant un suivi ethnique approprié et en encourageant à la fois les organismes éducatifs et les parents à enseigner la langue kurde, en accordant des droits politiques aux réfugiés et en développant les relations entre la communauté kurde et des institutions comme la nouvelle Commission pour l'égalité et les droits de l'homme.

120.       En Allemagne, les 700 000 à 800 000 Kurdes constituent l'une des plus grandes communautés immigrées. Entre 70 et 80 % d'entre eux sont arrivés de Turquie soit comme travailleurs immigrés, soit comme réfugiés. Les Kurdes sont toutefois défavorisés par rapport à d'autres groupes d'immigrés car il n'y a pas de matériel pédagogique en kurde et la plupart d'entre eux n'ont pas accès aux émissions de radio ou de télévision ou à la presse écrite.

121.       La majorité des Allemands attendent des immigrés qu'ils s'intègrent dans la société allemande et qu'ils ne se préoccupent pas trop de leur culture d'origine.

122.       L'organisation qui est devenue plus tard l'Institut kurde de Bruxelles a été créée en 1978. Ses activités actuelles comprennent des cours de langue, des services sociaux, des services de traduction et de nombreuses activités culturelles: fête du Newroz, excursions culturelles, expositions, littérature, danse, musique, folklore et conférences. L'Institut a publié 41 ouvrages, diffuse un magazine bimensuel et gère une bibliothèque et un centre d'information.

VIII.       Conclusion

123.       Les gouvernements des pays dans lesquels vivent des Kurdes doivent se rendre compte que la langue et la culture kurdes font partie du patrimoine de leur propre nation et qu’elles constituent une richesse qui mérite d’être préservée et non une menace contre laquelle il faut lutter.

124.       De nombreux habitants de la région doivent moderniser leurs attitudes. La grande majorité des Kurdes sont conscients de ce que l’Europe est une bonne chose et ils placent leurs espoirs dans un futur commun dans ou avec l’Europe. Ils doivent aussi savoir qu’un pays où les soi-disant « crimes d’honneur » sont toujours acceptés par certains comme faisant partie de leurs « traditions » est un pays qui n’a pas de place dans l’Europe des droits de l’homme.

125.       Les Etats membres du Conseil de l’Europe ont des approches diverses concernant les langues minoritaires ou régionales et le rôle de la langue maternelle dans l’éducation. Il est tout à fait normal que la langue officielle de l’Iran, de l’Iraq, de la Syrie et de la Turquie soient la langue dans laquelle l’éducation est dispensée dans les systèmes éducatifs nationaux. Mais le kurde est la langue maternelle d’une grande partie de la population de ces pays et il est aussi tout à fait normal que les Kurdes puissent aussi étudier leur propre langue à l’école.

126.       Nous devrions encourager la Turquie à traiter la “question kurde” d'une manière globale et non dans lune logique sécuritaire.

ANNEXE

Compte rendu de l’Audition

tenue le 18 janvier 2006, à Paris

A.       Ouverture de l’audition

M. Jacques Legendre, Président de la commission, ouvre l’audition à 14 h 45 et souhaite la bienvenue à tous les participants. Il les informe que la commission de la culture, de la science et de l’éducation a décidé de ne pas admettre la presse à l’audition.

Le rapporteur, Lord Russell-Johnston, a présenté un schéma de rapport fondé sur sa visite en Turquie en juin 2004, sur une Conférence intitulée « l’UE, la Turquie et les Kurdes » et organisée au Parlement européen, à Bruxelles (novembre 2004) et sur la documentation existante. Ce schéma de rapport, examiné par la commission en mars 2005, est disponible. En 2004, et de nouveau en 2005, le rapporteur a essayé de se rendre en Iran, en Irak et en Syrie afin de rencontrer les communautés kurdes de ces pays. Ce projet ayant avorté, la commission a décidé de tenir la présente audition afin de compléter les informations du rapporteur. Cette audition porte donc essentiellement sur la situation culturelle des Kurdes en Iran, en Irak et en Syrie et également au sein de la diaspora. En sa qualité de président, il veillera à ce que toutes les interventions restent dans ce cadre.

Pour répondre aux souhaits exprimés par la délégation turque, deux membres du Parlement turc et un journaliste turc ont été invités. Les membres du parlement ne sont, toutefois, pas venus.

M. Legendre regrette que Mme Feleknas Uca, membre du Parlement européen, et M. Mehmet Üzün, romancier installé en Suède, n’aient pas pu venir.

B.       Introduction

Lord Russell-Johnston, rapporteur, souligne que la culture est un terme difficile à définir, qui recouvre avant tout la langue, la littérature et la poésie mais englobe aussi l’architecture, les médias et le mode de vie. La frontière entre la culture et la politique n’est pas facile à déterminer.

Le Kurdistan n’est pas une entité politique indépendante et la culture kurde est partout en position minoritaire. Lord Russell-Johnston s’est rendu en Turquie où la diffusion d'émissions en kurde a commencé à la télévision nationale et où l’organisation de cours de langue kurde est à présent autorisée. Il est curieux de savoir comment les Kurdes d’autres régions considèrent la façon dont leur culture est traitée.

La situation culturelle des Kurdes en Iran, en Irak et en Syrie

Mme Soheila Ghaderi-Mameli décrit la situation en Iran, sur la base des échanges de vues qu’elle a eus avec des personnalités du monde culturel du Kurdistan iranien. Selon les chiffres officiels de 1997, l’Iran compte 7 à 8 millions de Kurdes (7 % de la population). D’après l’opposition, leur nombre s’élève à quelque 11 ou 12 millions. En Iran, les Kurdes se trouvent dans la région ouest et nord-ouest du pays, aux frontières de la Turquie, de l’Irak et de l’Azerbaïdjan, mais aussi dans les grandes villes comme Téhéran et dans la région du Khorassan, bordant le littoral oriental de la mer Caspienne. Du point de vue économique, ces régions sont les moins développées d’Iran. Le revenu moyen est de quatre dollars américains par jour dans les zones urbaines et d'un dollar américain par jour seulement dans les zones rurales. Il n’y a pas d’industrie lourde.

Depuis l’époque de Reza Chah (1925-1941), le persan est la langue officielle de l’Iran. La Constitution adoptée par la République islamique autorise les langues régionales mais les autorités n’ont rien fait pour mettre en œuvre cette législation.

Il existe des médias en langue kurde mais ils sont soumis à la censure comme tous les autres médias du pays. Les médias ne sont pas autorisés, par exemple, à aborder les questions politiques. L’autocensure est largement répandue. Il n’y a pas de chaîne de télévision kurde mais certaines émissions sont diffusées en kurde sur les chaînes générales.

Les universités, situées au Kurdistan, tant publiques que privées, dispensent des cours mais en persan. La langue kurde est seulement enseignée à l’université de Téhéran et non pas dans les zones habitées par les Kurdes. Les publications d’étudiants font très souvent l’objet d’interdiction.

La musique et le folklore sont florissants, tout comme le cinéma et le théâtre, malgré le manque total d’aide de l’Etat. Certains réalisateurs ont été distingués lors de festivals cinématographiques à l’étranger.

La situation des femmes est l’une des pires de la région : les filles peuvent être mariées à partir de 9 ans ; elles sont exposées à la polygamie, à la lapidation et aux « crimes d’honneur ». Il en résulte un taux de suicide très élevé chez les femmes (notamment par immolation).

M. Gérard Gautier présente les excuses de M. Saywan Barzani, représentant en France du Gouvernement kurde autonome d’Irak, qui n’a pas pu venir à l’audition. Il connaît bien la situation car il a vécu dans ce pays de mai 1999 à juillet 2004. On dénombre cinq millions d’habitants au Kurdistan irakien dont les principaux centres sont Dohuk, près de la frontière turque, Erbil et Suleimaniya. Le dialecte kurmanji est parlé dans le nord et le sorani dans le sud. Depuis 1991/92, les Kurdes peuvent enseigner leurs langues et, selon la nouvelle constitution irakienne, le kurde est à présent la deuxième langue officielle du pays. Jusqu’en 2003, les Kurdes n’étaient pas admis dans les universités irakiennes et ont, par conséquent, créé leurs propres universités.

Les Kurdes ont très peu de contacts avec le monde extérieur, en dehors de quelques groupes musicaux kurdes d’Iran. Jusqu’à une date récente, ils n’avaient pas de passeport. L’isolement reste le problème principal.

M. Bachar Al Issa affirme que la situation en Syrie est tout à fait différente. Par comparaison, l’Iran et l’Irak font figure de pays européens. Dans les années 40, il y a eu deux chefs d’Etat kurdes, un chef suprême des armées et de nombreux fonctionnaires de haut rang. Toutefois, aujourd’hui, il n’y a pas un seul brigadier-chef dans les forces de police. Depuis 1958, date de l’unification avec l’Egypte, les Kurdes sont persécutés et il est strictement interdit de parler kurde à l’école.

Les Kurdes représentent environ 12 % de la population syrienne et 60 % de la population scolaire dans les régions septentrionales mais ils ne disposent pas de livres, ni d’aucune autre publication et n’ont pas d’associations. 200 000 d’entre eux ont été privés de leur nationalité et n’ont aucun droit. Le nom kurde de plus de 750 villes et villages a été remplacé par un nom arabe. Les noms kurdes ne sont autorisés ni pour les personnes, ni pour les entreprises.

En 1972, des étudiants kurdes ont été expulsés des établissements scolaires ; en 1986, la police a tiré sur une foule kurde ; en 1989, la musique kurde a été interdite lors des mariages et les intellectuels kurdes sont régulièrement privés de leur emploi.

Lord Russell-Johnston demande quelles sont, hormis la langue, les principales différences culturelles entre les Kurdes et les Iraniens en Iran, quelle est la situation concernant les crimes dits d'honneur dans les trois pays et ce que pourrait faire le Conseil de l'Europe pour aider les Kurdes à faire face à la persécution culturelle dont ils font l'objet en Syrie.

Mme Ghaderi-Mameli souligne qu'en Iran, les Kurdes n'ont pas de droits autres que culturels. La République islamique n'est pas neutre et la récente montée de l'intégrisme salafi constitue un danger pour la démocratie dans le pays. La vie n'est pas toujours facile pour les Musulmans sunnites, comme le sont la plupart des Kurdes, dans un pays chiite. Les émissions de radiodiffusion par satellite en kurde sont considérées comme un danger par les autorités qui essaient de repérer les antennes paraboliques. Il n'y a aucun gouverneur de province ou ministre kurde sunnite en Iran.

Il y a très peu d'échanges avec les Kurdes de Turquie, malgré une langue commune.

Les crimes d'honneur sont une pratique barbare qui ne concerne pas uniquement les Kurdes. On l'observe dans les régions les plus reculées du Proche-Orient. Le développement économique en Iran et ailleurs s'est accompagné d'un recul de ces pratiques. Les associations de femmes jouent un rôle important en Irak.

M. Gautier confirme que les crimes d'honneur sont le plus souvent perpétrés dans des zones rurales isolées. La diaspora kurde ainsi que les ONG étrangères ont un rôle à jouer en matière d'éducation dans ces zones.

M. Al Issa déplore que le Kurdistan, qui est la région de Syrie la plus riche en ressources naturelles soit aussi la région la plus pauvre en services publics. 90 à 95 % des femmes sont au chômage. Toutes les activités culturelles sont interdites et, par conséquent, les Kurdes sont très friands d'émissions diffusées de l'étranger, comme celles de la chaîne de télévision Roj TV.

La communauté internationale devrait reconnaître la langue et la culture kurdes, tout comme l'Unesco a reconnu la langue palestinienne, à titre de première étape pour amener la Syrie à reconnaître la culture kurde.

M. Coşkunoğlu s'informe sur les établissements scolaires en Iran ; il demande comment la langue est transmise en Syrie, quelles sont les principales différences avec l'Irak et si la fête du nouvel an kurde (Newroz) est célébrée dans les trois pays.

Mme Ghaderi-Mameli confirme qu'il n'y a pas d'établissement d'enseignement public kurde en Iran. L'université de Téhéran possède, néanmoins, une chaire de langue et littérature kurdes. Cependant, de nombreux intellectuels kurdes éminents ne savent pas écrire dans leur langue. Personnellement, elle n'a appris à lire et à écrire en kurde qu'à l'âge de 18 ans. Ce n’est qu’au bout de six ans de démarches pour trouver un financement qu'un projet de dictionnaire persan-kurde verra le jour en 2006.

M. Gautier ajoute que de nombreux mots arabes sont utilisés dans la langue kurde parlée. Dans le nord de l'Irak, un magazine de technologie est publié en kurde.

M. Al Issa parle sa langue maternelle mais ne peut ni lire, ni écrire en kurde car la langue est uniquement transmise oralement par les parents aux enfants. Newroz est une fête qui concerne l'ensemble des Kurdes dans tous les pays.

C.       La diaspora kurde

M. Kendal Nezan expose la situation de la diaspora kurde en France. Depuis 1983, l'Institut kurde de Paris s'attache à sauvegarder et à promouvoir la culture kurde. Il a été créé au moment où les réfugiés kurdes qui souhaitaient préserver leur culture sont arrivés en Europe pour échapper aux persécutions dans leur pays d'origine. La littérature kurde existe depuis le VIIe siècle et la culture kurde a joué un rôle important dans l'introduction de la musique dans le monde arabe ; elle est, du reste, à l'origine du flamenco.

L'Institut a reçu des subventions des Gouvernements français, norvégien et suédois ainsi que de l'Union européenne. Ses activités consistent à former des professeurs de kurde en Suède ainsi que les élites culturelles kurdes, dont certaines jouent un rôle majeur en Irak, à organiser des conférences sur les « crimes d'honneur » et, plus généralement, à sensibiliser l'opinion publique internationale aux problèmes kurdes.

La France compte environ 150 000 Kurdes, essentiellement d'origine turque. Le Conseil de l'Europe devrait encourager la Turquie à signer la charte européenne des langues régionales ou minoritaires.

Mme Rochelle Harris évoque la culture kurde au Royaume-Uni qui compte quelque 100 000 Kurdes, ainsi que les activités culturelles du projet kurde des droits de l'homme4.

La communauté kurde au Royaume-Uni constitue un riche réservoir d'expressions et de talents culturels dont le reste de la société pourrait profiter. Un certain nombre d'importants projets culturels kurdes ont été menés au Royaume-Uni et, de ce fait, les Kurdes sont mieux acceptés dans la culture majoritaire. Cette intégration pourrait être renforcée en assurant un suivi ethnique approprié et en encourageant à la fois les organismes éducatifs et les parents à enseigner la langue kurde, en accordant des droits politiques aux réfugiés et en développant les relations entre la communauté kurde et des institutions comme la nouvelle commission pour l'égalité et les droits de l'homme.

M. Metin Incesu expose la situation de la diaspora kurde en Allemagne où 700 à 800 000 Kurdes représentent l'un des plus vastes groupes d'immigrés5. 70 à 80 % d'entre eux sont arrivés de Turquie soit comme travailleurs immigrés, soit comme réfugiés. Les Kurdes sont, toutefois, défavorisés par rapport à d'autres groupes d'immigrés car il n'y a pas de matériel pédagogique en kurde et la plupart d'entre eux n'ont pas accès aux émissions de radio ou de télévision ou à la presse écrite.

La plupart des Allemands attendent des immigrés qu'ils s'intègrent dans la société allemande et qu'ils ne se préoccupent pas trop de leur culture d'origine.

M. Hugo van Rompaey décrit la situation de la diaspora kurde en Belgique où vivent 15 000 Kurdes6. L'organisation qui est devenue plus tard l'Institut kurde de Bruxelles a été créée en 1978. Ses activités actuelles comprennent des cours de langue, des services sociaux, des services de traduction et de nombreuses activités culturelles : fête du Newroz, excursions culturelles, expositions, littérature, danse, musique, folklore et conférences. L'Institut a publié 41 ouvrages, diffuse un magazine bimensuel et gère une bibliothèque et un centre d'information.

Au cours de leur histoire, les Kurdes ont subi un génocide, un « ethnocide », un « linguicide » et un « onomatocide ». Les trois derniers phénomènes concernent la culture : destruction de leur identité, négation de leur langue et interdiction d'utiliser leur nom. La diversité linguistique est aussi importante que la biodiversité mais disparaît plus vite que la biodiversité.

Lord Russell-Johnston fait observer que la situation des Kurdes de la diaspora est très différente de celle des Kurdes dans leur pays d'origine car ils sont à l'abri de toute persécution. Il demande quel pourcentage de Kurdes émigrés sont retournés dans leur pays ou sont restés en Europe. Comment une organisation comme le Conseil de l'Europe peut-elle contribuer à améliorer la situation de la culture kurde ?

M. Walter demande si les différentes communautés de la diaspora se rencontrent.

La Baronne Hooper demande des informations sur le rôle de la religion.

M. van Rompaey informe les membres que la fête du Newroz est l'occasion pour les communautés kurdes de se rencontrer. En outre, il y a des contacts entre les Kurdes qui se trouvent dans des villes aussi éloignées que Moscou, Almaty et Erevan. La religion joue un certain rôle mais pas très important car les Kurdes sont le peuple le moins religieux du Proche-Orient.

M. Nezan ajoute que de nombreux Kurdes sont, à présent, retournés en Irak mais pas dans les autres pays où la situation n'est pas favorable. Les Kurdes de la diaspora gardent des liens avec les lieux d'où ils viennent. Des pays européens où ils vivent, la Suède est l'exemple le plus représentatif : le pays compte de 80 à 100 000 Kurdes et plus de 800 ouvrages en kurde y ont été publiés grâce au soutien du Gouvernement suédois.

La plupart des Kurdes sont des Musulmans sunnites mais certains sont de confession alevi, yezidi ou chiite. Il reconnaît que les Kurdes sont les moins fanatiques de la région et indique que cette situation est peut-être liée au rôle plus important joué par les femmes. On observe, toutefois, une régression par rapport à la situation d'il y a un siècle car depuis lors, de nombreux intellectuels ont disparu sans être remplacés.

Les Kurdes sont plus d'un million en Europe et de nombreuses sensibilités différentes coexistent. La coopération est bonne entre les instituts kurdes de la diaspora.

Mme Ghaderi-Mameli précise que la religion est une question extrêmement sensible en Iran, notamment depuis l'élection de M. Ahmadi Nejad à la présidence en 2005.

M. Al Issa convient également que les Kurdes ne sont pas un peuple très religieux. Lorsqu'il était enfant, il a étudié dans une école privée chrétienne et sa famille avait l'habitude des relations socio commerciales et amicales avec des Chrétiens et des Juifs. En outre, les communautés kurdes dans toute l’Europe n’ont pas de mosquée contrairement aux autres communautés musulmanes

D.       Littérature et médias kurdes

M. Manouchehr Zonoozi aborde la question des médias kurdes et notamment de la chaîne de télévision Roj TV7. Le premier journal en kurde a été publié en Turquie au début des années 90 et la première émission de télévision en kurde a été diffusée en 1995. Roj TV a commencé à émettre à partir du Danemark en 2004. Cette chaîne diffuse des émissions dans quatre dialectes kurdes mais aussi en turc, en arabe, en assyrien et en persan.

Il déplore que les médias et notamment les journalistes de Roj TV ne soient pas autorisés à assister à la présente audition.

M. Hasan Cemal est journaliste et commentateur politique en Turquie depuis 15 ans et a écrit un livre sur les Kurdes. Il reproche à Roj TV ses liens avec le PKK mais il s'agit là, à l'évidence, d'une question politique qui sort du cadre de la présente audition. Il se demande pourquoi il a été invité à cette réunion s'il ne peut pas parler de ce qu'il connaît.

Lord Russell-Johnston souligne que M. Cemal a été invité à la demande de M. Mercan, chef de la délégation turque.

M. Jařab rappelle l'importance de la radiodiffusion à partir de l'étranger dans les pays soumis à un régime totalitaire. En émettant vers l'Europe centrale et orientale, Radio libre Europe, Radio liberté et la BBC ont joué un rôle capital pendant la dictature communiste.

M. Nezan informe les participants que Voix d’Amérique (VoA) diffuse 6 heures par jour en kurde et qu'elle a une large audience, tout comme la BBC. Les Kurdes sont avides d'informations fiables et chaque foyer kurde, aussi bien dans le pays d'origine qu'au sein de la diaspora, est équipé d'une antenne parabolique.

M. Walter souligne que les Kurdes sont en position de force en Irak et se demande dans quelle mesure cette situation influe sur la culture kurde dans les pays voisins.

M. Nezan déclare qu'en effet, l'ensemble de la nation kurde suit avec beaucoup d'attention et d'espoir l'expérience irakienne. Les rédacteurs de la constitution irakienne ont étudié l'exemple du Royaume-Uni, du Canada et de l'Espagne.

M. Zonoozi espère que l'expérience irakienne aboutira finalement à la reconnaissance des droits des Kurdes.

E.       Clôture de l'Audition

Lord Russell-Johnston remercie tous ceux qui ont participé activement à l'Audition.

Le Président conclut en soulignant qu'il est parfois difficile de faire une distinction entre culture et politique. Il se félicite du fait que la présente audition a réussi à se concentrer sur la situation culturelle des communautés kurdes hors de Turquie.

Il clôt l'audition à 17 h 45.

Liste des participants

Parlementaires, membres de la commission de la culture, de la science et de l’éducation

M.       LEGENDRE, Président, France

Baronne HOOPER, Vice-Chairperson, Royaume-Uni

MM       JAŘAB, Vice-Président, République tchèque

      CHERNYSHENKO, Russie

      COŞKONOĞLU, Turquie

      DALY, Irlande

Mme       DROMBERG, Finlande

Mme        FERNANDEZ-CAPEL, Espagne

M.       FREIRE ANTUNES, Portugal

Mme       INCEKARA, Turquie

MM.       LENGAGNE, France

      LETZGUS, Allemagne

Mme       LUCYGA, Allemagne

MM.       McINTOSH, Royaume-Uni

      MERCAN, Turquie

Mme       NĔMCOVA, République tchèque

MM.       O’HARA, Royaume-Uni

      De PUIG, Espagne

Lord        RUSSELL-JOHNSTON, Royaume-Uni

Mme       SAKS, Estonie

MM.       TXUEKA, Espagne

      WALTER, Royaume-Uni

      ZINGERIS, Lituanie

Représentation permanente

M.       BILGIC, adjoint au Représentant permanent, Turquie

Invités

MM        Bachar AL ISSA, historien, peintre

      Hasan CEMAL, éditorialiste, quotidien Milliyet, Istanbul

      Gérard GAUTIER, Représentation du gouvernement du kurdistan d’Irak en France

Mme       Soheila GHADERI-MAMELI, Association kurde en France

Mme       Rochelle HARRIS, Relations publiques, Kurdish Human Rights Project, Londres

MM.       Metin INCESU, Directeur de Navend (Centre d’études kurdes) Bonn

      Kendal NEZAN, Président de l’Institut kurde de Paris

      Hugo van ROMPAEY, Secrétaire de l’Institut kurde, Bruxelles

      Manoucher ZONOOZI, Directeur de Roj TV, Danemark

Secrétariat de Assemblée parlementaire:

MM.       GRAYSON, Chef du Secrétariat de la Culture, Science et Education

ARY, Secrétaire de la commission de la Culture, Science et Education

      DOSSOW Co-Secrétaire de la commission de la Culture, Science et Education

Mme       NOTHIS, Assistante principale

Commission chargée du rapport: Commission de la culture, de la science et de l'éducation

Renvoi en commission: Doc. 10089, Renvoi n° 2958 du 26.04.04 avec une voix contre et pas d’abstention.

Projet de résolution adopté par la commission le 28 juin 2006.

Membres de la commission: M. Jacques Legendre (Président) (Remplaçant: M. Philippe Nachbar, Baroness Hooper, M. Josef Jařab, M. Wolfgang Wodarg, (Vice-Présidents), M. Hans Ager, M. Toomas Alatalu, M. Kornél Almássy, M. Emerenzio Barbieri, M. Rony Bargetze, Mme Marie-Louise Bemelmans-Videc, M. Radu-Mircea Berceanu, M. Levan Berdzenishvili, M. Italo Bocchino, M. Ioannis Bougas, Mme Anne Brasseur, M. Osman Coşkunoğlu, M. Vlad Cubreacov, M. Ivica Dačić, Mme Maria Damanaki, M. Joseph Debono Grech, M. Stepan Demirchyan, M. Ferdinand Devinski, Mme Kaarina Dromberg (Remplaçante: Mme Sinikka Hurskainen), Mme Åse Gunhild Woie Duesund, M. Detlef Dzembritzki, Mme Anke Eymer, M. Relu Fenechiu, Mme Blanca Fernández-Capel (Remplaçant: M. Iñaki Txueka), Mme Maria Emelina Fernández-Soriano, M. Axel Fischer, M. José Freire Antunes, M. Ian Gibson (Remplaçant: Lord Russell-Johnston), M. Eamon Gilmore, M. Stefan Glǎvan, M. Luc Goutry, M. Vladimir Grachev, M. Andreas Gross, M. Kristinn H. Gunnarson, Mme Azra Hadžiahmetović, M. Jean-Pol Henry, M. Rafael Huseynov, M. Raffaele Iannuzzi (Remplaçant: M. Giuseppe Gaburro), M. Fazail Ibrahimli, Mme Halide İncekara, M. Lachezar Ivanov, M. Igor Ivanovski, M. József Kozma, M. Jean-Pierre Kucheida, M. Guy Lengagne, Mme Jagoda Majska-Martinčević, M. Tomasz Markowski (Remplaçant: M. Zbigniew Girzyński), M. Bernard Marquet, M. Andrew McIntosh, M. Ivan Melnikov (Remplaçant: M. Alexander Fomenko), Mme Maria Manuela de Melo, M. Paskal Milo, Mme Fausta Morganti, Mme Christine Muttonen, Mme Miroslava Nĕmcová (Remplaçant: Mme Alena Gajdůšková) M. Jakob-Axel Nielsen, M. Edward O’Hara, M. Andrey Pantev, Mme Antigoni Pericleous Papadopoulos, Mme Majda Potrata, M. Lluis Maria de Puig, M. Anatoliy Rakhansky, M. Johannes Randegger, M. Zbigniew Rau, Mme Anta Rugāte, M. Piero Ruzzante, M. Volodymyr Rybak, M. Pär-Axel Sahlberg, M. André Schneider, M. Vitaliy Shybko, M. Yury Solonin (Remplaçant: M. Anatoliy Korobeynikov), M. Dušan Proroković, M. Valeriy Sudarenkov, M. Mehmet Tekelioğlu (Remplaçant: M. Murat Mercan), M. Ed van Thijn, M. Piotr Wach, Mme Majléne Westerlund Panke, M. Emanuelis Zingeris.

N.B. Les noms des membres qui ont participé à la réunion sont indiqués en gras.

Chef du Secrétariat: M. Grayson

Secrétaires de la commission : MM. Ary, Dossow


1 “Exploring Kurdish Origins”, conférence donnée à l'Université de Harvard le 10 mars 1993.

2 “A modern history of the Kurds”, London, 2004

3 The Kurds : A Concise Handbook, USA, 1992.

4 Le texte intégral de la communication est disponible.

5 Le texte intégral de la communication est disponible (en allemand).

6 Le texte intégral de la communication est disponible.

7 Le texte intégral de la communication est disponible.

     
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