SEXUALITE ET POLITIQUE

 

 Le cancer de l'Occident chrétien

  

   La pédophilie est une question que les partis politiques belges n'abordent pratiquement jamais. Le sujet est apparemment trop brûlant pour que la gauche ou la droite prennent le risque de s'y frotter. Ils feignent donc d'ignorer l'existence de la pédophilie et toute la problématique sociale qui y est liée. Seule exception à cette règle: le "Vlaams Blok" qui, depuis un peu plus de deux ans, a lancé contre les pédophiles un combat sans merci sur tous les fronts. Jusqu'ici sans aucun succès, disons-le tout de suite.

   Ce parti, que veut-il? Comme son nom l'indique, le "Vlaams Blok" est un parti nationaliste flamand extrémiste, qui milite pour la division de la Belgique en deux Etats séparés, sur la base de deux communautés linguistiques, néerlandophone et francophone. Sur le plan idéologique, le "Vlaams Blok" se situe à l'extrême-droite, avec de fortes tendances fascistes et racistes, dont témoignent son attitude agressive à l'égard des travailleurs immigrés et sa sympathie avouée pour le régime d'apartheid sud-africain. Dans le domaine sexuel, le «Vlaams Blok» n'admet que le mariage monogamique hétérosexuel béni par l'Eglise catholique et considère toutes les autres expressions de la sexualité comme des "perversions morbides" et la négation des «plus hautes valeurs morales de l'Occident chrétien».

 

Campagnes de presse

   Les attaques du «Vlaams Blok» contre les groupes pédophiles flamands commencèrent en août 1984, quand l'hebdomadaire paroissien "Kerk en Leven» révéla à ses lecteurs, dans un petit entrefilet, l'existence du «Groupe de Travail Oecuménique sur la Pédophile», d'inspiration protestante mais auquel collaborent également quelques catholiques. Le «Vlaams Blok» estima qu'il était de son devoir d'aviser le Vatican de «l'entreprise de perversion de la moralité de notre peuple perpétrée à l'intérieur même de l'Eglise de Flandre», en envoyant à Rome un rapport de 23 pages dont voici quelques extraits édifiants:

   «Nous constatons avec horreur que ce Groupe de Travail sur la Pédophilie... n'a pas d'autre but que d'habituer les gens au phénomène de la pédophilie et d'enlever à cette perversion son caractère de maladie et d'anormalité... Il est évident que cette entreprise diabolique constitue une menace pour les fondements mêmes de notre société... Notre but est de contraindre les évêques à extirper ce cancer du sein de l'Eglise…».

   Seulement voilà, le Vatican ne semble pas avoir pris la chose très au sérieux, et le groupe œcuménique put poursuivre tranquillement son activité auprès des pédophiles chrétiens.

   Le 11 juin 1985, le groupe œcuménique organisait, en collaboration avec le groupe pédophile gantois «Stiekum» et avec la Fédération des Educateurs Flamands une soirée d'information sur la pédophilie, avec la participation du juriste Edward Brongersma, sénateur du parti travailliste néerlandais. Le «Vlaams Blok» réagit à nouveau, sous la forme d'une «lettre ouverte aux parents flamands», reprochant amèrement à l'Eglise catholique de laisser prospérer en son sein le groupe œcuménique, à la Fédération des Educateurs Flamands d'avoir donné la parole au sénateur Brongersma, ce «fervent partisan de la libéralisation de la pédophilie», et à "Stiekum" d'inciter les enfants «à la débauche et à la révolte contre l'autorité parentale».

   En la personne de son secrétaire général, Jaak Peeters, le "Vlaams Blok" déposa plainte contre «Stiekum» auprès du Procureur du Roi de Gand pour «diffusion d'une brochure spécialement destinée aux enfants et prônant le droit des enfants à la sexualité, l'homophilie et la pédophilie». Dans un éditorial du mensuel du "Vlaams Blob", le rédacteur en chef Hans Carpel s'en prend lui aussi à cette brochure qui, soit dit en passant, n'était pas éditée par «Stiekum», mais par le Groupe d'Emancipation des Jeunes d'Eindhoven (Pays-Bas).

   Le journaliste accuse "Stiekum" de «pervertir de façon intolérable la jeunesse et la moralité du peuple, miner l'autorité parentale et les valeurs éducatives... Qu'attend le gouvernement pour réagir?» Et de sombrer ensuite dans le délire le plus complet: «On ne s'étonnera pas que les instigateurs de Stiekum soient issus des milieux d'extrême-gauche. Ces défenseurs de la pédophilie apportent leur contribution dans le vaste complot mis en place par les dogmaticiens marxistes en vue de déstabiliser l'Occident en minant toutes ses valeurs morales.»

   Le Procureur du Roi de Gand devait avoir moins d'inquiétudes quant à l'avenir de notre civilisation, puisqu'il classa sans suite la plainte du «Vlaams Blok» contre «Stiekum».

 

Manifestations de rue

   Le 23 avril 1986, le G.O.C. d'Anvers (groupe homo-lesbien) organisait en ses locaux une après-midi d'information sur la pédophilie, avec un représentant du groupe pédophile local, le «Studiegroep Pedofilie». Cette fois, le «Vlaams Blok» avait décidé de descendre dans la rue: des militants brandissant des pancartes accusatrices se tenaient devant l'entrée du G. O. C. et distribuaient aux voisins et aux passants des tracts ainsi libellés:

   «Parents de petits enfants! Comment une telle chose est-elle possible dans votre voisinage immédiat? Des partisans de la pédophilie se réunissent ici! Ils discutent dans votre quartier de la plus pernicieuse, de la plus criminelle et de la plus intolérable de toutes les perversions. Demain; vos enfants peuvent être leurs victimes! Nous ne voulons pas susciter de bagarres ni de chahut pendant la réunion de ces salopards. Nous nous tenons seulement devant leur porte en leur disant «Bas les pattes de nos enfants! Soutenez le Vlaams Block dans son combat pour protéger des enfants. Car c'est de VOS enfants qu'il s'agit!»

   Et comme les bons parents anversois se montraient peu enclins à susciter des bagarres et du chahut pour protéger leurs chers petits enfants contre «ces salopards», les militants du «Vlaams Blok» jugèrent nécessaire de lancer eux-mêmes aux participants quelques vérités bien senties, du style «Ta tête ressemble à ton cul» et autres envolées philosophiques dignes des plus hautes valeurs spirituelles de l'Occident chrétien.

   Le 24 mai 1986, le «Vlaams Blok» organisait à Gand une manifestation de rue «contre la pédophilie et l'avortement». On se demandera quel lien il peut exister entre l'amour réciproque entre majeurs et mineurs, d'une part, et le choix fait par une femme d'interrompre une grossesse indésirée, d'autre part. Pour les «théoriciens» d'extrême-droite, le lien est clair: l'un et l'autre font partie du vaste complot marxiste visant à miner la famille, la virilité et la combativité de l'Occident. Si la démographie baisse ou si les enfants se mettent à aimer qui ils veulent, où ira-t-on chercher les bons petits soldats dont nous avons besoin pour en découdre avec les «Rouges»?

   Seulement voilà, notre société est déjà tellement «pourrie», aux yeux du «Vlaams Blok», que tous ses efforts de réarmement moral, sous forme de lettres au Vatican, de plaintes au parquet et de manifestations de rue sont restés sans effet.

 

Initiatives parlementaires

   C'est pourquoi Karel Dillen, président du «Vlaams Blok» et unique représentant de son parti au sein du Parlement Belge, a décidé de déposer une proposition de loi visant, d'une part, à élever de seize à dix-huit ans l'âge minimum du consentement sexuel (tant hétéro- qu'homosexuel), d'autre part à punir d'un emprisonnement d'un an à cinq ans «quiconque aura publiquement, par écrit, par la voie de la presse, verbalement ou par un procédé audio-visuel, fait de la propagande pour les actes visés à l'article 372 du Code Pénal, représenté lesdits actes, incité à les commettre ou prôné leur admissibilité».

   L'article 372 en question punit sévèrement tout contact sexuel consentant entre une personne majeure et une personne âgée de moins de seize ans (âge que Karel Dillen voudrait donc voir porter à dix-huit ans, alors que le Parlement vient, il y a un peu plus d'un an à peine, d'abaisser cet âge de dix-huit à seize ans pour les contacts homosexuels). Il s'agit donc, ni plus ni moins, d'une nouvelle volonté de limitation du droit des jeunes à disposer d'eux-mêmes.

   Mais Karel Dillen sait envelopper cette privation de liberté de raisons prétendument humanitaires, comme en témoigne le texte d'introduction de sa proposition de loi, qui constitue un petit chef-d'œuvre de jésuitisme, invoquant avec emphase «la protection de la vie privée» et «la défense de la dignité humaine», pour enchaîner bientôt sur une conception paternaliste: «Il est, évident que les adultes ont le devoir absolu de protéger et de défendre les enfants, et ce, sans aucune restriction et en toutes circonstances.»

   Les protéger contre les parents abusifs, qui n'hésitent pas à la battre, parfois jusqu'à ce que mort s'ensuive, pour leur apprendre à se taire et à obéir? Pas du tout; les véritables abuseurs sont ailleurs: «Ces dernières années, on constate que des individus et des groupes s'attachent à détruire cette valeur fondamentale que constitue la volonté de sauvegarder la dignité des personnes sans défense, surtout des enfants, et à propager ouvertement la pédophilie.» Car pour un enfant, vivre librement ses désirs amoureux, dans le respect des partenaires de son choix, ce serait perdre toute «dignité humaine».

   Enfin, pour faire bonne mesure, Karel Dillen confond volontairement les associations visant à informer le public sur la réalité de la pédophilie avec les entreprises commerciales exploitant la pornographie enfantine dans un but lucratif: «La présente proposition de loi vise à mettre un terme à toute permissivité dont les enfants sont victimes. Cela est d'autant plus nécessaire que plusieurs rapports ont révélé l'existence d'une forme révoltante d'abus des enfants: leur exploitation dans la pornographie... Nous entendons les défendre, au moment où ils traversent une phase de développement physique et moral très instable, contre une culture pornographique développée par des personnes pour qui le profit justifie tous les moyens.»

   Les choses sont donc claires: sous couvert de «protection de la jeunesse», le «Vlaams Blok» cherche à contraindre au silence et à placer dans l'illégalité tous les mouvements d'émancipation de la sexualité des jeunes et de la pédophilie en Belgique. Le simple fait de publier le résultat de recherches scientifiques favorables aux relations amoureuses réciproques entre enfants et adultes ou de revendiquer la dépénalisation de ces relations deviendrait un délit d'opinion.

   Une telle proposition de loi n'a évidemment aucune chance d'être adoptée, non seulement à cause de l'isolement du «Vlaams Blok», seul représentant de l'extrême-droite pure et dure au sein du Parlement belge, mais aussi parce qu'elle est contraire à notre Constitution, qui garantit le respect de la liberté d'expression; contraire aussi à la Déclaration Universelle des Droits de l'Homme (art. 19), au Traité Européen de Protection des Droits de l'Homme (art. 10) et au Traité International relatif aux droits civils et politiques (art. 19), auxquels la Belgique a souscrit.

 

Il n'y a pas de fumée sans feu

   Mais l'acharnement déployé depuis un peu plus de deux ans par le «Vlaams Blok» contre le mouvement pédophile ne serait-il pas, entre autres choses, un habile écran de fumée? En juin dernier, au moment même où Karel Dillen déposait sa proposition de loi, l'hebdomadaire flamand «Humo» relatait avec force détails et témoignages à l'appui de ses dires un cas particulièrement grave de viol incestueux resté jusqu'ici curieusement impuni. Le coupable, un notaire bien argenté, jouit non seulement de solides protections dans les milieux judiciaires, mais aussi d'excellentes relations avec les milieux d'extrême-droite, et notamment avec le «Vlaams Blok».Il est vrai que, tant que l'abus sexuel se déroule dans le secret de la sacro-sainte famille, il ne menace pas les «valeurs fondamentales de l'Occident chrétien».

Philippe Carpentier
(d'après un article en néerlandais
de Alfons Elsen)

 

l'espoir n°27 - septembre-octobre 1986 - pp. 8-10