LA DATATION DU LINCEUL DE TURIN : LE POINT DE VUE D'UN SPÉCIALISTE DU RADIOCARBONE

Par Jacques EVIN, Centre de Datation par le Radiocarbone de l’Université de Lyon

 

Résumé:

Dès sa publication, la datation radiocarbone attribuant un âge médiéval au linceul de Turin a été très largement acceptée en raison de la fiabilité de la méthode, maintenant très généralement utilisée en archéologie, même pour les périodes récentes. Un autre article (Otlet & Evin, cet ouvrage) ayant résumé le principe de la datation par le radiocarbone, on rappelle seulement ici dans quelles conditions l’analyse sur le Linceul de Turin a été obtenue et ce que signifie précisément cette date 14C.

Cependant certaines voix se sont élevées pour mettre en doute la fiabilité de ce résultat en considérant, soit la procédure de la mesure, soit certaines particularités du matériel daté. On tente donc de montrer comment la plupart des objections avancées, du moins celles mettant en cause des phénomènes naturels, ne peuvent faire douter d’un âge d’environ 700 ans pour cette pièce de toile. Toutefois on propose quelques mesures complémentaires susceptibles de lever les dernières incertitudes, en particulier sur l’élimination totale de pollutions.

 

UNE MESURE SOIGNEUSEMENT PRÉPARÉE

Dans un autre article il a été montré sur quels principes s’applique la méthode du radiocarbone et comment elle peut être utilisée sans difficulté sur le lin, matériel de datation tout a fait fiable. Il était donc logique qu’une datation 14Cdu Linceul de Turin ait été envisagée et considérée comme essentielle. En effet il n’existait aucune certitude sur son âge, car toutes les autres études scientifiques effectuées sur le tissu ou sur l’image imprimée dessus ne peuvent apporter une donné chronométrique aussi déterminante qu’une datation isotopique.

Mais il est important de remarquer que trois précautions essentielles ont été prises avant la réalisation de l’analyse:

- Tout d’abord, malgré l’insistance de certains, l’opération n’a été enclenchée que lorsque la technologie de mesure de la teneur en radiocarbone par spectrométrie de masse après accélération (dite méthode S.M.A) ait été considérée par les spécialistes en radiocarbone comme une méthode utilisable en routine, c’est à dire lorsque des centaines d’analyses par cette procédure eurent donné des résultats fiables, sur tout type de matériel. Ce n’est donc qu’en 1986 qu’eut lieu la première concertation entre les responsables du Linceul de Turin et des spécialistes en radiocarbone et en sindonologie. Elle fut suivie d’autres réunions qui mirent au point une procédure d’analyse présentant toutes les garanties de sécurité pour que le résultat ne puisse être mise en doute pour " vice de forme ".

- Ainsi il a été convenu d’une procédure de prélèvement, surveillée par des spécialistes en tissu, et a été privilégié la forme de conditionnement de l’échantillon présentant les meilleures possibilité de purification de l’échantillon : c’est à dire que l’on a décidé de donner aux laboratoires un fragment de tissu intact, et non un échantillon sous la forme de fibres, comme suggéré par certains désirant contrôler la fiabilité des laboratoires.

- De plus, ce qui ne se fait pratiquement pas pour la plupart des analyses, on a voulu donner cet échantillon à plusieurs laboratoires et on a même voulu choisir, parmi ceux qui avaient accepté de faire l’analyse, ceux qui, par leur publications scientifiques, avaient montré qu’ils avaient la plus grande expérience en matière de datation d’objets archéologiques ou qu’ils avaient à leur actif le plus grand nombre de résultats fiables obtenus par la méthode S.M.A.

- Enfin, ce qui ne s’était jusque là jamais fait pour un autre échantillon, si important soit-il, on a choisi de faire dater exactement dans les mêmes conditions, trois autres échantillons d’âge bien établi par des données archéologiques ou historiques. Cette manière d’entourer une analyse par plusieurs autres est totalement inhabituelle et, en théorie, inutile car le réglage des appareils se fait par la mesure de standards internationaux et par non pas une procédure de calibration sur des objet déjà datés.

Il est vrai que, parfois, des résultats de datation 14C de matériel archéologiques ne donnent pas ce qui pouvait être attendu. Dans la plupart de ces cas, se sont les opérations de prélèvement des échantillons qui doivent être mise en cause. En ce qui concerne le Linceul de Turin on peut dire que les opérations précédant la mesure ont été faites avec un soin tout particulier. Sur les dizaines de milliers de datation jusqu’ici effectuées pour l’archéologie, il est peu d’exemples de tant de garanties prises avant l’analyse.

 

UNE MESURE DE LA TENEUR EN RADIOCARBONE TRÈS SOIGNEUSEMENT EFFECTUÉE ET CLAIREMENT PUBLIÉE

 

Six mois se sont écoulés entre la date du prélèvement et l’annonce officielle du résultat. Ce fut un délai parfaitement normal pour toutes les datations qui implique les procédures de préparations de routine et la mise à disposition des accélérateurs. La publication scientifique du résultat, encore six mois plus tard dans la revue " Nature " (Damon et alii, 1988), a fort bien rendu compte de toutes les opérations qui avaient été effectuées par les trois laboratoires. Non seulement cette publication était beaucoup plus détaillée que cela ne se fait habituellement, mais aussi on a pu remarquer que chacun des trois laboratoire avait multiplié les analyses, doublées ou triplées les diverses phases de la procédure classique, afin de montrer que rien n’avait été laissé au hasard. Tous les spécialistes en radiocarbone et chercheurs habitués à ce type de mesures ont reconnu le sérieux des travaux effectués et le soin apporté à la publication. Quelques critiques ont seulement été faites sur le mode de calcul statistique en raison d’un faible écart entre le résultat d’un laboratoire par rapport à celui des deux autres sur l’une des analyses. Mais cet écart reste dans la marge classique d’incertitude si bien que, somme toute, personne ne met en doute le fait que la teneur en radiocarbone a été correctement mesurée.

 

 

UNE TENEUR EN RADIOCARBONE SIGNIFICATIVE D’UN ÂGE

Par le principe même de la méthode de datation, la teneur en radiocarbone d’une matière carbonée permet de lui attribuer en âge en calendrier solaire si quatre condition sont remplies.

 

- 1/: une formation normale de la matière carbonée

Tout d’abord il faut que le matériel daté se soit formé dans des conditions naturelles normales. On le vérifie en mesurant sa teneur en Carbone 13, ou, plus exactement, le rapport isotopique 13C/12C. Dans le cas du Linceul de Turion, et aussi des trois autres échantillons qui ont été mesurés conjointement avec lui, tous les rapports isotopiques ont été trouvés parfaitement en accord avec ce qui a toujours été mesuré pour ce type de matériel. On est donc certain que la formation de ces quatre tissus n’a eu aucune anomalie et que leur teneur originelle en 14C est directement en rapport à celle de l’atmosphère de l’époque de formation.

- 2/: une teneur originelle en 14C connue

Ensuite il faut que l’on ait mesuré la teneur en radiocarbone de l’atmosphère de l’époque de formation sur des cernes de croissance d’arbres parfaitement datés. En d’autres terme cela veut dire que, pour la période au cours de laquelle s’est formé cet échantillon, on connaisse les fluctuations de production de radiocarbone qui se sont produites dans l’atmosphère. Pour le XIIIème-XIVème siècle après JC (et aussi pour le 1er siècle), il n’y a aucune incertitude à ce sujet: toutes les dates 14C " BP " (c’est à dire calculée à partir de la teneur en radiocarbone) peuvent donc être exprimées en un intervalle de temps en années réelles. On est donc certain qu’un lin qui ne possède plus que 90% de sa teneur originelle en 14C ne peut dater que du XIIIème ou XIVème siècle.

 

- 3/: une variation du 14C uniquement par la radioactivité

De plus, il faut que la teneur en radiocarbone n’ait pas évolué dans le temps pour une autre cause que la décroissance radioactive. Mis à part les questions de pollutions chimiques dont il va être question immédiatement ci dessous, la seule cause de variation de la teneur en 14C, autre que la décroissance radioactive, pourrait être un enrichissement isotopique par une réaction nucléaire faisant apparaître du radiocarbone. Certains on voulu proposer cette hypothèse comme une cause de modification de la date. Mais, dans la nature, on n’observe jamais ce phénomène qui n’a eu lieu que dans les années 1955-60 lorsqu’ont eu lieu les explosions thermonucléaires. Invoquer un enrichissement par tout autre événement ne relève donc pas de l’observation de phénomènes se passant normalement dans la Nature et sort donc du domaine de l’investigation scientifique. Donc la diminution de 10% que l’on observe sur le linceul de Turin par rapport à sa teneur originelle ne peut être attribué qu’à une durée de sept siècle de radioactivité du radiocarbone.

 

4/ : une élimination totale des pollutions carbonés

Enfin, et c’est le point le plus important à souligner car c’est la source possible de beaucoup d’erreurs en datation, il faut que le carbone dont on a mesuré la teneur en 14C résiduelle soit uniquement du carbone présent à l’origine dans le matériel daté. Tout carbone arrivé ultérieurement, c’est à dire un carbone dit " de pollution " doit avoir été éliminé avant la mesure.

Il est clair que la contestation la plus scientifiquement fondée sur la validité de la datation du linceul de Turin ne peut porter que sur ce point: Est-ce que d’éventuelles matières carbonées, postérieures à la formation du lin, peuvent s’être déposées dessus et n’avoir pas été éliminées par les traitements physiques et chimiques de nettoyage des échantillons pratiqués par les trois laboratoire ?

Il est certain que l’histoire de ce tissu n’est bien connue que depuis le XVIème siècle et qu’il a pu subir de nombreuses vicissitudes. Toutefois tous les objets archéologiques ou géologiques qui sont datés par la méthode du Carbone 14 ont, eux aussi, subi dans leur site une longue histoire entraînant parfois de bien complexes réactions chimiques. Mais on constate que la méthode de préparation des échantillons qui est employée par tous les laboratoires est très certainement efficace puisque il est reconnu que les datations sont très généralement fiables. Le cas du Linceul de Turin n’est donc pas, ce point de vue des pollutions, très extraordinaire. Il peut même être considéré comme assez favorable étant donné le très bon état de conservation apparent du tissu.

L’élimination des pollutions se fait par diverses procédures qui ne peuvent toutes être décrites ici. Celles qui sont adaptées au nettoyage des tissus ont toutes été employées par les trois laboratoires sur les quatre échantillons. Par surcroît de précaution ils ont même effectué plusieurs mesures de teneur en radiocarbone avant, pendant et après ces opérations de purification afin de détecter la présence d’une pollution. Toutes leurs investigations ont été décrites en détail dans la publication et elles peuvent être résumées dans le tableau ci joint (Tableau I). Ces informations sont très importantes car elles montrent que les dates obtenues sur toutes les fractions mesurées sont toutes identiques, ce qui n’aurait pas été le cas si on avait la présence de carbone de plusieurs origines C’est ce type de considération qui, aux yeux des spécialistes, est l’argument le plus fort pour la fiabilité du résultat

 

Les quatre conditions pour qu’une mesures en radiocarbone puisse être convertie en âge étant très certainement remplis dans le cas du Linceul de Turin, on peut donc affirmer que sa datation a été correctement établie par la mesure qu’ont fait les trois laboratoires en 1988.

En outre, ce qui est souvent oublié, les trois autres datations effectuées conjointement ont elles aussi donné des résultats tout à satisfaisant. Le plus significatif à cet égard est celui de la chape de Saint-Louis d’Anjou. C’était en effet celui des trois échantillons de contrôle dont on connaissait le mieux la date par d’incontestables données archéologiques. En effet le style des médaillons tissés dessus la chape lui fait attribuer une date entre 1280 et 1290. L’intervalle donné par la datation 14C (de 1263 à 1283) est en très remarquable correspondance. Le hasard fait que cette date de la chape de Saint Louis est très proche de celle du Linceul de Turin.

 

DES PROPOSITIONS DE VÉRIFICATION SUPPLÉMENTAIRE DE LA FIABILITÉ DE LA DATATION

Dix années de discussion sur ce résultat

En 1988 l’âge médiéval obtenu sur le Linceul de Turin a surpris beaucoup de personnes qui, pour diverses raisons, attendaient une date du premier siècle après J.C.. De nombreuses discussions ont donc eu lieu sur cette possible différence entre l’âge attendu et celui obtenu.

Nous n’évoquerons même pas toutes les hypothèses faites sur des erreurs de prélèvement ou d’analyse, car, comme cela vient d’être dit ci dessus, ce que l’on connaît sur la préparation et le déroulement de l’analyse élimine toute grossière erreur.

Il n’est pas non plus nécessaire d’insister longuement sur l’hypothèse faite par certains d’une influence drastique de l’incendie de 1532 qui aurait modifié la composition isotopique du tissu. Cette hypothèse, faite à l’appui d’expériences qui n’ont fait l’objet d’aucune publication reconnue, est dénuée de tout fondement pour trois raisons:

- toutes les matières carbonées végétales ou animales datées subissent une combustion en laboratoire et sont donc soumises à des conditions physico-chimiques bien plus drastiques que le fameux incendie. Si donc une modification de la composition isotopique par un chauffage pouvait exister, la plupart des datations seraient erronées. Or la très grande qualité des résultats de la méthode de datation par le radiocarbone montre le contraire;

- l’état parfait de conservation des fibres de lin, de l’image reproduite sur le Linceul et des composés organiques formant les taches colorées montrent que cet incendie n’a eu pour conséquence que de brûler le tissus en des endroits très précis tout en laissant intact l’ensemble de la pièce;

- enfin on ne connaît pas, dans la nature, d’enrichissement isotopique d’une si grande intensité, et en tout cas pas un simple chauffage en milieu confiné.

Ces trois réflexions de simple bon sens montrent que cette hypothèse ne peut être retenue et ne justifie même aucune tentative d’expérimentation.

Toutefois, en matière de datation, la question de l’élimination totale des pollutions doit toujours rester ouverte. Il est donc légitime que, douze ans après la publication du résultat, on continue de réfléchir sur cette question et de se demander si, après tout, une proportion importante de carbone, plus récent que carbone originel du Linceul ne serait pas resté sur le matériel daté malgré les opérations de purification.

Très raisonnablement on a donc supposé des actions bactériennes, des substitution chimiques ou d’autres causes très naturelles qui auraient pu modifier la teneur carbone du lin du Linceul de Turin ultérieurement à sa formation.

Cependant, d’entrée de jeu, on pourrait considérer que toute recherche dans ce sens est bien inutile. En effet, comme la date supposé du Linceul est du 1er siècle, cela représente une différence de teneur en radiocarbone de 10% entre ce qui était attendu et ce qui est observé. Un simple calcul montre que pour obtenir un tel enrichissement par pollution il faut apporter un poids de carbone moderne égal au poids du carbone provenant du lin. Il est bien évident que, si une pollution avait eu lieu avec un tel degré d’intensité, d’une part la fibre ne paraîtrait pas si intacte et d’autre part les opérations de décontamination faites par les trois laboratoires auraient permis de la mettre en évidence.

La proposition d’une série complémentaire d’analyses

Cette question des pollutions restant finalement la dernière objection scientifiquement recevable, on peut pour tenter de résoudre définitivement la question de la fiabilité de la date du Linceul de Turin en proposant la procédure suivante:

1: Comme on dispose d’un fragment de tissu qui a été prélevé en même temps que les morceaux analysés par les trois laboratoires, on peut effectuer dessus une recherche de pollution par tous les moyens physiques ou chimiques d’observation.

2: Si ces observations, faites par plusieurs groupes de recherche, détectaient effectivement un apport anomal de carbone secondaire, elles devraient permettre de proposer un moyen approprié de nettoyage

3: Dans ce cas on pourrait alors procéder à une nouvelle datation radiocarbone du tissu en employant ces nouveaux moyens de purification

4: Enfin, et seulement après les études précédentes, on pourrait reprendre l’opération de datation sur trois autres fragments de lin prélevés à nouveau sur la pièce originale :

On daterait ainsi à nouveau :

- un morceau du tissu carbonisé actuellement caché sous les pièces de réparation du XVIème siècle;

- un fragment du fil qui coud la bande latérale à la pièce principale du Linceul;

- un autre fragment pris dans un autre coin de la pièce principale.

La datation de ces divers fragments prélevés en divers parties de la pièce aurait aussi l’avantage de vérifier l’homogénéité de sa composition chimique et isotopique.

On propose donc quatre nouvelles datations. Naturellement, seraient demandées en priorité aux trois laboratoires qui ont déjà effectué l’analyse. Si l’un de ceux-ci se récusait, on pourrait alors demander à un ou plusieurs autres laboratoires d’effectuer aussi ces analyses en s’engageant à procéder aux opérations de purification suggérées par les examens proposés ci dessus.

Il est clair que ces datations ne doivent être envisagées qu’après cette étude sur les pollutions et uniquement que si celles-ci font apparaître un doute sur le fiabilité des précédentes mesures.

CONCLUSION

La datation du Linceul de Turin a donc fait l’objet d’une préparation soignée et d’une exécution qui, en bien des aspects, a pris des précautions très au-delà de ce qui se fait habituellement. L’examen de tous les résultats obtenus, ainsi qu’une réflexion générale sur les possibilités d’utilisation du lin comme matériel de datation, ne font apparaître aucun doute sur la signification de la teneur residuelle en radiocarbone qui a été mesurée.

On sait donc que la méthode de datation par le radiocarbone, dont on connait par ailleurs la très grande fiabilité, permet de calculer l’âge de la formation du lin du Linceul de Turin et qu’il ne peut que correspondre à la période médiévale (XIIIème ou XIVème siècle).

Toutefois on peut admettre qu’il peut rester un petit doute sur l’élimination totale des pollutions, aussi on suggère une procédure supplémentaire d’examen spécialement orienté vers cette détection de pollution. Si une anomalie dans ce sens pouvait être détectée, on pourrait alors procéder à la datation de trois nouveaux échantillons pris sur le Linceul de Turin.

Cependant, compte tenu de ce que l’on connait sur les moyens de purifications des échantillons, il est fort probable que ces nouvelles mesures donneraient des résultats assez similaires aux précédents et confirmeraient donc l’âge médiéval de cette célèbre pièce de tissu.