Les théories du cinéma

Le cinéma a la particularité d’être né de la technique moderne. Il est même l’un des symptômes et des causes de la modernité. Par leur existence, ses principes - c’est-à-dire la reproduction technique, le collage et le montage, avec les nouveaux rapports d’espace-temps, de discontinuité et d’hétérogénéité qu’ils impliquent - ont bouleversé les modes de représentation dans les arts figuratifs et dans la littérature. À ses commencements, le cinéma va donc participer de la conjonction du moderne et de l’archaïque qui caractérise les arts du début du XXe siècle. Archaïque, car il lui faut tout découvrir et inventer, et moderne à cause de ses appareils, mais aussi des tentatives de recherches qui le lient aux avant-gardes, «théoriciennes» par principe. Pour se former et se rendre légitime, le cinéma a eu besoin de théories.

Le cinéma porte en soi deux rêves contradictoires et complémentaires propres au XIXe siècle : la transparence positiviste de la technique et de la science, et l’oeuvre d’art totale, la synthèse des arts. Qu’avec lui il s’agisse à la fois d’image de reproduction et d’oeuvre d’art, indépendamment même de la fiction et du document, cela ne va jamais de soi. Le cinéma est-il un art ? ou de la reproduction ? ou encore une fabrique de marchandises ? Et, s’il est un art, quelle en est la spécificité et quelle est sa relation de dépendance à la technique ? S’il a une spécificité, en quoi consiste-t-elle ? La photogénie, le gros plan, l’image transfigurée, le montage, ou bien tout cela ensemble ? Et que sont-ils ? Quels sont les rapports de l’art cinématographique avec le monde filmé et avec la pensée ? Peut-être le cinéma crée-t-il, enfin, la synthèse tant souhaitée entre la pensée et l’être. Où est le grain du réel ? Car ce qu’on ne cessera pas d’interroger chez lui comme «effet de réalité» n’est pas simple. On dit que le cinéma est enfin la révélation du monde. D’autres soutiennent, en même temps, que c’est une perception hallucinatoire du spectateur devant le miroir-écran, et qu’il projette dans les salles obscures sa substance cachée et le ciel de ses rêves, et que la réalité est un leurre, dont il a fallu inventer le dispositif, entre autres les règles d’accord de regards et de directions à même de conduire le spectateur dans un labyrinthe. On cherchera alors à sortir du labyrinthe et à détruire le miroir. Ce dont, d’ailleurs, la télévision, média froid, se chargera avec force. Dans les films et dans les théories, on le voit, tous les moyens sont remis en question. On s’interrogera pour savoir comment l’image devient signe et comment les signes, ou le champ et le hors-champ, s’articulent pour produire l’énonciation, la connotation, la narration, les formes, le sens. On cherche à préciser quelle est la place de l’auteur, la fonction des genres, l’impact de l’histoire... Les théories du cinéma sont liées, de très près, à l’histoire du cinéma et au mouvement général de la pensée. Leurs développements dépendent de ces deux facteurs. Il y aura bientôt autant de «théories» du cinéma que de combinaisons possibles des sciences humaines.

Septième art et «photoplay»

L’invention du terme de «septième art» (1911), la création de la critique et de la théorie du cinéma et du premier ciné-club pour défendre les films de recherche, la reconnaissance du metteur en scène comme le véritable auteur du film doivent beaucoup à Riccioto Canudo (1879-1923). Les problèmes qu’il évoque seront des constantes du discours sur le cinéma : l’opposition entre l’oeuvre d’art et la marchandise; la différence entre le film et la simple reproduction; la nature devenue, pour la première fois, «personnage»; le cinéma conçu comme la synthèse des arts de l’espace et du temps tout en étant un art spécifique ayant pour but la création du drame visuel qui est la transfiguration du monde par l’image, l’apparition des hommes et des choses comme des formes de la lumière. Bien qu’on puisse pressentir dans cette définition ce que seront les tendances purement visuelles de l’avant-garde française, c’est le cinéma américain qui paraît à Canudo - et à presque tous les premiers théoriciens - le cinéma par excellence. Car le cinéma américain, «art d’un peuple nouveau dépourvu de mémoire», n’a que faire, lui, de la synthèse des arts et de drame visuel abstrait : il invente les moyens d’une narration nouvelle.

On a cru que l’indigence de ce cinéma en matière de théorie avait les mêmes causes que son existence : absence de traditions et pragmatisme, un rapport apparemment immédiat à la réalité et au matériau cinématographique. Pourtant, Hugo Münsterberg (1863-1916) publie The Photoplay en 1916, peu après que Naissance d’une nation (1915) confirme l’existence de l’art cinématographique. Le vulgaire croit, selon Münsterberg, que l’art imite la réalité, et le raffiné rejette le film à cause de cette imitation. Il n’en est rien, dit-il. Le film est une mixture de reproduction mécanique et de mécanismes psychiques. Mais ceux-ci sont l’essentiel : le mouvement et la profondeur n’ont pas d’existence sur l’écran, leurs perceptions sont des actes mentaux. S’il anticipe sur la théorie d’Arnheim, Münsterberg ne cherche pas à montrer comment l’angle, l’objectif, le cadre, la lumière, etc., transfigurent la reproduction. Celle-ci est d’emblée appréhendée comme le support d’activités mentales, et le film comme la mise en oeuvre, par le moyen du gros plan et de la succession des vues, de notre intériorité et des actes psychiques : attention, mémoire, imagination qui la commandent. Le film, d’après Münsterberg, raconte une histoire à travers la parfaite unité de l’intrigue et de l’apparence visuelle. Dépourvu de visées intellectuelles, réservées au théâtre, il doit atteindre son but - le «climax» émotionnel - sans s’écarter de la vraisemblance et de l’expérience de chacun. C’est bien ce qui, contrairement aux recherches européennes, fera toujours la particularité du cinéma américain.

Photogénie, drame visuel et pensée (l’avant-garde française)

La première question, pour ceux qui se sentent encore obligés de défendre le cinéma, c’est de montrer que c’est un art avec des buts spécifiques. Ils ne manqueront pas de prétendre que cet art dépasse tous les autres ! Le cinéma, pour eux, sera la religion de l’avenir, la nouvelle cathédrale de l’humanité sortie de l’individualisme, et le «temps de l’image», celui de la réalisation de tous les arts ensemble !

Pour nommer la spécificité du premier art moderne, «fils de la mécanique et de l’idéal des hommes», Louis Delluc (1890-1924) remet en honneur une idée ancienne : la «photogénie» (1920), qui désigne l’aspect poétique des choses susceptible d’être révélé par le cinéma, grâce à «cette suppression de l’art, qui dépasse l’art et qui est la vie». Delluc ira jusqu’à dire une fois qu’il préfère à tout les «actualités». Cependant, la photogénie n’est pas la nature révélée, sans l’homme, par la caméra, mais la nature révélée par l’art contre l’artifice. Elle résulte d’une «cadence», d’un rythme, d’une orchestration puissante des plans et de leur succession.

Le pas est alors facile à franchir, comme le fait Germaine Dulac (1882-1942) dès 1925, pour éliminer la nature de la photogénie et identifier le cinéma à cette orchestration visuelle, à cette magie des yeux : «la cinégraphie intégrale». G. Dulac affirme que l’oeuvre d’art ne tient pas à son «sujet», à la nature ou au récit, mais à la puissance des moyens mis en oeuvre. Le cinéma a doté l’humanité d’un nouveau sens : la vision du mouvement et des rythmes visuels. Ainsi naît l’affirmation d’un cinéma abstrait et expérimental, qui allait attirer peintres et plasticiens d’avant-garde.

Mais l’avant-garde n’était homogène que dans son opposition au commerce, à la reproduction, au théâtre, à la psychologie. L’orchestration visuelle restera toujours en fait du domaine du cinéma expérimental, comme l’une des questions limites que pose cet art. Car, si le cinéma c’est la rencontre de la reproduction et de la pensée dans des formes, il dépendra toujours du sens que chacun donnera à ces trois termes, de l’identité, de l’exclusion et de la synthèse qu’on établira entre eux. Scénariste et acteur, Artaud (1896-1948) dira qu’il ne faut pas s’éloigner des apparences, mais chercher leur transsubstantiation, leur vie occulte, leur mystère. Car le cinéma peut agir directement sur la «matière du cerveau», renverser toutes les valeurs, bouleverser la perspective et la logique, exprimer l’intérieur de la conscience et les choses de la pensée. Cette intuition fondamentale d’Artaud, autrement essentielle que la «psychologie» de Münsterberg, sera développée par Eisenstein et Epstein, de manières différentes.

Pour Jean Epstein (1897-1953), chaque art édifie son domaine hostile à tous les autres. Le cinéma doit se garder de se compromettre avec eux, comme avec la morale et le service documentaire. Par contre, ce sont tous les autres arts, à commencer par la littérature moderne, qui ont été bouleversés par l’existence du cinéma. Car celui-ci est plus qu’un art, c’est une mystique. Epstein recherchait une alliance de la science moderne, qu’il étudiait, et de la kabbale. Pour lui, le cinéma représentait la quatrième dimension, la possibilité de se déplacer dans le temps. Et la photogénie n’aurait été rien d’autre que le résultat des variations d’un objet dans l’espace-temps. Même dans l’après-guerre, Epstein, qui influencera Resnais, ne se laissera pas troubler par les «réalistes». Avec la théorie de la relativité et la mécanique quantique, dira-t-il, le réel n’est plus une apparence, ni une essence permanente, mais fonction et relation, comme le montage. La substance est pensée et le cinéma psychique. Seul celui-ci est capable de dépasser les antinomies séculaires entre esprit et matière, forme et mouvement, espace et temps, sujet et objet, intérieur et extérieur, hasard et déterminisme, et de recréer l’unité du corps et de l’esprit. Le gros plan, c’est l’âme visible des choses, la lumière philosophale, l’atmosphère gonflée d’amour, dit Epstein, «mais le cinéma que nous connaissons n’est encore rien».

Visage et image (autour de l’expressionnisme)

Même de manière indirecte, toutes les théories du cinéma sont liées à des pratiques. Si, en Allemagne, la théorie est plus focalisée sur l’image, c’est que l’expressionnisme la privilégie, bien que seul Expressionismus und Film (1926) s’y rapporte directement. Rudolf Kurtz (1884-1960) part déjà d’un art reconnu et l’envisage comme un aspect de la révolution expressionniste commencée avec le cubisme et les fauves. Du coup, le cinéma y perd sa spécificité. Le film expressionniste se définit comme un organisme raffiné et autonome par rapport à la réalité : une synthèse animée de l’architecture, de la peinture et du théâtre.

Une tout autre attention aux particularités du cinéma sera à l’origine des écrits du Hongrois Béla Balázs (1884-1949), le premier, avec Der sichtbare Mench (1924), à étudier systématiquement les moyens et la «grammaire» du cinéma, en y ajoutant plus tard l’étude du son, des genres, ainsi que la sociologie et l’histoire. Balázs parle de «la caméra productive», du cadrage, du montage. Mais son apport essentiel consiste dans son idée du gros plan qui, en détruisant notre distance au monde, nous révèle le visage, celui de l’homme, certes, mais aussi des choses qui répondent à notre regard et en reçoivent un aspect anthropomorphique. Ainsi le cinéma devient l’»homme visible» : le visage de toutes les choses.

Cependant, cette révélation n’est pas celle de la nature grâce à l’objectif. Elle exige le cadrage, l’angle, la lumière, la composition, etc. C’est surtout Rudolph Arnheim (né en 1904) qui, dans Film als Kunst (1932), entreprendra de démontrer en détail et systématiquement tout ce qui fait du cinéma un «art visuel», différent de la réalité : projection du solide sur une surface, réduction de la profondeur, éclairage et absence de couleurs, délimitation de l’image par le cadrage et par la distance à l’objet, discontinuité de l’espace et du temps par le montage.

Puissances du montage (l’école soviétique)

«Béla oublie les ciseaux», reproche Eisenstein à Balázs. Cette phrase définit assez l’orientation des théoriciens-cinéastes soviétiques, qui tiennent le montage pour l’essence du cinéma et lui donnent chacun un sens selon leur pratique, liée à la recherche et à l’enseignement. Lev Koulechev (1899-1970) va démontrer, expérimentalement, la puissance du montage en collant le même gros plan d’un visage en alternance avec quatre plans aux contenus différents. D’évidence, c’est la relation qui détermine le sens. Les spectateurs et leurs désirs sont impliqués dans le sens qui résulte des relations entre les plans. Koulechev voit la possibilité de libérer celles-ci de toute référence, afin de créer un rythme abstrait. Et il se fait traiter de futuriste.

En effet, ce mouvement était très puissant en Union soviétique, où l’arriération de l’industrie conduisait à l’exaltation de la technique et de la poésie de la machine. Le héraut du futurisme dans la théorie et la pratique du cinéma sera Dziga Vertov (1895-1954). Il vient des actualités et développe une théorie qui correspond au montage de fragments et aux petites unités de sens. C’est l’»homme à la caméra», l’homme conscient, celui, dit-il, qui vit sans scénario et voit, grâce à l’oeil de la caméra, ce que les hommes n’ont jamais vu. Vertov proclame la nouveauté absolue de la reproduction et du montage et, conformément à cela, veut la destruction de toute la tradition, pour la remplacer par une «fabrique des faits». Personne n’a eu une conception aussi radicale du cinéma, opposée à toute l’histoire et même à toute signification. On touche ici une autre limite absolue du cinéma, qui va bien plus loin que le débat courant sur le document et la fiction ou sur l’effet de réalité.

Eisenstein (1898-1948) critiquera Vertov en l’accusant d’avoir remplacé le fétichisme de la représentation par le fétichisme de l’appareil. Lui exige une forme nouvelle : non pas les faits, mais l’attitude par rapport aux faits, le jugement, l’angle, le cadrage, la lumière et, à la place du montage mécanique et extérieur des faits, le montage des liaisons internes, l’image dynamique. Eisenstein se bat sur plusieurs fronts : contre les faits de Vertov et son «montage pointilliste», il défend l’art, la fiction, le sens et la forme; contre le formalisme visuel, il parle d’idée et de contenu; contre les Américains et Poudovkine, il refuse d’identifier le montage et la succession de plans ou leur alternance; contre la distanciation, il revendique le pathétique. En analysant ses propres films, il a aussi inauguré la «lecture de film». Sur les traces de Léonard, sa théorie du cinéma est une théorie de l’art, de la pensée, de l’histoire, de la nature. Ses films, par leurs formes, sont des documents de première importance sur les transformations historiques de l’U.R.S.S. L’essentiel, dans sa théorie et ses oeuvres, reste la synthèse et le montage, qu’il appelle dialectique, en lui donnant, selon les moments historiques, des sens différents. Par le montage dialectique, il veut atteindre le pathétique : la sortie du soi, qui a un sens révolutionnaire au début et signifie l’extase mystique à la fin. Les écrits théoriques d’Eisenstein, loin d’être tous publiés, sont consacrés à la création sous tous ses aspects, à tout ce qui, dans les formes de pensées, les langues, les écritures, les oeuvres de tous les peuples, des primitifs aux plus modernes, permet d’envisager la création d’un «langage» d’image-concept, et une théorie générale du montage, révélateurs l’un et l’autre des lois identiques de la réalité et de la pensée. Du montage d’attraction, de fragments hétérogènes, au montage dans le cadre et au développement organique des cellules, toutes les possibilités de cette technique (métrique, rythmique, tonale, mélodique, harmonique, intellectuelle, polyphonique, etc.) comme savoir du cinéma, de l’art, de la pensée et de la nature ont été envisagées et analysées par lui.

Mais c’est le montage «honnêtement narratif» des Américains qui l’a emporté dans le cinéma mondial. Poudovkine (1893-1953) en est le théoricien : si pour lui aussi le cinéma se définit par la succession des plans, celle-ci dépend cette fois de l’objet, du récit, de l’acteur, d’une continuité prédonnée. Le réalisateur choisit dans cette continuité ce qui est le plus intense, du point de vue d’un spectateur idéal, en maintenant le rapport entre l’objet et son lieu, entre le plan rapproché et le plan général, en éliminant le superflu, les intervalles et les temps morts. Ainsi, contre le concept moderne du montage sont restaurées la représentation et la narration anciennes. Telle sera la norme du cinéma classique. On imaginera même que Dreyer, Eisenstein et les Japonais ont voulu «déconstruire» ce qui n’est devenu une norme que bien plus tard.

Le poète et acteur français Antonin Artaud dans La passion de Jeanne d’Arc (1928), film du réalisateur danois Carl Dreyer (1889-1968), d’après Joseph Delteil

Cinéma et technique

Cathédrale de l’avenir, nouvelle alchimie, révélation du visage, le monde rendu à sa transparence par la technique, mise en oeuvre des lois de la nature, de l’histoire, de la pensée - autant de possibilités que proposait le cinéma. Mais voilà qu’il se réduit à raconter des histoires. C’est qu’il n’est pas seulement «par ailleurs une industrie», comme l’écrira Malraux (Esquisse d’une psychologie du cinéma, 1939) après avoir longuement parlé de l’art. Il l’est d’abord. Surtout avec le parlant qui, en exigeant un matériel et des conditions de tournage fort coûteux, va fermer la porte des studios au cinéma d’avant-garde et aux nouvelles théories. Il faudra, entre autres événements, la destruction des studios en Italie ou l’invention du matériel léger pour la télévision afin qu’apparaissent d’autres avant-gardes. Les années trente marquent à l’inverse le temps des reflux et des «réalismes».

L’essai de Walter Benjamin (1892-1940), L’oeuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique (1936), doit beaucoup à Vertov. Il coupe court à la synthèse des arts et envisage d’autres possibilités. Pour Benjamin, la reproduction technique détruit l’»aura» propre à l’oeuvre d’art - l’unique apparition d’un lointain, aussi proche soit-il, capable de faire se lever le regard. Elle crée, avec le gros plan, la pseudo-aura des «idoles» : la star et le dictateur. Le développement de la technique liquide la tradition, détruit l’expérience et l’accumulation temporelle constitutive de l’objet et du sens, rendant ainsi la narration impossible. Dès lors se produit un changement de fonction de l’art, qui perd sa valeur cultuelle pour acquérir une valeur d’exposition, et devient politique. On mesurera la portée des textes de Benjamin plus tard, lorsque la télévision aura sur le cinéma le même effet que la photographie sur la peinture, la grande presse sur la littérature, lorsque, désenchantés, les films s’interrogeront sur leur propre possibilité.

Prenant en compte la radicalité du texte de Benjamin, sans aucune illusion sur ses dimensions utopiques, Theodor Adorno (1903-1969) et Max Horkheimer (1895-1973) élaborent, en 1942, la première théorie systématique de «la production industrielle des biens culturels». Cette théorie aussi prendra son sens plus tard, lorsque, avec l’hégémonie sociale et politique des classes moyennes, l’industrie culturelle - comme système intégré d’information, de communication et de consommation centré autour de la télévision - deviendra la forme dominante de l’»idéologie» dans les sociétés dites post-industrielles. On verra, avec le développement de ce système, l’étau se resserrer sur la possibilité d’un art cinématographique. De là, l’aura de nostalgie qui entoure aujourd’hui, dans la pratique et dans la théorie, ce cinéma honnêtement narratif des années trente, élevé après coup au rang d’une réalisation «hautement culturelle», tandis que pendant la guerre un autre cinéma et d’autres théories étaient nés contre lui.

Réalisme ontologique et homme imaginaire

C’est en tant que reproduction, grâce au privilège qu’offre le cinéma de la rencontre avec l’actuel et le présent des hommes (Rossellini), ou comme négation d’un moyen de reproduction et d’information (Welles), que des ruptures se produisent au commencement des années quarante. Le moment affirmatif, inventif, des débuts du cinéma et l’unanimisme des années trente sont morts avec la guerre. Rossellini comme Welles semblent implicitement se demander dans leurs films : «Qu’est-ce que le cinéma ?». Cela seul rapproche deux démarches autrement ennemies. La même question sera formulée par André Bazin (1918-1958), qui la léguera à ses disciples de la nouvelle vague. Ceux-ci en feront explicitement le centre de leurs films.

Le réalisateur italien Roberto Rossellini (1906-1977) et le jeune acteur allemand Edmund Moeschke lors du tournage de «Allemagne Année Zéro», à Berlin, en 1948
Le réalisateur russe Sergueï Eisenstein (1898-1948) dans les studios de la Paramount, à Hollywood, en 1939

La photogénie et la cadence pour Delluc, le ciné-oeil et le ciné-vérité pour Vertov n’avaient rien d’un oubli de la technique et d’une grâce de la présence. André Bazin se réclame d’une essence originaire et méconnue : il veut un cinéma libéré de l’esthétique et du style, et fondé sur ce qu’il appelle le «réalisme ontologique de l’image photographique» (1945). C’est, enfin, la révélation de la nature sans l’homme. Le hasard et la nature ont plus de talent que les cinéastes : cette leçon ne sera pas oubliée par Jacques Rivette, Jean-Luc Godard, Éric Rohmer et d’autres. Bazin est le premier à écrire une esthétique du cinéma parlant, car même la profondeur de champ et le plan-séquence (où il voit l’aboutissement du réalisme ontologique, tandis que le montage serait une manipulation subjective et idéologique des images) n’ont réalisé toutes leurs possibilités qu’avec le son. Le cinéma, pour Bazin, répond à un désir anthropologique : la défense contre la mort, le sauvetage de l’être par l’apparence. Le cinéma, c’est la momie du changement. Sur l’écran se révèle l’image de la durée. C’est pourquoi Bazin ne veut pas de coupure, de mise à mort, mais un montage invisible et même interdit. Ainsi se recrée, par la reproduction, la durée de ce qui a été devant la caméra : une sorte d’aura d’emprunt, obtenue grâce à l’unicité de la trace. Cette révélation de la durée, ce réalisme ontologique, est d’ordre spirituel. Et Bazin n’hésitera pas à valoriser des films qui n’ont rien à voir avec le réalisme, qu’il soit ontologique ou non.

Par contre, pour certains théoriciens du néo-réalisme, qui iront jusqu’à rejeter Visconti, ou pour Siegfried Kracauer (1899-1966) dans Theory of Film (1960), la «rédemption de la réalité physique» par la photographie devient une norme qui permet de juger ce qui est du cinéma et ce qui n’en est pas. Bien que, pour beaucoup de théoriciens, cette «réalité cinématographique» soit elle-même un leurre qui obéit à d’autres fantasmes.

Pour Edgar Morin (né en 1921), le cinéma a pris son essor par-delà la réalité (Le Cinéma ou l’homme imaginaire, 1957). Sa partie imaginaire se confond avec notre substance obscure, et dans le ciel de nos rêves trouve place l’infini de ses étoiles : les «stars». La photogénie ne proviendrait même que du caractère hallucinatoire de la perception cinématographique, du charme de l’image, de sa présence d’absence, de sa dimension magique et du pouvoir d’identification, d’aliénation, qu’elle implique. Non seulement tout cela sera repris, dans d’autres perspectives, par Metz et Baudry, mais ce qu’on pourrait appeler l’»antinomie» entre Bazin et Morin (proche du «débat» Lumière-Méliès...), qui déterminait déjà les débuts de Welles, comme l’antinomie entre fiction et document, réalité et imaginaire, fable et discours, ou bien l’opposition entre Hollywood et Rossellini, ou bien sous une autre forme la relation entre identification et distanciation (avec Brecht à l’appui) vont caractériser la «nouvelle modernité du cinéma» après 1958.

Autonomie de la théorie

Avec Jean Mitry (1904-1988), la théorie tend à devenir une fin en soi (Esthétique et psychologie du cinéma, 1963-1965). Un cinéaste, un théoricien des débuts ou un critique lié à une école pouvaient opposer un cinéma à un autre comme la vérité au mensonge. La théorie se doit au contraire d’être universelle, d’accepter la pluralité évidente des écoles et des films. Elle sera inséparable, chez Mitry, de l’histoire du cinéma. Son esthétique se veut systématique, exhaustive, synthétique. Contre Bazin, il soutient la différence entre l’image-analogon et l’image-signe, et il élabore la première théorie du signe et de la signification au cinéma, sans vouloir assimiler, même par analogie, l’image visuelle et les structures filmiques avec le langage verbal, comme ce sera la tentation de la sémiologie, contre laquelle Mitry écrira son dernier livre.

À partir des années soixante se produit un clivage entre la théorie et la pratique du cinéma. D’une part, ce sont les cinéastes eux-mêmes qui thématisent les relations entre réalité, fable et discours, ou les questions théoriques au centre de leurs films. De l’autre, à l’intérieur des universités, les théories naissent les unes des autres et s’attachent à définir leur champ respectif. La théorie s’autonomise alors en parlant de théorie. Ainsi Christian Metz commence son oeuvre critique par une réflexion sur la théorie esthétique de Mitry. Il serait cependant faux de croire que cette multiplicité de théories et de recherches pures, en quête de respectabilité «scientifique» et de méthodes «claires et rigoureuses», reste sans rapport avec les nouvelles recherches des cinéastes. Lorsque, avec sa «grande syntagmatique du film narratif» (1966), Metz se propose de formaliser les codes implicites au fonctionnement du cinéma classique, Jean-Luc Godard déconstruit de tels codes à l’intérieur de ses oeuvres. Les problèmes d’énonciation ou la logique du récit sont ceux-là mêmes qui font l’objet des films. La sémiologie du cinéma prendra diverses formes : psychanalyse, formalisme russe, philosophie déconstructive, narratologie, histoire, etc. Son importance essentielle consiste dans l’»analyse textuelle», la recherche dans le détail des structures de fonctionnement des films.

Mais la «lecture du film» et ses différents modes ne sont pas les seules approches théoriques de ces années. Praxis du cinéma (1967), de Noël Burch, prend le cinéma à la racine, au niveau des articulations d’espace-temps, du champ et du hors-champ, avec l’espoir de voir les films s’engendrer, comme dans la théorie formaliste, du simple au complexe, à partir de cellules de base et de règles posées au départ. Ce qui est en cause ici, avec le montage et le cadre, comme dans toutes les recherches des cinéastes autour de la représentation et de la distanciation, c’est bien l’»impression de réalité», et avec elle la réflexion poursuivie par Bazin. La revue Cinéthique dénoncera cette impression comme un effet idéologique de la caméra. Grâce à la lecture de l’oeuvre de Lacan, la psychanalyse permet de renouveler les recherches, menées en ordre dispersé, mais pointues et toujours actuelles, sur le plan, le montage, le hors-champ et la suture, la profondeur, la technique et l’idéologie, la relation du spectateur à l’écran et la fiction, le direct, la représentation, etc. Pour quelques années, Les Cahiers du cinéma retrouveront aussi la grande richesse théorique. Tout dans le cinéma est ainsi remis en question et repensé à nouveau, avec une conscience aiguë de ce qui se réalise en même temps dans les films.

Le reflux des années quatre-vingt a mis fin à une époque riche en films et en théories. Chez Gilles Deleuze (1925-1995) c’est, avec l’Image-mouvement et l’Image-temps, la chouette de Minerve qui prend son vol au crépuscule. Ces livres marquent un point d’aboutissement, une synthèse qui ne peut envisager le cinéma que comme une somme plus ou moins fermée, sinon tout à fait achevée. C’est la rançon de la théorie, qui par sa forme même conçoit le possible comme une extension du donné. L’intention de Deleuze est de constituer un tableau de Mendeleïev de toutes les images possibles, y compris celles qui seraient à venir. C’est d’une véritable «ciné-philosophie» qu’il s’agit, où trouvent place autant l’amour cinéphilique que le travail de philosophe indépendamment du cinéma. Avec Pierce et Bergson au départ, Deleuze réfléchit sur le mouvement et le temps, et les modes d’être de l’image. Il distingue deux ensembles, image-mouvement et image-temps, et reprend la partition du cinéma autour de ce que Bazin avait appelé image-durée et Mitry durée-agie du muet et durée-homogène du cinéma de l’après-guerre. Mais chacun des deux ensembles se partage en classes. De l’»image-perception», la forme la plus simple de l’image-mouvement, au «cinéma, corps, cerveau, pensée», l’un des aboutissements de l’»image-temps», tous les genres de l’image sont soumis à réflexion, et en même temps tous les films. Car parler de toutes les images possibles du cinéma implique de se faire historien, même sans en avoir l’intention. Deleuze montre qu’on ne peut parler abstraitement de l’image pour la déterminer ensuite (comme cela s’est fait depuis le début de la théorie), mais qu’il y a des modes d’être de l’image, et que, par conséquent, on ne peut aller du simple au complexe, de l’image aux formes. Depuis toujours, l’image est une image dans une forme et ne peut être comprise que comme image de tel ou tel film. Ainsi le travail de définition de la spécificité du cinéma, la défense et l’illustration de l’art cinématographique, qui avaient été l’objet des premières tentatives théoriques, ont atteint leur but : la théorie du cinéma est devenue une philosophie indépendante du cinéma, tout en voyant en lui un moyen privilégié pour connaître l’être et la pensée. Elle n’a pu se réaliser qu’en devenant en même temps histoire, encyclopédie et critique de films.


Voir aussi
Copyright © Manageria, 1999-2001. All rights reserved - Tous droits réservés. Les copies doivent indiquer l'emplacement exact du ocument avec la mention du lien d'origine : www.ifrance.com/CineManageria