NOTRE DOSSIER : LA REPRESSION

 

 Au pays de la tolérance

  

   Les Pays-Bas constituent sans conteste, par comparaison avec les pays anglo-saxons, mais même par rapport aux autres pays européens, plus modérés, un modèle de tolérance à l'égard des minorités sexuelles en général et de la pédophilie en particulier. Cette situation, qui peut étonner dans un pays connu naguère encore pour son puritanisme étroit, est le fruit de deux facteurs conjugués: l'esprit démocratique et le respect du droit à la différence, qui caractérisent la société hollandaise depuis longtemps; et la patiente campagne d'information et de lutte contre les préjugés, menée depuis un quart de siècle par quelques personnalités éminentes du monde scientifique.

   C'est à l'un de ces pionniers de l'émancipation des pédophiles que nous donnons ici la parole. Le Dr. Edward Brongersma, juriste, avocat en retraite et ancien sénateur, nous décrit la situation juridique des pédophiles dans son pays. Le texte qui suit est extrait de deux articles: le premier a été publié en néerlandais dans un numéro spécial de la revue" Jeugd. en samenleving" , (Jeunesse et Société) sous le titre "Kinderen, seks, wet, justitie" (Les enfants, la sexualité, la loi, la justice); le second, en français, s'intitule "Les pédophiles et la justice" et est publié dans la revue "ILIA" du Centre du Christ Libérateur de Paris.

   D'après les conceptions juridiques qui prévalent depuis la Révolution Française, le droit pénal ne peut jamais être utilise pour défendre ou pour imposer une morale dominante. L'Etat n'est pas un juge des consciences. Le droit pénal n'est que l'un des moyens (parmi bien d'autres) pour protéger la société et les individus contre les dommages qui pourraient leur être infligés indûment. Ce qui a pour conséquence que, si aucun dommage ne peut être prouvé, la justice pénale doit s'abstenir d'intervenir.

   Aussi longtemps que l'on croyait à la légende de l'enfant "innocent", c'est à dire asexué, il allait de soi que l'on supposait automatiquement, sans avoir besoin de la moindre preuve, qu'il devait être gravement traumatisé chaque fois qu'un adulte avait des gestes sexuels envers lui. Depuis Freud et quelques autres redécouvreurs de la sexualité enfantine, cette légende commença à devenir moins crédible. Et on commença à se demander s'il était vraiment aussi évident que la psyché de l'enfant subisse un dommage quand, loin d'être contraint par l'adulte à satisfaire ses désirs, l'enfant participe volontairement ou suscite lui-même l'échange sexuel.

   Une première étude scientifique sur les conséquences à long terme de telles activités sexuelles a été effectuée en 1934 par la psychiatre norvégienne Augusta Rasmussen. Elle a été suivie par de nombreuses autres aux Etats-Unis, en Angleterre, en Allemagne et aux Pays-Bas. Une commission suédoise très officielle a récemment synthétisé les résultats de toutes ces études et est arrivée à la conclusion qu'on n'avait jamais pu déceler de dommages durables.

   Cette donnée scientifique une fois acquise, l'application du droit pénal en matière de pédophilie se trouvait en porte à faux. La police des moeurs, les parquets et les tribunaux remirent en question leur pratique antérieure. Actuellement aux Pays-Bas (tout au moins dans les grandes villes), la police n'ouvre plus d'enquêtes de sa propre initiative et n'engage plus de poursuite dans les cas où l'enfant est visiblement consentant. Le ministère public fait preuve d'une tendance croissante à classer ces affaires sans suite, même s'il y a plainte des parents. Et en cas de condamnation, les juges prononcent des peines souvent très légères.

   Une étude du Ministère de la Justice a montré que les substituts des procureurs se montrent moins sévères pour les délits de moeurs que les policiers, les inspecteurs âgés moins que les jeunes, et la police en général moins que l'homme de la rue. Plus les gens ont d'expérience et de connaissances en la matière, plus ils se montrent compréhensifs. Mais ce n'est pas seulement l'appareil judiciaire qui est devenu plus prudent en matière de répression de la pédophilie: il est aussi beaucoup moins souvent sollicité, du fait que les citoyens sont devenus moins enclins à dénoncer leurs voisins.

   Le public dans son ensemble est de plus en plus conscient du fait que les gestes sexuels échangés avec un adulte perturbent souvent beaucoup moins l'enfant que les réactions des parents et de l'entourage en cas de découverte. Les parents affolés, qui se tordent les mains en se lamentant que leur fille ou leur fils est déshonoré et perverti pour toujours, leur font plus de tort que la plupart des "délinquants sexuels". Si l'enfant a trouvé le contact sexuel agréable, s'il l'a provoqué ou encouragé, ces réactions négatives lui donnent en outre un profond sentiment de culpabilité. Dans de tels cas, un policier compréhensif devra aider et défendre l'enfant contre ses propres père et mère.

   Aux Pays-Bas, la pédophilie est discutée objectivement pendant les cours d'instruction des académies de police. Là, tout comme dans les universités, on s'efforce d'en finir avec les préjugés. Dans les grandes villes, la police a pris l'habitude louable de convoquer les parents avant de donner suite à leur plainte, afin de leur expliquer que leur enfant risque d'être traumatisé bien plus profondément par les interrogatoires auxquels on devra le soumettre que par une activité sexuelle consentante. La majorité des parents, bien entendu, retire alors la plainte ou demande à la police de renoncer aux poursuites, ce qui met fin à l'affaire.

   Un soir de 1983, le groupe d'action pédophile de Groningen, ville du Nord des Pays-Bas, m'avait invité à prendre part à une discussion sur la situation légale de la pédophilie, avec M. Meijers, premier substitut du procureur de la Reine à Assen, et sous la présidence du pasteur Klamer, directeur du service radiophonique des églises protestantes. J'ai accepté cette invitation avec beaucoup de plaisir car, malgré une différence bien compréhensible dans notre façon d'aborder la question, les idées du magistrat étaient assez proches des miennes.

   A la fin du débat, les auditeurs purent à leur tour prendre la parole. Et alors se produisit une scène qui me parut magnifique: deux des intervenants, tous deux âgés de 25 ans environ, parlèrent franchement et avec une émotion visible, de leurs relations amoureuses avec un enfant, dans l'un et l'autre cas un garçon de onze ans. Je les écoutai avec un plaisir que je réussis à dissimuler, mais qui fut tout de même énorme". Parce que là, devant moi, on pouvait voir deux "criminels" avouer sans la moindre crainte, et en présence de nombreux témoins, à un procureur de la Reine qu'ils s'étaient rendus coupables, à plusieurs reprises même, d'un délit (article 247 du Code Pénal néerlandais). Insouciants, ils l'étaient à juste titre, parce que ce magistrat n'avait évidemment pas l'intention de s'occuper de leurs infractions dans le cadre de sa profession.

   Cette situation, qui peut paraître assez extraordinaire à un étranger, n'est pas tellement étonnante pour les habitants de nos plaines. Cette même année 1983, je devais me présenter comme témoin-expert devant la Cour d'Appel d'Amsterdam. L'accusé, un homme d'une trentaine d'années, avait reconnu de nombreux contacts sexuels avec trois garçons de dix et onze ans. Les faits démontraient, par ailleurs, que ses petits amis l'aimaient et s'étaient rendus chez lui souvent et de leur plein gré. Un premier jugement avait condamné cet homme à trois semaines de prison avec sursis, mais il interjeta appel. Dans son réquisitoire, le procureur-général demanda l'annulation du premier jugement parce que, selon lui, des hommes comme l'accusé ne méritaient pas d'être emprisonnés. La peine de prison étant dans ce cas injuste, il serait également injuste de prononcer cette peine assortie d'un sursis. Une amende suffirait. La Cour d'Appel se rangea à l'avis du procureur-général et imposa une amende assez modérée.

   Devant un autre tribunal où j'étais appelé comme témoin-expert, je présente un aperçu des recherches scientifiques récentes, montrant à l'unanimité que les contacts sexuels ne sont nullement nuisibles à l'enfant de n'importe quel âge, à condition que l'enfant se sente entièrement libre dans cette relation. Madame le procureur réplique: elle a parlé avec plusieurs psychologues et psychiatres d'enfants, qui tous avaient des opinions bien plus pessimistes sur l'influence de ces faits. "Cela ne me surprend nullement", lui dis-je, "il n'y a pas de doute que des enfants peuvent être traumatisés, et même gravement traumatisés par les approches sexuelles d'un adulte: ce sont les cas où l'adulte a employé la violence, la contrainte ou, pire encore, a fait pression sur l'enfant en usant de son autorité, jusqu'à ce qu'il accepte, à contrecoeur, de donner son consentement. Mais il faut se garder de généraliser de tels cas. N'oublions surtout pas que 25% à 33% de tous les enfants ont des contacts sexuels avec des adultes et qu'ils n'en sont nullement perturbés, mais au contraire très heureux."

   Madame le procureur insista encore: "Mais un petit enfant de sept ans, comme dans l'affaire présente, est complètement dominé et manipulé par un adulte de trente ans. Je veux le protéger contre cela." "En fait, répondis-je , un enfant de sept ans est dominé et manipulé par tous les adultes autour de lui, dès le moment où il se lève le matin jusqu'au moment où il se couche le soir: on l'envoie à l'école contre son gré; on lui prescrit quand et comment il doit s'habiller; ce qu'il doit manger, comment il doit le manger; qu'il doit se laver les mains; qu'il doit se brosser les dents; il doit aller jouer ou cesser de jouer sur commande; il doit faire ses prières, il doit être poli, etc. Tout le monde accepte cela, personne n' y voit rien de contraire à une bonne pédagogie. Soudain, cependant, quand il est question de sexualité, on est grandement scandalisé..."

   "Dans cette affaire, j'ai vu au dossier une lettre que la mère du petit Jacques a adressée à l'accusé pendant le séjour de celui-ci à la maison d'arrêt. Elle lui dit: "Jacques me demande chaque jour quand tu reviendras. Pour lui cacher le fait que tu es en prison, je lui ai dit que tu es malade et que tu dois rester à l'hôpital." Ce désir insistant du petit Jacques de revoir l'accusé me prouve qu'il ne se sentait nullement dominé et manipulé par lui contre son gré. Dans ses activités sexuelles, l'enfant devait se sentir plus libre, moins dominé, que dans toutes ses autres occupations. C'est ce sentiment de liberté ou de contrainte qui décide de l'innocuité ou de la nocivité des faits."

Dr. Edward Brongersma

   Toute réalité sociale est, par sa nature même, complexe, multiple et fluctuante, et il faut bien se garder des généralisations hâtives. La situation aux Etats-Unis et en Grande-Bretagne n'est pas toujours et partout aussi désespérée qu’elle peut le sembler d'après notre article précédent, et la situation aux Pays-Bas n'est toujours aussi rose que certains le croient. Dans les provinces du Sud, notamment, les mentalités semblent être restées un peu plus attardées, comme le montre notre prochain article.

 

l'espoir n°15 - septembre-décembre 1984 - pp. 44-46