Ibn Battûta
Voyages
II. De La Mecque
aux steppes russes
Traduction de lâarabe de C. Defremery
et B.R. Sanguinetti (1858)
Introduction et notes de Stéphane Yérasimos
François Maspero, Paris 1982
Collection FM/La DĂ©couverte
Un document produit en version numérique par Jean-Marc Simonet, bénévole,
professeur retraitĂ© de lâenseignement de lâUniversitĂ© de Paris XI-Orsay
Courriel:
Dans le cadre de la collection: "Les classiques des sciences sociales"
Une collection développée en collaboration avec la BibliothÚque
Paul-Ămile-Boulet de l'UniversitĂ© du QuĂ©bec Ă Chicoutimi
Ibn BattĂ»ta â Voyages
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II. De La Mecque aux steppes russes et Ă lâInde
Cette édition électronique a été réalisée par Jean-Marc Simonet, ancien pro-
fesseur des Universités, bénévole.
Courriel:
Ă partir du livre de
Ibn Battûta
Voyages
II. De La Mecque aux steppes russes
Traduction de lâarabe de C. Defremery et
B.R. Sanguinetti (1858)
Introduction et notes
de Stéphane Yerasimos
Cartes de Catherine Barthel
Collection FM/La DĂ©couverte
Librairie François Maspero, Paris, 1982,
480 pages.
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Pour le texte: Times New Roman, 14 et 12 points.
Pour les notes de bas de page : Times New Roman, 10 points.
Ădition Ă©lectronique rĂ©alisĂ©e avec le traitement de textes Microsoft Word 2004
pour Macintosh.
Mise en page sur papier format : LETTRE (US letter), 8.5ââ x 11ââ)
Ădition numĂ©rique rĂ©alisĂ©e le 12 fĂ©vrier 2008 Ă Chicoutimi, Ville de Saguenay,
province de Québec, Canada.
Ibn BattĂ»ta â Voyages
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II. De La Mecque aux steppes russes et Ă lâInde
Table des matiĂšres
Volume II. â De La Mecque aux steppes russes et Ă l'Inde
LâocĂ©an Indien et le golfe Persique
; â
; â
; â
; â
.
1. L'océan Indien et le golfe Persique
6. L'histoire du sultanat de Dihli
7. Le bon et le mauvais gouvernement de Muhammad bin Tughluk
Ibn BattĂ»ta â Voyages
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II. De La Mecque aux steppes russes et Ă lâInde
Introduction
Retour Ă la Table des MatiĂšres
Le premier volume des Voyages dâIbn BattĂ»ta dans cette Ă©dition
correspond Ă la partie du rĂ©cit traitant des terres centrales de lâislam
avec pour objectif et aboutissement le pĂšlerinage Ă La Mecque ; ce
volume possĂšde ainsi une autonomie relative. Par contre, les deux vo-
lumes qui suivent ne seront quâartificiellement sĂ©parĂ©s, puisquâils
concernent lâun et lâautre le domaine islamique pĂ©riphĂ©rique, avec
seulement quelques excursions notables au-delĂ . De mĂȘme, une intro-
duction générale étant présentée au début du premier volume, les in-
troductions aux deuxiĂšme et troisiĂšme volumes tenteront uniquement
de complĂ©ter les informations donnĂ©es dans les notes et dâaborder un
certain nombre de problÚmes soulevés par le texte.
Lâ
OCĂAN
I
NDIEN ET LE GOLFE
P
ERSIQUE
Retour Ă la Table des MatiĂšres
Quand Ibn Battûta quitte La Mecque en septembre 1330 pour des-
cendre vers le sud, il se trouve, en quelque sorte, au milieu de son par-
cours. Il a accompli son voyage initiatique et sanctificateur, mais il
nâa pas encore entrepris celui qui lui permettra de cueillir les fruits de
cette sanctification. Aussi les raisons de ce circuit intermédiaire, qui
sera encore bouclé sur La Mecque par le pÚlerinage de 1332, restent
obscures. Ce nâest pas un itinĂ©raire parsemĂ© de visites de saints
p005
personnages, morts ou vivants, ni de rencontres de souverains avides
de nouvelles, profanes ou sacrĂ©es, sortant de la bouche dâun saint pĂš-
lerin. Il sâagit de rivages, directs ou indirects, de lâocĂ©an Indien avec
leur grand commerce dâor, dâivoire et dâesclaves. Or, bien que ne dĂ©-
daignant pas les biens de ce monde, notre voyageur ne semble pas
avoir exercĂ© dâactivitĂ© commerciale, et son horreur de la mer transpa-
raĂźt Ă chaque occasion. Ce serait donc un parcours oĂč la passion du
Ibn BattĂ»ta â Voyages
5
II. De La Mecque aux steppes russes et Ă lâInde
voyage se manifeste Ă lâĂ©tat pur ? Et pourquoi pas ? Ainsi Ibn BattĂ»ta
nâannonce pas ses intentions au dĂ©but de cet itinĂ©raire. Il semble se
laisser aller au fil du hasard et des moussons.
La mer Rouge, trait dâunion, Ă lâĂ©poque, entre le commerce mĂ©di-
terranĂ©en et celui de lâocĂ©an Indien, est contrĂŽlĂ©e par les mameluks
dâĂgypte, mais ces derniers semblent dĂ©lĂ©guer, de grĂ© ou de force,
leur pouvoir Ă la famille des Ă©mirs de La Mecque, lesquels maintien-
nent Ă leur tour lâĂ©quilibre entre les maĂźtres de lâĂgypte et ceux du
YĂ©men, les Rasulides. Ibn BattĂ»ta rencontre ainsi un fils dâAbu Nu-
mayy, le Mecquois, Ă©tabli Ă Sawakin, sur le littoral soudanais et va,
par la suite, faire sa cour chez le sultan du YĂ©men.
Le YĂ©men, par sa situation gĂ©opolitique â refuges des hauts pla-
teaux face aux plaines périodiquement envahies des tribus du Sud ré-
fractaires Ă un islam mecquois et mĂ©dinois â, fut mĂȘlĂ© Ă une bonne
partie des pĂ©ripĂ©ties sociopolitiques de lâislam. Un imamat zaydite
(pour lâensemble des rĂ©fĂ©rences religieuses, se reporter Ă lâintro-
duction du premier volume) se retranche solidement sur les plateaux,
tandis que, dans la plaine, des sunnites, des shiâites, des karmates ou
des kharidjites se succĂšdent jusquâĂ ce que Saladin, glaive de
lâorthodoxie musulmane, entreprenne de rĂ©tablir le sunnisme dans les
terres hĂ©rĂ©tiques de lâislam. Comme, en mĂȘme temps, un empire syro-
Ă©gyptien a besoin de contrĂŽler le YĂ©men, la mise au pas politico-
religieuse sâĂ©tend, avec lâarrivĂ©e
p006
dâune armĂ©e ayyubide sous la
direction de Turanshah, frĂšre de Saladin, Ă©galement Ă cette province
â du moins Ă ses plaines. Parmi les dignitaires de cette armĂ©e figure
un TurkmĂšne nommĂ© Muhammad bin Hasan, originaire de lâAsie Mi-
neure et utilisé par le calife abbasside al-Mustenfid (1160-1170) dans
un certain nombre de missions dâoĂč il tirera le surnom aussi vague que
ronflant de Rasul (Envoyé). Au cours du demi-siÚcle de rÚgne de la
branche ayyubide du YĂ©men, les descendants du Rasul sây implantĂš-
rent fortement, jusquâĂ ce quâun de ses petits-fils, Nur al-din Omar,
proclame son indĂ©pendance vers lâannĂ©e 1230. Lui et ses descendants
auront Ă lutter contre les imams zaydites des hauts plateaux, contre les
tribus, les contingents mameluks locaux et aussi contre les prétendants
de la famille. Ainsi, lorsque le cinquiĂšme souverain de la dynastie et
arriĂšre petit-fils de Nur al-din Omar, Mudjahid Nur al-din, arrive au
pouvoir en 1321, il devient pratiquement roi sans royaume.Les mem-
bres de la famille déclarent leur indépendance un peu partout, les ma-
Ibn BattĂ»ta â Voyages
6
II. De La Mecque aux steppes russes et Ă lâInde
meluks se rĂ©voltent, lâimam zaydite attaque et lâĂgypte, profitant de
tout cela, envoie des troupes de conquĂȘte. La situation est loin dâĂȘtre
calmée lorsque Ibn Battûta traverse, en deux mois, novembre-
décembre 1330, le Yémen du nord au sud, en faisant une longue et
rapide excursion Ă Sanâa, sur les hauts plateaux, avant dâaboutir Ă
Aden vers le début du mois de janvier 1331. Dans cette partie du récit,
lâimage de lâunitĂ© idyllique de lâislam semble encore prĂ©valoir sur les
rĂ©alitĂ©s. Mais il est bien possible aussi que les sĂ©ries dâĂ©vĂ©nements
violents et remarquables qui remplissent les chroniques, compte tenu
du fait que les chroniques nâont pour objet que de rĂ©pertorier ces Ă©vĂ©-
nements, soient loin dâĂ©puiser le calme et la continuitĂ© de la vie quoti-
dienne qui constituent lâimmense ocĂ©an paisible dans la vie dâun peu-
ple agitĂ© pĂ©riodiquement dâorages passagers ; et câest cette mer que
notre voyageur traverse en recevant seulement quelques Ă©chos des
troubles passĂ©s ou Ă venir et quâil ne juge pas toujours dignes dâĂȘtre
mentionnés dans un récit
p007
de voyage. Il faut Ă©galement signaler que
dans cet itinĂ©raire lâexcursion de Sanâa, bien que matĂ©riellement pos-
sible, peut paraĂźtre suspecte par la pauvretĂ© de lâinformation que ren-
ferme le récit.
Aden, le verrou méridional de la mer Rouge, reste un port aussi ri-
che que convoité sur le chemin du grand commerce oriental. Les Por-
tugais sây intĂ©resseront vivement dĂšs le dĂ©but du
XVI
e
siĂšcle, et avant
les Ottomans et les Anglais. Câest ainsi quâon possĂšde une description
portugaise de la ville, écrite avant 1515 par Tomé PirÚs, premier am-
bassadeur européen en Chine, qui fixe, par son récit, les points
dâintĂ©rĂȘt de lâexpansion portugaise.
Le pendant dâAden sur la cĂŽte africaine est ZaĂŻla, port de transit
mais aussi dĂ©bouchĂ© de lâarriĂšre-pays Ă©thiopien, aussi bien chrĂ©tien
que musulman ; dâoĂč une certaine imprĂ©cision dans les textes concer-
nant son aire de mouvance politique. Les plateaux Ă©thiopiens, tradi-
tionnellement chrétiens, voient émerger vers la fin du
XIII
e
siĂšcle une
nouvelle dynastie, dite salomonienne, qui va consolider lâempire
éthiopien pour les siÚcles à venir. Les basses terres, situées entre les
plateaux et la mer, sont par contre des aires de pénétration musulmane
oĂč plusieurs unitĂ©s Ă©voluent lentement du statut de la fĂ©dĂ©ration tri-
bale vers celui de la royautĂ©. Parmi celles-ci, le royaume dâIfat
Ă©merge vers la fin du
XIII
e
siĂšcle comme rempart face Ă
lâexpansionnisme Ă©thiopien. Un choc majeur se produit entre Amda
Ibn BattĂ»ta â Voyages
7
II. De La Mecque aux steppes russes et Ă lâInde
Sion (1314-1344), le salomonien, et Hak al-din I
er
dâIfat, et aboutit Ă
la dĂ©faite et la mort de ce dernier. Ifat devient vassal des Ăthiopiens et
en 1332 une grande rĂ©volte est matĂ©e. A celle-ci participent dâautres
petites formations musulmanes dont Adal, située plus prÚs de la cÎte
qui est souvent présentée comme contrÎlant directement Zaïla. Le roi
dâAdal est tuĂ© dans cette rĂ©volte de 1332 et ce nâest que plus tard,
dans la deuxiÚme moitié du
XIV
e
siĂšcle, quâAdal remplace Ifat comme
entitĂ© dominante de lâĂthiopie musulmane. JusquâĂ cette pĂ©riode,
p008
ZaĂŻla, forte de sa puissance Ă©conomique, semble vivre politiquement
en marge, sous la forme dâune fĂ©dĂ©ration tribale. Lâhistorien du
XIV
e
siĂšcle Mufazzal raconte que le souverain du YĂ©men â probablement
un Rasulide â, ayant voulu construire une mosquĂ©e Ă ZaĂŻla pour faire
dire la priĂšre du vendredi en son nom, transporta en cette ville du ma-
tériel pour la construction et que les habitants le jetÚrent à la mer, ce
qui amena le souverain Ă dĂ©crĂ©ter lâembargo sur les navires de ZaĂŻla.
Cette anecdote dĂ©montre lâindĂ©pendance, mĂȘme relative, de ZaĂŻla et
son souci de la conserver. Par conséquent, on peut reconstituer la si-
tuation lors du passage dâIbn BattĂ»ta de la façon suivante : Ă
lâextrĂ©mitĂ© dâun arriĂšre-pays soumis aux Ăthiopiens oĂč la rĂ©volte
gronde, Zaïla conserve ses débouchés économiques et son indépen-
dance politique. Toutefois, notre voyageur, qui ne dĂ©barque mĂȘme
pas, ne nous donne pas cette fois-ci dâindications sur le statut de la
ville.
Le mĂȘme systĂšme de fĂ©dĂ©ration tribale rĂ©gissait, jusquâĂ la fin du
XIII
e
siÚcle, la ville de Mogadiscio, comptoir fondé vers le
X
e
siĂšcle par
les Arabes et Ă©tape suivante dâIbn BattĂ»ta. LâĂ©volution de la structure
du pouvoir dans lâactuelle capitale de la Somalie est caractĂ©ristique de
la colonisation arabe dans lâocĂ©an Indien. Au dĂ©but, les clans des tri-
bus ayant participé à la colonisation fondent une fédération. Par la
suite, la fonction du cadi, dont la prééminence se trouve à la base de la
loi islamique, se détache. ParallÚlement se concentrent entre les mains
dâun clan fortune et puissance. La fonction du cadi finit ainsi par de-
venir hĂ©rĂ©ditaire au sein dâun clan et une premiĂšre cristallisation de
pouvoir sâopĂšre. Câest le cas de la tribu des Muqri Ă Mogadiscio. En-
fin, dans des conditions mal connues pour cette ville, un personnage,
ici Abu Bakr bin Fakhr al-Din, Ă©tablit une dynastie. Ce fut vers la fin
du
XIII
e
siĂšcle, Ă lâissue dâun compromis avec les Muqri, qui gardĂšrent
la fonction de cadi pour leur descendance. Les choses se
p009
trouvent
Ibn BattĂ»ta â Voyages
8
II. De La Mecque aux steppes russes et Ă lâInde
dans cet Ă©tat lors du passage dâIbn BattĂ»ta et le resteront probable-
ment jusquâau
XVI
e
siĂšcle.
Mogadiscio est le plus septentrional des grands comptoirs islami-
ques situĂ©s sous la corne dâAfrique. Plus loin, il y a Mombasa, Kilwa
et Sofala, pour ne citer que les plus importants. Ils ont la mĂȘme ori-
gine, un peu brouillée par la légende, et par le manque de sources. Ce
sont des comptoirs fondés vers le
X
e
siĂšcle par des Arabes de lâArabie
du Sud ou des Iraniens du golfe Persique, souvent des hérétiques
fuyant les persécutions, comme les zaydites. Ils constituent le départ
dâun grand arc de cercle, qui va de Madagascar Ă Ceylan en longeant
les cĂŽtes de lâAfrique, lâArabie du Sud, le Makran, le Sind, le Gudja-
rat et la cĂŽte du Malabar. Les comptoirs de lâAfrique fournissent sur-
tout de lâor, de lâivoire et des esclaves, auxquels viennent sâajouter
lâambre, lâencens et les chevaux de lâArabie du Sud. Certaines de ces
marchandises, notamment les esclaves et une partie de lâor, bifur-
quent, Ă partir de ZaĂŻla ou de Qalhat, vers la mer Rouge ou le golfe
Persique, Ă destination du Moyen-Orient. Le reste, notamment
lâivoire, continue vers lâInde oĂč il sâĂ©change contre les Ă©pices et les
Ă©toffes qui remontent ainsi vers le nord, tandis que des vivres
sâacheminent pour lâapprovisionnement des comptoirs africains. En-
fin, ces comptoirs connaĂźtront le mĂȘme sort, balayĂ©s ou rĂ©duits Ă
lâimpuissance par la pĂ©nĂ©tration portugaise au dĂ©but du
XVI
e
siĂšcle.
Les centres les plus importants sur le continent africain sont Ă
lâĂ©poque Mogadiscio et Kilwa, et câest lĂ quâIbn BattĂ»ta sâarrĂȘte le
plus longtemps. Les origines de Kilwa se perdent dans la légende,
mais on peut parler dâune royautĂ© beaucoup plus prĂ©coce que celle de
Mogadiscio, appuyĂ©e peut-ĂȘtre sur une richesse plus importante, celle
de lâor, et fondĂ©e par une dynastie shirazienne. Elle est remplacĂ©e par
le clan des Mahduli, originaire du sud-ouest du Yémen et déjà installé
sur place, dans la personne de Hasan bin Talut, qui
p010
accéda au
pouvoir vers 1227. Son petit-fils, Hasan bin Suleyman, est connu sous
le nom dâAbuâl Mawahib, le PĂšre des dons, pour la part quâil rĂ©servait
aux émirs de La Mecque sur le commerce des esclaves noirs, capturés
par ses soins. Il rĂ©gnait lors du passage dâIbn BattĂ»ta et mourut peu
aprĂšs, en 1332. Câest son frĂšre, Daâud, auparavant gouverneur de So-
fala, qui lui succéda.
Ibn BattĂ»ta â Voyages
9
II. De La Mecque aux steppes russes et Ă lâInde
Avec Kilwa, notre auteur achĂšve le tour de ce qui constituait
lâAfrique orientale aux yeux du monde musulman de lâĂ©poque : une
sĂ©rie dâĂźlots vivant de lâexploitation des richesses dâun continent hos-
tile et inconnu. Câest ainsi que, pour les gĂ©ographes arabes, les points
extrĂȘmes connus, au Soudan, en Ăthiopie ou au Mozambique, sem-
blent communiquer Ă travers des terres inconnues dont ils nâimaginent
pas lâĂ©tendue. Pour Ibn BattĂ»ta, lâarriĂšre-pays de Sofala et celui du
Mali sont presque limitrophes, et on verra souvent cette conception se
perpĂ©tuer chez les EuropĂ©ens, et jusquâau
XVII
e siĂšcle.
Les moussons, soufflant vers le nord, ramÚnent Ibn Battûta vers les
rivages de lâArabie au printemps 1331. A cette Ă©poque, deux villes de
sa cÎte méridionale participent au grand commerce : al-Shihr dans le
Hadramawt, sur le territoire de lâactuelle RĂ©publique du Sud-YĂ©men,
et Zhafar, aujourdâhui disparue, dans la province de Dhofar, au sud-
ouest de lâactuel sultanat dâOman. Marco Polo, bien que ne les ayant
pas visitées, les mentionne toutes les deux, et qualifie al-Shihr de
« grandissime cité ». Ibn Battûta ne visite toutefois que Zhafar, direc-
tement situĂ©e sur lâarc de cercle de la navigation indo-africaine.
Un établissement commercial fut créé en cet endroit, probablement
par des Persans qui se sont dispersés vers les mers, ouvertes aprÚs le
dĂ©clin du golfe Persique. On signale, en 1145, un souverain dâune dy-
nastie dâorigine persane, Ă©tablie Ă Mirbat, ville qui existe encore
p011
aujourdâhui Ă proximitĂ© du site de Zhafar. Le pouvoir passe vers 1220
Ă une dynastie arabe originaire du Hadramawt, les Habudi. On ne
connaßt que le nom du premier souverain, Ahmad al-Habudi, qui dé-
truisit Mirbat pour bĂątir Zhafar, et celui du dernier, Salim bin Idris,
qui fut dépossédé par les Rasulides du Yémen. A partir de cette épo-
que, et jusquâĂ la fin du
XIV
e
siÚcle, la ville est gouvernée par une
branche de la famille régnante yéménite.
La ville exporte, de lâencens et des chevaux, produits tous deux de
lâarriĂšre-pays. Ibn BattĂ»ta dĂ©taille ici les productions locales. MĂȘme
sâil arrive encore Ă dĂ©nicher quelques tombeaux, comme celui du pro-
phĂšte coranique Hud dont il nâavait pas manquĂ© de signaler une autre
sĂ©pulture Ă Damas, il commence Ă sâintĂ©resser de plus en plus aux
biens de ce monde et mĂȘme, au-delĂ de Zhafar, il fait place dans son
rĂ©cit Ă lâaventure, en nous contant les pĂ©ripĂ©ties maritimes et terrestres
de son trajet pour lâOman.
Ibn BattĂ»ta â Voyages
10
II. De La Mecque aux steppes russes et Ă lâInde
En contournant le Ras al-Hadd, la pointe la plus orientale de
lâArabie, notre voyageur pĂ©nĂštre dans lâaire du golfe Persique et, par
lĂ , dans le domaine du royaume dâHormuz.
AprĂšs lâabandon du golfe Persique comme lieu de passage privilĂ©-
giĂ© du commerce dâOrient et le dĂ©clin du califat abbasside, le littoral
tombe aux mains des puissances voisines ou locales qui se partagent
un commerce certes amenuisé, mais point négligeable. Le recul du
grand commerce entraßne une série de conséquences et principalement
le dĂ©clin des centres commerciaux de lâĂ©poque classique, notamment
le quasi-abandon de Basra et la ruine progressive de Siraf aprĂšs sa
premiÚre destruction par un séisme, en 977. Les commerçants arabes
et surtout persans se dispersent alors, soit dans dâautres points du
Golfe, vers lâĂźle de QaĂŻs ou Qatif sur le littoral arabe, soit sur le pour-
tour de la pĂ©ninsule arabe jusquâĂ Djedda et sur la cĂŽte de lâEst afri-
cain
p012
y compris mĂȘme jusquâĂ Madagascar. Lâaffaiblissement de la
police du Golfe entraĂźne la floraison des Ătats dissidents sur la cĂŽte
arabe : les karmates Ă Bahrein, les kharidjites ibadites Ă Oman qui
sâadonnent trĂšs vite Ă la piraterie et portent ainsi un coup supplĂ©men-
taire au commerce.
Ce vide, ainsi crĂ©Ă©, va ĂȘtre occupĂ©, dans un premier temps, par des
puissances continentales qui sâavancent vers le Golfe. Une dynastie de
Turcs Kara-KhitaĂŻ Ă©tablie au Kirman et des vassaux des Grands Seld-
jukides, les atabeks Salghurides du Fars contrĂŽlent respectivement le
golfe dâOman et le golfe Persique Ă lâest et Ă lâouest du dĂ©troit
dâHormuz au dĂ©but du
XIII
e
siĂšcle. Mais câest prĂ©cisĂ©ment au centre, Ă
Hormuz mĂȘme, quâune nouvelle puissance locale va naĂźtre. Au
XIII
e
siĂšcle, les souverains dâHormuz sont Ă©tablis Ă lâemplacement de
lâactuel Minab, sur le littoral persan, en face du dĂ©troit. Ils sont sou-
mis au sultan de Kirman mais cette vassalitĂ©, ainsi quâen tĂ©moigne
Marco Polo, est toute relative : « Quand le sultan de Kirman veut im-
poser au melic de Curmos [Hormuz] des taxes extraordinaires, celui-ci
prend la mer et empĂȘche les marins des Indes de pĂ©nĂ©trer dans le
Golfe. Le sultan de Kirman en Ă©prouve beaucoup de pertes ; les reve-
nus de ses douanes diminuent, de sorte quâil doit faire la paix sans
exiger autant quâil avait rĂ©clamĂ©. »
LâarrivĂ©e des Mongols et lâĂ©tablissement de lâempire ilkhanide en
Iran profite doublement Ă Hormuz. Dâune part, aussi bien les Salghu-
Ibn BattĂ»ta â Voyages
11
II. De La Mecque aux steppes russes et Ă lâInde
rides que les Kara-KhitaĂŻ sâaffaiblissent pour disparaĂźtre vers la fin du
siĂšcle ; dâautre part, la
pax mongolica
sâĂ©tend sur les mers et, aprĂšs la
conquĂȘte dĂ©finitive de lâempire des Song par les Mongols de la Chine
en 1279, des contacts par mer deviennent possibles ; or ceux-ci abou-
tissent au golfe Persique.
Le royaume dâHormuz devait contrĂŽler, dĂšs ses
p013
débuts, une
partie de la cĂŽte arabe du golfe dâOman, et notamment Qalhat, Ă
lâentrĂ©e de ce golfe. Câest de lĂ que viendra le fondateur dâune nou-
velle dynastie, Mahmud Qalhati (1243-1277), auparavant gouverneur
de cette ville. Celui-ci cherche à étendre son contrÎle sur les cités du
Golfe et des environs, et câest de son Ă©poque que date une expĂ©dition
sur Zhafar (1262), mentionnée par Ibn Battûta, mais aussi par les
chroniques dâOman.
La montĂ©e dâune nouvelle puissance dans le Golfe inquiĂšte les
grands des familles marchandes lesquelles Ă©tablies Ă Shiraz ou dans
lâĂźle de QaĂŻs, avaient profitĂ© du vide politique pour sâenrichir. Parmi
ces grands se distingue, vers la fin du
XIII
e
siĂšcle, Djamal al-din Ibra-
him, dit al-Sawamili, qui obtient le quasi monopole du commerce
avec la Chine. AprĂšs avoir rĂ©ussi Ă nommer son frĂšre vizir dâun sou-
verain de lâInde mĂ©ridionale oĂč les cargaisons des jonques chinoises
étaient transbordées dans les navires arabes, il avait affermé aux Ilk-
hans lâensemble des revenus du Fars. Ce personnage, qui finira par
acheter lâĂźle de QaĂŻs pour 200 000 dinars or pour y fonder une dynas-
tie Ă©phĂ©mĂšre de princes marchands, Ă©tait naturellement opposĂ© Ă
lâextension du pouvoir dâHormuz qui taxait les navires au passage.
Ainsi, quand Saif al-din Nusrat, fils et successeur de Mahmud Qalhati,
est assassinĂ© en 1290 par son frĂšre Rukn al-din Masâud, lâoccasion
dâun coup se prĂ©sente. Un esclave turc affranchi, Baha al-din Ayaz, Ă
lâĂ©poque gouverneur de Qalhat, est alors aidĂ© par al-Sawamili dans
son ascension au trĂŽne dâHormuz. Ayaz conquiert ainsi le pouvoir en
1291, pour se brouiller rapidement, comme on pouvait sây attendre,
avec son protecteur qui se tourne cette fois-ci vers Rukn al-din
Masâud, mais en vain. Câest Ă cette Ă©poque quâAyaz juge plus prudent
de transfĂ©rer sa capitale sur lâĂźle dâHormuz, endroit plus conforme Ă la
vocation maritime du royaume.
Ayaz Ă©tant mort, ou disparu de la scĂšne politique, en 1311, sa
femme Bibi Maryam, que mentionne Ibn
p014
Battûta, se retire à Qal-
Ibn BattĂ»ta â Voyages
12
II. De La Mecque aux steppes russes et Ă lâInde
hat oĂč elle exerce le pouvoir au moins jusquâen 1320, tandis que le
royaume dâHormuz retourne Ă la famille de Mahmud Qalhati en la
personne dâIzz al-din Kurdanshah, fils de Rukn al-din Masâud. Celui-
ci aura Ă lutter contre le fils dâal-Sawamili qui contrĂŽle Ă©conomique-
ment ou politiquement QaĂŻs, Bahrein, Qatif et Basra, et assiĂšge Hor-
muz pendant trois ans. Comme la guerre porte préjudice au com-
merce, les marchands interviennent pour chercher un compromis, et la
paix se fait, jusquâĂ ce que la mort de Kurdanshah en 1317 brouille
une nouvelle fois les cartes. Un fils, Burhan al-din, est Ă©cartĂ© lâannĂ©e
suivante par un usurpateur, Shihab al-din Yusuf. Câest de nouveau Ă
partir de Qalhat que la situation sera rétablie. Bibi Maryam aide deux
autres fils de Kurdanshah, Nizam al-din Kayqubad et Qutb al-din Te-
hemten, Ă conquĂ©rir le pouvoir. Câest ce dernier qui monte sur le trĂŽne
et rĂšgne jusquâĂ sa mort en 1347. AlliĂ© au nouvel homme fort de Shi-
raz, Mahmud Shah Indju (voir préface du tome I), il étend sa puis-
sance sur lâensemble du golfe Persique en occupant QaĂŻs, Qatif et les
cÎtes de Bahrein. Ibn Battûta le visite deux fois : en 1331 et en 1347,
juste avant sa mort. Câest Ă son deuxiĂšme voyage quâil apprend la rĂ©-
volte de son frĂšre et de ses neveux, mais, ainsi quâil nous a toujours
habitués, il fournit toutes ses informations concernant Hormuz dans le
récit de son premier voyage. Nizam al-din Kayqubad saisit Hormuz en
1344, mais il meurt lâannĂ©e suivante, tandis que ses fils, soutenus par
Abu Ishaq de Shiraz, continuent la lutte Ă partir de QaĂŻs. Ce nâest
quâaprĂšs 1347 que le fils et successeur de Tehemten, Turanshah re-
couvre le domaine de son pÚre en payant, au début, tribut à Abu Ishaq,
puis, aprĂšs la disparition de celui-ci, aux Muzaffarides. Ainsi, de suze-
rain en suzerain, le royaume dâHormuz subsiste jusquâĂ lâarrivĂ©e des
Portugais. Câest Albuquerque qui mettra fin au royaume en amenant
les deux derniers princes captifs Ă Lisbonne en 1507.
p015
A lâĂ©poque du passage dâIbn BattĂ»ta, Hormuz contrĂŽle donc le lit-
toral dâOman, tandis que lâintĂ©rieur est soumis Ă une dynastie locale
celle des Banu Nabhan, sur laquelle on ne connaĂźt quasiment rien.
LâOman, place forte du kharidjisme ibadite, possĂ©dait, depuis le mi-
lieu du
VIII
e
siĂšcle, une lignĂ©e dâimams Ă©lectifs interrompue, Ă la fin
du
IX
e
siÚcle-début du
X
e
siĂšcle, par les Buwaihides, tuteurs du califat
abbasside, soucieux de remettre de lâordre dans le Golfe. Les Banu
Nabhan apparaissent alors comme alliés locaux des buwaihides. Mais
le pouvoir des imams reprendra et ne sera interrompu quâen 1162 avec
Ibn BattĂ»ta â Voyages
13
II. De La Mecque aux steppes russes et Ă lâInde
la prise du pouvoir par les Nabhan dans lâOman continental. La lignĂ©e
des imams reprend progressivement Ă partir du
XV
e
siĂšcle, et lâĂšre
nabhanide sera considérée comme une parenthÚse impie, malgré le fait
que ces derniers Ă©taient aussi kharidjites. Mais comment un imamat
kharidjite pourrait ĂȘtre hĂ©rĂ©ditaire ? Ainsi les chroniques dâOman
gomment soigneusement trois siĂšcles dâhistoire jusquâĂ nâen laisser
que deux ou trois souvenirs, dont le passage de Mahmud Qalhati, en
1262, en route pour lâexpĂ©dition de Zhafar, et sa demande dâaide aux
nabhanides, et une autre invasion en 1276. Par conséquent, les témoi-
gnages dâIbn BattĂ»ta sont aussi uniques quâincontrĂŽlables.
AprÚs Hormuz, Ibn Battûta passe en Perse pour visiter la région de
Lar. Là , pour la premiÚre fois dans cet itinéraire depuis La Mecque,
une prĂ©occupation religieuse semble le guider la visite dâun saint per-
sonnage, parfaitement inconnu par ailleurs. Le nom de la ville et de la
région de Lar est inconnu des géographes antérieurs à Ibn Battûta,
mais une dynastie locale paraßt se perpétuer depuis les temps pré-
islamiques jusquâĂ lâavĂšnement des Safavides au
XVI
e
siĂšcle. On ne
peut que constater que le nom du souverain cité par Ibn Battûta ne
correspond pas Ă celui donnĂ© par les chroniques locales. Dâailleurs, Ă
partir de cet endroit, le récit de notre voyageur se brouille au point que
certains commentateurs (Hrbek) ont pensĂ© quâil sâagissait dâun itinĂ©-
raire
p016
factice, composé de deux trajectoires différentes : celle de
1331-1332, allant directement de lâOman au Bahrein, par voie de
terre, Ă travers le littoral arabe, et celle de 1347, de Hormuz Ă Shiraz,
en traversant le Lar. Effectivement, ce sont les traversées du Golfe qui
posent le plus de problÚmes. Ibn Battûta confond Siraf, détruite en
977 et abandonnĂ©e depuis, avec lâĂźle de QaĂŻs, fief dâal-Sawamili et de
ses descendants, conquise en 1331 par Tehemten. La description quâil
en donne convient aussi difficilement Ă lâun quâĂ lâautre. Le rĂ©cit de la
pĂȘche des perles, dont la pĂ©riode ne correspond pas Ă celle du passage
dâIbn BattĂ»ta, et dont la localisation se rĂ©vĂšle impossible, semble ĂȘtre
de seconde main et contient des passages fantastiques. La ville de Ba-
hrein nâexiste sans doute pas et les rochers de Kusair et dâUwair ne
sont pas des montagnes mais apparemment deux ßlots dans le détroit
dâHormuz. Mais « Dieu seul sait ! », comme disent les auteurs de
lâĂ©poque.
Pour le reste, on a droit Ă quelques renseignements sur la cĂŽte de
Bahrein et sur la ville de Qatif, traditionnellement shiâite, sinon kar-
Ibn BattĂ»ta â Voyages
14
II. De La Mecque aux steppes russes et Ă lâInde
mate, mais qui devait se trouver, Ă lâĂ©poque, sous la suzerainetĂ© de
Hormuz. Notre auteur arrivera, Ă travers lâArabie, assez tĂŽt Ă La Mec-
que pour participer au pĂšlerinage de 1332 avec station le 1
er
septembre
Ă Arafat.
LâA
SIE
M
INEURE
Retour Ă la Table des MatiĂšres
AprĂšs avoir accompli, selon ses dires, ce sixiĂšme pĂšlerinage, Ibn
Battûta annonce son intention de partir pour les Indes. Quelle est la
raison de cette décision et, celle-ci ne pouvant se réaliser dans
lâimmĂ©diat, pourquoi se retrouve-t-il en Asie Mineure ? On nâen sait
rien, sauf que, peut-ĂȘtre fort de ses acquis religieux et savants, il sem-
ble se dĂ©cider Ă sâaventurer plus loin, vers les nouvelles terres de
lâislam afin de tenter sa chance.
p017
Son dĂ©part de La Mecque nous introduit en mĂȘme temps dans le
plus grand problÚme chronologique de ce texte. Ibn Battûta date son
départ du mois de septembre 1332 et son arrivée aux frontiÚres de
lâInde, sur lâIndus, du 12 septembre 1333. Or les Ă©lĂ©ments chronolo-
giques intermĂ©diaires dont on dispose (fĂȘtes, saisons, etc.) et la rĂ©alitĂ©
du chemin parcouru Ă travers lâAsie Mineure, la Russie mĂ©ridionale et
lâAsie centrale indiquent clairement un itinĂ©raire de trois annĂ©es et
non dâune seule. La question qui se pose par consĂ©quent est la sui-
vante : est-ce quâil faut reculer de deux ans la date du dĂ©part de La
Mecque ou avancer de deux ans celle de lâarrivĂ©e sur lâIndus ? La
plupart des chercheurs ont adoptĂ© jusquâici la deuxiĂšme solution qui a
principalement lâavantage de ne pas bouleverser la chronologie antĂ©-
rieure en réduisant, en fin de compte, le séjour à La Mecque, de
13271330, de trois ans à un an. Or, pour le séjour en Inde, on ne dis-
pose de toute façon pas de chronologie prĂ©cise et risquant dâĂȘtre re-
mise en cause. Cette solution a pour autre avantage de ne pas mettre
en cause la parole de lâauteur en ramenant ainsi le problĂšme Ă une
simple erreur de recopiage : 1333 (733) Ă la place de 1335 (735) ; et
enfin de « coller » avec presque tous les événements survenus en
route, tous sauf un : la rencontre avec Tarmashirin, le souverain mon-
gol de la Transoxiane, déposé et tué en 1334. Cette unique non
concordance entre La Mecque et lâIndus peut sâarranger en reculant la
date du départ de deux ans. Alors tous les événements collent, mais
Ibn BattĂ»ta â Voyages
15
II. De La Mecque aux steppes russes et Ă lâInde
dans ce cas il faut soumettre à une révision drastique la chronologie
antérieure à partir de 1328 et remettre en question la véracité de cer-
tains dires dâIbn BattĂ»ta. Ce nouveau scĂ©nario, dĂ©jĂ abordĂ© par Gibb,
donnerait ceci :
Ibn Battûta rentre de son voyage en Irak et en Perse pour le pÚleri-
nage de 1327 et passe lâannĂ©e suivante Ă La Mecque jusquâau pĂšleri-
nage de 1328. Ensuite, il part pour sa tournĂ©e dans lâocĂ©an Indien, la-
quelle a été avancée de deux ans, moins vingt et un jours, pour la
p018
concordance entre le calendrier solaire et le calendrier lunaire. Dans
ce cas, il aurait menti en affirmant ĂȘtre restĂ© Ă La Mecque pendant les
annĂ©es 1328 et 1329, et cela pourrait ĂȘtre appuyĂ© par le fait quâil ne
cite pas de personnalités ayant accompli le pÚlerinage en 1329. Pour le
reste, il nâexiste aucune visite ou rencontre dans lâocĂ©an Indien ou au
sud de lâArabie qui ne pourrait se placer en 1328-1329, avec tout de
mĂȘme une rĂ©serve sur les nouvelles de la mort en 1332 dâAbuâl Mu-
wahib, le roi de Kilwa, qui dans ce cas nâauraient pas pu lâatteindre
pendant le pĂšlerinage de 1332. Il faut maintenant penser quâil a dĂ» les
apprendre en Inde ou au retour. Par contre, au-delĂ dâOman, on de-
vrait se rabattre sur un itinéraire direct Oman-Bahrein, en laissant de
cÎté Hormuz et Lar pour la visite de 1347, afin de ramener notre
voyageur le plus vite possible, fin décembre-début janvier 1330, à La
Mecque, dâoĂč il repartira aussitĂŽt Ă travers Aidhab et la vallĂ©e du Nil,
pour arriver au Caire Ă temps pour la fĂȘte de Malik Nasir, guĂ©ri de sa
fracture du bras, le 25 mars 1330, puisque, dans cette hypothĂšse, le
voyage dâĂgypte de 1330 qui, dans lâintroduction du premier volume,
avait été placé entre les pÚlerinages de 1329 et de 1330, ne peut ici se
réaliser que dans ce contexte. Mais, une fois les dates requérant sa
prĂ©sence en Ăgypte « Ă©puisĂ©es », câest-Ă -dire aprĂšs le 17 juin, on ne
sait plus trĂšs bien quoi faire de lui. On devrait supposer quâil traĂźne un
peu. Il visite la partie est du delta quâil nâavait probablement pas pu
voir pendant son court passage de 1326, notamment Damiette, dont le
gouverneur, Balban al-Muhsini, mentionnĂ© pour lâannĂ©e 1326, mais
en réalité nommé en 1329, était déjà mort en 1336, avant donc le pas-
sage dâIbn BattĂ»ta en 1348. Il remonte ensuite vers la Syrie. Il va Ă
Damas pour se marier, puisquâau retour, en 1348, il se souviendra
dâune Ă©pouse et de son enfant dont il aurait appris la naissance en
Inde, et on peut alors supposer que, si ce mariage était antérieur aux
séjours de La Mecque, il aurait appris la nouvelle dans cette ville.
Ibn BattĂ»ta â Voyages
16
II. De La Mecque aux steppes russes et Ă lâInde
Câest un des arguments en faveur dâun passage en 1330, puisquâen
p019
1332, il nâaurait pas eu le temps dâaller se marier Ă Damas. De plus, il
ne mentionne pas cette ville dans son itinéraire de 1332. Il voit égale-
ment à Tripoli le cadi Shams al-din al-Naqib transféré à Alep en cette
mĂȘme annĂ©e 1330 (il meurt en 1345). Il nâaurait pas pu le rencontrer
en 1326, annĂ©e pour laquelle il le mentionne, puisquâil nâest pas allĂ© Ă
cette date Ă Tripoli ni en 1332. De mĂȘme Ă Alep, deux personnages
citĂ©s pour lâannĂ©e 1326, date oĂč la ville nâa pas pu ĂȘtre visitĂ©e, Argun
al-Dawadar, le gouverneur, et Badr al-din al-Zahra, sont morts respec-
tivement en 1330 et 1331. On peut ainsi ajouter cette ville à son itiné-
raire de 1330 et, à travers les étapes intermédiaires, placer une bonne
partie de son voyage syrien sous cette année 1330. Ensuite on le re-
trouverait Ă Ladhikiya pour la fin de cette annĂ©e, sâembarquant pour
Alanya afin de reprendre lâitinĂ©raire dĂ©crit avec une avance de deux
ans moins vingt-deux jours, et rejoindre ainsi lâIndus en septembre
1333.
Tout cela est bien sĂ©duisant mais suppose quâIbn BattĂ»ta a menti
aussi bien en ce qui concerne son sĂ©jour Ă La Mecque, sĂ©jour quâil
faudrait alors ramener de trois ans Ă un an, quâau sujet des pĂšlerinages
effectués, qui ne sont plus au nombre de 6 (7 avec celui de 1348) mais
de 3 (4). Par conséquent, il faudrait aussi supposer que les événements
relatés, concernant les pÚlerinages de 1330 et 1332, qui par ailleurs
correspondent aux faits, ne lâont Ă©tĂ© que par ouĂŻ-dire. Cette hypothĂšse
conduit en mĂȘme temps Ă bĂątir tout un itinĂ©raire Ă travers lâĂgypte et
la Syrie, lequel peut, par ailleurs, exister indépendamment et se conci-
lier avec un retour Ă La Mecque pour le pĂšlerinage de 1330, et conduit
aussi Ă Ă©courter celui du golfe Persique, en dĂ©plaçant lâexcursion de
lâocĂ©an Indien de deux ans, tout cela contre lâavis de lâauteur. Câest
peut-ĂȘtre trop pour faire coĂŻncider une rencontre. Câest pour cela que,
tout en essayant dâindiquer cette possibilitĂ©, on a prĂ©fĂ©rĂ© sâen tenir,
dans lâannotation et dans cette prĂ©face, Ă la chronologie traditionnelle
(départ de La Mecque en septembre 1332), en attendant
p020
que des
éléments nouveaux puissent un jour éclaircir le mystÚre.
Notre auteur part donc de La Mecque en 1332, retraverse lâĂgypte
et la Syrie en visitant dans lâordre Ghazza, Askalon, Ramla, Akka,
Sur, SaĂŻda, Beyrouth, Tripoli, Djabala et Ladhikiya, dâoĂč il
sâembarque pour lâAsie Mineure en 1332. Cette chronologie corres-
pond au changement du gouverneur de Ladhikiya raconté pour
Ibn BattĂ»ta â Voyages
17
II. De La Mecque aux steppes russes et Ă lâInde
lâannĂ©e 1326, mais qui en rĂ©alitĂ© eut lieu en novembre 1332. Lâauteur
aurait été alors le témoin oculaire des événements, tandis que, dans
lâhypothĂšse prĂ©cĂ©dente, il ne les aurait appris quâen 1348.
Avec lâAsie Mineure, Ibn BattĂ»ta aborde un des espaces nouveaux
de lâislam, dont la conquĂȘte sâest faite en deux temps. Il arrive, lui, Ă
lâĂ©poque oĂč la seconde phase est en train de sâachever. La victoire des
Seldjukides sur les Byzantins Ă Mantzikert, en 1071, leur avait ouvert
le chemin de lâensemble des territoires asiatiques de Byzance, et quel-
ques années plus tard les Turcs se trouvaient aux portes de Constanti-
nople, à Nicée. Mais, pendant la fin du
XI
e
siÚcle, ce territoire avait été
abandonnĂ© Ă lui-mĂȘme, servant de dĂ©bouchĂ© au trop-plein des tribus
turkmĂšnes qui arrivaient sans cesse dâAsie centrale vers le domaine
iranien des Seldjukides, pour ĂȘtre transfĂ©rĂ©es par eux, vers lâextrĂȘme-
ouest de leurs possessions. Ce nâest quâau dĂ©but du
XII
e
siĂšcle, lorsque
lâempire seldjukide commence Ă sâeffondrer, quâune branche de la
famille rĂ©gnante se met Ă organiser ces territoires de conquĂȘte pour
former un Ătat, celui des Seldjukides dâAnatolie. Or, entre-temps, les
Byzantins avaient rĂ©ussi Ă rĂ©cupĂ©rer lâouest et les zones cĂŽtiĂšres, du
nord au sud de lâAsie Mineure. Ainsi lâĂtat seldjukide commence sa
carriĂšre sur un territoire complĂštement enclavĂ©. Ce nâest quâau dĂ©but
du siĂšcle suivant quâAlauddin Kayqubad I
er
réussira à créer deux dé-
bouchĂ©s, vers la MĂ©diterranĂ©e et vers la mer Noire, avec la conquĂȘte
et la fortification de Sinop au nord et
p021
dâAlanya au sud. A partir de
ces points, un commerce important va se dĂ©velopper, et lâAsie Mi-
neure se trouvera au centre des passages nord-sud et est-ouest des
grandes routes. LâarrivĂ©e des Mongols va bouleverser encore une fois
la situation. Elle est prĂ©cĂ©dĂ©e dâune vague de tribus turkmĂšnes, les-
quelles fuient lâenvahisseur en se rĂ©fugiant en Asie Mineure. Cette
invasion dĂ©stabilise les structures dĂ©jĂ fragiles de lâĂtat seldjukide ;
les nouveaux arrivés sont finalement installés sur les marches, dans un
demi-cercle allant de Sinop Ă Alanya par lâouest, en face de Byzance.
Câest ensuite lâarrivĂ©e des Mongols, la dĂ©faite des Seldjukides et leur
vassalitĂ© face aux Ilkhans de la Perse jusquâĂ la disparition progres-
sive de leur Ătat en 1308. Pendant cette pĂ©riode, les formations triba-
les se cristallisent sur les frontiĂšres sous forme de petits Ă©mirats et,
tout en demeurant formellement soumises aux Seldjukides dâabord et
aux Ilkhans ensuite, et ce jusquâaux environs de 1335, elles entrepren-
nent de nouvelles conquĂȘtes. Ainsi dĂ©bute une nouvelle avance du
Ibn BattĂ»ta â Voyages
18
II. De La Mecque aux steppes russes et Ă lâInde
front islamique contre Byzance, en rayonnant Ă partir des possessions
seldjukides et en ayant comme objectif la mer. Cet objectif est dĂ©jĂ
atteint au cours des toutes premiÚres années du
XIV
e
siĂšcle. Arriver Ă
la mer mettra un terme Ă lâexpansion territoriale des Ă©mirats et leur
expansion maritime, rapidement et courageusement entreprise, sera
aussitÎt bloquée par les puissances européennes, vénitienne et génoise
en tĂȘte. Il ne reste alors quâun seul Ă©mirat ayant devant lui un champ
dâexpansion possible, en faisant face Ă Byzance, de plus en plus affai-
blie. Cet émirat, qui a la possibilité de sauter par-dessus les détroits
vers le continent europĂ©en, câest celui des Ottomans. Câest ainsi que
ces derniers arriveront à dépasser, seuls, cette crise de croissance et
absorberont progressivement tous les autres émirats avant de réunir
une grande partie du monde musulman sous leur domination.
Au dĂ©barquement dâIbn BattĂ»ta Ă Alanya, en dĂ©cembre
p022
1332,
la situation se prĂ©sente donc de la façon suivante : le centre et lâest de
lâAsie Mineure se trouvent sous contrĂŽle direct des Ilkhans avec un
gouverneur siĂ©geant Ă Kayseri ou Sivas. A lâĂ©poque, celui-ci avait
pour nom Alauddin Artena ; il succĂšde Ă Timurtash, fils de Tchoban,
aprĂšs la fuite de celui-ci en Ăgypte, en 1327. AprĂšs la dislocation de
lâempire ilkhanide en 1336-1338 il constitue, Ă partir de ses posses-
sions, un Ătat qui durera jusquâĂ lâarrivĂ©e de Timur, Ă la fin du siĂšcle.
Autour du domaine mongol sâĂ©grĂšne un arc de cercle de petits Ătats
musulmans, tandis que les deux extrĂȘmes sont occupĂ©s par des forma-
tions chrétiennes : le royaume arménien de Cilicie, débouchant sur le
golfe dâAlexandrette, au sud, et lâempire grec de TrĂ©bizonde sur le
littoral anatolien de la mer Noire, au nord. Lâempire grec avoisine Ă
lâest un autre Ătat chrĂ©tien, celui de la GĂ©orgie. Entre les deux, et en
faisant le tour du littoral, sâalignent pas moins dâune douzaine
dâĂ©mirats, sans compter les partages entre les membres des familles
souveraines. Ibn Battûta les visitera tous, sauf un.
Pour notre voyageur, lâAsie Mineure de lâĂ©poque est une sorte de
paradis terrestre, un pays de cocagne rempli dâhĂŽtes accueillants, de
sultans généreux et de jeunes esclaves. Pays, aussi, résolument ortho-
doxe, oĂč aucun virus de division et dâhĂ©rĂ©sie nâa encore pĂ©nĂ©trĂ©. Cette
image dĂ©coule principalement de lâhospitalitĂ© manifestĂ©e par les
akhis
et câest sur ce point quâil nous faut nous arrĂȘter pour un moment.
Ibn BattĂ»ta â Voyages
19
II. De La Mecque aux steppes russes et Ă lâInde
Sur cette question, le problĂšme se complique par le fait quâIbn Bat-
tĂ»ta constitue de loin la source principale sur les akhis de lâAsie Mi-
neure. Ainsi toute recherche Ă ce sujet ne fait que nous renvoyer Ă son
récit. Il nous reste donc peu de choses en dehors de celui-ci pour es-
sayer de cerner le problÚme. Malgré les tendances à relier ce phéno-
mĂšne Ă des origines turques prĂ©-islamiques, il faudrait, dans lâĂ©tat ac-
tuel des recherches, sâorienter vers des antĂ©cĂ©dents arabo-islamiques
connus
p023
sous le nom générique de
futuwwa
. Mais, lĂ aussi, le point
est loin dâĂȘtre fait. On peut situer la futuwwa, en tant quâorganisation
urbaine, dans lâespace vacant laissĂ© par la disparition progressive des
structures tribales en milieu urbain, ainsi que par la hiérarchie politi-
co-religieuse du califat et de ses Ă©tats successifs. Or cet espace est trĂšs
important puisquâil englobe le petit peuple des villes, mais aussi les
jeunes qui tardent Ă sâintĂ©grer Ă une sociĂ©tĂ© patriarcale oĂč lâautoritĂ© ne
vient quâavec lâĂąge. Par contre, la liaison de la futuwwa avec les mi-
lieux professionnels nâest pas Ă©vidente. On ne peut, au moins Ă
lâorigine, lâassimiler aux corporations. Ce nâest que plus tard, Ă
lâĂ©poque ottomane, que les akhis seront confondus avec les corpora-
tions. Ainsi cette institution apparaßt à ses débuts comme un orga-
nisme socio-politique visant peut-ĂȘtre Ă institutionnaliser un mode de
vie marginal, mais visant aussi à conquérir une part des richesses pro-
duites et distribuĂ©es dans lâespace urbain. Ses membres, dĂ©signĂ©s sous
le nom dâ
ayyarun
(hors-la-loi) par les bien-pensants, « protégeront »,
en les rançonnant, les commerçants des marchés, fourniront des mili-
ces au profit de tel ou tel parti, se révolteront pendant les périodes
troubles pour réclamer leur insertion dans... la police et finiront sou-
vent par contrÎler cette derniÚre à Bagdad. Ainsi récupérés occasion-
nellement par tel ou tel pouvoir, ils finiront par lâĂȘtre institutionnelle-
ment. Sous lâeffet de leur affinitĂ© avec les petits mĂ©tiers, ils tendent
dâune part Ă se muer en corporation, tandis que de lâautre, le soufisme,
qui sâorganise en confrĂ©ries et qui sâimplante dans le petit peuple Ă
partir du
XII
e
-
XIII
e
siÚcle, les réunit dans son giron. Ainsi futuwwa,
confrĂ©ries et corporations vont sâinterpĂ©nĂ©trer sans quâune superposi-
tion soit, mĂȘme partiellement, atteinte. Enfin, Ă cette mĂȘme Ă©poque le
calife al-Nasir (1181-1223) cherche dans la pratique quotidienne un
nouveau souffle pour lâislam et le califat et codifie la futuwwa pour
essayer de la transformer en une sorte dâordre de chevalerie, initiant
pour cela les souverains et les puissants de lâislam Ă une
p024
pratique
et une conception communes. Un des initiateurs de ce mouvement est
Ibn BattĂ»ta â Voyages
20
II. De La Mecque aux steppes russes et Ă lâInde
Shihab al-din Abu Hafs Omar al-Suhrawardi, fondateur dâun ordre
soufi des plus « intellectuels » auquel Ibn Battûta adhérera à Shiraz.
Al-Suhrawardi, qui a aussi écrit un traité de futuwwa, un
futuwwat-
nama
, fut envoyé par al-Nasir comme ambassadeur missionnaire chez
Alauddin Kayqubad I
er
, le plus grand des Seldjukides dâAnatolie
(1219-1237). Ainsi la futuwwa semble avoir été implantée en Asie
Mineure sous ses deux formes, populaire et aristocratique.
Dans le domaine seldjukide dâAsie Mineure, mĂȘme pendant son
époque de prospérité, les villes sont comme des navires dans une mer
dĂ©montĂ©e. Lâespace rural bouleversĂ© par lâirruption Ă deux reprises
dâun peuple nomade (Ă la fin du
XI
e
siĂšcle et au milieu du
XIII
e
siĂšcle)
mettra des siĂšcles Ă sâapaiser. Pendant la pĂ©riode seldjukide, les villes
subsisteront plus par les sommes prélevées sur le commerce interna-
tional que par lâespace agricole environnant. LâĂ©clatement de lâĂtat
seldjukide, en tarissant le flux commercial, par lâinsĂ©curitĂ© quâil en-
traßne, constitue pour les villes un péril immédiat. Il est alors normal
que les forces vives urbaines, faites dâartisans et du petit peuple,
sâorganisent en prenant les choses en main. Le phĂ©nomĂšne nâest pas
nouveau : les Saffarides, souverains du Sistan, dans lâEst iranien, au
IX
e
siÚcle, furent hissés au pouvoir par les milices issues de la futuw-
wa et eurent comme fondateur un chaudronnier (
saffar
) ; Tabriz, Ă©va-
cuĂ©e en 1357 par les armĂ©es de la Horde dâOr qui lâavait occupĂ©e
deux ans auparavant, sera administrée par un certain Akhidjuk (Petit
Akhi) jusquâĂ sa conquĂȘte par les Djelairides de Bagdad en 1359. Le
mot
akhi
est turc et signifie généreux. Mais, par un glissement étymo-
logique bien opportun, Ibn Battûta et les autres auteurs arabes
lâassimilent au mot arabe « mon frĂšre ». Selon les circonstances, les
akhis jouent un rÎle important dans la période située entre
lâeffondrement du pouvoir
p025
seldjukide et la montée du pouvoir ot-
toman en Asie Mineure. A la fin du
XIII
e
siĂšcle, alors que les derniers
rois fainéants seldjukides vivaient à Kayseri sous la tutelle des Mon-
gols, on voit déjà un Akhi Ahmad Shaft gouverner Konya, la capitale
historique des Seldjukides. En 1314, alors que le royaume seldjukide
appartient dĂ©jĂ Ă lâhistoire, et que lâĂ©mirat turkmĂšne des karamanog-
hlu lutte contre les Mongols pour se tailler un domaine dans le centre-
sud de lâAsie Mineure, cet Ă©mirat occupe Konya, gouvernĂ© par un
Akhi Mustapha. Ibn Battûta cite également des akhis gouverneurs de
villes importantes comme Nigde et Aksaray en Asie Mineure centrale.
Ibn BattĂ»ta â Voyages
21
II. De La Mecque aux steppes russes et Ă lâInde
Ici se pose le problĂšme du double aspect des organisations akhis
rencontrĂ©es par Ibn BattĂ»ta : lâaspect officiel de celles se trouvant en
territoire mongol, et lâaspect populaire de celles situĂ©es dans les Ă©mi-
rats. Le chef des akhis, Ă Konya, qui Ă©tait aux mains des Mongols jus-
quâen 1327, est le cadi lui-mĂȘme ; lâakhi gouverneur dâAksaray est
chĂ©rif ; câest-Ă -dire descendant de Muhammad, titre traditionnelle-
ment aristocratique ; le chef akhi de Kayseri est un « émir considéra-
ble » ; celui de Sivas porte le surnom de
tchelebi
, titre plutĂŽt noble Ă
lâĂ©poque. Donc on se trouve sans doute devant, dâune part, une fu-
tuwwa aristocratique, hĂ©ritĂ©e de celle dâal-Nasir, dâAlauddin Kayqu-
bad et dâal-Suhrawardi et infĂ©odĂ©e, par la suite, aux Mongols pour
gouverner sous leur Ă©gide, sinon en leur nom, et, de lâautre, face Ă des
organisations plus « populaires », créées en pays fraßchement conquis,
pour ĂȘtre des Ă©lĂ©ments dâĂ©quilibre entre la hiĂ©rarchie tribale, les pion-
niers accourus dans ce « far west » islamique et le peuple chrétien en
voie dâassimilation. Entre les deux existent aussi des cas limites,
comme cette « rĂ©publique des akhis » dâAnkara oĂč, loin des Mongols,
mais aussi en dehors des terres conquises par les TurkmĂšnes, un chef
de corporation arrive Ă implanter, pour une durĂ©e dâun demi-siĂšcle, sa
propre
p026
dynastie, appuyée par les corporations de la ville. Mais
malheureusement Ibn BattĂ»ta nâa pas visitĂ© Ankara.
DâaprĂšs la chronologie traditionnelle, Ibn BattĂ»ta dĂ©barque donc Ă
Alanya vers le mois de dĂ©cembre 1332. Lâancien port seldjukide sur la
Méditerranée est convoité par les Lusignan, rois de Chypre qui orga-
nisent une expĂ©dition vers 1291 pour sa capture. Lâattaque sera re-
poussée par les Karamanoghlu qui conserveront probablement la ville
Ă partir de cette date. On ne connaĂźt pas, par contre, ce Yusuf Beg
mentionné par Ibn Battûta.
Notre auteur longe, par la suite, le littoral méditerranéen, en direc-
tion de lâouest, pour arriver Ă Antalya, centre dâune branche de
lâĂ©mirat des Hamitoghlu, connue sous le nom de Teke, lâautre branche
possĂ©dant son centre Ă Egridir, plus au nord, auprĂšs du lac du mĂȘme
nom, ville qui constituera lâĂ©tape suivante dâIbn BattĂ»ta. Un troisiĂšme
membre de la famille rÚgne à Gölhisar, situé vers le sud-ouest. Les
Hamitoghlu subiront en 1324 les attaques de Timurtash, fils de Tcho-
ban, qui tente de réunifier le domaine anatolien des Mongols pour son
propre compte. Des membres de la famille fuiront alors chez les ma-
meluks pour revenir aprĂšs la disgrĂące de Timurtasch, en 1327. Par la
Ibn BattĂ»ta â Voyages
22
II. De La Mecque aux steppes russes et Ă lâInde
suite, les Hamitoghlu sâeffaceront progressivement de lâHistoire, jus-
quâĂ disparaĂźtre Ă la fin du siĂšcle.
A partir de ce point se pose le problĂšme dâune longue dĂ©viation sur
laquelle notre voyageur va bifurquer pour aller vers le nord-est de
lâAsie Mineure. Il est vrai que le texte place cette dĂ©viation, sans don-
ner par ailleurs dâexplications ou de prĂ©cisions, entre Milas et Birgi,
villes situĂ©es plus Ă lâouest, prĂšs du littoral Ă©gĂ©en. Pour le trajet Ă par-
tir de Mitas, le texte dit simplement : « de là , nous partßmes vers Ko-
nya », et, une fois que cet itinĂ©raire prend fin Ă lâextrĂȘme est, Ă Erze-
roum, il rajoute : « de là , nous nous rendßmes à Birgi », renouant ainsi
p027
avec lâitinĂ©raire principal interrompu. Une telle trajectoire est non
seulement invraisemblable mais chronologiquement impossible : Ibn
BattĂ»ta nous annonce quâil se trouve Ă Egridir pendant le Ramadhan,
câest-Ă -dire Ă partir du 16 mai 1333. Or il sera Ă Manisa, aprĂšs avoir
repris son itinéraire principal, le 21 août. Il est impossible de réaliser
cette déviation entre ces deux dates. Par ailleurs on peut se demander
ce quâil faisait depuis le mois de dĂ©cembre jusquâau mois de mai, en-
tre Alanya et Egridir oĂč il nây avait que cinq Ă©tapes importantes Ă par-
courir. Il est donc raisonnable de placer la dĂ©viation Ă partir dâEgridir
qui est le point le plus proche de Konya, premiÚre étape de la dévia-
tion, ce qui permet de rĂ©aliser chronologiquement le trajet jusquâĂ Er-
zeroum et de revenir Ă Egridir pour le mois de Ramadhan afin de re-
prendre de lĂ lâitinĂ©raire principal. Cette solution, qui rĂ©concilie la
géographie et la chronologie avec le texte, ne résout pourtant pas tous
les problĂšmes concernant lâauthenticitĂ© de cette dĂ©viation. On pourrait
dire que, plus le rĂ©cit sâenfonce vers lâest, moins il devient convain-
cant. La description de la derniĂšre ville, Erzeroum, avec ses vignes et
ses riviĂšres inexistantes, est franchement suspecte. En plus, la traver-
sée en plein hiver de ces régions réputées difficiles à cause des passa-
ges montagneux mĂ©riterait au moins dâĂȘtre signalĂ©e. Lâhiver suivant,
notre voyageur racontera bien ses problĂšmes concernant des endroits
beaucoup plus accessibles, et aussi, par la suite, ne manquera pas de
mentionner son hiver en Russie. Or câest la premiĂšre fois que ce Mag-
hrébin aura à franchir des défilés enneigés à plus de deux mille mÚtres
dâaltitude au mois de mars et il nâen souffle pas mot. Enfin, si dans
lâitinĂ©raire principal on aura droit Ă presque toutes les mosquĂ©es mo-
destes bĂąties par les Ă©mirs turkmĂšnes, on ne saura rien sur les trĂšs im-
portants monuments seldjukides qui jalonnent sa route vers lâest, no-
Ibn BattĂ»ta â Voyages
23
II. De La Mecque aux steppes russes et Ă lâInde
tamment Ă Konya. Mais signalons le problĂšme et continuons Ă lui
faire confiance.
p028
Dans cet itinéraire de déviation, plusieurs personnages sont ren-
contrés, mais les noms des akhis cités ne sont pas vérifiables et les
informations fournies sur le gouverneur Artena et les Karamanoghlu
ne sont pas trÚs précises. Les Karamanoghlu, placés par les Seldjuki-
des aux frontiÚres du royaume arménien de Cilicie, à cause de leur
proximité avec la capitale, Konya, se trouveront trÚs vite impliqués
dans les luttes intestines seldjukides et sâopposeront le plus souvent au
parti du souverain appuyé par les Mongols. Ainsi ils deviendront rapi-
dement la bĂȘte noire de ces derniers et chercheront par consĂ©quent un
appui chez les mameluks. Konya sera conquise une premiĂšre fois en
1277, au nom dâun prĂ©tendant seldjukide et plusieurs fois ensuite en
1291, 1314 et 1327. Cela motivera des invasions successives des
Mongols dont la derniĂšre, celle de Timurtash, en 1324. AprĂšs la dispa-
rition de ce dernier, les Karamanoghlu semblent se maintenir en bons
termes avec Artena â câest du moins le cas Ă lâĂ©poque du passage
dâIbn BattĂ»ta. Mais la pĂ©riode est Ă©galement obscure pour lâhistoire
des Karamanoghlu. Badr al-din Mahmud, fils de Karaman, le fonda-
teur de lâĂ©mirat, est mort en 1308 et son fils Yakhshi lui succĂšde. Ce
dernier, qui occupe Konya en 1314, disparaĂźt de la scĂšne vers 1317-
1318, et se trouve remplacĂ© par son frĂšre Badr al-din Ibrahim quâIbn
Battûta dit avoir rencontré à Larende. Or on ne sait pas si Yakhshi est
mort ou si lâĂ©mirat se trouve partagĂ© entre les membres de la famille,
Yakhshi Beg Ă©tant Ă Ermenek, la premiĂšre capitale de lâĂ©mirat. On
sait par ailleurs quâun autre frĂšre, Musa, qui gravitait autour des ma-
meluks, sâinstalle Ă Larende depuis 1311-1312 et jusquâĂ lâapparition
de Badr al-din Ibrahim. Par la suite, il se mettra au service des mame-
luks et Ibn Battûta le rencontrera à La Mecque pendant le pÚlerinage
de 1328. Il va rĂ©apparaĂźtre sur la scĂšne de lâĂ©mirat vers 1350. Enfin un
autre frÚre de Yakhshi, Halil, qui possÚde Beysehir, ville citée sans
autre prĂ©cision par Ibn BattĂ»ta, aurait remplacĂ© Badr al-din Ibrahim Ă
la tĂȘte de lâĂ©mirat de 1333 (ou 1334) Ă
p029
1348, mais on ne sait pas si
ce dernier a conservé son fief de Larende. Mais alors qui possÚde Ko-
nya ? Les Karamanoghlu lâavaient occupĂ©e en 1327, mais Artena la
rĂ©cupĂšre, aprĂšs quâil eut accĂ©dĂ© Ă lâindĂ©pendance, pour la garder jus-
quâĂ sa mort en 1352. Pendant la pĂ©riode de son occupation par les
Karamanoghlu, elle serait aux mains de Fakhr al-din Ahmad, fils de
Ibn BattĂ»ta â Voyages
24
II. De La Mecque aux steppes russes et Ă lâInde
Badr al-din Ibrahim, qui va succéder à son pÚre en 1348-1349. Ibn
Battûta aurait dû, selon sa méthode appliquée à son itinéraire princi-
pal, signaler les souverains de Beyehir et Konya. Or il ne dit rien, et
les confusions de lâhistoire des Karamanoghlu ne font que sâajouter
aux problĂšmes dâitinĂ©raire de notre voyageur.
Revenant sur son itinéraire principal, et, à partir de Gölhisar, en
route vers LĂądik, lâactuelle Denizli, Ibn BattĂ»ta, par peur « des bri-
gands djermiyan », se fait accompagner. Or les Germiyanoghlu
nâĂ©taient pas plus brigands que les autres, puisquâils formaient, eux
aussi, un Ă©mirat, le seul quâIbn BattĂ»ta ne dit pas avoir visitĂ©. Celui-ci,
implantĂ© au centre-ouest de lâAsie Mineure et considĂ©rĂ© au dĂ©but du
XIV
e
siĂšcle comme un des plus importants Ă©mirats avec celui des Ka-
ramanoghlu, avait tenu sous sa suzeraineté pendant cette époque les
petits Ă©mirats qui se lançaient vers la conquĂȘte du littoral Ă©gĂ©en. Sa
puissance et son agressivitĂ©, Ă©galement attestĂ©es par dâautres sources,
sont probablement Ă lâorigine de sa rĂ©putation rapportĂ©e par notre
voyageur. Son encerclement et lâabsence de dĂ©bouchĂ©s maritimes, qui
le condamnent Ă lâinactivitĂ©, le pousseront vers un dĂ©clin rapide. A
son arrivée à Lùdik, Ibn Battûta rencontre toutefois un souverain de la
famille des Germiyanoghlu auquel il ne trouve rien Ă reprocher. Par la
suite, en poursuivant son avance vers lâouest, il pĂ©nĂštre dans des rĂ©-
gions de plus en plus fraĂźchement conquises et passera, de ce fait, de
lâaire dâinfluence mongole Ă celle des Byzantins.
A partir de 1261, le transfert de la capitale de lâempire byzantin de
NicĂ©e â lâactuelle Iznik au
p030
nord-ouest de lâAsie Mineure â Ă
Constantinople (reprise aux Latins qui la tenaient depuis 1204) dé-
place le centre dâintĂ©rĂȘt de Byzance vers lâouest. Michel VIII PalĂ©olo-
gue, par sa politique « tous azimuts » de reconstitution de lâempire
byzantin, néglige les territoires asiatiques en se contentant de miser
sur lâĂ©croulement de lâĂtat seldjukide. Cela donne lâoccasion aux
TurkmĂšnes de pousser leurs conquĂȘtes et de fonder ou dâĂ©largir leurs
Ă©mirats. LâĂ©mir MentechĂ© occupe le premier, entre 1260 et 1280, le
Sud Sud-Ouest et est le fondateur Ă©ponyme dâun Ă©mirat. Des expĂ©di-
tions sporadiques et mal prĂ©parĂ©es des Byzantins nâont que des rĂ©sul-
tats maigres et éphémÚres. Celle, en 1278, du futur Andronic II, fils de
Michel VIII, qui fortifie Tralles sur le MĂ©andre (lâactuelle Aydin) ne
peut repousser la prise de la ville que jusquâen 1282. En 1296,
lâexpĂ©dition du gĂ©nĂ©ral Alexios Philanthropinos avec des mercenaires
Ibn BattĂ»ta â Voyages
25
II. De La Mecque aux steppes russes et Ă lâInde
Alains restĂ©s sans solde aboutit Ă la rĂ©volte du gĂ©nĂ©ral qui sâassocie
aux Turcs pour mieux piller le pays. Les rĂ©sultats dĂ©sastreux dâune
derniĂšre campagne menĂ©e par le fils et co-rĂ©gent dâAndronic II, Mi-
chel IX, ne font quâinciter les Turcs Ă occuper la basse vallĂ©e du
MĂ©andre (Menderes) et de lâHermus (Gediz), aboutissant ainsi Ă
ĂphĂšse et Ă Smyrne. Cette conquĂȘte se fait Ă partir de 1304 par des
chefs de guerre affiliés à la famille de Menteché et par la suite par
Mehmed, fils dâAydin, et par ses frĂšres qui vont fonder lâĂ©mirat
dâAydinoghlu. ĂphĂšse est conquise en 1303, Mehmed sâinstalle Ă Bir-
gi Ă partir de 1308, tandis quâun autre Ă©mir, Saruhan, occupe MagnĂ©-
sie (Manisa) en 1313 pour fonder un nouvel Ă©mirat portant son nom.
Enfin la région de Pergame (Bergama) et celle de Balikesir, plus au
nord, constituent le noyau dâun Ă©mirat Ă©phĂ©mĂšre, celui des Karasi.
Smyrne se conquiert en deux étapes, le chùteau supérieur vers 1317 et
le chĂąteau maritime vers 1329. Ainsi la conquĂȘte est accomplie peu
avant le voyage dâIbn BattĂ»ta, et, Ă lâarrivĂ©e de celui-ci, il ne reste
plus que trois enclaves dans la région : celle de Philadelphie (Alase-
hir), Ă lâintĂ©rieur des terres, et les
p031
deux Phocées, ancienne et nou-
velle, sur le littoral, au nord de Smyrne.
Atteindre la mer ne semblait pas pouvoir freiner la progression des
TurkmÚnes. A cela contribuait la décision de désarmer la flotte prise
par Andronic II en 1284, devant lâĂ©tat catastrophique des finances by-
zantines. Au début du
XIV
e
siĂšcle, une flotte constituĂ©e par Masâud,
fils de MentechĂ©, attaquait Rhodes, et Andronic II ne trouvait dâautre
solution que de la livrer Ă lâordre militaire des Hospitaliers de Saint
Jean, en 1308. Cet acte sera en mĂȘme temps un dĂ©but de politique.
Byzance, nâayant pas les moyens de protĂ©ger ses mers, abandonne ses
derniĂšres possessions maritimes Ă des Ătats occidentaux, Ă des institu-
tions ou Ă des personnes privĂ©es occidentales capables dâarrĂȘter,
mĂȘme temporairement, la progression turque. Parmi les plus cĂ©lĂšbres,
on trouve la famille génoise des Zaccaria.
Manuele Zaccaria reçoit de la part de Michel VIII la concession
des mines dâalun de PhocĂ©e. En 1288 lui succĂšde son frĂšre Benedetto
I
er
lequel bĂątit au nord-nord-est de lâancienne ville, et toujours sur le
littoral, la nouvelle Phocée. Plus que concessionnaire, ce dernier est
maĂźtre de ces deux villes qui vont bientĂŽt ĂȘtre les seules enclaves chrĂ©-
tiennes sur le littoral. En 1304, incapable de dĂ©fendre lâĂźle de Chio,
trÚs proche de la cÎte, Andronic II la cÚde pour dix années renouvela-
Ibn BattĂ»ta â Voyages
26
II. De La Mecque aux steppes russes et Ă lâInde
bles Ă Benedetto Zaccaria. Ses descendants y ajouteront le port mari-
time de Smyrne, constituant ainsi un systÚme de défense contre
lâexpansion en mer des Turcs et qui leur permet de toucher tranquil-
lement les gros revenus de lâalun de PhocĂ©e et du mastic de Chio.
Mais ainsi, progressivement, le remĂšde devient, pour Byzance, pire
que le mal ; les GĂ©nois et les VĂ©nitiens mettent la main sur tous les
revenus de lâempire devenu incapable dâarrĂȘter le vrai danger qui se
prĂ©cise : lâavance de lâĂ©mirat ottoman vers Constantinople. Alors By-
zance cherche Ă moduler son jeu et essaye de nouvelles alliances. Par
p032
ailleurs, en 1328, Andronic II, dont le rĂšgne fut aussi long
quâindĂ©cis, vient dâĂȘtre renversĂ© par son petit-fils Andronic III et en-
fermé dans un monastÚre ; on reviendra sur ce personnage. Le nouvel
empereur, bien que jeune et plus dynamique, se fait battre le 10 mai
1329 Ă Pelekanon par Orhan, le deuxiĂšme souverain ottoman. Cette
bataille ouvre la porte Ă la conquĂȘte des derniĂšres possessions byzan-
tines en Asie Mineure jusquâaux banlieues de Constantinople.
Lâempereur va entreprendre, juste aprĂšs, un certain nombre dâactions
qui vont modifier le paysage politique dans la région de Smyrne pen-
dant les annĂ©es qui prĂ©cĂšdent le passage dâIbn BattĂ»ta. Une rĂ©volte se
prĂ©pare avec lâaide du clergĂ© orthodoxe et du peuple grec de Chio et,
en automne 1329, la flotte byzantine sâempare de lâĂźle. Entre-temps,
Martino Zaccaria est obligĂ©, pour concentrer ses forces, dâĂ©vacuer le
fort maritime de Smyrne qui est alors occupé par Umur Beg. Celui-ci
avait reçu cette ville comme fief de la part de son pÚre Mehmed, sou-
verain des Aydinoghlu. AprÚs la récupération de Chio, Andronic III
visite les deux PhocĂ©es. Dans lâancienne, dĂ©sormais considĂ©rĂ©e terri-
toire byzantin, il reçoit lâĂ©mir Saruhan ainsi que des envoyĂ©s de
Mehmed Aydinoghlu, lesquels se dĂ©clarent, dâaprĂšs les historiens by-
zantins, vassaux de lâempereur. Une alliance sâesquisse donc, princi-
palement contre les Latins, mais aussi contre les Ottomans. Celle-ci va
durer, avec des fortunes diverses, jusquâĂ la mort de Mehmed en jan-
vier 1334. Elle est donc encore valable lors du passage dâIbn BattĂ»ta.
Câest ainsi que la soumission de PhocĂ©e Ă lâĂ©mir Saruhan, mentionnĂ©e
par notre auteur, doit concerner la nouvelle PhocĂ©e oĂč lâexploitation
de lâalun Ă©choit au GĂ©nois Andreolo Cattaneo. Cette alliance
nâempĂȘche toutefois pas les fils des deux Ă©mirs, Umur et Suleyman,
de tenter un coup de main infructueux sur Gallipoli, probablement en
1332. Mais lâannĂ©e suivante, plus conformĂ©ment aux vĆux
dâAndronic III, Umur part en expĂ©dition contre les possessions latines
Ibn BattĂ»ta â Voyages
27
II. De La Mecque aux steppes russes et Ă lâInde
de la GrĂšce. Il est de retour au dĂ©but de lâĂ©tĂ©, ce qui explique
lâarrivage frais dâesclaves, et Ibn
p033
Battûta ne manque pas de se ser-
vir dans le lot. Umur, succédant à son pÚre, devient progressivement
le personnage central de lâhistoire de cette rĂ©gion. Il sera utilisĂ© par
Andronic III, puis aprĂšs la mort de ce dernier en 1341, par Jean VI
CantacuzĂšne dans sa lutte contre Jean V PalĂ©ologue, jusquâĂ ce que le
pape, les Vénitiens et les Génois, alarmés, organisent une expédition
qui occupe le fort maritime de Smyrne en 1344. Umur est tué en ten-
tant de le reprendre en mai 1348. LâĂ©vĂ©nement a dĂ» suffisamment re-
tentir pour quâIbn BattĂ»ta en soit informĂ© en Ăgypte, oĂč il se trouvait Ă
cette date, et lâajoute Ă son rĂ©cit.
Notre voyageur se meut ainsi dans un espace politique extrĂȘme-
ment complexe oĂč sâopĂšre une lutte tripartite entre Byzantins, Turcs et
Occidentaux. Chacune de ces parties est composée à son tour
dâĂ©lĂ©ments antagonistes : GĂ©nois, Catalans, VĂ©nitiens et autres se dis-
putent lâespace oriental
; les émirats, concurrents au début,
sâinquiĂštent par la suite de la progression ottomane. Les Byzantins
sont occupés par les guerres civiles entre les deux Andronic et, par la
suite, entre les deux Jean. LĂ aussi la vision simplificatrice quâIbn
BattĂ»ta donne dâune sociĂ©tĂ© de purs combattants de la foi luttant
contre les infidĂšles demande Ă ĂȘtre nuancĂ©e. Cela ne modifie pas pour
autant lâimage de la vie quotidienne que le voyageur aperçoit unique-
ment au travers de rapides passages.
La description terne quâon aura de lâĂ©mirat de Karasi est Ă lâimage
de la raretĂ© dâinformation que lâon possĂšde Ă ce sujet et correspond Ă
la durĂ©e Ă©phĂ©mĂšre de celui-ci. Il sera le premier Ă ĂȘtre absorbĂ© par les
Ottomans vers la fin du rĂšgne dâOrhan, câest-Ă -dire vers le milieu du
XIV
e
siÚcle. Par la suite, notre auteur pénÚtre en territoire ottoman et
lâimportance accordĂ©e Ă cet Ă©mirat est peut-ĂȘtre due au dĂ©veloppement
de celui-ci Ă lâĂ©poque de la rĂ©daction du texte, en 1355, avec la
conquĂȘte de Gallipoli en 1354, et le passage en Europe â Ă supposer
que
p034
cet Ă©vĂ©nement fĂ»t connu au Maroc Ă cette date. Câest sur le
territoire ottoman quâIbn BattĂ»ta relate avec le plus de prĂ©cision ses
Ă©tapes au jour le jour. Toutefois, son tĂ©moignage nâapporte pas
dâĂ©lĂ©ments nouveaux Ă lâhistoire, relativement bien connue, de lâĂtat
ottoman. Il est Ă NicĂ©e (Iznik) peu aprĂšs sa conquĂȘte en mars 1331, et,
Orhan étant absent, il est reçu par sa femme. Cela donne une indica-
Ibn BattĂ»ta â Voyages
28
II. De La Mecque aux steppes russes et Ă lâInde
tion intĂ©ressante sur lâĂ©volution des mĆurs ottomanes depuis lâĂ©mirat
jusquâĂ lâempire.
AprÚs avoir traversé le territoire ottoman et rencontré, à Gerede, un
émir dont on ne connaßt que le nom, Ibn Battûta termine sa tournée
des Ă©mirats dâAsie Mineure par celui des Djandaroghlu. Ici, en reve-
nant vers lâest, on se retrouve sur des anciennes terres de conquĂȘte,
occupées pendant la premiÚre vague de la pénétration turque. Un émi-
rat soumis aux Seldjukides, ayant comme centre Kastamonu, existe
depuis 1204. Câest au nord-ouest de cette ville, dans la bourgade
dâEflani, quâun certain Demir ou Timur fonde un petit noyau qui
sâagrandit considĂ©rablement Ă lâĂ©poque de son fils Suleyman, pour
absorber lâancien Ă©mirat de Kastamonu et annexer Sinop, fief, jus-
quâen 1322, du dernier prince hĂ©ritier des Seldjukides. Câest ainsi
quâIbn BattĂ»ta trouve Ă son passage un Ă©mirat allant de la frontiĂšre
ottomane jusquâĂ lâempire grec de TrĂ©bizonde. Il le traverse pour
aboutir à Sinop, en terminant son trajet comme il avait commencé par
un port seldjukide ouvert sur le grand commerce maritime. De lĂ , il
sâembarque pour la CrimĂ©e.
Dans ce voyage qui dure prÚs de quatorze mois, Ibn Battûta com-
mence Ă recueillir les fruits de ses investissements pieux. Le saint per-
sonnage quâil sâest constituĂ© suscite lâintĂ©rĂȘt des Ă©mirs turkmĂšnes et la
contrepartie se mesure en esclaves, chevaux et autres biens. Ainsi, au
fur et Ă mesure quâil traverse ces terres pionniĂšres, lâimportance et la
fortune de notre personnage augmentent, ce qui ne va pas parfois sans
désagréments, le
p035
souci de ses biens entravant souvent sa marche.
Dans ces conditions, et ayant assuré gßte et nourriture chez les akhis,
ses préoccupations religieuses passent au second plan. On aura tout de
mĂȘme quelques tĂ©moignages sur lâactivitĂ© religieuse de ces nouveaux
pays.
En Anatolie, Ibn BattĂ»ta fait connaissance avec lâordre soufi des
mawiawis, en son lieu de naissance, Konya. Son fondateur, Djamal al-
din Rumi (1207-1273), est fils dâun autre mystique, Baha al-din Wa-
lad (1148-1231), originaire de Balkh en Afghanistan. Le pĂšre et le fils,
fuyant lâavance mongole, sont venus sâinstaller en Anatolie Ă partir de
1225 et furent invités à Konya par Alauddin Kayqubad I
er
. La tradition
soufi quâils introduisent en Anatolie est donc dâorigine iranienne, mais
sa filiation remonte jusquâau grand mystique Ahmad al-Ghazali (mort
Ibn BattĂ»ta â Voyages
29
II. De La Mecque aux steppes russes et Ă lâInde
en 1126), dâoĂč descend Ă©galement Abu Hafs al-Suhrawardi, bien que
celui-ci représente la tradition irakienne. Ainsi les deux courants de
cette mystique intellectuelle se retrouvent Ă Konya que Suhrawardi
visite Ă©galement Ă cette Ă©poque comme missionnaire de la futuwwa.
Par ailleurs, les populations nomades subissent lâinfluence dâun mys-
ticisme populaire syncrĂ©tique, mĂȘlant des Ă©lĂ©ments chamaniques aux
anciennes hĂ©rĂ©sies chrĂ©tiennes de lâAsie Mineure, rendant ainsi possi-
ble le grand brassage dâethnies et de religions qui sâopĂšre au long des
XIII
e
et
XIV
e
siĂšcles. En dĂ©finitive, lâordre des mawlawis reste bien lo-
calisĂ© et liĂ© Ă lâaristocratie, seldjukide dâabord, ottomane ensuite.
Pour le reste, Ibn Battûta rencontre encore des rifais, ordre avec le-
quel il conserve le plus dâaffinitĂ©s. La mention, une fois dans une pe-
tite ville du centre-nord de lâAsie Mineure et une autre dans Smyrne Ă
peine conquise et encore en ruine, du chef suprĂȘme de lâordre, des-
cendant dâal-Rifai nâest pas sans poser des problĂšmes. Elle montrerait,
surtout dans le deuxiÚme cas, le zÚle déployé par les ordres soufis
dans la conquĂȘte spirituelle, mais aussi militaire, de terres et de fidĂšles
pour
p036
lâislam. On connaĂźt, par ailleurs, le processus par lequel les
cheĂŻkhs et les derviches, avec leurs institutions, les zawiyas, ont cons-
tituĂ© un Ă©lĂ©ment de base dans la conquĂȘte et la colonisation ethnique
et religieuse de lâouest de lâAsie Mineure dans un premier temps et
des Balkans par la suite. Lâabandon par Byzance des terres asiatiques
Ă leur sort ; les exactions sur la population paysanne chrĂ©tienne dâune
féodalité byzantine, latine, serbe ou bulgare, liée par-dessus le marché
aux intĂ©rĂȘts mercantiles des GĂ©nois et des VĂ©nitiens ; les tentatives de
rapprochement entre lâĂglise catholique et lâopposition farouche du
clergĂ© orthodoxe : tous ces Ă©lĂ©ments contribuĂšrent peut-ĂȘtre bien plus
que la force, Ă pousser de larges masses au sein de la religion islami-
que oĂč le mysticisme populaire et syncrĂ©tique prĂ©parait le terrain pour
les recevoir Ă travers les ordres soufis et leurs zawiyas.
R
USSIE MĂRIDIONALE ET
C
ONSTANTINOPLE
La traversĂ©e vers la CrimĂ©e et la visite de lâempire de la Horde
dâOr, aprĂšs le parcours dâAsie Mineure aboutissant Ă Sinop, deve-
naient un itinĂ©raire obligĂ© pour Ibn Ăthiopie en route vers lâInde Ă tra-
vers lâAsie centrale. Par cette trajectoire, le voyageur marque en quel-
Ibn BattĂ»ta â Voyages
30
II. De La Mecque aux steppes russes et Ă lâInde
que sorte les limites du monde musulman en le contournant, dâabord
par lâouest, puis par le nord. Pour nous, ce voyage constitue, comme
celui de lâAsie centrale, une source prĂ©cieuse concernant un peuple et
un Ătat qui ne se sont pas donnĂ© la peine dâĂ©crire leur propre histoire
et ne nous ont laissé que des traces infimes de leur passage, pourtant
fracassant, dans lâhistoire. Câest donc grĂące Ă notre voyageur et Ă
quelques autres â lâitalien Jean du Plan Carpin (Piano Carpini), le
Flamand Guillaume de Rubrouck, et Ă travers des informations de
gĂ©ographes arabes (al-Umari) ou de chroniqueurs russes â que lâon
peut reconstituer la vie et lâhistoire de ce royaume.
p037
Pour la CrimĂ©e, oĂč Ibn Ăthiopie dĂ©barque en mars-avril 1334,
lâĂ©clairage est meilleur, car câest lĂ quâaboutissent les routes de la
fourrure et de la soie venant respectivement du Nord et de lâEst. Les
GĂ©nois et les VĂ©nitiens sâaccrochent alors aux rivages, Ă©tablissent des
comptoirs et nous laissent leurs comptes et leurs registres, oĂč on re-
trouve la séculaire concurrence entre les deux cités marchandes oppo-
sĂ©es Ă la mĂ©fiance mongole. La conquĂȘte de Constantinople par les
croisés en 1204, sous le haut patronage de Venise, avait permis à cette
puissance de pénétrer dans cette mer intérieure, jalousement gardée, la
mer Noire. Câest ainsi que messires Niccolo et Mafeo Polo, le pĂšre et
lâoncle de Marco, partirent Ă Soudak, en CrimĂ©e, ouvrir une succur-
sale de leur maison mÚre installée à Constantinople. Mais Michel VIII
PalĂ©ologue sâalliera aux GĂ©nois pour reconquĂ©rir Constantinople et
ces derniers remplaceront les VĂ©nitiens en mer Noire. Ils sâinstallent,
Ă partir de 1266, Ă Kaffa qui devient le centre principal du transbor-
dement des marchandises. En 1316, on les trouve Ă Azak et en 1318 Ă
Kertch. Mais les VĂ©nitiens reviennent aussi. Ils ont, depuis 1289, dĂ©jĂ
un consul Ă Kertch et Ă©tablissent une colonie Ă Azak en 1332, ainsi
quâĂ Tana, Ă lâembouchure du Don, dans le courant de la mĂȘme annĂ©e.
La position des Mongols face aux Européens apparaßt hésitante. En
tant quâĂtat essentiellement nomade â du moins Ă ses dĂ©buts â
lâempire de la Horde dâOr a besoin dâasseoir son Ă©conomie urbaine
sur le commerce Ă grande distance et, par consĂ©quent, dâentretenir et
de développer les grands itinéraires commerciaux dont il vient
dâhĂ©riter. Les commerçants navigateurs europĂ©ens sont des Ă©lĂ©ments
essentiels dans cet ensemble. Mais les profits sont toujours difficiles Ă
partager et les conflits sont courants. Il est aussi facile pour les Mon-
gols de sâemparer des comptoirs que pour les Latins de sâenfuir sur
Ibn BattĂ»ta â Voyages
31
II. De La Mecque aux steppes russes et Ă lâInde
leurs bateaux et de bloquer, par la suite, le commerce maritime. AprĂšs
le pillage de Kaffa et de
p038
Soudak en 1298-1299, et Ă la suite
dâautres conflits au dĂ©but du rĂšgne dâUzbek Khan, un
modus vivendi
semble avoir Ă©tĂ© trouvĂ© et lâĂ©poque du passage dâIbn Ăthiopie est plu-
tĂŽt paisible. Ce nâest que plus tard, en 1343-1345, que Djani Bek, le
fils dâUzbek, chassera les Italiens de Tana et viendra mettre le siĂšge
devant Kaffa. La menace du blocus arrange encore les choses en 1347
et finalement les GĂ©nois tiendront Ă Kaffa jusquâĂ lâapparition des Ot-
tomans en Crimée, à la fin du
XV
e
siĂšcle.
Au-delĂ , lâempire de la Horde dâOr apparaĂźt comme une vaste for-
mation tribale fĂ©odale oĂč la famille de Gengis dĂ©tient de grands apa-
nages et couronne une hiérarchie de grands et petits féodaux apparte-
nant aussi bien Ă lâethnie mongole quâĂ celles qui se trouvaient sur
place lors de la conquĂȘte. Dans cet espace, dâanciens noyaux sĂ©dentai-
res persistent en CrimĂ©e, sur la basse Volga ou plus Ă lâest dans le
Khwarezm, au sud du lac dâAral, mais la plus grande partie des step-
pes constitue apparemment le domaine des grands troupeaux nomades
et des caravanes marchandes. Au milieu de cet espace, des villes aussi
rares que dĂ©mesurĂ©es concentrent lâactivitĂ© artisanale et commerciale
du pays, le travail des peaux et des fourrures, mais aussi la fabrication
dâobjets quotidiens en fer ou en cĂ©ramique. Câest le cas des deux Sa-
ray : Saray Batu et Saray Berke, bùties sur le cours inférieur de la
Volga. Câest cette derniĂšre qui deviendra la capitale sous Uzbek
Khan, et lâon possĂšde une description contemporaine de celle dâIbn
Ăthiopie, rapportĂ©e par al-Umari : « Le trĂšs vertueux Shudja al-din
Abd al-Rahman al-Kharezmi drogman mâa racontĂ© que la ville de Sa-
ray a été bùtie par le khan Berke sur les bords de la Turan [Volga].
Elle se trouve au milieu dâune saline et nâa point de murailles. La rĂ©-
sidence du khan est un grand palais surmontĂ© dâun croissant dâor du
poids de deux kantars Ă©gyptiens [1 kantar = env. 56 kg]. Le palais est
ceint de murs, de tours et de maisons oĂč demeurent les Ă©mirs ; en hi-
ver, ceux-ci
p039
habitent avec le khan. Le fleuve, me dit Shudja al-
Din, a plus de trois fois la largeur du Nil. Il est sillonné de grands na-
vires qui vont dans les pays russes et slaves ; câest dans la terre de ces
derniers quâil prend sa source. Saray est une grande ville oĂč il y a des
marchĂ©s, des bains et des Ă©tablissements religieux. Câest une citĂ© oĂč
affluent les marchandises. Au milieu se trouve un Ă©tang dont lâeau
provient de lâItil [toujours la Volga]. On nâutilise celle-ci que pour les
Ibn BattĂ»ta â Voyages
32
II. De La Mecque aux steppes russes et Ă lâInde
travaux ; quant Ă lâeau potable, on la tire du fleuve. On la puise dans
des buires dâargile qui sont rangĂ©es sur des chars et vendues ensuite Ă
travers la ville. » La ville, détruite par Timur, sera abandonnée par la
suite. Des fouilles faites au
XIX
e
siÚcle, permettent de déterminer un
espace urbain qui sâĂ©tend sur plus de cinquante kilomĂštres et couvre
une superficie de quarante mille carrés.
Lâempire de la Horde dâOr est partagĂ© en de grands apanages dis-
tribués aux fils de Djoetchi, fils aßné de Gengis Khan, à qui tout le
Decht-i Kiptchak, la steppe russe, avait été attribué. Leurs descendants
contrĂŽlent toujours ces territoires lors du passage dâIbn BattĂ»ta, lequel
rencontre peut-ĂȘtre lâun dâentre eux en la personne de Tulek Timur,
« gouverneur » de Crimée. Toutefois la descendance de Batu, qui est
un des fils de Djoetchi, dĂ©tient le pouvoir suprĂȘme et arrive avec Uz-
bek Khan au sommet de sa puissance. Berke (12571266), frĂšre et suc-
cesseur de Batu, fut le premier souverain mongol Ă devenir musulman.
Mais lâislam ne se fixera, chez les Mongols de Russie, quâĂ partir
dâUzbek Khan (1312-1341). Cette islamisation prĂ©coce, liĂ©e au conflit
qui oppose les khans de la Horde dâOr aux Ilkhans de la Perse au sujet
du Caucase, crĂ©era des rapprochements avec lâĂgypte mameluke, elle-
mĂȘme ennemie hĂ©rĂ©ditaire des Ilkhans, et aboutira Ă une alliance de
longue durée. Au-delà de trÚs nombreuses ambassades, lesquelles,
scrupuleusement décrites par les chroniques égyptiennes, constituent
des sources prĂ©cieuses pour lâhistoire de la Horde dâOr, Baybars cons-
truit une
p040
mosquée à Stary Krim, la capitale de la Crimée, en 1288,
et Uzbek marie une de ses filles Ă Malik Nasir. Ce mariage, qui
nâaboutit quâaprĂšs six ans de marchandages, est un Ă©chec. Il suffit,
pour en comprendre les raisons, de comparer la liberté des femmes
chez les Mongols, telle quâelle est dĂ©crite par Ibn BattĂ»ta, avec les ha-
rems du Caire. Cela finit par un divorce, huit ans plus tard. Notre au-
teur rencontrera cette dame Ă La Mecque, pendant le pĂšlerinage de
1326. La politique matrimoniale fonctionne Ă©galement, et Ă plusieurs
reprises, avec Byzance. A part la mystérieuse Baïalun, plus ou moins
identifiĂ©e Ă une fille naturelle dâAndronic III, Andronic II marie une
de ses filles Ă Tokhta, oncle et prĂ©dĂ©cesseur dâUzbek (1290-1312).
Une fille de Michel VIII sera mariée à Nogai, personnage influent et
faiseur de rois, Ă la fin du
XIII
e
siĂšcle. On avait mĂȘme pu parler Ă cette
Ă©poque dâune alliance groupant le khan de la Horde dâOr, lâempereur
de Byzance, le sultan dâĂgypte et le roi dâAragon face aux tentatives
Ibn BattĂ»ta â Voyages
33
II. De La Mecque aux steppes russes et Ă lâInde
de croisade contre Constantinople et la Terre sainte, menée par Char-
les dâAnjou, roi de Sicile, et le pape. Par ailleurs, lâintĂ©rĂȘt portĂ© par
lâEurope aux routes commerciales traversant la steppe russe fait de
lâempire de la Horde dâOr une grande puissance jusquâĂ la mort
dâUzbek. Câest ainsi que ce dernier reçoit une ambassade du pape Be-
noßt XII en 1339. Ensuite, aprÚs la disparition rapide de son héritier
désigné, Tini Bek, son deuxiÚme fils Djani Bek (1342-1357) conser-
vera la stabilitĂ© du royaume et rĂ©alisera Ă©galement le rĂȘve de la dynas-
tie en occupant Tabriz en 1355, sur Malik Ashraf le Tchobanide (voir
préface du t. I). Mais il périt peu aprÚs dans un complot préparé par
son fils Berdi Bek (1357-1359), et par la suite une vingtaine de khans
se succéderont dans un laps de temps de dix-huit ans ; la lignée de Ba-
tu sâĂ©teindra et les descendants des autres fils de Djoetchi entreront
dans la course pour le pouvoir suprĂȘme, jusquâĂ ce que ces luttes prĂ©-
parent lâavĂšnement de Timur. Lâempire survivra toutefois Ă Timur,
avant dâĂ©clater en 1502 en plusieurs Ătats successivement absorbĂ©s
par lâempire russe. Ibn
p041
BattĂ»ta traverse donc la Horde dâOr au
moment de sa maturitĂ© qui est aussi lâĂ©poque de son intĂ©gration dans
le monde islamique. DâoĂč la valeur de son tĂ©moignage.
Arrivé au Decht-i Kiptchak, la steppe russe tant décrite par les
gĂ©ographes arabes, Ibn BattĂ»ta se sent obligĂ© dâadhĂ©rer aux lĂ©gendes
du Grand Nord et sera ainsi, pour la premiÚre fois, pris en flagrant dé-
lit de mensonge puisquâil nâa matĂ©riellement pas eu le temps de voya-
ger en dix jours, comme il le dit, jusquâĂ Bulghar, capitale des Bulga-
res de la Volga, situĂ©e prĂšs du confluent de ce fleuve avec la Kama, Ă
plus de mille kilomĂštres du point de dĂ©part dâIbn BattĂ»ta, au nord du
Caucase. Bulghar, centre commercial important et lieu dâĂ©change des
fourrures avant lâarrivĂ©e des Mongols, restera principalement dans
lâimaginaire islamique, comme une des limites du monde connu, celle
du Grand Nord, oĂč le temps se dĂ©traque, les journĂ©es sâallongent et
suppriment les nuits. Le premier à décrire ce phénomÚne fut Ibn Fa-
dlan qui alla en ambassade auprÚs du roi des Bulgares en 923 : « En-
suite, on est entré dans la yourte pour discuter avec le tailleur du sou-
verain qui était originaire de Bagdad et se trouvait dans ces contrées
par hasard. On est restĂ© ensemble le temps de lire la moitiĂ© dâun
sub
[1/14] du Coran. On parlait en attendant lâappel Ă la priĂšre de nuit.
Lorsquâon a entendu lâappel, on est sorti de la tente. Quâest-ce que je
vois alors ? Il faisait dĂ©jĂ jour. Je demande alors au muezzin : âQuel
Ibn BattĂ»ta â Voyages
34
II. De La Mecque aux steppes russes et Ă lâInde
appel as-tu fait ? â Celui du matin, me rĂ©pond-il. â Et la priĂšre de la
nuit ? â On lâa faite juste aprĂšs celle du soir. â Et la nuit, quâest-ce
quâelle est devenue ? â Câest comme cela, me rĂ©pond-il. Avant que
tu arrives, elle Ă©tait encore plus courte ; elle a commencĂ© Ă sâallonger
ces jours-ci.â Et il a ajoutĂ© que, par peur de rater la priĂšre du matin, il
nâosait plus sâendormir la nuit depuis un mois. Quelquâun qui met la
marmite au feu le soir fait la priĂšre du matin avant quâelle bouille. »
p042
Ce dernier exemple est célÚbre parmi les curiosités du « monde ex-
tĂ©rieur » Ă lâislam. Le pays oĂč le temps des priĂšres se dĂ©traque ne
pouvait que se trouver, par définition, au bout du monde. Et notre
voyageur ne pouvait décemment pas avouer ne pas avoir vu cela de
ses yeux. Au-delĂ de cette contrĂ©e commence dâailleurs le pays de
lâobscuritĂ© oĂč le temps finit par se dĂ©traquer complĂštement, et oĂč les
habitants, ĂȘtres dĂ©jĂ semi-lĂ©gendaires, pratiquent lâĂ©change muet, au-
tre thĂšme courant quâIbn BattĂ»ta ne pouvait encore une fois ne pas
reprendre Ă son compte, mĂȘme sâil avoue ne pas y avoir Ă©tĂ©.
LĂ , donc, oĂč lâislam sâarrĂȘte, la nature, le monde sâaltĂšrent et les
lĂ©gendes commencent. Cela pourrait ĂȘtre Ă©galement vrai pour Cons-
tantinople. Ibn Battûta aurait pu nous y transporter, à partir de Bursa
ou dâIznik, qui sont Ă une ou deux Ă©tapes de Constantinople. Or il lui
faudra partir des bords de la Volga, traverser des déserts, de grandes
chaleurs et de grands froids en marquant, ainsi, les limites du monde
connu, de son monde, pour arriver Ă Constantinople la Grande, le cen-
tre, avec Rome, du monde différent, du monde opposé, celui de la
chrĂ©tientĂ©. Il est vrai quâIbn BattĂ»ta nâaurait pas osĂ© aller tout seul Ă
partir des territoires ottomans Ă Constantinople, ville ennemie, tandis
quâĂ partir dâAstrakhan lâoccasion se prĂ©sentait de faire part dâune
ambassade officielle et de devenir ainsi intouchable. Mais ces raisons
bien rĂ©elles nâinvalident pas la valeur symbolique du voyage. La sus-
picion au sujet de la réalité de celui-ci est pourtant justifiée. Pour la
premiÚre fois sur ce trajet, Ibn Battûta perd ses moyens, il paraßt
confondre lâitinĂ©raire de lâaller et celui du retour, et le chemin suivi
devient Ă la limite impossible Ă tracer. De mĂȘme Ă Constantinople tout
se brouille. Andronic III devient le
takfur
, titre cliché donné par les
Arabes Ă tous les empereurs de Byzance et Andronic II ; en religion
Antoine est appelé Girgis (Georges). Enfin la description donnée de la
ville aurait pu ĂȘtre « pompĂ©e » dans nâimporte lequel des innombra-
Ibn BattĂ»ta â Voyages
35
II. De La Mecque aux steppes russes et Ă lâInde
bles récits que les
p043
géographes arabes nous donnent. Mais les cho-
ses ne sont pas aussi simples, et il faut tenir compte dâun Ă©lĂ©ment es-
sentiel : à Constantinople, Ibn Battûta perd réellement ses moyens.
Comme il nâa jamais dĂ» pouvoir apprendre convenablement une autre
langue que lâarabe, il se trouve, dĂ©jĂ depuis le dĂ©but de ce voyage,
doublement handicapé en cheminant avec des Mongols qui parlent
probablement le turc et sûrement pas le grec, et qui doivent lui expli-
quer ce que les Grecs disent et font. On peut supposer que son guide, Ă
Constantinople, avait quelques notions dâarabe. Mais, Ă travers les
quelques descriptions fantaisistes ou prĂ©tentieuses, on doit se rendre Ă
lâĂ©vidence, ce guide nâa pas dĂ» beaucoup servir notre voyageur, ni
lâhistoire. De toute façon, au-delĂ de tout cela, Ibn BattĂ»ta se trouve
littĂ©ralement perdu, il nâa plus de repĂšres, ses critĂšres ne fonctionnent
plus et il doit ĂȘtre suffisamment troublĂ© de se trouver pour la premiĂšre
fois dans un espace « infidÚle », donc fondamentalement « inaccepta-
ble » et « intraduisible ». Un autre esprit plus universel, par exemple
Ibn Fadlan, quâon vient de citer, se serait peut-ĂȘtre retrouvĂ©. Ce nâest
pas le cas dâIbn BattĂ»ta, qui, mĂȘme sâil ne raconte pas dâĂ©normitĂ©s
comme le font trĂšs souvent dâautres descriptions arabes de Constanti-
nople, regarde le monde Ă travers ses acquis religieux quâil a si soi-
gneusement collectĂ©s tout au long de sa route. Par consĂ©quent, quâil
lâait rĂ©ellement fait ou pas, il reste toujours un peu « absent » de ce
voyage.
Le point central de cette visite reste toutefois sa rencontre avec
Andronic II. Que la visite soit effectuée en août-septembre 1334 ou
deux ans auparavant, cette rencontre nâa pas pu exister puisque
lâempereur mourut en fĂ©vrier 1332. Alors pourquoi la raconter ? Le
prestige dâavoir rencontrĂ© lâempereur rĂ©gnant suffisait. Par ailleurs, le
rĂ©cit de sa rencontre avec lâex-empereur-moine a un aspect trop favo-
rable au christianisme pour quâil ait eu besoin de lâinventer. Alors est-
ce quâil a menti ou a-t-il vraiment cru avoir rencontrĂ© lâempereur-
moine ?
p044
On pourrait tenter de bĂątir lâhypothĂšse suivante : Andro-
nic II avait régné pendant quarante-six ans, fait trÚs exceptionnel pour
un empereur byzantin, et mĂȘme si ce long rĂšgne nâa pas brillĂ© dâun
grand éclat, il a duré suffisamment pour se faire connaßtre dans les
Ă©mirats turkmĂšnes quâIbn BattĂ»ta parcourut pendant plus dâun an. Ses
informateurs Ă©taient sans doute au courant de son abdication et de son
entrée dans les ordres, fait assez ordinaire à Byzance mais inhabituel
Ibn BattĂ»ta â Voyages
36
II. De La Mecque aux steppes russes et Ă lâInde
en Orient et qui ne pouvait manquer de piquer la curiosité religieuse
de notre homme. Par contre, en quittant les parages de Byzance, il nâa
pas dĂ» ĂȘtre informĂ© de sa mort qui ne constituait sans doute pas un
Ă©vĂ©nement de premiĂšre importance. Cette absence dâinformations de-
vient encore plus vraisemblable Ă©videmment si on recule le tout de
deux ans en faisant embarquer Ibn Battûta à Sinop au moment de la
mort de lâempereur. Aussi, lorsquâil arrive Ă Constantinople et se fait
montrer les curiosités de la ville par un dragoman futé qui ne se prive
pas de gonfler les splendeurs dâune capitale dĂ©jĂ Ă lâagonie aux yeux
de lâ« Arabe », il exprime le souhait de voir lâempereur-moine. Le
dragoman ne se « dégonfle » pas, et tient à montrer cet exemple de
piĂ©tĂ© Ă lâinfidĂšle en lui faisant visiter nâimporte quel dignitaire reli-
gieux, le barrage de la langue faisant le reste. Ainsi le faible Andronic
réussit, à travers ce malentendu, à prolonger sa mémoire au sein du
monde musulman.
Toujours selon la chronologie traditionnelle, Ibn Battûta fera
lâaller-retour Astrakhan-Constantinople entre la mi-juin et la mi-
novembre 1334 et il restera cinq semaines dans la capitale byzantine,
de la mi-aoĂ»t Ă la fin septembre. Ensuite, câest Ă travers la Volga gelĂ©e
quâil ira visiter Saray, et quittera enfin, Ă la fin de cette mĂȘme annĂ©e,
la région pour la Transoxiane.
p045
LâA
SIE CENTRALE
Retour Ă la Table des MatiĂšres
La Transoxiane, avant-poste prospĂšre de lâislam face Ă lâAsie cen-
trale, reçut la premiÚre le choc terrible des invasions mongoles, pour
ne jamais plus se relever complĂštement de ses ruines. Câest ici que
sâest forgĂ©e principalement la lĂ©gende noire des Mongols, et Ibn Bat-
tûta, qui passe un siÚcle plus tard, ne manque pas de nous la transmet-
tre.
Cette région était gouvernée, au début du
XIII
e
siĂšcle, par les Khwa-
rezmshahs, les shahs du Khwarezm, du nom de la région du bas Oxus,
ou Amu Darya, qui avaient Ă©tendu leur domination, aprĂšs la dispari-
tion de lâempire seldjukide, sur lâAfghanistan, le Khorasan et toute la
moitiĂ© est de lâIran actuel. Muhammad Khwarezmshah (1200-1220)
songeait déjà à se proclamer protecteur du califat, et, par là , maßtre du
Ibn BattĂ»ta â Voyages
37
II. De La Mecque aux steppes russes et Ă lâInde
monde islamique, lorsque les nuages de la tempĂȘte mongole sont ap-
parus Ă lâhorizon. Les descriptions que les chroniqueurs contempo-
rains en donnent tiennent Ă nous installer dans lâhorreur dĂšs les pre-
miĂšres pages. Lâambassade envoyĂ©e par le Khwarezmshah en 1215
pour Ă©tablir les premiers contacts commence par rencontrer une mon-
tagne qui semblait ĂȘtre couverte de neige et nâĂ©tait quâun amas
dâossements humains. Ensuite elle patauge dans un marĂ©cage formĂ©
des corps en putrĂ©faction pour arriver enfin devant PĂ©kin oĂč
sâamoncellent les os de soixante mille jeunes femmes qui sâĂ©taient
jetées du haut des murailles pour éviter de tomber dans les mains des
Mongols.
Tout cela, et bien dâautres choses, nâempĂȘchent pas Muhammad
Khwarezmshah de se montrer intraitable et de commettre la gaffe su-
prĂȘme en ordonnant le meurtre de plus de quatre cents marchands
voyageant sous les auspices des Mongols, Ă Utrar, sur les bords du Sin
Darya, en 1218. MĂȘme sâil fallait un prĂ©texte pour lâinvasion mon-
gole, celui-ci venait dâĂȘtre fourni.
p046
Seulement, avant dâarriver en
Transoxiane, il restait encore un ou deux peuples Ă liquider en route,
ce qui donnera aux Khwarezmshahs un rĂ©pit dâenviron un an. Câest en
poursuivant un de ces peuples, les Merkit, que les Mongols apparaĂź-
tront au nord-ouest de la mer dâAral. Toujours inconscient du danger,
Muhammad Khwarezmshah ira les forcer au combat malgré le refus
initial des Mongols, dĂ©clarant ne vouloir sâoccuper que dâun ennemi Ă
la fois. Une bataille, pourtant indécise, laissera un tel souvenir au sou-
verain quâil passera lâannĂ©e qui lui reste Ă vivre Ă fuir Ă©perdument de-
vant les Mongols, jusquâĂ sa mort sur une petite Ăźle de la mer Cas-
pienne en décembre 1220.
La conquĂȘte mongole commencera par Utrar qui fut prise fin 1219.
Bukhara résista trois jours, plus douze pour la citadelle dont les défen-
seurs furent massacrĂ©s jusquâau dernier, tandis que la ville fut seule-
ment ( !) brûlée et ses murailles rasées. Ensuite, ce fut le tour de Sa-
markande qui, elle, rĂ©sista cinq jours. Alors, une partie de lâarmĂ©e se
lança à la poursuite de Muhammad Khwarezmshah. En soumettant ou
en détruisant les villes et les régions sur leur passage, selon la promp-
titude Ă la reddition de leurs habitants, les Mongols traversent le Kho-
rasan, arrivent Ă Rey, au sud de lâactuelle TĂ©hĂ©ran, et poussent ensuite
jusquâĂ Hamadan. Devant la disparition du souverain Khwarezmshah,
ils allĂšrent passer lâhiver dans lâAzerbaĂŻdjan oĂč ils profitĂšrent de leur
Ibn BattĂ»ta â Voyages
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II. De La Mecque aux steppes russes et Ă lâInde
séjour pour battre les Géorgiens en février 1221. Au printemps de
cette année, ils retournÚrent à Hamadan pour mater une révolte avant
dâenvahir de nouveau la GĂ©orgie et le Caucase et de remonter vers les
plaines de la Russie du Sud oĂč ils dispersĂšrent une coalition des forces
locales en avançant jusquâĂ la CrimĂ©e pour mettre Ă sac le comptoir
génois de Sudak. Enfin, en traversant la Volga ils vinrent rejoindre
Gengis en Transoxiane aprĂšs un des plus longs raids de lâhistoire.
p047
Quant Ă Gengis, il descendit vers lâAfghanistan aprĂšs avoir passĂ©
lâĂ©tĂ© de 1220 dans la rĂ©gion de Samarkande. Les habitants de Tirmidh
voulurent résister, ce qui entraßna un siÚge de onze jours et le massa-
cre de toute la population. On dit mĂȘme quâune femme, ayant avalĂ©
ses perles pour les soustraire au pillage, causa aux soldats le travail
supplĂ©mentaire dâavoir Ă Ă©ventrer tous les cadavres. Au dĂ©but de
1221, Balkh se soumit. Ce ne fut pas le cas de Merv qui a dĂ» ĂȘtre
conquise aprĂšs huit jours de siĂšge. LĂ , la tĂąche dâextermination Ă©tait
ardue puisquâaprĂšs une rĂ©partition mĂ©thodique chaque soldat se trou-
vait chargé du massacre de quatre cents victimes. Des troupes retour-
nĂšrent mĂȘme, quelques jours aprĂšs, pour exterminer les quelques res-
capés qui avaient pu se réfugier dans les caves ou les grottes des envi-
rons. Les plus mesurés parmi les chroniqueurs contemporains donnent
sept cent mille victimes, tandis quâun recensement des corps sur place
aurait permis dâatteindre le chiffre dâun million trois cent mille. Il est
vrai que Merv Ă©tait une des villes des plus peuplĂ©es de lâislam.
La liste des massacres peut sâallonger indĂ©finiment avec quelques
raffinements supplĂ©mentaires de ci de lĂ . A Nishapur, oĂč un gĂ©nĂ©ral
mongol fut tuĂ© dans une rĂ©volte dâhabitants, il a Ă©tĂ© ordonnĂ© que les
chiens et les chats feraient Ă©galement partie du massacre et que la ville
serait rasée et son site labouré. La liste sera close avec Hérat, laquelle,
rĂ©voltĂ©e, ne sera soumise quâen juin 1222. Ici, les estimations attei-
gnent le chiffre de un million six cent mille morts, comprenant proba-
blement les habitants des environs qui se réfugiÚrent dans la ville pen-
dant le siĂšge.
AprĂšs la conquĂȘte, les rĂ©gions correspondant Ă lâAfghanistan et
lâouest du Pakistan actuel, ainsi que le Tadjikistan, le Kirghizistan et
lâUzbekistan soviĂ©tique (moins le Khwarezm) composĂšrent lâapanage
de Tchaghatai, deuxiĂšme fils de Gengis, et de ses descendants. LâIran
sera gouvernĂ© par des vice-rois jusquâĂ ce que
p048
Hulagu, fils de Tu-
Ibn BattĂ»ta â Voyages
39
II. De La Mecque aux steppes russes et Ă lâInde
lui, lui-mĂȘme fils cadet de Gengis, envoyĂ© pour achever la conquĂȘte,
crĂ©e lâempire ilkhanide en 1256. Enfin, le Khwarezm fera partie de
lâapanage de Djoetchi, fils aĂźnĂ© de Gengis, et de ses descendants qui
fonderont lâempire de la Horde dâOr.
Les Mongols ilkhanides de lâIran qui seront les premiers Ă se sĂ©-
dentariser â au mĂȘme moment que les Mongols de la Chine â et Ă
adopter la religion locale, lâislam, sâopposeront assez vite aux descen-
dants de Tchaghatai, restés nomades et shamanistes. Le Khorasan, qui
comprenait alors en plus le nord-ouest de lâAfghanistan actuel, consti-
tuera la pomme de discorde. Cela rendra nĂ©cessaire lâexistence dâun
Ătat tampon. Il sera formĂ© autour de HĂ©rat par une dynastie locale, les
Kurt (ou Kart) Ă partir de 1245.
Les descendants de Tchaghatai se mĂȘlĂšrent, dans un premier
temps, aux luttes pour le pouvoir suprĂȘme dans lâempire mongol entre
les fils dâOegedei, troisiĂšme fils et successeur de Gengis, et ceux de
Tului, le fils cadet. Le conflit sera résolu au profit de ces derniers,
mais lâempire de Tchaghatai plus vulnĂ©rable, continuera Ă subir le
contrecoup des dissensions internes jusquâĂ la fin du
XIII
e
siĂšcle. Câest
alors que Duwa (1282-1306), arriĂšre-arriĂšre-petit-fils de Tchaghatai,
réussira à établir son pouvoir sur ses possessions. Mais, si les Mon-
gols Ilkhans en Iran et les Mongols Yuan en Chine, finissent par pren-
dre la relĂšve des dynasties qui dans ces pays se succĂšdent cyclique-
ment et sâinsĂšrent ainsi dans la continuitĂ© socio-politique des rĂ©gions
quâils avaient conquises et si les Mongols de la Horde dâOr arrivent Ă
surnager dans lâespace lĂąche et peu complexe des steppes russes, les
Tchaghatai se trouvent eux Ă cheval sur des espaces fortement dis-
semblables. Lâopposition se manifeste entre la Transoxiane, de tradi-
tion musulmane, urbaine et commerçante par-dessus tout, et lâEst,
shaman et nomade, qui sera connu, plus tard, sous le nom de Turkis-
tan. La structure tribale fĂ©odale mongole trouve sa raison dâĂȘtre dans
le contexte gĂ©opolitique de lâEst,
p049
tandis quâune renaissance, mĂȘme
trĂšs relative, du rĂ©seau urbain Ă lâouest montre lâintĂ©rĂȘt primordial
pour les finances et les structures mĂȘmes dâun Ătat, de la rĂ©surgence
dâun flux commercial Ă travers la Transoxiane. Et cette rĂ©surgence
passe plus ou moins Ă travers la reconversion Ă lâislam, condition
principale du rétablissement des liens rompus avec le reste du monde
islamique. Ghazan Khan lâIlkhan sâĂ©tait dĂ©jĂ rendu Ă cette Ă©vidence
depuis 1295 et Uzbek Khan de la Horde dâOr lâavait aussi fait depuis
Ibn BattĂ»ta â Voyages
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II. De La Mecque aux steppes russes et Ă lâInde
1313. Le grand commerce ainsi rétabli à travers Saray, capitale
dâUzbek, vers le Khwarezm et sa capitale Urgentch, qui faisait aussi
partie des dominions de la Horde dâOr, rendait nĂ©cessaire lâintĂ©gration
de la Transoxiane des Tchaghatai. Or la fin du long rĂšgne de Duwa
ravive les prĂ©tentions des descendants dâOegedei, et les longues luttes
qui suivent montrent, mĂȘme si elles sont assez mal connues, le conflit
des intĂ©rĂȘts en prĂ©sence.
Koentchek, premier fils de Duwa Ă lui succĂ©der, est couronnĂ© Ă
Almalik, la capitale traditionnelle des Tchaghatai située dans la région
de lâest, et meurt en 1308 dans cette mĂȘme rĂ©gion. Le souverain sui-
vant est Taliqu, cousin éloigné de Duwa, qui était musulman, repré-
sentant, en quelque sorte le parti de lâOuest. Il sera tuĂ© lâannĂ©e sui-
vante par Kebek, autre fils de Duwa, qui rĂšgnera (1309-1310) le
temps de convoquer une assemblée de chefs mongols qui élisent à la
royauté son frÚre Esen Buqa (1310-1318). Ce dernier essaie de créer
un Ă©quilibre entre les deux parties de lâempire, mais câest avec le re-
tour de Kebek (1318-1326) que le centre de lâĂtat se portera plus du-
rablement vers la Transoxiane oĂč le souverain sâĂ©tablit prĂšs de Nakh-
shab, lâactuelle Karshi. Le fait que les chroniqueurs musulmans, y
compris Ibn BattĂ»ta, louent son sens de justice montre quâil Ă©tait favo-
rable aux musulmans et par conséquent aux activités urbaines et
commerciales de la Transoxiane. Les rÚgnes éphémÚres de ses deux
frĂšres et successeurs Iltchighidai (1326) et Duwa Timur (1326) sem-
blent
p050
constituer un retour du balancier, car câest pendant le rĂšgne
de ce dernier que le moine dominicain Thomas Mancasola lance une
campagne dâĂ©vangĂ©lisation dans lâAsie centrale. Les Mongols revien-
nent ainsi périodiquement à la politique de protection du christianisme
comme contrepoids Ă lâislam. Cette rĂ©action est courte, comme les
durĂ©es de rĂšgne lâindiquent, et avec Tarmashirin (1326-1334), sixiĂšme
fils de Duwa, on revient officiellement Ă lâislam. Câest la pĂ©riode de la
renaissance, passagĂšre et relative, de la Transoxiane, Ă laquelle cor-
respond la visite dâIbn BattĂ»ta.
Ce dernier voit bien lâopposition entre les deux parties de lâempire,
et câest par elle quâil explique la chute de Tarmashirin. Les chefs
mongols de lâEst se rĂ©voltent contre le dĂ©laissement de cette partie de
lâempire et Ă©lisent Buzan, un fils de Duwa Timur, souverain injuste,
selon Ibn Battûta, et par conséquent protecteur des chrétiens et des
juifs. Buzan disparaĂźt cette mĂȘme annĂ©e 1334 et il lui succĂšde
Ibn BattĂ»ta â Voyages
41
II. De La Mecque aux steppes russes et Ă lâInde
Tchengshi, fils dâEbĂŒgen, un autre fils de Duwa. Le centre de lâempire
se dĂ©place encore vers lâest ; Tchengshi rĂ©side Ă Almalik oĂč le pape
nomme un archevĂȘque qui y bĂątit une cathĂ©drale. Mais la Transoxiane
semble avoir acquis une puissance suffisante pour ne plus se soumet-
tre Ă cet Ă©tat de choses. Câest de cette Ă©poque, ou plutĂŽt de celle du
frĂšre et successeur de Tchengshi, Yisun Timur (1338-1339), que date
la rĂ©volte dâun cheikh nommĂ© Khalil et prĂ©sentĂ© par Ibn BattĂ»ta
comme descendant de Tchaghatai. Celui-ci, aidé par les Kurt de Hérat
et par une famille des chefs héréditaires de Tirmidh, réussit à établir
un pouvoir islamique en Transoxiane ; on possĂšde des monnaies,
frappées à son nom, datées de 1342 et de 1344. Or, pendant cette pé-
riode, un autre descendant de Tchaghatai, Kazgan, se trouvant Ă la tĂȘte
de lâempire (1343-1346), bĂątit un palais Ă Nakhshab. De toute façon,
ces événements, trÚs mal connus, amÚnent un éclatement de fait de
lâempire tchaghatai et lâautonomie relative des villes de la Tran-
soxiane. MĂȘme dans le
p051
Khwarezm, oĂč lâĂ©clatement de la Horde
dâOr suit de prĂšs celui des Tchaghatai, une dynastie turque musul-
mane, les Soufides, apparaĂźt Ă partir de 1364. Ce milieu facilitera fina-
lement lâĂ©closion de Timur Ă la fin du siĂšcle.
Ainsi, Ibn Battûta pénÚtre dans ce troisiÚme empire mongol pen-
dant les annĂ©es qui suivent son islamisation â ou plutĂŽt lâislamisation
de sa classe dirigeante â et quelques annĂ©es avant sa chute. En fait,
tout se passe comme si, avec la pĂ©nĂ©tration de lâislam, ces empires
nomades perdaient leur raison dâĂȘtre. Mais cet intermĂšde entre
lâislamisation et la chute â qui va de 1295 Ă 1335 pour les Ilkhans, et
de 1313 Ă 1359 pour la Horde dâOr â est encore plus courte pour les
Tchaghatai et se résume pratiquement au rÚgne de Tarmashirin.
La rencontre dâIbn BattĂ»ta avec Tarmashirin pose, comme on lâa
signalĂ© plus haut, un problĂšme chronologique liĂ© Ă la date dâarrivĂ©e de
notre auteur en Inde. Les chroniques concernant cette période de
lâempire des Tchaghatai sont rares, voire inexistantes, et souvent la
seule source est encore Ibn BattĂ»ta lui-mĂȘme. On possĂšde tout de
mĂȘme des monnaies de Buzan datant de 1334, et seulement de 1334.
Tchengshi, qui lui a succĂ©dĂ©, est tuĂ© en 1338. Dâautres sources don-
nent comme successeur éphémÚre à Tarmashirin son fils Sandjar, ce
qui peut conduire Ă lâhypothĂšse de lâexistence simultanĂ©e de deux
souverains, Ă lâest et Ă lâouest. Il est impossible dâaller plus loin dans
lâĂ©tat actuel de nos connaissances ; disons seulement que, au cas oĂč il
Ibn BattĂ»ta â Voyages
42
II. De La Mecque aux steppes russes et Ă lâInde
faudrait dater la déposition de Tarmashirin de 1334, sa rencontre avec
Ibn Battûta devrait avoir eu lieu en mars 1333 et non 1335. Il serait
alors nĂ©cessaire de repousser de deux ans lâensemble de la chronolo-
gie, en reprenant le scénario exposé plus haut.
p052
En commençant Ă lire cette partie du rĂ©cit, on se rend compte quâau
fur et à mesure que notre homme pénÚtre en Asie centrale, il acquiert,
ou il se donne, de lâimportance. ArrivĂ© Ă Urgentch, le cadi de la ville
vient personnellement Ă sa rencontre. Le vice-roi dâUzbek Khan, qui
appartient aussi trÚs probablement à la famille impériale, et sa femme
rivalisent pour lui offrir festins et récompenses ; ainsi il finit par rece-
voir mille piĂšces dâargent. Plus loin, dans la ville de Khat, lâĂ©mir et le
cadi sortent Ă©galement Ă sa rencontre. Enfin, il reste cinquante-quatre
jours dans le camp de Tarmashirin, en relation Ă©troite avec le souve-
rain. Dans la Transoxiane, centre ancien de la culture islamique, dé-
vastĂ© par les Mongols et qui vient de revenir officiellement Ă lâislam,
lâarrivĂ©e dâun pĂšlerin maghrĂ©bin transportant dans sa besace une
bonne collection de lieux saints, assaisonnés de quelques pointes
dâexotisme comme « Constantinople la Grande », serait donc capable
de faire sensation !
A partir de Saray et jusquâĂ son arrivĂ©e dans le camp de Tarmashi-
rin, Ibn Battûta donne un itinéraire précis qui permet de dater ses dé-
placements. En suivant la chronologie traditionnelle qui le fait partir
vers le 10 décembre 1334 de Saray, on le retrouve vers le 20 février
1335 dans le camp du souverain oĂč il reste jusquâĂ la mi-avril. Mais,
Tarmashirin ayant probablement disparu de la scĂšne de lâhistoire Ă
cette date, câest prĂ©cisĂ©ment cette rencontre qui nous fait reculer la
date de deux ans et ramener alors son arrivée à la mi-mars 1333 et son
dĂ©part au dĂ©but mai de la mĂȘme annĂ©e. Toutefois, il signale un froid
excessif au moment de son départ, froid qui devient plus plausible
dans lâhypothĂšse de la mi-avril que pour celle du dĂ©but mai.
Au-delà du camp royal, on peut encore dater facilement son itiné-
raire Ă travers Samarkande et Tirmidh jusquâĂ Balkh oĂč il a dĂ» arriver
vers le 10 mai 1335, ou la fin mai 1333. Mais Ă partir de cette ville les
cartes se brouillent, et un examen tant soit peu attentif du texte
p053
montre lâimpossibilitĂ© dâun voyage au Khorasan. Cette impossibilitĂ©
est avant tout chronologique. A la fin de ce parcours en Asie centrale,
Ibn Battûta nous donne sa premiÚre date explicite depuis son départ de
Ibn BattĂ»ta â Voyages
43
II. De La Mecque aux steppes russes et Ă lâInde
La Mecque. Cette date correspond au 12 septembre 1333, ou bien,
selon lâautre interprĂ©tation, au 23 aoĂ»t 1335. Pour arriver au bord de
lâIndus Ă ces dates, notre auteur part de Qunduz, au nord de
lâAfghanistan, afin de traverser les montagnes dâHindu Kush, Ă la mi-
juillet (ou au début août). Il a dû attendre dans cette localité une qua-
rantaine de jours afin que les chaleurs atteignent leur maximum. Ătant,
en tout état de cause, arrivé à Qunduz en venant de Balkh, il a dû quit-
ter cette ville vers le début (ou la fin) juin. Alors il lui reste, en tout et
pour tout, pour son voyage du Khorasan, commençant et se terminant
Ă Balkh, et dans les deux hypothĂšses, moins dâun mois, et cela pour
parcourir deux mille cinq cents kilomĂštres et visiter huit villes.
A cĂŽtĂ© de lâaspect chronologique, pourtant dĂ©terminant, dâautres
Ă©lĂ©ments viennent sâajouter. A partir de Balkh et jusquâĂ Qunduz, Ibn
Battûta ne cite aucune rencontre avec des personnages vivants, aucun
Ă©vĂ©nement direct, si ce nâest lâachat dâun esclave Ă Nishapur, et ne
donne aucune distance, sauf celle de Balkh Ă HĂ©rat, laquelle risque
fort dâĂȘtre fausse, puisquâil nous dit avoir parcouru plus de cinq cents
kilomĂštres de terrain montagneux en sept jours. Toutefois, un aller-
retour Balkh-HĂ©rat est toujours possible dans le temps qui reste. Le
trajet de Balkh à cette ville est briÚvement mentionné ; par contre, si
lâhistoire du souverain de cette ville, Muâizz al-din Kurt, est relatĂ©e,
Ibn BattĂ»ta ne dit pas lâavoir rencontrĂ©, ce qui nâest pas conforme Ă
ses habitudes. On pourrait dire en conclusion que le voyage de HĂ©rat,
oĂč notre auteur aurait, dans ce cas, passĂ© la fĂȘte du Ramadhan, tom-
bant le 26 mai 1335 (ou le 15 juin 1333), est possible mais non cer-
tain. Lâautre hypothĂšse est celle dâun sĂ©jour prolongĂ© pendant une
bonne partie du mois de Ramadhan dans Balkh ou sa
p054
région, en
attendant lâĂ©tĂ© pour traverser lâHindu Kush. Cela expliquerait
lâabsence de toute mention de la fĂȘte du Ramadhan de cette annĂ©e,
puisquâelle intervient au cours dâun voyage fictif.
La raison de ce voyage imaginaire au Khorasan est sans doute liée
au caractĂšre sacrĂ© des lieux dĂ©crits, puisquâil sâagit encore dâun pĂšle-
rinage. Déjà , en pénétrant dans la Transoxiane, Ibn Battûta retrouve
un héritage sacré et surtout mystique dans cette terre lointaine, mais
fertile de lâislam dont les racines subsistent Ă travers les ruines.
LâAsie centrale et le Khorasan furent des pĂ©piniĂšres mystiques
aussi importantes que lâIrak ou lâĂgypte. Ces rĂ©gions, lieux de ren-
Ibn BattĂ»ta â Voyages
44
II. De La Mecque aux steppes russes et Ă lâInde
contre de lâislam, du shamanisme, du bouddhisme, de lâhindouisme,
avec les anciennes traditions zoroastriennes, ont donné naissance aux
courants malamatis du mysticisme musulman (voir préface du t. I),
dont lâorigine remonte Ă Abu Yazid al-Bistami, mort en 874, et câest
le tombeau de ce saint Ă Bistam qui constitue le point extrĂȘme de
lâexcursion imaginaire dâIbn BattĂ»ta dans le Khorasan. Ces courants
qui se dĂ©veloppent au seuil des immenses territoires asiatiques par oĂč
vont déferler les peuples nomades des steppes influenceront de façon
décisive les nouveaux venus, et ceux-ci, à leur tour, les transporteront
vers dâautres lieux dâĂ©tablissement dĂ©finitif. Ainsi les Turcs, de pas-
sage en Transoxiane et dans le Khorasan, vont sâinitier aux courants
mystiques parallĂšlement Ă leur conversion Ă lâislam, pour les vĂ©hicu-
ler, par la suite, vers lâAsie Mineure et lâInde. LĂ , ces courants utilise-
ront leurs capacités syncrétiques pour convertir des chrétiens ortho-
doxes ou des hindous Ă un islam quasi animiste. Enfin, lâinvasion
mongole, avec lâanti-islamisme militant de ses dĂ©buts, dĂ©racinera les
formations mystiques de la Transoxiane et du Khorasan. Les cheĂŻkhs
et les derviches se dĂ©placeront alors vers lâextrĂȘme est ou lâextrĂȘme
ouest afin de participer physiquement et
p055
spirituellement Ă la
conquĂȘte des nouvelles terres et des nouvelles Ăąmes pour lâislam.
Ainsi, Ibn Battûta visite à Urgentch, capitale du Khwarezm, la
tombe de Nadjm al-din Kubra, disciple dâAbuâl Nadjib Suhrawardi,
aĂźnĂ© des fondateurs de lâordre de ce nom, et fondateur lui-mĂȘme de
lâordre soufi de Kubrawiyya qui se dispersera Ă travers plusieurs bran-
ches dans lâInde et dans le Khorasan. Il mentionne Ă©galement le tom-
beau du cheĂŻkh Haidar dans la ville khorasanienne de Zaveh,
lâactuelle Torbat-i Haydarieh (le Tombeau de Haidar). Ce dernier est
connu comme disciple de Djamal al-din al-Sawadji, fondateur de
lâordre malamati de Qalandariya mentionnĂ© par Ibn BattĂ»ta au cours
de son passage Ă Damiette (voir t. I, p. 116 et introduction). Haidar
fonde Ă©galement son propre ordre, la haidariyya, connu pour ses prati-
ques antinomiques dont lâutilisation des stupĂ©fiants et les mutilations
sexuelles. Celles-ci sont attestées par des voyageurs européens plus
tardifs qui nous ont laissé des illustrations dont les plus anciennes da-
tent du
XVI
e
siĂšcle.
Enfin, par ce voyage imaginaire à travers le Khorasan, Ibn Battûta
brosse, par petites touches dispersées selon son habitude, le tableau
politique de la rĂ©gion au cours de la pĂ©riode qui suivit lâĂ©clatement de
Ibn BattĂ»ta â Voyages
45
II. De La Mecque aux steppes russes et Ă lâInde
lâempire ilkhanide. Il faut alors essayer encore une fois de relier ces
informations dans un cadre plus général.
La formation politique la plus solide dans la région est sans doute
le royaume des Kurt, ayant pour centre HĂ©rat et contrĂŽlant, aprĂšs
lâĂ©clatement de lâempire Tchaghatai, la quasi-totalitĂ© de lâAfghanistan
actuel. Vassaux des Ilkhanides, les Kurt se sont mĂȘlĂ©s Ă lâaffaire de
lâĂ©mir Tchoban (voir t. I, p. 449 et introduction) et ont accĂ©dĂ© Ă
lâindĂ©pendance aprĂšs 1335, pour disparaĂźtre sous les coups de Timur,
en 1389.
p056
A cette stabilitĂ© relative de lâAfghanistan, le Khorasan oppose une
situation plus complexe. Entre sa conquĂȘte en 1219-1221 et la fonda-
tion de lâempire ilkhanide en 1256, cette rĂ©gion Ă©tait gouvernĂ©e par
des vice-rois mongols, dont le dernier, appelé Arghun, chef de la tribu
des Oirat, fut maintenu gouverneur du Khorasan sous Hulagu et ses
successeurs. Il fit reconstruire la ville de Tus, et ses descendants sây
taillĂšrent un fief comprenant Djam et Nishapur. Ainsi, on trouvera en
1338 un petit-fils et homonyme dâArghun comme seigneur de ces
contrĂ©es. De mĂȘme, un descendant dâun frĂšre de Gengis Khan, appelĂ©
Togha Timur, qui fut mĂȘlĂ© pendant un moment aux luttes de succes-
sion de lâempire ilkhanide, et proclamĂ© khan en 1338-1339 (voir in-
troduction du t. I), se retira dans la région de Gurgan, entre le Mazan-
deran et le Khorassan, Ă lâest de la mer Caspienne, pour former une
petite principauté. Au-delà de ces limites, des dynasties locales indé-
racinables gouvernent des rĂ©gions isolĂ©es, comme les forĂȘts du Ma-
zanderan, entre les monts Alborz et la mer Caspienne, ou les oasis du
Sistan, au-delà du grand désert iranien. Celles-ci, protégées par leurs
montagnes et leurs dĂ©serts, se retirent Ă lâintĂ©rieur de leurs terres lors-
quâun pouvoir fort sâexerce sur lâensemble de lâIran, pour ressortir et
se répandre dans les environs pendant les périodes de faiblesse du
pouvoir central. Ainsi les souverains du Mazanderan descendent les
pentes sud de lâAlborz pour occuper Simnan, tandis que les princes de
Sistan entrent en relation avec les Kurt de HĂ©rat.
Mais câest au centre du Khorasan quâun bouillonnement va se pro-
duire. LĂ , lâactivisme shiâite qui ronge son frein depuis lâĂ©limination
du mouvement ismaĂŻlite (voir introduction du t. I) par Hulagu, les
mouvements mystiques qui ne demandent que lâoccasion dâexploser
en révoltes sociales, et les mécontents ou persécutés de toutes sortes,
Ibn BattĂ»ta â Voyages
46
II. De La Mecque aux steppes russes et Ă lâInde
se réunissent pour former ce que les historiens bien-pensants appellent
une république de brigands : les serbedars (le mot signifie pendard,
p057
desperado ou tout autre qualificatif du mĂȘme ordre). Le fondateur
en est un certain Abd al-Razzak, collecteur dâimpĂŽts au nom des Ilk-
hans qui préféra dépenser pour la cause les sommes reçues. Lancé sur
la scÚne politique en 1336, il fut assassiné deux ans plus tard par son
frĂšre Masâud, lequel associe Ă son pouvoir un derviche shiâite en de-
venant en mĂȘme temps son disciple. La composante shiâite et mysti-
que du mouvement sera ainsi prépondérante tout au long de son his-
toire.
Les serbedars sâattaquent en 1338 Ă Arghun, le seigneur de Nisha-
pur, et occupent cette ville ainsi que celle de Djam. Ensuite, câest le
tour de Togha Timur dâĂȘtre battu et de perdre la ville de Gurgan. De-
vant ces succÚs, la puissance principale de la région, les Kurt, inter-
vient. Une bataille est livrée en 1343 ; les serbedars sont vaincus mais
point éliminés. Ils se limiteront dorénavant au Khorassan iranien ac-
tuel, ayant comme centre Sabzevar, au nord-ouest de Nishapur.
Masâud mourut en 1346-1347, et ses successeurs, soumis Ă lâinfluence
des différents groupes de derviches et guerroyant avec les autres prin-
ces locaux, survivront jusquâĂ lâarrivĂ©e de Timur dans les annĂ©es
1380. Ibn Battûta apprend les faits concernant la premiÚre partie de
leur histoire à son retour vers le Proche-Orient en 1347, mais préfÚre
les insérer, selon son habitude, dans cette partie du récit.
Quand notre homme a-t-il eu lâidĂ©e pour la premiĂšre fois de partir
pour lâInde non pour un bref passage, mais pour une installation lon-
gue, sinon définitive ? Depuis son départ de La Mecque, deux ans plus
tĂŽt, comme il le prĂ©cise lui-mĂȘme, ou depuis son arrivĂ©e en Asie cen-
trale ? Les deux hypothÚses sont probablement vraies. Il avait déjà dû
entendre des rĂ©cits sur les fabuleuses richesses de lâInde pendant son
séjour à La Mecque, mais, ayant décidé, pour une raison ou une autre,
de visiter lâAsie Mineure et la Russie, câest en Asie centrale quâil a dĂ»
se rendre compte de ce remue-ménage de personnages importants,
quittant une région
p058
dévastée et politiquement peu sûre pour aller
offrir leurs services au magnifique Muhammad bin Tughluk, empe-
reur de â presque â tout le sous-continent indien. Câest ainsi quâIbn
BattĂ»ta sâincorpore Ă la caravane des illustres voyageurs dont il cite
abondamment les noms et les péripéties vers le nouvel eldorado de
lâislam, lâInde.
Ibn BattĂ»ta â Voyages
47
II. De La Mecque aux steppes russes et Ă lâInde
LâI
NDE
(
PREMIĂRE PARTIE
)
Retour Ă la Table des MatiĂšres
La description de lâInde constitue la partie centrale des Voyages
dâIbn BattĂ»ta, aussi bien par son volume â elle couvre presque le
tiers de lâensemble de lâouvrage â que par les informations. Elle se
divise en cinq chapitres dont le premier et le dernier restent dans le
style de lâouvrage, tandis que les trois chapitres centraux se prĂ©sentent
sous un aspect assez différent. Le premier relate le voyage de notre
auteur depuis lâIndus jusquâĂ Dihli et se termine avec la description de
cette ville. Le dernier est consacré à son départ définitif de Dihli, en
vue dâune ambassade Ă la cour chinoise, Ă son voyage le long des cĂŽ-
tes indiennes ainsi quâĂ ses aventures aux Maldives, dans le sud de la
péninsule, à Ceylan et au Bengale. Là aussi les informations sur les
endroits visitĂ©s se mĂȘlent aux pĂ©ripĂ©ties personnelles dans un ordre
plus ou moins chronologique. Or, dans la partie centrale de son récit
indien, notre voyageur se transforme en historien et chroniqueur de
sultanat de Dilhi. Ainsi le deuxiĂšme chapitre relate lâhistoire du sulta-
nat depuis sa fondation jusquâĂ lâavĂšnement de Muhammad bin Tug-
hluk, souverain contemporain dâIbn BattĂ»ta ; le troisiĂšme est une prĂ©-
sentation du bon et du mauvais gouvernement de ce souverain, et le
quatriĂšme, la chronique des Ă©vĂ©nements de son rĂšgne jusquâen 1347,
date du retour dâIbn BattĂ»ta au Proche-Orient, puisquâen dictant son
ouvrage, en 1355, notre auteur ne semble pas ĂȘtre au courant de la
mort du souverain indien survenue en 1351.
p059
On ne peut pas dire quâau cours de ces trois chapitres son style se
modifie sensiblement. A lâĂ©poque, les diffĂ©rences de style entre le rĂ©-
cit dâhistoire, le rĂ©cit gĂ©ographique et ce texte hybride quâest le rĂ©cit
de voyage ne sont dâailleurs pas bien marquĂ©es. Toutefois, lâauteur
prend bien soin, pour une fois, de citer ses sources dans sa partie his-
torique oĂč, mĂȘme si aucune date ne figure, un ordre chronologique est
respectĂ© et son rĂ©cit sâĂ©carte peu des autres sources. Il reste, enfin,
quâIbn BattĂ»ta est une des trois ou quatre sources principales contem-
poraines qui nous font connaĂźtre lâhistoire de lâInde musulmane, et
son texte, rédigé en dehors des influences de la cour de Dihli, est pro-
bablement le plus objectif. Ainsi, son rĂ©cit constitue lâĂ©lĂ©ment de base
de tous les ouvrages traitant de lâInde Ă lâĂ©poque, et ses tĂ©moignages
Ibn BattĂ»ta â Voyages
48
II. De La Mecque aux steppes russes et Ă lâInde
et jugements sont encore ùprement discutés parmi les historiens in-
diens.
Le découpage fait dans cette édition ne permet pas de concentrer
lâensemble du rĂ©cit indien en un seul volume. Ainsi ce deuxiĂšme vo-
lume contient les trois premiers chapitres. Le reste se trouve au début
du troisiĂšme volume. Cette partie de la prĂ©face sur lâInde se rapporte
donc au texte contenu dans ce volume.
Notre auteur, ayant cette fois consacrĂ© un chapitre entier Ă
lâhistoire du sultanat de Dihli, et les quelques problĂšmes posĂ©s par ce
rĂ©cit ayant Ă©tĂ© abordĂ©s dans les notes, il nâest plus besoin de les re-
prendre ici. Il suffit dâesquisser le cadre dans lequel les Ă©vĂ©nements
mentionnés se déroulent.
Les Ă©crivains arabes â et Ibn BattĂ»ta ne fait pas exception â divi-
sent lâInde en deux parties fort inĂ©gales : le Sind, constituĂ© par la val-
lĂ©e de lâIndus, et le Hind, qui contient tout le reste. La raison en est
que le Sind fut conquis au dĂ©but de lâexpansion arabe, en 712, tandis
que la conquĂȘte systĂ©matique du reste de lâInde ne dĂ©bute quâĂ la fin
du
XII
e
siĂšcle. Entre ces deux
p060
dates, le Sind resta jusquâĂ la fin du
IX
e
siÚcle sous la tutelle du califat et fut, par la suite, gouverné par des
dynasties musulmanes locales jusquâĂ lâapparition des Ghaznavides
dans lâAfghanistan actuel Ă partir de la fin du
X
e
siĂšcle. Ce nouvel Ătat
présentait déjà la premiÚre concentration de tribus turques islamisées
en quĂȘte de nouvelles terres de colonisation, et câest ainsi que Mahmut
de Ghazna mĂšnera ses dix-sept cĂ©lĂšbres campagnes contre lâInde en se
rendant maĂźtre du Pendjab, la rĂ©gion des cinq affluents de lâIndus.
La gloire des Ghaznavides sera de courte durée. La grande vague
turque qui fonde lâempire seldjukide les relĂšgue Ă la taille dâun Ătat
local du sud de lâAfghanistan et, lorsque la puissance seldjukide dĂ©-
clinera Ă son tour, vers le milieu du
XII
e
siĂšcle, ce ne sont plus les
Ghaznavides mais une autre puissance locale, les Ghurides, qui pren-
nent le contrĂŽle de lâAfghanistan. Les derniers Ghaznavides sont
chassés de leur capitale, Ghazna, vers 1160, et se réfugient à Lahore,
dans le Pendjab ; les Ghurides contrÎlent toute la région et, à partir de
1173, deux frĂšres, Ghiyath al-din Muhammad dans le Ghur et Muâizz
al-din Muhammad Ă Ghazna, se partagent le pouvoir. Câest ce dernier
qui entreprend la conquĂȘte du nord de lâInde aprĂšs avoir supprimĂ©, en
Ibn BattĂ»ta â Voyages
49
II. De La Mecque aux steppes russes et Ă lâInde
1181, les derniers Ghaznavides de Lahore ; la conquĂȘte est menĂ©e par
des chefs de guerre turcs, et lâun dâentre eux, Qutb al-din Aibak, reste-
ra seul maĂźtre des possessions indiennes aprĂšs la mort de Ghiyath al-
din Muhammad en 1206 et la conquĂȘte des territoires afghans des
Ghurides par les Khwarezmshahs.
La rapiditĂ© de la conquĂȘte des plaines indo-gangĂ©tiques, câest-Ă -
dire de lâInde du Nord, du Sind au Bengale, surprend, et plusieurs ex-
plications ont été évidemment proposées. Parmi elles se dégage un
fait : lâextrĂȘme morcellement politique de ces rĂ©gions Ă lâĂ©poque de la
conquĂȘte musulmane. Des coalitions Ă©phĂ©mĂšres et mal prĂ©parĂ©es
nâont presque jamais pu rĂ©sister
p061
aux attaques de la cavalerie tur-
que. Par contre, dans le Deccan et dans lâextrĂȘme sud de la pĂ©ninsule,
Ă cĂŽtĂ© dâune multitude de petites formations, quatre dynasties se par-
tagent la plus grande partie de la région. Ce sont les Yadavas de Deo-
gir, la future Daulatabad, dans la région actuelle de Maharashtra ; les
Kakatiyas de Warangal dans lâactuelle Andhra Pradesh ; les Hoysalas
de Dvarasamudra, ville aujourdâhui disparue dans la Mysore et les
Pandyas de Madura Ă lâextrĂȘme sud. Ces Ătats ont rĂ©ussi Ă opposer
une résistance hindoue tout au long du
XIII
e
siĂšcle, en maintenant le
sultanat dans les limites des plaines de lâIndus et du Gange, tandis
quâau nord les possessions musulmanes sâarrĂȘtent aux premiĂšres col-
lines annonçant lâHimalaya, occupĂ©es, dâest en ouest, par les royau-
mes hindous dâAssam, de Mithila, du NĂ©pal et du Cachemire. Dans ce
dernier, la dynastie locale sera supplantée, en 1346, par une dynastie
musulmane, mais le pays vivra sĂ©parĂ© du reste de lâInde jusquâĂ la fin
du
XVI
e
siĂšcle. Enfin, Ă lâest et Ă lâouest, Ă la racine de la pĂ©ninsule,
lâOrissa et le Gudjarat maintiendront leurs royaumes hindous jusquâau
XIV
e
siĂšcle, et mĂȘme au-delĂ .
La conquĂȘte du Sud donnera un second souffle au sultanat de Dihli.
Elle débute en 1295 par un raid du futur souverain Ala al-din Khaldji,
et les richesses fabuleuses quâil recueille lui ouvrent le chemin du
pouvoir. Cette premiÚre opération montre aussi bien la quantité des
trésors qui y sont accumulés que la faiblesse de leurs défenseurs. Les
expéditions au sud deviennent alors monnaie courante aussi bien pour
renflouer des trésors vides que pour préparer des nouvelles vocations
Ă la conquĂȘte du pouvoir suprĂȘme. Ces expĂ©ditions, qui finiront par
importer la crise Ă©conomique Ă travers lâinflation de lâor, et la crise
politique Ă travers lâinflation des prĂ©tendants, ne visent pas, dans un
Ibn BattĂ»ta â Voyages
50
II. De La Mecque aux steppes russes et Ă lâInde
premier temps, la suppression des royaumes hindous, mais leur utili-
sation comme vaches Ă lait. Ce nâest que quand les royaumes les plus
proches deviendront des enjeux de luttes
p062
internes que leur sup-
pression sâimposera ; Deogir sera dĂ©finitivement annexĂ© en 1317, Wa-
rangal en 1323. Plus au sud, Madura est Ă©galement conquise, les der-
niers Pandya se retirent Ă lâextrĂ©mitĂ© de la pĂ©ninsule, tandis que le
dernier Hoysala arrive à ménager les conquérants.
Ainsi, Ă lâarrivĂ©e dâIbn BattĂ»ta, Muhammad bin Tughluk contrĂŽle
la plus grande partie de la péninsule, mais pas pour longtemps. Il part,
en 1335, pour mater la rĂ©volte dâun de ses lieutenants Ă Madura, mais,
lâarmĂ©e ayant Ă©tĂ© dĂ©cimĂ©e par une Ă©pidĂ©mie, un premier Ătat musul-
man se fonde dans cette région. Par la suite, les interminables révoltes
du rĂšgne de Muhammad Tughluk aboutiront Ă lâindĂ©pendance du
Deccan avec la création du royaume bahmanide, en 1347. Au sud de
cette barriĂšre, les Hindous se regroupent pour fonder lâempire des Vi-
jayanagara, et les territoires du nord Ă©clatent progressivement en plu-
sieurs Ătats.
LâarrivĂ©e dâIbn BattĂ»ta en Inde correspond donc Ă lâapogĂ©e, mais
aussi au commencement de la fin du sultanat de Dihli. MĂȘme si notre
voyageur ne semble pas ĂȘtre conscient de son dĂ©clin, son rĂ©cit, trĂšs
explicite, permet de le tracer. On y reviendra dans lâintroduction du
troisiĂšme volume.
A lâĂ©poque du sĂ©jour dâIbn BattĂ»ta, la diffusion du mysticisme
islamique en Inde Ă©tait en trĂšs bonne voie. Absorbant les pratiques
mystiques et ascétiques hindoues ; profitant de la crise religieuse qui
rĂ©sulte de lâapparition de lâislam comme religion dominante, laquelle
renie lâhindouisme dans son principe mĂȘme ; utilisant la crise politi-
que issue de la domination dâune nouvelle caste de guerriers turcs ou
afghans, le mysticisme islamique sâenracine au point de devenir la
religion de fait des grandes masses populaires. Sa toute-puissance ne
peut pas ne pas avoir de débordements politiques, et les grands saints
ont tendance Ă se
p063
transformer en faiseurs de rois. Ces derniers sont
obligés de mener une politique à deux faces : ménager ces saints per-
sonnages pour sâattirer les faveurs populaires et les mater quand ils
deviennent trop dangereux. Muhammad bin Tughluk ira précisément
assez loin dans cette derniĂšre politique, et câest peut-ĂȘtre une des rai-
Ibn BattĂ»ta â Voyages
51
II. De La Mecque aux steppes russes et Ă lâInde
sons de sa mauvaise rĂ©putation, encore quâil semble lâavoir largement
méritée.
Parmi les grands ordres soufis, deux se partagent plus particuliĂšre-
ment les faveurs de la population. Le premier est une excroissance
indienne du trĂšs officiel ordre irakien des suhrawardis. Plusieurs dis-
ciples du fondateur Shihab al-din Abu Hafs Umar sâinstallent en Inde,
et le plus cĂ©lĂšbre dâentre eux, Baha al-din Zakariya (1183-1267),
fonde une lignĂ©e hĂ©rĂ©ditaire, de cheikhs Ă Multan oĂč Ibn BattĂ»ta ren-
contre son petit-fils, Rukn al-din, et raconte longuement les dĂ©mĂȘlĂ©s
du petit-fils et successeur de Rukn al-din avec Muhammad bin Tug-
hluk. Un autre disciple de ce mĂȘme Baha al-din, Djalal al-din Bukhari,
sâinstallera Ă Uch sur lâIndus, et câest probablement dâun de ses suc-
cesseurs quâIbn BattĂ»ta, dĂ©jĂ vieil adepte de la Suhrawardiyya, reçoit
de nouveau le froc Ă son passage dans cette ville. Cet ordre, relative-
ment fidĂšle Ă ses origines, dans les limites du contexte indien, mĂšnera
une politique aussi bien orthodoxe quâaristocratique et « sĂ©culaire »,
en gardant de bonnes relations avec le pouvoir et les docteurs de la loi
islamique.
Le deuxiĂšme grand ordre de lâĂ©poque est plus spĂ©cifiquement in-
dien, mĂȘme si son fondateur est nĂ© au Sistan, dans lâEst iranien.
Mawdud al-Tchishti (1142-1236), dĂ©jĂ mentionnĂ© par Ibn BattĂ»ta Ă
propos dâĂ©vĂ©nements Ă HĂ©rat, sâinstalle pourtant en Inde, et meurt Ă
Ajmer. Son principal disciple, personnage le plus célÚbre de la
Tchishtiyya, Ă©tait Qutb al-din Bakhtiyar Kaki, qui sâinstalla Ă Dihli, et
au nom duquel le célÚbre Qutb Minar, le grand minaret de Dihli, sem-
ble avoir été érigé.
p064
Son tombeau devint un des principaux centres
de pĂšlerinage. Un de ses disciples, Farid al-din Masâud, mort en 1271,
crĂ©a le centre hĂ©rĂ©ditaire dâAdjodhan, lâactuel Pakpattan â visitĂ© par
Ibn BattĂ»ta â et diffusa lâordre dans lâensemble de lâInde musul-
mane. Le principal cheikh de lâordre de la gĂ©nĂ©ration suivante fut Ni-
zam al-din Awliya, qui joua une rĂŽle politique en se mĂȘlant sans doute
à la disparition controversée de Ghiyath al-din Tughluk, pÚre de Mu-
hammad. Enfin, le chef de file de lâordre, Ă lâĂ©poque dâIbn BattĂ»ta,
était Nasir al-din, dit « la lumiÚre de Dihli », qui eut plusieurs fois
maille Ă partir avec le souverain. La grande popularitĂ© de lâordre et
son implantation Ă Dihli le rendaient probablement plus influent et par
là plus redouté par le pouvoir. Ibn Battûta rend compte de ces person-
nages, mais il ne semble pas ĂȘtre particuliĂšrement impliquĂ©.
Ibn BattĂ»ta â Voyages
52
II. De La Mecque aux steppes russes et Ă lâInde
La rencontre dâIbn BattĂ»ta avec ces saints personnages, morts ou
vivants, est relatĂ©e au cours du premier chapitre indien, câest-Ă -dire
dans le récit du voyage à Dihli et de la description de cette ville. Notre
auteur va ensuite sâengager dans la grande digression qui vise Ă dessi-
ner une vaste fresque de la sociĂ©tĂ© indienne de lâĂ©poque. On
lâabordera au cours de lâintroduction du troisiĂšme volume afin de
permettre au lecteur de prendre connaissance de lâensemble du rĂ©cit.
Retour Ă la Table des MatiĂšres
Ibn BattĂ»ta â Voyages
53
II. De La Mecque aux steppes russes et Ă lâInde
1. LâocĂ©an Indien et le golfe Persique
Retour Ă la Table des MatiĂšres
Je quittai La Mecque Ă cette Ă©poque-lĂ , me dirigeant vers le Ya-
man, et jâarrivai Ă Haddah
, qui est à moitié chemin entre La Mecque
et Djouddah. Puis jâatteignis cette derniĂšre ville
qui est ancienne, et
située sur le bord de la mer ; on dit que Djouddah a été fondée par les
Persans
. A lâextĂ©rieur de cette citĂ©, il y a des citernes antiques, et
dans la ville mĂȘme des puits pour lâeau, creusĂ©s dans la pierre dure. Ils
sont trĂšs rapprochĂ©s lâun de lâautre, et lâon ne peut pas les compter,
tant leur nombre est considérable
. LâannĂ©e dont il sâagit manqua de
pluie, et lâon transportait lâeau Ă Djouddah, de la distance dâune jour-
née. Les pÚlerins en demandaient aux habitants des maisons.
p067
A
NECDOTE
Parmi les choses étranges qui me sont arrivées à Djouddah se
trouve ceci : un mendiant aveugle, conduit par un jeune garçon, sâar-
rĂȘta Ă ma porte, demandant de lâeau. Il me salua, mâappela par mon
1
Lâactuelle Hadda, Ă vingt-cinq kilomĂštres de La Mecque, Ă lâendroit oĂč la
route de Djedda traverse le Wadi Fatima.
2
« La cité de Djedda est sise sur le bord de la mer ; ses habitations sont, pour la
plupart, des cabanes en roseaux. Elle a des fondouks construits en pierre et en
argile, en haut desquels il y a des chambres en roseau, pareilles Ă nos ghorfas ;
ces fondouks ont des terrasses, oĂč lâon cherche le repos, la nuit, contre
lâaccablement de la chaleur. On voit en cette ville des vestiges antiques qui
démontrent que ce fut jadis une cité considérable » (I
BN
D
JUBAIR
).
3
Ibn al-Mudjawir, dans sa
Description de lâArabie mĂ©ridionale
, mentionne une
occupation de Djedda par les Persans aprĂšs la destruction de Siraf en 977 par
un tremblement de terre (voir plus loin n. 146) ainsi que leur Ă©viction par des
Arabes locaux.
4
Ibn Battûta paraphrase ici aussi Ibn Djubair. Ibn al-Mudjawir donne une liste
des citernes.
Ibn BattĂ»ta â Voyages
54
II. De La Mecque aux steppes russes et Ă lâInde
nom, et prit ma main, quoique je ne lâeusse jamais connu et quâil ne
me connût pas non plus ; je fus étonné de cela. Ensuite, il saisit mon
doigt avec sa main, et il dit : « OĂč est
alfatkhah
? », câest-Ă -dire la ba-
gue. Or, au moment de ma sortie de La Mecque, un pauvre Ă©tait venu
Ă moi, et mâavait demandĂ© lâaumĂŽne. Je nâavais alors rien sur moi, et
je lui livrai mon anneau. Lorsque cet aveugle mâen demanda des nou-
velles, je lui rĂ©pondis : « Je lâai donnĂ© Ă un fakir. » Il rĂ©pliqua : « Va Ă
sa recherche, car il y a sur cet objet une inscription qui contient un des
grands secrets. » Je fus trĂšs stupĂ©fait de lâaction de cet homme, et de
ce quâil savait Ă ce sujet. Mais Dieu sait le mieux ce qui le concerne !
A Djouddah, il y a une mosquée principale, célÚbre par son carac-
tĂšre de saintetĂ© ; on la nomme la mosquĂ©e djĂąmiâ de lâEbĂšne, et la
priÚre y est exaucée
. Le commandant de la ville Ă©tait Abou YaâkoĂ»b,
fils dâAbd arrazzĂąk ; son kĂądhi et aussi son khathib Ă©tait le docteur
âAbd Allah, de La Mecque, et sectateur de ChĂąfiây. Quand arrivait le
vendredi, et que les gens se rendaient au temple pour la priĂšre, le
moueddhin venait, et comptait les personnes de Djouddah qui Ă©taient
présentes. Si elles complétaient le chiffre quarante, alors le prédica-
teur prononçait le sermon, et faisait avec elles la priÚre du vendredi.
Dans le cas contraire, il récitait quatre fois la priÚre de midi, ne tenant
aucun compte de ceux qui
p068
nâĂ©taient point de Djouddah, quelque
grand que fût leur nombre
.
5
« On y trouve une mosquée bénie qui porte le nom de Omar bin al-Khattab (le
second calife), et une autre mosquĂ©e qui a deux piliers en bois dâĂ©bĂšne, avec la
mĂȘme affectation Ă Omar. Suivant une autre opinion, celle-ci se rapporterait Ă
Harun al-Rashid » (I
BN
D
JUBAIR
).
6
Selon lâĂ©cole shafiâite, la priĂšre du vendredi nâest valide que si lâassistance
compte au moins quarante personnes. Dans ce cas, ce nombre est restreint aux
seuls habitants de Djedda.
Ibn BattĂ»ta â Voyages
55
II. De La Mecque aux steppes russes et Ă lâInde
Ibn BattĂ»ta â Voyages
56
II. De La Mecque aux steppes russes et Ă lâInde
Nous nous embarquùmes dans cette ville sur un bùtiment appelé
djalbah
et qui appartenait Ă RĂąchid eddĂźn Alalfy alyamany, origi-
naire de lâAbyssinie. Le cherĂźf MansoĂ»r, fils dâAbou Nemy
, monta
sur un autre bĂątiment de ce genre, et me pria dâaller avec lui. Je ne le
fis pas, car il avait embarqué des chameaux sur son navire, et je fus
effrayĂ© de cela, vu que je nâavais point, jusquâĂ ce moment, traversĂ© la
mer. Il y avait alors Ă Djouddah une troupe dâhabitants du Yaman qui
avaient déjà déposé leur provisions de route et leurs effets dans les
navires, et qui Ă©taient prĂȘts pour le voyage.
A
NECDOTE
Lorsque nous prßmes la mer, le cherßf Mansoûr ordonna à un de ses
esclaves de lui apporter une
âadĂźlah
de farine, câest-Ă -dire la moitiĂ©
dâune charge, ainsi quâun pot de beurre, Ă enlever lâun et lâautre des
navires des gens du Yaman. Il le fit, et apporta ces objets au cherĂźf.
Les marchands vinrent Ă moi tout en pleurs ; ils me dirent que dans le
milieu de lâadĂźlah il y avait dix milles dirhems en argent, et me priĂš-
rent de
p069
demander Ă MansoĂ»r sa restitution, et quâil en prĂźt une au-
tre en Ă©change. Jâallai le trouver et lui parlai Ă ce sujet, en lui disant
que, dans le centre de cette âadĂźlah, il y avait quelque chose apparte-
nant aux marchands. Il rĂ©pondit : « Si câest du vin, je ne le leur rendrai
pas ; mais si câest autre chose, ce sera pour eux. » On lâouvrit, et lâon
trouva des piĂšces dâargent, que MansoĂ»r leur rendit. Il me dit alors :
« Si câeĂ»t Ă©tĂ© âAdjlĂąn
il ne les aurait point rendues. » Celui-ci est le
fils de son frÚre Romaïthah ; il était entré peu de jours auparavant
dans la maison dâun marchand de Damas, qui se rendait dans le Ya-
man, et il avait enlevĂ© la majeure partie de ce qui sây trouvait. âAdjlĂąn
7
Grandes barques faites de planches jointes avec des cordes de fibres de coco-
tier dont les patrons « entassent [les pÚlerins] [...] à les y faire asseoir les uns
sur les autres et ils manĆuvrent celles-ci comme si câĂ©tait des cages Ă poulets
pleines. Ce qui pousse ces gens-lĂ Ă agir ainsi, câest leur cupiditĂ© et leur avidi-
tĂ© Ă louer leurs barques. Cela va Ă tel point que le maĂźtre dâune djalba en rĂ©cu-
pĂšre le prix en un seul voyage et nâa plus ensuite Ă sâinquiĂ©ter de ce que la mer
en fera : âA nous les planches. Aux pĂšlerins leurs Ăąmes !â rĂ©pĂštent-ils en un
dicton qui a cours parmi eux » (I
BN
D
JUBAIR
).
8
Pour Abu Numay et sa famille, voir t. I, p. 313 et ci-dessous chap. 3., n. 59.
9
Mesure ou sac.
10
Voir Ă©galement t. I, p. 314, et ci-dessous chap. 3, n. 60.
Ibn BattĂ»ta â Voyages
57
II. De La Mecque aux steppes russes et Ă lâInde
est maintenant émir de La Mecque ; il a redressé sa conduite, et a fait
paraĂźtre de lâĂ©quitĂ© et de la vertu.
Nous voyageĂąmes sur cette mer pendant deux jours avec un vent
favorable ; puis il changea, et nous détourna de la route que nous sui-
vions. Les vagues de la mer entrĂšrent au milieu de nous dans le na-
vire ; lâagitation fut grande parmi les passagers, et nos frayeurs ne
cessÚrent que quand nous abordùmes à un port appelé Ras Dawùïr
,
entre âAĂŻdhĂąb et SawĂąkin. Nous descendĂźmes Ă terre, et trouvĂąmes sur
le rivage une cabane de roseaux ayant la forme dâune mosquĂ©e. Il y
avait Ă lâintĂ©rieur une quantitĂ© considĂ©rable de coquilles dâĆufs
dâautruche, remplies dâeau. Nous en bĂ»mes, et nous nous en servĂźmes
pour cuisiner.
Je vis dans ce port une chose Ă©tonnante : câest un golfe, Ă lâinstar
dâun torrent, formĂ© par la mer. Les gens prenaient leur vĂȘtement,
quâils tenaient par les extrĂ©mitĂ©s, et ils le retiraient de cet endroit rem-
pli de poissons. Chacun de ceux-ci Ă©tait de la longueur dâune coudĂ©e ;
et ils les nomment
alboûry
. Ils en font bouillir une
p070
grande quan-
tité, et rÎtissent le reste. Une troupe de Bodjùh
vint Ă nous ; ce sont
les habitants de cette contrĂ©e ; ils ont le teint noir, sont vĂȘtus de cou-
vertures jaunes, et ceignent leur tĂȘte de bandeaux rouges de la largeur
dâun doigt. Ils sont forts et braves ; leurs armes sont la lance et le sa-
bre ; ils ont des chameaux quâils nomment
sohb
, et quâils montent
avec des selles. Nous leur louĂąmes des chameaux, et partĂźmes avec
eux par une plaine abondante en gazelles. Les BodjĂąh ne les mangent
point, de sorte quâelles sâapprivoisent avec lâhomme et ne sâenfuient
point Ă son approche.
AprĂšs deux jours de marche, nous arrivĂąmes Ă un campement
dâArabes appelĂ©s les Fils de CĂąhil
; ils sont mélangés avec les Bod-
11
Il sâagirait dâaprĂšs Gibb de lâactuel Mersa Darur, Ă cinquante-trois milles au
nord de Sawakin ou de Mersa cheïkh Barud à quatorze milles au sud du pré-
cédent.
12
Voir t. I, chap. 1, n. 71, encore quâil soit peu probable quâil sâagisse du mĂȘme
poisson.
13
Voir t. I, chap. 1, n. 209.
14
Voir t. I, chap. 1, n. 211.
15
GĂ©nĂ©ralement connus sous le nom de Kawahla. Bien que dâorigines diverses,
ils prĂ©tendent descendre de Kahil, fils dâun petit-fils de Fatima.
Ibn BattĂ»ta â Voyages
58
II. De La Mecque aux steppes russes et Ă lâInde
jĂąh, et connaissent leur langue. Ce jour mĂȘme nous atteignĂźmes lâĂźle
de SawĂąkin
.
Elle est Ă environ six milles du continent, et nâa point dâeau pota-
ble, ni de grains, ni dâarbres. On y apporte lâeau dans des bateaux, et il
y a des citernes pour recueillir lâeau de pluie. Câest une Ăźle vaste, oĂč
lâon trouve de la viande dâautruche, de gazelle et dâonagre ; elle a
beaucoup de chĂšvres, ainsi que du laitage et du beurre, dont on ex-
porte une partie Ă La Mecque. La seule cĂ©rĂ©ale quâon y rĂ©colte, câest
le
djordjoûr
, câest-Ă -dire une sorte de millet, dont le grain est trĂšs
gros ; on en exporte aussi Ă La Mecque.
p071
D
U SULTAN DE
S
AWĂKIN
CâĂ©tait au temps de mon arrivĂ©e dans cette Ăźle, le cherĂźf ZeĂŻd, fils
dâAbou Nemy
. Son pÚre a été émir de La Mecque, ainsi que ses
deux frĂšres, aprĂšs ce dernier. Ce sont âAthĂźfah et RomaĂŻthah, que nous
avons mentionnés plus haut. La domination de cette ßle lui appartient,
comme préposé des Bodjùh, qui sont ses alliés par sa mÚre. Il a avec
lui une troupe formĂ©e de BodjĂąh, de fils de CĂąhil, et dâArabes DjohaĂŻ-
nah
.
Nous nous embarquĂąmes Ă lâĂźle de SawĂąkin pour le pays du Ya-
man. On ne voyage pas la nuit sur cette mer, à cause de la quantité de
ses Ă©cueils, mais seulement depuis le lever du soleil jusquâau soir ;
alors on jette lâancre, on descend Ă terre, et le lendemain matin on re-
monte sur le bĂątiment. Ces gens appellent
robbĂąn
le chef du navire
,
qui se tient toujours Ă la proue de celui-ci pour avertir lâhomme du
gouvernail de lâapproche des Ă©cueils ; ils nomment ces derniers
anna-
bĂąt
.
16
Ce port situĂ© dans le Soudan actuel acquerra de lâimportance aprĂšs la destruc-
tion dâAidhab au
XV
e
siĂšcle. Il se compose de deux petites Ăźles trĂšs proches de
la terre et situĂ©es Ă lâintĂ©rieur dâun golfe trĂšs enclavĂ©.
17
Ce personnage ne se retrouve pas dans les gĂ©nĂ©alogies de la famille dâAbu
Numay.
18
Tribu de lâArabie du Sud dont la plupart des tribus arabes du Soudan prĂ©ten-
dent descendre.
19
Rubban est le pilote et non le chef du navire (
nakhuda
).
20
Al-nabat
: littéralement les plantes.
Ibn BattĂ»ta â Voyages
59
II. De La Mecque aux steppes russes et Ă lâInde
Six jours aprĂšs notre dĂ©part de lâĂźle de SawĂąkin, nous arrivĂąmes Ă
la ville de Hali
. Elle est connue sous le nom de Hali dâIbn
YaâkoĂ»b ; câĂ©tait un des sultans du Yaman, et il demeura ancienne-
ment dans cette ville. Elle est vaste, dâune belle construction, et habi-
tĂ©e par deux peuplades dâArabes, qui sont les Benou HarĂąm et les Be-
nou KinĂąnah
. La mosquée principale de cette
p072
ville est une des
plus jolies mosquĂ©es djĂąmiâs, et lâon y trouve une multitude de fakirs
entiÚrement livrés au culte de Dieu.
Parmi eux, on remarque le pieux cheĂŻkh, le serviteur de Dieu,
lâascĂšte KaboĂ»lah alhindy, un des plus grands dĂ©vots. Son vĂȘtement
consiste en une robe rapiécée, et un bonnet de feutre. Il a une cellule
attenante à la mosquée, et dont le sol est recouvert de sable, sans natte
ni tapis dâaucune sorte. Je nây ai vu, lorsque je le visitai, rien autre
chose quâune aiguiĂšre pour les ablutions, et un tapis de table, en feuil-
les de palmier, sur lequel Ă©taient des morceaux secs de pain dâorge, et
une petite soucoupe contenant du sel et des origans (plantes aromati-
ques). Quand quelquâun venait le voir, il commençait par lui offrir
cela, et il informait de cet événement ses camarades, et chacun appor-
tait ce quâil avait, sans aucune difficultĂ©. Lorsquâils ont fait la priĂšre
de lâaprĂšs-midi, ils se rĂ©unissent pour cĂ©lĂ©brer les louanges de Dieu
devant le cheĂŻkh, jusquâau moment de la priĂšre du coucher du soleil.
AprĂšs celle-ci, chacun dâeux garde sa place pour se livrer aux priĂšres
surĂ©rogatoires, jusquâĂ lâinstant de la derniĂšre priĂšre du soir. Ensuite,
ils cĂ©lĂšbrent de nouveau les louanges de Dieu, jusquâĂ la fin du pre-
mier tiers de la nuit. Ils se séparent aprÚs cela, et ils reviennent à la
mosquée au commencement de la troisiÚme partie de la nuit, et veil-
lent jusquâau point du jour. Alors ils cĂ©lĂšbrent les louanges de Dieu,
jusquâau moment de la priĂšre du lever du soleil, aprĂšs quoi ils se reti-
rent. Il y en a quelques-uns qui restent dans la mosquĂ©e jusquâaprĂšs
lâaccomplissement de la priĂšre de lâavant-midi. Telle est toujours leur
maniĂšre dâagir. Jâavais dĂ©sirĂ© passer avec eux le restant de ma vie,
21
La ville de Haly se trouve en Arabie Ă une cinquantaine de kilomĂštres Ă
lâintĂ©rieur des terres sur la route reliant Djedda au YĂ©men ; son port porte le
mĂȘme nom. Quant Ă Ibn Yaâqub, il est inconnu par ailleurs.
22
Les Banu Haram sont une fraction importante de la tribu des Nahd. Les Banu
Kinana sont originaires de lâArabie du Nord. Al-Khazradji, lâhistorien du YĂ©-
men, mentionne un Musa bin Ali al-Kinani souverain de Haly au milieu du
XIII
e
siĂšcle.
Ibn BattĂ»ta â Voyages
60
II. De La Mecque aux steppes russes et Ă lâInde
mais je nâai pas reçu cette faveur. Dieu trĂšs haut mâaccordera en
Ă©change sa grĂące et son aide !
p073
D
U SULTAN DE
H
ALI
Son sultan est âAmir, fils de DhouwaĂŻb, un des Benou KinĂąnah
.
Il est au nombre des hommes de mérite, lettrés et poÚtes. Je voyageai
en sa compagnie depuis La Mecque jusquâĂ Djouddah, et il avait fait
le pĂšlerinage lâan trente. Quand je fus arrivĂ© dans sa capitale, il me
donna lâhospitalitĂ©, me traita honorablement, et je fus son hĂŽte pen-
dant plusieurs jours ; puis je pris la mer sur un navire qui lui apparte-
nait, et arrivai Ă la ville de Sardjah
.
Câest une petite ville, habitĂ©e par une troupe des fils dâAllahba
,
qui sont une peuplade de négociants du Yaman, dont la plupart habi-
tent SaâdĂą. Ils sont remplis de mĂ©rite et de gĂ©nĂ©rositĂ© ; ils donnent Ă
manger aux voyageurs, assistent les pĂšlerins, les embarquent sur leurs
bĂątiments, et les approvisionnent pour la route avec leur argent. Ils
sont connus sous ce rapport, et sont célÚbres pour cela. Que Dieu
augmente leurs richesses, quâil multiplie ses faveurs envers eux, et les
aide Ă faire le bien ! Il nây a point dans aucun pays de personnage qui
les égale en cela, excepté le cheïkh Bedr eddßn Annakkùs, demeurant
dans la ville de Kahmah
. Il accomplit de pareilles actions mémora-
bles et de semblables bienfaits. Nous restĂąmes une seule nuit Ă Sard-
jah, jouissant de lâhospitalitĂ© des gens susmentionnĂ©s. Puis nous nous
rendĂźmes au Port-Neuf
, sans y mettre pied
p074
Ă terre, ensuite au
Havre des Portes
, et enfin Ă la ville de ZebĂźd
.
23
Inconnu par ailleurs.
24
Lieu situĂ© Ă une journĂ©e de marche au nord dâal-Luhayya, port actuel du nord
du YĂ©men.
25
Probablement les descendants du chérßf Izz al-din Hiba bin Fadl qui habitait la
ville de Sanâa (sur les hauts plateaux du nord du YĂ©men) Ă lâĂ©poque de sa
conquĂȘte par le deuxiĂšme souverain Rasulide Shams al-din Yusuf en 1254.
26
Petite ville au nord de Zabid.
27
Marsa al-Hadith, non identifiée.
28
DĂ©crit par Ibn al-Mudjawir comme un port dâembarquement pour Aden. Il
serait construit par un marchand iranien en 1138, mais sa localisation exacte
est inconnue. Situé à trois fersakhs de Zabid, il devait se trouver prÚs du port
actuel dâal-Fazih.
Ibn BattĂ»ta â Voyages
61
II. De La Mecque aux steppes russes et Ă lâInde
Câest une grande citĂ© du Yaman, Ă quarante parasanges de SanâĂą,
et la plus considérable du pays, aprÚs celle-ci, tant pour son étendue
que pour la richesse de ses habitants. Elle possĂšde de vastes jardins,
beaucoup dâeau et de fruits, tels que bananes et autres. ZebĂźd nâest
point situĂ© sur le littoral, mais dans lâintĂ©rieur des terres. Câest une des
capitales du pays de Yaman ; elle est grande, trÚs peuplée, et pourvue
de palmiers, de vergers et dâeau. ZebĂźd est la plus belle ville du Ya-
man et la plus jolie ; ses habitants se distinguent par leur naturel affa-
ble, la bontĂ© de leur caractĂšre, lâĂ©lĂ©gance de leurs formes, et les fem-
mes y sont douĂ©es dâune beautĂ© trĂšs Ă©clatante. Cette ville est situĂ©e
dans la vallĂ©e dâAlhossaĂŻb, au sujet de laquelle on raconte, dans quel-
ques traditions, que le ProphĂšte avait dit Ă MoâĂądh, dans ses recom-
mandations : « Ă MoâĂądh, quand tu seras arrivĂ© dans la vallĂ©e du Hos-
saĂŻb, hĂąte ta marche
».
Les habitants de cette ville célÚbrent les samedis des palmiers, les-
quels sont bien connus
. Ils sortent, en effet, chaque samedi, Ă
lâĂ©poque du commencement de la maturitĂ©, et lors de la complĂšte ma-
turité des dattes, et se rendent dans les enclos de palmiers. Il ne reste
dans la ville aucun de ses habitants ni des Ă©trangers. Les musiciens
sortent aussi, il en est de mĂȘme des marchands,
p075
qui vont débiter
les fruits et les sucreries. Les femmes quittent la ville, portées par des
chameaux dans des litiÚres. Outre la beauté parfaite que nous avons
mentionnée, elles possÚdent de belles qualités et des vertus. Elles ho-
norent lâĂ©tranger, et ne refusent point de se marier avec lui, comme le
font les femmes de notre pays. Quand ce dernier veut partir, sa femme
sort avec lui, et lui dit adieu. Sâils ont un enfant, elle en prend soin, et
fournit Ă ses besoins, jusquâau retour de son pĂšre. Elle ne lui rĂ©clame
rien, ni pour sa dĂ©pense journaliĂšre, ni pour ses vĂȘtements, ni pour
autre chose, pendant le temps de son absence. Lorsquâil rĂ©side dans le
29
Capitale mĂ©diĂ©vale des plaines, sunnites et shafiâites, du YĂ©men face aux
hauts plateaux shiâites zaydites, dont la capitale Ă©tait Sanâa.
30
Pour Muâadh bin Djabal, voir t. I, chap. 3, n. 52. Le hadith continue : « [...]
parce quâil se trouve lĂ des femmes ressemblant aux houris aux yeux noirs du
Paradis. » Ce qui nâest pas lâavis de tout le monde : « Je nâai pas rencontrĂ©
dans tout le YĂ©men, en plaine ou en montagne, un seul joli visage qui attirerait
lâĆil, ou une seule Ă©lĂ©gance ou dĂ©licatesse dont on puisse tĂ©moigner » (I
BN
AL
-M
UDJAWIR
).
31
FĂȘte bien attestĂ©e par al-Khazradji et Ibn al-Mudjawir, sans doute dâorigine
paĂŻenne.
Ibn BattĂ»ta â Voyages
62
II. De La Mecque aux steppes russes et Ă lâInde
pays, elle se contente de bien peu de chose pour les frais de nourriture
et dâhabillement. Mais les femmes de cette contrĂ©e ne quittent jamais
leur patrie. Si lâon donnait Ă lâune dâelles ce quâil y a de plus prĂ©cieux
pour la déterminer à quitter son pays, elle ne le ferait sans doute pas.
Les savants de cette contrée et ses légistes sont des gens probes, re-
ligieux, sĂ»rs, vertueux, et dâun excellent naturel. Jâai vu dans la ville
de ZebĂźd le savant et pieux cheĂŻkh Abou Mohammed assaâĂąny ; le fa-
kĂźh, le soĂ»fy contemplatif, AbouâlâabbĂąs alabĂŻĂąny, et le jurisconsulte
traditionnaire Abou âAly azzebĂźdy. Je me mis sous leur protection : ils
mâhonorĂšrent, me donnĂšrent lâhospitalitĂ©, et jâentrai dans leurs ver-
gers. Je fis connaissance chez lâun dâeux avec le lĂ©giste, le juge et sa-
vant Abou ZeĂŻd âabd arrahmĂąn assoĂ»fy, un des hommes distinguĂ©s du
Yaman. On mentionna devant lui le serviteur de Dieu, lâascĂšte et
lâhumble Ahmed, fils dâAlâodjaĂŻl alyamany
, qui Ă©tait du nombre des
grands personnages, et de ceux qui font des prodiges.
p076
A
NECDOTE MIRACULEUSE
On raconte que les docteurs de la secte des zeĂŻdites et leurs grands
personnages allĂšrent une fois rendre visite au cheĂŻkh Ahmed, fils
dâAlâodjaĂŻl, qui sâassit pour les recevoir en dehors de la zĂąouĂŻah. Ses
disciples allĂšrent Ă leur rencontre, mais le cheĂŻkh ne quitta pas sa
place. Les zeĂŻdites le saluĂšrent, il leur toucha la main, et leur dit :
« Soyez les bienvenus ! » On se mit à discourir sur la matiÚre de la
prĂ©destination, et les sectaires avancĂšrent quâil nây avait pas de fatali-
té, et que celui qui agissait était le créateur de ses actions
. Le cheĂŻkh
répondit : « Si la chose est telle que vous le dites, levez-vous donc de
la place oĂč vous ĂȘtes ! » Ils le voulurent faire, sans pouvoir y rĂ©ussir.
Alors le cheĂŻkh les laissa dans cet Ă©tat, et entra dans la zĂąouĂŻah. Ils
restÚrent ainsi, mais la chaleur les incommoda ; ils furent tourmentés
par lâardeur du soleil, et gĂ©mirent de ce qui leur Ă©tait arrivĂ©. Alors les
compagnons du cheïkh allÚrent le trouver, et lui dirent : « Ces gens
32
1212-1291 connu en son époque comme juriste, sa légende de sainteté a dû
ĂȘtre forgĂ©e par la suite. Les autres savants citĂ©s par Ibn BattĂ»ta nâont pas Ă©tĂ©
identifiés.
33
Câest la doctrine muâtazilite, du libre arbitre, Ă laquelle les zaydites adhĂšrent.
Voir lâintroduction du t. I.
Ibn BattĂ»ta â Voyages
63
II. De La Mecque aux steppes russes et Ă lâInde
sont venus à résipiscence envers Dieu, et ont abandonné leur secte
impie. » Le cheïkh sortit, et, prenant leurs mains, il leur fit promettre
de revenir à la vérité, et de quitter leur doctrine perverse. Il les fit,
aprĂšs cela, entrer dans sa zĂąouĂŻah, oĂč ils restĂšrent ses hĂŽtes pendant
trois jours, Ă lâexpiration desquels ils retournĂšrent dans leur pays.
Jâallai visiter la tombe de ce saint personnage, qui se trouve dans
un village nommé Ghaçùnah
, au-dehors de ZebĂźd. Or je rencontrai
son fils, le pieux AbouâlwalĂźd IsmaĂźl
, qui me donna lâhospitalitĂ©, et
chez lequel je passai la nuit. Je fis mon pĂšlerinage au tombeau du
cheĂŻkh, et restai avec son fils pendant trois jours ; puis
p077
je partis en
sa compagnie pour visiter le jurisconsulte Abouâlhaçùn azzeĂŻlaây
.
Celui-ci est au nombre des hommes les plus pieux, et commande les
pĂšlerins du Yaman, lorsquâils vont Ă La Mecque en pĂšlerinage. Les
habitants de ces contrĂ©es, ainsi que les BĂ©douins, lâestiment et
lâhonorent beaucoup.
Nous arrivĂąmes Ă Djoblah
, qui est une jolie petite ville, pourvue
de palmiers, de fruits et de canaux. Quand le fakĂźh Abouâlhaçùn azzeĂŻ-
laây fut informĂ© de lâarrivĂ©e du cheĂŻkh AbouâlwalĂźd, il vint Ă sa ren-
contre, et le fit descendre dans sa zĂąouĂŻah. Je le saluai, en compagnie
dâAbouâlwalĂźd, et nous restĂąmes chez lui pendant trois jours, avec le
traitement le plus agréable.
Puis nous partĂźmes, mais Abouâlhaçùn envoya avec nous un fakĂźr,
et nous nous dirigeĂąmes vers la ville de Taâizz, rĂ©sidence du roi du
Yaman. Câest une des plus belles et des plus grandes villes du pays ;
et ses habitants sont orgueilleux, insolents et durs, comme cela a lieu,
le plus souvent, dans les villes oĂč demeurent les rois. Taâizz a trois
quartiers ; lâun est occupĂ© par le sultan, ses mamloĂ»cs, ses domesti-
ques, et par les grands de lâĂtat. Je ne me souviens pas maintenant de
son nom. Le second est habité par les commandants et les troupes, et
34
Ce village Ă©tait dĂ©jĂ connu Ă lâĂ©poque sous le nom de Bait al-Faqih (la Maison
du Juriste), sous lequel il figure encore aujourdâhui sur les cartes, Ă mi-chemin
entre Zabid et al-Hudayda.
35
DâaprĂšs al-Khazradji, IsmaĂŻl bin Ahmad bin Odjail mourut en 1317.
36
Ali bin Abu Bakr, originaire de Zeila (1260-1332).
37
SituĂ©e au nord de la ville actuelle dâIbb, sur la route allant de Taâizz Ă Sanâa,
elle fut au
XI
e
siĂšcle la capitale de la dynastie ismaĂŻlite des Sulaihis.
Ibn BattĂ»ta â Voyages
64
II. De La Mecque aux steppes russes et Ă lâInde
il sâappelle âOdaĂŻnah. Dans le troisiĂšme rĂ©side la gĂ©nĂ©ralitĂ© du peu-
ple ; on y voit le grand marché, et il se nomme Almohùleb
.
p078
D
U SULTAN DU
Y
AMAN
Câest le sultan belliqueux NoĂ»r eddĂźn âAly, fils du sultan secouru
de Dieu, Hizbar eddßn Dùoûd, fils du sultan victorieux Yoûcef, fils
dâAly, fils de RaçoĂ»l
. Son aïeul a été célÚbre sous ce dernier nom,
car un des khalifes âabbĂącides lâenvoya dans le Yaman en qualitĂ©
dâĂ©mir, et plus tard ses enfants jouirent de la royautĂ© dâune maniĂšre
indépendante. Le sultan actuel suit un ordre admirable, tant dans ses
audiences que lorsquâil monte Ă cheval. Quand jâarrivai dans cette
ville de Taâizz, en compagnie du fakir que le cheĂŻkh, le jurisconsulte
Abouâlhaçan azzeĂŻlayâ, avait envoyĂ© avec moi, nous allĂąmes ensemble
chez le grand juge, lâimĂąm traditionnaire Safy eddĂźn Atthabary al-
mekky
. Nous le saluĂąmes ; il nous accueillit fort bien, et nous re-
çûmes lâhospitalitĂ© chez lui pendant trois jours. Le quatriĂšme, qui Ă©tait
un jeudi, jour dans lequel le sultan donne audience générale, le grand
juge mây conduisit, et je saluai le prince.
La maniĂšre de lui adresser le salut consiste Ă toucher la terre avec
le doigt indicateur, puis Ă le porter sur la tĂȘte, et Ă dire : « Que Dieu
fasse durer ta puissance ! » Je fis comme le kĂądhi, et celui-ci sâassit Ă
la droite du roi, qui mâordonna de mâasseoir devant lui. Alors il
mâinterrogea touchant mon pays, sur notre maĂźtre le commandant des
musulmans, le trĂšs gĂ©nĂ©reux Abou SaâĂźd ; que Dieu soit satisfait de
lui ! sur le roi dâĂgypte, celui de lâIrak, et le roi du LoĂ»r. Je rĂ©pondis Ă
38
La ville est citée par Yaqut (c. 1225) et Ibn al-Mudjawir (c. 1230) comme une
forteresse célÚbre, mais elle a dû prendre son essor sous les Rasulides. Le
premier quartier citĂ© par Ibn BattĂ»ta sâappelait Muâizziya. Udaina se trouvait
au pied de la citadelle. Quant Ă al-Mahalib, il nâest pas attestĂ© par ailleurs.
39
Al-Malik al-Mudjahid Nur al-din, cinquiĂšme souverain Rasulide (1321-1361),
fils de Muâayyad Daud (1296-1321), fils de Muzaffar Yusuf, deuxiĂšme souve-
rain (1250-1295). LâancĂȘtre Rasul, un TurkmĂšne, arriva au YĂ©men avec les
conquérants Ayyubides.
40
Les Tabari étaient cadis de La Mecque de pÚre en fils pendant cette période
(voir t. I, chap. 4, n. 214). Toutefois, ce membre de la famille est inconnu. Le
grand cadi de Taâizz Ă©tait Ă lâĂ©poque Djamal al-din Muhammad bin Yusuf al-
Sabri, mort en 1342.
Ibn BattĂ»ta â Voyages
65
II. De La Mecque aux steppes russes et Ă lâInde
toutes les questions quâil me fit Ă leur Ă©gard. Son vizir
p079
Ă©tait en sa
prĂ©sence, et il lui ordonna de mâhonorer et de me donner lâhospitalitĂ©.
Voici lâordre suivi dans les audiences de ce roi ; il sâassied sur une
estrade, recouverte et ornĂ©e dâĂ©toffes de soie, et il a Ă sa droite et Ă sa
gauche les militaires. Ceux qui sont à cÎté de lui, ce sont les porteurs
de sabres et de boucliers, puis viennent les archers, et devant ceux-ci,
Ă droite et Ă gauche le chambellan, les grands de lâĂtat et le secrĂ©taire
intime. LâĂ©mir DjandĂąr
est aussi devant le monarque, et enfin les
chĂąouchs
, qui sont au nombre de ses gardes, se tiennent debout Ă
distance. Lorsque le sultan prend sa place, ils crient tous : « Au nom
de Dieu ! » et quand il se lĂšve, ils rĂ©pĂštent la mĂȘme exclamation, de
sorte que tous ceux qui se trouvent dans la salle dâaudience connais-
sent lâinstant oĂč il quitte sa place, de mĂȘme que celui oĂč il sâassied.
Une fois le sultan assis, tous ceux qui ont lâhabitude de le venir saluer
entrent, et saluent le monarque ; puis chacun dâeux se tient Ă lâendroit
qui lui est destiné, à droite ou à gauche ; personne ne quitte sa place,
et aucun ne sâassied, Ă moins que le sultan ne le lui ordonne. Dans ce
cas, celui-ci dit Ă lâĂ©mir DjandĂąr : « Commande Ă un tel de sâasseoir. »
Alors ce dernier sâavance Ă une petite distance du lieu oĂč il se tenait
debout, et sâassied sur un tapis, placĂ© devant ceux qui sont debout, Ă
droite et Ă gauche.
On apporte ensuite les mets, qui sont de deux sortes : ceux destinés
à la généralité des assistants et ceux réservés à quelques individus par-
ticuliers. Les derniers sont pour le sultan, le grand juge, les principaux
chérßfs et jurisconsultes et pour les hÎtes. Les autres servent pour le
restant des chérßfs, des jurisconsultes et des juges, pour les cheïkhs,
les Ă©mirs, et les notables de lâarmĂ©e. La place de chacun Ă table est
déterminée ; personne ne la quitte ni ne foule les autres. Tel est exac-
tement aussi lâordre quâobserve le roi de lâInde dans ses repas ; et je
p080
ne sais point si les sultans de lâInde lâont pris de ceux du Yaman,
ou bien si ces derniers lâont empruntĂ© des sultans de lâInde.
41
Voir t. I, chap. 5, n. 262.
42
Du turc
tchaouch
: huissier.
Ibn BattĂ»ta â Voyages
66
II. De La Mecque aux steppes russes et Ă lâInde
Je restai plusieurs jours lâhĂŽte du sultan du Yaman, qui me combla
de bienfaits et me pourvut dâune monture ; puis je partis, me dirigeant
vers la ville de SanâĂą
.
Câest lâancienne capitale du pays de Yaman, grande citĂ©, dâune
belle construction, bĂątie de briques et de plĂątre ; elle est abondamment
pourvue dâarbres, de fruits et de grains ; son climat est tempĂ©rĂ© et son
eau excellente. Une chose Ă©tonnante, câest que la pluie, dans les pays
de lâInde, du Yaman et de lâAbyssinie, ne tombe que dans le temps
des grandes chaleurs, et que, le plus souvent, elle tombe dans cette
saison tous les jours aprĂšs midi
. Câest pour cela que les voyageurs
se hĂątent, vers ce moment, dâarriver Ă la station, afin de ne pas ĂȘtre
atteints par la pluie. Les habitants des villes se retirent dans leurs de-
meures, car les pluies, dans ces contrées, sont des ondées trÚs copieu-
ses. SanâĂą est entiĂšrement pavĂ©e, et lorsquâil pleut, lâeau lave et net-
toie toutes ses rues. La mosquĂ©e djĂąmiâ de cette ville est au nombre
des plus belles mosquĂ©es et elle contient la tombe dâun des prophĂštes,
sur qui soit le salut !
Je partis pour la ville dâAden
, le port du pays de Yaman, situé au
bord du grand océan ; les montagnes
p081
lâenvironnent, et lâon nây
peut entrer que par un seul cĂŽtĂ©. Câest une grande ville, mais elle ne
possĂšde ni grains, ni arbres, ni eau douce. Elle a seulement des citer-
nes pour recevoir lâeau de pluie
, car lâeau potable se trouve loin de
la ville. Souvent les Arabes dĂ©fendent dâen puiser, et se mettent entre
43
Sanâa, capitale des hauts plateaux, se trouve Ă deux cents kilomĂštres au nord
de Taâizz, et cette excursion constitue un dĂ©tour considĂ©rable sur le chemin
dâIbn BattĂ»ta.
44
« Tous les aprÚs-midi souffle un vent froid et vivifiant, aprÚs lequel le ciel
devient nuageux et la pluie tombe pour une ou deux heures ; ensuite le ciel
sâĂ©claircit. » Toutefois, cette description dâIbn al-Mudjawir concerne la rĂ©gion
de Taâizz.
45
« Aden est situĂ©e au pied dâune montagne [...] câest une petite ville mais trĂšs
forte en murailles, tours et remparts. [...] Cette ville a un grand commerce avec
Le Caire ainsi quâavec les Indes, et les Indes commercent avec elle. Il y a
beaucoup de marchands trĂšs riches. [...] La ville est un lieu de rencontre pour
les marchands » (Tomé P
IRĂS
, c. 1500).
46
La coutume de construire des digues et des citernes caractéristiques de la
vieille culture sabĂ©enne a laissĂ© des traces dans le territoire dâAden. On trouve
les vestiges de quelque cinquante réservoirs dans toute la péninsule. ils au-
raient été construits par des Persans venus de Siraf.
Ibn BattĂ»ta â Voyages
67
II. De La Mecque aux steppes russes et Ă lâInde
les eaux et les habitants de la ville, jusquâĂ ce que ceux-ci se soient
accommodĂ©s avec eux, au moyen dâargent et dâĂ©toffes. La chaleur est
grande Ă Aden. Cette ville est le port oĂč abordent les Indiens ; de gros
vaisseaux y arrivent de Cambaie Tùnah, Cawlem, Kùlikoûth, Fanda-
rùïnah, Chùliyùt, Mandjaroûr, Fùkanwar, Hinaour, Sindùbour, etc.
.
Des nĂ©gociants de lâInde demeurent dans cette ville, ainsi que des nĂ©-
gociants Ă©gyptiens. Les habitants dâAden se partagent en marchands
portefaix et pĂȘcheurs. Parmi les premiers, il y en a qui possĂšdent de
grandes richesses, et quelquefois un seul négociant est propriétaire
dâun grand navire avec tout ce quâil contient, sans quâaucune autre
personne soit associĂ©e avec lui, tant il est riche par lui-mĂȘme. On re-
marque Ă ce sujet, chez ces nĂ©gociants, de lâostentation et de lâorgueil.
A
NECDOTE
On mâa racontĂ© quâun des nĂ©gociants envoya un de ses esclaves
pour lui acheter un bĂ©lier, et quâun autre nĂ©gociant expĂ©dia aussi un
esclave Ă lui pour le mĂȘme objet ; or il arriva, par hasard quâil nây
avait dans le
p082
marchĂ©, ce jour-lĂ , quâun seul bĂ©lier. Les deux escla-
ves enchĂ©rirent pour lâavoir, en sorte que son prix se monta Ă quatre
cents dinars ; et lâun dâeux lâacheta en disant : « Certes, le capital que
je possĂšde est de quatre cents dĂźnĂąrs ; si mon maĂźtre me rembourse la
dépense faite pour le bélier, tant mieux ; sinon je le payerai de mon
argent, je me serai dĂ©fendu et je lâaurai emportĂ© sur mon compĂ©ti-
teur. » Il sâen alla chez son maĂźtre avec le bĂ©lier, et, quand le nĂ©go-
ciant fut informĂ© de lâĂ©vĂ©nement, il donna la libertĂ© Ă lâesclave et lui
fit cadeau de mille dĂźnĂąrs. Lâautre esclave retourna frustrĂ© chez son
maßtre ; celui-ci le battit, lui prit tout son pécule et le chassa de sa pré-
sence
.
Je logeai à Aden chez un négociant appelé Nùcir eddßn Alfary. En-
viron vingt négociants assistaient tous les soirs à son repas, et le nom-
47
Cambay dans le Gudjarat, Tana Ă proximitĂ© de Bombay, Quilon Ă lâextrĂ©mitĂ©
sud de lâInde, Calicut, Pandalayini au nord de Calicut, Beypore au sud de Ca-
licut, Mangalore, Baccanore, Honavar et Goa. Lâensemble de ces villes sont
des ports de la cĂŽte occidentale de lâInde et seront dĂ©crites dans le t. III.
48
La mĂȘme anecdote, avec un poisson Ă la place du bĂ©lier, est racontĂ©e par Ibn
al-Mudjawir au sujet de deux marchands de Siraf.
Ibn BattĂ»ta â Voyages
68
II. De La Mecque aux steppes russes et Ă lâInde
bre de ses esclaves et de ses domestiques était encore plus considéra-
ble que celui des convives. Malgré tout ce que nous venons de dire,
les habitants dâAden sont des gens religieux, humbles, probes et douĂ©s
de qualités généreuses. Ils sont favorables aux étrangers, font du bien
aux pauvres et payent ce quâon doit Ă Dieu, câest-Ă -dire la dĂźme au-
mĂŽniĂšre, ainsi quâil est ordonnĂ©.
Je vis dans cette ville son kĂądhi, le pieux SĂąlim, fils dâAbd Allah
Alhindy, dont le pÚre avait été un esclave portefaix. Quant à Sùlim, il
sâadonna Ă la science, il y acquit le rang de chef et de maĂźtre, et câest
un des meilleurs kùdhis et des plus distingués. Je fus son hÎte pendant
plusieurs jours.
AprĂšs ĂȘtre parti dâAden, je voyageai par mer durant quatre jours
et jâarrivai Ă la ville de ZeĂŻlaâ
. Câest la
p083
capitale des Berberah
,
peuplade de Noirs qui suit la doctrine de ChĂąfiây
, Leur pays forme
un dĂ©sert, qui sâĂ©tend lâespace de deux mois de marche, Ă commencer
de ZeĂŻlaâ et en finissant par Makdachaou. Leurs bĂȘtes de somme sont
des chameaux, et ils possÚdent aussi des moutons, célÚbres par leur
graisse. Les habitants de ZeĂŻlaâ ont le teint noir, et la plupart sont hĂ©-
rétiques.
ZeĂŻlaâ est une grande citĂ©, qui possĂšde un marchĂ© considĂ©rable ;
mais câest la ville la plus sale qui existe, la plus triste et la plus puante.
Le motif de cette infection, câest la grande quantitĂ© de poisson que
lâon y apporte, ainsi que le sang des chameaux que lâon Ă©gorge dans
les rues. A notre arrivĂ©e Ă ZeĂŻlaâ, nous prĂ©fĂ©rĂąmes passer la nuit en
49
Le dĂ©part dâIbn BattĂ»ta dâAden doit se placer dans la deuxiĂšme moitiĂ© du
mois de janvier 1331, ce qui correspond Ă lâĂ©poque des moussons qui ren-
daient possible le voyage.
50
Port situé dans la Somalie actuelle immédiatement au sud de Djibouti ; il était
Ă lâĂ©poque un des principaux dĂ©bouchĂ©s de lâarriĂšre-pays Ă©thiopien dont les
plaines se trouvaient sous la domination du royaume musulman dâIfat et les
plateaux sous la dynastie salomonienne (chrétienne). « En ce qui concerne le
peuple de Zeila et leurs tribus, ils nâont pas de rois. Mais ils sont divisĂ©s en
sept tribus. Ils sont musulmans et leurs prĂȘcheurs rĂ©citent les priĂšres publiques
au nom de leurs sept chefs » (M
UFAZZAL
,
XIV
e
siĂšcle).
51
En principe, les Barbara des géographes arabes contiennent les tribus hamiti-
ques qui ne sont ni abbyssines (Habash), ni nĂšgres (Zendj), et principalement
les Somalis, mais ici Ibn Battûta parle de Noirs.
52
Gibb traduit rafidhis, câest-Ă -dire shiâites, et dans ce cas apparemment zaydi-
tes.
Ibn BattĂ»ta â Voyages
69
II. De La Mecque aux steppes russes et Ă lâInde
mer, quoiquâelle fĂ»t trĂšs agitĂ©e, plutĂŽt que dans la ville, Ă cause de la
malpropreté de celle-ci.
AprĂšs ĂȘtre partis de ZeĂŻlaâ, nous voyageĂąmes sur mer pendant
quinze jours, et arrivĂąmes Ă Makdachaou
, ville extrĂȘmement vaste.
Les habitants ont un grand nombre de chameaux, et ils en Ă©gorgent
plusieurs centaines chaque jour. Ils ont aussi beaucoup de moutons, et
sont de riches marchands. Câest Ă Makdachaou que lâon
p084
fabrique
les Ă©toffes qui tirent leur nom de celui de cette ville, et qui nâont pas
leurs pareilles. De Makdachaou, on les exporte en Ăgypte et ail-
leurs
. Parmi les coutumes des habitants de cette ville est la sui-
vante : lorsquâun vaisseau arrive dans le port, il est abordĂ© par des
sonboûks
, câest-Ă -dire de petits bateaux
. Chaque sonboûk renferme
plusieurs jeunes habitants de Makdachaou, dont chacun apporte un
plat couvert, contenant de la nourriture. Il le présente à un des mar-
chands du vaisseau, en sâĂ©criant : « Cet homme est mon hĂŽte » ; et
tous agissent de la mĂȘme maniĂšre. Aucun trafiquant ne descend du
vaisseau, que pour se rendre Ă la maison de son hĂŽte dâentre ces jeune
gens, sauf toutefois le marchand qui est déjà venu fréquemment dans
la ville, et en connaĂźt bien les habitants. Dans ce cas, il descend oĂč il
lui plaĂźt. Lorsquâun commerçant est arrivĂ© chez son hĂŽte, celui-ci vend
pour lui ce quâil a apportĂ© et lui fait ses achats. Si lâon achĂšte de ce
marchand quelque objet pour un prix au-dessous de sa valeur, ou
quâon lui vende autre chose hors de la prĂ©sence de son hĂŽte, un pareil
marché est frappé de réprobation aux yeux des habitants de Makda-
chaou. Ceux-ci trouvent de lâavantage Ă se conduire ainsi.
Lorsque les jeunes gens furent montĂ©s Ă bord du vaisseau oĂč je me
trouvais, un dâentre eux sâapprocha de moi. Mes compagnons lui di-
rent : « Cet individu nâest pas un marchand, mais un jurisconsulte. »
Alors le jeune homme appela ses compagnons et leur dit : « Ce per-
53
53. Comptoir fondé au
X
e
siĂšcle par des migrants arabes et peut-ĂȘtre persans,
Mogadiscio, Ă©tait gouvernĂ© jusquâau
XIII
e
siÚcle par une fédération de tribus.
« Ils nâont roi, mais quatre cheĂŻkhs, ce qui veut dire quatre hommes qui ont le
gouvernement de toute cette ßle [sic] » (Marco P
OLO
). Un sultanat héréditaire
y fut Ă©tabli Ă partir de la fin du
XIII
e
siĂšcle.
54
Le commerce de coton tissé était florissant. « [...] il était exporté vers
lâĂgypte, lâArabie et le golfe Persique, mais commença Ă dĂ©cliner aprĂšs la
destruction des colonies arabes de la cÎte par les Portugais » (G
UILLAIN
).
55
Voir t. I, chap. 5, n. 62.
Ibn BattĂ»ta â Voyages
70
II. De La Mecque aux steppes russes et Ă lâInde
sonnage est lâhĂŽte du kĂądhi. » Parmi eux se trouvait un des employĂ©s
du kĂądhi, qui lui fit connaĂźtre cela. Le magistrat se rendit sur le rivage
de la mer, accompagnĂ© dâun certain nombre de
thĂąlibs
cha un de
p085
ceux-ci. Je descendis Ă terre avec mes camarades, et sa-
luai le kùdhi et son cortÚge. Il me dit : « Au nom de Dieu, allons sa-
luer le cheĂŻkh. â Quel est donc ce cheĂŻkh ? rĂ©pondis-je â Câest le
sultan, rĂ©pliqua-t-il. » Car ce peuple a lâhabitude dâappeler le sultan
cheĂŻkh. Je rĂ©pondis au kĂądhi : « Lorsque jâaurai pris mon logement,
jâirai trouver le cheĂŻkh. » Mais il repartit : « Câest la coutume, quand il
arrive un lĂ©giste, ou un chĂ©rĂźf, ou un homme pieux, quâil ne se repose
quâaprĂšs avoir vu le sultan. » Je me conformai donc Ă leur demande,
en allant avec eux trouver le souverain.
D
U SULTAN DE
M
AKDACHAOU
Ainsi que nous lâavons dit, le sultan de Makdachaou nâest appelĂ©
par ses sujets que du titre de cheĂŻkh. Il a nom Abou Becr, fils du
cheĂŻkh Omar
, et est dâorigine berbĂšre ; il parle lâidiome makda-
chain, mais il connaĂźt la langue arabe. Câest la coutume, quand arrive
un vaisseau, que le sonboûk du sultan se rende à son bord, pour de-
mander dâoĂč vient ce navire, quels sont son propriĂ©taire et son
roub-
bĂąn
, câest-Ă -dire son pilote ou capitaine, quelle est sa cargaison et
quels marchands ou autres individus se trouvent Ă bord. Lorsque
lâĂ©quipage du sonboĂ»k a pris connaissance de tout cela, on en donne
avis au sultan, qui loge prĂšs de lui les personnes dignes dâun pareil
honneur.
Quand je fus arrivé au palais du sultan, avec le kùdhi susmention-
nĂ©, qui sâappelait Ibn BorhĂąn eddĂźn et Ă©tait originaire dâĂgypte
eunuque en sortit et salua le
p086
juge, qui lui dit : « Remets le dépÎt
56
Ătudiants.
57
57. Sur les sultans de Mogadiscio jusquâau
XVI
e
e
, on ne connaĂźt que le fonda-
teur de la dynastie Ă la fin du
XII
siĂšcle, Abu Bakr bin Fakhr al-din, et cet Abu
Bakr qui nâest citĂ© que par Ibn BattĂ»ta.
58
Il faudrait probablement lire al-Muqri Ă la place dâal-Misri (originaire
dâĂgypte), puisque la fonction du cadi Ă©tait hĂ©rĂ©ditaire dans la tribu des Muqri
Ă la suite dâun compromis Ă©tabli Ă lâavĂšnement du sultan Abu Bakr bin Fakhr
al-din. Un certain Burhan al-din
faqih
(jurisconsulte) vivant au début du
XIV
e
siÚcle apparaßt dans une généalogie du
XVIII
e
siĂšcle.
Ibn BattĂ»ta â Voyages
71
II. De La Mecque aux steppes russes et Ă lâInde
qui tâest confiĂ©, et apprends Ă notre maĂźtre le cheĂŻkh que cet homme-ci
est arrivĂ© du HidjĂąz. » Lâeunuque sâacquitta de son message et revint,
portant un plat dans lequel se trouvaient des feuilles de bétel et des
noix dâarec. Il me donna dix feuilles du premier, avec un peu de faou-
fel et en donna la mĂȘme quantitĂ© au kĂądhi ; ensuite il partagea entre
mes camarades et les disciples du kĂądhi ce qui restait dans le plat. Puis
il apporta une cruche dâeau de roses de Damas, et en versa sur moi et
sur le kùdhi, en disant : « Notre maßtre ordonne que cet étranger soit
logĂ© dans la maison des thĂąlibs. » CâĂ©tait une maison destinĂ©e Ă traiter
ceux-ci. Le kĂądhi mâayant pris par la main, nous allĂąmes Ă cette mai-
son, qui est située dans le voisinage de celle du cheïkh, décorée de
tapis et pourvue de tous les objets nécessaires. Plus tard ledit eunuque
apporta de la maison du cheĂŻkh un repas ; il Ă©tait accompagnĂ© dâun
des vizirs, chargé de prendre soin des hÎtes, et qui nous dit : « Notre
maĂźtre vous salue et vous fait dire que vous ĂȘtes les bienvenus » ;
aprĂšs quoi il servit le repas et nous mangeĂąmes. La nourriture de ce
peuple consiste en riz cuit avec du beurre, quâils servent dans un
grand plat de bois, et par-dessus lequel ils placent des Ă©cuelles de
coĂ»-
chĂąn
, qui est un ragoût composé de poulets, de viande, de poisson
et de légumes. Ils font cuire les bananes, avant leur maturité, dans du
lait frais, et ils les servent dans une écuelle. Ils versent le lait caillé
dans une autre Ă©cuelle, et mettent par-dessus des limons confits et des
grappes de poivre confit dans le vinaigre et la saumure, du gingembre
vert et des mangues qui ressemblent Ă des pommes, sauf quâelles ont
un noyau. Lorsque la mangue est parvenue à sa maturité, elle est ex-
trĂȘmement douce et se mange comme un fruit ; mais, avant cela, elle
est acide comme le limon, et on la confit dans du vinaigre. Quand les
habitants de Makdachaou ont mangé une bouchée de riz, ils avalent
p087
de ces salaisons et de ces conserves au vinaigre. Un seul de ces
individus mange autant que plusieurs de nous : câest lĂ leur habitude ;
ils sont dâune extrĂȘme corpulence et dâun excessif embonpoint.
Lorsque nous eĂ»mes mangĂ©, le kĂądhi sâen retourna. Nous demeu-
rĂąmes en cet endroit pendant trois jours, et on nous apportait Ă manger
trois fois dans la journée, car telle est leur coutume. Le quatriÚme
jour, qui Ă©tait un vendredi, le kĂądhi, les Ă©tudiants et un des vizirs du
59
Le terme est probablement originaire du golfe Persique et indique une sorte de
curry.
Ibn BattĂ»ta â Voyages
72
II. De La Mecque aux steppes russes et Ă lâInde
cheĂŻkh vinrent me trouver, et me prĂ©sentĂšrent un vĂȘtement. Leur ha-
billement consiste en un pagne de filoselle, que les hommes
sâattachent au milieu du corps, en place de caleçon, quâils ne connais-
sent pas ; en une tunique de toile de lin dâĂgypte, avec une bordure ;
en une
fardjĂźyeh
de
kodsy
doublĂ©e, et en un turban dâĂ©toffe
dâĂgypte, avec une bordure. On apporta pour mes compagnons des
habits convenables.
Nous nous rendßmes à la mosquée principale, et nous y priùmes
derriÚre la tribune grillée. Lorsque le cheïkh sortit de cet endroit, je le
saluai avec le kĂądhi. Il rĂ©pondit par des vĆux en notre faveur, et
conversa avec le kĂądhi dans lâidiome de la contrĂ©e ; puis il me dit en
arabe : « Tu es le bienvenu, tu as honoré notre pays et tu nous as ré-
jouis. » Il sortit dans la cour de la mosquĂ©e, et sâarrĂȘta prĂšs du tom-
beau de son pĂšre, qui se trouve en cet endroit ; il y fit une lecture dans
le Coran et une priĂšre, aprĂšs quoi les vizirs, les Ă©mirs et les chefs des
troupes arrivÚrent et saluÚrent le sultan. On suit, dans cette cérémonie,
la mĂȘme coutume quâobservent les habitants du Yaman. Celui qui sa-
lue place son index sur la terre, puis il le pose sur sa tĂȘte, en disant :
« Que Dieu perpétue ta gloire ! »
AprÚs cela, le cheïkh franchit la porte de la mosquée,
p088
revĂȘtit ses
sandales, et ordonna au kĂądhi et Ă moi dâen faire autant. Il se dirigea Ă
pied vers sa demeure, qui était située dans le voisinage du temple, et
tous les assistants marchaient nu-pieds. On portait au-dessus de la tĂȘte
du cheïkh quatre dais de soie de couleur, dont chacun était surmonté
dâune figure dâoiseau en or. Son vĂȘtement consistait ce jour-lĂ en une
robe flottante de kodsy vert, qui recouvrait de beaux et amples habits
de fabrique Ă©gyptienne. Il Ă©tait ceint dâun pagne de soie et coiffĂ© dâun
turban volumineux. On frappa devant lui les timbales et lâon sonna
des trompettes et des clairons. Les chefs des troupes le précédaient et
le suivaient ; le kĂądhi, les jurisconsultes et les chĂ©rĂźfs lâaccompa-
gnaient. Ce fut dans cet appareil quâil entra dans sa salle dâaudience.
60
Robe flottante dâĂ©toffe de JĂ©rusalem. Un voyageur chinois qui a visitĂ© Moga-
discio vers 1417-1419 note que les hommes avaient des cheveux en boucles
qui pendaient de tous les cÎtés et portaient des étoffes de coton ceintes autour
de la taille et que les femmes appliquaient un vernis jaune sur leurs tĂȘtes ra-
sĂ©es et portaient des disques Ă leurs oreilles ainsi que des anneaux dâargent au-
tour du cou.
Ibn BattĂ»ta â Voyages
73
II. De La Mecque aux steppes russes et Ă lâInde
Les vizirs, les Ă©mirs et les chefs des troupes sâassirent sur une estrade,
située en cet endroit. On étendit pour le kùdhi un tapis, sur lequel nul
autre que lui ne prit place. Les fakĂźhs et les cherĂźfs accompagnaient ce
magistrat. Ils restĂšrent ainsi jusquâĂ la priĂšre de trois Ă quatre heures
de lâaprĂšs-midi. Lorsquâils eurent cĂ©lĂ©brĂ© cette priĂšre en sociĂ©tĂ© du
cheïkh, tous les soldats se présentÚrent et se placÚrent sur plusieurs
files, conformément à leurs grades respectifs ; aprÚs quoi on fit réson-
ner les timbales, les clairons, les trompettes et les flûtes. Pendant
quâon joue de ces instruments, personne ne bouge et ne remue de sa
place, et quiconque se trouve alors en mouvement sâarrĂȘte, sans avan-
cer ni reculer. Lorsquâon eut fini de jouer de la musique militaire, les
assistants saluĂšrent avec leurs doigts, ainsi que nous lâavons dit, et
sâen retournĂšrent. Telle est leur coutume chaque vendredi.
Lorsquâarrive le samedi, les habitants se prĂ©sentent Ă la porte du
cheĂŻkh, et sâasseyent sur des estrades, en dehors de la maison. Le kĂąd-
hi, les fakßhs, les chérßfs, les gens pieux, les personnes respectables et
les pĂšlerins entrent dans la seconde salle et sâasseyent sur des estrades
en bois destinées à cet usage. Le kùdhi se tient sur une estrade sépa-
rée, et chaque classe a son estrade particuliÚre, que personne ne par-
tage avec elle. Le cheĂŻkh
p089
sâassied ensuite dans son salon et envoie
chercher le kùdhi, qui prend place à sa gauche, aprÚs quoi les légistes
entrent, et leurs chefs sâasseyent devant le sultan ; les autres saluent et
sâen retournent. Les chĂ©rĂźfs entrent alors, et les principaux dâentre eux
sâasseyent devant lui ; les autres saluent et sâen retournent. Mais, sâils
sont les hĂŽtes du cheĂŻkh, ils sâasseyent Ă sa droite. Le mĂȘme cĂ©rĂ©mo-
nial est observé par les personnes respectables et les pÚlerins, puis par
les vizirs, puis par les Ă©mirs, et enfin par les chefs des troupes, cha-
cune de ces classes succédant à une autre. On apporte des aliments ; le
kùdhi, les chérßfs et ceux qui sont assis dans le salon mangent en pré-
sence du cheĂŻkh, qui partage ce festin avec eux. Lorsquâil veut hono-
rer un de ses principaux Ă©mirs, il lâenvoie chercher et le fait manger en
leur compagnie ; les autres individus prennent leur repas dans le réfec-
toire. Ils observent en cela le mĂȘme ordre quâils ont suivi lors de leur
admission prĂšs du cheĂŻkh.
Celui-ci rentre ensuite dans sa demeure ; le kĂądhi, les vizirs, le se-
crĂ©taire intime, et quatre dâentre les principaux Ă©mirs, sâasseyent, afin
de juger les procĂšs et les plaintes. Ce qui a rapport aux prescriptions
de la loi est décidé par le kùdhi ; les autres causes sont jugées par les
Ibn BattĂ»ta â Voyages
74
II. De La Mecque aux steppes russes et Ă lâInde
membres du conseil, câest-Ă -dire les vizirs et les Ă©mirs. Lorsquâune
affaire exige que lâon consulte le sultan, on lui Ă©crit Ă ce sujet, et il
envoie sur-le-champ sa réponse, tracée sur le dos du billet, conformé-
ment à ce que décide sa prudence. Telle est la coutume que ces peu-
ples observent continuellement.
Je mâembarquai sur la mer dans la ville de Makdachaou, me diri-
geant vers le pays des SaouĂąhil
et la ville de Couloua, dans le pays
des Zendjs
p090
arrivùmes à Manbaça
tance de deux journées de navigation de la terre des Saouùhil. Cette ßle
ne possÚde aucune dépendance sur le continent, et ses arbres sont des
bananiers, des limoniers et des citronniers. Ses habitants recueillent
aussi un fruit quâils appellent
djammoûn
, et qui ressemble Ă lâolive ;
il a un noyau pareil Ă celui de lâolive, mais le goĂ»t de ce fruit est dâune
extrĂȘme douceur. Ils ne se livrent pas Ă la culture, et on leur apporte
des grains des SaouĂąhil. La majeure partie de leur nourriture consiste
en bananes et en poisson. Ils professent la doctrine de ChĂąfiây, sont
pieux, chastes et vertueux ; leurs mosquées sont construites trÚs soli-
dement en bois. PrÚs de chaque porte de ces mosquées se trouvent un
ou deux puits, de la profondeur dâune ou deux coudĂ©es ; on y puise
lâeau avec une Ă©cuelle de bois, Ă laquelle est fixĂ© un bĂąton mince, de
la longueur dâune coudĂ©e. La terre, Ă lâentour de la mosquĂ©e et du
puits, est tout unie. Quiconque veut entrer dans la mosquée commence
par se laver les pieds ; il y a prĂšs de la porte un morceau de natte trĂšs
grossier, avec lequel il les essuie. Celui qui désire faire les lotions
tient la coupe entre ses cuisses, verse lâeau sur ses mains et fait son
ablution. Tout le monde ici marche nu-pieds.
Nous passĂąmes une nuit dans cette Ăźle ; aprĂšs quoi nous reprĂźmes la
mer pour nous rendre Ă Couloua
grande ville située sur le littoral, et
61
Les cĂŽtes. Le singulier
sahil
signifiait Ă©galement entrepĂŽt ou comptoir.
62
Le « Noir » ou « nĂšgre » dans le vocabulaire arabe. Le mot, dâorigine sanskrite
ou persane, dĂ©signait Ă lâorigine les Noirs de la cĂŽte orientale de lâAfrique.
63
Mombasa, qui nâest sĂ©parĂ©e de la terre ferme que par un chenal, nâavait pas
encore une grande importance Ă lâĂ©poque.
64
Lâindien
jamun
(
Eugenia jambolata
). Voir p. 344 et t. III, chap. 3, n. 5.
65
Kilwa, la Quiloa des chroniques portugaises, est lâactuelle Kilwa Kisiwani en
Tanzanie. Kilwa aurait été fondée à la fin du
X
e
siĂšcle par des Arabes (ou Per-
sans) zaydites et constituait un centre important pour lâexportation de lâor. Ibn
Battûta a dû y arriver vers le début mars 1331.
Ibn BattĂ»ta â Voyages
75
II. De La Mecque aux steppes russes et Ă lâInde
dont les habitants sont pour la plupart des Zendjs, dâun teint extrĂȘme-
ment noir. Ils ont Ă la figure des incisions semblables Ă celles
p091
quâont les LĂźmiĂźn de DjenĂądah
. Un marchand mâa dit que la ville de
SofĂąlah
est situĂ©e Ă la distance dâun demi-mois de marche de Cou-
loua, et quâentre SofĂąlah et YoĂ»fi
, dans le pays des LĂźmiĂźn, il y a un
mois de marche. De YoĂ»fi, on apporte Ă SofĂąlah de la poudre dâor.
Couloua est au nombre des villes les plus belles et les mieux construi-
tes ; elle est entiĂšrement bĂątie en bois ; la toiture de ses maisons et en
dĂźs
, et les pluies y sont abondantes. Ses habitants sont adonnés au
djihĂąd
, car ils occupent un pays contigu Ă celui des Zendjs infidĂšles.
Leurs qualités dominantes sont la piété et la dévotion, et ils professent
la doctrine de ChĂąfiây.
D
U SULTAN DE
C
OULOUA
Lorsque jâentrai dans cette ville, elle avait pour sultan
Abouâlmozhaffer Haçan, surnommĂ© Ă©galement AbouâlmewĂąhib
,
cause de la multitude de ses dons et de ses actes de générosité. Il fai-
sait de fréquentes
p092
incursions dans le pays des Zendjs, les attaquait
et leur enlevait du butin, dont il prĂ©levait la cinquiĂšme partie, quâil
dépensait de la maniÚre fixée dans le Coran. Il déposait la part des
66
Limi, ou Lamlam, est le nom donné par les géographes arabes aux tribus de
lâintĂ©rieur, celles de lâAfrique inconnue, supposĂ©es anthropophages. Djanawa
Ă©tait Ă©galement le nom donnĂ© au pays situĂ© au sud de lâAfrique de lâOuest
islamisé ; il prendra à travers le portugais la forme de Guinée en français.
67
Sofala était le comptoir le plus méridional des Arabes en Afrique orientale ;
situĂ© au sud du ZambĂšze, elle drainait la production dâor de lâintĂ©rieur.
68
Youfi est le royaume de Nupe en Afrique de lâOuest, dont Ibn BattĂ»ta reparle-
ra au t. III. Pour les Arabes, mais aussi pour les Européens, qui ne connais-
saient ni lâintĂ©rieur ni la configuration de lâAfrique, les rĂ©gions connues leur
paraissaient communiquer entre elles. En 1658, Thévenot, qui écrit du Caire
au sujet dâun royaume du sud-est du Soudan, le Nana, estime que « câest dans
ce pays-lĂ que sont les mines dâoĂč lâon tire lâor qui passe dans les cĂŽtes de So-
fala et de Guinée ».
69
Le dis serait lâAmpelodesmos tenax.
70
La guerre sainte.
71
Une nouvelle dynastie arriva au pouvoir vers la fin du
XIII
e
siĂšcle dans la per-
sonne de Hasan bin Talut (1277-1294). Hasan bin Sulaiman, connu sous le
nom dâAbuâl-Mawahib (le PĂšre des dons), Ă©tait le petit-fils de ce dernier (c.
1310-1332).
Ibn BattĂ»ta â Voyages
76
II. De La Mecque aux steppes russes et Ă lâInde
proches du ProphÚte dans une caisse séparée, et lorsque des chérßfs
venaient le trouver il la leur remettait
, Ceux-ci se rendaient prĂšs de
lui de lâIrĂąk, du HidjĂąz et dâautres contrĂ©es. Jâen ai trouvĂ© Ă sa cour
plusieurs du HidjĂąz, parmi lesquels Mohammed, fils de DjammĂąz ;
MansoĂ»r, fils de LebĂźdah, fils dâAbou Nemy, et Mohammed, fils de
ChomaĂŻlah, fils dâAbou Nemy. Jâai vu, Ă Makdachaou, Tabl, fils de
CobaĂŻch, fils de DjammĂąz
, qui voulait aussi se rendre prĂšs de lui.
Ce sultan est extrĂȘmement humble, il sâassied et mange avec les fa-
kirs, et vénÚre les hommes pieux et nobles.
R
ĂCIT D
â
UNE DE SES ACTIONS GĂNĂREUSES
Je me trouvais prĂšs de lui un vendredi, au moment oĂč il venait de
sortir de la priĂšre, pour retourner Ă sa maison. Un fakir du Yaman se
prĂ©senta devant lui, et lui dit : « O AbouâlmewĂąhib ! â Me voici, rĂ©-
pondit-il ; ĂŽ fakir ! quel est ton besoin ? Donne-moi ces vĂȘtements qui
te couvrent. â TrĂšs bien, je te les donnerai.â Sur lâheure.â Oui,
certes, Ă lâinstant. » Il retourna Ă la mosquĂ©e, entra dans la maison du
prĂ©dicateur, ĂŽta ses vĂȘtements, en prit dâautres, et dit au fakir : « En-
tre, et prend-les. » Le fakir entra, les prit, les lia dans une serviette, les
plaça sur sa tĂȘte, et sâen retourna. Les
p093
assistants comblĂšrent le sul-
tan dâactions de grĂąces, Ă cause de lâhumilitĂ© et de la gĂ©nĂ©rositĂ© quâil
avait montrées. Son fils et successeur désigné reprit cet habit au fakir,
et lui donna en Ă©change dix esclaves. Le sultan, ayant appris combien
ses sujets louaient son action, ordonna de remettre au fakir dix autres
esclaves et deux charges dâivoire ; car la majeure partie des prĂ©sents,
dans ce pays, consiste en ivoire
, et lâon donne rarement de lâor.
72
« Sachez que, quel que soit le butin que vous preniez, le cinquiÚme appartient
Ă Dieu, au ProphĂšte et Ă ses proches, aux orphelins, aux pauvres et au voya-
geur... » (Coran, VIII, 41). Les proches du ProphÚte sont, selon la tradition, ses
descendants par sa fille Fatima, les chérßfs. Quant à la guerre sainte faite par
Abuâl-Mawahib, il sâagirait plutĂŽt de la traite des esclaves.
73
Pour Djammaz et ses fils, Ă©mirs de Medina, voir t. I, p. 273, et chap. 4, n. 72 ;
pour Abu Numay et sa descendance, Ă©mirs de La Mecque, t. I, p. 313, et chap.
4, n. 211.
74
Au Moyen Age, lâivoire du Zendj est trĂšs recherchĂ©. Des navires arabes
lâemportent au pays dâOman ; de lĂ , les commerçants le chargent pour lâInde
et la Chine.
Ibn BattĂ»ta â Voyages
77
II. De La Mecque aux steppes russes et Ă lâInde
Lorsque ce sultan vertueux et libéral fut mort, son frÚre Dùoûd de-
vint le roi
, et tint une conduite tout opposée. Quand un pauvre ve-
nait le trouver, il lui disait : « Celui qui donnait est mort, et nâa rien
laissé à donner. » Les visiteurs séjournaient à sa cour un grand nom-
bre de mois, et seulement alors il leur donnait trĂšs peu de chose ; si
bien quâaucun individu ne vint plus le trouver.
Nous nous embarquĂąmes Ă Couloua pour la ville de ZhafĂąr alhou-
moûdh
. Le mot Zhafùr est indéclinable, et sa derniÚre lettre est tou-
jours accompagnée de la voyelle
kesrah
(
i
, ZhafĂąri). Elle est situĂ©e Ă
lâextrĂ©mitĂ© du Yaman, sur le littoral de la mer des Indes, et lâon en
exporte dans lâInde des chevaux de prix
. La traversée dure un mois
plein, si le vent est favorable, et pour ma part jâai fait une fois en
vingt-huit jours le voyage entre
p094
KĂąlikouth, ville de lâInde, et Zha-
fĂąr
, Le vent Ă©tait propice, et nous ne cessĂąmes pas dâavancer nuit et
jour. La distance quâil y a par terre entre ZhafĂąr et âAden est dâun
mois, à travers le désert. Entre Zhafùr et Hadhramaout il y a seize
jours, et entre la mĂȘme ville et âOmĂąn vingt jours de marche. La ville
de Zhafùr se trouve dans une campagne déserte, sans village ni dépen-
dances
. Le marché est situé hors de la ville, dans un faubourg appe-
lé Hardjå
, et câest un des plus sales marchĂ©s, des plus puants et des
plus abondants en mouches, à cause de la grande quantité de fruits et
de poissons que lâon y vend. Ces derniers consistent, pour la plupart,
75
Daâud bin Sulaiman (1332-1356), dĂ©crit comme pieux et ascĂ©tique par les
chroniques.
76
Ancienne ville situĂ©e dans la province de Dhofar de lâactuel sultanat dâOman,
Ă cinq kilomĂštres Ă lâest de lâactuelle Salala. Lâappellation Zhafar al-Humudh
(aux Plantes Salines et AmĂšres) nâest pas autrement expliquĂ©e, Ă moins que ce
ne soit une déformation de Zhafar al-Habudi, surnom des souverains (originai-
res de Habuda dans le Hadramawt) qui possĂ©daient la ville avant sa conquĂȘte
par les Rasulides du YĂ©men en 1278-1279.
77
« Et encore vous dis trĂšs vĂ©ritablement quâon y exporte maints bons destriers
arabes vers dâautres contrĂ©es de quoi les marchands font grand gain et grand
profit » (Marco P
OLO
).
78
Voir t. III, p. 349.
79
La bourgade voisine de Mirbat aurait été détruite par Ahmad al-Habudi, fon-
dateur de la dynastie. Elle figure toutefois aujourdâhui sur les cartes, tandis
que Zhafar a disparu. Ce mĂȘme souverain aurait transfĂ©rĂ© Zhafar en 1223 de
lâintĂ©rieur au bord de la mer.
80
Al-Hadja est situĂ© Ă lâouest de la ville : « un bourg plaisant au bord de la mer »
(I
BN AL
-M
UDJAWIR
).
Ibn BattĂ»ta â Voyages
78
II. De La Mecque aux steppes russes et Ă lâInde
en sardines, qui sont dans ce pays extrĂȘmement grasses. Une chose
Ă©tonnante, câest que les bĂȘtes de somme sây nourrissent de ces sardi-
nes, et il en est ainsi des brebis
. Je nâai point vu pareille chose dans
aucune autre contrée. Presque tous les débitants du marché sont des
femmes esclaves, qui sont habillées de noir.
La principale culture des habitants de ZhafĂąr consiste en millet
quâils arrosent au moyen de puits trĂšs profonds. Pour cela, ils prĂ©pa-
rent un Ă©norme seau, auquel ils adaptent plusieurs cordes, Ă chacune
desquelles sâattache, par la ceinture, un esclave mĂąle ou femelle. Ils
tirent le seau le long dâune grosse piĂšce de bois, placĂ©e en haut du
puits, et le renversent dans une citerne, qui sert pour arroser. Ils ont
aussi une sorte de blĂ©, quâils nomment
âalas
, mais qui, en vérité, est
une espĂšce dâorge. Le riz est importĂ© de lâInde dans ce pays, et il
p095
constitue la principale nourriture de ses habitants. Les dirhems de
cette ville sont un alliage de cuivre et dâĂ©tain, et nâont pas cours ail-
leurs
. Les habitants sont des marchands, et vivent exclusivement du
trafic.
Ils ont cette habitude, quand un navire arrive, soit de lâInde, soit
dâun autre pays, que les esclaves du sultan se dirigent vers le rivage,
quâils montent sur un bateau et se rendent Ă bord de ce bĂątiment. Ils
portent avec eux des habillements complets, pour le maĂźtre du navire
ou son préposé, pour le
robbĂąn
, qui est le capitaine, et pour le
kirĂąny
,
câest-Ă -dire le scribe du bĂątiment. On amĂšne aussi pour ces individus
trois chevaux, sur lesquels ils montent. On bat devant eux les tam-
bours, et lâon sonne les clairons, depuis le bord de la mer jusquâau pa-
lais du sultan, et ils vont saluer le vizir et le commandant des gardes.
On envoie le repas dâhospitalitĂ© pendant trois jours Ă tous ceux qui se
trouvent sur le navire ; aprĂšs cela, ils mangent dans le palais du sultan.
Ces gens agissent ainsi pour se concilier lâesprit des maĂźtres des bĂąti-
ments.
81
« La nourriture de leurs animaux est composĂ©e dâun poisson sĂ©chĂ© appelĂ©
aid
,
quâils utilisent Ă©galement comme engrais » (I
BN AL
-M
UDJAWIR
). « Sachez trÚs
vĂ©ritablement que leurs bĂȘtes [...] sont accoutumĂ©es Ă manger du poisson, qui
forme la plus grande part de leur nourriture quotidienne » (Marco P
OLO
).
82
Il sâagissait dâune sorte de monnaie fiduciaire (ici cuivre et Ă©tain Ă la place du
papier) visant Ă empĂȘcher lâexportation du mĂ©tal argent.
Ibn BattĂ»ta â Voyages
79
II. De La Mecque aux steppes russes et Ă lâInde
Les habitants de ZhafĂąr sont modestes, douĂ©s dâun bon naturel,
vertueux, et ils aiment les Ă©trangers. Leurs vĂȘtements sont en coton,
qui est importĂ© de lâInde, et ils attachent des pagnes Ă leur ceinture, en
place de caleçon. La plupart se ceignent seulement dâune serviette au
milieu du corps, et en mettent une autre sur le dos, Ă cause de la
grande chaleur. Ils se lavent plusieurs fois dans la journée. La ville
possÚde beaucoup de mosquées, dans chacune desquelles il y a de
nombreux cabinets pour les purifications. On fabrique Ă ZhafĂąr de trĂšs
belles Ă©toffes de soie, de coton et de lin. La maladie qui attaque le plus
souvent les gens de cette ville, hommes et femmes, câest
lâĂ©lĂ©phantiasis ; elle consiste en un gonflement des deux pieds. Le
plus grand nombre des hommes sont tourmentés par des hernies ; que
Dieu nous en
p096
préserve ! Une des belles habitudes de cette popula-
tion consiste à se tenir mutuellement par la main dans la mosquée,
immédiatement aprÚs la priÚre du matin, et celle de trois heures. Ceux
qui sont au premier rang sâappuient sur le cĂŽtĂ© qui regarde La Mec-
que, et ceux qui les suivent leur prennent la main. Ils agissent encore
ainsi aprĂšs la priĂšre du vendredi, se tenant tous ensemble par les
mains.
Un des avantages particuliers, et une des merveilles de cette ville,
câest que, toutes les fois quâun personnage se dirige vers elle, avec de
mauvais desseins, la fraude se retourne contre lui-mĂȘme, et un obsta-
cle sâĂ©lĂšve entre lui et la place. On mâa racontĂ© que le sultan Kothb
eddßn Temehten, fils de Thoûrùn chùh, seigneur de Hormouz,
lâattaqua une fois par terre et par mer ; mais que Dieu trĂšs haut dĂ©-
chaßna contre lui un vent violent. Ses vaisseaux furent brisés ; il re-
nonça alors au siÚge de la ville, et fit la paix avec son roi
. On mâa
pareillement rapportĂ© quâAlmalic almodjĂąhid, sultan du Yaman, avait
désigné un de ses cousins, avec une armée nombreuse, dans le but
dâarracher ZhafĂąr des mains de son roi, qui Ă©tait aussi un de ses cou-
sins. Lorsque le susdit commandant sortit de sa maison, un mur tomba
sur lui et sur plusieurs de ses compagnons, et ils périrent tous. Le roi
83
Pour Tehemten, voir plus loin p. 118. On ne connaĂźt quâune expĂ©dition de
Hormuz contre Zhafar datant de lâĂ©poque habudite, en 1262.
Ibn BattĂ»ta â Voyages
80
II. De La Mecque aux steppes russes et Ă lâInde
abandonna alors son projet, il ne donna aucune suite au siĂšge de Zha-
fùr, et cessa de prétendre à cette cité
.
Une autre chose merveilleuse, câest que les habitants de cette ville
sont ceux des hommes qui ressemblent le plus, dans leurs usages, aux
gens du Maghreb. Je logeai, par exemple, dans la maison du prédica-
teur de la mosquĂ©e principale, lequel Ă©tait âIça, fils dâAly, homme
jouissant dâune grande considĂ©ration, et douĂ© dâune
p097
ùme géné-
reuse. Il avait des femmes esclaves, nommĂ©es Ă lâinstar de celles de la
Mauritanie. Lâune sâappelait BokhaĂŻt, lâautre ZĂąd almĂąl
, noms que
je nâavais entendu prononcer dans aucun autre pays. Presque tous les
habitants de ZhafĂąr portent la tĂȘte dĂ©couverte et sans turban. Dans
chacune de leurs maisons il y a une natte de feuilles de palmier, sus-
pendue dans lâintĂ©rieur du logement, et sur laquelle le chef de famille
se place pour prier, et cela précisément à la maniÚre des Occidentaux.
Enfin, ils se nourrissent de millet. Cette similitude entre les deux peu-
ples confirme lâopinion dâaprĂšs laquelle les SanhĂądjah et autres tribus
de la Mauritanie tirent leur origine de Himyar, famille du Yaman
.
Dans le voisinage de ZhafĂąr, et entre ses vergers, se voit la zĂąouĂŻah
du pieux cheĂŻkh, le serviteur de Dieu, Abou Mohammed, fils dâAbou
Becr, fils dâIça
, originaire de cette ville. Elle jouit dâune grande vĂ©-
nĂ©ration chez ces peuples, qui sây rendent matin et soir, et se mettent
sous sa protection. Quand lâindividu qui cherche un refuge y est entrĂ©,
le sultan nâa plus de pouvoir sur lui. Jây ai vu une personne, quâon
mâaffirma ĂȘtre lĂ retirĂ©e depuis plusieurs annĂ©es, sans que le souve-
rain lui eût fait subir aucun mauvais traitement. Dans le temps de mon
séjour à Zhafùr, le secrétaire du sultan se mit sous la protection de
cette zĂąouĂŻah, et y resta jusquâĂ ce que la bonne harmonie eĂ»t Ă©tĂ© rĂ©ta-
blie entre eux deux. Jâai Ă©tĂ© dans cette zĂąouĂŻah, et jây ai passĂ© une nuit
sous lâhospitalitĂ© des deux cheĂŻkhs, AbouâlâabbĂąs Ahmed et Abou
84
Pour al-Malik al-Mudjahid, voir plus haut p. 73. Cette expĂ©dition nâest pas
connue par ailleurs.
85
Bukhait, diminutif de Bakht (Bonheur) et ZĂąd al-mĂąl (Que ta richesse aug-
mente).
86
Cette croyance est basĂ©e sur la lĂ©gende dâune conquĂȘte prĂ©-islamique de
lâAfrique du Nord-Ouest par les rois Himyarites du YĂ©men.
87
Une pierre tombale trouvée sur place signale un certain Abu Muhammad bin
Abi Bakr bin Saâd mort en 1315.
Ibn BattĂ»ta â Voyages
81
II. De La Mecque aux steppes russes et Ă lâInde
âAbd Allah Mohammed, fils, lâun et lâautre, du cheĂŻkh Abou Becr
susmentionnĂ©, et jâai reconnu chez tous deux un grand mĂ©rite. Quand
nous eĂ»mes lavĂ© nos mains, aprĂšs le repas, AbouâlâabbĂąs prit lâeau qui
nous
p098
avait servi pour cet usage, et en but. Il envoya une servante
avec le restant Ă sa femme et Ă ses enfants, qui le burent. Câest ainsi
que ces individus agissent Ă lâĂ©gard des visiteurs dont ils conçoivent
une opinion favorable. De cette façon mĂȘme, je reçus lâhospitalitĂ© du
kĂądhi de ZhafĂąr, le pieux Abou HĂąchim âAbd Almalic azzebĂźdy. Il me
servait en personne, il lavait mes mains, et ne chargeait nul autre de
ces soins.
A peu de distance de ladite zùouïah est la chapelle sépulcrale des
prédécesseurs du sultan Almalic almoghßth
. Elle est en grande vé-
nĂ©ration dans ce pays ; et câest lĂ que se rĂ©fugient, jusquâĂ ce quâils
soient satisfaits, ceux qui cherchent Ă obtenir quelque chose. Les trou-
pes ont lâhabitude de se mettre sous la protection de ce monument,
lorsque le mois sâest Ă©coulĂ© sans quâelles aient reçu leur solde ; et el-
les y restent jusquâĂ ce quâelles lâobtiennent.
A une demi-journée de distance de Zhafùr se trouvent les Ahkùf
,
qui ont Ă©tĂ© jadis les demeures du peuple dâĂd. On y voit une zĂąouĂŻah,
et une mosquĂ©e au bord de la mer, entourĂ©e par un village quâhabitent
les pĂȘcheurs de poissons
. Dans la zĂąouĂŻah est un tombeau, avec
lâĂ©pitaphe suivante : « Ceci est le sĂ©pulcre de HoĂ»d, fils dâAbir
, sur
qui soient la meilleure bĂ©nĂ©diction et le salut ! » Jâai dĂ©jĂ dit quâil y a
dans la mosquée
p099
de Damas un endroit avec cette inscription « Ceci
est le sĂ©pulcre de HoĂ»d, fils dâAbir
. » Mais le plus probable câest
88
Voir plus loin, n. 97. Une pierre tombale au nom dâal Wathiq (1292-1311), fils
du roi du Yémen Muzaffar Yusuf (1250-1295), a été trouvée sur place.
89
« Rappelle-toi le frĂšre des Ad, quand il avertit son peuple dans le pays dâal-
Ahqaf » (Coran, XLVI, 21). Les Ad sont un peuple du sud de lâArabie et leur
« frÚre » est Hud, leur prophÚte, selon le Coran. Les Ahkùf (littér. Collines de
Sable) ont été localisées en plusieurs endroits et ici probablement sur un an-
cien site sabéen.
90
Ibn Battûta confond apparemment deux sites sabéens. Un, situé à une quin-
zaine de kilomĂštres Ă lâintĂ©rieur, des terres, prĂšs dâune grotte sur le Djebel Qa-
ra et un autre au bord de la mer Ă une quinzaine de kilomĂštres Ă lâouest de
Zhafar.
91
Il sâagit probablement dâune tradition locale, le tombeau le plus connu de Hud
Ă©tant localisĂ© au lieu-dit Qabr Hud, Ă lâest de Tarim dans le Hadramawt.
92
Voir t. I, p. 217.
Ibn BattĂ»ta â Voyages
82
II. De La Mecque aux steppes russes et Ă lâInde
que sa tombe est dans ces monticules de sable, car câĂ©tait lĂ son pays ;
et Dieu sait le mieux la vĂ©ritĂ© ! ZhafĂąr possĂšde des vergers oĂč sont
beaucoup de bananes dâune forte dimension. On a pesĂ© devant moi un
de ces fruits, qui se trouvait avoir le poids de douze onces ; il est dâun
goĂ»t agrĂ©able, et trĂšs sucrĂ©. OĂč y voit aussi le bĂ©tel, de mĂȘme que le
coco, qui est connu sous le nom de noix de lâInde. On ne trouve ces
deux derniĂšres productions que dans lâInde et dans cette ville de Zha-
fĂąr, Ă cause de sa ressemblance avec lâInde, et de son voisinage de ce
pays. Il est toutefois juste de dire que, dans la ville de ZebĂźd, on re-
marque dans le jardin du sultan de petits cocotiers. Et, puisque nous
venons de parler du bétel et du coco, nous allons décrire ces deux
plantes et mentionner leurs propriétés.
D
U BĂTEL
Le bétel
est un arbre quâon plante a lâinstar des ceps de vigne, et
on lui prĂ©pare des berceaux avec des cannes, ainsi quâon le pratique
pour la vigne ; ou bien on le plante dans le voisinage des cocotiers, et
le bétel grimpe sur ceux-ci, comme le font encore les ceps de vigne et
lâarbre Ă poivre. Le bĂ©tel ne donne pas de fruit, et ce sont ses feuilles
que lâon recherche. Elles ressemblent Ă celles de la ronce ; leur meil-
leure partie est la partie jaune, et on les cueille tous les jours. Les In-
diens font un trÚs grand cas du bétel. Quand un individu se rend dans
la maison dâun de ses amis, et que celui-ci lui prĂ©sente cinq feuilles de
cet arbre, câest comme sâil lui donnait le monde et tout ce quâil ren-
ferme ; surtout si
p100
celui qui les donne est un prince ou un grand
personnage. Ce cadeau, chez les Indiens, est plus prisĂ© en lui-mĂȘme,
et montre mieux lâhonneur que lâon veut faire Ă quelquâun, quâun don
dâargent et dâor.
La maniĂšre de sâen servir consiste Ă prendre avant le bĂ©tel de la
noix
faoufel
, qui ressemble Ă la noix de muscade
, et Ă la briser, jus-
quâĂ ce quâelle soit rĂ©duite en petits fragments. Alors on les met dans
la bouche et on les mùche. On prend aprÚs cela les feuilles du bétel,
93
« Le bĂ©tel est une variĂ©tĂ© de poivrier de Malaisie, dont les feuilles, mĂȘlĂ©es de
chaux vive et de noix dâarec, donnent un masticatoire tonique et astringent » (
V. M
ONTEIL
).
94
La noix dâarec.
Ibn BattĂ»ta â Voyages
83
II. De La Mecque aux steppes russes et Ă lâInde
sur lesquelles on met une trÚs petite quantité de chaux, et on les mùche
avec le faoufel. Il a la propriĂ©tĂ© de parfumer lâhaleine, de chasser ainsi
les mauvaises odeurs de la bouche, dâaider Ă la digestion des aliments,
et dâempĂȘcher que lâeau bue Ă jeun ne soit nuisible. Son emploi porte
Ă la gaietĂ©, de mĂȘme quâaux plaisirs de lâamour. On le place la nuit au
chevet du lit, et lorsquâun individu se rĂ©veille, ou est rĂ©veillĂ© par sa
femme ou sa concubine, il en prend, et chasse par ce moyen la mau-
vaise odeur de sa bouche. On mâa racontĂ© que les jeunes filles, escla-
ves du sultan et des princes dans lâInde, ne mangent que du bĂ©tel.
Nous parlerons de cela quand il sera question de lâInde.
D
U COCO
Câest la noix de lâInde, fruit dâun arbre des plus singuliers, quant Ă
son état, et des plus admirables pour ses particularités. Il ressemble au
palmier, et il nây a pas dâautre diffĂ©rence entre les deux, si ce nâest
que lâun produit des noix, et lâautre des dattes. La noix du cocotier
ressemble Ă la tĂȘte de lâhomme, car on y aperçoit des ouvertures sem-
blables aux deux yeux, et à la bouche. Quand elle est verte, son inté-
rieur est pareil au cerveau de lâhomme ; et tout autour de la noix on
voit des filaments qui offrent lâimage des cheveux. Les habitants de
Zhafùr, et autres contrées, font avec ces fibres des
p101
cordes, qui leur
servent Ă joindre les planches des navires, en place de clous de fer, et
ils en font aussi des cĂąbles pour les bĂątiments. Il y a de ces noix, et
surtout celles qui croissent dans les Ăźles Maldives, qui ont la dimen-
sion de la tĂȘte dâun homme.
On prĂ©tend dans ces pays quâun des mĂ©decins de lâInde Ă©tait, Ă une
époque reculée, attaché à un roi de cette contrée, et en trÚs grande
considération prÚs de lui ; mais que ce dernier avait un vizir, entre le-
quel et le médecin régnait une inimitié réciproque. Celui-ci dit un jour
au roi : « Si lâon coupait la tĂȘte de ce vizir, et quâensuite on lâenterrĂąt,
il en sortirait un palmier, qui produirait de magnifiques dattes, lesquel-
les seraient dâune grande utilitĂ© aux Indiens et autres peuples du
monde. » Le roi lui rĂ©pondit : « Et sâil ne sort pas de la tĂȘte du vizir ce
que tu prétends ?... » Le médecin répliqua : « Dans ce cas, fais de ma
tĂȘte ce que tu auras fait de celle du vizir. » Le roi ordonna de couper la
tĂȘte de ce dernier, ce qui fut exĂ©cutĂ© ; le mĂ©decin la prit et planta un
Ibn BattĂ»ta â Voyages
84
II. De La Mecque aux steppes russes et Ă lâInde
noyau de datte dans le cerveau, et le soigna jusquâĂ ce quâil devĂźnt un
arbre et quâil produisĂźt cette noix !... Mais cette anecdote est un conte
mensonger, et nous ne lâavons mentionnĂ©e quâĂ cause de sa grande
cĂ©lĂ©britĂ© chez les peuples de lâInde.
Parmi les propriĂ©tĂ©s de cette noix, il faut observer quâelle donne de
la force au corps, quâelle produit lâembonpoint, et augmente lâincarnat
du visage. Quant au secours quâelle procure pour les plaisirs de
lâamour, son action en cela est admirable. Une des merveilles de ce
fruit, câest que, dans son commencement, lorsquâil est encore vert,
celui qui coupe avec un couteau une partie de son Ă©corce, et qui creuse
ainsi la tĂȘte de la noix, y boit une eau trĂšs douce et extrĂȘmement fraĂź-
che, mais dont la nature, au contraire, est chaude, et excite aux plaisirs
de Vénus. Il arrive que, aprÚs avoir avalé cette eau, il prend un mor-
ceau de lâĂ©corce, et le façonne Ă lâinstar dâune cuiller, avec laquelle il
enlĂšve lâaliment qui se trouve dans lâintĂ©rieur de la noix, et dont le
goĂ»t ressemble Ă celui de lâĆuf, lorsquâil est rĂŽti, mais quâil
p102
nâest
point encore tout Ă fait cuit ; et il sâen nourrit. CâĂ©tait lĂ ma nourriture
tout le temps de mon sĂ©jour aux Ăźles Maldives, qui fut dâune annĂ©e et
demie. Une autre merveille de cette noix, câest que lâon fabrique avec
elle de lâhuile, du lait et du miel.
Quand on veut en extraire du miel, les domestiques qui ont soin de
cette sorte de palmiers, et qui sâappellent
alfĂązĂąniyah
, montent sur le
cocotier, matin et soir, Ă lâĂ©poque oĂč ils veulent recueillir lâeau de cet
arbre, dont ils font le miel et Ă laquelle ils donnent le nom
dâ
athwĂąk
. Pour cela, ils coupent le rameau dâoĂč sort le fruit, et ils
en laissent subsister la longueur de deux doigts, oĂč ils attachent un
petit chaudron. Lâeau qui coule du rameau tombe goutte Ă goutte dans
cet ustensile, et sâil a Ă©tĂ© attachĂ© le matin, le domestique revient le
soir, portant avec lui deux coupes, faites avec lâĂ©corce de la noix men-
tionnĂ©e plus haut ; lâune de celles-ci est remplie dâeau. Il verse le li-
quide qui se trouve dans le chaudron dans la coupe vide, et lave le ra-
meau avec lâeau contenue dans lâautre ; il enlĂšve ensuite un peu de
son bois, et y fixe de nouveau le chaudron ; puis il agit le matin sui-
vant comme il avait pratiqué le soir, et quand il a ainsi réuni une quan-
titĂ© suffisante de ce liquide il le cuit Ă lâinstar de la liqueur des raisins,
95
Ces deux termes sont inconnus par ailleurs.
Ibn BattĂ»ta â Voyages
85
II. De La Mecque aux steppes russes et Ă lâInde
lorsque lâon fait le
robb
. On a de la sorte un miel excellent, dâune
grande utilitĂ©, quâachĂštent les marchands de lâInde, du Yaman et de la
Chine, lesquels lâimportent dans leurs pays, et dont ils fabriquent des
sucreries.
Le lait de coco se prépare de la maniÚre qui suit : dans chaque mai-
son il y a un meuble, ressemblant Ă un fauteuil, sur lequel une femme
sâassied, tenant Ă la main un bĂąton qui est garni, Ă une des extrĂ©mitĂ©s,
dâun morceau de fer proĂ©minent. On fait dans la noix une ouverture
par laquelle passe ce fer en guise dâĂ©peron avec ce fer on casse ce qui
se trouve dans lâintĂ©rieur de la noix. On recueille tout ce qui en sort
dans un grand plat,
p103
jusquâĂ ce que le coco soit entiĂšrement vide ;
puis on fait macĂ©rer dans lâeau toutes ces parties concassĂ©es, qui
prennent la couleur blanche et le goĂ»t du lait frais, et quâon mange
généralement avec le pain.
Pour obtenir lâhuile, on prend la noix de coco, aprĂšs sa maturitĂ© et
sa chute de lâarbre ; on ĂŽte son Ă©corce, puis on coupe le contenu par
morceaux, quâon place au soleil. Quand ils sont dessĂ©chĂ©s, on les cuit
dans des chaudiĂšres, et on en extrait lâhuile. On emploie celle-ci pour
lâĂ©clairage, aussi bien que pour la prĂ©paration des aliments ; les fem-
mes sâen servent pour mettre sur leurs cheveux, et elle est ainsi dâune
grande utilité.
D
U SULTAN DE
Z
HAFĂR
Câest le sultan Almalic almoghĂźth, fils dâAlmalic alfùïz, cousin du
roi du Yaman
. Son pĂšre Ă©tait commandant de ZhafĂąr, sous la suze-
rainetĂ© du seigneur du Yaman, auquel il devait un prĂ©sent, quâil lui
envoyait chaque année ; mais plus tard Almalic almoghßth se fit prince
indĂ©pendant de ZhafĂąr, et se refusa Ă lâenvoi du tribut. Il arriva alors
ce que nous avons racontĂ© plus haut, savoir : lâintention quâeut le roi
du Yaman de le combattre, la nomination de son cousin pour cet objet,
96
Suc Ă©paissi.
97
Le dernier des souverains Habudites, Salim bin Idris, fut évincé en 1278 par le
Rasulide Muzaffar Yusuf qui a nommé en 1292 son fils al-Wathiq ; si al-Faiz
indiquĂ© ici comme pĂšre dâal-Mugith est bien fils dâal-Wathiq, al-Mugith doit
ĂȘtre cousin au second degrĂ© du sultan du YĂ©men al-Mudjahid Nur al-din (voir
ci-dessus n. 39).
Ibn BattĂ»ta â Voyages
86
II. De La Mecque aux steppes russes et Ă lâInde
et la chute de la muraille sur lui. Le sultan de ZhafĂąr a dans lâintĂ©rieur
de la ville un palais appelé Alhisn
, qui est magnifique et vaste ; la
mosquée principale est vis-à -vis de cet édifice.
Il est dâusage de jouer des tambours, des clairons, des trompettes et
des fifres Ă la porte du sultan, tous les jours, aprĂšs la priĂšre de trois
heures. Les lundis et les
p104
jeudis, les troupes se rendent devant le
palais, et elles restent une heure au-dehors de la salle dâaudience ; puis
elles sâen retournent. Le sultan ne sort pas, et personne ne le voit, ex-
ceptĂ© le vendredi, oĂč il se rend Ă la priĂšre, et retourne tout de suite
aprĂšs Ă son palais. Il ne dĂ©fend Ă qui que ce soit lâentrĂ©e de la salle
dâaudience Ă la porte de laquelle se tient assis le commandant des gar-
des, et câest Ă lui que sâadressent ceux qui ont quelque chose Ă sollici-
ter, ou quelque plainte Ă porter. Celui-ci expose lâaffaire au sultan, et
apporte immĂ©diatement la rĂ©ponse. Quand ce prince dĂ©sire monter Ă
cheval, on fait sortir du chĂąteau ses montures, ainsi que ses armes et
ses mamloĂ»cs, jusquâĂ ce que lâon arrive Ă lâextĂ©rieur de la ville. On
amĂšne un chameau, portant une litiĂšre recouverte dâun rideau blanc
brodĂ© dâor, dans laquelle se placent le sultan et son commensal, de
façon que nul ne les voie. Lorsque ce roi est arrivĂ© dans son jardin, sâil
veut monter un cheval, il le fait, et descend alors de son chameau. Une
autre de ses habitudes, câest que personne ne doit se trouver Ă cĂŽtĂ© de
lui sur son chemin ni sâarrĂȘter pour le regarder, soit pour se plaindre,
soit pour tout autre motif. Celui qui oserait commettre pareille chose
serait sĂ©vĂšrement battu ; câest Ă cause de cela que lâon voit les gens
sâenfuir, et Ă©viter de suivre la mĂȘme route que le sultan, lorsquâils ap-
prennent sa sortie.
Le vizir de ce prince est le jurisconsulte Mohammed alâadeny. Il
Ă©tait dâabord instituteur de jeunes enfants ; il enseigna ainsi au sultan
la lecture et lâĂ©criture, et lui fit promettre de le nommer son vizir sâil
devenait roi. Quand cela arriva, le prince accomplit sa promesse ;
mais le ministre ne remplissait pas bien ses fonctions ; il possédait
seulement le nom de vizir, et un autre avait lâautoritĂ© attachĂ©e Ă
lâemploi.
98
Le chùteau ; mentionné par Bent quand il a visité les ruines de la ville à la fin
du
XIX
e
siĂšcle.
Ibn BattĂ»ta â Voyages
87
II. De La Mecque aux steppes russes et Ă lâInde
Nous nous embarquĂąmes sur mer Ă ZhafĂąr, nous dirigeant vers
lâOmĂąn, dans un petit navire appartenant Ă un individu nommĂ© Aly,
fils dâIdrĂźs almassĂźry, originaire de lâĂźle de MassĂźrah. Le deuxiĂšme
jour, nous
p105
abordĂąmes au port de HĂącic
, habité par des gens de
race arabe, pĂȘcheurs de profession. Ici se trouve lâarbre qui fournit
lâencens
; ses feuilles sont minces, et lorsquâon pratique des inci-
sions dans celles-ci il en dégoutte une liqueur semblable au lait, et qui
devient ensuite une gomme ; et câest lĂ lâencens, qui est trĂšs abondant
dans ce pays. Les habitants de ce port ne vivent que de la pĂȘche dâun
genre de poisson appelé
alloukham
et qui ressemble Ă celui qui est
nommé chien de mer. On le coupe par tranches, et aussi par laniÚres ;
on le fait sĂ©cher au soleil, on le sale, et on sâen nourrit. Les maisons de
ces gens sont faites avec les arĂȘtes des poissons, et leurs toits avec des
peaux de chameaux.
Nous voyageĂąmes encore quatre jours depuis le port de HĂącic ; en-
suite nous arrivĂąmes Ă la montagne LoumâĂ n
, Elle est située au
milieu de la mer, et Ă son sommet se voit un couvent construit en
pierre, mais dont la couverture est formĂ©e dâarĂȘtes de poissons. A
lâextĂ©rieur de lâĂ©difice se voit un Ă©tang, qui est le produit de lâeau plu-
viale.
M
ENTION D
â
UN SAINT PERSONNAGE
QUE NOUS VĂMES SUR CETTE MONTAGNE
AprĂšs avoir jetĂ© lâancre au pied de cette montagne, nous la gravĂź-
mes pour nous rendre audit couvent, et nous y trouvĂąmes un vieillard
qui dormait. Nous prononçùmes la formule du salut, il se réveilla, et
nous rendit les salutations par signes. Nous lui adressĂąmes la parole,
mais il ne nous répondit pas, et secoua
p106
seulement la tĂȘte. Les ma-
rins lui apportĂšrent des mets, et il refusa de les recevoir. Nous lui de-
99
Bandar Hasik, toujours dans le Dhofar, Ă cent vingt kilomĂštres Ă lâest de Zha-
far.
100
Marco Polo mentionne lâencens Ă Zhafar : « Et encore vous dis que lâencens
blanc y naßt fort bon, en abondance. »
101
La description correspond Ă lâĂźle de Hallaniya, du groupe des Kuria Muria, oĂč
Marco Polo placerait ses Ăźles mĂąle et femelle, mais cette Ăźle nâest quâĂ une cin-
quantaine de kilomĂštres Ă lâest de Hasik.
Ibn BattĂ»ta â Voyages
88
II. De La Mecque aux steppes russes et Ă lâInde
mandĂąmes de prier pour nous ; il remua les lĂšvres, mais nous ne sĂ»-
mes pas ce quâil disait. Il portait une robe rapiĂ©cĂ©e, un bonnet de feu-
tre, et il nâavait avec lui ni petite outre, ni aiguiĂšre, ni bĂąton ferrĂ©, ni
chaussure. Les gens de lâĂ©quipage dirent quâils ne lâavaient jamais vu
dans cette montagne. Nous passùmes la journée en ce lieu et nous
priĂąmes avec ce cheĂŻkh dans lâaprĂšs-midi et au moment du coucher du
soleil. Nous lui prĂ©sentĂąmes des aliments, quâil ne voulut pas accep-
ter, et il continua Ă prier jusquâĂ la nuit close. Alors il fit lâappel Ă la
priÚre correspondante à cette heure, et nous la célébrùmes en sa com-
pagnie. Il avait une belle voix et lisait fort bien. Quand ladite priĂšre
eut été terminée, il nous fit signe de nous retirer, ce que nous accom-
plßmes, aprÚs lui avoir dit adieu ; et nous étions trÚs étonnés de sa
conduite. AprĂšs lâavoir quittĂ©, je voulus retourner vers lui ; mais,
quand je me fus approché, je fus retenu par un sentiment de vénéra-
tion Ă son Ă©gard, et la crainte lâemporta. Mes camarades Ă©taient reve-
nus aussi sur leurs pas, et je mâen retournai avec eux.
Nous nous embarquĂąmes de nouveau, et aprĂšs deux jours nous ar-
rivĂąmes Ă lâĂźle des Oiseaux
, qui est dépourvue de population. Nous
jetĂąmes lâancre, nous montĂąmes dans lâĂźle, et nous la trouvĂąmes rem-
plie dâoiseaux ressemblant aux moineaux, mais plus gros que ceux-ci.
Les gens du navire apportĂšrent des Ćufs, les firent cuire et les mangĂš-
rent. Ils se mirent Ă chasser ces mĂȘmes oiseaux, et en prirent un bon
nombre, quâils firent cuire aussi, sans les avoir prĂ©alablement Ă©gorgĂ©s.
Il y avait, assis Ă mon cĂŽtĂ©, un marchand de lâĂźle de MassĂźrah qui habi-
tait ZhafĂąr et dont le nom Ă©tait Moslim. Je le vis manger ces oiseaux
avec les matelots, et je
p107
lui reprochai une telle action. Il en fut tout
honteux, et il me rĂ©pondit : « Je croyais quâils leur avaient coupĂ© la
gorge
. » AprĂšs cela, il se tint Ă©loignĂ© de moi, par lâeffet de la
honte, et il ne mâapprochait que lorsque je lâappelais.
Ma nourriture, pendant le voyage sur ce navire, était composée de
dattes et de poissons. Les marins pĂȘchaient, matin et soir, une sorte de
102
Une toute petite ßle située dans le golfe de Masira, prÚs des cÎtes, et appelée
Hamar Nafur. Elle est dĂ©crite comme frĂ©quentĂ©e par des milliers dâoiseaux.
103
Selon la loi et la pratique musulmanes, pour quâun animal soit comestible, il
faut que sa gorge soit tranchée.
Ibn BattĂ»ta â Voyages
89
II. De La Mecque aux steppes russes et Ă lâInde
poisson nommé en persan
chĂźr mĂąhy
mots dont la signification est
« le lion du poisson ». En effet,
chĂźr
veut dire « lion » et
mĂąhy
« pois-
son ». Il ressemble à celui qui est appelé chez nous
tĂązart
. Ces gens
ont lâhabitude de le couper par petites tranches, de les faire rĂŽtir, et
dâen donner une seulement par personne Ă tous ceux qui montent le
navire, sans accorder de prĂ©fĂ©rence Ă qui que ce soit, y compris mĂȘme
le maĂźtre du bĂątiment. Ils mangent ce poisson avec les dattes. Jâavais
avec moi du pain et du biscuit, que jâavais emportĂ©s de ZhafĂąr ; et,
lorsquâils furent Ă©puisĂ©s, je me nourris, comme eux, de ce poisson.
Nous cĂ©lĂ©brĂąmes en mer la fĂȘte des Sacrifices
; un vent violent
souffla contre nous toute la journĂ©e ; il commença aprĂšs lâaurore, et
dura jusquâau lever du soleil (le jour suivant). Il fut bien prĂšs de nous
submerger.
P
RODIGE
Il y avait avec nous sur le navire un pĂšlerin de lâInde nommĂ©
Khidhr, mais quâon appelait MaoulĂąnĂą, car il savait par cĆur le Coran
et il Ă©crivait bien. Quand il vit lâextrĂȘme agitation de la mer, il enve-
loppa sa tĂȘte dans son manteau, et fit semblant de dormir. Lorsque
Dieu
p108
eut dissipé le danger qui nous menaçait, je lui dis : « Î notre
maĂźtre Khidhr, quâas-tu vu ? » il me rĂ©pondit : « Pendant la bourras-
que, jâouvrais les yeux pour voir si les anges qui saisissent les Ăąmes
venaient. Je ne les voyais point, et je mâĂ©criais âLouange Ă Dieu !â
car, si la submersion devait avoir lieu, ils viendraient prendre posses-
sion des Ăąmes ; puis je fermais les yeux, et ensuite je les ouvrais de
nouveau, pour regarder ce que je viens de dire, jusquâĂ ce que Dieu
eût détourné de nous le péril. » Un navire appartenant à un négociant
nous avait devancĂ©s ; il fut submergĂ©, et il nâen Ă©chappa quâune seule
personne, qui se sauva Ă la nage, aprĂšs de grands efforts.
Je goĂ»tai, sur le bĂątiment, un genre de mets que je nâavais jamais
mangé auparavant, et que je ne goûtai plus aprÚs cette fois. Il avait été
prĂ©parĂ© par un des marchands de lâOmĂąn, et consistait en millet
dhou-
104
Poisson aux Ă©cailles blanches et Ă la chaire dĂ©licieuse dâaprĂšs les dictionnai-
res.
105
On est donc le 14 septembre 1331.
Ibn BattĂ»ta â Voyages
90
II. De La Mecque aux steppes russes et Ă lâInde
rah
, non moulu, que cet individu fit cuire, et sur lequel il versa du
saĂŻ-
lĂąn
, qui est un miel tiré des dattes
; puis nous le mangeĂąmes.
Nous continuĂąmes notre voyage et nous arrivĂąmes Ă lâĂźle de MassĂź-
rah, patrie du maßtre du navire sur lequel nous étions embarqués. Son
nom se prononce Ă la maniĂšre du mot
massĂźr
(ce que lâon devient, is-
sue, etc.), avec addition du
tĂą
(
hĂą
), qui marque le fĂ©minin. Câest une
Ăźle vaste, et ses habitants nâont point dâautre nourriture que des pois-
sons
. Nous nây dĂ©barquĂąmes pas, Ă cause de lâĂ©loignement oĂč sa
rade est du rivage. Au reste, jâavais pris en horreur ces gens-lĂ , lors-
que je les eus vus manger les oiseaux sans leur couper la gorge. Nous
y restĂąmes un jour, pendant lequel le patron du navire descendit Ă
terre chez lui, puis il revint.
AprĂšs cela nous marchĂąmes un jour et une nuit, et
p109
nous arrivĂą-
mes Ă la rade dâun gros bourg au bord de la mer nommĂ© SoĂ»r
. De
cet endroit, nous vĂźmes la ville de KalhĂąt, situĂ©e au pied dâune monta-
gne, et qui nous sembla trĂšs proche. Nous jetĂąmes lâancre un peu
avant midi, et, quand nous aperçûmes ladite ville, je dĂ©sirai mây ren-
dre à pied et y passer la nuit, car je détestais la société de nos marins.
Je pris des informations touchant la distance, et lâon me dit que
jâarriverais Ă KhalĂąt Ă trois ou quatre heures de lâaprĂšs-midi du mĂȘme
jour. Alors je louai un des matelots pour mâindiquer la route, et
Khidhr, lâIndien dont nous avons dĂ©jĂ parlĂ©, vint avec moi. Je laissai
dans le bĂątiment mes compagnons avec mes effets, et ils devaient ve-
nir me rejoindre le lendemain. Je pris un paquet de mes propres habil-
lements, que je remis au guide, afin quâil mâĂ©vitĂąt la fatigue de les
porter, et je saisis dans ma main une lance.
Mais ce guide voulait sâemparer de mes habillements. Il nous
conduisit Ă un canal formĂ© par la mer et oĂč ont lieu le flux et le reflux,
et il se disposa à le traverser avec les hardes. Je lui dis alors : « Passe-
le toi seul et laisse ici les effets ; nous traverserons si nous le pouvons,
106
Voir t. I, chap. 5, n. 40.
107
LâĂźle de Massira, proche des cĂŽtes dâOman. Ses habitants sont dĂ©crits comme
des
ichtyophagi
, des mangeurs de poissons par lâauteur du
PĂ©riple
, fait vers
lâannĂ©e soixante de lâĂšre chrĂ©tienne.
108
Port situĂ© immĂ©diatement Ă lâouest de la pointe la plus orientale de lâArabie, le
Ras al-Hadd. Qalhat est situĂ© Ă une vingtaine de kilomĂštres Ă vol dâoiseau vers
le nord-ouest.
Ibn BattĂ»ta â Voyages
91
II. De La Mecque aux steppes russes et Ă lâInde
sinon nous remonterons pour chercher le gué. » Il revint sur ses pas, et
nous vĂźmes peu aprĂšs des hommes qui passĂšrent le canal Ă la nage, ce
qui nous prouva que lâintention du guide Ă©tait de nous noyer, et de se
sauver avec les vĂȘtements. Alors je simulai lâallĂ©gresse ; mais je me
tins sur mes gardes, je serrai ma ceinture et je brandis ma lance ; le
conducteur eut peur de moi. Nous montĂąmes jusquâĂ ce que nous eus-
sions rencontré un passage ; ensuite nous nous trouvùmes dans une
plaine déserte et sans eau. Nous eûmes soif et souffrßmes beaucoup ;
mais Dieu nous envoya un cavalier, suivi de plusieurs camarades, dont
lâun tenait en main une petite outre pleine dâeau. Il me donna Ă boire,
ainsi quâĂ mon compagnon, et nous continuĂąmes Ă marcher, pensant
p110
que la ville était tout prÚs de nous tandis que nous en étions sépa-
rés par de larges fossés, dans lesquels nous cheminùmes plusieurs mil-
les.
Quand ce fut le soir, le guide voulut nous entraßner du cÎté de la
mer, qui nâoffre pas ici de chemin, car le rivage est une suite de ro-
chers. Son intention était que nous fussions embarrassés parmi les
pierres, et quâil pĂ»t ainsi sâen aller avec le paquet ; mais je lui dis :
« Nous ne marcherons que sur la route oĂč nous sommes. » Or il y
avait environ un mille de distance de ce point Ă la mer. Lorsque la soi-
rée fut devenue obscure, il nous dit : « Certes, la ville est proche de
nous ; allons, marchons, afin que nous puissions passer la nuit au-
dehors de la ville, en attendant lâaurore ! » Je craignis dâĂȘtre attaquĂ©
par quelquâun pendant la route, et je ne savais pas au juste quel inter-
valle il restait encore à parcourir. Je répondis donc au conducteur : « Il
vaut mieux que nous sortions du chemin et que nous dormions, et
quand nous serons au matin, nous nous rendrons, sâil plaĂźt Ă Dieu, Ă la
ville. » Jâavais vu, en effet, une troupe dâhommes au pied dâune mon-
tagne qui se trouvait en cet endroit ; jâeus peur quâils ne fussent des
voleurs, et me dis, à part moi : « Il est préférable de se dérober aux
regards. » Quant à mon camarade, il était vaincu par la soif, et
nâapprouvait pas ma dĂ©termination.
Cependant, je quittai la route, et me dirigeai vers un de ces arbres
appelés
oumm GhaĂŻlĂąn
, car jâĂ©tais fatiguĂ© et je souffrais ; mais je
simulais la force et la constance, par crainte du guide. Mon compa-
109
Ăpine dâĂgypte, espĂšce dâacacia.
Ibn BattĂ»ta â Voyages
92
II. De La Mecque aux steppes russes et Ă lâInde
gnon Ă©tait malade et nâavait plus dâĂ©nergie. Je plaçai le conducteur
entre lui et moi, je mis le paquet de hardes entre mes vĂȘtements et
mon corps, et je tins ma lance Ă la main. Mon camarade dormit, ainsi
que le guide ; pour moi, je restai éveillé, et toutes les fois que ce der-
nier bougeait, je lui parlais, pour lui montrer que je ne dormais pas.
Nous demeurĂąmes ainsi jusquâĂ lâaurore ; nous nous dirigeĂąmes alors
vers le chemin, et vĂźmes des gens qui
p111
apportaient des denrées à la
ville. Jâenvoyai le guide pour chercher de lâeau, mon compagnon
ayant pris les habillements ; et il y avait entre nous et la ville des val-
lons et des fossĂ©s. Le guide nous apporta de lâeau, que nous bĂ»mes, et
cela se passait Ă lâĂ©poque des chaleurs.
Enfin, nous arrivĂąmes Ă KhalĂąt, oĂč nous entrĂąmes dans un Ă©tat
dâextrĂȘme souffrance. Ma chaussure Ă©tait devenue trop Ă©troite pour
mon pied, de sorte quâil sâen fallut de peu que le sang ne coulĂąt de
dessous les ongles. Lorsque nous atteignĂźmes la porte de la ville, il
arriva, pour comble de malheur, que le gardien nous dit : « Il faut ab-
solument que tu ailles avec moi chez le commandant de la ville, afin
quâil soit informĂ© de ton aventure, et quâil sache dâoĂč tu viens. »
Jâallai avec lui, et je trouvai que lâĂ©mir Ă©tait un homme de bien et dâun
bon naturel. Il me fit des questions sur mon Ă©tat, il me donna
lâhospitalitĂ©, et je restai prĂšs de lui six jours. Pendant ce temps, je ne
pus point me tenir debout sur mes pieds, tant ils Ă©taient endoloris.
La ville de Kalhùt est située sur le littoral
; elle possĂšde de
beaux marchĂ©s, une des plus jolies mosquĂ©es quâon puisse voir, et
dont les murailles sont recouvertes de faïence colorée de Kùchùn, qui
ressemble au zélßdj. Cette mosquée est trÚs élevée, elle domine la mer
et le port, et sa construction est due Ă la pieuse BĂźbi MerĂŻam
. Le
110
« Calatu (Qalhat) est une grande cité qui est dans le golfe de Calatu. [...] Cette
citĂ© a un trĂšs bon port, et vous dis trĂšs vĂ©ritablement quâil y arrive de lâInde
maintes nefs avec maintes marchandises et les y vendent fort bien, parce que,
de cette ville, se portent les marchandises et les Ă©pices vers lâintĂ©rieur, Ă
mainte cité et village » (Marco P
OLO
).
111
Qalhat, tout au long de la période de sa prospérité, resta soumise aux princes
dâHormuz, Ć qui nâempĂȘcha pas des gouverneurs de Qalhat de sâinstaurer
comme souverains dâHormuz. Un dâentre eux, Mahmud Qalhati, rĂ©gna sur
Hormuz de 1243 Ă 1277. AprĂšs sa mort, un de ses esclaves turcs, Ayaz, usurpa
le pouvoir (c. 1291-1311), et Ă la mort de ce dernier sa femme, Bibi Maryain,
rĂ©gna sur Qaihat jusquâaux environs de 1320.
Ibn BattĂ»ta â Voyages
93
II. De La Mecque aux steppes russes et Ă lâInde
sens du mot
bĂźbi
, chez ces gens, câest « femme libre, noble ». Jâai
mangé à Kalhùt du poisson
p112
tel que je nâen ai jamais goĂ»tĂ© dans
aucun autre pays ; je le prĂ©fĂ©rais Ă toute sorte de viandes, et câĂ©tait lĂ
ma seule nourriture. Les habitants le font rĂŽtir sur des feuilles dâarbre,
le mettent sur du riz, et le mangent ; quant Ă ce dernier, il leur est ap-
portĂ© de lâInde. KalhĂąt est habitĂ© par des marchands qui tirent leur
subsistance de ce qui leur arrive par la mer de lâInde. Lorsquâun na-
vire aborde chez eux, ils sâen rĂ©jouissent beaucoup. Bien quâils soient
arabes, ils ne parlent point un langage correct. AprĂšs chaque phrase
quâils prononcent, ils ont lâhabitude dâajouter la particule non. Ils di-
sent par exemple : « Tu manges,
non
; tu marches,
non
; tu fais telle
chose,
non
. » La plupart sont schismatiques
, mais ils ne peuvent
point pratiquer ostensiblement leur croyance, car ils sont sous
lâautoritĂ© du sultan Kothb eddĂźn Temehten, roi de Hormouz
, qui
fait partie de la communion orthodoxe.
PrĂšs de KalhĂąt se voit le bourg de ThĂźby
. Ce nom se prononce
comme le mot
thĂźb
, lorsque celui qui parle le met en rapport
dâannexion avec lui-mĂȘme (ce qui fait
thĂźby
, « mon parfum », etc.).
Câest un des plus jolis bourgs et des plus admirables par sa beautĂ© ; il
possĂšde des canaux dont le cours est rapide, des arbres verdoyants,
des vergers nombreux, et lâon en exporte des fruits Ă KalhĂąt. Il fournit
une sorte de banane appelée
almorouĂąrĂźd
, câest-Ă -dire, en persan, per-
les, et qui est y trĂšs abondante. On en exporte aussi Ă Hormouz et ail-
leurs. On y voit encore du bétel, mais ses feuilles sont petites. Quant
aux dattes, on les apporte de lâOmĂąn dans ces contrĂ©es.
p113
Nous nous dirigeĂąmes ensuite vers ce dernier pays, et marchĂąmes
six jours dans une plaine déserte ; puis nous arrivùmes dans le pays
dâOmĂąn le septiĂšme jour
. Câest une province fertile, riche en ca-
naux, en arbres, en vergers, en enclos plantés de palmiers, et en beau-
112
Cette habitude est également signalée par ailleurs.
113
Kharidjites ibadites (voir introduction au tome I).
114
Qutb al-din Tehemten (1319-1347), arriĂšre-petit-fils de Mahmud Qalhati, a dĂ»
reconquérir Hormuz sur un usurpateur, Shihab al-din Yusuf, à partir de Qal-
hat.
115
Lâactuel Tiwi, Ă une quinzaine de kilomĂštres au nord de Qalhat sur la cĂŽte.
116
LâOman proprement dit, les rĂ©gions avoisinant le Djabal Akhdar, au nord du
sultanat actuel dâOman.
Ibn BattĂ»ta â Voyages
94
II. De La Mecque aux steppes russes et Ă lâInde
coup de fruits de différentes espÚces. Nous entrùmes dans la capitale
de ce pays, qui est la ville de Nazoua
Elle est situĂ©e au pied dâune montagne ; des canaux lâentourent,
ainsi que des vergers, et elle possÚde de beaux marchés et des mos-
quées magnifiques et propres. Ses habitants ont coutume de prendre
leurs repas dans les cours des mosquĂ©es, chacun dâeux apportant ce
quâil possĂšde ; ils mangent ainsi tous ensemble, et les voyageurs sont
admis Ă leur festin. Ils sont forts et braves, toujours en guerre entre
eux. Ils sont de la secte ibĂądhite, et font quatre fois la priĂšre du ven-
dredi, Ă midi. AprĂšs cela, lâimĂąm lit des versets du Coran et dĂ©bite un
discours, Ă lâinstar du prĂŽne, dans lequel il fait des vĆux pour Abou
Becr et âOmar, et passe sous silence âOthmĂąn et âAly
gens veulent parler de ce dernier, ils emploient comme métonymie le
mot
homme
, et ils disent : « On raconte au sujet de
lâhomme
», ou
bien : «
lâhomme
dit ». Ils font des vĆux pour le scĂ©lĂ©rat, le maudit
Ibn Moldjam
et lâappellent « le pieux serviteur de Dieu, le vain-
queur de la sĂ©dition ». Leurs femmes sont trĂšs corrompues, et ils nâen
Ă©prouvent aucune jalousie et ne blĂąment point leur conduite. Nous ra-
conterons bientĂŽt, aprĂšs cet article,
p114
une anecdote qui témoignera
de ce que nous venons dâavancer.
D
U SULTAN D
âO
MĂN
Le sultan dâOmĂąn est un Arabe de la tribu dâAzd, fils dâAlghaouth,
et il est connu sous le nom dâAbou Mohammed, fils de NebhĂąn
Chez ces peuples, Abou Mohammed est une dénomination usitée pour
tous les sultans qui gouvernent lâOmĂąn, comme celle dâatĂąbec est em-
ployĂ©e pour les rois des LoĂ»r. Il a lâhabitude de sâasseoir, pour donner
117
Nizwa, sur les flancs sud du Djebel Akhdar, capitale des imams dâOman.
118
La raison de lâabsence du
khutba
, le sermon solennel du vendredi, est liée à la
nĂ©cessitĂ© de la prĂ©sence, selon les kharidjites, de lâimam Ă la cĂ©rĂ©monie ; or
les souverains de lâĂ©poque Ă©taient considĂ©rĂ©s comme des usurpateurs (voir ci-
dessous n. 120). Les kharidjites nâacceptaient que les deux premiers califes.
119
Voir t. I, chap. 5, n. 180.
120
Les Nabhanides ont usurpé le pouvoir des imams électifs en 1162 et ont régné
jusquâen 1481. Au retour de lâimamat, tout souvenir des Nabhanides Ă©tant vo-
lontairement effacé, on ne possÚde quasiment aucune information sur cette
Ă©poque.
Ibn BattĂ»ta â Voyages
95
II. De La Mecque aux steppes russes et Ă lâInde
ses audiences, dans un endroit situĂ© hors de son palais ; il nâa ni
chambellan ni vizir, et tout individu, Ă©tranger ou non, est libre de
lâapprocher. Ce sultan honore son hĂŽte suivant la coutume des Ara-
bes ; il lui assigne le repas de lâhospitalitĂ© et lui fait des prĂ©sents pro-
portionnĂ©s Ă son rang ; il est douĂ© de qualitĂ©s excellentes. On mange Ă
sa table la viande de lâĂąne apprivoisĂ©
, et lâon en vend dans le mar-
chĂ©, car ces gens croient quâelle est permise ; mais ils la cachent Ă
lâĂ©tranger, et ne la font jamais paraĂźtre en sa prĂ©sence.
Parmi les villes de lâOmĂąn est celle de Zaky
sitĂ©e, mais on mâa assurĂ© que câest une grande citĂ©. Il renferme aussi
AlkouriyyĂąt, Chaba, Calba, Khaour-FouccĂąn et SouhĂąr
des villes toutes bien pourvues de canaux, de jardins et de
p115
pal-
miers. La plus grande partie du pays dâOmĂąn est placĂ©e sous le gou-
vernement de Hormouz.
A
NECDOTE
Je me trouvais un jour chez ce sultan Abou Mohammed, fils de
NebhĂąn, quand une femme trĂšs jeune, belle et dâune figure admirable
vint à lui. Elle se tint debout devant le prince, et lui dit : « O Abou
Mohammed ! le dĂ©mon sâagite dans ma tĂȘte. » Il lui rĂ©pondit : « Va-t-
en et chasse ce démon. » Elle répliqua : « Je ne le peux pas et je suis
sous ta protection, Î Abou Mohammed ! » Le sultan reprit : « Sors, et
fais ce que tu voudras. » Jâai su, aprĂšs avoir quittĂ© ce roi, que cette
femme, et toutes celles qui agissent comme elle, se mettent ainsi sous
la tutelle du sultan et se livrent ensuite au libertinage. Ni son pĂšre ni
son plus proche parent nâont le pouvoir de sâen montrer jaloux, et sâils
la tuent ils sont condamnés à mort, car elle est protégée par le sultan.
Je partis de lâOmĂąn pour le pays de Hormouz. On nomme ainsi une
ville situĂ©e sur le rivage de la mer, et que lâon appelle aussi MoĂ»ghos-
121
La viande de lâĂąne apprivoisĂ© est interdite par un hadith du ProphĂšte ; par
contre, les tribus de lâintĂ©rieur dâOman mangeaient la viande de lâĂąne sauvage.
122
Izki, Ă une cinquantaine de kilomĂštres Ă lâest de Nizwa.
123
Qurayat, entre Tiwi et Masqat sur la cĂŽte ; Sohar, au nord de lâactuel sultanat
dâOman ; Kalba et Khor Fakkan, sur le golfe dâOman, faisant partie de
lâĂ©mirat actuel de Fujaira (Ămirats arabes unis). Shaba seule nâa pas Ă©tĂ© identi-
fiée.
Ibn BattĂ»ta â Voyages
96
II. De La Mecque aux steppes russes et Ă lâInde
tĂąn
. La nouvelle ville de Hormouz sâĂ©lĂšve en face de la premiĂšre,
au milieu de la mer
, et elle nâen est sĂ©parĂ©e que par un canal de
trois parasanges de largeur. Nous arrivĂąmes Ă la nouvelle Hormouz,
qui forme une Ăźle, dont la capitale se nomme Djeraoun. Câest une citĂ©
grande et belle qui possÚde des marchés bien approvisionnés. Elle sert
dâentrepĂŽt Ă lâInde et au Sind ; les marchandises de lâInde sont
p116
transportées de cette ville dans les deux Irùks, le Fars et le Khorùçùn.
Câest dans cette place que rĂ©side le sultan. LâĂźle oĂč se trouve la ville a
de longueur un jour de marche ; la plus grande partie se compose de
terres dâune nature saline et de montagnes de sel, de lâespĂšce appelĂ©e
dĂąrĂąni
. On fabrique avec ce sel des vases destinés à . servir
dâornements et les colonnes sur lesquelles on place les lampes. La
nourriture des habitants consiste en poissons et en dattes qui leur sont
apportĂ©es de Basrah et dâOmĂąn. Ils disent dans leur langue :
KhormĂą
we mĂąhy louti pĂądichĂąhy
, câest-Ă -dire, en arabe : « La datte et le pois-
son sont le manger des rois. » Lâeau potable a une grande valeur dans
cette Ăźle, et il y a des fontaines et des rĂ©servoirs artificiels, oĂč lâeau de
pluie est recueillie. Ils sont Ă une certaine distance de la ville, et les
habitants sây rendent avec de grandes outres, quâils remplissent et
quâil portent sur leur dos jusquâĂ la mer. Alors ils les chargent sur des
barques et les apportent Ă la ville. Jâai vu, en fait de choses merveil-
leuses, prĂšs de la porte de la mosquĂ©e djĂąmiâ, entre celle-ci et le mar-
chĂ©, une tĂȘte de poisson aussi Ă©levĂ©e quâune colline, et dont les yeux
Ă©taient aussi larges que des portes
. Des hommes entraient dans
cette tĂȘte par un des yeux et sortaient par lâautre.
Je rencontrai Ă Djeraoun le cheĂŻkh pieux et dĂ©vot Abouâlâhaçan
alaksarùny, originaire du pays de Roûm
. Il me traita, me visita et
124
Lâancienne ville de Hormuz se situait sur le continent, Ă une quinzaine de ki-
lomĂštres de la cĂŽte, Ă lâintĂ©rieur dâun estuaire et Ă lâemplacement de la ville
actuelle de Minab. Mughistan était le nom du district de la région de Kirman
avoisinant la cĂŽte.
125
Hormuz fut transfĂ©rĂ©e par Ayaz (voir n. 111 ci-dessus) sur lâĂźle de Djarun,
situĂ©e en face de lâestuaire de Minab et au nord du dĂ©troit du mĂȘme nom.
126
Il faudrait lire
darabi
, de Darabdjird, situĂ© au sud-est de Shiraz oĂč des collines
de sel multicolore servent Ă la fabrication de vases. Le sol de lâĂźle de Djarun
est Ă©galement constituĂ© de sel et lâeau Ă©tait amenĂ©e du continent.
127
Apparemment une baleine, appelée
bal
ou
wal
dans les textes arabes.
128
Le pays de Roum est lâAsie Mineure.
Ibn BattĂ»ta â Voyages
97
II. De La Mecque aux steppes russes et Ă lâInde
me fit prĂ©sent dâun vĂȘtement. Il me donna
la ceinture de lâamitiĂ©
, dont
il se servait pour maintenir sa robe retroussée ; elle aide celui qui est
assis et lui sert, pour ainsi dire de support. La plupart des fakirs per-
sans portent cette espĂšce de ceinture.
p117
A six mille de cette ville est un sanctuaire que lâon appelle le sanc-
tuaire de Khidhr et dâElie
; on dit quâils y font leurs priĂšres. Des
bénédictions et des preuves évidentes attestent la sainteté de cet en-
droit. Il y a là un ermitage habité par un cheïkh, qui y reçoit les voya-
geurs. Nous passĂąmes un jour prĂšs de lui, et nous partĂźmes de lĂ afin
de visiter un homme pieux retirĂ© Ă lâextrĂ©mitĂ© de cette Ăźle. Il a creusĂ©
une grotte pour lui servir dâhabitation, et celle-ci contient un ermitage,
une salle de rĂ©ception et un petit appartement quâoccupe une jeune
esclave, laquelle appartient au saint personnage. Lâermite a des escla-
ves, qui demeurent hors de la caverne, et font paĂźtre ses bĆufs et ses
moutons. Il Ă©tait jadis au nombre des principaux marchands ; il fit le
pÚlerinage du temple de La Mecque, renonça à tous les attachements
du monde, et se retira ici pour se livrer à la dévotion. Auparavant, il
remit son argent Ă un de ses confrĂšres, afin quâil le lui fit valoir dans
le commerce. Nous passĂąmes une nuit prĂšs de cet homme, et il nous
fit un accueil trÚs hospitalier. Les signes distinctifs de la bonté et de la
piété étaient reconnaissables sur sa personne.
H
ISTOIRE DU SULTAN DE
H
ORMOUZ
Câest le sultan Kothb eddĂźn Temehten, fils de ThourĂąn chĂąh
, il
est au nombre des sultans généreux ; son caractÚre est trÚs humble, ses
qualités sont louables. Il a coutume de visiter les jurisconsultes, les
hommes pieux et les chérßfs qui arrivent dans sa capitale et de leur
rendre les honneurs qui leur sont dus. Lorsque nous entrĂąmes dans son
ßle, nous le trouvùmes préparé pour la guerre dans laquelle il était en-
gagé contre les deux fils
p118
de son frĂšre NizhĂąm eddĂźn
. Toutes les
129
Voir t. I, chap. 3, n. 298.
130
Voir ci-dessus n. 114. Il faut lire fils de Kurdan Chah, lequel succéda à Ayaz
et rĂ©gna jusquâen 1317.
131
Ici, selon son habitude, Ibn BattĂ»ta mĂ©lange les deux visites quâil a effectuĂ©es
Ă Hormuz, celle dâoctobre-novembre 1331 et celle de mai-juin 1347. Qutb al-
din Tehemten avait conquis le pouvoir en 1319 avec lâaide de son frĂšre Nizam
Ibn BattĂ»ta â Voyages
98
II. De La Mecque aux steppes russes et Ă lâInde
nuits il se disposait Ă combattre, quoique la disette rĂ©gnĂąt dans lâĂźle.
Son vizir Chems eddĂźn Mohammed, fils dâAly, son kĂądhi âImĂąd eddĂźn
achchéouancùry et plusieurs hommes distingués vinrent nous trouver,
et sâexcusĂšrent sur les occupations que leur donnait la guerre. Nous
passĂąmes seize jours auprĂšs dâeux. Lorsque nous voulĂ»mes nous en
retourner, je dis à un de mes compagnons : « Comment partirons-nous
sans voir ce sultan ? » Nous allùmes à la maison du vizir, qui se trou-
vait dans le voisinage de la zĂąouĂŻah oĂč jâĂ©tais descendu, et je lui dis :
« Je désire saluer le roi. » Il répondit :
BismillĂąhi
, me prit par la
main et me conduisit au palais du roi. Cet édifice est situé sur le ri-
vage de la mer, et les vaisseaux sont Ă sec dans son voisinage.
Jâaperçus tout Ă coup un vieillard couvert de vĂȘtements Ă©triquĂ©s et
malpropres. Sur sa tĂȘte il portait un turban, et il Ă©tait ceint dâun mou-
choir. Le vizir le salua, et je fis de mĂȘme ; mais jâignorais que câĂ©tait
le roi. Il avait Ă ses cĂŽtĂ©s le fils de sa sĆur, Aly chĂąh, fils de DjĂ©lĂąl
eddĂźn AlkĂźdjy
, avec lequel jâĂ©tais en relations. Je commençai Ă
converser avec lui, car je ne connaissais pas le roi ; mais le vizir me le
fit connaĂźtre. Je fus honteux vis-Ă -vis du monarque, parce que jâavais
osĂ© causer avec son neveu au lieu de mâentretenir avec lui, et je
mâexcusai auprĂšs de ce prince. Ensuite il se leva et entra dans son pa-
lais, suivi par les Ă©mirs, les vizirs et les grands du royaume ; jâentrai
aussi en compagnie du
p119
vizir. Nous trouvĂąmes le roi assis sur son
trĂŽne, et portant absolument les mĂȘmes habits que jâai mentionnĂ©s tout
Ă lâheure. Dans sa main Ă©tait un chapelet de perles, dont personne nâa
vu les pareilles, car les pĂȘcheries de ces coquillages se trouvent sou-
mises Ă lâautoritĂ© de ce prince
. Un des Ă©mirs sâassit Ă son cĂŽtĂ©, et je
mâassis Ă cĂŽtĂ© de cet Ă©mir.
Le sultan mâinterrogea touchant mon Ă©tat de santĂ©, le temps de
mon arrivĂ©e et les rois que jâavais vus dans le cours de mes voyages :
je lâinformai de ces diverses circonstances. On apporta des mets ; les
al-din Kayqubad, mais ce dernier ne se rĂ©volta quâen 1344-1345. Sa mort Ă©tant
survenue en 1346, ses fils continuĂšrent la lutte Ă partir de lâĂźle de Qays jusquâĂ
la mort de Tehemten, au printemps de 1347, peu aprĂšs le passage dâIbn BattĂ»-
ta, lequel a eu donc connaissance de ces événements à sa deuxiÚme visite.
132
Au nom de Dieu ; soit.
133
Personnage appartenant probablement Ă la maison royale de Kidj, dont les
liens avec celle de Hormuz sont connus, Pour Kidj, voir t. I, chap. 5, n. 255.
134
SituĂ©es dans lâĂźle de Qays ; voir plus loin n. 145.
Ibn BattĂ»ta â Voyages
99
II. De La Mecque aux steppes russes et Ă lâInde
assistants en mangĂšrent, mais le prince nâen goĂ»ta pas avec eux.
AprĂšs le repas, il se leva ; je lui fis mes adieux et mâen retournai.
Voici le motif de la guerre qui existait entre le sultan et ses deux
neveux. Le premier sâembarqua un jour sur une mer, Ă la ville neuve,
afin de se rendre en partie de plaisir au vieux Hormouz et Ă ses jar-
dins. La distance qui sépare ces deux villes, par mer, est de trois para-
sanges, ainsi que nous lâavons dit plus haut. Le frĂšre du sultan, Niz-
hĂąm eddĂźn, se rĂ©volta contre lui, et sâarrogea le pouvoir. Les habitants
de lâĂźle lui prĂȘtĂšrent serment, ainsi que les troupes. Kothb eddĂźn
conçut des craintes pour sa sĂ»retĂ©, et sâembarqua pour la ville de Kal-
hĂąt, dont il a Ă©tĂ© parlĂ© ci-dessus, et qui fait partie de ses Ătats. Il y sĂ©-
journa plusieurs mois, Ă©quipa des vaisseaux et fit voile vers lâĂźle. Les
habitants de celle-ci le combattirent, de concert avec son frĂšre, et
lâobligĂšrent de sâenfuir Ă KalhĂąt. Il renouvela la mĂȘme tentative Ă plu-
sieurs reprises ; il nâeut aucun succĂšs, jusquâĂ ce quâil recourĂ»t au
stratagĂšme dâenvoyer Ă une des femmes de son frĂšre un Ă©missaire qui
la dĂ©termina Ă lâempoisonner. Lâusurpateur Ă©tant mort, le sultan mar-
cha de nouveau vers lâĂźle et y fit son entrĂ©e. Ses deux neveux
sâenfuirent, avec les trĂ©sors, les biens et les troupes, dans lâĂźle de KaĂŻs,
oĂč se trouvent les pĂȘcheries de perles. De cet endroit ils se mirent Ă
intercepter le chemin Ă ceux des habitants de lâInde et du Sind qui se
dirigeaient vers
p120
lâĂźle, et Ă faire des incursions dans les contrĂ©es du
littoral ; de sorte que la plupart furent dévastées.
Nous partĂźmes de la ville de Djeraoun pour visiter un pieux per-
sonnage dans la ville de Khondjopùl. Lorsque nous eûmes franchi le
détroit, nous louùmes des montures aux Turcomans
, qui sont les
habitants de ce pays. On nây voyage pas, si ce nâest avec eux, Ă cause
de leur bravoure et de la connaissance quâils possĂšdent des chemins.
On trouve en ces lieux un dĂ©sert, dâune Ă©tendue de quatre jours de
marche, oĂč les voleurs arabes exercent leurs brigandages
, et oĂč le
135
Il sâagit probablement des nomades appelĂ©s aujourdâhui Qashqaâi.
136
« Dans cette plaine, plusieurs villes, bourgs et villages ont des murs de terre
épais et hauts et de hautes tours pour se défendre de leurs ennemis, le peuple
Caraunas, qui est trÚs nombreuse, cruelle et méchante race de voleurs qui vont
courant le pays et faisant grand mal » (Marco P
OLO
). On ne connaĂźt pas plus
ces Caraunas que les Qufs qui seraient originaires de lâArabie du Sud, Ă moins
que ce ne soient des Kurdes, mais il reste que la rĂ©gion Ă©tait Ă lâĂ©poque un re-
paire de « brigands et voleurs de grands chemins » (M
USTAWFI
).
Ibn BattĂ»ta â Voyages
100
II. De La Mecque aux steppes russes et Ă lâInde
vent appelé
semoûm
souffle durant les mois de tamoûz
. Ce vent
fait mourir tous ceux quâil rencontre dans le dĂ©sert, et lâon mâa ra-
contĂ© que quand il a tuĂ© quelquâun, et que les compagnons du mort
veulent laver son corps, chacun des membres se détache des autres
parties.
Dans ce désert se trouvent de nombreux tombeaux,
p121
renfermant
ceux qui ont été tués par ce vent. Nous voyagions durant la nuit, et
lorsque le soleil Ă©tait levĂ©, nous nous mettions Ă lâombre sous les ar-
bres, du genre de ceux nommés oumm Ghaïlùn
. Nous marchions
depuis lâasr jusquâau lever du soleil. Dans ce dĂ©sert et dans la contrĂ©e
qui lâavoisine habitait le voleur DjemĂąl allouc, qui jouit en ces lieux
dâune grande rĂ©putation.
A
NECDOTE
DjemĂąl allouc Ă©tait un habitant du SidjistĂąn, dâorigine persane
.
Allouc signifie « Celui qui a la main coupée », et, en effet, la main de
cet homme avait été coupée dans un combat. Il commandait un corps
considĂ©rable de cavaliers arabes et persans, Ă lâaide desquels il exer-
çait le brigandage sur les chemins. Il fondait des ermitages et fournis-
sait Ă manger aux voyageurs, avec lâargent quâil volait. On rapporte
quâil prĂ©tendait ne pas employer la violence, exceptĂ© contre ceux qui
ne donnaient pas la dßme aumÎniÚre de leurs biens. Il persévéra long-
137
« On appelle ce vent pestiféré
bad-samoun
, câest-Ă -dire vent de poison ; mais
sur les lieux on lâappelle
samyel
. Il se lĂšve seulement entre le 15 juin et le 15
aoĂ»t, qui est le temps de lâexcessive chaleur le long de ce golfe ; ce vent [...]
tue les gens, qui frappe par une maniĂšre dâĂ©touffement, surtout quand câest de
jour. Son effet le plus surprenant nâest pas mĂȘme la mort quâil cause, câest que
les corps qui en meurent sont comme dissous, sans perdre pour autant leur fi-
gure ni mĂȘme leur couleur ; en sorte quâon dirait quâils ne sont quâendormis,
quoiquâils soient morts, et que, si on les prend quelque part, la piĂšce en de-
meure à la main » (C
HARDIN
, 1668).
138
Tammouz et haziran sont respectivement les mois de juillet et juin du calen-
drier syrien ; ce qui indique que ces impressions doivent Ă©galement dater du
second voyage dâIbn BattĂ»ta, effectuĂ© en juin-juillet, tandis que le premier a
dĂ» se faire en novembre.
139
Voir n. 109 ci-dessus.
140
Ce personnage sera capturé et exécuté par Muhammad bin Muzaffar (voir t. I,
chap. 5, n. 146) avant 1318.
Ibn BattĂ»ta â Voyages
101
II. De La Mecque aux steppes russes et Ă lâInde
temps dans cette conduite ; lui et ses cavaliers faisaient des incursions
et traversaient des dĂ©serts que nul autre quâeux ne connaissait, et ils y
enterraient de grandes et de petites outres pleines dâeau. Lorsque
lâarmĂ©e du sultan les poursuivait, ils entraient dans le dĂ©sert et dĂ©ter-
raient ces outres. LâarmĂ©e renonçait Ă les poursuivre, de peur de pĂ©rir.
DejmĂąl persista donc dans cette conduite pendant un certain nombre
dâannĂ©es, ni le roi de lâIrĂąk ni aucun prince ne pouvant le vaincre ;
puis il fit pĂ©nitence et se livra Ă des exercices de dĂ©votion jusquâĂ sa
mort. Son tombeau, qui se trouve dans son pays, le Sidjistùn, est visité
comme un lieu de pĂšlerinage.
p122
Nous traversĂąmes ce dĂ©sert jusquâĂ ce que nous fussions arrivĂ©s Ă
CawrestĂąn
, petite ville oĂč lâon voit des riviĂšres et des jardins, et
dont lâair est trĂšs chaud. Nous marchĂąmes durant trois jours dans un
désert semblable au premier, et nous arrivùmes à Lùr
, grande ville
pourvue de sources, de riviÚres considérables et de jardins, et qui pos-
sÚde de beaux marchés. Nous y logeùmes dans la zùouïah du pieux
cheĂŻkh Abou Dolaf Mohammed, celui-lĂ mĂȘme que nous avions le
projet de visiter Ă KhondjopĂąl. Dans celle-ci se trouvait son fils Abou
ZeĂŻd Abd errahmĂąn, ainsi quâune troupe de fakirs. Une de leurs cou-
tumes consiste Ă se rĂ©unir chaque jour dans lâermitage, aprĂšs la priĂšre
de lâasr ; puis ils font le tour des maisons de la ville ; on leur donne
dans chaque maison un pain ou deux, et câest avec cela quâils nourris-
sent les voyageurs. Les habitants des maisons sont accoutumés à cette
offrande ; ils la regardent comme faisant partie de leurs aliments et la
préparent pour ces religieux, afin de les aider dans leurs distributions
de vivres. Dans chaque nuit du jeudi au vendredi, les fakirs et les dé-
vots de la ville se rassemblent dans cet ermitage, et chacun dâeux ap-
porte autant de dirhems quâil a pu sâen procurer. Ils le mettent en
commun et les dĂ©pensent dans cette nuit mĂȘme ; ils la passent en acte
de dévotion, comme la priÚre, la mention répétée du nom de Dieu, et
la lecture du Coran ; enfin, ils sâen retournent aprĂšs la priĂšre de
lâaurore.
141
« Un assez bon village nommé Cauvrestan », à quatre étapes de Lar et à une
de Bender Abbas (T
AVERNIER
, 1665).
142
Le nom de Lar apparaßt pour la premiÚre fois en tant que région chez Mustaw-
fi, contemporain dâIbn BattĂ»ta, et en tant que ville ici.
Ibn BattĂ»ta â Voyages
102
II. De La Mecque aux steppes russes et Ă lâInde
D
U SULTAN DE
L
ĂR
Il y a dans cette ville un sultan dâorigine turcomane nommĂ© DjĂ©lĂąl
eddĂźn
. Il nous envoya les mets de
p123
lâhospitalitĂ© ; mais nous ne le
visitĂąmes point et ne le vĂźmes pas.
Nous partĂźmes de LĂąr pour la ville de KhondjopĂąl
; le
khĂą
de ce
mot est remplacé quelquefois par un
hĂą
. Câest lĂ quâhabite le cheĂŻkh
Abou Dolaf, que nous voulions visiter. Nous logeĂąmes dans son ermi-
tage, et lorsque jây fus entrĂ©, je vis le cheĂŻkh assis par terre, dans un
coin. Il Ă©tait couvert dâune tunique de laine verte, tout usĂ©e, et portait
sur la tĂȘte un turban de laine noir. Je le saluai ; il me rendit poliment
mon salut, mâinterrogea touchant le temps de mon arrivĂ©e et sur mon
pays, et me donna lâhospitalitĂ©. Il mâenvoyait des aliments et des
fruits par un de ses fils, qui Ă©tait au nombre des gens pieux, trĂšs hum-
ble, jeûnant presque continuellement et fort assidu à dire ses priÚres.
La condition de ce cheĂŻkh Abou Dolaf est extraordinaire et Ă©trange,
car la dĂ©pense quâil fait dans cet ermitage est considĂ©rable : il distri-
bue des dons superbes, fait prĂ©sent aux autres de vĂȘtements et de che-
vaux de selle ; en un mot, il fait du bien Ă tous les voyageurs, de sorte
que je nâai pas vu son pareil dans cette contrĂ©e ; et pourtant on ne lui
connaĂźt pas dâautre ressource que les offrandes quâil reçoit de ses frĂš-
res et de ses compagnons. Aussi beaucoup de personnes prétendent
quâil tire du trĂ©sor invisible de Dieu les sommes nĂ©cessaires Ă sa dĂ©-
pense.
Dans son ermitage se trouve le tombeau du pieux cheĂŻkh, de lâami
de Dieu, du pĂŽle, DĂąnĂŻĂąl
, dont le nom est célÚbre dans ce pays, et
qui jouit dâun rang Ă©minent parmi les contemplatifs. Ce sĂ©pulcre est
143
Lar avait une dynastie locale installée depuis la période pré-islamique, mais
dâaprĂšs les chroniques le souverain rĂ©gnant Ă lâĂ©poque sâappelait Bakalindjar
II (1331-1352).
144
Khundj-u Bal est un district situĂ© Ă lâouest de Lar ; son nom est composĂ© de
celui de deux villes : Khundj Ă une soixantaine de kilomĂštres Ă lâouest de Lar,
sur un des chemins menant Ă Shiraz, et Bal ou Fal, entre Khundj et la mer,
prĂšs de lâactuel Galeh Dar. Il nâexiste donc pas de ville de Khundj-u Bal, mais
Ibn Battûta doit parler de la premiÚre (voir note suivante).
145
Cheikh Daniyal avait jouĂ© un rĂŽle dans la conquĂȘte du pouvoir par Ayaz Ă
Hormuz en 1291. Barros mentionne déjà au
XVI
e
siÚcle une mosquée au nom
de ce cheikh situĂ©e Ă Khundj, et cette ville possĂšde encore aujourdâhui une
mosquée à ce nom.
Ibn BattĂ»ta â Voyages
103
II. De La Mecque aux steppes russes et Ă lâInde
surmonté
p124
dâune haute coupole, Ă©levĂ©e par le sultan Kothb eddĂźn
Temehten, fils de Thoûrùn chùh. Je passai un seul jour prÚs du cheïkh
Abou Dolaf, Ă cause de lâempressement Ă partir de la caravane que
jâaccompagnais.
Jâappris quâil y avait dans cette ville de KhondjopĂąl un ermitage
habité par plusieurs hommes pieux qui se livraient à des pratiques de
dĂ©votion. Je mây rendis dans la soirĂ©e, et je les saluai, eux et leur
cheïkh. Je vis des gens comblés de bénédictions, et sur la personne
desquels les exercices de piété avaient laissé des traces profondes. Ils
avaient le teint jaune, le corps maigre ; ils gémissaient beaucoup et
pleuraient abondamment. Lorsque jâarrivai auprĂšs dâeux, ils
mâapportĂšrent des aliments, et leur chef dit : « Faites-moi venir mon
fils Mohammed. » Celui-ci était retiré dans un coin de la zùouïah ; il
vint nous trouver, et il ressemblait à un mort échappé de son tombeau,
tant les actes de dĂ©votion lâavaient extĂ©nuĂ©. Il salua et sâassit. Son
pÚre lui dit : « à mon cher fils, partage le repas de ces voyageurs, afin
que tu participes à leurs bénédictions ! » Il jeûnait alors ; mais il rom-
pit le jeĂ»ne avec nous. Ces gens-lĂ sont de la secte de ChĂąfiây ; lors-
que nous eĂ»mes cessĂ© de manger, ils firent des vĆux en notre faveur,
et nous nous en retournĂąmes.
De là nous nous rendßmes à la ville de Kaïs, nommée aussi Sß-
rĂąf
. Elle est situĂ©e sur le rivage de la mer de lâInde, qui est contiguĂ«
Ă celles du Yaman et de la Perse ; on la compte au nombre des dis-
tricts du Fars. Câest une ville dâune Ă©tendue considĂ©rable et sur un sol
p125
excellent. Elles est entourĂ©e de jardins magnifiques, oĂč croissent
des plantes odorifĂ©rantes et des arbres verdoyants. Lâeau que boivent
ses habitants provient de sources qui coulent des montagnes voisines.
Les Sßrùfiens sont Persans et distingués par une noble origine. Parmi
146
Siraf, situé sur la cÎte au sud de Kangan et prÚs de la localité actuelle de Tahe-
ri, fut le port le plus important du golfe au
X
e
siÚcle. Détruit par un séisme en
977, il fut progressivement abandonné au profit de Qays et Yaqut qui le visite-
ra au début du
XIII
e
siÚcle, le trouvera en ruines. Ibn Battûta a donc dû confon-
dre avec lâĂźle de Qays qui fut le siĂšge, Ă partir de la fin du
XIII
e
siĂšcle, dâune
dynastie marchande fondée par Djamal al-din Ibrahim al-Sawamili, richissime
commerçant du golfe ; la ville fut conquise sur ses descendants en 1331 par
Tehemten.
Ibn BattĂ»ta â Voyages
104
II. De La Mecque aux steppes russes et Ă lâInde
eux se trouve une tribu dâArabes des Benou-SefĂąf
, et ce sont ces
derniers qui plongent Ă la recherche de perles.
D
E LA PĂCHERIE DES PERLES
La pĂȘcherie des perles est situĂ©e entre SĂźrĂąf et BahraĂŻn
, dans un
golfe dont lâeau est calme, et qui ressemble Ă un grand fleuve. Lors-
que les mois dâavril et de mai sont arrivĂ©s, des barques nombreuses se
rendent en cet endroit, montĂ©es par les pĂȘcheurs et des marchands du
Fars, de BahraĂŻn et dâAlkathĂźf. Le pĂȘcheur place sur son visage, toutes
les fois quâil veut plonger, une plaque en Ă©caille de tortue, qui le cou-
vre complĂštement. Il fabrique aussi avec cette Ă©caille un objet sem-
blable Ă des ciseaux, qui lui sert Ă comprimer ses narines ; puis il atta-
che une corde Ă sa ceinture et plonge. Ces gens-lĂ diffĂšrent les uns des
autres dans la durĂ©e du temps quâils peuvent rester sous lâeau. Parmi
eux il y en a qui y demeurent une heure ou deux, ou plus que cela.
Quand le plongeur arrive au fond de la mer, il y trouve les coquillages
fixés dans le sable, au milieu de petites pierres ; il les détache avec la
main, ou les enlĂšve Ă lâaide dâun couteau dont il sâest muni dans cette
intention, et les place dans un sac de cuir suspendu Ă son cou. Lorsque
la respiration commence Ă lui manquer, il agite la corde ; lâhomme qui
tient cette corde sur le rivage sent son appel, et le remonte Ă bord de la
barque. On lui enlĂšve son sac, et lâon ouvre les coquillages ; on
p126
y
trouve Ă lâintĂ©rieur des morceaux de chair que lâon dĂ©tache avec un
couteau. DĂšs que ceux-ci sont mis en contact avec lâair, ils se durcis-
sent et se changent en perles, et toutes sont rassemblées, les petites
comme les grosses. Le sultan en prélÚve le quint
, et le reste est
acheté par les marchands qui se trouvent dans les barques. La plupart
sont créanciers des plongeurs, et reçoivent toutes les perles en
échange de leur créance, ou bien une quantité proportionnée à la dette.
147
Tribu arabe, originaire dâOman, Ă©tablie sur le littoral du Fars.
148
Lâensemble de ce rĂ©cit semble ĂȘtre de seconde main et le site des pĂȘcheries ne
peut pas ĂȘtre dĂ©terminĂ©.
149
Si le récit qui précÚde contient des passages fantaisistes, cette derniÚre partie
correspond aux pratiques de lâĂ©poque.
Ibn BattĂ»ta â Voyages
105
II. De La Mecque aux steppes russes et Ă lâInde
De SĂźrĂąf, nous allĂąmes Ă la ville de BahraĂŻn
, qui est une cité
considérable, belle, possédant des jardins, des arbres et des riviÚres.
On sây procure de lâeau Ă peu de frais : il suffit pour cela de creuser la
terre avec les mains, et on trouve lâeau. Il y a en cet endroit des enclos
de palmiers, de grenadiers, de citronniers, et lâon y cultive le coton. La
température y est trÚs chaude, les sables y abondent, et souvent ils
sâemparent de quelques habitations. Il y avait entre BahraĂŻn et OmĂąn
un chemin que les sables ont envahi, et sur lequel, pour cette raison, la
communication a Ă©tĂ© interrompue. On ne se rend plus dâOmĂąn en cette
ville, si ce nâest par mer. Dans le voisinage de BahraĂŻn se trouvent
deux hautes montagnes, dont lâune Ă lâoccident, qui sâappelle CoceĂŻr,
lâautre Ă lâorient, qui sâappelle OweĂŻr. Elles ont passĂ© en proverbe, car
on dit « CoceĂŻr et OweĂŻr : or tout cela nâest pas bon
» (à cause du
danger quâelles offrent aux navigateurs).
p127
Nous nous rendĂźmes de BahraĂŻn Ă la ville dâAlkothaĂŻf
, dont le
nom se prononce Ă lâinstar du diminutif du mot
kathf
. Câest une
place grande, belle et possédant beaucoup de palmiers. Elle est habitée
par des tribus dâArabes, qui sont des rĂąfidhites outrĂ©s, et manifestent
ouvertement leur hérésie, sans craindre personne. Leur moueddhin
prononce les paroles suivantes dans lâappel Ă la priĂšre, aprĂšs les deux
professions de foi : « Jâatteste quâAly est lâami de Dieu
. » Il ajoute,
aprÚs les deux formules : « Accourez à la priÚre, accourez au salut »,
la formule suivante : « Accourez Ă la meilleure des Ćuvres ». Il dit
150
Le nom de Bahrein dĂ©signait Ă lâĂ©poque la cĂŽte situĂ©e en face de lâĂźle actuelle
de Bahrein ; lâĂźle elle-mĂȘme sâappelait Uwal. Par contre, il nâexistait pas de
ville portant le nom de Bahrein, et les deux principales villes de la cĂŽte seront
mentionnées par la suite.
151
Le proverbe dit : « Kusair et Uwair et un troisiÚme, et dans tout cela rien de
bon. » Il ne sâagit pas de montagnes mais dâun groupe de rĂ©cifs situĂ©s dans le
détroit de Hormuz.
152
Al-Qatif, sur la cĂŽte, en face de lâĂźle de Bahrein, Ă©tait un des derniers bastions
des Karmates (voir introduction du t. I). La région fut conquise en 1305 par un
Arabe quraishite appelĂ© Djarwan al-Maliki qui fonda une dynastie shiâite lo-
cale. Toutefois, Qatif semble avoir Ă©tĂ© conquis, en mĂȘme temps que lâĂźle de
Bahrein, par Tehemten en 1330.
153
Vendanges.
154
Voir t. I, chap. 5, n. 6.
Ibn BattĂ»ta â Voyages
106
II. De La Mecque aux steppes russes et Ă lâInde
aprĂšs le dernier
tecbĂźr
: « Mohammed et Aly sont les meilleurs des
hommes, et quiconque sâest dĂ©clarĂ© leur ennemi a Ă©tĂ© infidĂšle. »
De Kathßf, nous allùmes à Hedjer, maintenant appelé Alhaça
,
ville au sujet de laquelle on dit en proverbe : « Câest comme celui qui
apporte des dattes Ă Hedjer. » Car il sây trouve plus de palmiers que
dans aucune autre ville ; aussi les habitants en font-ils manger les
fruits Ă leurs bĂȘtes de somme. Ces habitants sont des Arabes apparte-
nant pour la plupart Ă la tribu dâAbd AlkaĂŻs, fils dâAksa
.
p128
DâAlhaça, nous nous rendĂźmes Ă la ville dâAlyemĂąmah, aussi appe-
lée Hadjr
. Câest une ville belle, fertile, possĂ©dant des riviĂšres et des
arbres. Elle est habitĂ©e par des tribus dâArabes qui appartiennent pour
la plupart aux Benou HanĂźfah
, dont elle est de toute antiquité la
capitale, et qui ont pour Ă©mir ThofaĂŻl, fils de GhĂąnim.
Je quittai YemĂąmah, en compagnie de cet Ă©mir, afin de faire le pĂš-
lerinage. On Ă©tait alors dans lâannĂ©e 732, (et jâarrivai ainsi Ă La Mec-
que). Dans cette mĂȘme annĂ©e, Almelic annĂącir, sultan dâĂgypte, fit le
pĂšlerinage
, ainsi quâun certain nombre de ses Ă©mirs. Ce fut la der-
niĂšre fois quâil lâaccomplit, et il accorda des prĂ©sents magnifiques aux
habitants des deux villes saintes et nobles, et aux personnages qui sây
Ă©taient fixĂ©s par esprit de dĂ©votion. Pendant le mĂȘme voyage, Almelic
annĂącir tua lâĂ©mir Ahmed, de qui lâon dit quâil Ă©tait le pĂšre. Il fit aussi
périr le principal de ses émirs, Bectomoûr assùky
.
155
Louange du nom de Dieu.
156
Lâactuel al-Hufuf, Ă lâintĂ©rieur des terres, al-Hasa Ă©tant le nom de la province.
157
Une des principales tribus du nord-est de lâArabie Ă©tablies depuis le
VI
e
siĂšcle
dans la région.
158
Auparavant capitale du Nadjd, actuellement al-Yamama, Ă quatre-vingt-dix
kilomĂštres au sud-est de Riyadh, prĂšs dâal-Salamiya.
159
Les Banu Hanifa dâal-Yamama sont cĂ©lĂšbres dans lâhistoire de lâislam pour
leur résistance désespérée aux forces islamiques en 633 ; par contre, leur his-
toire ultĂ©rieure dans cette rĂ©gion nâest pas connue.
160
Le pÚlerinage de Malik Nasir en cette année 1332 est attesté par les sources.
161
Ibn Battûta relate une version populaire de la mort de Baktamur (voir t. I,
chap. 1, n. 140) dont les détails sont donnés dans les chroniques.
Ibn BattĂ»ta â Voyages
107
II. De La Mecque aux steppes russes et Ă lâInde
A
NECDOTE
On raconte quâAlmelic annĂącir donna Ă BectomoĂ»r assĂąky une
jeune esclave. Lorsque lâĂ©mir voulut sâen approcher, elle lui dit : « Je
suis enceinte des Ćuvres du roi AnnĂącir. » Alors BectomoĂ»r la respec-
ta, et dans la suite elle mit au monde un fils quâil appela lâĂ©mir
p129
Ahmed, et qui grandit sous sa tutelle. La noblesse de cet enfant se ré-
vĂ©la, et il fut connu sous le nom de fils dâAlmelic annĂącir. Or, pendant
ce pÚlerinage, lui et Bectomoûr complotÚrent de tuer le monarque ;
aprĂšs quoi lâĂ©mir Ahmed serait devenu maĂźtre du royaume. En consĂ©-
quence. BectomĂŽur emporta avec lui des Ă©tendards, des tambours, des
vĂȘtements [royaux] et de lâargent. La nouvelle du complot fut rĂ©vĂ©lĂ©e
Ă Almelic annĂącir. Alors celui-ci envoya chercher lâĂ©mir Ahmed, un
jour quâil faisait extrĂȘmement chaud ; et lâĂ©mir vint le trouver. Le sul-
tan avait devant lui des coupes pleines de boisson ; il en but une et en
prĂ©senta Ă lâĂ©mir Ahmed une autre, dans laquelle il y avait du poison.
Ahmed lâayant vidĂ©e, Melic NĂącir donna lâordre de dĂ©camper sur-le-
champ, afin dâoccuper le temps. Le cortĂšge royal se mit en marche ;
mais il nâĂ©tait pas encore arrivĂ© Ă la prochaine station que lâĂ©mir Ah-
med rendit le dernier soupir. Bectomoûr fut affligé de sa mort, déchira
ses vĂȘtements et refusa de boire et de manger. Cette nouvelle Ă©tant
parvenue Ă Melic NĂącir, il vint le trouver, lui donna des marques
dâintĂ©rĂȘt, lui adressa des consolations et, prenant une coupe dans la-
quelle il y avait du poison, il la lui prĂ©senta et lui dit : « Je tâen adjure
par ma vie, ne boiras-tu pas pour amortir le feu qui brĂ»le ton cĆur ? »
BectomoĂ»r vida le vase et mourut sur lâheure. On trouva chez lui les
vĂȘtements, insigne de la souverainetĂ© et des sommes considĂ©rables, et
câest ainsi que fut vĂ©rifiĂ©e lâaccusation qui avait Ă©tĂ© portĂ©e contre lui
dâattenter aux jours dâAlmelic annĂącir.
Retour Ă la Table des MatiĂšres
Ibn BattĂ»ta â Voyages
108
II. De La Mecque aux steppes russes et Ă lâInde
2. LâAsie Mineure
Retour Ă la Table des MatiĂšres
Lorsque le pÚlerinage fut terminé, je me dirigeai vers Djouddah,
afin de mâembarquer pour le Yaman et lâInde ; mais cela ne me rĂ©ussit
pas ; je ne pus me procurer de compagnons, et je passai Ă Djouddah
environ quarante jours. Il y avait en cette ville un navire appartenant Ă
un individu nommé Abd Allah Attoûnecy, qui voulait se rendre à Ko-
ceĂŻr
, dans le gouvernement de Koûs. Je montai à bord, afin
dâexaminer dans quel Ă©tat se trouvait ce navire, mais il ne me satisfit
pas, et je ne me plus pas Ă lâidĂ©e de voyager sur ce bĂątiment. Cela fut
un effet de la bontĂ© de Dieu, car ce vaisseau partit, et lorsquâil fut ar-
rivé au milieu de la mer, il coula à fond, dans un endroit appelé Rùs
Aby Mohammed
. Le propriétaire du navire et quelques marchands
se sauvĂšrent dans une barque, non sans de grands efforts ; ils se virent
sur le point de pĂ©rir, et il en pĂ©rit mĂȘme quelques-uns. Le reste des
passagers fut englouti, et il y avait Ă bord environ soixante et dix pĂšle-
rins.
Cependant, je montai ensuite dans une barque, pour me rendre Ă
âAĂŻdhĂąb ; mais, le vent nous ayant repoussĂ©s vers un port appelĂ© Ras
Dawùïr
, nous partĂźmes de
p131
cet endroit, par la voie de terre, avec
les BodjĂąh, et nous traversĂąmes un dĂ©sert oĂč se trouvaient beaucoup
dâautruches et de gazelles. On y rencontrait des Arabes des tribus de
DjohaĂŻnah et de Benou CĂąhil, qui sont soumises aux BodjĂąh
. Nous
arrivùmes prÚs des sources nommées Mefroûr et Aldjedßd. Les vivres
162
Le port de la mer Rouge le plus proche de la vallée du Nil, à cinq étapes de
Qus.
163
Le cap Abu Muhammad nâest pas identifiable.
164
Voir chap. 1, n. 11.
165
4. Pour les Bedja, voir t. I, chap. 2, n. 209 pour les Banu Kahil, ci-dessus chap.
1, n. 15 et pour les Djuhaina n. 18.
Ibn BattĂ»ta â Voyages
109
II. De La Mecque aux steppes russes et Ă lâInde
nous manquĂšrent ; nous achetĂąmes des brebis Ă une troupe de BodjĂąh
dont nous fßmes rencontre dans le désert, et nous nous approvision-
nùmes de la chair de ce bétail. Je vis dans ce désert un jeune garçon
arabe, qui mâadressa la parole en sa langue et mâinforma que les Bod-
jĂąh lâavaient fait prisonnier. Il prĂ©tendait nâavoir pris depuis une annĂ©e
aucun autre aliment que du lait de chameau.
La viande que nous avions achetée ayant été consommée, il ne
nous resta aucune provision de route ; jâavais avec moi environ une
charge de dattes, des espÚces appelées assaïhùny et alberny
, que je
réservais pour faire des présents à mes amis. Je les distribuai à la ca-
ravane, et nous en vécûmes pendant trois jours.
AprÚs une marche de neuf jours, à partir du Ras Dawùïr, nous arri-
vĂąmes Ă âAĂŻdhĂąb
, oĂč quelques individus de la caravane nous
avaient précédés. Les habitants vinrent à notre rencontre, avec du
pain, des dattes et de lâeau, et nous passĂąmes plusieurs jours dans cette
166
La datte
al-birni
, « pour laquelle il a Ă©tĂ© dit : âelle rend malade au dĂ©but mais
il nây a pas de maladie en elleâ [...] la sayhani, appelĂ©e ainsi parce que, quand
un jour le ProphĂšte passa en tenant Ali par la main elle cria : âCelui-ci est
Muhammad le prince des ProphĂštes, et celui-ci Ali le prince des Croyants et le
pÚre des imams immaculés !⠻ (B
URTON
).
167
Pour Aidhab, voit t. I, chap. 2, n. 208.
Ibn BattĂ»ta â Voyages
110
II. De La Mecque aux steppes russes et Ă lâInde
ville. AprÚs avoir loué des chameaux, nous partßmes, en compagnie
dâune troupe dâArabes de la tribu de DaghĂźm, et nous arrivĂąmes prĂšs
dâune source appelĂ©e AldjanĂźb. Nous campĂąmes ensuite Ă HomaĂŻthira,
oĂč se trouve le
p134
tombeau de lâami de Dieu Abouâlhaçan achchĂądhi-
ly
. Nous le visitĂąmes pour la seconde fois, et nous passĂąmes une
nuit dans son voisinage, aprĂšs quoi nous arrivĂąmes Ă la bourgade
dâAlâathouĂąny
, située sur le bord du Nil, vis-à -vis de la ville
dâAdfou, dans le SaâĂźd supĂ©rieur.
Nous passĂąmes le Nil pour nous rendre Ă la ville dâEsna, puis Ă
Arment, puis Ă Alaksor, oĂč nous vĂźmes une seconde fois le cheĂŻkh
AbouâlhaddjĂądj alaksory. Nous nous rendĂźmes ensuite Ă la ville de
KoĂ»s, puis Ă Kina, oĂč nous visitĂąmes derechef le cheĂŻkh Abd ArrahĂźm
alkinùwy. De là nous vßnmes à Hou, à Ikhmßm, à Acioûth, à Manfa-
loûth, à Manlaouy, à Alochmoûnaïn, à Moniat ibn Alkhacßb, à Behne-
çah, à Boûch et à Moniat-Alkùïd. Toutes ces localités ont déjà été
mentionnées par nous.
Enfin nous arrivĂąmes Ă Misr, oĂč je mâarrĂȘtai plusieurs jours, aprĂšs
quoi je partis pour la Syrie, par le chemin de BilbeĂŻs, en compagnie du
pĂšlerin Abd Allha, fils dâAbou Becr, fils dâAlferhĂąn attoĂ»zery. Il ne
cessa de mâaccompagner durant plusieurs annĂ©es, jusquâĂ ce que nous
fussions sur le point de quitter lâInde, et il mourut Ă SendaboĂ»r, ainsi
que nous le dirons ci-dessous. Cependant, nous arrivĂąmes Ă la ville de
Ghazzah, puis Ă la ville dâAbraham (HĂ©bron), oĂč nous renouvelĂąmes
la visite de sa sépulture, puis à Jérusalem, à Ramlah, à Acre, à Tripoli,
Ă Djabalah, oĂč nous visitĂąmes pour la seconde fois le mausolĂ©e
dâIbrĂąhĂźm, fils dâAdhem, et enfin Ă LĂądhikiyah. Toutes ces villes ont
été décrites par nous ci-dessus.
Nous nous embarquĂąmes sur mer Ă Ladhikiyah, dans un grand
vaisseau appartenant Ă des GĂ©nois, et dont le
p135
patron était nommé
MartelemĂźm
. Nous nous dirigeĂąmes vers la terre de Turquie,
connue sous le nom de pays des Grecs. On lâa nommĂ©e ainsi parce
168
Pour Shadili et Mumaithira, voir t. I, chap. 2, n. 23 et 27.
169
Voir t. I, chap. 2, n. 205. Ăgalement tous les noms de lieux citĂ©s ci-dessous
jusquâĂ Ladhikiya se trouvent dans le t. I.
170
Le mot arabe utilisé ici pour le vaisseau :
qurqura
, indique un grand navire
marchand Ă deux ou trois ponts. Martelemin pourrait signifier Bartolomeo.
Ibn BattĂ»ta â Voyages
111
II. De La Mecque aux steppes russes et Ă lâInde
quâelle a Ă©tĂ© jadis le pays de cette nation. Câest de lĂ que vinrent les
anciens Grecs et les Ioûnùnis
. Par la suite, les musulmans la
conquirent, et il sây trouve maintenant beaucoup de chrĂ©tiens, sous la
protection des Turcomans
mahométans. Nous naviguùmes pendant
dix jours avec un bon vent ; le chrĂ©tien [câest-Ă -dire le maĂźtre du bĂąti-
ment] nous traita avec considĂ©ration, et nâexigea pas de nous le prix
de notre passage
.
Le dixiĂšme jour, nous arrivĂąmes Ă la ville dâAlùïa
, oĂč com-
mence le pays de RoĂ»m. Câest une des plus belles contrĂ©es du monde,
et Dieu y a rĂ©uni les beautĂ©s dispersĂ©es dans le reste de lâunivers. Ses
habitants sont les plus beaux des hommes et les plus propres sur leurs
vĂȘtements ; ils se nourrissent des aliments les plus exquis, et ce sont
les plus bienveillantes crĂ©atures de Dieu. Câest pourquoi on dit : « La
BĂ©nĂ©diction se trouve en Syrie et la bontĂ© dans le RoĂ»m. » On nâa eu
en vue dans cette phrase que les habitants de cette contrée.
p136
Lorsque nous nous arrĂȘtions dans un ermitage ou dans une maison
de ce pays, nos voisins des deux sexes prenaient soin de nous ; les
femmes nâĂ©taient pas voilĂ©es. Quand nous quittions ces bonnes gens,
ils nous faisaient des adieux comme sâils avaient Ă©tĂ© de nos parents et
des membres de nos familles ; tu aurais vu les femmes pleurer, et
sâattrister de notre sĂ©paration. Une des coutumes de ce pays consiste
en ce que lâon cuit le pain une seule fois tous les huit jours, et lâon
prépare alors ce qui doit suffire à la nourriture de toute la semaine.
Les hommes venaient nous trouver, le jour oĂč lâon cuisait, apportant
du pain chaud, et des aliments exquis dont ils nous faisaient présent.
171
Rum (de Rome) est le nom donné par les Arabes, et ensuite par les Turcs, aux
Byzantins, tandis que les Yunan (Ioniens) sont les anciens Grecs.
172
La protection,
dhimma
, dâoĂč le nom de
dhimmis
donné aux chrétiens et les
juifs, « gens du livre », placĂ©s sous la « protection » des musulmans. LâAsie
Mineure byzantine avait été conquise et colonisée par les TurkmÚnes dans un
premier temps, aprĂšs la victoire des Seldjukides Ă Mantzikert en 1071, et dans
un deuxiÚme temps avec la fondation et le développement des principautés
turkmĂšnes sur les marches de lâĂtat seldjukide dâAnatolie Ă partir de la fin du
XIII
e
siĂšcle.
173
Naul
en arabe,
nolo
en italien,
nolis
.
174
Alaâiyya, lâactuelle Alanya Ă lâest du golfe dâAdalia. Le « Kalon Oros » by-
zantin, Candelore dans les chroniques latines, tire son nom dâAlauddin
Kayqubad I
er
, sultan seldjukide dâAnatolie (1219-1237) qui lâa conquis en
1220 et la fortifia comme dĂ©bouchĂ© de son Ătat sur la MĂ©diterranĂ©e.
Ibn BattĂ»ta â Voyages
112
II. De La Mecque aux steppes russes et Ă lâInde
Ils nous disaient : « Les femmes vous envoient cela et implorent vos
priÚres. »
Tous les habitants de ce pays professent la doctrine de lâimĂąm
Abou-HanĂźfah, et ils sont fermes dans la
sonnah
. Il nây a parmi eux ni
kadary
, ni
rĂąfidhy
, ni
moâtazily
, ni
khĂąridjy
, ni
mobtadi
. Câest un
mérite par lequel Dieu les a favorisés ; mais ils mangent du
hachĂźch
,
et ne rĂ©prouvent pas lâusage de cette plante.
La ville dâAlùïa, mentionnĂ©e ci-dessus, est une grande place situĂ©e
sur le rivage de la mer et habitée par des Turcomans. Des marchands
de Misr (Le Caire), dâAlexandrie, de la Syrie y descendent ; elle est
trĂšs abondante en bois, que lâon transporte de cette ville Ă Alexandrie
et Ă Damiette et de lĂ dans tout le reste de lâĂgypte. âAlùïa possĂšde un
chĂąteau situĂ© Ă lâextrĂ©mitĂ© supĂ©rieure de la ville
. Câest un Ă©difice
admirable et trĂšs fort, construit par le sultan illustre âAlĂą eddĂźn Ar-
roûmy. Je visitai le kùdhi de cette ville, Djélùl eddßn Alarzendjùny. Il
monta avec moi dans la citadelle un vendredi, et nous y fĂźmes la
priĂšre. Il me traita avec
p137
honneur et me donna lâhospitalitĂ©, ainsi
que Chems eddĂźn, fils dâArredjĂźhĂąny, dont le pĂšre, âAlĂą eddĂźn, mourut
Ă MĂąly
, dans le SoudĂąn.
D
U SULTAN D
âA
LĂĂA
Le samedi, le kùdhi Djélùl eddßn monta à cheval avec moi, et nous
nous mĂźmes en route, afin de visiter le roi dâAlùïa, Youcef bec
, fils
de Karamùr. Son habitation était située à dix milles de la ville, et nous
le rencontrĂąmes assis, tout seul, prĂšs du rivage, au haut dâune colline
175
Les qadaris sont partisans de la doctrine du libre arbitre ; le terme
mubtadi
(novateur) dĂ©signe les hĂ©rĂ©tiques ; pour les autres termes, voir lâintroduction
du t. I.
176
Le chĂąteau construit par Alauddin Kayqubad I
er
, sur des fondations byzantines
et qui existe encore aujourdâhui.
177
Capitale du royaume noir du Mali (voir t. III, p. 411).
178
Alaâiyya fut conquise en 1293 par les Karamanoghlu, successeurs des Seldju-
kides dans le centre-sud de lâAnatolie. Umari, gĂ©ographe contemporain dâIbn
BattĂ»ta, cite Ă©galement Yusuf comme gouverneur dâAlaâiyya au nom des Ka-
ramanoghlu, mais ce personnage ne figure pas dans les généalogies de cette
dynastie.
Ibn BattĂ»ta â Voyages
113
II. De La Mecque aux steppes russes et Ă lâInde
qui se trouve dans cet endroit. Les Ă©mirs et les vizirs se tenaient plus
bas, et les soldats étaient rangés à sa droite et à sa gauche. Il avait les
cheveux teints en noir. Je lui donnai le salut, et il mâinterrogea tou-
chant le temps de mon arrivĂ©e. Je lâinformai de ce quâil dĂ©sirait savoir
et je pris congĂ© de lui ; il mâenvoya un prĂ©sent.
Je me rendis dâAlùïa Ă AnthĂąlĂŻah
. Le nom de cette derniĂšre ville
ne diffĂšre pas de celui dâAnthĂąkĂŻah, en Syrie, si ce nâest que le
cĂąf
y
est remplacé par un
lĂąm
. Câest une des plus belles villes du monde :
elle est extrĂȘmement vaste, câest la plus jolie citĂ© que lâon puisse voir,
et la mieux construite. Chaque classe de ses habitants est entiĂšrement
séparée des autres. Les marchands chrétiens y demeurent dans un en-
droit appelé
almĂźnĂą
. Leur quartier est entourĂ© dâun mur, dont les
portes sont fermées extérieurement pendant la nuit et durant la
p138
priĂšre du vendredi. Les Grecs, anciens habitants dâAnthĂąlĂŻah, demeu-
rent dans un autre endroit ; ils y sont également séparés des autres
corps de nation et entourĂ©s dâun mur. Les Juifs habitent aussi un quar-
tier sĂ©parĂ© et ceint dâune muraille. Le roi, les gens de sa cour et ses
esclaves habitent une ville entourĂ©e dâun mur qui la sĂ©pare des quar-
tiers susmentionnés.
Toute la population musulmane demeure dans la ville proprement
dite, oĂč se trouve une mosquĂ©e principale, un collĂšge, des bains nom-
breux et des marchĂ©s considĂ©rables, disposĂ©s dans lâordre le plus mer-
veilleux. Cette ville est entourĂ©e dâun grand mur, qui renferme aussi
toutes les constructions que nous avons énumérées. Elle contient de
nombreux jardins, et produit des fruits excellents, parmi lesquels est
lâabricot admirable nommĂ© dans le pays
kamar eddĂźn
. Son noyau
renferme une amande douce ; on fait sécher ce fruit et on le transporte
en Ăgypte, oĂč il est considĂ©rĂ© comme quelque chose de rare. Il y a
dans cette ville des sources dâune eau excellente, agrĂ©able au goĂ»t et
trĂšs fraĂźche pendant lâĂ©tĂ©.
Nous logeùmes à Anthùlïah dans la medréceh dont le supérieur
Ă©tait ChihĂąb eddĂźn Alhamawy. Une des coutumes des habitants de
179
Antalya, lâantique Attaleia et mĂ©diĂ©vale Satalia, occupĂ©e en 1207 par le Seld-
jukide Ghiyasuddin Kayhusrav I
er
.
180
Le port ; par « chrétiens », on entend ici les marchands occidentaux.
181
Voir t. I, chap. 5, n. 104.
Ibn BattĂ»ta â Voyages
114
II. De La Mecque aux steppes russes et Ă lâInde
cette ville consiste en ce que plusieurs enfants lisent tous les jours,
avec de belles voix, aprĂšs la priĂšre de lâasr, dans la mosquĂ©e djĂąmiâ et
dans la medrĂ©ceh, la soĂ»rate de la Victoire, celle de lâempire et la soĂ»-
rate âAmma
,
D
ES FRĂRES
-
JEUNES
-
GENS
(«
ALAKHIYYET ALFITIĂN
»)
Le singulier dâ
akhiyyet
est
akhy
, qui se prononce comme le mot
akh
, frĂšre, lorsque celui qui parle
p139
[câest-Ă -dire la premiĂšre per-
sonne] le met en rapport dâannexion avec lui-mĂȘme [ce qui fait
akhy
,
mon frĂšre]. Les Akhiyyet existent dans toute lâĂ©tendue du pays habitĂ©
par des Turcomans en Asie Mineure, dans chaque province, dans cha-
que ville et dans chaque bourgade. On ne trouve pas, dans tout
lâunivers, dâhommes tels que ceux-ci, remplis de la plus vive sollici-
tude pour les Ă©trangers, trĂšs prompts Ă leur servir des aliments, Ă satis-
faire les besoins dâautrui, Ă rĂ©primer les tyrans, Ă tuer les satellites de
la tyrannie et les méchants qui se joignent à eux. Alakhy signifie, chez
eux, un homme que des individus de la mĂȘme profession, et dâautres
jeunes gens cĂ©libataires et vivant seuls, sâaccordent Ă mettre Ă leur
tĂȘte. Cette communautĂ© sâappelle aussi
foutouwweh
. Son chef bĂątit
un ermitage et y place des tapis, des lampes et les meubles nécessai-
res. Ses compagnons travaillent pendant le jour Ă se procurer leur sub-
sistance ; ils lui apportent aprĂšs lâasr ce quâils ont gagnĂ©. Avec cela ils
achÚtent des fruits, des mets et autres objets qui sont consommés dans
lâermitage. Si un voyageur arrive ce jour-lĂ dans la place, ils le logent
chez eux ; ces objets leur servent Ă lui donner le repas de lâhospitalitĂ©,
et il ne cesse dâĂȘtre leur hĂŽte jusquâĂ son dĂ©part. Sâil nâarrive pas
dâĂ©trangers, ils se rĂ©unissent pour manger leurs provisions ; puis ils
182
Les sourates 48, 67 et 78 du Coran.
183
Situées entre les confréries religieuses et les guildes professionnelles, les akhis
constituent une des organisations typiques dâAsie Mineure dans cette pĂ©riode
de conquĂȘte et de bouillonnement politique et religieux. Toutefois, le plus
grand nombre de renseignements quâon possĂšde sur eux proviennent dâIbn
BattĂ»ta (voir aussi lâintroduction).
184
Pour les
futuwwas
, associations professionnelles ou populaires urbaines du
monde musulman, voir lâintroduction. Les akhis constituent la forme anato-
lienne de la futuwwa arabe. A cette Ă©poque, aussi bien la futuwwa que les ak-
his sont liés avec les confréries soufis.
Ibn BattĂ»ta â Voyages
115
II. De La Mecque aux steppes russes et Ă lâInde
chantent et dansent. Le lendemain, ils retournent à leur métier, et
aprĂšs lâasr ils viennent trouver leur chef, avec ce quâils ont gagnĂ©. Ils
sont appelĂ©s les jeunes-gens et lâon nomme leur chef, ainsi que nous
lâavons dit, Alakhy. Je nâai pas vu dans tout lâunivers dâhommes plus
bienfaisants quâeux ; les habitants de ChĂźrĂąz et ceux dâIspahĂąn leur
p140
ressemblent sous ce rapport, si ce nâest que ces jeunes-gens aiment
davantage les voyageurs, et leur témoignent plus de considération et
dâintĂ©rĂȘt.
Le second jour aprÚs notre arrivée à Anthùlïah, un de ces
fitiĂąns
vint trouver le cheĂŻkh ChihĂąb eddĂźn Alhamawy et lui parla en turc,
langue que je ne comprenais pas alors
. Il portait des vĂȘtements usĂ©s
et avait sur sa tĂȘte un bonnet de feutre. Le cheĂŻkh me dit : « Sais-tu ce
que veut dire cet homme ? » Je rĂ©pondis : « Je lâignore. â Il vous in-
vite, reprit-il, à un festin, toi et tes compagnons. » Je fus étonné de
cela et je lui dis : « Câest bien. » Mais, lorsquâil sâen fut retournĂ©, je
dis au cheĂŻkh : « Câest un homme pauvre ; il nâa pas le moyen de nous
traiter et nous ne voulons pas lâincommoder. » Le cheĂŻkh se mit Ă rire
et répliqua : « Cet individu est un des chefs des jeunes-gens-frÚres,
câest un cordonnier et il est douĂ© dâune Ăąme gĂ©nĂ©reuse ; ses compa-
gnons, qui sont au nombre de deux cents artisans, lâont mis Ă leur
tĂȘte ; ils ont bĂąti un ermitage pour y recevoir des hĂŽtes, et ce quâils
gagnent pendant le jour ils le dĂ©pensent durant la nuit. » Lorsque jâeus
fait la priĂšre du coucher du soleil, cet homme revint nous trouver et
nous nous rendĂźmes avec lui dans sa zĂąouĂŻah.
Nous trouvĂąmes un bel ermitage, tendu de superbes tapis grecs, et
oĂč il y avait beaucoup de lustres en verres de lâIrĂąk. Dans la salle de
réception se voyaient cinq
baïçoûs
: on appelle ainsi une espĂšce de
colonne ou candélabre de cuivre porté sur trois pieds ; à son extrémité
supérieure il a une sorte de lampe, aussi de cuivre, au milieu de la-
quelle il y a un tuyau pour la mĂšche. Cette lampe est remplie de
graisse fondue, et on place à son cÎté des vases de cuivre, pleins de
graisse, et dans lesquels se trouvent des ciseaux pour arranger les mĂš-
ches. Un des frÚres est préposé à ce soin et on lui donne le nom de
tcherĂąghtchy
, Une troupe de jeunes-gens étaient rangés dans le sa-
185
Et quâil nâa pas dĂ» apprendre depuis.
186
Tchiraghdji
: lampiste ; du persan
tchiragh
, lampe.
Ibn BattĂ»ta â Voyages
116
II. De La Mecque aux steppes russes et Ă lâInde
lon ; leur costume Ă©tait un
p141
kabĂą
, et ils portaient aux pieds des
bottines. Chacun dâeux avait une ceinture, Ă laquelle pendait un cou-
teau de la longueur de deux coudĂ©es. Leur tĂȘte Ă©tait couverte dâune
kalançoueh
blanche, en laine, au sommet de laquelle Ă©tait cousue
une piĂšce dâĂ©toffe, longue dâune coudĂ©e et large de deux doigts. Lors-
quâils tiennent leurs sĂ©ances, chacun dâeux ĂŽte sa kalançoueh et la
place devant lui ; une autre kalançoueh, dâun bel aspect, en
zerdkhĂą-
ny
ou toute autre Ă©toffe, reste sur sa tĂȘte. Au milieu de leur salle de
rĂ©union se trouve une espĂšce dâestrade, placĂ©e pour les Ă©trangers.
Lorsque nous eĂ»mes pris place prĂšs dâeux, on apporta des mets nom-
breux, des fruits et des pĂątisseries ; ensuite ils commencĂšrent Ă chanter
et Ă danser. Leurs actes nous frappĂšrent dâadmiration ; notre Ă©tonne-
ment de leur générosité et de la noblesse de leur ùme fut trÚs grand.
Nous les quittĂąmes Ă la fin de la nuit, et les laissĂąmes dans leur
zĂąouĂŻah.
D
U SULTAN D
âA
NTHĂLĂAH
Câest Khidrh bec, fils de YoĂ»nis bec
. Nous le trouvĂąmes ma-
lade, lors de notre arrivée dans cette ville : nous le visitùmes dans son
palais, et il était alité. Il nous
p142
parla dans les termes les plus affa-
bles et les plus bienveillants ; nous lui fĂźmes nos adieux et il nous en-
voya des présents.
187
Robe longue.
188
Un pan de tissu attaché aux bonnets. Ce couvre-chef deviendra plus tard celui
des janissaires de lâarmĂ©e ottomane.
189
Du persan
zard
, jaune ; probablement Ă©toffe de soie fine ressemblant au taffe-
tas.
190
Cette dynastie turkmÚne qui a contrÎlé tout au long du
XIV
e
siĂšcle le littoral du
golfe dâAntalya et lâarriĂšre-pays, dit « rĂ©gion des lacs », formait deux bran-
ches engendrées par deux frÚres : Dundar Beg, dont les descendant seront
connus sous le nom des Hamit-Oghlu, Ă Egridir, et Yunus Beg, qui donnera
souche aux Teke-Oghlu Ă Antalya. Timurtash, le fils de Tchoban (voir t. I),
soumettra les deux branches de la principauté en 1324 et donnera Antalya à un
fils de Yunus, Mahmud. AprĂšs la fuite de Timurtash en Ăgypte en 1327, un
autre fils Hizir (Khidr) contrĂŽlera Antalya. Câest lui que rencontrera Ibn BattĂ»-
ta. Peu aprÚs son frÚre Sinan al-din lui succédera.
Ibn BattĂ»ta â Voyages
117
II. De La Mecque aux steppes russes et Ă lâInde
Nous nous mßmes en route pour la ville de Bordoûr
, petite cité,
riche en jardins et en riviÚres, et possédant un chùteau situé sur la
cime dâune haute montagne. Nous logeĂąmes dans la maison de son
prédicateur. Les frÚres se réunirent et voulurent nous héberger ; mais
celui-ci nây consentit pas. Ils prĂ©parĂšrent pour nous un repas dans un
jardin appartenant Ă lâun dâeux, et oĂč ils nous conduisirent. CâĂ©tait une
chose merveilleuse que la joie et lâallĂ©gresse quâils montraient, Ă
cause de notre présence. Cependant, ils ignoraient notre langue
comme nous ignorions la leur, et il nây avait pas de truchement qui pĂ»t
nous servir dâintermĂ©diaire. Nous passĂąmes un jour chez eux, et nous
nous en retournĂąmes.
Nous partßmes ensuite de Bordoûr pour Sabarta
, ville bien cons-
truite, pourvue de beaux marchés, de nombreux jardins et de plusieurs
riviĂšres ; elle a un chĂąteau bĂąti sur une haute montagne. Nous y arri-
vĂąmes le soir, et nous nous logeĂąmes chez son kĂądhi.
Nous quittùmes cet endroit pour nous rendre à Akrßdoûr
, qui est
une grande ville, bien peuplée et possédant de beaux marchés, des ri-
viĂšres, des arbres, et des jardins. Elle a aussi un lac dâeau douce, par
lequel les vaisseaux se rendent en deux jours Ă Akchehr, Ă Bakchehr
et autres villes et bourgades
. Nous y logeĂąmes
p143
dans une Ă©cole
situĂ©e en face de la grande mosquĂ©e, et oĂč enseignait le savant profes-
seur, le dévot pÚlerin, le vertueux Moslih eddßn. Ce personnage a pro-
fessĂ© en Ăgypte et en Syrie, et il a habitĂ© lâIrĂąk pendant quelque
temps. CâĂ©tait un homme disert et Ă©loquent, une des merveilles de son
siÚcle. Il nous traita avec la plus grande considération et nous reçut de
la maniĂšre la plus honorable.
191
Lâactuel Burdur, prĂšs du lac du mĂȘme nom, Ă cent soixante kilomĂštres au nord
dâAntalya. Il ne reste plus aucune trace du chĂąteau.
192
Isparta, lâantique Baris, conquise en 1203 par les Seldjukides, faisait Ă
lâĂ©poque partie de la principautĂ© des Hamid-Oghlu.
193
Egridir, Ă trente kilomĂštres Ă lâest dâIsparta et au bord du lac du mĂȘme nom,
Ă©tait Ă lâĂ©poque la capitale des Hamid-Oghlu.
194
Aksehir se trouve Ă cent vingt-cinq kilomĂštres au nord-est dâEgridir, derriĂšre
les montagnes de Sultan Dagh et Beysehir au sudest, au bord du lac du mĂȘme
nom. Alors, soit Ibn Battûta se trompe en supposant toutes ces villes au bord
du mĂȘme lac, soit il faut interprĂ©ter cette phrase comme si le chemin pour ces
deux villes passait Ă travers le lac.
Ibn BattĂ»ta â Voyages
118
II. De La Mecque aux steppes russes et Ă lâInde
D
U SULTAN D
âA
KRĂDOĂR
Le sultan de cette ville est Abou IshĂąk bec, fils dâAddendĂąr bec
,
un des principaux souverains de ce pays. Il habita lâĂgypte du vivant
de son pÚre, et fit le pÚlerinage de La Mecque. Il est doué de belles
qualitĂ©s, et câest sa coutume dâassister chaque jour Ă la priĂšre de lâasr,
dans la mosquĂ©e djĂąmiâ. Lorsque cette priĂšre est terminĂ©e, il sâadosse
au mur de la kiblah ; les lecteurs du Coran sâasseyent devant lui, sur
une estrade de bois élevée, et lisent la soûrate de la Victoire, celle de
lâempire et la sourate âAmma, avec de belles voix qui agissent sur les
Ăąmes et font que les cĆurs sâhumilient, les corps frissonnent et les
yeux versent des larmes. AprĂšs cette cĂ©rĂ©monie, le sultan retourne Ă
son palais.
Nous passĂąmes prĂšs de ce prince les premiers jours du moi de ra-
madhĂąn
. Il sâasseyait, chacune des nuits de
p144
ce mois, sur un ta-
pis qui touchait immĂ©diatement la terre, sans estrade, et il sâappuyait
sur un grand coussin. Le docteur Moslih eddĂźn sâasseyait Ă son cĂŽtĂ©, je
mâasseyais Ă cĂŽtĂ© du fakĂźh, et les grands de son empire, ainsi que les
Ă©mirs de sa cour, venaient aprĂšs nous. On apportait ensuite des ali-
ments. Le premier mets avec lequel on rompait le jeûne était du
the-
rĂźd
, servi dans une petite écuelle et recouvert de lentilles trempées
dans le beurre et sucrĂ©es. Les Turcs servent dâabord le therĂźd parce
quâils le regardent comme un mets de bon augure. « Le ProphĂšte, di-
sent-ils, le préférait à tous les autres mets, et nous commençons par le
manger Ă cause de cela. » On apporte ensuite les autres plats ; câest
195
AprĂšs lâoccupation de la principautĂ© par Timurtash (voir n. 29 ci-dessus) et le
meurtre de Dundar Beg, ses fils se rĂ©fugiĂšrent en Ăgypte. Un premier, nommĂ©
Hizir (Ă ne pas confondre avec son cousin dâAntalya), apparaĂźt en 1327 pour
rĂ©cupĂ©rer les possessions paternelles. Son frĂšre Ishak lui succĂšde lâannĂ©e sui-
vante, et il rĂ©gnera jusquâen 1344.
196
Le premier du mois de ramadhan de lâannĂ©e 733 correspond au 16 mai 1333.
Ibn Battûta a dû débarquer à Alanya fin décembre ou début janvier 1333. Si on
place le point de départ de la longue digression qui le mÚnera vers le centre et
le nord-est dâAnatolie Ă Egridir, le point le plus proche de Konya, lâĂ©tape sui-
vante de cette dĂ©viation, et non Ă Milas (voir plus loin et carte) oĂč le texte le
place, notre voyageur aurait le temps de parcourir ce trajet de déviation jus-
quâĂ Erzeroum et revenir Ă Egridir pour le Ramadhan.
197
Potage composĂ© de bouillon et de pain Ă©miettĂ©. DâaprĂšs la tradition attribuĂ©e
au ProphÚte au sujet de sa femme Aïsha, celui-ci aurait dit : « La supériorité
dâAĂŻsha sur les autres femmes est comme celle du tharid sur les autres mets. »
Ibn BattĂ»ta â Voyages
119
II. De La Mecque aux steppes russes et Ă lâInde
ainsi quâagissent les Turcs pendant toutes les nuits du mois de ramad-
hĂąn.
Le fils du sultan mourut un jour de ce mĂȘme mois
. Ces gens
nâajoutĂšrent rien aux lamentations habituelles pour implorer la misĂ©ri-
corde divine en faveur du mort, ainsi que font en pareil cas les habi-
tants de lâĂgypte et de la Syrie, et, contrairement Ă ce que nous avons
raconté ci-dessus touchant les pratiques des Loûrs, quand le fils de
leur sultan vint Ă mourir
. Lorsque le prince eût été enseveli, le sul-
tan et les
thĂąlibs
continuĂšrent pendant trois jours Ă visiter son tom-
beau, aprĂšs la priĂšre de lâaurore. Le jour qui suivit ses obsĂšques, je
sortis avec les autres personnes dans le mĂȘme but. Le sultan mâaperçut
marchant Ă pied ; il mâenvoya un cheval et me fit faire ses excuses.
Lorsque je fus de retour à la medréceh, je renvoyai le cheval ; mais le
sultan refusa de le reprendre et dit : « Je lâai donnĂ© comme cadeau, et
p145
non comme prĂȘt. » Il mâenvoya aussi un vĂȘtement et une somme
dâargent.
Nous nous rendĂźmes dâAkrĂźdoĂ»r Ă Koul HissĂąr
, petite ville en-
tourĂ©e dâeau de tous cĂŽtĂ©s ; des roseaux ont poussĂ© au milieu des
eaux. On nây arrive que par un seul chemin, semblable Ă une chaus-
sĂ©e, pratiquĂ© entre les roseaux et lâeau, et oĂč il ne passe quâun cavalier
à la fois. La ville, qui est située sur une colline au milieu du lac, est
trĂšs forte et on ne peut la prendre. Nous y logeĂąmes dans la zĂąouĂŻah
dâun des jeunes-gens-frĂšres.
D
U SULTAN DE
K
OUL
H
ISSĂR
Câest Mohammed Tchelebi, et ce dernier mot, dans la langue du
pays de Roûm, signifie monsieur, seigneur
. Il est frĂšre du sultan
198
Câest le fils de son frĂšre Mehmed, souverain de Gölhisar (qui sera mentionnĂ©
plus loin) qui succédera à Ishùk.
199
Voir t. I, p. 393 et suiv.
200
Voir t. I, chap. 1, n. 58.
201
40. Gölhisar, à quatre-vingt-dix kilomÚtres au sud-ouest de Burdur, au bord
dâun petit lac.
202
Ce titre est donnĂ© aux chefs soufis, aux princes et plus tard, dans lâempire ot-
toman, aux lettrés.
Ibn BattĂ»ta â Voyages
120
II. De La Mecque aux steppes russes et Ă lâInde
Abou IshĂąk, roi dâAkrĂźdoĂ»r. Lorsque nous arrivĂąmes dans sa capitale,
il en Ă©tait absent. Nous y passĂąmes quelques jours, au bout desquels le
sultan revint. Il nous traita avec considération, et nous fournit des
montures et des provisions de route. Nous partĂźmes par le chemin de
KarĂą AghĂądj
;
karĂą
signifie noir, et
aghĂądj
bois. Câest une plaine
verdoyante, habitée par des Turcomans. Le sultan envoya avec nous
plusieurs cavaliers, chargĂ©s de nous conduire jusquâĂ la ville de LĂąd-
hik, parce quâune troupe de brigands, appelĂ©s les DjermĂŻĂąn
, inter-
ceptent les chemins dans
p146
cette plaine. On dit quâils descendent de
YezĂźd, fils de MoâĂąwiyah, et ils possĂšdent une ville appelĂ©e CoĂ»tĂą-
hiyah. Dieu nous préserva de leurs attaques, et nous arrivùmes à la
ville de Lùdhik, appelée aussi Doûn Ghozloh, ce qui signifie la Ville
des Porcs
.
Elle est au nombre des villes les plus grandes et les plus admira-
bles. Il sây trouve sept mosquĂ©es oĂč lâon fait la priĂšre du vendredi ;
elle possĂšde de beaux jardins, des riviĂšres qui coulent abondamment,
des sources jaillissantes et des marchés superbes. On y fabrique des
Ă©toffes de coton brodĂ©es dâor, qui nâont pas leurs pareilles, et dont la
durĂ©e est fort longue, Ă cause de lâexcellente qualitĂ© du coton et de la
force des fils employés. Elles sont connues par un nom emprunté de
celui de la ville oĂč elles se fabriquent. La plupart des personnes qui
exercent des métiers à Lùdhik sont des femmes grecques ; car il y a ici
beaucoup de Grecs tributaires. Ils payent au sultan des redevances,
telles que la capitation et autres. Leur signe distinctif consiste en des
bonnets longs, parmi lesquels il y en a de rouges et de blancs. Les
femmes des Grecs portent de grands turbans.
203
Plaine arrosée par la riviÚre Dalaman, dont le centre est le bourg actuel
dâAcipayam.
204
Les Germiyan-Oghlu sont la seule principautĂ© turkmĂšne anatolienne quâIbn
Battûta ne visitera pas. Ses renseignements tirent apparemment leur origine de
lâapprĂ©hension des autres souverains face Ă la puissance et Ă lâagressivitĂ© des
Germiyan-Oghlu, lesquels, enclavĂ©s dans le centre-ouest dâAnatolie, nâavaient
dâautre issue pour sâĂ©tendre que de soumettre les principautĂ©s voisines. Leur
capitale Ă lâĂ©poque Ă©tait Kutahya et leur souverain Mehmed Beg (1325 ?-
l360 ?).
205
Lâantique Laodhikeia du MĂ©andre, dont le nom fut dĂ©formĂ© en LĂądik Ă
lâĂ©poque de la conquĂȘte. Le nom de Dongouzlou, dĂ» probablement Ă la prĂ©-
sence des chrĂ©tiens, Ă©leveurs de porcs, est Ă lâorigine du nom actuel de la
ville : Denizli.
Ibn BattĂ»ta â Voyages
121
II. De La Mecque aux steppes russes et Ă lâInde
Les gens de cette ville ne rĂ©prouvent pas les mauvaises mĆurs ;
bien plus, les habitants de tout ce pays en usent de mĂȘme. Ils achĂštent
de belles esclaves grecques et les laissent se prostituer ; chacune
dâelles doit payer une redevance Ă son maĂźtre. Jâai entendu dire, en
cette ville, que les jeunes filles esclaves y entrent dans le bain avec les
hommes, et que quiconque veut se livrer à la débauche se satisfait
dans le bain, sans que personne lui en fasse reproche. On mâa racontĂ©
que le kĂądhi de cette ville possĂšde des jeunes filles esclaves livrĂ©es Ă
ce sale trafic.
Lors de notre arrivée à Lùdhik, nous passùmes par un marché. Des
individus sortirent de leurs boutiques
p147
au-devant de nous, et prirent
la bride de nos chevaux. Dâautres personnes voulurent les en empĂȘ-
cher, et la dispute se prolongea entre les deux partis, si bien que plu-
sieurs individus tirĂšrent leurs couteaux. Nous ignorions ce quâils di-
saient. En consĂ©quence, nous eĂ»mes peur dâeux et nous pensĂąmes que
câĂ©taient ces DjermiĂąn qui pratiquent le brigandage sur les chemins,
que câĂ©tait lĂ leur ville et quâils voulaient nous piller ; mais Dieu nous
envoya un homme qui avait fait le pĂšlerinage et qui connaissait la lan-
gue arabe. Je lui demandai ce que ces gens nous voulaient. Il répon-
dit : « Ce sont des
fitiĂąns
. Ceux qui sont arrivés les premiers prÚs de
vous sont les compagnons dâalfata Akhy SinĂąn, et les autres, les com-
pagnons dâalfata Akhy ThoĂ»mĂąn
. Chaque troupe désire que vous
logiez chez elle. » Nous fûmes étonnés de la générosité de leur ùme.
Ils firent ensuite la paix, Ă condition quâils tireraient au sort, et que
nous logerions dâabord chez ceux en faveur desquels le sort se dĂ©cla-
rerait. Il Ă©chut Ă Akhy SinĂąn. Il apprit cette nouvelle, et vint nous
trouver avec plusieurs de ses compagnons, qui nous donnĂšrent le sa-
lut. Nous logeĂąmes dans un ermitage qui lui appartenait, et lâon nous
offrit différentes espÚces de mets. Akhy Sinùn nous conduisit ensuite
au bain, y entra avec nous et se chargea de me servir lui-mĂȘme ; ses
compagnons furent préposés au service des miens, trois ou quatre
dâentre eux prenant soin dâun de ceux-ci. Quand nous fĂ»mes sortis du
bain, on apporta un festin somptueux, des sucreries et beaucoup de
fruits, et lorsque nous eûmes fini de manger, les lecteurs du Coran lu-
206
Evliya Tchelebi, le voyageur turc du
XVII
e
siĂšcle, en passant par Denizli y
trouva les tombeaux dâAkhi Sinan et dâAkhi Tuman, vĂ©nĂ©rĂ©s comme des
saints.
Ibn BattĂ»ta â Voyages
122
II. De La Mecque aux steppes russes et Ă lâInde
rent des versets de ce livre divin. Puis tous ces hommes commencĂš-
rent à chanter et à danser. Ils informÚrent le sultan de notre arrivée, et
le lendemain au soir il nous envoya chercher. Nous lâallĂąmes trouver,
ainsi que son fils, comme nous le raconterons ci-dessous.
p148
Nous retournĂąmes ensuite Ă lâermitage ; nous rencontrĂąmes le frĂšre
Thoûman et ses compagnons, qui nous attendaient. Ils nous menÚrent
Ă leur zĂąouĂŻah, et imitĂšrent la conduite de leurs confrĂšres en ce qui
regardait le bain et le repas. Ils y ajoutĂšrent mĂȘme quelque chose, en
rĂ©pandant sur nous de lâeau de rose, aprĂšs que nous fĂ»mes sortis du
bain. Ensuite ils retournĂšrent avec nous Ă la zĂąouĂŻah, et se conduisi-
rent absolument comme leurs compagnons, ou mieux encore, sous le
rapport de lâexcellence des mets, des sucreries et des fruits ; il en fut
ainsi de la lecture du Coran aprĂšs la fin du repas, du chant et de la
danse. Nous passĂąmes plusieurs jours prĂšs dâeux Ă la zĂąouĂŻah
D
U SULTAN DE
L
ĂDHIK
Câest Yenendj bec
, et il est au nombre des principaux sultans du
pays de RoĂ»m. Lorsque nous fĂ»mes descendus dans lâermitage
dâAkhy SinĂąn, ainsi que nous lâavons racontĂ©, il nous envoya le prĂ©di-
cateur, le donneur dâavertissements, le savant âAlĂą eddĂźn Alkastha-
moûny, et le fit accompagner par des chevaux en nombre égal au nÎ-
tre. Cela se passait dans le mois de ramadhĂąn. Nous allĂąmes le trouver
et nous lui donnĂąmes le salut. Câest la coutume des rois de ce pays de
tĂ©moigner de lâhumilitĂ© envers les voyageurs, de leur parler avec dou-
ceur, mais de leur faire peu de présents. Nous fßmes avec ce prince la
priĂšre du coucher du soleil ; on lui servit Ă manger ; nous rompĂźmes le
jeûne prÚs de lui et nous nous en retournùmes. Il nous envoya des dir-
hems. Son fils MourĂąd bec nous manda ensuite ; il habitait un
p149
jar-
din situĂ© hors de la ville, car câĂ©tait alors la saison des fruits. Il envoya
un nombre de chevaux Ă©gal au nĂŽtre, ainsi quâavait fait son pĂšre. Nous
207
Ladik avait Ă©tĂ© donnĂ©e comme fief par les Seldjukides aux descendants dâun
de leurs vizirs, Sahib Ata, Ă la fin du
XIII
e
siĂšcle. Au cours de leur expansion,
les Germiyan sont entrés en conflit avec les Sahib Ata et la ville a changé trois
fois de mains, pour échoir définitivement en 1289 à Ali Beg, de la famille des
Germiyan. Yinantch Ă©tait le fils de ce dernier. Mort aprĂšs 1335, câest son fils
Murad Arslan, mentionné plus loin, qui lui succéda.
Ibn BattĂ»ta â Voyages
123
II. De La Mecque aux steppes russes et Ă lâInde
allĂąmes Ă son jardin et nous passĂąmes prĂšs de lui la nuit entiĂšre. Il
avait un lĂ©giste qui servit dâinterprĂšte entre nous et le prince.
Nous nous en retournĂąmes au matin, et, la fĂȘte de la rupture du
jeûne nous ayant trouvés à Lùdhik
, nous nous rendĂźmes au lieu de
la priÚre. Le sultan sortit avec son armée et les jeunes-gens-frÚres sor-
tirent aussi, tous munis de leurs armes. Les individus de tous les corps
de métiers portaient des étendards, des clairons, des trompettes et des
tambours. Ils sâefforcent de remporter les uns sur les autres le prix de
la louange, et de se surpasser par lâĂ©clat de leur costume et
lâexcellence de leurs armes. Ils ont avec eux des bĆufs, des moutons
et des charges de pain ; ils égorgent les animaux prÚs des sépultures,
et font des aumĂŽnes avec leur chair et avec le pain. Ils se rendent
dâabord aux tombeaux, puis au lieu de la priĂšre. Lorsque nous eĂ»mes
fait la priĂšre de la fĂȘte, nous entrĂąmes avec le sultan dans son palais, et
lâon servit des aliments. Une table sĂ©parĂ©e fut dressĂ©e pour les doc-
teurs de la loi, les cheïkhs et les fitiùns. Une autre table est destinée
aux fakĂźrs et aux malheureux ; car dans ce jour ni pauvre ni riche nâest
repoussé du palais du sultan.
Nous séjournùmes quelque temps dans cette ville, à cause du dan-
ger quâoffraient les chemins ; mais, une caravane sâĂ©tant prĂ©parĂ©e Ă
partir, nous marchĂąmes avec elle pendant un jour et une portion de la
nuit suivante, et nous arrivĂąmes Ă la forteresse de ThaouĂąs
, qui est
grande. On raconte que SohaĂŻb, compagnon de Mahomet, Ă©tait origi-
naire de cette place
.
p150
Nous passĂąmes la nuit hors de ses murailles, et arrivĂąmes au matin
prĂšs de sa porte. Les habitants du fort nous interrogĂšrent, du haut du
mur, sur notre arrivée, et nous satisfßmes à leurs questions. Alors le
commandant du chĂąteau, EliĂąs bec
, sortit Ă la tĂȘte de ses troupes,
afin dâexplorer les environs de la forteresse et le chemin, de peur que
les voleurs ne fondissent sur les troupeaux. Lorsque ces hommes eu-
208
Le 15 juin 1333.
209
Lâactuel Tavas, Ă quarante kilomĂštres par la route au sud de Denizli.
210
Suhail serait, dâaprĂšs la tradition, dâorigine grecque.
211
Ilyas Beg est mentionnĂ© par Umari comme souverain dâune principautĂ© ayant
comme centre Tavas qui sera absorbée par la suite par les Menteché (voir plus
loin).
Ibn BattĂ»ta â Voyages
124
II. De La Mecque aux steppes russes et Ă lâInde
rent fait le tour de la place, les troupeaux sortirent ; et câest ainsi quâils
agissent continuellement. Nous logeĂąmes dans le faubourg de cette
forteresse, dans la zĂąouĂŻah dâun homme pauvre. LâĂ©mir de la place
nous envoya les mets de lâhospitalitĂ©, ainsi que des provisions de
route.
De ThaouĂąs nous nous rendĂźmes Ă Moghlah
, et nous logeĂąmes
dans lâermitage dâun des cheĂŻkhs de cet endroit, qui Ă©tait au nombre
des hommes généreux et vertueux. Il venait souvent nous trouver dans
sa zĂąouĂŻah, et nâarrivait jamais sans apporter des mets ou des fruits, ou
des sucreries. Nous rencontrĂąmes dans cette ville IbrahĂźm bec, fils du
sultan de la ville de MĂźlĂąs, dont nous parlerons ci-aprĂšs. Il nous traita
avec considĂ©ration, et nous fit prĂ©sent de vĂȘtements.
Nous nous rendĂźmes ensuite Ă MĂźlĂąs
, qui est une des plus belles
et des plus grandes villes du pays de Roûm ; elle abonde en fruits, en
jardins et en eaux, et nous y logeĂąmes dans la zĂąouĂŻah dâun des jeu-
nes-gens-frĂšres. Celui-ci surpassa de beaucoup, sous le rapport de la
gĂ©nĂ©rositĂ©, du repas dâhospitalitĂ©, de lâentrĂ©e dans le
p151
bain, et au-
tres actions louables et actes biensĂ©ants, ceux qui lâavaient prĂ©cĂ©dĂ©
prÚs de nous. Nous rencontrùmes à Mßlùs un homme vertueux et ùgé,
nommé Bùbù echchouchtery
; on racontait que son ùge dépassait
cent cinquante ans ; mais il avait encore de la force et de lâactivitĂ© ;
son intelligence Ă©tait ferme et sa mĂ©moire excellente. Il fit des vĆux
en notre faveur et nous obtßnmes sa bénédiction.
D
U SULTAN DE
M
ĂLĂS
Câest le sultan honorĂ© ChodjĂąâ eddĂźn OrkhĂąn bec, fils
dâAlmentecha
. Il est au nombre des meilleurs souverains, il est
212
A cent treize kilomĂštres par la route au sud-ouest de Tavas, lâactuelle Mugla.
Ibn BattĂ»ta entre ici dans lâĂ©mirat de MentechĂ©.
213
A quatre-vingt-un kilomĂštres au nord-ouest de Mugla, aujourdâhui sous prĂ©-
fecture de cette derniĂšre ville ; câest lâantique Mylasa, capitale de la Carie. La
région fut conquise en 1261 par les TurkmÚnes au nom des Seldjukides.
214
Son tombeau, mentionné par Evliya Tchelebi, est encore de nos jours objet de
vénération.
215
Les anciennes régions de la Lycie et de la Carie, aux mains des Byzantins,
sont conquises par des TurkmĂšnes, venus de la mer Ă partir des rivages du
Ibn BattĂ»ta â Voyages
125
II. De La Mecque aux steppes russes et Ă lâInde
douĂ© dâune jolie figure et tient une belle conduite. Sa compagnie habi-
tuelle se compose de lĂ©gistes, qui jouissent prĂšs de lui dâune grande
considération. Plusieurs de ces hommes vivent à sa cour, parmi les-
quels le fakßh Alkhùrezmy, homme excellent et versé dans les diverses
branches des sciences. Le sultan était mécontent de lui, lorsque je le
vis, parce quâil avait fait un voyage Ă la ville dâAyĂą SoloĂ»k, quâil en
avait visité le prince et avait accepté ses dons. Ce docteur me pria de
dire devant le roi, touchant son affaire, des choses capables dâeffacer
les mauvaises impressions quâil avait dans lâesprit. Je fis son Ă©loge en
présence du sultan, et je rapportai ce que je connaissais de la science
de ce jurisconsulte et de son mérite. Je ne cessai de parler ainsi, jus-
quâĂ ce que la colĂšre du prince contre lui eĂ»t disparu. Ce sultan nous
fit du bien, et nous donna des montures et des provisions de route. Sa
résidence était dans la
p152
ville de BardjĂźn, voisine de MĂźlĂąs ; ces deux
villes ne sont séparées que par une distance de deux milles
de Bardjßn est nouvelle, située sur une colline, et pourvue de beaux
Ă©difices et de mosquĂ©es. Le sultan avait commencĂ© dây bĂątir une mos-
quĂ©e djĂąmiâ, dont la construction nâĂ©tait pas encore achevĂ©e
le vĂźmes dans cette ville, et nous y logeĂąmes dans la zĂąouĂŻah du jeune-
homme-frĂšre Aly.
Nous partĂźmes lorsque le sultan nous eut fait du bien, comme nous
lâavons dit ci-dessus, et arrivĂąmes Ă KoĂ»niyah
bĂątie, abondante en eaux, en riviĂšres, en jardins et en fruits. Elle pro-
duit lâabricot appelĂ© kamar eddĂźn, dont il a Ă©tĂ© question plus haut, et
golfe dâAntalya. MentechĂ© Beg, le fondateur Ă©ponyme de la dynastie, mourut
aprĂšs 1282, laissant un fils, Masâud, Ă Muas (1282 ?-1318 ?) et un autre, Kir-
man, Ă Finike. Le successeur de Masâud fut son fils Orhan (1318 ?-1344 ?),
rencontré par Ibn Battûta. Son fils Ibrahim, que notre auteur mentionne à Mu-
gla, lui succédera.
216
Par la suite, Pecin ou Becin, Ă cinq kilomĂštres au sud de Mitas.
217
Une inscription sur cette mosquĂ©e porterait, dâaprĂšs Evliya Tchelebi, la date
de 7(3)2 (1331-1332), mais le chiffre du milieu nâest pas sĂ»r.
218
Ici commence dans le texte le digression qui va mener Ibn BattĂ»ta jusquâĂ
Erzeroum au nord-est dâAnatolie. Konya Ă©tant Ă six cents kilomĂštres Ă lâest de
Mitas, il serait plus logique de placer cette digression Ă partir dâEgridir et
Beysehir, cette derniĂšre ville Ă©tant distante de quatre-vingt-dix kilomĂštres de
Konya (voir aussi n. 33, ci-dessus). Konya fut la capitale des Seldjukides
dâAnatolie jusquâĂ la fin de leur rĂšgne en 1308. DisputĂ©e ensuite aux Mongols
par les Karamanoghlu, elle fut occupée par ces derniers aprÚs la fuite de Ti-
murtash en 1327.
Ibn BattĂ»ta â Voyages
126
II. De La Mecque aux steppes russes et Ă lâInde
on lâexporte aussi de cette ville en Ăgypte et en Syrie. Les rues de
Koûniyah sont fort vastes, ses marchés admirablement disposés et les
gens de chaque profession y occupent une place séparée. On dit que
cette ville a Ă©tĂ© bĂątie par Alexandre, et elle fait partie des Ătats du sul-
tan Bedr eddĂźn, fils de KaramĂąn, dont nous reparlerons ci-dessous ;
mais le souverain de lâIrak sâen est quelquefois emparĂ©, Ă cause de sa
proximitĂ© des villes quâil possĂšde dans ce pays.
Nous logeùmes à Koûniyah dans la zùouïah du kùdhi de cette ville,
nommé Ibn Kalam chùh
. Il est au nombre des fitiĂąns et son ermi-
tage est un des plus grands qui
p153
existent. Il a beaucoup de disciples,
dont lâaffiliation Ă la chevalerie remonte au prince des croyants âAly,
fils dâAbou ThĂąlib
. Le vĂȘtement qui, chez eux, sert dâinsigne Ă
cette distinction est le caleçon. Câest ainsi que les soĂ»fis revĂȘtent le
froc comme marque de leur corporation. Le kĂądhi agit encore dâune
façon plus gĂ©nĂ©reuse et plus belle que les personnes qui lâavaient prĂ©-
cédé, en nous traitant avec considération et en nous donnant
lâhospitalitĂ©. Il envoya son fils Ă sa place, pour nous introduire dans le
bain.
On voit dans cette ville le mausolĂ©e du cheĂŻkh, de lâimĂąm pieux, du
pÎle, Djélùl eddßn, connu sous le nom de Maoulùnù
, Cet homme
jouissait dâune grande considĂ©ration, et il y a dans le pays de RoĂ»m
une confrérie qui lui doit sa naissance et qui porte son nom. On ap-
pelle donc ceux qui en font partie djelĂąliens, Ă lâinstar des ahmediens
219
Tadj al-din bin Kalam Shah, mentionnĂ© par dâautres sources.
220
La futuwwa, organisation populaire dâun pouvoir politique grandissant dans la
société urbaine musulmane, fut récupérée par le calife abbasside al-Nasir
(1181-1223) et transformĂ©e en une sorte dâordre de chevalerie qui devait relier
les souverains de lâislam sous le saint patronage dâAli. Al-Nasir enverra,
comme ambassadeur-missionnaire au profit de cette cause, auprĂšs du souve-
rain seldjukide de Konya Alauddin Kayqubad I
er
(1219-1237), Abu Hafs
Omar al-Suhrawardi, le fondateur de lâordre soufi « aristocratique » du mĂȘme
nom (voir introduction du t. I). Ainsi lâimplantation de la futuwwa dans la ca-
pitale seldjukide a dû conserver un caractÚre différent de celui, plus populaire,
des akhis des autres villes.
221
Djalal al-din al-Rumi, dit Mawlana (Notre MaĂźtre) [1207-1284], est le fonda-
teur de lâordre soufi des mawiawis, connus en Occident sous le nom de « der-
viches tourneurs ». Lâordre est inspirĂ© de la tradition khorasanienne du sou-
fisme. Djalal al-din est originaire de Balkh, et son
silsila
(affiliation) retrouve
celui des suhrawardis. Protégé par les seldjukides et ensuite par les Ottomans,
lâordre sâest surtout implantĂ© parmi les classes dirigeantes.
Ibn BattĂ»ta â Voyages
127
II. De La Mecque aux steppes russes et Ă lâInde
dans lâIrĂąk, et des haĂŻderiens dans le Khorùçùn
. Par-dessus le mau-
solĂ©e de DjĂ©lĂąl eddĂźn, on a Ă©levĂ© une grande zĂąouĂŻah, oĂč lâon sert de la
nourriture aux voyageurs
.
p154
A
NECDOTE
On raconte que Djélùl eddßn était, au début de sa carriÚre, un lé-
giste et un professeur. Les étudiants se réunissaient auprÚs de lui, dans
son école, à Koûniyah. Un homme qui vendait des sucreries entra un
jour dans la medrĂ©ceh, portant sur sa tĂȘte un plateau de pĂątes douces,
coupĂ©es en morceaux, dont chacun se vendait une obole. Lorsquâil fut
arrivé dans la salle des leçons, le cheïkh lui dit : « Apporte ton pla-
teau. » Le marchand y prit un morceau de sucrerie et le donna au
cheĂŻkh ; celui-ci le reçut dans sa main et le mangea. Le pĂątissier sâen
alla sans faire goûter de sa marchandise à aucune autre personne. Le
cheïkh laissa la leçon, sortit pour le suivre et négligea ses disciples
,
Ceux-ci lâattendirent longtemps ; enfin, ils allĂšrent Ă sa recherche,
mais ne purent dĂ©couvrir oĂč il se tenait. Il revint les trouver au bout de
quelques années ; mais son esprit était dérangé ; il ne parlait plus
quâen poĂ©sie persane liĂ©e (dont les hĂ©mistiches rimaient lâun avec
lâautre, et quâon ne comprenait pas). Ses disciples le suivaient en Ă©cri-
vant les vers quâil rĂ©citait, et ils en composĂšrent un livre, quâils appe-
lĂšrent
Mathnawy
. Les habitants de ce pays révÚrent cet ouvrage, en
mĂ©ditent le contenu, lâenseignent et le lisent dans leurs zĂąouĂŻahs, tou-
tes les nuits du jeudi au vendredi. On voit aussi à Koûniyah le tom-
beau du jurisconsulte Ahmed, qui, Ă ce quâon raconte, fut le profes-
seur du susdit Djélùl eddßn.
p155
222
Les rifais (voir introduction du t. I). Pour les haidaris voir plus loin p. 313 et
introduction.
223
Le complexe contenant le tombeau de Mawlana et la zawiya existe toujours Ă
Konya.
224
Il sâagit de Shams al-din Tabrizi, dont les rapports avec Mawiana datent de
1244. Ils durĂšrent quinze mois, jusquâĂ ce que les disciples et la famille de
Mawlana, inquiets de lâinfluence de Tabrizi, dĂ©cident de le tuer.
225
Double, rĂ©pĂ©tĂ© ; forme poĂ©tique contenant des vers de la mĂȘme mesure, et
dont les deux hĂ©mistiches riment ensemble. Ăcrit en persan considĂ©rĂ© par les
adeptes de lâordre comme contenant le sens cachĂ© du Coran et appelĂ© « le Co-
ran en persan ».
Ibn BattĂ»ta â Voyages
128
II. De La Mecque aux steppes russes et Ă lâInde
Nous partßmes de Koûniyah pour Lùrendah
, ville belle et abon-
dante en eaux et en jardins.
D
U SULTAN DE
L
ĂRENDAH
Le sultan de cette ville est le roi Bedr eddĂźn, fils de KaramĂąn
,
elle appartenait à son frÚre utérin Moûça. Celui-ci la céda à Melic Nù-
cir, qui lui donna en place un Ă©quivalent, et y envoya un Ă©mir et une
armée
, mais ensuite le sultan Bedr eddĂźn sâen empara et y bĂątit un
palais royal ; son autoritĂ© sây consolida. Je rencontrai ce sultan hors de
la ville, qui revenait dâune partie de chasse. Je descendis devant lui de
ma monture, et il descendit de la sienne ; je le saluai et il sâavança
vers moi. Câest la coutume des rois de ce pays de mettre pied Ă terre,
lorsquâun voyageur descend de sa monture devant eux. Son action
leur plaßt, et ils lui témoignent alors beaucoup de considération ; mais,
sâil les salue sans descendre de cheval, cela leur dĂ©plaĂźt, les mĂ©-
contente, et devient une cause de désappointement pour le voyageur.
Câest ce qui mâest arrivĂ© avec un de ces rois, ainsi que je le raconterai.
Lorsque jâeus donnĂ© le salut Ă celui-ci et que je fus remontĂ© Ă cheval
aprĂšs lui, il mâinterrogea touchant mon Ă©tat de santĂ© et le temps de
mon arrivĂ©e ; jâentrai avec lui dans la ville. Il ordonna de me donner
lâhospitalitĂ© la plus parfaite ; il mâenvoya des mets copieux, des fruits
et des sucreries dans des
p156
bassins dâargent, ainsi que des bougies. Il
me donna des vĂȘtements, une monture et dâautres prĂ©sents.
226
Lâactuelle Karaman, Ă cent sept kilomĂštres au sud-est de Konya, dĂ©truite par
lâIlhan Gaikhatu aprĂšs 1291, fut rebĂątie vers 1311 par le Karamanoghlu Musa
qui en fit sa résidence.
227
Badr al-din Ibrahim, fils de Badr al-din Mahmud (1300-1308) et petit-fils de
Karaman, fondateur éponyme de la dynastie, succéda à son frÚre Yakhchi et
prit possession de Larende vers 1317-1318. Il abdiqua en 1333, lâannĂ©e de
passage dâIbn BattĂ»ta, au profit de son frĂšre Khalil, mais conserva probable-
ment une partie de lâĂ©mirat comme fief.
228
Musa posséda Larende de 1311 à 1318. Il fut comme la plupart des Karama-
noghlu allié aux mameluks ; Ibn Battûta le rencontra au pÚlerinage de La
Mecque en 1328 (voir t. I, p. 472). Toutefois, il ne semble pas que des déta-
chements mameluks soient venus Ă Larende.
Ibn BattĂ»ta â Voyages
129
II. De La Mecque aux steppes russes et Ă lâInde
Nous ne séjournùmes pas longtemps prÚs de ce prince, et nous nous
rendĂźmes Ă Aksera
, une des villes les plus belles et les plus solide-
ment bĂąties du pays de RoĂ»m. Des sources dâeau courante et des jar-
dins lâentourent de tous cĂŽtĂ©s ; trois riviĂšres la traversent, et lâeau
coule prĂšs de ses maisons. Elle a des arbres et des ceps de vignes, et
elle renferme dans son enceinte un grand nombre de vergers. On y
fabrique des tapis de laine de brebis, appelĂ©s de son nom, et qui nâont
leurs pareils dans aucune autre ville
. On les exporte en Ăgypte, en
Syrie, dans lâIrĂąk, dans lâInde, Ă la Chine et dans le pays des Turcs.
Cette ville obĂ©it au roi de lâIrĂąk. Nous y logeĂąmes dans la zĂąouĂŻah du
chĂ©rĂźf HoceĂŻn, lieutenant de lâĂ©mir Artena
. Celui-ci est le représen-
tant du roi de lâIrĂąk, dans la portion du pays de RoĂ»m dont il sâest
emparé. Le chérßf Hoceïn fait partie de la corporation des fitiùns, et
commande Ă une nombreuse confrĂ©rie. Il nous traita avec une extrĂȘme
considĂ©ration, et se conduisit comme ceux qui lâavaient prĂ©cĂ©dĂ©.
Nous partĂźmes ensuite pour la ville de Nacdeh
, qui appartient au
roi de lâIrĂąk. Câest une place considĂ©rable et trĂšs peuplĂ©e, mais dont
une partie est en ruines. La riviÚre appelée fleuve Noir la traverse. Ce-
lui-ci est au nombre des plus grands fleuves et porte trois ponts,
p157
dont un dans lâintĂ©rieur de la ville et deux Ă lâextĂ©rieur. On y a placĂ©,
tant au-dedans quâau-dehors de la ville, des roues hydrauliques qui
arrosent les jardins. Les fruits sont fort abondants Ă Nacdeh. Nous y
logeùmes dans la zùouïah du jeune-homme Akhy Djùroûk, qui remplit
à Nacdeh les fonctions de commandant. Il nous traita généreusement,
selon la coutume de ces jeunes-gens.
Nous passĂąmes trois jours Ă Nacdeh ; puis nous partĂźmes pour la
ville de Kaïçùrïah
, qui appartient aussi au prince de lâIrak. Câest
229
68. Aksaray se trouve sur le chemin de Konya Ă Kayseri et non sur celui de
Konya à Nigde par Larende apparemment suivi par Ibn Battûta. Mais il peut
trĂšs bien sâagir dâun itinĂ©raire de retour. La ville construite par le Seldjukide
Izzeddin Kilidj Arslan II en 1171 Ă©tait, dâaprĂšs Mustawui, un endroit fertile
produisant dâexcellentes cĂ©rĂ©ales et dâabondants raisins.
230
« Dans la province de Turcomanie [...] sont faits les plus beaux tapis du
monde et des plus magnifiques couleurs » (Marco P
OLO
).
231
Voir t. I, chap. 5, n. 250.
232
Nigde sur la petite riviĂšre de Kara Su (riviĂšre Noire), qui nâa rien dâun grand
fleuve.
233
Kayseri, Ă cent vingt kilomĂštres au nord-est de Nigde.
Ibn BattĂ»ta â Voyages
130
II. De La Mecque aux steppes russes et Ă lâInde
une des grandes villes du pays de Roûm ; une armée des habitants de
lâIrak y rĂ©side, ainsi quâune des khĂątoĂ»ns de lâĂ©mir âAla eddĂźn Artena,
nommé plus haut, laquelle est au nombre des princesses les plus no-
bles et les plus vertueuses. Elle est parente du roi de lâIrĂąk, et on
lâappelle Agha
ce qui signifie Grand. Toutes les personnes qui ont
quelque parenté avec le sultan sont appelées de ce titre. Le nom de
cette princesse est Taghy Khùtoûn, et nous la visitùmes. Elle se leva
devant nous, nous donna un salut grùcieux, nous parla avec bonté, et
ordonna de nous servir des aliments. Nous mangeĂąmes, et lorsque
nous nous en fûmes retournés elle nous envoya, par un de ses escla-
ves, un cheval sellĂ© et bridĂ©, une robe dâhonneur et des dirhems, et
elle nous fit présenter ses excuses.
Nous logeùmes à Caïçùrïah dans la zùouïah du jeune-homme-frÚre,
lâĂ©mir Aly. Câest un Ă©mir considĂ©rable et un des principaux frĂšres de
ce pays. Il est le supĂ©rieur dâune corporation composĂ©e de plusieurs
des chefs et des grands de la ville
. Son ermitage est au nombre des
plus beaux par ses tapis, ses lampes, lâabondance de ses mets, et la
solidité de sa construction. Les notables de la
p158
ville dâentre ses
compagnons, ainsi que les autres, se rassemblent chaque nuit auprĂšs
de lui, et font, pour traiter généreusement les nouveaux venus, beau-
coup plus que nâen font les autres. Une des coutumes de ce pays
consiste en ce que, dans toute localitĂ© oĂč il nây a pas de sultan, câest
lâ
akhy
qui remplit les fonctions de gouverneur
. Il donne des che-
vaux et des vĂȘtements aux voyageurs, et leur fait du bien selon la me-
sure de leur mĂ©rite. Lâordre que suit ce gouverneur, dans lâexercice de
son autoritĂ© et ses promenades Ă cheval, est le mĂȘme que celui des
rois.
Nous nous rendĂźmes ensuite Ă la ville de SĂźwĂą
. Câest une des
possessions du roi de lâIrĂąk, et la plus grande ville qui lui appartienne
234
Le terme agha, dérivé du mongol (frÚre aßné), est devenu un terme honorifi-
que.
235
Câest encore la futuwwa sous sa forme aristocratique (voir ci-dessus n. 59).
236
A la fin de la domination seldjukide en Anatolie, Konya avait des gouverneurs
akhis, et en 1314 le Karamanoghlu Yakhchi conquit Konya sur Akhi Mustafa ;
de mĂȘme Ă Ankara existait un gouvernement akhi.
237
Une des villes les plus importantes dâAnatolie Ă lâĂ©poque lâancienne Sebaste,
siĂšge des gouverneurs mongols depuis 1304.
Ibn BattĂ»ta â Voyages
131
II. De La Mecque aux steppes russes et Ă lâInde
dans ce pays. Ses émirs et ses percepteurs y font résidence. Elle est
bien construite ; ses rues sont larges et ses marchés regorgent de
monde. On y voit une maison qui ressemble Ă un collĂšge et qui est
appelée la maison du
seĂŻdat
. Il nây loge que des chĂ©rĂźfs et leur chef
y habite ; on leur y assigne, pour tout le temps de leur séjour, des lits,
de la nourriture, des bougies et autres objets, et lorsquâils partent on
leur fournit des provisions de route.
Quand nous fûmes arrivés prÚs de cette ville, les compagnons du
jeune-homme Akhy Ahmed Bitchakty sortirent Ă notre rencontre.
Bit-
chak
signifie en turc couteau, et le nom de Bitchaktchy est dérivé de
ce mot. Ils formaient une troupe nombreuse ; les uns Ă©taient Ă cheval,
les autres Ă pied. Nous rencontrĂąmes ensuite les compagnons du
jeune-homme Akhy Tcheleby. Celui-ci est un des principaux frĂšres, et
son rang surpasse celui
p159
dâAkhy Bitchaktchy. Ses compagnons
nous invitĂšrent Ă loger chez eux ; mais cela ne me fut pas possible, car
ils avaient été prévenus par les autres. Nous entrùmes dans la ville
avec eux tous ; ils se vantaient Ă lâenvi les uns des autres ; ceux qui
étaient arrivés les premiers prÚs de nous témoignÚrent la plus vive al-
légresse de ce que nous descendions chez eux. Ils agirent en toutes
choses, repas, bain, séjour pendant la nuit, comme ceux qui les avaient
précédés.
Nous passĂąmes trois jours chez eux, au milieu de la plus parfaite
hospitalitĂ©. Le kĂądhi vint ensuite nous trouver, accompagnĂ© dâune
troupe dâĂ©tudiants, amenant avec eux des chevaux de lâĂ©mir âAlĂą ed-
dĂźn ArtĂ©na, lieutenant du roi de lâIrĂąk dans le pays de RoĂ»m. Ainsi
nous montĂąmes Ă cheval pour lâaller trouver. Il vint au-devant de nous
jusquâau vestibule de son palais, nous donna le salut et nous souhaita
la bienvenue ; il sâexprimait en arabe avec Ă©loquence. Il me question-
na touchant les deux IrĂąks, IsfahĂąn, ChĂźrĂąz, le KermĂąn
, le sultan
AtĂąbec, la Syrie, lâĂgypte et les sultans des Turcomans. Il voulait que
je louasse ceux dâentre les derniers qui sâĂ©taient montrĂ©s gĂ©nĂ©reux, et
que je blĂąmasse les avares. Je nâagis pas ainsi, mais je fis lâĂ©loge de
238
La maison des
sayyids
, descendants de Muhammad. Celle de Sivas avait été
fondĂ©e par lâIlkhan Ohazan et restaurĂ©e par le vizir Rashid al-din (voir t. I,
chap. 5, n. 231).
239
Probablement Hormuz, qui est considérée comme incluse dans la province de
Kirman.
Ibn BattĂ»ta â Voyages
132
II. De La Mecque aux steppes russes et Ă lâInde
tous indistinctement. Il fut content de moi, Ă cause de cette conduite,
et mâen fit compliment ; puis il ordonna dâapporter des mets et nous
mangeùmes. Il nous dit : « Vous serez mes hÎtes. » Akhy Tcheleby lui
rĂ©pondit : « Ils nâont pas encore logĂ© dans mon ermitage ; quâils de-
meurent donc chez moi ; les mets de ton hospitalité leur y seront re-
mis. » LâĂ©mir rĂ©pliqua : « Quâil en soit ainsi ! » En consĂ©quence, nous
nous transportĂąmes dans lâermitage dâAkhy Tcheleby, et nous y pas-
sĂąmes six jours, traitĂ©s par lui et par lâĂ©mir, aprĂšs quoi celui-ci envoya
un cheval, un vĂȘtement et des piĂšces dâargent. Il Ă©crivit Ă ses lieute-
nants, dans les pays voisins, de nous donner lâhospitalitĂ©, de nous
p160
traiter avec honneur et de nous fournir des provisions de route.
Nous partĂźmes pour la ville dâAmĂąciyah
, place grande et belle,
possédant des riviÚres, des vergers, des arbres, et produisant beaucoup
de fruits. Sur ses riviÚres on a placé des roues hydrauliques pour arro-
ser les jardins et fournir de lâeau aux maisons. Elle a des rues spacieu-
ses et des marchĂ©s fort larges ; son souverain est le roi de lâIrĂąk. Dans
son voisinage se trouve la ville de Soûnoça
, qui appartient aussi au
roi de lâIrĂąk, et oĂč habitent les descendants de lâami de Dieu
AboulâlâabbĂąs Ahmed arrifĂąây ; parmi eux, le cheĂŻkh Izz eddĂźn, qui est
Ă prĂ©sent chef dâArriwĂąk et propriĂ©taire du tapis Ă prier dâArrifĂąây, et
les frĂšres dâIzz eddĂźn, le cheĂŻkh Aly, le cheĂŻkh IbrahĂźm et le cheĂŻkh
Yahia, tous fils du cheĂŻkh Ahmed Cutchuc. Ce dernier est le fils de
TĂądj eddĂźn ArrifĂąây
, Nous logeĂąmes dans leur zĂąouĂŻah, et nous les
trouvùmes supérieurs à tous les autres hommes.
240
Amasya sur le Yesilirmak, ayant appartenu au début du
XIV
e
siĂšcle Ă Gazi
Tchelebi, souverain de Sinop (voir plus loin n. 162), elle sera incorporée à par-
tir de 1341 au royaume dâArtena.
241
Lâactuel village de Sonusa, Ă soixante-dix kilomĂštres par la route, Ă lâest
dâAmasya, en aval du Yesilirmak.
242
Pour les descendants dâal-Rifai et Ahmad Kutchuk (le Petit), voir t. I, chap. 5,
n, 28. La région était gouvernée pendant le
XIV
e
siÚcle par une famille appelée
« fils de Tadjuddin », dont le souverain Ă lâĂ©poque Ă©tait Tadjuddin Dogan
Shah (1308-1348), mais il est difficile dâĂ©tablir une relation quelconque avec
les Rifais citĂ©s par Ibn BattĂ»ta, dont la liaison avec cette rĂ©gion nâest pas
connue par ailleurs.
Ibn BattĂ»ta â Voyages
133
II. De La Mecque aux steppes russes et Ă lâInde
Puis nous nous rendĂźmes Ă la ville de Cumich
, qui
p161
appartient
au roi de lâIrĂąk. Câest une ville grande et peuplĂ©e, oĂč il vient des mar-
chands de lâIrĂąk et de la Syrie, et oĂč il se trouve des mines dâargent. A
deux jours de distance, on rencontre des montagnes élevées et
Ăąpres
, oĂč je nâallai pas. Nous logeĂąmes Ă Cumich, dans lâermitage
du frÚre Medjd eddßn, et nous y passùmes trois jours, défrayés par lui.
Il se conduisit comme ceux qui lâavaient prĂ©cĂ©dĂ©. Le lieutenant de
lâĂ©mir Artena vint nous trouver, et nous envoya les mets de
lâhospitalitĂ© et des provisions de route.
Nous partĂźmes de cette place et nous arrivĂąmes Ă ArzendjĂąn
, qui
est du nombre des villes du prince de lâIrĂąk. Câest une citĂ© grande et
peuplée ; la plupart de ses habitants sont des Arméniens, et les mu-
sulmans y parlent la langue turque. Arzendjùn possÚde des marchés
bien disposés ; on y fabrique de belles étoffes, qui sont appelées de
son nom
. Il y a des mines de cuivre, avec lequel on fabrique des
vases, ainsi que les baïçoûs que nous avons décrits. Ils ressemblent
aux candélabres en usage chez nous. Nous logeùmes à Arzendjùn,
dans la zĂąouĂŻah du fata Akhy NizhĂąm eddĂźn, laquelle est une des plus.
belles qui existent. Ce personnage est aussi un des meilleurs et des
principaux jeunes-gens ; et il nous traita parfaitement.
p162
243
A partir de ce point, la rĂ©alitĂ© de lâitinĂ©raire dâIbn BattĂ»ta devient problĂ©mati-
que. GĂŒmĂŒshane, lâArgyroupolis des Byzantins, les deux mots signifiant Ville
dâArgent, devait appartenir Ă lâĂ©poque au royaume byzantin de TrĂ©bizonde. En
plus, la ville, situĂ©e Ă plus de trois cents kilomĂštres Ă lâest de Sonusa, devait
ĂȘtre trĂšs difficilement accessible par cette voie Ă lâĂ©poque oĂč on peut placer le
voyage dâIbn BattĂ»ta, câest-Ă -dire au mois de mars.
244
83. Peut-ĂȘtre les montagnes de Kop sur la route allant de GĂŒmĂŒshane Ă Erze-
roum, livrant passage Ă prĂšs de deux mille quatre cents mĂštres, ce qui expli-
querait le dĂ©tour dâIbn BattĂ»ta par Erzincan, si on maintient la rĂ©alitĂ© de
lâitinĂ©raire.
245
« Les gens sont pour la plus grande part arméniens et sujets des Tartares. Il y a
maints villages et bonnes cités. Mais la plus noble destout le royaume est Ar-
çingan, qui a un archevĂȘque gouvernant les chrĂ©tiens » (Marco P
OLO
, parlant
de lâArmĂ©nie).
246
« (... Arçingan, oĂč lâon fait les meilleurs boquerants qui soient au monde »
(Marco P
OLO
). Le nom
boquerant
ou
bougran
vient probablement de celui de
Bukhara.
Ibn BattĂ»ta â Voyages
134
II. De La Mecque aux steppes russes et Ă lâInde
DâArzendjĂąn, nous allĂąmes Ă Arz-erroĂ»m
, une des villes qui ap-
partiennent au roi de lâIrĂąk. Elle est fort vaste, mais en grande partie
ruinĂ©e, Ă cause dâune guerre civile qui survint entre deux tribus de
Turcomans qui lâhabitaient. Trois riviĂšres la traversent, et la plupart
de ses maisons ont des jardins oĂč croissent des arbres et des ceps de
vignes. Nous y logeĂąmes dans lâermitage du fata Akhy ThoĂ»mĂąn. Cet
homme est fort ĂągĂ© : on dit quâil a plus de cent trente annĂ©es. Je lâai
vu, qui allait et venait à pied, appuyé sur un bùton. Sa mémoire était
encore ferme ; il était assidu à faire la priÚre aux heures déterminées,
et il ne se reprochait rien, si ce nâest de ne pouvoir jeĂ»ner. Il nous ser-
vit lui-mĂȘme pendant le repas, et ses fils nous servirent dans le bain.
Nous voulûmes le quitter le second jour, mais cela lui déplut ; il refusa
dây consentir et dit : « Si vous agissez ainsi, vous diminuerez ma
considĂ©ration ; car le terme le plus court de lâhospitalitĂ© est de trois
jours. » Nous passùmes donc trois jours prÚs de lui.
Puis nous partĂźmes pour la ville de Birgui
. Nous arrivĂąmes
aprĂšs quatre heures du soir, et nous rencontrĂąmes un de ses habitants,
Ă qui nous demandĂąmes oĂč se trouvait la zĂąouĂŻah du frĂšre dans cette
ville. Il répondit : « Je vous y conduirai. » Nous le suivßmes ; mais il
nous mena Ă sa propre demeure, situĂ©e au milieu dâun jardin qui lui
appartenait, et il nous logea tout en haut de la terrasse de sa maison.
Des arbres ombrageaient cet endroit, et câĂ©tait alors le temps des
grandes chaleurs. Cet homme nous apporta toutes sortes de fruits,
nous
p163
hébergea parfaitement, et donna la provende à nos chevaux ;
nous passĂąmes la nuit chez lui.
Nous avions appris quâil se trouvait dans cette ville un maĂźtre dis-
tingué, nommé Mohiy eddßn, et notre hÎte, qui était un étudiant, nous
conduisit dans le collĂšge. Ce professeur venait dây arriver, montĂ© sur
une mule fringante ; ses esclaves et ses serviteurs lâentouraient Ă
droite et Ă gauche, et les Ă©tudiants marchaient devant lui. Il portait des
247
Auparavant appelée Qaliqala par les Arabes et Karin par les Arméniens, elle
fut nommée Arzan al-Rum (Arzan des Byzantins) aprÚs que des Arméniens
Ă©migrĂ©s dâArzan, dĂ©truite par les Seldjukides en 1049, y Ă©migrĂšrent. A part ce-
la, la ville, situĂ©e Ă prĂšs de deux mille mĂštres dâaltitude, ne possĂšde pas de vi-
gnes ni de riviĂšres qui la traversent.
248
Ici on trouve lâitinĂ©raire interrompu Ă Milas. Birgi, situĂ©e Ă proximitĂ© du by-
zantin Pyrgion, fut conquise en 1307-1308 par Mehmed, fils dâAydin, fonda-
teur de la principauté des Aydinoghlu.
Ibn BattĂ»ta â Voyages
135
II. De La Mecque aux steppes russes et Ă lâInde
vĂȘtements amples et superbes, brodĂ©s dâor. Nous le saluĂąmes ; il nous
souhaita la bienvenue, nous fit un gracieux salut et nous parla avec
bonté ; puis il me prit par la main et me fit asseoir à son cÎté. BientÎt
aprĂšs arriva le kĂądhi Izz eddĂźn Firichta ; ce mot persan signifie ange,
et le juge a été surnommé ainsi à cause de sa piété, de sa chasteté et de
sa vertu. Il sâassit Ă la droite du professeur. Celui-ci commença Ă faire
une leçon sur les sciences fondamentales et celles dérivées ou acces-
soires. Lorsquâil eut achevĂ©, il se rendit dans une cellule situĂ©e dans
lâĂ©cole, il ordonna de la garnir de tapis et mây logea. Puis il mâenvoya
un festin copieux.
Ce personnage me manda aprĂšs la priĂšre du coucher du soleil. Je
me rendis prÚs de lui, et le trouvai dans une salle de réception située
dans un jardin qui lui appartenait. Il y avait en cet endroit un réservoir,
dans lequel lâeau descendait dâun bassin de marbre blanc, entourĂ© de
faĂŻence de diverses couleurs. Le professeur avait devant lui une troupe
dâĂ©tudiants ; ses esclaves et ses serviteurs Ă©taient debout Ă ses cĂŽtĂ©s. Il
Ă©tait assis sur une estrade recouverte de beaux tapis peints, et lorsque
je le vis, je le pris pour un roi. Il se leva devant moi, vint Ă ma ren-
contre, me prit par la main et me fit asseoir à son cÎté, sur son estrade.
On apporta des mets ; nous en mangeĂąmes et nous retournĂąmes dans
la medrĂ©ceh. Un des disciples me dit que câĂ©tait la coutume de tous les
Ă©tudiants qui sâĂ©taient trouvĂ©s cette fois prĂšs du maĂźtre dâassister cha-
que nuit Ă son repas. Ce professeur Ă©crivit au sultan pour lâinformer de
notre arrivée, et dans sa lettre il fit notre éloge. Le prince se trouvait
alors sur une montagne voisine, oĂč il passait lâĂ©tĂ©, Ă cause de
p164
lâextrĂȘme chaleur. Cette montagne Ă©tait froide, et il avait coutume dây
passer le temps des chaleurs
.
249
Bozdag, au nord de Birgi, culminant Ă deux mille cent trente mĂštres.
Ibn BattĂ»ta â Voyages
136
II. De La Mecque aux steppes russes et Ă lâInde
D
U SULTAN DE
B
IRGUI
Câest Mohammed, fils dâAĂŻdĂźn
, un des meilleurs souverains, des
plus généreux et des plus distingués. Lorsque le professeur lui eut ex-
pĂ©diĂ© un message pour lâinformer de ce qui me concernait, il
mâenvoya son lieutenant, afin de mâinviter Ă lâaller trouver. Le profes-
seur me conseilla dâattendre jusquâĂ ce quâil me mandĂąt une seconde
fois. Une plaie qui venait de se dĂ©clarer sur son pied lâempĂȘchait de
monter Ă cheval, et lui avait fait mĂȘme discontinuer ses leçons. Ce-
pendant, le sultan mâayant envoyĂ© chercher une seconde fois, cela lui
fit de la peine et il me dit : « Je ne puis monter Ă cheval, et câĂ©tait mon
intention de tâaccompagner, afin de convenir avec le sultan du traite-
ment auquel tu as droit. » Mais il brava la douleur, enveloppa autour
de son pied des lambeaux dâĂ©toffe, et monta Ă cheval sans placer le
pied dans lâĂ©trier. Moi et mes compagnons nous montĂąmes aussi Ă
cheval, et nous gravßmes la hauteur sur un chemin qui avait été taillé
dans le roc et bien aplani.
Nous arrivĂąmes vers une heure au campement du sultan, et nous
descendĂźmes sur les bords dâune riviĂšre, Ă lâombre des noyers. Nous
trouvĂąmes le prince dans une grande agitation et ayant lâesprit prĂ©oc-
cupĂ©, Ă cause de la fuite de son fils cadet, SoleĂŻmĂąn, qui sâĂ©tait retirĂ©
prĂšs
p165
de son beau-pĂšre, le sultan OrkhĂąn bec
. Lorsquâil reçut la
nouvelle de notre arrivée, il nous envoya ses deux fils, Khidhr bec et
âOmar bec
. Ces deux princes donnĂšrent le salut au docteur. Celui-
ci leur ayant ordonnĂ© de me saluer, ils obĂ©irent et mâinterrogĂšrent tou-
chant mon Ă©tat et le temps de mon arrivĂ©e, puis ils sâen retournĂšrent.
250
La vallée du Méandre (Menderes), conquise dans les premiÚres années du siÚ-
cle par les Menteché et reprise quelques années plus tard par les Catalans au
service dâAndronic II PalĂ©ologue, empereur byzantin, fut finalement soumise
par Mehmed fils dâAydin et ses frĂšres, au dĂ©but vassaux des Germiyan et in-
dépendants à partir de 1317. Mehmed Beg mourut quelques mois aprÚs le pas-
sage dâIbn BattĂ»ta, au dĂ©but de lâannĂ©e 1334.
251
Pour Orhan Beg, voir n. 54 ci-dessus. Suleyman, quatriĂšme fils de Mehmed,
avait reçu comme fief Tire (voir plus loin). AprÚs la mort de son pÚre, il ren-
trera en possession de son fief jusquâĂ sa mort en 1349.
252
Umur, hĂ©ros dâune des plus anciennes Ă©popĂ©es turques dâAnatolie, reçut de la
part de son pÚre Izmir comme fief et succéda à celui-ci (1334-1348). Khizir,
fils aĂźnĂ© de Mehmed Beg, reçut ĂphĂšse et succĂ©da Ă Umur (1348-1360).
Ibn BattĂ»ta â Voyages
137
II. De La Mecque aux steppes russes et Ă lâInde
Le sultan mâenvoya une tente, appelĂ©e chez les Turcs
khargĂąh
.
Elle se compose de morceaux de bois, réunis en forme de coupole, et
sur lesquels on étend des piÚces de feutre. On ouvre la partie supé-
rieure pour laisser entrer la lumiĂšre et lâair, Ă lâinstar du
bĂądhendj
ou
ventilateur, et lâon bouche cette ouverture lorsquâil est nĂ©cessaire. On
apporta un tapis quâon Ă©tendit par terre ; le docteur sâassit et jâen fis
autant ; ses compagnons et les miens Ă©taient en dehors de la tente, Ă
lâombre des noyers. Ce lieu (comme nous lâavons dit) est trĂšs froid il
me mourut un cheval cette nuit, Ă cause de la violence du froid.
Le lendemain, le professeur monta Ă cheval pour aller trouver le
sultan, et sâexprima Ă mon Ă©gard selon ce que lui dicta sa bontĂ© ; puis
il revint me trouver et mâinforma de cela. Au bout dâun certain temps,
le prince nous envoya chercher tous les deux. Nous nous rendĂźmes Ă
sa demeure ; nous le trouvĂąmes debout et le
p166
saluĂąmes. Le docteur
sâassit Ă sa droite ; pour moi, je pris place immĂ©diatement aprĂšs celui-
ci. Il mâinterrogea sur mon Ă©tat et mon arrivĂ©e, et mâadressa des ques-
tions relativement au HidjĂąz, Ă lâĂgypte, Ă la Syrie, au Yaman, aux
deux IrĂąks et Ă la Perse, aprĂšs quoi on servit des aliments ; nous man-
geĂąmes et nous nous en retournĂąmes. Le sultan nous envoya du riz, de
la farine et du beurre, dans des ventricules de brebis : telle est la cou-
tume des Turcs.
Nous restĂąmes plusieurs jours dans cet Ă©tat ; le sultan nous en-
voyait chercher chaque jour, pour assister Ă son repas. Il vint une fois
nous visiter aprĂšs lâheure de midi. Le docteur occupa la place
dâhonneur du salon ; je me plaçai Ă sa gauche et le sultan sâassit Ă sa
droite. Il en agit ainsi à cause de la considération dont les hommes de
loi jouissent chez les Turcs. Il me pria de lui écrire des paroles mémo-
rables, ou traditions du ProphĂšte
. Jâen traçai plusieurs pour lui, et
le docteur les lui prĂ©senta sur lâheure. Le sultan prescrivit Ă ce savant
de lui en Ă©crire un commentaire en langue turque ; puis il se leva et
253
« Les maisons sur lesquelles ils dorment, ils les construisent sur des roues
avec des baguettes entrelacĂ©es qui convergent toutes en haut de maniĂšre Ă
former une espĂšce de cheminĂ©e quâils recouvrent dâun feutre blanc. Ils endui-
sent trĂšs souvent ce feutre de chaux et de poudre dâos afin que le tout resplen-
disse davantage. Cependant, ils emploient aussi quelquefois le noir. Ils sus-
pendent devant la porte une peau chatoyante. Ce feutre est couvert de peintu-
res » (Guillaume
DE
R
UBROUCK
).
254
La capacitĂ© de rĂ©citer des hadiths par cĆur faisait la renommĂ©e des lettrĂ©s.
Ibn BattĂ»ta â Voyages
138
II. De La Mecque aux steppes russes et Ă lâInde
sortit. En se retirant, il vit nos serviteurs qui nous faisaient cuire des
aliments, Ă lâombre des noyers, sans aromates ni herbes potagĂšres. Il
ordonna pour cela de chùtier son trésorier, et nous envoya des épices
et du beurre.
Cependant, notre sĂ©jour sur cette montagne se prolongea ; lâennui
me prit, et je dĂ©sirai mâen retourner. Le docteur aussi Ă©tait las de de-
meurer en cet endroit, et il expédia un message au sultan, pour
lâinformer que je voulais me remettre en route. Le lendemain, le sou-
verain envoya son lieutenant, et celui-ci parla au professeur en turc,
langue que je ne connaissais pas alors. Ce dernier lui répondit dans le
mĂȘme langage ; lâofficier sâen retourna. Le professeur me dit : « Sais-
tu ce que veut cet homme ? » Je rĂ©pliquai : « Je lâignore. » « Le sul-
tan, reprit-il, mâa envoyĂ© demander ce quâil te
p167
donnerait ; jâai dit Ă
son messager : âLe prince possĂšde de lâor, de lâargent, des chevaux et
des esclaves. Quâil lui donne lĂ -dessus ce quâil prĂ©fĂ©rera.â Lâofficier
alla donc retrouver le sultan, puis il revint prĂšs de nous et nous dit :
âLe souverain ordonne que vous sĂ©journiez tous deux ici aujourdâhui,
et que vous descendiez avec lui demain, dans son palais en villeâ. »
Le jour suivant, il envoya un excellent cheval de ses Ă©curies, et
descendit avec nous dans la ville. Les habitants sortirent Ă sa ren-
contre, et parmi eux le kĂądhi dont il a Ă©tĂ© question tout Ă lâheure. Le
sultan fit ainsi son entrĂ©e, accompagnĂ© par nous. Lorsquâil eut mis
pied Ă terre Ă la porte de son palais, je mâen allais avec le professeur,
me dirigeant vers la medréceh ; mais il nous rappela, et nous ordonna
dâentrer avec lui dans son palais. Lorsque nous fĂ»mes arrivĂ©s dans le
vestibule, nous y trouvĂąmes environ vingt serviteurs du sultan, tous
douĂ©s dâune trĂšs belle figure et couverts de vĂȘtements de soie. Leurs
cheveux Ă©taient divisĂ©s et pendants ; leur teint Ă©tait dâune blancheur
Ă©clatante et mĂȘlĂ© de rouge. Je dis au docteur : « Quelles sont ces belles
figures ? â Ce sont, me rĂ©pondit-il, des pages grecs. »
Nous montĂąmes avec le sultan un grand nombre de degrĂ©s, jusquâĂ
ce que nous fussions arrivés dans un beau salon, au milieu duquel se
trouvait un bassin plein dâeau ; il y avait, en outre, Ă chacun des angles
une figure de lion en bronze, qui lançait de lâeau par la gueule. Des
estrades, contiguës les unes aux autres et couvertes de tapis, faisaient
le tour de ce salon ; sur une de celles-ci se trouvait le coussin du sul-
tan. Lorsque nous fûmes arrivés prÚs de cette derniÚre, le souverain
Ibn BattĂ»ta â Voyages
139
II. De La Mecque aux steppes russes et Ă lâInde
enleva de sa propre main son coussin et sâassit avec nous sur le tapis.
Le docteur prit place Ă sa droite, le kĂądhi, Ă la suite du fĂąkĂźh, quant Ă
moi, je venais immédiatement aprÚs le juge. Les lecteurs du Coran
sâassirent au bas de lâestrade ; car ils ne quittent jamais le sultan,
quelque part quâil donne audience. On apporta des plats dâor et
dâargent, remplis de sirop dĂ©layĂ© oĂč lâon avait exprimĂ© du jus de ci-
tron et mis de petits biscuits, cassés
p168
en morceaux ; il y avait dans
ces plats des cuillers dâor et dâargent. On apporta en mĂȘme temps des
Ă©cuelles de porcelaine, remplies du mĂȘme breuvage, et oĂč il y avait
des cuillers de bois. Les gens scrupuleux se servirent de ces Ă©cuelles
de porcelaine et de ces cuillers de bois
. Je pris la parole pour ren-
dre des actions de grĂąces au sultan et faire lâĂ©loge du docteur ; jây mis
le plus grand soin, cela plut au sultan et le réjouit.
A
NECDOTE
Tandis que nous Ă©tions assis avec le sultan, il arriva un vieillard
dont la tĂȘte Ă©tait couverte dâun turban garni dâun appendice qui tom-
bait par-derriĂšre. Il salua le prince, et le juge et le docteur se levĂšrent
en son honneur. Il sâassit vis-Ă -vis du sultan, sur lâestrade, et les lec-
teurs du Coran étaient au-dessous de lui. Je dis au docteur : « Quel est
ce cheïkh ? » Il sourit et garda le silence ; mais je renouvelai ma ques-
tion, et il me rĂ©pondit : « Câest un mĂ©decin juif ; nous avons tous be-
soin de lui, et Ă cause de cela nous nous sommes levĂ©s lorsquâil est
entrĂ©, ainsi que tu as vu. » Je fus saisi de colĂšre et je dis au juif : « Ă
maudit, fils de maudit, comment oses-tu tâasseoir au-dessus des lec-
teurs du Coran, toi qui nâes quâun juif ? » Je lui fis des reproches et
jâĂ©levai la voix. Le sultan fut Ă©tonnĂ© et demanda le sens de mes paro-
les. Le professeur lâen informa, et le juif se fĂącha et sortit du salon,
dans le plus piteux état. Lorsque nous nous en fûmes retournés, le fa-
kßh me dit : « Tu as bien fait ; que Dieu te bénisse ! Nul autre que toi
nâaurait osĂ© parler ainsi Ă ce juif. Tu lui as appris Ă se connaĂźtre. »
p169
255
Interdiction de lâutilisation dâustensiles en or en Islam.
Ibn BattĂ»ta â Voyages
140
II. De La Mecque aux steppes russes et Ă lâInde
A
UTRE ANECDOTE
Pendant cette audience, le sultan mâinterrogea et me dit : « As-tu
vu une pierre tombĂ©e du ciel ! » Je rĂ©pondis : « Je nâen ai jamais vu et
nâen ai pas entendu parler. â Une pierre, reprit-il, est tombĂ©e du ciel
prĂšs de la ville oĂč nous sommes. » Puis il appela plusieurs individus et
leur ordonna dâapporter lâaĂ©rolithe. Ils apportĂšrent une pierre noire,
compacte, trĂšs brillante et excessivement dure. Je conjecturai que son
poids sâĂ©levait Ă un quintal. Le sultan ordonna de faire venir des tail-
leurs de pierres, et il en vint quatre, auxquels il commanda de frapper
lâaĂ©rolithe. Ils le frappĂšrent quatre fois, tous ensemble, comme un seul
homme, avec des marteaux de fer ; mais, Ă mon grand Ă©tonnement, ils
ne laissĂšrent aucune trace sur la pierre. Le sultan ordonna de la repor-
ter oĂč elle se trouvait auparavant.
Le troisiÚme jour aprÚs notre entrée dans la ville avec le sultan, ce
prince donna un grand festin, auquel il invita les légistes, les cheïkhs,
les chefs de lâarmĂ©e et les principaux habitants de la ville. Lorsquâon
eut mangé, les lecteurs du Coran lurent avec leurs belles voix ; puis
nous retournùmes à notre demeure, dans la medréceh. Le sultan nous
envoyait chaque nuit des mets, des fruits, des sucreries et des bou-
gies ; puis il me donna cent mithkĂąls
ou piĂšces dâor, mille dirhems,
un vĂȘtement complet, un cheval et un esclave grec, appelĂ© MĂźkhùïyl. Il
fit remettre Ă chacun de mes compagnons un vĂȘtement et des piĂšces
dâargent. Nous dĂ»mes tous ces bienfaits Ă la compagnie du professeur
Mohiy eddĂźn. (Que Dieu lâen rĂ©compense !) Il nous fit ses adieux et
nous partßmes. La durée de notre séjour prÚs de celui-ci, tant sur la
montagne que dans la ville, avait été de quatorze jours.
p170
Nous nous dirigeĂąmes ensuite vers la ville de TĂźreh
, qui fait par-
tie des Ătats de ce sultan, et qui est une belle citĂ©, possĂ©dant des riviĂš-
res, des jardins et des arbres fruitiers. Nous y logeĂąmes dans la
zĂąouĂŻah du fata Akhy Mohammed. Cet homme est au nombre des plus
saints personnages ; il pratique une grande abstinence, et a des com-
256
1 mithqal = 4,25 g.
257
Tire, à cinquante kilomÚtres sud-ouest de Birgi. AprÚs avoir visité la capitale
de la principauté, Ibn Battûta revient maintenant vers le sud-ouest pour visiter
les fiefs des fils de Mehmed Beg.
Ibn BattĂ»ta â Voyages
141
II. De La Mecque aux steppes russes et Ă lâInde
pagnons qui suivent sa maniĂšre de vivre. Il nous donna lâhospitalitĂ© et
fit des vĆux en notre faveur.
Nous partĂźmes pour la ville dâAyĂą SoloĂ»k
cité grande, ancienne
et vénérée par les Grecs. Il y a ici une vaste église construite en pier-
res énormes ; la longueur de chacune est de dix coudées et au-dessus,
et elles sont taillées de la maniÚre la plus admirable. La mosquée djù-
miâ de cette vile est une des plus merveilleuses mosquĂ©es du monde,
et nâa pas sa pareille en beautĂ©. CâĂ©tait jadis une Ă©glise appartenant
aux Grecs ; elle Ă©tait fort vĂ©nĂ©rĂ©e chez eux, et ils sây rendaient de di-
vers pays. Lorsque cette ville eut été conquise, les musulmans firent
de cette église une mosquée cathédrale
. Ses murs sont en marbre
de différentes couleurs, et son pavé est de marbre blanc. Elle est cou-
verte en plomb et a onze coupoles de diverses formes, au milieu de
chacune desquelles se trouve un bassin dâeau. Un fleuve la tra-
verse
, sur les deux rives duquel sont plantés des arbres de diverses
espĂšces, des ceps de vignes et des berceaux de jasmin. Elle a quinze
portes.
p171
LâĂ©mir de cette ville est Khidrh bec, fils du sultan Mohammed, fils
dâAĂŻdĂźn. Je lâavais vu chez son pĂšre Ă Birgui ; je le rencontrai ensuite
en dehors de cette ville, et je le saluai sans descendre de cheval. Cela
lui dĂ©plut, et ce fut le motif du dĂ©sappointement que jâĂ©prouvai de sa
part. La coutume de ces princes est de mettre pied Ă terre devant un
voyageur, lorsquâil leur en donne lâexemple, et cela leur fait plaisir.
Khidrh bec ne mâenvoya quâune piĂšce dâĂ©toffe de soie dorĂ©e, que lâon
appelle
annakh
. Jâachetai dans cette ville une jeune vierge chrĂ©-
tienne, moyennant quarante dĂźnĂąrs dâor
.
258
AltĂ©ration du nom Aghios ThĂ©ologos (saint Jean lâĂvangĂ©liste) donnĂ© par les
Byzantins Ă lâantique ĂphĂšse Ă cause de la basilique de Saint-Jean bĂątie par
Justinien. La ville sâappelle aujourdâhui Seluk.
259
Une nouvelle mosquée, existant de nos jours, fut construite à proximité par
Isa, cinquiĂšme fils et troisiĂšme successeur de Mehmed Beg (1360-1390), et la
basilique de Saint-Jean fut détruite, probablement par Timur en 1402.
260
Lâantique CaĂŻstre, lâactuel petit Menderes.
261
Al-makh
, terme persan désignant les brocards de soie.
262
Mathieu, nommĂ© mĂ©tropolite dâĂphĂšse par le patriarche orthodoxe de Cons-
tantinople et installĂ© dans son diocĂšse Ă partir de 1339, nâaura comme ouailles
que les esclaves des Turcs et des Juifs.
Ibn BattĂ»ta â Voyages
142
II. De La Mecque aux steppes russes et Ă lâInde
Nous nous dirigeĂąmes ensuite vers YazmĂźr
, grande ville située
sur le rivage de la mer, mais dont la portion la plus considérable est en
ruine. Elle possÚde un chùteau contigu à sa partie supérieure. Nous
logeĂąmes en cette ville dans la zĂąouĂŻah du cheĂŻkh YaâkoĂ»b, un des
Ahmédiens, homme pieux et vertueux. Nous rencontrùmes prÚs de
YazmĂźr le cheĂŻkh Izz eddĂźn ibn Ahmed arrifĂąây
, qui avait avec lui
ZĂądeh alakhlĂąthy, un des principaux cheĂŻkhs, et cent fakirs, de ceux
qui sont privĂ©s de leur raison. LâĂ©mir avait fait dresser pour eux des
tentes ; et le cheĂŻkh YaâkoĂ»b leur donna un festin, auquel jâassistai ;
jâeus ainsi une entrevue avec ces malheureux.
LâĂ©mir de cette ville est Omar bec, fils du sultan Mohammed, fils
dâAĂŻdĂźn, dont il a Ă©tĂ© question tout Ă lâheure, et il habite une citadelle.
Lors de notre arrivée,
p172
il se trouvait prĂšs de son pĂšre ; mais il revint
cinq jours aprÚs. Une de ses actions généreuses, ce fut de venir me
visiter Ă la zĂąouĂŻah ; il me donna le salut et me fit des excuses. Puis il
mâenvoya un repas copieux, il me donna un petit esclave chrĂ©tien haut
de cinq empans nommĂ© NikoĂ»lah et deux vĂȘtements de
kemkha
.
Câest une Ă©toffe de soie fabriquĂ©e Ă Baghdad, Ă TibrĂźz, Ă NeïçaboĂ»r et
dans la Chine. Le docteur qui remplissait prĂšs de cet Ă©mir les fonc-
tions dâimĂąm mâapprit quâil ne lui Ă©tait pas restĂ©, Ă cause de sa gĂ©nĂ©-
rositĂ©, dâautre esclave que celui quâil me donna. Que Dieu ait pitiĂ© de
lui ! Il fit aussi présent au cheïkh Izz eddßn de trois chevaux tout har-
nachĂ©s, de grands vases dâargent remplis de dirhems (cette sorte
dâustensile est nommĂ©e chez les Turcs
almichrebeh
), de vĂȘtements
de drap, de
merâizz
, de
kodsy
et de
kemkha
; enfin, de jeunes escla-
ves des deux sexes.
Ledit émir était généreux et pieux, il combattait souvent contre les
infidĂšles
. Il avait des vaisseaux de guerre avec lesquels il faisait
263
Smyrne (Izmir) possĂ©dait Ă lâĂ©poque deux chĂąteaux : un sur le mont Pagus,
dont les ruines subsistent encore, conquis en 1317 par Mehmet Beg, et un prĂšs
du port tenu par Martino Zaccaria, GĂ©nois, seigneur de lâĂźle de Chio, occupĂ©
en 1329 par Umur Beg.
264
Voir p. 161.
265
Brocard tissĂ© avec des fils dâor ou dâargent.
266
Machraba
: gobelet.
267
Ătoffe de laine et Ă©toffe de JĂ©rusalem de qualitĂ© inconnue.
268
Umur a fait sa premiÚre expédition contre les Dardanelles en 1332.
Ibn BattĂ»ta â Voyages
143
II. De La Mecque aux steppes russes et Ă lâInde
des incursions dans les environs de Constantinople la Grande ; il pre-
nait des esclaves, du butin et dissipait tout cela par sa générosité et sa
libéralité ; puis il retournait à la guerre sainte, si bien que ses attaques
devinrent trÚs pénibles pour les Grecs, qui eurent recours au pape. Ce-
lui-ci ordonna aux chrĂ©tiens de GĂȘnes et de France de faire la guerre
au prince YazmĂźr, ce qui eut lieu. De plus, il fit partir de Rome une
armée, et ces troupes attaquÚrent la ville de Yazmßr pendant la nuit,
avec un grand nombre de vaisseaux ; elles sâemparĂšrent du port et de
la ville. LâĂ©mir Omar descendit du chĂąteau Ă leur rencontre, les com-
battit, et succomba martyr de la foi, avec un grand
p173
nombre de ses
guerriers
. Les chrĂ©tiens sâĂ©tablirent solidement dans la ville ; mais
ils ne purent sâemparer du chĂąteau, Ă cause de sa force.
Nous partĂźmes de cette ville pour celle de MaghnĂźciyah
, et nous
y logeĂąmes, le soir du jour dâarafah
, dans lâermitage dâun des jeu-
nes-gens. Câest une ville grande et belle, situĂ©e sur la pente dâune
montagne, et dont le territoire possĂšde beaucoup de riviĂšres, de sour-
ces, de jardins et dâarbres fruitiers.
D
U SULTAN DE
M
AGHNĂCIYAH
Il se nomme SĂąroĂ» khĂąn
, et lorsque nous arrivĂąmes dans cette
ville nous le trouvùmes dans la chapelle sépulcrale de son fils, qui
était mort depuis plusieurs mois. Il y passa avec la mÚre du défunt, la
nuit de la fĂȘte
, et la matinée suivante. Le corps du jeune prince
269
Umur attaquera plus ou moins en accord avec Andronic III Paléologue les
possessions latines dans les Ăźles et en GrĂšce. Par la suite, Jean VI CantacuzĂšne
voudra se servir de lui dans sa lutte contre les PalĂ©ologues. AprĂšs son entrĂ©e Ă
Constantinople en 1347, lâempereur cherchera Ă se dĂ©barrasser dâUmur en
sâalliant avec les Latins. Umur sera tuĂ© sous les murs dâIzmir en mai 1348. Ibn
BattĂ»ta a dĂ» apprendre ces Ă©vĂ©nements en Ăgypte oĂč il se trouvait en ce mo-
ment.
270
Lâantique MagnĂ©sie, lâactuelle Manisa, Ă quarante-trois kilomĂštres au nord-est
dâIzmir. Elle fut conquise sur les Byzantins par Saruhan, fondateur de la dy-
nastie turkmĂšne du mĂȘme nom en 1313.
271
Câest-Ă -dire le jour de la station Ă Arafat pendant le pĂšlerinage qui tombait en
cette année 1333 le 21 août.
272
Saruhan et ses frĂšres sâĂ©tablirent dans la vallĂ©e de Gediz Ă partir des premiĂšres
années du
XIV
e
siĂšcle. Saruhan mourut en 1345.
273
La fĂȘte du Sacrifice, le 22 aoĂ»t.
Ibn BattĂ»ta â Voyages
144
II. De La Mecque aux steppes russes et Ă lâInde
avait été embaumé, et placé dans un cercueil de bois recouvert de fer
Ă©tamĂ© ; on le voyait ainsi suspendu au milieu dâune chapelle sans
toit
, afin que lâodeur du cadavre pĂ»t sâexhaler au-dehors, aprĂšs
quoi on la recouvrira dâun toit, la biĂšre sera placĂ©e en Ă©vidence sur le
p174
sol, et les vĂȘtements du mort seront dĂ©posĂ©s sur celle-ci. Jâai vu
agir de cette façon dâautres souverains que celui de MaghnĂźciyah.
Nous saluĂąmes ce dernier en cet endroit, nous fĂźmes avec lui la priĂšre
de la fĂȘte, et nous retournĂąmes Ă la zĂąouĂŻah.
Le jeune esclave qui mâappartenait prit nos chevaux, et partit pour
les mener Ă lâabreuvoir, avec un autre esclave, appartenant Ă un de
mes compagnons ; mais ils tardĂšrent Ă revenir, et quand le soir fut ar-
rivĂ© on ne reconnut dâeux aucune trace. Le jurisconsulte et professeur,
lâexcellent Molih eddĂźn, habitait dans cette ville ; il alla avec moi
trouver le sultan, et nous lui apprßmes cet événement. Le souverain
envoya Ă la recherche de ces fugitifs, et on ne les trouva pas alors, car
les habitants Ă©taient occupĂ©s Ă cĂ©lĂ©brer la fĂȘte. Ils sâĂ©taient dirigĂ©s tous
deux vers une ville appartenant aux infidÚles, située sur le rivage de la
mer, à une journée de marche de Maghnßciyah, et nommée Foûd-
jah
. Ceux-ci occupent une place trĂšs forte, et envoient chaque an-
nĂ©e un prĂ©sent au sultan de MaghnĂźciyah, qui sâen contente, Ă cause de
la force de leur ville. Lorsque lâheure de midi [du jour suivant] fut
écoulée, quelques Turcs ramenÚrent les deux fugitifs, ainsi que les
chevaux. Ils racontĂšrent que, les esclaves ayant passĂ© prĂšs dâeux le
soir précédent, ils avaient conçu des soupçons à leur égard, et avaient
insistĂ© jusquâĂ ce quâils avouassent le projet quâils avaient formĂ© de
sâenfuir.
Nous partĂźmes ensuite de MaghnĂźciyah, et nous passĂąmes la nuit
prĂšs dâune horde de Turcomans, campĂ©s dans un pĂąturage qui leur
appartenait. Nous ne
p175
trouvĂąmes pas chez eux de quoi nourrir nos
274
Probablement rĂ©miniscence dâune coutume sibĂ©rienne oĂč le corps du dĂ©funt
Ă©tait placĂ© sur un arbre jusquâĂ ce quâil se dessĂšche.
275
Les frÚres Manuele et Benedetto I Zaccaria reçurent de Michel VIII Paléolo-
gue la concession dâalun de PhocĂ©e, ville situĂ©e au bord de la mer au nord
dâIzmir. Benedetto y construisit entre 1286 et 1296 un nouveau port appelĂ©
Nouvelle PhocĂ©e, au nord-est de lâancienne. En 1329, Andronic III dĂ©logea les
Zaccaria de lâĂźle de Chio et dâancienne PhocĂ©e, la nouvelle restant aux mains
des GĂ©nois dans la personne dâAndreolo Cattaneo. Saruhan est lâalliĂ©
dâAndronic dans sa lutte contre les GĂ©nois.
Ibn BattĂ»ta â Voyages
145
II. De La Mecque aux steppes russes et Ă lâInde
bĂȘtes de somme pendant cette nuit. Nos compagnons montĂšrent la
garde Ă tour de rĂŽle, de peur dâĂȘtre volĂ©s. Quand ce fut le tour du doc-
teur âAfif eddĂźn AtoĂ»zery, je lâentendis qui lisait le chapitre de la Va-
che
, et je lui dis : « Lorsque tu voudras dormir, préviens-moi, afin
que je voie qui devra monter la garde. » Puis je mâendormis ; mais il
ne me réveilla que quand le matin fut arrivé, et déjà les voleurs
mâavaient pris un cheval, qui Ă©tait montĂ© dâordinaire par ledit âAfif
eddĂźn, avec sa selle et sa bride. CâĂ©tait un animal excellent, que jâavais
acheté à Ayù Soloûk.
Nous partĂźmes le lendemain et nous arrivĂąmes Ă Berghamah
,
ville en ruine, qui possÚde une citadelle grande et trÚs forte, située sur
la cime dâune montagne. On dit que le philosophe Platon Ă©tait un des
habitants de cette ville, et la maison quâil occupait est encore connue
sous son nom
. Nous logeĂąmes Ă Berghamah dans lâermitage dâun
fakir ahmédien ; mais un des grands de la ville survint, nous emmena
à sa maison, et nous traita avec beaucoup de considération.
D
U SULTAN DE
B
ERGHAMAH
Il est appelé Yakhchy khùn
.
KhĂąn
, chez ces peuples, signifie la
mĂȘme chose que Sultan, et
yakhchy
veut dire excellent. Nous le trou-
vĂąmes dans son habitation dâĂ©tĂ© ; on lui annonça notre arrivĂ©e, et il
nous envoya un festin et une piÚce de cette étoffe appelée
kodsy
.
p176
Nous louĂąmes quelquâun pour nous montrer le chemin, et nous
voyageĂąmes dans des montagnes Ă©levĂ©es et Ăąpres, jusquâĂ ce que nous
fussions arrivés à Balßkesrß
. Câest une ville belle, bien peuplĂ©e et
pourvue de beaux marchĂ©s, mais il nây avait pas de mosquĂ©e djĂąmiâ
276
La deuxiĂšme sourate du Coran et la plus longue.
277
Lâantique Pergame, conquise vers 1306 par Karasi Beg, fondateur de la dynas-
tie du mĂȘme nom. A une centaine de kilomĂštres au nord de Manisa.
278
Il sâagirait plutĂŽt du mĂ©decin Gallien.
279
Yakhshi, qui devint souverain de Bergama aprĂšs la mort de son pĂšre Karasi
vers 1320, fut connu comme corsaire et fit des expéditions infructueuses vers
la Thrace en 1341 et 1342. Il fut expulsé de Bergama probablement vers 1344-
1345 par le sultan ottoman Orhan.
280
Balïkesir succéda probablement à une place forte byzantine appelée Palaiocas-
tron, Ă cent vingt kilomĂštres au nord de Bergama.
Ibn BattĂ»ta â Voyages
146
II. De La Mecque aux steppes russes et Ă lâInde
oĂč lâon pĂ»t faire la priĂšre du vendredi. Les habitants voulurent en bĂątir
une Ă lâextĂ©rieur, tout prĂšs de la ville. Ils en construisirent les murail-
les, mais ils nây mirent pas de toit. Ils y priaient nĂ©anmoins, et y cĂ©lĂ©-
braient lâoffice du vendredi, Ă lâombre des arbres. Nous logeĂąmes Ă
BalĂźkesri, dans lâermitage du jeune-homme Akhy SinĂąn, qui est au
nombre des hommes les plus distingués de sa corporation. Le juge et
prédicateur de cette cité, le légiste Moûça, vint nous visiter.
D
U SULTAN DE
B
ALĂKESRI
Il se nomme Domoûr khùn
, et il ne possĂšde aucune bonne quali-
tĂ©. Câest son pĂšre qui a bĂąti cette ville, dont la population sâest accrue
dâun grand nombre de vauriens, sous le rĂšgne du prince actuel ; « car
les hommes suivent la religion de leur roi » (tel roi, tel peuple). Je vi-
sitai ce prince, et il mâenvoya une piĂšce dâĂ©toffe de soie. Jâachetai
dans cette ville une jeune esclave chrétienne, nommée Marghalßthah.
De lĂ , nous nous rendĂźmes Ă Boursa
, ville grande et possédant
de beaux marchĂ©s et des larges rues. Des jardins et des sources dâeau
vive lâentourent de toutes parts. Proche de ses murailles coule un ca-
nal, dont lâeau est trĂšs chaude et tombe dans un grand Ă©tang. On a bĂąti
p177
prĂšs de celui-ci deux Ă©difices, dont lâun est consacrĂ© aux hommes
et lâautre aux femmes. Les malades viennent chercher leur guĂ©rison
dans cette source dâeau thermale, et sây rendent des contrĂ©es les plus
éloignées. Il y a là une zùouïah pour les voyageurs ; ils y logent et y
sont nourris tout le temps de leur sĂ©jour, câest-Ă -dire trois journĂ©es.
Elle a été construite par un roi turcoman.
Nous logeĂąmes Ă Boursa dans la zĂąouĂŻah du jeune-homme Akhy
Chems eddĂźn
, un des principaux jeunes-gens, et nous passĂąmes
prĂšs de lui le jour de lâĂąchourĂą
. Il prépara un grand festin, et invita
les chefs de lâarmĂ©e et des habitants de la ville, pendant la nuit. Ils
281
Fils ou neveu de Yakhshi, petit-fils de Karasi, il rĂ©gna jusquâĂ la conquĂȘte de
lâĂ©mirat par les Ottomans en 1345.
282
Bursa, conquise par Orhan quelques jours avant la mort de son pĂšre Osman en
1326. CĂ©lĂšbre jusquâĂ nos jours pour ses sources dâeau chaude.
283
IdentifiĂ© comme le pĂšre dâAkhi Hasan, conseiller spirituel du sultan Orhan.
284
Le 10 de muharram, tombant le 21 septembre 1333.
Ibn BattĂ»ta â Voyages
147
II. De La Mecque aux steppes russes et Ă lâInde
rompirent le jeûne chez lui, et les lecteurs du Coran firent une lecture
avec leurs belles voix. Le légiste et prédicateur Medjd eddßn Alkoû-
newy était présent ; il prononça un sermon et une exhortation, et fut
trĂšs Ă©loquent. Ensuite on se mit Ă chanter et Ă danser, et ce fut une nuit
trÚs imposante. Ce prédicateur était un homme fort pieux ; il jeûnait
habituellement, et ne rompait le jeûne que tous les trois jours ; il ne
mangeait que ce quâil avait gagnĂ© par le travail de ses mains, et lâon
disait quâil nâacceptait de repas chez qui que ce fĂ»t. Il nâavait ni habi-
tation ni dâautre meubles que les vĂȘtements dont il se couvrait ; il ne
dormait que dans le cimetiĂšre, et il prĂȘchait et exhortait dans les rĂ©-
unions. Un certain nombre dâhommes faisaient pĂ©nitence entre ses
mains, dans chaque assemblée. Je le cherchai, aprÚs cette nuit-là , mais
je ne le trouvai pas. Je me rendis au cimetiĂšre sans le rencontrer ; et
lâon me dit quâil y allait lorsque tout le monde dormait.
A
NECDOTE
Pendant que nous nous trouvions, cette nuit de lâĂąchourĂą, dans
lâermitage de Chems eddĂźn, le susdit
p178
Medjed eddßn y prononça un
sermon Ă la fin de la nuit. Un des fakirs poussa un grand cri, Ă la suite
duquel il perdit connaissance. On rĂ©pandit sur lui de lâeau de rose,
mais il ne recouvra pas ses sens ; on réitéra cette effusion sans plus de
succĂšs. Les assistants nâĂ©taient pas dâaccord touchant son Ă©tat : les uns
disaient quâil Ă©tait mort, les autres quâil nâĂ©tait quâĂ©vanoui. Le prĂ©di-
cateur termina son discours, les lecteurs du Coran firent leur lecture,
et nous rĂ©citĂąmes la priĂšre de lâaurore. Enfin le soleil se leva ; alors on
sâassura de la position de cet homme, et lâon reconnut quâil Ă©tait mort.
Que Dieu ait compassion de lui ! On sâoccupa de laver son corps et de
lâenvelopper dans un linceul. Je fus du nombre de ceux qui assistĂšrent
Ă la priĂšre que lâon rĂ©cita sur lui et Ă son enterrement.
Ce fakir Ă©tait appelĂ© le Criard ; et lâon raconte quâil se livrait aux
exercices de la dévotion dans une caverne située dans une montagne
voisine. Lorsquâil savait que le prĂ©dicateur Medjd eddĂźn devait prĂȘ-
cher, il lâallait trouver, et assistait Ă son sermon. Il nâacceptait Ă man-
ger de personne. Quand Medjd eddĂźn prĂȘchait, il criait fort et perdait
connaissance. Ensuite il revenait Ă lui, faisait ses ablutions et une
priĂšre de deux recâahs ; mais, lorsquâil entendait Medjd eddĂźn, il se
Ibn BattĂ»ta â Voyages
148
II. De La Mecque aux steppes russes et Ă lâInde
remettait Ă crier, il agissait ainsi Ă plusieurs reprises dans une mĂȘme
nuit. Câest Ă cause de cela quâil fut surnommĂ© le Criard. Il Ă©tait estro-
pié de la main et du pied, et il ne pouvait pas travailler ; mais il avait
une mĂšre qui le nourrissait du produit de son fuseau. Lorsquâelle fut
morte, il se sustentait au moyen des plantes de la terre.
Je rencontrai dans cette ville le pieux cheĂŻkh âAbd Allah almisry, le
voyageur ; câĂ©tait un homme de bien. Il fit le tour du globe, sauf quâil
nâentra pas dans la Chine, ni dans lâĂźle de SerendĂźb, ni dans le Mag-
hreb, ni dans lâEspagne, ni dans le SoĂ»dĂąn. Je lâai surpassĂ© en visitant
ces régions.
p179
D
U SULTAN DE
B
OURSA
Câest IkhtiyĂąr eddĂźn OrkhĂąn bec, fils du sultan âOthmĂąn tchoĂ»k
.
En turc,
tchoûk
signifie petit. Ce sultan est le plus puissant des rois
turcomans, le plus riche en trésors, en villes et en soldats. Il possÚde
prĂšs de cent chĂąteaux forts, dont il ne cesse presque jamais de faire le
tour. Il passe plusieurs jours dans chacun dâeux, afin de les rĂ©parer et
dâinspecter leur situation. On dit quâil ne sĂ©journa jamais un mois en-
tier dans une ville. Il combat les infidĂšles et les assiĂšge. Câest son pĂšre
qui a conquis sur les Grecs la ville de Boursa, et le tombeau de celui-
ci se voit dans la mosquée de cette ville, qui était auparavant une
église des chrétiens
. On raconte que ce prince assiégea la ville de
YeznĂźc pendant environ vingt ans, et quâil mourut avant de la prendre.
Son fils, que nous venons de mentionner, en fit un siĂšge durant douze
ans, et sâen rendit maĂźtre
. Ce fut lĂ que je le vis, et il mâenvoya
beaucoup de piĂšces dâargent.
285
DeuxiĂšme souverain ottoman (1326-1356), fils et successeur du fondateur de
la dynastie Osman I
er
(1299-1326). Au passage dâIbn BattĂ»ta, lâĂ©mirat ottoman
ne semble pas avoir été plus important en étendue et en puissance que les au-
tres, mais, situĂ© face Ă un Ătat byzantin de plus en plus affaibli et dĂ©chirĂ©, il se
trouvait promu Ă un grand avenir.
286
Lâancien monastĂšre de Saint-Elie sur la citadelle. Le tombeau actuel dâOsman,
situĂ© au mĂȘme emplacement, a Ă©tĂ© reconstruit Ă la fin du
XIX
e
siĂšcle.
287
Iznik fut prise par Orhan en mars 1331.
Ibn BattĂ»ta â Voyages
149
II. De La Mecque aux steppes russes et Ă lâInde
Nous partĂźmes de Boursa pour la ville de YeznĂźc. Avant dâarriver,
nous passùmes une nuit dans une bourgade appelée Corleh
, dans la
zĂąouĂŻah dâun des jeunes-gens-frĂšres.
En quittant cette bourgade, nous marchĂąmes un jour entier parmi
des riviÚres dont les bords étaient plantés de grenadiers, qui portaient
les uns des fruits doux, les autres des fruits acides. Nous arrivĂąmes
ensuite prĂšs
p180
dâun lac, Ă huit milles de YeznĂźc, qui produit des ro-
seaux. On ne peut entrer dans cette ville que par un seul chemin, sem-
blable Ă un pont, et sur lequel il ne peut passer quâun cavalier Ă la fois.
La ville de NicĂ©e est ainsi dĂ©fendue, et le lac lâentoure de tous cĂŽ-
tés
. Mais elle est en ruine et nâest habitĂ©e que par un petit nombre
dâhommes au service du sultan
. LâĂ©pouse de ce prince, BeĂŻaloĂ»n
khùtoûn
, y rĂ©side et commande Ă ces hommes : câest une femme
pieuse et excellente.
La ville est entourée de quatre murs, dont chacun est séparé de
lâautre par un fossĂ© rempli dâeau
. On y entre par des ponts de bois,
que lâon enlĂšve Ă volontĂ©. A lâintĂ©rieur de la ville se trouvent des jar-
dins, des maisons, des terres et des champs ensemencés. Chaque habi-
tant a sa demeure, son champ et son verger, contigus les uns aux au-
tres. Lâeau potable est fournie par des puits, situĂ©s dans le voisinage.
Cette ville produit toutes sortes de fruits ; les noix et les chĂątaignes y
abondent, et sont Ă bas prix. Les Turcs appellent celles-ci
kasthanah
,
et les noix
koûz
. On y trouve aussi le raisin nommé
âadhĂąri
, dont je
nâai vu le pareil en aucun endroit ; il est extrĂȘmement doux, trĂšs gros,
dâune couleur claire et a la peau mince. Chaque grain nâa quâun seul
pépin.
288
Lâactuel GĂŒrle, Ă mi-chemin entre Bursa et Iznik.
289
Iznik, lâancienne NicĂ©e, se trouve Ă lâextrĂ©mitĂ© est du lac du mĂȘme nom, mais
elle nâest pas entourĂ©e dâeau.
290
A la conquĂȘte de ta ville, les anciens habitants lâavaient abandonnĂ© et elle fut
repeuplée progressivement par la suite.
291
LâĂ©pouse dâOrhan, dâorigine grecque, sâappelait NilĂŒfer. Il est possible quâIbn
BattĂ»ta, qui mentionnera ce mĂȘme nom pour une des Ă©pouses dâUzbek Khan,
utilise le nom Bayalun comme titre.
292
La ville avait uniquement deux murailles séparées par un fossé.
293
Ainsi appelĂ©s parce quâils ressemblent aux bouts des doigts des jeunes filles.
Ibn BattĂ»ta â Voyages
150
II. De La Mecque aux steppes russes et Ă lâInde
Le jurisconsulte, lâimĂąm, le dĂ©vot pĂšlerin, âAlĂą eddĂźn assultha-
nyoĂ»ky nous donna lâhospitalitĂ© dans cette ville. Câest une homme
vertueux et gĂ©nĂ©reux ; je nâallais jamais lui rendre visite sans quâil me
servĂźt Ă manger. Sa figure Ă©tait belle, et sa conduite plus belle encore.
Il alla trouver avec moi la khùtoûn susmentionnée ; elle me
p181
traita
avec honneur, me donna un festin et me fit du bien. Quelques jours
aprÚs notre arrivée à Yeznßc, le sultan Orkhùn bec, dont nous avons
parlé ci-dessus, arriva dans cette ville. Je séjournai à Yeznßc environ
quarante jours, Ă cause de la maladie dâun cheval qui mâappartenait.
Lorsque je fus las du retard, jâabandonnai cette bĂȘte, et je partis avec
trois de mes compagnons, une jeune fille et deux esclaves. Il nây avait
avec nous personne qui parlùt bien la langue turque et qui pût nous
servir dâinterprĂšte. Nous en avions un qui nous quitta Ă YeznĂźc.
AprĂšs ĂȘtre sortis de cette ville, nous passĂąmes la nuit dans une
bourgade appelée Mekedja
, chez un légiste qui nous traita avec
considĂ©ration et nous donna le festin de lâhospitalitĂ©.
Nous le quittĂąmes et nous nous remĂźmes en route. Une femme tur-
que nous prĂ©cĂ©dait Ă cheval, accompagnĂ©e dâun serviteur ; elle se diri-
geait vers la ville de Yenidja, et nous suivions ses traces. Cette femme
Ă©tant arrivĂ©e prĂšs dâune grande riviĂšre appelĂ©e Sakary (ce mot signifie
infernale)
, comme si elle tirait son nom de lâEnfer ; que Dieu nous
en préserve ! cette femme, dis-je, entreprit de passer le fleuve. Lors-
quâelle parvint au milieu du courant, sa monture fut sur le point de se
noyer avec elle, et la jeta en bas de son dos. Le serviteur qui
lâaccompagnait voulut la sauver ; mais le fleuve les entraĂźna tous les
deux. Il y avait sur la rive des gens qui se jetĂšrent Ă la nage aprĂšs eux,
et retirĂšrent la femme ayant encore un souffle de vie. Lâhomme fut
aussi retrouvé, mais il était mort. Que Dieu ait compassion de lui !
p182
Ces gens nous informĂšrent que le bac se trouvait plus bas, et nous
nous dirigeùmes vers celui-ci. Il consiste en quatre poutres, liées avec
des cordes, et sur lesquelles on place les selles des montures et les ef-
fets ; il est tirĂ© par des personnes postĂ©es sur lâautre rive. Les hommes
y montent, et on fait passer Ă la nage les bĂȘtes de somme. Câest ainsi
294
Mekece, Ă mi-chemin entre Iznik et Geyve sur le fleuve Sakarya.
295
Fausse Ă©tymologie Ă partir de
saqar
(grande chaleur), un des noms de lâenfer ;
le nom Sakarya est une déformation du grec Sangarios.
Ibn BattĂ»ta â Voyages
151
II. De La Mecque aux steppes russes et Ă lâInde
que nous pratiquĂąmes, et nous arrivĂąmes la mĂȘme nuit Ă CĂąouiyah
.
Ce mot est formĂ© Ă lâinstar du nom dâagent fĂ©minin, dĂ©rivĂ© de
cay
,
cautérisation (ou mieux du verbe
caoua
, cautériser et signifie « celle
qui cautĂ©rise »). Nous y logeĂąmes dans lâermitage dâun des frĂšres ;
nous lui parlĂąmes en arabe ; il ne nous comprit pas, et nous adressa la
parole en turc, mais nous ne le comprĂźmes pas Ă notre tour. Il dit
alors : « Appelez le fakĂźh, car il connaĂźt lâarabe. » Celui-ci arriva et
nous parla en persan ; nous lui répondßmes en arabe ; il ne comprit pas
nos paroles, et dit au jeune-homme dans lâidiome persan :
IchĂąn âara-
by kuhna mĂźkouĂąn wemen âaraby nau mĂźdĂąnem
.
IchĂąn
veut dire « ces
gens-ci » ;
kuhna
signifie « ancien » ;
mĂźkouĂąn
(
mßgoûïend
), « ils di-
sent » ;
men
, « moi » ;
nau
, « nouveau » ;
mĂźdĂąnem
, « nous connais-
sons (je connais) ». Le fakßh voulait seulement, par ce discours, se
mettre Ă couvert du dĂ©shonneur, parce que ces gens-lĂ croyaient quâil
connaissait la langue arabe, tandis quâil ne la savait pas. Il leur dit
donc : « Ces Ă©trangers parlent lâarabe ancien et je ne connais que
lâarabe moderne.
» Le jeune-homme pensa que la chose était
conforme Ă ce que disait le fakĂźh, et cette opinion nous servit prĂšs de
lui, car il mit tous ses soins Ă nous traiter honorablement, et se dit :
« Il est nécessaire de témoigner de la considération à ces gens-ci,
puisquâils parlent la vieille langue arabe, qui Ă©tait celle du ProphĂšte et
de ses compagnons. » Nous ne comprßmes pas alors les paroles du fa-
kĂźh ; mais je les gravai dans ma mĂ©moire, et lorsque jâeus appris la
langue persane, jâen saisis le sens.
p183
Nous passùmes la nuit dans la zùouïah, dont le propriétaire fit partir
avec nous un guide qui nous conduisit Ă Ienidja
, ville grande et
belle ; et nous y cherchĂąmes aprĂšs la zĂąouĂŻah du frĂšre. Sur ces entre-
faites, nous rencontrùmes un de ces fakirs privés de la raison, et je lui
dis : « Cette maison est-elle la zĂąouĂŻah du frĂšre ? â Oui », me rĂ©pon-
dit-il. Je fus joyeux de cela, puisque jâavais ainsi trouvĂ© quelquâun qui
comprenait la langue arabe. Mais, lorsque je lâeus mis Ă lâĂ©preuve, le
secret fut divulguĂ©, vu quâil ne savait de cet idiome que le seul mot
naâamâ
, « oui, câest bien ». Nous logeĂąmes dans la zĂąouĂŻah, et un des
Ă©tudiants nous apporta des aliments. Le frĂšre nâĂ©tait pas prĂ©sent, mais
296
Geyve, en aval sur le Sakarya et sur la ligne de chemin de fer Istanbul-Ankara.
297
Yenice, appelĂ©e plutĂŽt aujourdâhui TaraklĂŻ, petite bourgade Ă trente-six kilo-
mĂštres par la route, au sud-est de Geyve.
Ibn BattĂ»ta â Voyages
152
II. De La Mecque aux steppes russes et Ă lâInde
la familiaritĂ© sâĂ©tablit entre nous et ce thĂąlib. Il ne connaissait pas la
langue arabe, mais il nous montra de la bonté et parla au gouverneur
de la ville, qui me donna un de ses cavaliers.
Celui-ci se dirigea avec nous vers Keïnoûc
, petite ville habitée
par des Grecs infidĂšles, qui vivent sous la protection des musulmans.
Il nây a quâune seule maison occupĂ©e par des mahomĂ©tans, qui com-
mandent au Grecs. La ville fait partie des Ătats du sultan OrkhĂąn bec.
Nous y logeĂąmes dans la maison dâune vieille infidĂšle, et câĂ©tait alors
la saison de lâhiver et de la neige. Nous fĂźmes du bien Ă cette femme,
et nous passĂąmes la nuit chez elle. Il nây a dans cette ville ni ceps de
vignes ni arbres, et lâon nây cultive que du safran. Notre vieille hĂŽ-
tesse nous en apporta beaucoup, car elle nous prenait pour des mar-
chands et pensait que nous lui achĂšterions son safran.
Lorsque le matin fut arrivé, nous montùmes à cheval ; le cavalier
(ou guide) que le jeune-homme avait envoyé avec nous de Kùouïyah
prit congé de nous et fit partir à sa place un autre cavalier, qui devait
nous conduire à la ville de Mothorni. Or il était tombé
p184
pendant la
nuit beaucoup de neige, qui avait effacé les chemins. Ce guide prit les
devants et nous suivĂźmes ses traces, jusquâĂ ce que nous fussions arri-
vés, vers le milieu du jour, à une bourgade de Turcomans, qui nous
apportĂšrent des vivres, dont nous mangeĂąmes. Notre guide parla aux
Turcomans, et lâun dâeux partit Ă cheval avec nous. Il nous fit traver-
ser des lieux Ăąpres, des montagnes et un cours dâeau, que nous dĂ»mes
passer plus de trente fois. Lorsque nous fûmes sortis de ces difficultés,
il nous dit : « Donnez-moi un peu dâargent. » Nous lui rĂ©pondĂźmes :
« Lorsque nous serons arrivĂ©s Ă la ville, nous tâen donnerons et nous
te rendrons satisfait. » Il ne fut pas content de cela, ou bien il ne com-
prit pas le sens de nos paroles. Il prit un arc appartenant Ă un de mes
compagnons, et sâĂ©loigna Ă courte distance ; puis il revint et nous ren-
dit lâarc. Je lui donnai quelques piĂšces dâargent, il les prit, sâenfuit et
nous laissa, ignorants de quel cÎté nous devions nous diriger ; car
nous nâapercevions aucun chemin.
Nous cherchions Ă reconnaĂźtre les traces du chemin sous la neige,
et nous les suivĂźmes jusquâĂ ce que nous fussions arrivĂ©s, vers le cou-
cher du soleil, Ă une montagne sur laquelle on distinguait clairement la
298
137. GöynĂŒk, Ă vingt-neuf kilomĂštres Ă lâest de TaraklĂŻ.
Ibn BattĂ»ta â Voyages
153
II. De La Mecque aux steppes russes et Ă lâInde
route, Ă cause de la grande quantitĂ© de pierres qui sây trouvaient. Je
craignis la mort tant pour moi que pour mes compagnons, car je
mâattendais Ă ce que la neige tombĂąt pendant la nuit, et il nây avait
aucune habitation en cet endroit. Si nous descendions de nos montu-
res, nous péririons ; si nous marchions pendant la nuit, nous ne sau-
rions de quel cĂŽtĂ© nous diriger. Jâavais un cheval excellent, et je son-
geai Ă me tirer du danger ; car je disais en moi-mĂȘme : « Lorsque je
serai sain et sauf, peut-ĂȘtre pourrai-je trouver un expĂ©dient pour sau-
ver mes compagnons. » Il en fut ainsi. Je les recommandai à Dieu, et
je me mis en marche.
Les habitants de ce pays construisent sur les sépulcres des maisons
de bois que celui qui les aperçoit prend dâabord pour des habitations,
jusquâĂ ce quâil reconnaisse que ce sont des tombeaux. Jâen vis un
grand
p185
nombre. Lorsque lâheure de la priĂšre de la nuit fut Ă©coulĂ©e,
jâarrivai Ă des maisons et je dis : « O mon Dieu ! fais quâelles soient
habitées. » En effet, je les trouvai habitées, et Dieu me fit arriver à la
porte dâune demeure oĂč je vis un vieillard. Je lui adressai la parole en
arabe ; il me parla en turc et me fit signe dâentrer. Je lâinformai de la
situation de mes compagnons ; mais il ne me comprit pas. Il se trouva,
grùce à la bonté de Dieu, que cette maison était une zùouïah apparte-
nant Ă des fakĂźrs, et que lâhomme placĂ© Ă la porte en Ă©tait le supĂ©rieur.
Quand les fakĂźrs qui se trouvaient Ă lâintĂ©rieur de lâermitage
mâentendirent parler au cheĂŻkh, lâun dâeux, qui Ă©tait connu de moi,
sortit et me donna le salut. Je lâinstruisis de ce qui Ă©tait arrivĂ© Ă mes
compagnons, et je lui conseillai de partir avec les autres fakĂźrs, afin de
les délivrer. Ils y consentirent, et se dirigÚrent avec moi vers eux.
Nous revĂźnmes tous ensemble Ă lâermitage, et rendĂźmes grĂąces Ă Dieu
de notre dĂ©livrance. CâĂ©tait la nuit du jeudi au vendredi. Les habitants
de la bourgade se réunirent, et passÚrent la nuit à prier Dieu. Chacun
dâeux apporta les aliments quâil put se procurer et notre peine cessa.
Nous partĂźmes Ă lâaurore et nous arrivĂąmes Ă la ville de Mothor-
ni
, au moment de la priĂšre du vendredi. Nous logeĂąmes dans la
zĂąouĂŻah de lâun des jeunes-gens-frĂšres, oĂč Ă©tait dĂ©jĂ une troupe de
voyageurs. Nous nây trouvĂąmes pas dâĂ©curie pour nos montures. Nous
299
Mudurnu est Ă cinquante kilomĂštres Ă lâest de GöynĂŒk et le chemin est effecti-
vement montagneux.
Ibn BattĂ»ta â Voyages
154
II. De La Mecque aux steppes russes et Ă lâInde
fĂźmes la priĂšre du vendredi. Nous Ă©tions inquiets, Ă cause de la quanti-
tĂ© de la neige, du froid et du manque dâĂ©curie. Sur ces entrefaites,
nous vĂźmes un pĂšlerin, habitant de Mothorni, qui nous donna le salut ;
il connaissait la langue arabe. Je fus joyeux de le voir, et le priai de
nous indiquer une écurie à louer pour nos montures. Il me répondit :
« Quant Ă ce qui est de les attacher dans une habitation, cela nâest pas
possible ; car les portes des
p186
maisons de cette ville sont petites et
des bĂȘtes de somme ne sauraient y passer ; mais je vous indiquerai un
banc dans la place oĂč les voyageurs et ceux qui viennent pour assister
au marché attachent leurs montures. » Il nous le montra effectivement,
nous y liĂąmes nos montures, et lâun de mes compagnons sâĂ©tablit dans
une boutique vide, située en face de ce banc, afin de les garder.
A
NECDOTE
Voici une aventure surprenante qui nous arriva. Jâenvoyai un des
serviteurs acheter de la paille pour les bĂȘtes de somme, et jâen expĂ©-
diai un autre pour se procurer du beurre. Un dâeux revint avec de la
paille ; mais lâautre revint en riant, et ne rapportant rien. Nous
lâinterrogeĂąmes touchant le motif de ses rires. Il rĂ©pondit : « Nous
nous arrĂȘtĂąmes prĂšs dâune boutique dans le marchĂ©, et nous deman-
dĂąmes du beurre Ă son propriĂ©taire. Il nous fit signe dâattendre et parla
Ă son garçon. Nous remĂźmes Ă celui-ci des piĂšces dâargent ; il tarda
quelque temps, et nous rapporta de la paille. Nous la lui prĂźmes et lui
dßmes : « Nous voulons du beurre (
samn
). â Ceci, rĂ©pondit-il, est du
samn
. » Il nous fut dĂ©montrĂ© par lĂ que lâon dit, dans la langue des
Turcs,
samn
pour exprimer de la paille. Quant au beurre, on le nomme
chez eux
roûghùn
.
Lorsque nous eûmes rencontré ce pÚlerin, qui connaissait la langue
arabe, nous le priùmes de nous accompagner à Khasthan oûniyah, qui
est éloignée de Mothorni de dix jours de marche. Je lui fis présent
dâun de mes vĂȘtements, dont lâĂ©toffe Ă©tait de fabrique Ă©gyptienne ; je
lui donnai une somme dâargent, quâil laissa Ă sa famille, je lui assignai
une monture et lui promis de le bien traiter. Il partit avec nous. Nous
dĂ©couvrĂźmes quâil Ă©tait trĂšs riche, et quâil possĂ©dait des crĂ©ances sur
diverses personnes ; mais quâil avait des sentiments bas, un caractĂšre
vil, et quâil agissait mal. Nous lui remettions des drachmes pour notre
Ibn BattĂ»ta â Voyages
155
II. De La Mecque aux steppes russes et Ă lâInde
dépense ; mais il prenait le
p187
pain qui restait, achetait avec cela des
Ă©pices, des herbes potagĂšres et du sel, et gardait pour lui le prix de ces
denrĂ©es. On me raconta quâil volait, en outre, sur lâargent destinĂ© Ă la
dépense. Nous le supportions à cause des désagréments que nous
souffrions par notre ignorance de la langue turque. La conduite de cet
homme alla si loin que nous lui en fĂźmes des reproches outrageants, et
nous lui disions, à la fin de la journée : « O pÚlerin, combien nous as-
tu volĂ© aujourdâhui sur la dĂ©pense ? » Il rĂ©pondait : « Tant. » Nous
riions de lui et nous nous contentions de cela. Voici quelques-unes de
ses méprisables actions.
Un de nos chevaux Ă©tant mort dans une station, il lâĂ©corcha de ses
propres mains et en vendit la peau. Nous logeĂąmes une certaine nuit
chez une sĆur de ce pĂšlerin, qui habitait une bourgade. Elle nous ap-
porta de la nourriture et des fruits secs, savoir : des poires, des pom-
mes, des abricots et des pĂȘches, que lâon met dĂ©tremper dans lâeau,
jusquâĂ ce quâils ramollissent ; aprĂšs quoi, on les mange et lâon boit
lâeau. Nous voulĂ»mes rĂ©compenser cette femme ; son frĂšre le sut et
nous dit : « Ne lui donnez rien, mais remettez-moi ce que vous lui
destiniez. » Nous lui donnùmes quelque chose pour le satisfaire ; mais
nous remĂźmes en cachette un prĂ©sent Ă sa sĆur, et il nâen sut rien.
Nous arrivùmes ensuite à la ville de Boûli
. Lorsque nous en fĂ»-
mes tout prĂšs, nous rencontrĂąmes une riviĂšre qui semblait, Ă premiĂšre
vue, peu considérable ; mais, quand quelques-uns de nos compagnons
y furent entrés, ils lui trouvÚrent un courant trÚs fort et trÚs agité. Ce-
pendant, ils la franchirent tous, et il ne resta quâune petite esclave,
quâils craignirent de faire passer. Mon cheval Ă©tant meilleur que les
leurs, je fis monter cette
p188
jeune fille en croupe, et jâentrepris de tra-
verser la riviĂšre. Lorsque je fus arrivĂ© au milieu, il sâabattit sous moi
et la fille tomba. Mes compagnons la retirĂšrent de lâeau, ayant Ă peine
un dernier souffle de vie. Quant à moi, je fus préservé du danger.
Nous entrĂąmes dans la ville, et nous nous dirigeĂąmes vers la
zĂąouĂŻah dâun des jeunes-gens-frĂšres. Câest une de leurs coutumes de
tenir toujours un feu allumé dans leurs ermitages, pendant toute la du-
300
Bolu, Ă cinquante-deux kilomĂštres au nord-est de Mudurnu sur la roue actuelle
dâIstanbul Ă Ankara ; elle faisait partie Ă lâĂ©poque des possessions ottomanes,
ayant Ă©tĂ© conquise vers la fin du rĂšgne dâOsman.
Ibn BattĂ»ta â Voyages
156
II. De La Mecque aux steppes russes et Ă lâInde
rĂ©e de lâhiver. Ils placent Ă chaque angle de la zĂąouĂŻah un foyer, et y
adaptent des conduits ou évents, par lesquels la fumée monte, sans
incommoder les habitants. On donne Ă ces Ă©vents le nom de
bakhĂąry
,
dont le singulier est
bakhĂźry
.
Ibn Djozay dit ce qui suit : « Safy eddĂźn Abd alâazĂźz, fils de SarĂąya
alhilly
, a mentionné heureusement le bakhßry dans les vers sui-
vants, oĂč il a employĂ© des expressions dĂ©tournĂ©es. Câest la mention ici
faite du bakhßry, qui me les remet en mémoire. »
Certes, depuis que vous avez laissé le bakhßry, les cendres sont répandues
sur son foyer indigent.
Si vous aviez voulu quâil fĂ»t au soir le pĂšre de la flamme, vos mules se-
raient venues apportant du bois
.
Nous revenons au récit du voyageur. Lorsque nous entrùmes dans
lâermitage, nous trouvĂąmes le feu allumĂ© ; jâĂŽtai mes vĂȘtements, jâen
mis dâautres et je me rĂ©chauffai devant le feu. Le frĂšre apporta des
aliments et des fruits en abondance. Que Dieu bénisse cette admirable
classe dâhommes ! Combien leurs Ăąmes sont gĂ©nĂ©reuses, combien sont
grandes leur libéralité et leur tendresse pour les étrangers ! Comme ils
sont propices au voyageur, comme ils lâaiment et sont remplis dâune
tendre sollicitude pour lui ! LâarrivĂ©e dâun Ă©tranger auprĂšs
p189
dâeux
est comme son arrivĂ©e chez celui de ses proches qui lâaime le mieux.
Nous passùmes cette nuit de la maniÚre la plus agréable.
Nous partßmes au matin et arrivùmes à Gheredaï Boûli
, grande
et belle ville, située dans une plaine. Elle a des rues et des marchés
fort Ă©tendus ; elle est au nombre des villes les plus froides, et se com-
pose de quartiers séparés les uns des autres, dont chacun est habité par
une classe dâhommes distincte, qui ne se mĂȘle avec aucune autre.
301
CĂ©lĂšbre poĂšte irakien contemporain, mort en 1349.
302
Allusion à deux personnages cités par le Coran, sourate CXI (voir t. I, chap. 4,
n. 199).
303
Gerede de Bolu, lâactuelle Gerede, Ă cinquante kilomĂštres Ă lâest de Bolu sur
la route dâIstanbul Ă Ankara. De Bursa jusquâĂ Gerede, Ibn BattĂ»ta cite toutes
ses Ă©tapes.
Ibn BattĂ»ta â Voyages
157
II. De La Mecque aux steppes russes et Ă lâInde
D
U SULTAN DE
K
EREDEH
Câest ChĂąh bec
, un des sultans de ce pays qui jouissent dâun
médiocre pouvoir. Il est beau de visage, il tient une belle conduite et a
un bon caractÚre ; mais il est peu libéral. Nous fßmes dans cette ville la
priĂšre du vendredi, et nous y logeĂąmes dans une zĂąouĂŻah. Je rencontrai
le jurisconsulte et prédicateur Chems eddßn addimichky, le hanbalite.
Il Ă©tait fixĂ© dans cette ville depuis un bon nombre dâannĂ©es, et y avait
eu plusieurs enfants. Câest le lĂ©giste et prĂ©dicateur de ce sultan, et il
jouit auprĂšs de lui dâun grand crĂ©dit. Il nous visita dans la zĂąouĂŻah, et
nous informa que le sultan venait nous voir. Je lui rendis grĂąces de son
action ; jâallai au-devant du sultan et je le saluai. Il sâassit, et
mâinterrogea touchant mon Ă©tat de santĂ© et mon arrivĂ©e et touchant les
sultans que jâavais vus. Je lâinformai de tout cela. Il resta une heure,
aprĂšs quoi il sâen retourna, et mâenvoya une monture toute sellĂ©e et un
vĂȘtement.
p190
Nous nous rendĂźmes Ă BorloĂ»
, petite ville située sur une colline,
et au bas de laquelle il y a un fossé ; elle a un chùteau placé sur la
cime dâune haute montagne. Nous y logeĂąmes dans un beau collĂšge ;
le pĂšlerin qui voyageait avec nous en connaissait le professeur et les
étudiants, et assistait avec eux aux leçons. Dans quelque situation
quâil se trouvĂąt, il ne cessait de faire partie du corps des Ă©tudiants, et il
professait la doctrine hanĂ©fite. LâĂ©mir de cette ville, Aly bec, fils du
sultan illustre Soleïman pùdichùh, roi de Kasthamoûniyah, dont il sera
parlĂ© plus loin, nous invita. Nous lâallĂąmes trouver dans le chĂąteau, et
nous le saluĂąmes. Il nous souhaita la bienvenue, nous traita avec hon-
neur et mâinterrogea touchant mes voyages et ma situation. Je satisfis
à ses questions, et il me fit asseoir à son cÎté. Son kùdhi et secrétaire,
le pĂšlerin AlĂą eddĂźn Mohammed, un des principaux KhathĂźb
, Ă©tait
présent. On apporta des aliments et nous mangeùmes ; aprÚs quoi les
lecteurs du Coran firent une lecture avec des voix touchantes et des
modulations admirables.
304
Pratiquement rien nâest connu de cet Ă©mirat et de son souverain appelĂ© Shahin
par al-Umari. Gerede fut conquise par les Ottomans en 1354.
305
Lâactuelle Safranbolu, Ă soixante-quinze kilomĂštres au nord-est de Gerede.
Conquise par les Djandaroghlu en 1326.
306
Secrétaire.
Ibn BattĂ»ta â Voyages
158
II. De La Mecque aux steppes russes et Ă lâInde
Nous nous en retournĂąmes, et nous partĂźmes le lendemain matin
pour Kasthamoûniyah
, qui est au nombre des plus grandes et des
plus belles villes. Elle abonde en biens, et les denrées y sont trÚs bon
marchĂ©. Nous y logeĂąmes dans lâermitage dâun cheĂŻkh appelĂ© le Sour-
daud Ă cause de la duretĂ© de son oreille, et je fus tĂ©moin dâune chose
merveilleuse de sa part. En effet, un des étudiants traçait avec son
doigt les lettres dans lâair ou parfois sur le sol, en prĂ©sence de ce
cheïkh, qui le comprenait et lui répondait. On lui racontait par ce
moyen des histoires tout entiĂšres, quâil saisissait parfaitement.
Nous restùmes à Kasthamoûniyah environ quarante
p191
jours. Nous
achetions, moyennant deux dirhems, la moitiĂ© dâun mouton bien gras,
et pour deux dirhems une quantité de pain qui nous suffisait pour la
journée ; or nous étions au nombre de dix. Nous prenions des sucre-
ries au miel pour la mĂȘme somme, et cela nous suffisait Ă tous. Nous
nous procurions des noix pour un dirhem, et des chĂątaignes pour la
mĂȘme somme ; nous en mangions tous, et il en restait encore. Nous
payions la charge de bois un seul dirhem, et cela pendant un froid vio-
lent. Je nâai vu aucune ville oĂč le prix des denrĂ©es soit moins considĂ©-
rable.
Je rencontrai Ă KasthamoĂ»niyah le cheĂŻkh, lâimĂąm savant, le mouf-
ti, le professeur Tùdj eddßn Assulthùnyoûky, un des principaux sa-
vants de son temps. Il avait enseigné dans les deux Irùks et à Tibrßz, et
avait habité cette derniÚre ville pendant quelque temps ; il avait aussi
professé à Damas, et avait jadis séjourné dans les deux villes saintes,
La Mecque et Médine. Je rencontrai aussi à Kasthamoûniyah le savant
professeur Sadr eddĂźn SoleĂŻmĂąn alfenĂźky, originaire de FenĂźkah
,
dans le pays de Roûm. Il me traita dans son école, située prÚs du mar-
ché aux chevaux
. Je vis aussi dans cette ville le cheïkh vénérable et
pieux Dùdù émßr Aly. Je le visitai dans sa zùouïah, située dans le voi-
sinage du mĂȘme marchĂ©, et je le trouvai Ă©tendu sur le dos. Un de ses
serviteurs le mit sur son séant ; un autre lui ayant soulevé les paupiÚ-
307
Kastamonu, Ă cent sept kilomĂštres Ă lâest de Safranbolu ; fief de la famille
turkmĂšne des Tchoban depuis 1204, elle fut conquise au plus tard vers 1320
par les Djandaroghlu.
308
Finike, sur la cĂŽte sud de lâAnatolie, au sud-ouest dâAntalya, Ă©tait Ă lâĂ©poque
aux mains dâune branche de la famille des MentechĂ© (voir ci-dessus n. 54).
309
Kastamonu Ă©tait cĂ©lĂšbre pour ses chevaux dâaprĂšs al-Umari.
Ibn BattĂ»ta â Voyages
159
II. De La Mecque aux steppes russes et Ă lâInde
res il ouvrit les yeux, me parla dans un arabe fort élégant et me dit :
« Sois le bienvenu ! » Je lâinterrogeai sur son Ăąge et il me rĂ©pondit
« JâĂ©tais au nombre des compagnons du khalife Almostancir Billah ;
lorsquâil mourut, jâĂ©tais ĂągĂ© de trente ans, et jâai maintenant soixante-
trois ans
. » Je
p192
lui demandai de prier pour moi, ce quâil fit, et je
mâen retournai.
D
U SULTAN DE
K
ASTHAMOĂNIYAH
Câest le sultan illustre SoleĂŻman pĂądchĂąh
; il est vieux, car son
ùge dépasse soixante et dix ans ; il a une belle figure, une longue
barbe, et son extérieur est majestueux et imposant. Les fakßhs et les
gens de bien ont accÚs prÚs de lui. Je le visitai dans sa salle de récep-
tion ; il me fit asseoir Ă son cĂŽtĂ© et mâinterrogea touchant mon Ă©tat, le
temps de mon arrivĂ©e, et touchant les deux villes saintes, lâĂgypte et
la Syrie. Je satisfis Ă ses questions. Il commanda de me loger dans son
voisinage, et me donna ce jour-lĂ un beau cheval blanc, un vĂȘtement
et mâassigna une somme pour mon entretien, ainsi que du fourrage. Il
mâassigna ensuite, sur une bourgade dĂ©pendante de la ville et Ă©loignĂ©e
de celle-ci dâune demi-journĂ©e, une certaine quantitĂ© de froment et
dâorge qui fut perdue pour moi. En effet, je ne trouvai personne qui
voulĂ»t me lâacheter, Ă cause du bas prix des denrĂ©es, et jâen fis don au
pĂšlerin qui nous accompagnait.
Câest la coutume de ce sultan de donner une audience tous les
jours, aprĂšs la priĂšre de lâasr. On apporte alors des aliments, on ouvre
les portes et lâon nâempĂȘche aucun individu de manger, quâil soit cita-
din ou habitant de la campagne, Ă©tranger ou voyageur. Au commen-
cement de la journée, ce prince tient une audience particuliÚre. Son
fils vient alors le trouver, lui baise les mains et sâen retourne Ă sa pro-
pre salle de rĂ©ception. Les grands de lâempire viennent ensuite, man-
gent chez le souverain et sâen retournent.
310
Mustansir Billah, lâavant-dernier calife de Bagdad, Ă©tant mort en 640 (1242),
Ibn BattĂ»ta se trompe dans ses calculs, mais cela fait quand mĂȘme cent vingt-
trois annĂ©es lunaires dâĂąge pour le cheikh.
311
Shudja al-din Sulaiman (1301-1340), fils de Demir Djandar qui possédait de-
puis 1291 le petit fief dâEflani, au nord-est de Safranbolu.
Ibn BattĂ»ta â Voyages
160
II. De La Mecque aux steppes russes et Ă lâInde
Câest aussi sa coutume de se rendre Ă cheval, le
p193
vendredi, Ă la
mosquée, qui est éloignée de son palais. Elle se compose de trois éta-
ges construits en bois. Le sultan, les grands de sa cour, le kĂądhi, les
jurisconsultes et les chefs des troupes prient dans lâĂ©tage infĂ©rieur.
LâĂ©fendi
frÚre du sultan, ses compagnons, son successeur désigné,
qui est le plus jeune de ses enfants et que lâon appelle AldjewĂąd
,
ses compagnons, ses esclaves, ses serviteurs et le reste de la popula-
tion prient dans lâĂ©tage supĂ©rieur. Les lecteurs du Coran se rassem-
blent et sâasseyent en cercle devant le mihrĂąb ; lâorateur et le kĂądhi
sâasseyent prĂšs dâeux. Le sultan se trouve placĂ© en face du mihrĂąb.
Les lecteurs lisent le chapitre de la Caverne
avec de belles voix, et
rĂ©pĂštent les versets dâaprĂšs un ordre admirable. Lorsquâils ont fini leur
lecture, le khathĂźb monte en chaire et prĂȘche ; aprĂšs quoi il rĂ©cite la
priÚre. Quand celle-ci est finie, on fait des priÚres surérogatoires ; le
lecteur lit une deuxiĂšme partie du Coran devant le sultan, puis ce der-
nier et ceux qui lâont accompagnĂ© sâen retournent.
Alors le lecteur du Coran fait une lecture devant le frĂšre du sultan.
Lorsquâil lâa terminĂ©e, celui-ci et ses compagnons se retirent, et le
mĂȘme individu fait une lecture devant le sultan. Quand il a fini, le
moâarrif
, qui est la mĂȘme chose que le
modhakkir
se lÚve, célÚbre
en vers turcs le sultan et son fils, et fait des vĆux en leur faveur ;
aprĂšs quoi il se retire. Le fils du souverain se rend au palais de son
pÚre, aprÚs avoir, sur son chemin, baisé la main de son oncle, qui se
tient debout en lâattendant. Ils entrent ensuite tous deux prĂšs du sultan,
et le frĂšre de ce dernier sâavance vers lui, baise sa main et sâassied de-
vant ce prince. Le fils du sultan sâavance
p194
ensuite, baise la main de
son pĂšre et sâen retourne dans son propre salon, oĂč il sâassied en com-
pagnie de ses officiers. Lorsquâarrive le temps de la priĂšre de lâaprĂšs-
midi, ils la célÚbrent tous ensemble ; le frÚre du sultan lui baise la
main et se retire, et il ne revient le visiter que le vendredi suivant.
Quant Ă son fils, il vient chaque matin, ainsi que nous lâavons dit.
312
Du grec
afthentes
(seigneur). Il sâagit ici dâune des premiĂšres utilisations de ce
terme en turc. Ce frĂšre est peut-ĂȘtre lâĂ©mir Yaqub, seul frĂšre de Sulaiman
connu par ailleurs qui succéda au fils de ce dernier Ibrahim (1342-1345).
313
Il nâest pas connu par ailleurs. Sulaiman aura pour successeur Ă sa mort son
fils Ibrahim, Ă lâĂ©poque Ă©mir de Sinop (voir plus loin).
314
XVIII
e
du Coran.
315
Sorte de chambellan. Voir Ă©galement p. 407 et suiv.
Ibn BattĂ»ta â Voyages
161
II. De La Mecque aux steppes russes et Ă lâInde
Nous partßmes de Kasthamoûniyah et descendßmes dans une
grande zùouïah, située dans une bourgade, et qui est au nombre des
plus beaux ermitages que jâaie vus dans cette contrĂ©e. Elle a Ă©tĂ© cons-
truite par un puissant émir appelé Fakhr eddßn, qui fit pénitence de ses
péchés
. Il donna Ă son fils lâinspection sur cet Ă©difice et la surveil-
lance des moines qui y demeurent. Les revenus de la bourgade ont été
lĂ©guĂ©s Ă cet Ă©tablissement. LâĂ©mir susnommĂ© a construit en face de la
zĂąouĂŻah un bain gratuit ; chaque passant peut y entrer sans ĂȘtre obligĂ©
de rien payer. Il a bĂąti aussi dans la bourgade un marchĂ© quâil a lĂ©guĂ©
Ă la mosquĂ©e djĂąmiâ. Sur les biens lĂ©guĂ©s Ă cette zĂąouĂŻah, il assigna Ă
chaque fakir qui arriverait des deux villes saintes et nobles, ou de la
Syrie, de lâĂgypte, des deux IrĂąks, du Khorùçan, etc., un vĂȘtement
complet, et, de plus, cent dirhems pour le jour de son arrivée, et trois
cents le jour de son départ. Tout cela sans préjudice de sa nourriture
durant son sĂ©jour, câest-Ă -dire du pain, de la viande, du riz cuit au
beurre et des sucreries. Il assigna à chaque fakir du pays de Roûm dix
dirhems, outre le droit de se faire héberger pendant trois jours.
Nous partĂźmes de cette zĂąouĂŻah et passĂąmes la nuit suivante dans
une autre zùouïah, située sur une haute
p195
montagne oĂč il nây avait
pas dâhabitants. Elle avait Ă©tĂ© bĂątie par un des jeunes-gens-frĂšres, ori-
ginaire de Kasthamoûniyah et appelé Nizhùm eddßn, qui lui légua une
bourgade dont le revenu devait ĂȘtre dĂ©pensĂ© Ă traiter, dans cet Ă©difice,
les allants et venants.
Nous partßmes de là pour Sanoûh
, ville trÚs populeuse et qui ré-
unit la force Ă la beautĂ©. La mer lâentoure de tous cĂŽtĂ©s, sauf un seul,
qui est celui de lâorient. Elle a en cet endroit une porte, et lâon nây en-
tre quâavec la permission de son Ă©mir. Câest IbrĂąhĂźm bec
, fils du
sultan SoleĂŻmĂąn pĂądichĂąh, dont il a Ă©tĂ© question ci-dessus. Lorsquâon
lui eut demandé la permission en notre faveur, nous pénétrùmes dans
la ville et nous logeĂąmes dans la zĂąouĂŻah dâIzz eddĂźn Akhy TchĂ©lĂ©bi,
316
DâaprĂšs la description, il doit sâagir de la madrasa fondĂ©e Ă TĂ€sköprĂŒ, qua-
rante-quatre kilomĂštres au nord-est de Kastamonu, par Muzaffar al-din YĂŒlĂŒk
Arslan Beg, Ă©mir Tcobanoghlu de Kastamonu (1284-1292). De nouvelles do-
nations de biens ont été faites par Sulaiman en 1329.
317
Sinop, un des principaux ports anatoliens de la mer Noire Ă lâĂ©poque, situĂ©e
sur une péninsule reliée à la terre ferme du cÎté ouest (et non est).
318
Ibrahim, Ă©mir de Sinop probablement Ă partir de 1322 et souverain des Djan-
daroghlu (1340-1342).
Ibn BattĂ»ta â Voyages
162
II. De La Mecque aux steppes russes et Ă lâInde
située hors de la porte de la mer. De cet endroit, on grimpe sur une
montagne qui sâavance dans la mer, comme celle du port MĂźna Ă Ceu-
ta
, et oĂč il se trouve des vergers, des champs cultivĂ©s et des ruis-
seaux. La plupart des fruits quâelle produit sont des figues et des rai-
sins. Câest une montagne inaccessible et quâon ne saurait escalader. Il
sây trouve onze bourgades habitĂ©es par des Grecs infidĂšles, sous la
protection des musulmans. Sur sa cime, il y a un ermitage appelé
lâermitage de Khirdhr et dâElie
, et qui nâest jamais dĂ©pourvu de
dĂ©vots. PrĂšs de celui-ci se trouve une source, et les priĂšres quâon y
prononce sont exaucées. Au bas de cette montagne est le tombeau du
pieux et saint compagnon de Mahomet, BĂ©lĂąl lâAbyssin
; il est
p196
surmontĂ© dâune zĂąouĂŻah oĂč lâon sert de la nourriture Ă tout venant.
La mosquĂ©e djĂąmiâ de la ville de Sinope est au nombre des plus
belles cathédrales
. Elle a au milieu un bassin dâeau, surmontĂ©
dâune coupole soutenue par quatre piliers. Chaque pilier est accompa-
gné de deux colonnes de marbre, au-dessus desquelles se trouve une
tribune, oĂč lâon monte par un escalier de bois. Câest une construction
du sultan Perouùneh, fils du sultan Ala eddßn Erroûmy. Il priait le
vendredi en haut de cette coupole. Il fut remplacé par son fils Ghùzy
Tchélébi, et lorsque celui-ci fut mort, le sultan Soleïmùn, dont il a été
parlĂ© ci-dessus, sâempara de Sinope
. Ghùzi Tchélébi était un
homme brave et audacieux ; Dieu lâavait douĂ© dâune aptitude toute
particuliĂšre Ă rester longtemps sous lâeau et Ă nager avec vigueur. Il
319
Ce promontoire de six kilomĂštres de long sâappelle Bozdagh ; le Djabal Mina
commande le cÎté est de la péninsule de Ceuta.
320
Voir t. I, chap. 3, n. 298.
321
Tombeau également mentionné à Damas (voir t. I, chap. 3, n. 256).
322
Construite en 1267 par Sulaiman Pervane, vizir seldjukide, elle a persistĂ© Ă
travers plusieurs restaurations jusquâĂ nos jours. Elle est connue sous le nom
de mosquĂ©e dâAlauddin.
323
Ici Ibn BattĂ»ta prend des libertĂ©s avec lâhistoire. Sulaiman Pervane Ă©tait vizir
du Seldjukide Kilidj Arslan II et maßtre réel du royaume pendant la minorité
du fils de ce dernier, Ghiyasuddin Kayhusrev III. AprĂšs avoir reconquis Sinop
entre-temps occupée par le royaume de Trébizonde, Pervane installa un de ses
fils, fondant ainsi un Ă©mirat qui dura de 1277 Ă 1300. A cette date, les Pervane
furent remplacés par Ghazi Tchelebi, Seldjukide et fils du dernier souverain
Masâud II. La date du passage de Sinop aux Djandar nâest pas connue.
Lâexistence supposĂ©e dâun autre Ibrahim Beg, fils et successeur de Ghazi
Tchelebi et lâincertitude sur la date de la mort de ce dernier compliquent les
choses.
Ibn BattĂ»ta â Voyages
163
II. De La Mecque aux steppes russes et Ă lâInde
sâembarquait souvent sur des navires de guerre, afin de combattre les
Grecs. Lorsque les deux flottes Ă©taient en prĂ©sence et que lâon Ă©tait
occupé à combattre, il plongeait sous les vaisseaux grecs, la main ar-
mĂ©e dâun fer aigu, avec lequel il les perçait. Les ennemis
nâapprenaient le sort qui les menaçait quâen se voyant couler Ă fond.
Des vaisseaux ennemis envahirent une fois le port de
p197
Sinope ;
Ghùzi Tchélébi les coula à fond et fit prisonniers ceux qui les mon-
taient
.
Il avait un mĂ©rite sans Ă©gal ; seulement on raconte quâil faisait une
grande consommation de hachĂźch et quâil mourut Ă cause de cela, car
il partit un jour pour la chasse, exercice quâil aimait passionnĂ©ment, et
il poursuivit une gazelle, qui se réfugia au milieu des arbres. A cette
vue, il accéléra beaucoup la course de son cheval ; mais un arbre,
sâĂ©tant rencontrĂ© sur son chemin, le frappa Ă la tĂȘte et la brisa ; il mou-
rut de cette blessure. Le sultan SoleĂŻmĂąn sâempara de la ville de Si-
nope, oĂč il mit, en qualitĂ© de gouverneur, son fils IbrahĂźm. On dit que
ce prince mange du hachßch, tout comme son prédécesseur. Au reste,
les habitants de toute lâAsie Mineure ne blĂąment pas lâusage de cette
drogue. Je passai un jour prĂšs de la porte de la mosquĂ©e djĂąmiâ de Si-
nope ; il y a en cet endroit des estrades oĂč les habitants sâasseyent. Jây
vis plusieurs des chefs de lâarmĂ©e, devant lesquels se tenait un servi-
teur, qui portait dans ses mains un sac, rempli dâune substance sem-
blable au
hinnĂą
. Lâun dâeux y puisait avec une cuiller et mangeait
de cette substance. Je le regardais faire, ignorant ce que contenait le
sac. Jâinterrogeai lĂ -dessus quelquâun qui mâaccompagnait, et il
mâapprit que câĂ©tait du hachĂźch.
Le kĂądhi de cette ville nous y traita ; il Ă©tait en mĂȘme temps substi-
tut de lâĂ©mĂźr et son prĂ©cepteur, et il Ă©tait appelĂ© Ibn âAbd ArrazzĂąk.
324
LâĂ©vĂ©nement daterait, dâaprĂšs les sources gĂ©noises, de 1324, mais selon ces
derniĂšres Ghazi Tchelebi aurait attaquĂ© dix navires gĂ©nois lui rendant visite Ă
Sinop. La date pose encore des problĂšmes sur lâarrivĂ©e des Djandaroghlu.
325
Henné : poudre colorante.
Ibn BattĂ»ta â Voyages
164
II. De La Mecque aux steppes russes et Ă lâInde
A
NECDOTE
Lorsque nous fûmes entrés à Sinope, les habitants nous virent prier,
les mains pendantes sur les cÎtés du
p198
corps
. Ils sont hanéfites et
ne connaissent pas la secte de MĂąlic, ni sa maniĂšre de prier. Or celle
qui est prĂ©fĂ©rĂ©e, dâaprĂšs sa doctrine, consiste Ă laisser pendre les
mains sur les cĂŽtĂ©s. Quelques-uns dâentre eux avaient vu, dans le Hid-
jĂąz et dans lâIrak, des rĂąfidhites prier en laissant ainsi pendre leurs
mains. Ils nous soupçonnÚrent de partager les doctrines de ces der-
niers, et nous interrogĂšrent lĂ -dessus. Nous leur apprĂźmes que nous
suivions la doctrine de MĂąlik. Mais ils ne se contentĂšrent pas de cette
assertion, et le soupçon sâaffermit dans leur esprit Ă un tel point que le
lieutenant du sultan nous envoya un liĂšvre, et ordonna Ă un de ses ser-
viteurs de rester prĂšs de nous, afin de voir ce que nous en ferions.
Nous lâĂ©gorgeĂąmes, le fĂźmes cuire et le mangeĂąmes. Le serviteur sâen
retourna et instruisit son maßtre de notre conduite. Alors tout soupçon
cessa sur notre compte et lâon nous envoya les mets de lâhospitalitĂ©.
En effet, les rĂąfidhites ne mangent pas de liĂšvre.
Quatre jours aprĂšs notre arrivĂ©e Ă Sinope, la mĂšre de lâĂ©mĂźr Ibra-
hĂźm y mourut et je suivis son cortĂšge funĂšbre. Son fils le suivit Ă pied
et ayant la tĂȘte dĂ©couverte. Les Ă©mirs et les esclaves firent de mĂȘme,
et ils portaient leurs vĂȘtements retournĂ©s Ă lâenvers
. Quant au kĂąd-
hi, au prédicateur et aux jurisconsultes, ils retournÚrent aussi leurs ha-
bits, mais ils ne dĂ©couvrirent pas leur tĂȘte ; seulement ils y mirent des
mouchoirs de laine noire, en place de turbans. On servit des aliments
aux pauvres pendant quarante jours, car telle est la durée du deuil chez
ces peuples.
Retour Ă la Table des MatiĂšres
326
La maniĂšre malikite de prier, au lieu de tendre les avant-bras comme câest le
cas dans la coutume hanafite.
327
MĂȘme coutume chez les Atabeks du Lur (voir t. I. 393).
Ibn BattĂ»ta â Voyages
165
II. De La Mecque aux steppes russes et Ă lâInde
3. La Russie méridionale
Retour Ă la Table des MatiĂšres
Nous séjournùmes à Sinope environ quarante jours, attendant une
occasion favorable de nous rendre par mer Ă la ville de Kiram
.
Nous louĂąmes un vaisseau appartenant Ă des Grecs, et nous attendĂź-
mes encore onze jours, dans lâespoir dâun vent favorable ; aprĂšs quoi
nous nous embarquĂąmes. Au bout de trois jours, lorsque nous nous
trouvions déjà parvenus au milieu de la mer, celle-ci devint trÚs agi-
tée ; notre situation fut pénible et nous vßmes la mort de trÚs prÚs. Je
me trouvai dans la cabine du vaisseau en compagnie dâun habitant du
Maghreb, qui sâappelait Abou Becr. Je lui ordonnai de monter sur le
tillac du navire, afin dâexaminer lâĂ©tat de la mer. Il obĂ©it, vint me re-
joindre dans la cabine et me dit : « Je vous recommande à Dieu. » Une
tempĂȘte sans pareille survint ; puis le vent changea et nous repoussa
jusquâaux environs de la ville de Sinope, que nous venions de quitter.
Un des marchands voulut descendre dans le port de cette ville ; mais
jâempĂȘchai le propriĂ©taire du vaisseau de le faire dĂ©barquer. BientĂŽt le
vent redevint favorable, et nous nous remĂźmes en route. Lorsque nous
eûmes parcouru la moitié de la mer, elle fut de nouveau trÚs agitée, et
nous nous vßmes dans une situation pareille à la précédente. Enfin le
vent se remit, et nous aperçûmes les montagnes du continent voisin.
p201
328
Sinop, seul port des Seldjukides sur la mer Noire au
XIII
e
siĂšcle, constituait le
lien principal entre lâAnatolie et la CrimĂ©e. Ibn BattĂ»ta a dĂ» sâembarquer vers
le mois de mars 1334.
Ibn BattĂ»ta â Voyages
166
II. De La Mecque aux steppes russes et Ă lâInde
Nous nous dirigeùmes vers un port appelé
Kerch
et voulûmes y
entrer. Des hommes, qui se trouvaient sur la montagne, nous firent
signe de ne pas y aborder. En conséquence, nous craignßmes pour no-
tre vie, dans la croyance quâil se trouvait lĂ des vaisseaux ennemis, et
nous retournĂąmes vers le continent. Lorsque nous nous approchĂąmes,
je dis au maßtre de vaisseau : « Je veux descendre ici. » Il me fit des-
cendre sur le rivage. Jây vis une Ă©glise
, je mây rendis et y trouvai
un moine. Jâaperçus, sur une des murailles de lâĂ©glise, la reprĂ©senta-
tion dâun Arabe, coiffĂ© dâun turban et ceint dâun sabre. Dans sa main
était une lance et devant lui brûlait une lampe. Je dis au moine :
« Quelle est cette figure ? » Il me rĂ©pondit : « Câest la figure du pro-
phĂšte Aly
», et je fus étonné de sa réponse. Nous passùmes cette
nuit dans lâĂ©glise et nous fĂźmes cuire des poulets ; mais nous ne pĂ»mes
les manger, car ils Ă©taient au nombre des provisions que nous avions
329
Kertch, sur la rive ouest du dĂ©troit du mĂȘme nom reliant la mer Noire Ă celle
dâAzov. La CrimĂ©e faisait Ă lâĂ©poque partie de lâempire mongol de la Horde
dâOr, mais les GĂ©nois sâĂ©taient Ă©tablis sur son littoral mĂ©ridional, ayant
comme centre Kaffa, lâactuelle Feodosia, et possĂ©daient un consul Ă Kertch.
330
Kertch Ă©tait un siĂšge Ă©piscopal depuis 1332.
331
A moins quâil ne sâagisse dâElie.
Ibn BattĂ»ta â Voyages
167
II. De La Mecque aux steppes russes et Ă lâInde
embarquĂ©es dans le vaisseau, et tous les objets qui se trouvaient Ă
bord Ă©taient imprĂ©gnĂ©s de lâodeur de la mer.
Lâendroit oĂč nous dĂ©barquĂąmes faisait partie de la plaine connue
sous le nom de Decht Kifdjak
. Decht, dans la langue des Turcs,
signifie la mĂȘme chose que SahrĂą, en arabe. Cette plaine est ver-
doyante et fleurie ; mais il ne sây trouve ni montagne, ni arbre, ni col-
line, ni pente. Il nây a pas de bois Ă brĂ»ler, et lâon y connaĂźt point
dâautre combustible que, la fiente dâanimaux,
p202
laquelle est appelée
tezec
. Tu verrais les principaux dâentre les indigĂšnes ramasser ce fu-
mier, et le porter dans les pans de leurs vĂȘtements. On ne voyage pas
dans cette plaine, sinon sur des chariots. Elle sâĂ©tend lâespace de six
mois de marche, dont trois dans les Ă©tats du sultan Mohammed Uzbec,
et trois dans ceux dâautres princes. Le lendemain de notre arrivĂ©e dans
ce port, un des marchands, nos compagnons, alla trouver ceux des ha-
bitants de cette plaine qui appartiennent Ă la nation connue sous le
nom de Kifdjak, et qui professent la religion chrétienne
. Il loua
dâeux un chariot traĂźnĂ© par des chevaux. Nous y montĂąmes, et nous
arrivĂąmes Ă la ville de Cafa, grande citĂ© qui sâĂ©tend sur le bord de la
mer, et qui est habitée par des chrétiens, la plupart génois
. Ils ont
un chef appelé Addemedßr. Nous y logeùmes dans la mosquée des
musulmans.
A
NECDOTE
Lorsque nous fûmes descendus dans cette mosquée et que nous y
eûmes resté environ une heure, nous entendßmes retentir de tous cÎtés
332
Steppe des Kiptchaks, peuple appelé Huns (Khoun) par les Hongrois, Polovtsi
par les Russes, Comani par les Byzantins et qui se nommait lui-mĂȘme Kipt-
chak. Il a remplacĂ© les Khazars en Russie mĂ©ridionale avant dâĂȘtre Ă©vincĂ© par
les Mongols. Le nom de Dashtâi-Qiptchaq Ă©tait donnĂ© par les gĂ©ographes ara-
bes aux steppes russes.
333
Une partie des Kiptchaks Ă©tait convertie au christianisme Ă la suite de leurs
contacts avec les Byzantins et les Russes.
334
Kaffa Ă©tait lâaboutissement des routes maritimes partant de Constantinople et
de Sinope. En 1420, sa population était estimée à quarante mille personnes.
On pourrait traduire le nom du « chef » de la ville par Demetrio, mais on ne
possĂšde pas plus de renseignements sur sa personne.
Ibn BattĂ»ta â Voyages
168
II. De La Mecque aux steppes russes et Ă lâInde
le son des cloches
. Je nâavais alors jamais entendu ce bruit ; jâen
fus effrayĂ© et jâordonnai Ă mes compagnons de monter sur le minaret,
de lire le Coran, de louer Dieu et de rĂ©citer lâappel Ă la priĂšre ; ils
obĂ©irent. Or nous aperçûmes quâun homme sâĂ©tait introduit prĂšs de
nous, couvert dâune cuirasse et armĂ©. Il nous salua et nous le priĂąmes
de nous
p203
apprendre qui il Ă©tait. Il nous fit savoir quâil Ă©tait le kĂądhi
des musulmans de lâendroit, et ajouta : « Lorsque jâai entendu la lec-
ture du Coran et lâappel Ă la priĂšre, jâai tremblĂ© pour vous, et je suis
venu vous trouver comme vous voyez. » Puis il sâen retourna ; mais
nous nâĂ©prouvĂąmes que de bons traitements.
Le lendemain, lâĂ©mir vint nous visiter et nous fit servir un festin.
Nous mangeĂąmes chez lui et nous nous promenĂąmes dans la ville, que
nous trouvùmes pourvue de beaux marchés. Tous ses habitants sont
des mécréants. Ensuite nous descendßmes dans le port, et nous vßmes
quâil Ă©tait admirable. Il sây trouvait environ deux cents vaisseaux, tant
bĂątiments de guerre que de transport, petits et grands. Ce port est au
nombre des plus cĂ©lĂšbres de lâunivers.
Nous louĂąmes un chariot et nous nous rendĂźmes Ă Kiram
, ville
grande et belle, qui fait partie des Ătats du sultan illustre Mohammed
Uzbec khùn ; elle a un gouverneur nommé par lui et appelé Tolocto-
moûr
. Nous avions été accompagnés pendant le voyage par un des
serviteurs de cet émir. Cet homme ayant annoncé à son maßtre notre
arrivĂ©e, celui-ci mâenvoya un cheval par son imĂąm Saâd eddĂźn. Nous
logeùmes dans un ermitage, dont le supérieur était Zùdeh alkhorùçùny.
Ce cheïkh nous témoigna de la considération, nous complimenta sur
notre arrivée, et nous traita généreusement. Il est fort vénéré de ces
peuples ; je vis les habitants de la ville, kùdhis, prédicateurs, juris-
consultes et autres, venir le saluer. Ce cheĂŻkh ZĂądeh mâapprit quâun
335
Son dĂ©plaisant aux oreilles musulmanes dâaprĂšs le hadith du ProphĂšte : « Les
anges nâentreront pas dans la maison oĂč sonnent des cloches. »
336
La mĂ©diĂ©vale Solghat, lâactuelle Stary Krim dâoĂč la pĂ©ninsule tire son nom,
ville Ă quarante-deux kilomĂštres de Feodosia Ă lâintĂ©rieur des terres.
337
Il est également mentionné dans les sources européennes sous le nom de To-
laktemur. La rĂ©gion de CrimĂ©e constituait lâapanage de Toka Timur, fils de
Djoetchi et petit-fils de Gengis Khan, ancĂȘtre des khans de CrimĂ©e, tandis que
Uzbek Khan, le souverain rĂ©gnant de ta Horde dâOr, descendait de Batu, autre
fils de Djoetchi. Ce personnage semble donc ĂȘtre Tulek Timur, descendant Ă la
cinquiÚme génération de Toka Timur.
Ibn BattĂ»ta â Voyages
169
II. De La Mecque aux steppes russes et Ă lâInde
moine
p204
chrĂ©tien habitait un monastĂšre situĂ© hors de la ville, quâil
sây livrait aux pratiques de la dĂ©votion et jeĂ»nait trĂšs frĂ©quemment ;
quâil allait mĂȘme jusquâĂ jeĂ»ner quarante jours de suite ; aprĂšs quoi il
rompait le jeĂ»ne avec une seule fĂšve ; enfin, quâil dĂ©couvrait claire-
ment les choses cachĂ©es. Le cheĂŻkh me pria de lâaccompagner dans
une visite Ă ce personnage. Je refusai ; mais, dans la suite, je me re-
pentis de ne lâavoir pas vu, et de ne pas avoir ainsi reconnu la vĂ©ritĂ©
de ce quâon disait de lui.
Je vis à Kiram le grand kùdhi de cette ville, Chems eddßn Assùïly,
juge des hanĂ©fites ; le kĂądhi des chĂąfeĂŻtes, qui sâappelait Khidrh ; le
jurisconsulte et professeur âAla eddĂźn alassy ; le prĂ©dicateur des chĂą-
feĂŻtes, Abou Becr, qui remplissait les fonctions dâorateur dans la mos-
quĂ©e djĂąmiâ, fondĂ©e dans cette ville par le dĂ©funt AlmĂ©lic annĂącir
.
Je vis aussi le cheĂŻkh, le sage et pieux Mozhaffer eddĂźn (il Ă©tait grec
de naissance, mais il embrassa sincĂšrement lâislamisme) ; enfin le
cheïkh pieux et dévot Mozhhir eddßn qui était au nombre des légistes
les plus considĂ©rĂ©s. LâĂ©mir ToloctomoĂ»r Ă©tait alors malade, et nous
allùmes le visiter ; il nous témoigna de la considération et nous traita
bien. Il Ă©tait sur le point de se mettre en route pour la ville de SerĂą,
résidence du sultan Mohammed Uzbec. Je me disposai à partir en sa
compagnie, et jâachetai pour cela des chariots.
D
ESCRIPTION DES CHARIOTS SUR LESQUELS ON VOYAGE DANS CE PAYS
Les habitants de cette contrée les appellent
âarabahs
, et ce sont des
chariots dont chacun est pourvu de quatre grandes roues
. Il y en a
qui sont traßnés par deux
p205
chevaux, ou mĂȘme davantage ; des bĆufs
et des chameaux les traßnent également, selon la pesanteur ou la légÚ-
retĂ© du char. Lâindividu qui conduit lâarabah monte sur un des che-
vaux qui tirent ce véhicule, et sa monture est sellée. Il tient dans sa
338
Un architecte et 1 000 dinars furent envoyĂ©s par BaĂŻbars, le sultan dâĂgypte,
en 1288 pour la construction de la mosquée de Krim. Mais la mosquée princi-
pale fut bĂątie par Uzbek Khan en 1314.
339
« Les maisons sur lesquelles ils dorment, ils les construisent sur des roues [...].
Et ils font ces maisons si grandes quâelles ont parfois trente pieds de largeur.
Jâai comptĂ© attelĂ©s Ă un seul chariot vingt-deux bĆufs, onze qui marchaient en
ligne parallÚlement à la largeur du chariot et onze qui les précédaient » (Guil-
laume
DE
R
UBROUCK
).
Ibn BattĂ»ta â Voyages
170
II. De La Mecque aux steppes russes et Ă lâInde
main un fouet, afin dâexciter les chevaux Ă la marche, et un grand
morceau de bois, avec lequel il les touche, lorsquâils se dĂ©tournent du
chemin. On place sur le chariot une espĂšce de pavillon, fait de baguet-
tes de bois liées ensemble avec de minces laniÚres de cuir. Cette sorte
de tente est trÚs légÚre, elle est recouverte de feutre ou de drap, et il y
a des fenĂȘtres grillĂ©es, par lesquelles celui qui est assis en dedans voit
les gens, sans en ĂȘtre vu. Il y change de position Ă volontĂ© ; il dort, il
mange, il lit et il Ă©crit pendant la marche. Ceux de ces chariots qui
portent les bagages, les provisions de route et les magasins de vivres
sont recouverts dâun pavillon pareil, fermant par une serrure.
Lorsque je voulus me mettre en route, je préparai, pour mon usage,
un chariot recouvert de feutre, et oĂč je pris place avec une jeune es-
clave qui mâappartenait ; un autre plus petit, pour mon compagnon
âAfĂźf eddĂźn EttoĂ»zery ; et pour mes autres compagnons, un grand cha-
riot, traĂźnĂ© par trois chameaux, sur lâun desquels Ă©tait montĂ© le
conducteur de lâarabah.
Nous partĂźmes en compagnie de lâĂ©mir ToloctomoĂ»r, de son frĂšre
âIça et de ses deux fils, CothloĂ»domoĂ»r et SĂąroĂ»bec. Ledit Ă©mir fut
aussi accompagnĂ© dans ce voyage par son imam Sadâ eddĂźn, par le
prédicateur Abou Becr, le kùdhi Chems eddßn, le jurisconsulte Cherf
eddßn Moûça, et le nomenclateur Alù eddßn. Les fonctions de ce der-
nier officier consistent Ă se tenir devant lâĂ©mir dans sa salle de rĂ©cep-
tion, et, lorsquâarrive le kĂądhi, Ă se lever devant lui et Ă dire Ă haute
voix : «
BismillĂąhi
(au nom de Dieu), voici notre seigneur, notre maĂź-
tre, le chef des kĂądhis et des magistrats,
p206
celui qui rend des répon-
ses juridiques et des sentences claires et Ă©videntes ; au nom de
Dieu ! » Lorsquâarrive un jurisconsulte respectĂ© ou un homme consi-
dérable, le nomenclateur dit ces mots : « Au nom de Dieu ! voici notre
seigneur, N... de la religion ;
bismillĂąhi !
» Les assistants se préparent
Ă recevoir le nouveau venu, ils se lĂšvent devant lui, et lui font place
dans la salle.
Câest la coutume des Turcs de voyager dans cette plaine de la
mĂȘme maniĂšre que les pĂšlerins voyagent sur la route du HidjĂąz. Ils se
mettent en marche aprĂšs la priĂšre de lâaurore, campent vers neuf ou
dix heures du matin, repartent aprĂšs lâheure de midi, et sâarrĂȘtent de
nouveau le soir. Lorsquâils se sont arrĂȘtĂ©s quelque part, ils dĂ©lient
leurs chevaux, leurs chameaux et leurs bĆufs des arabahs oĂč ils sont
Ibn BattĂ»ta â Voyages
171
II. De La Mecque aux steppes russes et Ă lâInde
attachĂ©s et les mettent en libertĂ©, afin quâils se repaissent, soit de nuit,
soit de jour. Personne ne fait donner de fourrage Ă un herbivore, pas
mĂȘme le sultan. Câest le propre de cette plaine, que ses plantes rem-
placent lâorge pour les bĂȘtes de somme, et aucun autre pays ne pos-
sĂšde cette propriĂ©tĂ©. Pour ce motif, les bĂȘtes de somme sont en grand
nombre dans le Kifdjak ; elles nâont ni pasteurs ni gardiens, Ă cause de
la sévérité des lois des Turcs contre le vol. Voici quelle est leur juris-
prudence Ă cet Ă©gard : celui en la possession duquel on trouve un che-
val dérobé est obligé de le rendre à son maßtre, et de lui en donner
neuf semblables ; sâil ne peut le faire
, ses enfants sont saisis en
remplacement de cette amende ; si enfin il nâa pas dâenfant, il est
égorgé comme une brebis.
Ces Turcs ne mangent pas de pain ni aucun autre aliment solide. Ils
prĂ©parent un mets avec un ingrĂ©dient que lâon trouve dans leur pays,
qui ressemble Ă lâ
anly
et que lâon appelle
addoûghy
. Pour cela, ils
placent de
p207
lâeau sur le feu, et, lorsquâelle bout, ils y versent un peu
de ce doĂ»ghy. Sâils ont de la viande, ils la coupent en petits morceaux
et la font cuire avec ces grains. Ensuite, on sert Ă chaque personne sa
portion dans une écuelle, on verse par-dessus du lait caillé, et on avale
le tout. Ils boivent encore, aprĂšs cela, du lait de jument aigri, quâils
appellent
kimizz
.
Ce sont des gens forts, vigoureux et dâun bon tempĂ©rament. Ils font
quelquefois usage dâun mets quâils appellent
alboûrkhùny
. Câest une
pĂąte quâils coupent en petits morceaux ; ils y font un trou au milieu et
les placent dans un chaudron ; lorsquâils sont cuits, ils rĂ©pandent des-
sus du lait aigri et les avalent. Ils ont aussi une liqueur fermentée, fa-
briquée avec les grains du doûghy dont il a été question précédem-
ment. Ces gens regardent comme une honte lâusage des sucreries. Je
me trouvais un jour prĂšs du sultan Uzbec pendant le mois de ramad-
hĂąn. On apporta de la viande de cheval, qui est celle dont ces peuples
mangent le plus, de la viande de mouton et du
richta
, lequel est une
espĂšce de vermicelle, que lâon fait cuire, et que lâon boit avec du lait
caillĂ©. Jâapportai cette mĂȘme nuit au sultan un plateau de sucreries,
340
« Si un homme a volé un cheval ou tout autre chose pour quoi il doive perdre
la vie, il est tranchĂ© en deux avec une Ă©pĂ©e ; mais, sâil peut payer et veut don-
ner neuf fois tant ce quâil a volĂ©, il se sauve » (Marco P
OLO
).
341
Anli
est le mot berbĂšre pour le millet ;
al-dugi
est ici le millet concassé.
Ibn BattĂ»ta â Voyages
172
II. De La Mecque aux steppes russes et Ă lâInde
quâavait prĂ©parĂ©es un de mes compagnons, et je les lui prĂ©sentai. Il y
porta son doigt et le fourra ensuite dans la bouche, mais il sâen tint lĂ .
LâĂ©mir ToloctomoĂ»r me raconta quâun des principaux esclaves de ce
sultan avait environ quarante enfants ou petits-enfants, et que le sultan
lui dit un jour : « Mange des sucreries et je vous affranchirai tous » ;
mais que cet homme refusa et rĂ©pondit : « Quand bien mĂȘme tu de-
vrais me tuer, je nâen mangerais pas. »
Lorsque nous fûmes sortis de la ville de Kiram, nous campùmes
prĂšs de lâermitage de lâĂ©mir ToloctomoĂ»r, dans un endroit appelĂ© Sed-
jidjĂąn, et il mâenvoya inviter Ă lâaller trouver. Jâenfourchai mon che-
val, car jâen savais un toujours prĂȘt Ă ĂȘtre montĂ© par moi et que
conduisait le cocher de lâarabah ; je mâen servais quand je voulais. Je
me rendis donc Ă lâermitage, et je trouvai
p208
que lâĂ©mir y avait prĂ©pa-
ré des mets abondants, parmi lesquels il y avait du pain
. On appor-
ta ensuite, dans de petites Ă©cuelles, une liqueur de couleur blanchĂątre,
et les assistants en burent. Le cheĂŻkh Mozhaffer eddĂźn Ă©tait assis tout
prĂšs de lâĂ©mir, et je venais aprĂšs le cheĂŻkh. Je dis Ă celui-ci : « Quâest-
ce que cela ? â Câest, me rĂ©pondit-il, de lâeau de
dohn
. » Je ne com-
pris pas ce quâil voulait dire ; je goĂ»tai de ce breuvage, mais je lui
trouvai une saveur acide, et je le laissai. Lorsque je fus sorti, je
mâinformai de cette boisson ; on me dit : « Câest du
nebĂźdh
, fait avec
des grains de doûghy. » Ces peuples, en effet, sont du rite hanéfite, et
le nebßdh est considéré par eux comme permis. Ils appellent cette
boisson fabriquĂ©e avec du doĂ»ghy du nom dâ
alboûzah
. Le cheĂŻkh
Mozhaffer eddĂźn mâavait sans doute dit : « Câest de lâeau de
dokhn
. »
Mais il avait une prononciation barbare, et je crus quâil disait : « Câest
de lâeau de
dohn
. »
AprÚs avoir dépassé dix-huit stations, à partir de Kiram, nous arri-
vĂąmes prĂšs dâun grand amas dâeau, que nous mĂźmes un jour entier Ă
traverser à gué
. Lorsque les bĂȘtes de somme et les voitures y furent
342
Rare chez les Mongols.
343
Boza
, boisson épaisse, légÚrement fermentée, fabriquée à partir des graines de
millet. Le
nebidh
, Ă lâorigine boisson de dattes lĂ©gĂšrement fermentĂ©e, dĂ©signe
les boissons peu alcoolisĂ©es autorisĂ©es par lâĂ©cole hanafite.
344
Dokhn
: millet ;
dohn
: graisse.
345
Probablement la riviĂšre de Mius Ă lâouest de Taganrog. Ibn BattĂ»ta a dĂ» re-
monter la CrimĂ©e et longer le littoral nord de la mer dâAzov.
Ibn BattĂ»ta â Voyages
173
II. De La Mecque aux steppes russes et Ă lâInde
entrées en grand nombre, la boue augmenta et le passage devint plus
difficile. LâĂ©mir pensa Ă ma commoditĂ©, et me fit partir devant lui,
avec un de ses serviteurs. Il Ă©crivit en ma faveur une lettre Ă lâĂ©mir
dâAzĂąk pour lâinformer que je dĂ©sirais me rendre prĂšs du roi, et pour
lâengager Ă me traiter avec considĂ©ration. Nous marchĂąmes jusquâĂ ce
que nous atteignissions un autre amas dâeau, que nous mĂźmes une
demi-journée à traverser ; puis ayant
p209
encore voyagé pendant trois
jours, nous arrivĂąmes Ă la ville dâAzĂąk
, qui est située sur le rivage
de la mer.
Câest une place bien bĂątie ; les GĂ©nois et dâautres peuples sây ren-
dent avec des marchandises. Un des jeunes-gens-frĂšres, Akhy Bit-
chaktchy, y habite ; il est au nombre des grands personnages, et donne
Ă manger aux voyageurs. Lorsque la lettre de lâĂ©mir ToloctomoĂ»r par-
vint au gouverneur dâAzĂąk, Mohammed Khodjah alkhĂąrizmy
, il
sortit à ma rencontre accompagné du kùdhi et des étudiants et me fit
apporter des aliments. Quand nous lui eûmes donné le salut, nous
nous arrĂȘtĂąmes dans un endroit oĂč nous mangeĂąmes. Nous arrivĂąmes
ensuite Ă la ville, et nous logeĂąmes en dehors, non loin dâun couvent
appelĂ© le couvent de Khidhr et dâElie. Un cheĂŻkh habitant Ă AzĂąk, et
appelé Radjab Ennahr Meliky, par allusion à une bourgade de
lâIrĂąk
, sortit de la ville, et nous donna un beau festin dans un ermi-
tage qui lui appartenait. LâĂ©mir ToloctomoĂ»r arriva deux jours aprĂšs
nous, et lâĂ©mir Mohammed sortit Ă sa rencontre, avec le kĂądhi et les
Ă©tudiants ; on prĂ©para pour lui des festins, et lâon dressa trois tentes
contiguĂ«s lâune Ă lâautre ; lâune dâelles Ă©tait de soie de diverses cou-
leurs et magnifique, et les deux autres de toile de lin. On les entoura
dâune
serĂątcheh
, ou enceinte de toile, que lâon appelle chez nous
afrĂądj
. En dehors se trouvait le vestibule, qui a la mĂȘme forme que
le bordj, ou tour, dans notre pays. Lorsque lâĂ©mir fut descendu de
cheval, on Ă©tendit devant lui des piĂšces de soie, sur lesquelles il mar-
cha. Ce fut par une suite de sa gĂ©nĂ©rositĂ© et de sa bontĂ© quâil me fit
346
La mĂ©diĂ©vale Tana, lâactuelle Azov. Le nom turc dâAzak apparaĂźt sur des
monnaies Ă partir de 1317. Dâabord les GĂ©nois vers 1316, puis les VĂ©nitiens
en 1332 y installĂšrent des colonies commerciales.
347
Mentionné comme gouverneur dans un texte vénitien de 1334.
348
A trente kilomĂštres au sud de Bagdad sur le canal Royal (nahr al-Malik).
349
Terme berbÚre utilisé au Maroc pour désigner le camp royal.
Ibn BattĂ»ta â Voyages
174
II. De La Mecque aux steppes russes et Ă lâInde
partir avant lui, afin que cet autre Ă©mir vĂźt dans quelle estime il me
tenait.
Nous arrivĂąmes ensuite Ă la premiĂšre tente, qui Ă©tait
p210
préparée
pour que ToloctomoĂ»r sây reposĂąt. A la place dâhonneur Ă©tait un grand
siĂšge de bois, incrustĂ© dâor et revĂȘtu dâun beau coussin, pour que
lâĂ©mir pĂ»t sây asseoir. Celui-ci me fit marcher devant lui, et il agit ain-
si Ă lâĂ©gard du cheĂŻkh Mozhaffer eddĂźn ; puis il monta et sâassit entre
nous deux. Nous nous trouvions ainsi tous trois sur le coussin. Le
kĂądhi et le prĂ©dicateur de ToloctomoĂ»r sâassirent, de mĂȘme que le
kĂądhi et les Ă©tudiants de cette ville, Ă la gauche de lâestrade et sur de
riches tapis. Les deux fils de lâĂ©mir ToloctomoĂ»r, son frĂšre, lâĂ©mir
Mohammed et ses enfants se tinrent debout, en signe de respect.
AprĂšs cela on apporta des aliments, consistant en chair de cheval et
autres viandes, ainsi que du laitage de jument. Puis on servit la bois-
son dite
boûzah
. Lorsquâon eĂ»t fini de manger, les lecteurs du Coran
firent une lecture avec leurs belles voix. Ensuite on dressa une chaire
et le prĂ©dicateur y monta. Les lecteurs du Coran sâassirent devant lui,
et il fit un discours Ă©loquent, pria pour le sultan pour lâĂ©mir et pour les
assistants. Il parlait dâabord en arabe, puis il traduisait ses paroles en
turc. Dans lâintervalle, les lecteurs du Coran rĂ©pĂ©taient des versets de
ce livre avec des modulations merveilleuses ; puis ils commencĂšrent Ă
chanter. Ils chantaient dâabord en arabe et ils nomment cela
al-
kaoul
, puis en persan et en turc ce quâils appellent
almolamma
.
On apporta plus tard dâautres mets, et lâon ne cessa dâagir ainsi jus-
quâau soir. Toutes les fois que je voulus sortir, lâĂ©mir mâen empĂȘcha.
Enfin, on apporta un vĂȘtement pour lâĂ©mir, et dâautres pour ses deux
fils, pour son frĂšre, pour le cheĂŻkh Mozhaffer eddĂźn, et pour moi. On
amena dix chevaux pour lâĂ©mir et pour son frĂšre, six pour ses deux
fils, pour chaque grand de sa suite un cheval, et un aussi pour moi.
Les chevaux sont trÚs nombreux dans cette contrée et
p211
ils coĂ»-
tent fort peu. Le prix dâun excellent cheval est de cinquante ou
soixante dirhems du pays, qui correspondent Ă un dĂźnĂąr du Maghreb,
ou environ. Ces chevaux sont les mĂȘmes que lâon connaĂźt en Ăgypte
350
Littéralement, « la parole », mais figurant dans des dictionnaires persans
comme une forme de chanson.
351
Bigarré ; terme appliqué à des poÚmes composés des vers alternants persans et
turcs.
Ibn BattĂ»ta â Voyages
175
II. De La Mecque aux steppes russes et Ă lâInde
sous le nom dâ
acĂądĂźch
. Câest dâeux que les habitants tirent leur
subsistance, et ils sont aussi nombreux dans ce pays que les moutons
dans le nĂŽtre, ou mĂȘme bien davantage : un seul Turc en possĂšde
quelquefois des milliers. Câest la coutume des Turcs Ă©tablis dans ce
pays, et possesseurs de chevaux, de placer, sur les âarabahs dans les-
quels montent leurs femmes, un morceau de feutre de la longueur dâun
empan, liĂ© Ă un bĂąton mince, long dâune coudĂ©e, et fixĂ© Ă lâun des an-
gles du chariot. On y place un morceau par chaque millier de chevaux,
et jâen ai vu qui avaient dix morceaux et au-dessus. Ces chevaux sont
transportĂ©s dans lâInde, et il y en a dans une caravane jusquâĂ six
mille, tantĂŽt moins et tantĂŽt plus. Chaque marchand en a cent ou deux
cents, plus ou moins. Les marchands prennent Ă gage, pour chaque
troupe de cinquante chevaux, un gardien qui en a soin et les fait paĂźtre
comme des moutons ; cet homme se nomme chez eux
alkachy
monte un des chevaux et tient dans sa main un long bĂąton auquel est
attachée une corde. Quand il veut saisir un de ces animaux, il se place
vis-Ă -vis de celui-ci avec le cheval quâil a pour monture ; il lui lance la
corde au cou, le tire Ă soi, monte sur son dos, et laisse paĂźtre lâautre.
Lorsque les marchands sont arrivés avec leurs chevaux dans le
Sind, ils leur font manger des grains, parce que les plantes du Sind ne
sauraient remplacer lâorge. Il meurt beaucoup de ces animaux, et il en
est aussi dérobé. On fait payer aux propriétaires un droit de sept dßnùrs
dâargent par cheval dans une localitĂ© du Sind appelĂ©e ChechnakĂąr
;
ils sont aussi taxés à Moltùn,
p212
capitale du Sind. Autrefois, ils
Ă©taient imposĂ©s au quart de la valeur de ce quâils importaient. Mais le
roi de lâInde, le sultan Mohammed, a aboli ce droit ; il a ordonnĂ© que
lâon perçût sur les marchands musulmans la
zekĂąh
, et sur les infi-
dÚles, le dixiÚme. Malgré cela, il reste aux marchands de chevaux un
grand bĂ©nĂ©fice, car ils vendent dans lâInde un cheval de peu de valeur
cent dĂźnĂąrs dâargent ; ceux-ci Ă©quivalant, en or du Maghreb, Ă vingt-
cinq dinars. Souvent, ils en retirent le double ou le triple de cette
somme. Un excellent cheval vaut cinq cents dĂźnĂąrs ou davantage. Les
352
Pluriel dâ
iqdish
, cheval de race mélangée et aussi cheval hongre.
353
Terme uighur,
ulaktchi
.
354
Probablement Hashtnagar, Ă vingt kilomĂštres au nord-ouest de Pashawar.
355
Dßme aumÎniÚre, consistant en deux et demi pour cent du capital en général,
mais de cinq pour cent pour les chevaux.
Ibn BattĂ»ta â Voyages
176
II. De La Mecque aux steppes russes et Ă lâInde
habitants de lâInde ne les achĂštent pas pour la marche prĂ©cipitĂ©e et la
course, car ils revĂȘtent dans les combats des cottes de mailles, et ils en
couvrent aussi leurs chevaux. Ils prisent seulement, dans un cheval, sa
force et la longueur de ses pas. Quant aux chevaux quâils recherchent
pour la course, on les leur amĂšne du Yaman, de lâOmĂąn et du Fars. Un
de ces derniers se vend depuis mille jusquâĂ quatre mille dĂźnĂąrs.
Lorsque lâĂ©mir ToloctomoĂ»r fut parti dâAzĂąk, je restai dans cette
ville trois jours aprĂšs lui, jusquâĂ ce que lâĂ©mir Mohammed Khodjah
mâeĂ»t prĂ©parĂ© les objets nĂ©cessaires pour le voyage. Je me mis alors
en route pour MĂątchar
, qui est une citĂ© considĂ©rable, et lâune des
plus belles villes qui appartiennent aux Turcs ; elle est située sur un
grand fleuve. Il sây trouve des jardins, et les fruits y abondent. Nous y
logeĂąmes dans lâermitage du cheĂŻkh pieux et dĂ©vot, du vĂ©nĂ©rable Mo-
hammed albathùïhy, originaire des Bathùïh, ou marais de lâIrĂąk. Il
Ă©tait le successeur et vicaire du cheĂŻkh Ahmed arrifĂąây, dont Dieu soit
satisfait. Il y avait dans sa zĂąouĂŻah environ soixante et dix fakĂźrs ara-
bes, persans,
p213
turcs et grecs, tant mariés que célibataires. Leurs
moyens dâexistence consistaient en aumĂŽnes. Les habitants de ce pays
ont une trĂšs bonne opinion des fakĂźrs, et toutes les nuits ils amĂšnent Ă
lâermitage des chevaux, des bĆufs et des moutons. Le sultan et les
princesses viennent visiter le cheïkh et recevoir ses bénédictions ; ils
le traitent avec la plus grande libéralité, et lui font des présents consi-
dérables, particuliÚrement les femmes. Celles-ci répandent de nom-
breuses aumĂŽnes et recherchent les bonnes Ćuvres. Nous fĂźmes dans
la ville de MĂądjar la priĂšre du vendredi. Lorsque lâon se fut acquittĂ©
de cette priĂšre, le prĂ©dicateur Izz eddĂźn monta en chaire. CâĂ©tait un des
docteurs Ús lois et des hommes distingués de Bokhùra ; il avait un bon
nombre de disciples, et de lecteurs du Coran, qui lisaient ce livre de-
vant lui. Il prĂȘcha et exhorta les assistants en prĂ©sence de lâĂ©mir et des
grands de la ville ; puis le cheïkh Mohammed albathùïhy se leva et
dit : « Le jurisconsulte et prédicateur désire voyager, et nous voulons
pour lui des provisions de route. » Ensuite il ĂŽta une tunique dâĂ©toffe
de laine qui le couvrait et ajouta : « Voilà le don que je lui fais. »
Parmi les assistants, les uns se dépouillÚrent, les autres donnÚrent un
356
IdentifiĂ©e comme lâactuel Burgomadzhary sur la riviĂšre Kuma dans le district
actuel de Stavropol, Ă quatre cent cinquante kilomĂštres environ au sud-est
dâAzov.
Ibn BattĂ»ta â Voyages
177
II. De La Mecque aux steppes russes et Ă lâInde
cheval, dâautres de lâargent. Beaucoup de ces divers objets furent re-
cueillis pour le docteur.
Je vis dans le bazar de cette ville un juif qui me salua et me parla
en arabe. Je lâinterrogeai touchant son pays, et il me dit quâil Ă©tait ori-
ginaire dâEspagne, quâil Ă©tait arrivĂ© par la voie de terre, quâil nâavait
pas voyagé sur mer, et était venu, par le chemin de Constantinople la
Grande, de lâAsie Mineure et du pays des Circassiens
. Il ajouta que
lâĂ©poque de son dĂ©part de lâEspagne remontait Ă quatre mois. Les
marchands voyageurs, qui connaissent ces matiĂšres, mâinformĂšrent de
la vérité de son discours.
Je fus tĂ©moin, dans cette contrĂ©e, dâune chose
p214
remarquable,
câest-Ă -dire de la considĂ©ration dont les femmes jouissent chez les
Turcs ; elles y tiennent, en effet, un rang plus élevé que celui des
hommes. Quant aux femmes des Ă©mirs, la premiĂšre fois que jâen vis
une, ce fut lorsque je sortis de Kiram. Jâaperçus alors la princesse,
femme de lâĂ©mir Salthiyah, dans son chariot. Toute la voiture Ă©tait
recouverte de drap bleu dâun grand prix ; les fenĂȘtres et les portes du
pavillon Ă©taient ouvertes. Devant la princesse se tenaient quatre jeunes
filles, dâune exquise beautĂ© et merveilleusement vĂȘtues. Par-derriĂšre
venaient plusieurs autres chariots, oĂč se trouvaient les jeunes filles qui
la servaient. Lorsquâelle approcha de la station de lâĂ©mir, elle descen-
dit de lâarabah ; environ trente jeunes filles descendirent aussi, pour
soulever les pans de sa robe. Ses vĂȘtements Ă©taient pourvus de bou-
tonniĂšres ; chaque jeune fille en prenait une ; elles soulevaient ainsi
les pans de tous cÎtés, et de cette maniÚre la khùtoûn marchait avec
majestĂ©. Lorsquâelle fut arrivĂ©e prĂšs de lâĂ©mir, il se leva devant elle,
lui donna le salut et la fit asseoir à son cÎté, les jeunes esclaves entou-
rant leur maĂźtresse. On apporta des outres de kimizz, ou lait de cavale.
Elle en versa dans une coupe, sâassit sur ses genoux devant lâĂ©mir, et
la lui prĂ©senta. Lorsquâil eut bu, elle fit boire son beau-frĂšre, et lâĂ©mir
la fit boire Ă son tour. On servit des aliments, la princesse en mangea
avec lâĂ©mir, il lui donna un vĂȘtement et elle sâen retourna. Câest de
cette maniÚre que sont traitées les femmes des émirs, et nous parlerons
ci-aprĂšs des femmes du roi. Quant Ă celles des trafiquants et des petits
marchands, je les ai vues aussi. Lâune de celles-ci sera, par exemple,
357
La partie nord-ouest du Caucase, proche du littoral de la mer Noire.
Ibn BattĂ»ta â Voyages
178
II. De La Mecque aux steppes russes et Ă lâInde
dans un chariot traĂźnĂ© par des chevaux. PrĂšs dâelle se trouveront trois
ou quatre jeunes filles, portant les pans de sa robe, et sur sa tĂȘte sera
un
boghthĂąk
, câest-Ă -dire un
p215
ùkroûf
, incrusté de joyaux et
garni, Ă son extrĂ©mitĂ© supĂ©rieure, de plumes de paons. Les fenĂȘtres de
la tente du chariot seront ouvertes, et lâon verra la figure de cette
femme ; car les femmes des Turcs ne sont pas voilées. Une autre, en
observant ce mĂȘme ordre et accompagnĂ©e de ses serviteurs, apportera
au marchĂ© des brebis et du lait, quâelle vendra aux gens pour des par-
fums. Souvent la femme est accompagnée de son mari, que quiconque
le voit prend pour un de ses serviteurs. Il nâa dâautre vĂȘtement quâune
pelisse de peau de mouton, et il porte sur sa tĂȘte un haut bonnet qui est
en rapport avec cet habit, et quâon appelle
alcula
.
Nous nous préparùmes à partir de la ville de Madjar, pour nous di-
riger vers le camp du sultan, qui était placé à quatre journées de dis-
tance, dans un endroit nommé Bichdagh
. Le sens de
bich
, dans la
langue des Turcs, est cinq, et
dagh
a la signification de montagne.
Dans ces cinq montagnes se trouve une source dâeau thermale, dans
laquelle les Turcs se lavent ; car ils prĂ©tendent que quiconque sây est
baignĂ© est Ă lâabri des attaques de la maladie. Nous nous mĂźmes donc
en marche vers lâemplacement du camp, et nous y arrivĂąmes le pre-
mier jour de ramadhĂąn
. Nous trouvĂąmes que le cortĂšge du sultan
avait changĂ© de place, et nous revĂźnmes au lieu dâoĂč nous Ă©tions par-
tis, parce que le camp devait ĂȘtre plantĂ© dans le voisinage. Je dressai
ma tente sur une colline située en cet endroit ; je fixai devant la tente
un
p216
étendard et je plaçai les chevaux et les chariots par-derriÚre.
358
« Les femmes ont un ornement de tĂȘte quâelles appellent
boca
ou
botta
. Elles
le font dâĂ©corce dâarbre ou de tout autre matiĂšre la plus lĂ©gĂšre quâelles puis-
sent trouver. Cette coiffure est longue dâune coudĂ©e et davantage et carrĂ©e par
en haut comme un chapiteau. Elles recouvrent cet ornement dâune Ă©toffe de
soie précieuse et sur cette espÚce de chapiteau elles fixent des tuyaux de plu-
mes Ă©galement de la longueur dâune coudĂ©e et plus. Et dans ces tuyaux elles
placent des plumes de paon et tout Ă lâentour des plumes de queues de malart
(mùle de cane sauvage) avec des pierres précieuses
» (Guillaume
DE
R
UBROUCK
).
359
Bonnet haut, de forme conique.
360
KulĂąh
en persan : bonnet.
361
Lâactuel Pâatigorsk sur un affluent amont de Kuma, au nord du Caucase. Les
sources thermales existent toujours.
362
Le 6 mai 1334.
Ibn BattĂ»ta â Voyages
179
II. De La Mecque aux steppes russes et Ă lâInde
Sur ces entrefaites arriva le cortÚge impérial que les Turcs appellent
ordou
. Nous vĂźmes ainsi une grande ville qui se meut avec ses ha-
bitants, qui renferme des mosquĂ©es et des marchĂ©s, et oĂč la fumĂ©e des
cuisines sâĂ©lĂšve dans les airs ; car les Turcs font cuire leurs mets pen-
dant le voyage mĂȘme. Des chariots traĂźnĂ©s par des chevaux, transpor-
tent ces peuples, et lorsquâils sont arrivĂ©s au lieu du campement ils
dĂ©chargent les tentes qui se trouvent sur les âarabahs et les dressent
sur le sol car elles sont trĂšs lĂ©gĂšres. Ils en usent de mĂȘme avec les
mosquées et les boutiques. Les épouses du sultan passÚrent prÚs de
nous, chacune avec son cortÚge séparé. Lorsque la quatriÚme en rang
vint Ă passer (câest la fille de lâĂ©mir âIça bec, et nous en parlerons ci-
aprĂšs), elle vit la tente dressĂ©e au sommet de la colline, et lâĂ©tendard
qui était planté devant, lequel indiquait un nouvel arrivé. Elle envoya
des pages et des jeunes filles, qui me saluĂšrent et me donnĂšrent le sa-
lut de sa part. Pendant ce temps, elle Ă©tait arrĂȘtĂ©e Ă les attendre. Je lui
envoyai un prĂ©sent, par un de mes compagnons et par le moâarrif ou
chambellan de lâĂ©mir ToloctomoĂ»r. Elle accueillit ce don comme un
présage favorable, et ordonna que je logeasse dans son voisinage ;
puis elle se remit en marche. Le sultan arriva ensuite et campa dans
son quartier séparé.
D
U SULTAN ILLUSTRE
M
OHAMMED
U
ZBEC KHĂN
Son nom est Mohammed Uzbec
, et le sens de
khĂąn
, chez les
Turcs, est celui de sultan. Il possĂšde un grand royaume, il est trĂšs
puissant, illustre, élevé en dignité, vainqueur des ennemis de Dieu, les
habitants de
p217
Constantinople la Grande, et plein dâardeur pour les
combattre. Ses Ătats sont vastes, et ses villes considĂ©rables. Parmi cel-
les-ci, on compte Cafa, Kiram, MĂądjar, AzĂąk, Sordak
, KhĂąrezm et
sa capitale, AsserĂą
.
363
Horde, le camp du souverain.
364
Uzbek Khan (1312-1341), souverain mongol de la Horde dâOr. A partir
dâUzbek, les souverains de la Horde dâOr deviennent musulmans.
365
SoldaĂŻa, lâactuel Sudak en CrimĂ©e, au sud-est de Feodosia, comptoir vĂ©nitien
et le principal port de la Crimée avant la montée de Kaffa.
366
Saray. Une premiÚre ville de ce nom fut fondée par Batu, le premier souverain
de la Horde dâOr (1227-1256), comme rĂ©sidence dâhiver prĂšs de lâactuel vil-
lage de Selitrennoje Ă cent kilomĂštres en amont dâAstrakhan sur la Volga. La
Ibn BattĂ»ta â Voyages
180
II. De La Mecque aux steppes russes et Ă lâInde
Câest un des sept plus grands et plus puissants rois du monde, sa-
voir : notre maĂźtre le prince des croyants, lâombre de Dieu sur la terre,
chef de la troupe victorieuse, laquelle ne cessera de défendre la vérité
jusquâau jour de la rĂ©surrection ; que Dieu affermisse son autoritĂ© et
ennoblisse sa victoire ! le sultan dâĂgypte et de Syrie ; le sultan des
deux IrĂąks ; le sultan Uzbec, dont il est ici question ; le sultan du Tur-
kistĂąn et de MĂąwarĂąânnahi
; le sultan de lâInde ; le sultan de la
Chine. Lorsque le sultan Uzbec est en voyage, il nâa avec lui, dans son
camp, que ses mamloûcs et les grands de son empire. Chacune de ses
femmes occupe un quartier séparé ; quand il veut se rendre prÚs de
lâune dâelles, il lâenvoie prĂ©venir, et elle se prĂ©pare Ă le recevoir. Il
observe, dans ses audiences, dans ses voyages et dans ses affaires un
ordre surprenant et merveilleux.
Il a coutume de sâasseoir le vendredi, aprĂšs la priĂšre, dans un pavil-
lon appelĂ© le pavillon dâor, et qui est richement ornĂ© et magnifique. Il
est formĂ© de baguettes de bois, revĂȘtues de feuilles du mĂȘme mĂ©tal.
Au milieu est un trĂŽne de bois recouvert de lames dâargent dorĂ© ; ses
pieds sont dâargent massif, et leur partie supĂ©rieure est incrustĂ©e de
pierreries. Le sultan sâassied sur le trĂŽne, ayant Ă sa droite la princesse
Thaïthoghly, aprÚs laquelle vient la khùtoûn Kebec, et à sa gauche la
p218
khùtoûn Beïaloûn, que suit la khùtoûn Ordodjy. Le fils du sultan,
TĂźna bec, est debout au bas du trĂŽne, Ă droite, et son second fils, DjĂąni
bec, se tient debout au cĂŽtĂ© opposĂ©. La fille dâUzbec, It Cudjudjuc, est
assise devant lui, Lorsquâune de ces princesses arrive, il se lĂšve de-
vant elle et la tient par la main, jusquâĂ ce quâelle soit montĂ©e sur le
trÎne. Quant à Thaïthoghly, qui est la reine, et la plus considérée des
khĂątoĂ»ns aux yeux dâUzbec, il va au-devant dâelle jusquâĂ la porte de
la tente, lui donne le salut, la prend par la main, et quant elle est mon-
tĂ©e sur le trĂŽne, et quâelle est assise, alors seulement il sâassied. Tout
cela se passe aux yeux des Turcs, et sans aucun voile. Les principaux
Ă©mirs arrivent aprĂšs ces cĂ©rĂ©monies, et leurs siĂšges sont dressĂ©s Ă
droite et Ă gauche ; car, lorsque chacun dâeux vient Ă la rĂ©ception du
sultan, un page lâaccompagne, portant son siĂšge. Les fils de roi, cou-
nouvelle Saray fut probablement fondée par Berke (1257-1266), plus au nord,
sur le site de lâactuel Carâov, Ă soixante-dix kilomĂštres Ă lâest de Stalingrad.
367
La Transoxiane, câest-Ă -dire les souverains mongols de la lignĂ©e de Djaghatay
(voir plus loin).
Ibn BattĂ»ta â Voyages
181
II. De La Mecque aux steppes russes et Ă lâInde
sins germains, neveux et proches parents du sultan se tiennent debout
devant lui. Les enfants des principaux Ă©mirs restent debout vis-Ă -vis
dâeux, prĂšs de la porte de la tente. Les chefs des troupes se tiennent
Ă©galement debout derriĂšre les fils des Ă©mirs, Ă droite et Ă gauche. En-
suite les sujets entrent pour saluer le sultan, selon leurs rangs respec-
tifs, trois par trois ; ils saluent, sâen retournent et sâasseyent Ă quelque
distance.
Lorsque la priĂšre de lâaprĂšs-midi a Ă©tĂ© prononcĂ©e, la reine sâen re-
tourne. Les autres khĂątoĂ»ns sâen vont aussi et la suivent jusquâĂ son
campement. Quand elle y est rentrée, elles retournent à leur propre
quartier, montées sur des chariots. Chacune est accompagnée
dâenviron cinquante jeunes filles, montĂ©es sur des chevaux. Devant
lâarabah, il y a environ vingt femmes ĂągĂ©es
, Ă cheval, entre les pa-
ges et le chariot, et derriĂšre le tout, environ cent jeunes esclaves. De-
vant les pages sont environ cent esclaves ĂągĂ©s, Ă cheval, et autant Ă
pied. Ceux-ci tiennent dans leurs mains des baguettes, et ont des
p219
épées attachées à leurs ceintures ; ils marchent entre les cavaliers et
les pages. Tel est lâordre que suit chaque princesse en arrivant et en
sâen retournant.
Je me logeai dans le camp, non loin du fils du sultan, DjĂąni bec,
dont il sera encore fait mention ci-aprĂšs. Le lendemain de mon arri-
vée, je visitai le sultan, aprÚs la priÚre de trois à quatre heures. Il avait
déjà rassemblé les cheïkhs, les kùdhis, les docteurs de la loi, les ché-
rßfs, les fakßrs, et il avait fait préparer un festin considérable. Nous
rompßmes le jeûne en sa présence. Le noble seigneur, chef des des-
cendants de Mahomet, Ibn âAbd ElhamĂźd, ainsi que le kĂądhi Hamzah
parlĂšrent tous deux de moi, en termes favorables, et conseillĂšrent au
sultan de me traiter honorablement. Ces Turcs ne suivent pas lâusage
de loger les voyageurs et de leur assigner une somme pour leur entre-
tien. Ils se contentent de leur envoyer des brebis et des chevaux desti-
nĂ©s Ă ĂȘtre Ă©gorgĂ©s, et des outres de kimizz ou lait de jument. Câest lĂ
leur maniÚre de montrer de la générosité. Quelques jours plus tard, je
fis la priĂšre de lâaprĂšs-midi avec le sultan, et lorsque je voulus mâen
retourner il mâordonna de mâasseoir. On apporta des aliments liqui-
des, comme on en apprĂȘte avec la graine appelĂ©e doĂ»ghy ; puis on
368
LittĂ©ralement : « en retraite », ayant dĂ©passĂ© lâĂąge de procrĂ©er ou veuves.
Ibn BattĂ»ta â Voyages
182
II. De La Mecque aux steppes russes et Ă lâInde
servit de la viande bouillie, tant de mouton que de cheval. Dans la
mĂȘme nuit, je prĂ©sentai au sultan un plateau de sucreries. Il y porta le
doigt, quâil mit ensuite dans sa bouche ; mais il sâen tint lĂ .
D
ĂTAILS SUR LES KHĂTOĂNS ET SUR L
â
ORDRE QU
â
ELLES OBSERVENT
Chacune dâelles monte dans un chariot, et la tente dans laquelle la
princesse se tient sur ce vĂ©hicule a un dĂŽme dâargent dorĂ©, ou de bois
incrustĂ© dâor. Les chevaux qui traĂźnent lâarabah sont couverts de hous-
ses de soie dorée, Le conducteur qui monte un des chevaux est
p220
un
jeune homme qui est appelé
alkachy
, La khùtoûn est assise dans
son chariot, ayant Ă sa droite une espĂšce de duĂšgne, que lâon nomme
oûloû khùtoûn
, câest-Ă -dire la conseillĂšre, et Ă sa gauche une autre
duÚgne, nommée
cutchuc khùtoûn
, câest-Ă -dire la camĂ©riste. Elle a
devant elle six petites esclaves, appelĂ©es filles, dâune beautĂ© exquise
et parfaite, et enfin derriĂšre elle deux autres toutes pareilles, sur qui
elle sâappuie. Sur la tĂȘte de la khĂątoĂ»n se trouve un
boghthĂąk
qui
est une espÚce de petite tiare, ornée de joyaux, et terminée à sa partie
supĂ©rieure par des plumes de paon. La princesse est couverte dâĂ©toffes
de soie incrustées de pierreries, et semblables au
menoût
que revĂȘ-
tent les Grecs. Sur la tĂȘte de la conseillĂšre et de la camĂ©riste est un
voile de soie, dont les bords sont brodĂ©s dâor et de perles. Chacune
des filles porte sur la tĂȘte un bonnet qui ressemble Ă lâ
ùkroûf
, et Ă
la partie supĂ©rieure duquel est un cercle dâor incrustĂ© de joyaux, et
surmontĂ© de plumes de paon. Chacune est vĂȘtue dâune Ă©toffe de soie
dorĂ©e, qui sâappelle
annekh
. Il y a devant la khùtoûn dix ou quinze
eunuques grecs et indiens, revĂȘtus dâĂ©toffes de soie dorĂ©e, incrustĂ©es
de pierreries, et portant chacun Ă la main une massue dâor ou dâargent,
ou bien de bois recouvert dâun de ces mĂ©taux. DerriĂšre le char de la
khùtoûn en viennent environ cent autres, dans chacun desquels sont
369
Du kiptchak
kosci
: esclave, page.
370
Ulu
: la grande ;
kĂŒcĂŒk
: la petite.
371
Voir n. 31 ci-dessus.
372
DâaprĂšs Defremery, de
melluta
, lui-mĂȘme du grec
malloté
, mais qui signifie
tissus de laine.
373
Voir n. 35 ci-dessus.
374
Voir chap. 2, n. 100.
Ibn BattĂ»ta â Voyages
183
II. De La Mecque aux steppes russes et Ă lâInde
trois ou quatre esclaves, grandes et petites, vĂȘtues de soie et coiffĂ©es
de bonnets. DerriĂšre ces chariots marchent environ trois cents autres,
que traĂźnent des chameaux et des bĆufs, et qui portent les trĂ©sors de la
khĂątoĂ»n, ses richesses, ses vĂȘtements, son mobilier et ses provisions
de bouche. Chaque âarabah a son esclave, chargĂ© dâen prendre soin, et
marié à une
p221
des jeunes femmes mentionnées ci-dessus. La cou-
tume des Turcs est que celui-lĂ seul des jeunes esclaves mĂąles qui a
une Ă©pouse parmi les jeunes esclaves de lâautre sexe puisse
sâintroduire au milieu dâelles. Chaque princesse suit lâordre que nous
venons dâexposer, et nous allons maintenant les mentionner toutes
séparément.
D
E LA GRANDE KHĂTOĂN
Celle-ci est la reine, mĂšre des deux fils du sultan, DjĂąni bec et TĂźna
bec, dont nous parlerons ci-aprĂšs. Mais elle nâest pas la mĂšre de la
fille du sultan, It Cudjudjuc ; la mĂšre de cette princesse est la reine qui
a prĂ©cĂ©dĂ© celle dâĂ prĂ©sent. Le nom de cette khĂątoĂ»n est ThaĂŻthog-
hly
; elle est la plus favorisĂ©e des femmes de ce sultan, et câest prĂšs
dâelle quâil passe la plupart des nuits. Le peuple la respecte, Ă cause de
la considĂ©ration que lui tĂ©moigne le souverain, et bien quâelle soit la
plus avare des khĂątoĂ»ns. Quelquâun en qui jâai confiance, et qui
connaĂźt bien les aventures de cette reine, mâa contĂ© que le sultan la
chĂ©rit Ă cause dâune qualitĂ© particuliĂšre quâelle possĂšde. Celle-ci
consiste en ce que le sultan la trouve chaque nuit semblable Ă une
vierge. Un autre individu mâa racontĂ© que cette princesse descendait
de la femme qui, Ă ce quâon prĂ©tend, fut cause que Salomon perdit le
pouvoir pour un temps. Lorsquâil lâeut recouvrĂ©, il ordonna de la
conduire dans une plaine sans habitations ; en conséquence, elle fut
menée dans le désert de Kifdjak
. Ce mĂȘme individu assure
p222
que
375
Connue par une lettre du pape BenoĂźt XII datĂ©e du 17 aoĂ»t 1340 et adressĂ©e Ă
« lâimpĂ©ratrice des Tartares septentrionaux Taydola » et exprimant lâespoir
que « Taydola, favorable aux chrétiens, se convertisse », ainsi que par une let-
tre du doge Andrea Dandolo à Djani Bek mentionnant « Thaytholu Katou ».
376
La tradition juive raconte que Salomon, Ă la suite de ses fautes ou de la perte
de son anneau magique, fut temporairement dĂ©possĂ©dĂ© de la royautĂ© ; il erra Ă
travers le monde, appuyé sur un bùton, la seule chose qui lui restait ; un dé-
mon, prenant lâapparence de Salomon, se serait alors assis sur le trĂŽne royal.
Ibn BattĂ»ta â Voyages
184
II. De La Mecque aux steppes russes et Ă lâInde
la matrice de la khĂątoĂ»n ressemble, par sa forme, Ă un anneau, et quâil
en est ainsi chez toutes les femmes qui descendent de celle en ques-
tion. Je nâai rencontrĂ©, dans le Kifdjak ni ailleurs, personne qui mâait
certifiĂ© avoir vu une femme ainsi conformĂ©e, ou qui en ait mĂȘme en-
tendu parler, si lâon excepte le cas de cette khĂątoĂ»n. Seulement un ha-
bitant de la Chine mâa informĂ© que, dans ce pays, il y a une espĂšce de
femmes qui ont cette mĂȘme conformation. Une pareille femme nâest
pas tombée entre mes mains ; je ne connais donc pas la vérité du fait.
Le lendemain de mon entrevue avec le sultan, Je visitai cette khĂą-
toûn. Je la trouvai assise au milieu de dix femmes ùgées, qui parais-
saient comme ses servantes. Devant elle, il y avait environ cinquante
de ces petites esclaves nommées par les Turcs les filles ; devant cel-
les-ci se trouvaient des plats creux dâor et dâargent, remplis de cerises,
quâelles Ă©taient occupĂ©es Ă nettoyer. Devant la khĂątoĂ»n, il y avait un
plat dâor plein des mĂȘmes fruits, quâelle mondait aussi. Nous la sa-
luĂąmes. Il y avait parmi mes compagnons un lecteur du Coran, qui
lisait ce livre Ă la maniĂšre des Ăgyptiens, avec une mĂ©thode excellente
et une voix agréable. Il fit une lecture, aprÚs laquelle la reine ordonna
quâon apportĂąt du lait de jument. On en apporta dans des coupes de
bois élégantes et légÚres. Elle en prit une de sa propre main et me
lâavança. Câest la plus grande marque de considĂ©ration chez les Turcs.
Je nâavais pas bu de kimizz auparavant ; mais je ne pus me dispenser
dâen accepter. Je le goĂ»tai, je nây trouvai aucun agrĂ©ment, et le passai
Ă un de mes compagnons. La khĂątoĂ»n mâinterrogea touchant beaucoup
de circonstances de notre voyage, et nous répondßmes à ses questions ;
aprĂšs quoi nous nous en
p223
retournùmes. Nous commençùmes nos
visites par cette princesse, à cause de la considération dont elle jouit
auprĂšs du roi.
D
E LA SECONDE KHĂTOĂN
,
QUI VIENT IMMĂDIATEMENT APRĂS LA REINE
Son nom est Kebec khùtoûn ; et le mot kebec, en turc, veut dire le
son de la farine. Elle est fille de lâĂ©mir NaghathaĂŻ, qui est encore en
Salomon recouvra ensuite, avec son anneau, toutes ses prérogatives. Le Coran
résume : « Oui, nous avons éprouvé Salomon en plaçant un corps sur son
trÎne ; mais il se repentit ensuite » (XXXVIII, 34). A partir de là , un grand
nombre de légendes se sont développées.
Ibn BattĂ»ta â Voyages
185
II. De La Mecque aux steppes russes et Ă lâInde
vie ; mais il souffre de la goutte, et je lâai vu. Le lendemain de notre
visite à la reine, nous visitùmes cette seconde khùtoûn, et nous la trou-
vùmes assise sur un coussin, occupée à lire le noble Coran. Devant
elle se tenaient environ dix femmes ùgées, et environ vingt filles qui
brodaient des étoffes. Nous la saluùmes ; elle répondit trÚs bien à no-
tre salut, et nous parla avec bonté. Notre lecteur fit une lecture dans le
Coran ; elle lui accorda des Ă©loges, et ordonna dâapporter du kimizz.
On en servit, et elle mâavança elle-mĂȘme la coupe, comme lâavait fait
la reine ; aprĂšs quoi nous nous en retournĂąmes.
D
E LA TROISIĂME KHĂTOĂN
Elle se nomme Beïaloûn, et elle est fille du roi de Constantinople la
Grande, le sultan de Tacfoûr
. Nous
p224
la visitĂąmes, et la trouvĂą-
mes assise sur un trĂŽne incrustĂ© dâor et de pierreries, et dont les pieds
Ă©taient dâargent. Devant elle environ cent jeunes filles grecques, tur-
ques, nubiennes, se tenaient debout ou assises, Des eunuques Ă©taient
placés auprÚs de cette princesse, et il y avait devant elle des chambel-
lans grecs. Elle sâinforma de notre Ă©tat, de notre arrivĂ©e, de
lâĂ©loignement de notre demeure ; elle pleura de tendresse et de com-
passion, et sâessuya le visage avec un mouchoir quâelle tenait entre ses
mains. Elle ordonna dâapporter des aliments, ce qui fut fait ; et nous
mangeĂąmes en sa prĂ©sence, pendant quâelle nous regardait. Lorsque
nous voulûmes nous en retourner, elle nous dit : « Ne vous séparez
pas de nous pour toujours, revenez nous voir, et informez-nous de vos
besoins. » Elle montra des qualités généreuses, et nous envoya, aussi-
tĂŽt aprĂšs notre sortie, des aliments, beaucoup de pain, du beurre, des
moutons, de lâargent, un vĂȘtement magnifique, et treize chevaux, dont
trois excellents. Ce fut en compagnie de cette khùtoûn que je fis mon
377
Les empereurs byzantins sont connus dans la littérature arabe sous le nom de
takfur
, dĂ©rivĂ© de lâarmĂ©nien
tagavor
. On possĂšde une seule mention indirecte
de cette princesse, qui ne figure pas dans les généalogies byzantines, dans la
lettre Ă©crite en 1341 par lâhomme de lettres et moine byzantin GrĂ©goire Akin-
dynos Ă son ami David Dishypatos, alors moine dans les Balkans. Elle rappor-
tait la rĂ©ception Ă Constantinople dâune lettre de la fille de lâempereur, Ă©pouse
du souverain des Scythes (câest-Ă -dire les Mongols) annonçant une expĂ©dition
de soixante mille hommes contre la région danubienne et la Thrace. Bayalun
devait ĂȘtre alors une fille naturelle dâAndronic III PalĂ©ologue.
Ibn BattĂ»ta â Voyages
186
II. De La Mecque aux steppes russes et Ă lâInde
voyage Ă Constantinople la Grande, ainsi que nous le raconterons ci-
dessous.
D
E LA QUATRIĂME KHĂTOĂN
Son nom est OurdoudjĂą ;
ourdou
, dans la langue des Turcs, signifie
le camp, et cette princesse fut ainsi nommĂ©e parce quâelle naquit dans
un camp. Elle est fille du grand Ă©mir âIça bec, Ă©mir
aloloûs
, et le
sens de ce dernier mot est Ă©mir des Ă©mirs. Jâai vu ce personnage, qui
était encore en vie, et marié à la fille du sultan, It Cudjudjuc. Cette
quatriÚme khùtoûn est au nombre des princesses les meilleures, les
plus gĂ©nĂ©reuses de caractĂšre, et les plus compatissantes. Câest elle qui
mâenvoya un message lorsquâelle vit ma tente sur la colline, lors du
passage du camp, comme nous lâavons racontĂ©
p225
ci-dessus. Nous la
visitùmes, et nous reçûmes de la bonté de son caractÚre et de la géné-
rositĂ© de son Ăąme un traitement qui ne pourrait ĂȘtre surpassĂ©. Elle
commanda dâapporter des mets, et nous mangeĂąmes devant elle ; puis
elle demanda du kimizz, et mes compagnons en burent. La khùtoûn
nous interrogea touchant notre Ă©tat, et nous satisfĂźmes Ă ses questions.
Nous rendĂźmes aussi visite Ă sa sĆur, femme de lâĂ©mir âAly, fils
dâArzak.
D
E LA FILLE DU SULTAN ILLUSTRE
U
ZBEC
Elle se nomme It Cudjudjuc, câest-Ă -dire la Caniche ; car
Ăźt
signifie
chien, et
cudjudjuc
petit
. Nous avons déjà dit que les Turcs, ou
Mongols, reçoivent les noms que le sort a désignés, ainsi que font les
Arabes. Nous nous rendßmes prÚs de cette khùtoûn, fille du roi, la-
quelle se trouvait dans un camp séparé, à environ six milles de celui
de son pĂšre. Elle ordonna de mander les docteurs de la loi, les kĂądhis,
le seigneur chĂ©tif Ibn âAbd elhamĂźd, le corps des Ă©tudiants, les cheĂŻkhs
et les fakirs. Son mari, lâĂ©mir âIça, dont la fille est lâĂ©pouse du sultan,
assistait Ă cette rĂ©union. Il sâassit avec la princesse sur un mĂȘme tapis ;
378
Ulus
, en mongol, désigne une fédération de tribus gouvernée par un chef supé-
rieur.
379
En réalité, tout petit.
Ibn BattĂ»ta â Voyages
187
II. De La Mecque aux steppes russes et Ă lâInde
il souffrait de la goutte, et ne pouvait marcher ni monter Ă cheval, et il
montait seulement dans un chariot. Lorsquâil voulait visiter le sultan,
ses serviteurs le descendaient de voiture, et lâintroduisaient dans la
salle dâaudience en le portant. Câest dans le mĂȘme Ă©tat que je vis
lâĂ©mir NaghathaĂŻ, pĂšre de la seconde khĂątoĂ»n : car la maladie de la
goutte est fort répandue parmi ces Turcs. Nous vßmes chez cette khù-
toĂ»n, fille du sultan, en fait dâactions gĂ©nĂ©reuses et de bonnes qualitĂ©s,
ce que nous nâavions vu chez aucune autre. Elle nous fit des prĂ©sents
magnifiques, et nous combla de bienfaits. Que Dieu lâen rĂ©compense !
p226
D
ES DEUX FILS DU SULTAN
Ils sont nĂ©s de la mĂȘme mĂšre, qui est la reine ThaĂŻthoghly, dont
nous avons parlĂ© ci-dessus. LâaĂźnĂ© sâappelle TĂźna bec
,
bec
a le sens
dâĂ©mir, et
tĂźn
celui de corps ; câest donc comme sâil se nommait Emir
du Corps. Le nom de son frĂšre est DjĂąni bec
.
DjĂąn
signifie lâĂąme ;
câest comme sâil sâappelait Emir de lâAme. Chacun de ces deux prin-
ces a son camp séparé. Tßna bec était au nombre des hommes les plus
beaux, et son pĂšre lâavait dĂ©clarĂ© son successeur. Il jouissait prĂšs
dâUzbec dâune grande considĂ©ration et dâun rang distinguĂ©. Mais Dieu
ne voulut pas quâil possĂ©dĂąt le royaume paternel. Lorsque son pĂšre fut
mort, il rĂ©gna fort peu de temps, puis il fut tuĂ©, Ă cause dâaffaires hon-
teuses qui lui survinrent. Son frÚre Djùni bec lui succéda ; il était meil-
leur et plus vertueux que son aĂźnĂ©. Le seigneur chĂ©rĂźf Ibn âAbd alha-
mĂźd avait pris soin de lâĂ©ducation de DjĂąni bec.
Ledit chĂ©rif, le kĂądhi Hamzah, lâimĂąm Bedr eddĂźn AlkiwĂąmy,
lâimĂąm et professeur de lecture coranique Hoçùm eddĂźn AlbokhĂąry et
dâautres personnes me conseillĂšrent, lorsque jâarrivai, de me loger
dans le camp de DjĂąni bec, Ă cause de son mĂ©rite ; et jâagis de la sorte.
380
Tini Bek, successeur de son pĂšre pour quelques mois en 1342-1343. Il faut
chercher lâĂ©tymologie du nom plutĂŽt dans le turc
tin
, esprit, que dans le persan
tan
, corps.
381
Il succĂ©da Ă son frĂšre en lâĂ©liminant (1342-1357).
Ibn BattĂ»ta â Voyages
188
II. De La Mecque aux steppes russes et Ă lâInde
R
ĂCIT DE MON VOYAGE Ă LA VILLE DE
B
OLGHĂR
Jâavais entendu parler de la ville de BolghĂąr
. Je voulus mây ren-
dre, afin de vérifier par mes yeux ce
p227
quâon en racontait, savoir
lâextrĂȘme briĂšvetĂ© de la nuit dans cette ville, et la briĂšvetĂ© du jour
dans la saison opposée. Il y avait entre Bolghùr et le camp du sultan
une distance de dix jours de marche. Je demandai Ă ce prince quel-
quâun pour mây conduire, et il envoya avec moi un homme qui me
mena Ă BolghĂąr, et me ramena prĂšs du sultan. Jâarrivai dans cette ville
pendant le mois de ramadhùn. Lorsque nous eûmes fait la priÚre du
coucher de soleil, nous rompßmes le jeûne ; on appela les fidÚles à la
priÚre du soir, tandis que nous faisions notre repas. Nous célébrùmes
cette priĂšre, ainsi que les priĂšres
terĂąwih
,
chefâ
,
witr
, et le crépuscule
du matin parut aussitĂŽt aprĂšs
. Le jour est aussi court Ă BolghĂąr
dans la saison des jours courts, câest-Ă -dire lâhiver. Je passai trois
journées dans cette ville.
D
U PAYS DES
T
ĂNĂBRES
Jâavais dĂ©sirĂ© entrer dans la terre des TĂ©nĂšbres
; on y pénÚtre en
passant par BolghĂąr, et il y a entre ces deux points une distance de
quarante jours ; mais ensuite je renonçai à mon projet, à cause de la
grande difficultĂ© que prĂ©sentait le voyage, et du peu de profit quâil
promettait. On ne voyage pas vers cette contrée, sinon avec de petits
chariots tirés par de gros chiens ; car, ce désert étant couvert de glace,
382
Les ruines de la ville de Bulghar se trouvent Ă cent quinze kilomĂštres au sud
de Kazan, Ă sept kilomĂštres de la rive gauche de la Volga. Capitale des Bulga-
res de la Volga convertis Ă lâislam au
X
e
siĂšcle, elle fut prise par les Mongols
en 1237 et conserva son caractÚre de centre commercial pendant cette période.
Ătant situĂ©e Ă plus de mille kilomĂštres au nord de Bes Dag, il est impossible
quâIbn BattĂ»ta ait pu rĂ©aliser ce voyage au courant du mois de Ramadhan.
383
PriÚres spéciales observées pendant le Ramadhan.
384
« [...] encore vers tramontane est une province qui est appelée la vallée de
lâObscuritĂ©, et lâon peut dire quâelle est bien nommĂ©e, parce quâen tout temps
il y fait sombre, sans soleil, ni lune, ni Ă©toiles ; la plus grande partie de
lâannĂ©e, il y fait aussi obscur que chez nous au crĂ©puscule du soir, lorsquâon y
voit et nây voit point. Câest Ă cause de lâĂ©pais brouillard qui sây Ă©tend toujours,
et nâest jamais ni dĂ©truit ni chassĂ© » (Marco P
OLO
). Le thĂšme est trĂšs popu-
laire Ă lâĂ©poque et aussi bien Marco Polo quâIbn BattĂ»ta qui ne se sont jamais
aventurĂ©s vers le Grand Nord puisent dans les mĂȘmes sources.
Ibn BattĂ»ta â Voyages
189
II. De La Mecque aux steppes russes et Ă lâInde
les pieds des hommes et les sabots des bĂȘtes de charge y glissent.
Mais les chiens ont
p228
des ongles, et leurs pattes ne glissent pas sur la
glace. Il nâentre dans ce dĂ©sert que de riches marchands, dont chacun
a cent chariots ou environ, chargés de provisions de bouche, de bois-
sons et de bois Ă brĂ»ler. Il ne sây trouve, en effet, ni arbres, ni pierres,
ni habitations. Le guide des voyageurs dans cette contrĂ©e, câest le
chien qui lâa dĂ©jĂ traversĂ©e nombre de fois. Le prix dâun tel animal
monte jusquâĂ mille dinars ou environ. Le chariot est attachĂ© Ă son
cou, trois autres chiens sont attelés avec celui-là ; il est le chef, et tous
les autres chiens le suivent avec les âarabahs. Lorsquâil sâarrĂȘte, ils
sâarrĂȘtent aussi. Le maĂźtre de cet animal ne le maltraite pas et ne le
gronde point. Quand on sert des aliments, il fait dâabord manger les
chiens, avant les hommes. Si le contraire a lieu, le chef des animaux
est mĂ©content ; il sâenfuit et abandonne son maĂźtre Ă sa perte. Lorsque
les voyageurs ont marché quarante jours dans ce désert, ils campent
prĂšs du pays des TĂ©nĂšbres. Chacun dâeux laisse en cet endroit les
marchandises quâil a apportĂ©es, puis ils vont tous Ă leur station accou-
tumée. Le lendemain, ils reviennent examiner leurs marchandises. Ils
trouvent vis-Ă -vis de celles-ci des peaux de martre-zibeline, de petits-
gris et dâhermine. Si le propriĂ©taire des marchandises est satisfait de
ce quâil voit vis-Ă -vis de sa pacotille, il le prend ; sinon, il le laisse.
Les habitants du pays des TĂ©nĂšbres augmentent les objets quâils ont
laissés ; mais souvent aussi ils enlÚvent leurs marchandises et laissent
celles des trafiquants Ă©trangers. Câest ainsi que se fait leur commerce.
Les gens qui se dirigent vers cet endroit ne connaissent pas si ceux qui
leur vendent et leur achÚtent sont des génies ou des hommes, et ils ne
voient jamais personne
.
Lâhermine est la plus belle espĂšce de fourrure. Une pelisse de cette
derniĂšre vaut, dans lâInde, mille dĂźnĂąrs, dont le change en or du Mag-
hreb Ă©quivaut Ă deux cent cinquante dĂźnĂąrs. Elle est dâune extrĂȘme
blancheur, et
p229
provient de la peau dâun petit animal de la longueur
dâun empan. La queue de celui-ci est longue, et on la laisse dans la
fourrure, dans son Ă©tat naturel.
385
Abuâl-Feda, le gĂ©ographe contemporain dâIbn BattĂ»ta, raconte la mĂȘme his-
toire.
Ibn BattĂ»ta â Voyages
190
II. De La Mecque aux steppes russes et Ă lâInde
La zibeline est infĂ©rieure en prix Ă lâhermine ; une pelisse de cette
fourrure vaut quatre cents dßnùrs et au-dessous. Une des propriétés de
ces peaux, câest que la vermine ne sây met pas, aussi les princes et les
grands de la Chine en placent une attachée à leur pelisse, autour du
cou. Les marchands de la Perse et des deux IrĂąks en usent de mĂȘme.
Je revins de la ville de BolghĂąr avec lâĂ©mir que le sultan avait en-
voyé en ma compagnie. Je retrouvai le camp de ce souverain dans
lâendroit appelĂ© Bichdagh, le 28 de ramadhĂąn ; jâassistai avec le
prince à la priÚre de la Rupture du jeûne. Le jour de cette solennité se
trouva ĂȘtre un vendredi
.
D
ESCRIPTION DE L
â
ORDRE QUE CES PEUPLES OBSERVENT
DANS LA FĂTE DE LA RUPTURE DU JEĂNE
Le matin de cette fĂȘte, le sultan monta Ă cheval, accompagnĂ© de ses
nombreux soldats. Chaque khùtoûn prit place dans son chariot, suivie
de ses troupes particuliĂšres. La fille du sultan monta aussi dans un
chariot, la couronne en tĂȘte, parce quâelle Ă©tait la vraie reine, ayant
hérité de sa mÚre de la dignité royale
. Les fils du sultan montĂšrent
à cheval, chacun avec son armée. Le kùdhi des kùdhis Chihùb eddßn
Assùïly Ă©tait arrivĂ©, pour assister Ă la fĂȘte, accompagnĂ© dâune troupe
de jurisconsultes et de cheĂŻkhs. Ils montĂšrent Ă cheval,
p230
ainsi que le
kĂądhi Hamzah, lâimĂąm Bedr eddĂźn alkiwĂąmy et le chĂ©rĂźf Ibn âAbd al-
hamßd, en compagnie de Tßna bec, héritier présomptif du sultan. Ils
avaient avec eux des timbales et des Ă©tendards. Le kĂądhi ChihĂąb eddĂźn
pria avec eux, et prononça un magnifique sermon.
Cependant, le sultan monta Ă cheval et arriva Ă une tour de bois
nommée chez ce peuple
alcochc
; il y prit place accompagné de ses
khĂątoĂ»ns. Une seconde tour avait Ă©tĂ© Ă©levĂ©e Ă cĂŽtĂ©, et lâhĂ©ritier prĂ©-
somptif du sultan, ainsi que sa fille, la maĂźtresse du
tĂądj
, ou couronne,
sây assirent. Deux autres tours furent construites auprĂšs de celles-lĂ , Ă
386
La fĂȘte de la Rupture du jeĂ»ne datait pour lâannĂ©e 1334, du dimanche 5 juin.
387
Sa mÚre était probablement la premiÚre femme de Uzbek, appelée Baalin dans
les chroniques russes (encore une Bayalun ?), morte en 1323 ; mais on ne voit
pas comment elle aurait pu hériter de sa mÚre la dignité royale.
388
Kuskh
, dâoĂč kiosque.
Ibn BattĂ»ta â Voyages
191
II. De La Mecque aux steppes russes et Ă lâInde
droite et Ă gauche de la premiĂšre, oĂč se placĂšrent les fils du sultan et
ses proches. Des siÚges, appelés
sandaly
, furent dressés, pour les
Ă©mirs et les fils de rois, Ă droite et Ă gauche de la tour du souverain, et
chacun sâassit sur son siĂšge. Ensuite on dressa des disques ou cibles,
pour lancer des flĂšches, et chaque Ă©mir de
thoûmùn
avait sa cible
particuliĂšre. LâĂ©mir de thoĂ»mĂąn, chez ces peuples, est celui qui a sous
ses ordres dix mille cavaliers. Les émirs de cette espÚce, présents en
cet endroit, Ă©taient au nombre de dix-sept, conduisant ensemble cent
soixante et dix mille hommes, et lâarmĂ©e dâUzbec dĂ©passe ce chiffre.
On Ă©leva pour chaque Ă©mir une sorte de tribune, sur laquelle il sâassit
pendant que ses soldats tiraient de lâarc devant lui. Ils sâoccupĂšrent
ainsi durant une heure. On apporta ensuite des robes dâhonneur, et un
de ces vĂȘtements fut donnĂ© Ă chaque Ă©mir. AprĂšs lâavoir revĂȘtu, il
sâavançait sous la tour du sultan, et lui rendait hommage. Cette cĂ©rĂ©-
monie consiste Ă toucher la terre avec le genou droit, et Ă Ă©tendre le
pied sous ce genou, pendant que lâautre jambe reste perpendiculaire.
AprÚs cela on amÚne un cheval sellé et bridé ; on lui soulÚve le sabot
et lâĂ©mir le baise ; puis il le conduit lui-mĂȘme Ă son siĂšge, et lĂ il le
monte
p231
et se tient en place avec son corps dâarmĂ©e. Chaque Ă©mir de
thoĂ»mĂąn accomplit le mĂȘme acte.
Alors le sultan descend de la tour et monte Ă cheval, ayant Ă sa
droite son fils et successeur désigné, et à cÎté de celui-ci sa fille, la
reine It Cudjudjuc ; Ă sa gauche il a son second fils, et devant lui les
quatre khĂątoĂ»ns dans des chariots recouverts dâĂ©toffes de soie dorĂ©e.
Les chevaux qui traĂźnent ces voitures portent des housses, Ă©galement
de soie dorée. Tous les émirs, grands et petits, les fils de rois, les vi-
zirs, les chambellans, les grands de lâempire mettent pied Ă terre et
marchent ainsi devant le sultan jusquâĂ ce quâil arrive au
withĂąk
, qui
est une grande tente, afrĂądj
. On a dressé en cet endroit une vaste
bĂąrghĂąh
ou salle dâaudience. La bĂąrghĂąh, chez les Turcs, est une
grande tente, soutenue par quatre piliers de bois, recouverts de feuilles
dâargent dorĂ©. Au sommet de chaque pilier, il y a un chapiteau
dâargent dorĂ©, qui brille et resplendit, et cette bĂąrghĂąh apparaĂźt de loin
389
Sandali
en persan : fauteuil, trĂŽne.
390
Du turc
tĂŒmen
: dix mille.
391
Withaq
, du turc
otagh
: tente ; pour afradj, voir ci-dessus n. 22.
392
Du persan
bargĂąh
: salle dâaudience, tribunal.
Ibn BattĂ»ta â Voyages
192
II. De La Mecque aux steppes russes et Ă lâInde
comme une colline. On place Ă sa droite et Ă sa gauche des tendelets
de toile de coton et de lin, et partout le sol est recouvert de tapis de
soie ; le grand trĂŽne est dressĂ© au milieu, et les Turcs lâappellent
at-
takht
. Il est en bois incrustĂ© de pierreries, et ses planches sont revĂȘ-
tues de feuilles dâargent dorĂ© ; ses pieds sont en argent massif dorĂ©, et
il est recouvert dâun vaste tapis. Au milieu de ce grand trĂŽne est un
coussin, sur lequel sâassirent le sultan et la grande khĂątoĂ»n ; Ă la
droite, un autre, sur lequel sâassirent sa fille It Cudjudjuc et la khĂątoĂ»n
Ordodja ; Ă sa gauche, un troisiĂšme, oĂč prirent place la khĂątoĂ»n BeĂŻa-
loûn et la khùtoûn Kebec. On avait dressé, à la droite du trÎne, un
siĂšge sur lequel sâassit TĂźna bec, fils du sultan, et Ă la gauche un autre,
destiné au second fils de ce souverain, Djùni bec. Plusieurs siÚges
avaient été placés à droite et à gauche, sur
p232
lesquels sâassirent les
fils de rois et les grands Ă©mirs, puis les petits Ă©mirs, comme ceux de
hézùreh
, lesquels commandent Ă mille hommes. On servit ensuite
des mets sur ces tables dâor et dâargent, dont chacune Ă©tait portĂ©e par
quatre hommes ou davantage.
Les mets des Turcs consistent en chair de cheval ou de mouton
bouillie. Une table est placée devant chaque émir. Le
bĂąwerdjy
,
câest-Ă -dire lâĂ©cuyer tranchant, arrive, vĂȘtu dâhabits de soie, par-
dessus lesquels est attachĂ©e une serviette de la mĂȘme Ă©toffe. Il porte Ă
sa ceinture plusieurs couteaux dans leurs gaines. Chaque Ă©mir a un
bĂąwerdjy, et lorsque la table a Ă©tĂ© dressĂ©e cet officier sâassied devant
son maĂźtre. On apporte une petite Ă©cuelle dâor ou dâargent, renfermant
du sel dissous dans de lâeau. Le bĂąwerdjy coupe la viande en petits
morceaux. Ces gens-là possÚdent une grande habileté pour dépecer la
viande, de façon quâelle se trouve mĂ©langĂ©e dâos ; car les Turcs ne
mangent que de celle-lĂ .
On apporte ensuite des vases Ă boire, dâor et dâargent. La princi-
pale boisson des Turcs, câest un vin prĂ©parĂ© avec le miel ; car ils sont
de la secte hanĂ©fite et regardent comme permis lâusage dâun tel
vin
. Lorsque le sultan veut boire, sa fille prend la coupe dans sa
393
Al-takht
: trĂŽne en persan.
394
Du persan
hezar
: mille.
395
Du mongol
baoâurchin
: office important de la cour mongole.
396
Voir ci-dessus n. 16.
Ibn BattĂ»ta â Voyages
193
II. De La Mecque aux steppes russes et Ă lâInde
main ; elle fait une salutation en fléchissant le genou devant son pÚre,
puis elle lui présente la coupe. Lorsque le sultan a bu, elle prend une
autre coupe, la donne à la grande khùtoûn, qui y boit ; puis elle la pré-
sente aux autres khĂątoĂ»ns, selon leur rang. AprĂšs cela lâhĂ©ritier prĂ©-
somptif saisit la coupe, fait une salutation respectueuse devant son
pĂšre, lui donne Ă boire, ainsi quâaux khĂątoĂ»ns et Ă sa sĆur, en les sa-
luant toutes. Cela fait, le second fils du sultan se lĂšve, prend la coupe,
donne Ă boire Ă son frĂšre et le salue. Ensuite les principaux Ă©mirs se
lĂšvent, chacun dâeux offre Ă boire Ă lâhĂ©ritier prĂ©somptif, et le salue.
Les fils de rois se lĂšvent Ă leur tour,
p233
servent Ă boire au second fils
du sultan et le saluent. Enfin, les Ă©mirs dâun rang infĂ©rieur se lĂšvent, et
servent Ă boire aux fils de rois. Pendant ce temps-lĂ , ils chantent des
mawĂąliyahs
.
On avait dressé une grande tente vis-à -vis de la mosquée, pour le
kùdhi, le prédicateur, le chérif, tous les jurisconsultes et les cheïkhs. Je
me trouvais avec eux. On nous apporta des tables dâor et dâargent,
portées chacune par quatre des principaux Turcs ; car les grands seuls
vont et viennent, en ce jour, devant le sultan ; et il leur ordonne de
porter Ă qui il veut les tables quâil dĂ©signe. Parmi les docteurs de la
loi, il y en eut qui mangĂšrent, et dâautres qui sâabstinrent de prendre
leur repas sur ces tables dâargent et dâor. Aussi loin que ma vue pou-
vait sâĂ©tendre, Ă droite et Ă gauche, je vis des chariots chargĂ©s
dâoutres, pleines de lait de jument aigri. Le sultan ordonna de les dis-
tribuer aux assistants, et lâon mâamena une voiture chargĂ©e de ce
breuvage. Je le donnai aux Turcs mes voisins.
Nous nous rendĂźmes ensuite Ă la mosquĂ©e, afin dây attendre le
moment de la priĂšre du vendredi. Le sultan ayant tardĂ© dâarriver, il y
eut des personnes qui dirent quâil ne viendrait pas, parce que lâivresse
sâĂ©tait emparĂ©e de lui ; dâautres disaient quâil ne nĂ©gligerait pas la
priĂšre du vendredi. AprĂšs une longue attente, le sultan arriva en se ba-
lançant à droite et à gauche. Il salua le seigneur cherßf et lui sourit ; il
lâappelait du nom dâĂąthĂą, qui signifie pĂšre en langue turque. Nous fĂź-
mes la priĂšre du vendredi, et les assistants regagnĂšrent leurs demeures.
Le sultan retourna dans la salle dâaudience, et y resta ainsi jusquâĂ la
397
Sorte de chansons courtes ou couplets.
Ibn BattĂ»ta â Voyages
194
II. De La Mecque aux steppes russes et Ă lâInde
priĂšre de lâaprĂšs-midi. Alors tous les Turcs sâen allĂšrent ; les Ă©pouses
et la fille du roi passĂšrent cette nuit-lĂ auprĂšs de lui.
Lorsque la fĂȘte fut terminĂ©e, nous partĂźmes avec le sultan et le
camp, et nous arrivĂąmes Ă la ville de HĂąddj
p234
TerkhĂąn
. Le mot
terkhĂąn
, chez les Turcs, désigne un lieu exempté de toute imposition.
Le personnage qui a donné son nom à cette ville était un dévot pÚlerin
(hĂąddj) turc, qui sâĂ©tablit sur lâemplacement quâelle occupe. Le sultan
exempta cet endroit de toute charge, à la considération de cet homme.
Le lieu devint une bourgade ; celle-ci sâaccrut et devint une ville. Elle
est au nombre des plus belles cités ; elle a des marchés considérables,
et est bĂątie sur le fleuve Itil
, un des plus grands fleuves de
lâunivers. Le sultan sĂ©journe en cet endroit jusquâĂ ce que le froid de-
vienne violent et que le fleuve gĂšle, ainsi que les riviĂšres qui sây rĂ©-
unissent. Alors le sultan donne ses ordres aux habitants de ce pays,
lesquels apportent des milliers de charges de paille, et la répandent sur
la glace qui recouvre le fleuve. Les bĂȘtes de somme de cette contrĂ©e
ne mangent pas de paille, parce quâelle leur fait du mal ; et il en est de
mĂȘme dans lâInde. La nourriture de ces animaux consiste seulement
en herbe verte, à cause de la fertilité du pays. On voyage dans des
traĂźneaux sur ce fleuve et les canaux, ses affluents, lâespace de trois
journées de marche. Souvent les caravanes le traversent, quoique
lâhiver approche de son terme ; mais elles sont parfois submergĂ©es et
périssent.
Lorsque nous fûmes arrivés à la ville de Hùddj Terkhùn, la khùtoûn
Beïaloûn, fille du roi des Grecs, demanda au sultan la permission de
visiter son pĂšre, afin de faire ses couches prĂšs de lui, et de revenir en-
suite. Il lui accorda cette autorisation. Je le priai quâil me permĂźt de
partir en compagnie de la princesse, afin de voir Constantinople la
Grande. Il me le défendit
p235
dâabord, par crainte pour ma sĂ»retĂ© ;
mais je le sollicitai et lui dis : « Je nâentrerai Ă Constantinople que
sous ta protection et ton patronage, et je ne craindrai personne. » Il me
donna la permission de partir, et nous lui fĂźmes nos adieux. Il me fit
398
Il sâagit dâAstrakhan, Ă lâembouchure de la Volga. Lâorigine du mot doit rĂ©si-
der soit dans le nom dâun souverain Hazare, soit dans celui des As (OssĂštes),
peuple du nord du Caucase. Par contre, de fausses étymologies le font dériver
du turc
tarkan
, titre royal, ou du mongol
darkan
, personnage exempt dâimpĂŽts.
399
Nom donné par les Arabes à la Volga.
Ibn BattĂ»ta â Voyages
195
II. De La Mecque aux steppes russes et Ă lâInde
prĂ©sent de quinze cents ducats, dâune robe dâhonneur et dâun grand
nombre de chevaux. Chaque khĂątoĂ»n me donna des lingots dâargent,
que ces peuples appellent
saoum
, pluriel de
saoumah
. La fille du
sultan me fit un cadeau plus considérable que les leurs, et elle me
fournit des habits et une monture. Je me trouvai possesseur dâun grand
nombre de chevaux, de vĂȘtements et de pelisses de petit-gris et de zi-
beline.
R
ĂCIT DE MON VOYAGE Ă
C
ONSTANTINOPLE
Nous nous mĂźmes en route le 10 de chawwĂąl
, en compagnie de
la khĂątoĂ»n BeĂŻaloĂ»n et sous sa protection. Le sultan lâaccompagna
lâespace dâune journĂ©e de marche ; puis il retourna sur ses pas, avec la
reine et le successeur désigné. Les autres khùtoûns marchÚrent encore
une journĂ©e en sociĂ©tĂ© de la princesse ; aprĂšs quoi elles sâen retournĂš-
rent. LâĂ©mir BeĂŻdarah escortait BeĂŻaloĂ»n, avec cinq mille de ses sol-
dats. La troupe de la khĂątoĂ»n sâĂ©levait Ă environ cinq cents cavaliers,
parmi lesquels ses serviteurs Ă©taient au nombre dâĂ peu prĂšs deux
cents, tant mamloûcs
que Grecs ; le reste se composait de Turcs.
Elle Ă©tait accompagnĂ©e dâenviron deux cents jeunes filles esclaves, la
plupart grecques. Elle avait prĂšs de quatre cents chariots et deux mille
chevaux, tant pour le trait que pour la selle ; environ
p236
trois cents
bĆufs et deux cents chameaux, aussi pour traĂźner les âarabahs. La
princesse avait encore avec elle dix pages grecs, et autant dâIndiens ;
leur chef Ă tous sâappelait Sunbul lâIndien ; quant au chef des Grecs, il
se nommait MikhĂąil, et les Turcs lâappelaient LoĂ»loĂ»
. Il Ă©tait au
nombre des plus braves guerriers. La princesse avait laissé la plupart
de ses femmes esclaves et de ses bagages dans le camp du sultan,
parce quâelle nâĂ©tait partie que pour visiter son pĂšre et faire ses cou-
ches.
400
Petites barres dâargent qui valaient Ă lâĂ©poque 5 florins dâor. Le terme, dĂ©rivĂ©
du bulgare ancien
som
, désigne encore dans le turc oriental les roubles et dans
le turc occidental lâargent â ou lâor â pur.
401
Le 14 juin 1334.
402
Ici, esclaves.
403
Perle ; nom donné souvent aux eunuques.
Ibn BattĂ»ta â Voyages
196
II. De La Mecque aux steppes russes et Ă lâInde
Cependant, nous marchions vers la ville dâOcac
, qui est une
place dâune importance moyenne, bien construite, riche en biens, mais
dâune tempĂ©rature trĂšs froide. Entre elle et SĂ©rĂą, capitale du sultan, il
y a dix jours de marche. A un jour de distance dâOcac se trouvent les
montagnes des Russes, qui sont chrétiens
; ils ont des cheveux
roux, des yeux bleus, ils sont laids de visage et rusés de caractÚre. Ils
possĂšdent des mines dâargent, et on apporte de leur pays des
saoums
,
câest-Ă -dire des lingots dâargent, avec lesquels on vend et on achĂšte
dans cette contrée. Le poids de chaque lingot est de cinq onces.
Dix jours aprĂšs ĂȘtre partis de cette citĂ©, nous arrivĂąmes Ă Sor-
dĂąk
. Câest une des villes de la vaste plaine du Kifdjak ; elle est si-
tuée sur le rivage de la mer, et son port est au nombre des plus grands
ports et des plus beaux. Il y a en dehors de la ville des jardins et des
riviĂšres. Des Turcs lâhabitent, avec une troupe de Grecs qui
p237
vivent
sous leur protection, et sont des artisans ; la plupart des maisons sont
construites en bois. Cette cité était autrefois fort grande ; mais la ma-
jeure partie en fut ruinĂ©e, Ă cause dâune guerre civile qui sâĂ©leva entre
les Grecs et les Turcs. La victoire resta dâabord aux premiers, mais les
Turcs reçurent du secours de leurs compatriotes, qui massacrÚrent
sans pitié les Grecs et expulsÚrent la plupart des survivants. Quelques
autres sont restĂ©s dans la ville jusquâĂ prĂ©sent, sous le patronage des
Turcs
.
Dans chaque station de ce pays on apportait à la khùtoûn des provi-
sions, consistant en chevaux, brebis, bĆufs, doĂ»ghy
lait de jument,
de vache et de brebis. On voyage dans cette contrée matin et soir.
Chacun des émirs de ces lieux accompagnait la khùtoûn, avec son
corps dâarmĂ©e, jusquâĂ lâextrĂȘme limite de son gouvernement, par
404
Ici, il ne sâagit pas de lâUkak mentionnĂ©e par Marco Polo et situĂ©e sur la Vol-
ga au sud de Saratov, mais de la ville appelée Locaq dans les portulans médié-
vaux et situĂ©e sur le littoral nord de la mer dâAzov Ă proximitĂ© de Mariupol
(Jdanov).
405
Lâinformation est vague ; il existait toutefois des gisements de plomb argenti-
fĂšre prĂšs de la riviĂšre Mius, entre Azov et Ukak.
406
Sudak (voir ci-dessus n. 38), située au sud de la péninsule de Crimée, ne pou-
vait pas se trouver sur la route. Elle a dĂ» ĂȘtre visitĂ©e par Ibn BattĂ»ta pendant
son passage Ă Kaffa et Staryi Krim (voir p. 204).
407
Le récit se réfÚre probablement à la prise de Sudak par Uzbek Khan en 1322.
408
Voir ci-dessus n. 14.
Ibn BattĂ»ta â Voyages
197
II. De La Mecque aux steppes russes et Ă lâInde
considération pour elle, et non point par crainte pour sa sûreté, car le
pays est tranquille.
Nous arrivùmes à la ville nommée Bùbù Salthoûk
.
BĂąbĂą
a, chez
les Turcs, la mĂȘme signification que chez les Berbers (câest-Ă -dire
celle de pĂšre) ; seulement, ils font sentir plus fortement le
bĂą
(
b
). On
dit que ce Salthoûk était un contemplatif ou un devin, mais on rap-
porte de lui des choses que réprouve la loi religieuse. La ville de Bùbù
Salthoûk est la derniÚre appartenant aux Turcs ; entre celle-ci et le
commencement de lâempire
p238
des Grecs, il y a dix-huit jours de
marche dans un dĂ©sert entiĂšrement dĂ©pourvu dâhabitants. Sur ces dix-
huit jours, on en passe huit sans trouver dâeau. En consĂ©quence, on en
fait provision pour ce temps, et on la porte sur des chariots, dans des
outres tant petites que grandes. Nous entrùmes dans ce désert pendant
les froids ; nous nâeĂ»mes donc pas besoin de beaucoup dâeau
. Les
Turcs transportaient du lait dans de grandes outres, le mĂȘlaient avec le
doûghy cuit, et le buvaient ; cela les désaltérait pleinement.
Nous fßmes nos préparatifs à Bùbù Salthoûk, pour traverser le dé-
sert. Ayant eu besoin dâun surcroĂźt de chevaux, je me rendis prĂšs de la
khĂątoĂ»n et lâinformai de cette circonstance. Or jâavais pris lâhabitude
dâaller la saluer matin et soir ; et toutes les fois quâon lui apportait des
provisions elle mâenvoyait deux ou trois chevaux et des moutons ; je
mâabstenais dâĂ©gorger les chevaux. Les esclaves et les serviteurs qui
Ă©taient avec moi mangeaient en compagnie des Turcs, nos camarades.
De cette maniÚre, je réunis environ cinquante chevaux. La khùtoûn
mâen assigna quinze autres, et ordonna Ă son chargĂ© dâaffaires, SĂą-
409
DâaprĂšs la tradition turque, Sari Saltuk est un saint qui colonisa avec un
groupe de TurkmĂšnes la Dobrudja, le littoral actuel de la Roumanie, aprĂšs
1260 ; il y mourut aprĂšs 1300. Son tombeau se trouve Ă Babadagh, au nord de
la Dobrudja, mais il ne peut sâagir de la ville indiquĂ©e par Ibn BattĂ»ta, la fron-
tiĂšre mongole se trouvant beaucoup plus au nord oĂč ces derniers avaient oc-
cupĂ© Akkerman (lâactuel Belgorod) au sud de lâestuaire du Dniestr. Or Evliya
Tchelebi mentionne, vers 1660, un village appelé Sari-Ata Sultan à seize heu-
res dâAkkerman (
ata
=
baba
= pĂšre), oĂč il rencontre le tombeau dâun saint
dont la lĂ©gende se rapproche de celle de Baba â ou Sari â Saltuk.
410
Ici, Ibn BattĂ»ta semble avoir mĂ©langĂ© lâitinĂ©raire de lâaller avec celui du re-
tour, puisque le désert en question est la steppe de Nogai se trouvant au nord
de la Crimée, donc bien avant Akkerman, et le froid mentionné doit corres-
pondre au passage du retour, fin octobre.
Ibn BattĂ»ta â Voyages
198
II. De La Mecque aux steppes russes et Ă lâInde
roûdjah le Grec
dâen choisir de gras, parmi les chevaux destinĂ©s Ă
ĂȘtre mangĂ©s. Elle me dit : « Ne crains rien ; si tu as besoin dâun plus
grand nombre, nous tâaugmenterons. » Nous entrĂąmes dans le dĂ©sert,
au milieu du mois de dhouâlkaâdah
. Nous avions marché dix-neuf
jours, depuis celui oĂč nous avions quittĂ© le sultan, jusquâĂ lâentrĂ©e du
désert, et nous nous étions reposés pendant cinq jours. Nous marchù-
mes dans ce désert durant dix-huit jours, matin et soir. Nous
nâĂ©prouvĂąmes rien que
p239
dâavantageux ; grĂąces en soient rendues Ă
Dieu ! Au bout de ce temps, nous arrivĂąmes Ă la forteresse de MahtoĂ»-
ly
, oĂč commence lâempire grec.
Or les Grecs avaient appris la venue de la princesse dans son pays.
CafĂąly
Nicolas, le Grec, arriva prĂšs dâelle dans cette forteresse,
avec une armĂ©e considĂ©rable et dâamples provisions. Des princesses et
des nourrices arrivĂšrent aussi du palais de son pĂšre, le roi de Constan-
tinople. Entre cette capitale et Mahtoûly, il y a une distance de vingt-
deux jours de marche, dont seize jusquâau canal et six depuis cet en-
droit jusquâĂ Constantinople. A partir de MahtoĂ»ly, on ne voyage plus
quâavec des chevaux et des mulets, et lâon y laisse les chariots, Ă
cause des lieux Ăąpres et des montagnes qui restent Ă franchir. Le susdit
CafĂąly amena un grand nombre de mulets, et la princesse mâen en-
voya six. Elle recommanda au gouverneur de la forteresse ceux de
mes compagnons et de mes esclaves que jây laissai avec les chariots et
les bagages ; et cet officier leur assigna une maison.
LâĂ©mir BeĂŻdarah sâen retourna avec ses troupes, et la princesse
nâeut plus pour compagnons de voyage que ses propres gens. Elle
abandonna sa chapelle dans cette forteresse, et la coutume dâappeler
les hommes Ă la priĂšre fut abolie. On apportait Ă la princesse, parmi
les provisions, des liqueurs enivrantes dont elle buvait ; on lui offrait
aussi des porcs, et un de ses familiers mâa racontĂ© quâelle en man-
411
Le nom est turc mais signifie blondin.
412
Ici on retrouve lâitinĂ©raire dâaller, vers le 14 juillet. Et il faut lire par la suite
29 jours au lieu de 19 (15 juin-13 juillet).
413
La frontiĂšre de lâempire byzantin se trouvait Ă Diainpolis, lâactuelle Janbol sur
le Tundza en Bulgarie. La distance mentionnée pourrait correspondre à la ré-
alitĂ©, avec la diffĂ©rence quâĂ la place dâun dĂ©sert on traverse le delta du Da-
nube.
414
Kephalé
: chef en grec.
Ibn BattĂ»ta â Voyages
199
II. De La Mecque aux steppes russes et Ă lâInde
geait. Il ne resta prĂšs dâelle personne qui fĂźt la priĂšre, exceptĂ© un Turc,
qui priait avec nous. Les sentiments cachés se modifiÚrent, à cause de
notre entrĂ©e dans le pays des infidĂšles ; mais la princesse prescrivit Ă
lâĂ©mir CafĂąly de me traiter avec honneur
p240
aussi, dans une circons-
tance, cet officier frappa un de ses esclaves parce quâil sâĂ©tait moquĂ©
de notre priĂšre.
Cependant, nous arrivĂąmes Ă la forteresse de Maslamah, fils dâAbd
Almelic
. Elle est situĂ©e au bas dâune montagne sur un fleuve trĂšs
considĂ©rable, que lâon appelle IsthafĂźly ; il nâen reste que des vesti-
ges ; mais, hors de son enceinte, il y a un grand village. Nous mar-
chĂąmes ensuite pendant deux jours, et nous arrivĂąmes au canal
, sur
le rivage duquel sâĂ©lĂšve une bourgade considĂ©rable. Nous vĂźmes que
câĂ©tait le moment du flux, et nous attendĂźmes jusquâĂ ce que vĂźnt
lâinstant du reflux ; alors nous passĂąmes Ă guĂ© le canal, dont la largeur
est dâenviron deux milles ; puis nous marchĂąmes lâespace de quatre
milles dans des sables, et parvĂźnmes au second canal, que nous traver-
sĂąmes aussi Ă guĂ© ; sa largeur est dâenviron trois milles. Nous fĂźmes
ensuite deux milles dans un terrain pierreux et sablonneux, et nous
atteignßmes le troisiÚme canal, lorsque déjà le flux avait recommencé.
Nous Ă©prouvĂąmes en le passant beaucoup de fatigue ; sa largeur est
dâun mille ; celle du canal tout entier est donc de douze milles, en
comptant les parties oĂč il y a de lâeau et celles qui sont Ă sec. Mais
dans les temps de pluie il est entiĂšrement rempli dâeau, et on ne le tra-
verse quâavec des barques.
Sur le rivage de ce troisiĂšme canal sâĂ©lĂšve la ville de FenĂźcah
,
qui est petite, mais belle et trĂšs forte ; ses
p241
Ă©glises et ses maisons
415
Maslama, fils du calife Abd al-Malik, commandait lâexpĂ©dition qui assiĂ©gea
Constantinople en 716-717. Les légendes ont brodé autour de cette expédition,
mais cette forteresse nâest pas connue, et le fleuve citĂ© par la suite nâest pas
identifiable.
416
Ibn BattĂ»ta marche Ă reculons, puisquâici on retrouve apparemment
lâembouchure du Danube.
417
Les incertitudes de lâitinĂ©raire rendent cette identification extrĂȘmement malai-
sĂ©e. Si elle se trouve au sud de lâembouchure du Danube, ce doit ĂȘtre Vicina,
enclave byzantine Ă la fin du
XIII
e
siÚcle, occupée par les Mongols avant 1338 ;
le fait quâelle soit une enclave explique peut-ĂȘtre sa situation au nord de la
premiĂšre ville byzantine identifiĂ©e comme Janbol. Par contre, lâendroit oĂč le
cortĂšge fut accueilli pourrait correspondre Ă Agathonike, la moderne Kizil
Agatch en aval sur la Tundza au sud de Janbol.
Ibn BattĂ»ta â Voyages
200
II. De La Mecque aux steppes russes et Ă lâInde
sont jolies ; des riviĂšres la traversent et des vergers lâentourent. On y
conserve, dâune annĂ©e Ă lâautre, des raisins, des poires, des pommes et
des coings. Nous y passĂąmes trois jours, la princesse occupant le pa-
lais que son pĂšre possĂšde en cet endroit. Au bout de ce temps, son
frÚre utérin, appelé Cafùly Karùs
, arriva avec cinq mille cavaliers,
armĂ©s de toutes piĂšces. Lorsquâils se disposĂšrent Ă paraĂźtre devant la
princesse, le frĂšre de celle-ci monta sur un cheval gris, se vĂȘtit
dâhabits blancs, et fit porter au-dessus de sa tĂȘte un parasol brodĂ© de
perles. Il mit Ă sa droite cinq fils de rois et Ă sa gauche un pareil nom-
bre, revĂȘtus Ă©galement dâhabits blancs et ombragĂ©s sous des parasols
brodĂ©s dâor. Il plaça devant lui cent fantassins et autant de cavaliers,
qui avaient couvert leurs corps et celui de leurs chevaux dâamples cot-
tes de mailles ; chacun dâeux conduisait un cheval sellĂ© et carapaçon-
nĂ©, qui portait les armes dâun cavalier, savoir : un casque enrichi de
pierreries, une cotte de mailles, un carquois, un arc et un sabre ; dans
la main, il tenait une lance, au sommet de laquelle il y avait un Ă©ten-
dard. La plupart de ces lances Ă©taient couvertes de feuilles dâor et
dâargent. Les chevaux de main Ă©taient les montures du fils du sultan.
Ce prince partagea ses cavaliers en plusieurs escadrons, dont chacun
comprenait deux cents hommes. Ils avaient un commandant, qui en-
voya en avant dix cavaliers armés de toutes piÚces, et conduisant cha-
cun un cheval. DerriĂšre le chef de corps se trouvaient dix Ă©tendards de
diverses couleurs, portés par dix cavaliers, et dix timbales que por-
taient au cou autant de cavaliers, accompagnés de six autres, qui son-
naient du clairon, de la trompette et jouaient de la flûte ou du fifre,
instrument que lâon appelle aussi
ghaĂŻthah
.
La princesse monta Ă cheval, en compagnie de ses
p242
esclaves, de
ses suivantes, de ses pages et de ses eunuques ; tous ceux-ci Ă©taient au
nombre dâenviron cinq cents, et vĂȘtus dâĂ©toffes de soie brodĂ©es dâor et
de pierreries. La princesse Ă©tait couverte dâun manteau de lâĂ©toffe ap-
pelée
annakh
et aussi
annécßdj
, lequel était brodé de pierres pré-
cieuses. Elle avait sur la tĂȘte une couronne incrustĂ©e de pierreries, et
418
On voit mal le frĂšre utĂ©rin dâune fille naturelle dâun empereur byzantin faire
partie de la cĂ©rĂ©monie dâaccueil. Quant au fils aĂźnĂ© dâAndronic III, le futur
Jean V, il avait deux ans Ă lâĂ©poque.
419
Cornemuse.
420
Al-nakh : voir chap. 2, n. 100 ;
al-nasidj
: étoffe tissée.
Ibn BattĂ»ta â Voyages
201
II. De La Mecque aux steppes russes et Ă lâInde
son cheval Ă©tait couvert dâune housse de soie brodĂ©e dâor ; il avait aux
quatre pieds des anneaux dâor, et Ă son cou des colliers enrichis de
pierres prĂ©cieuses ; le bois de sa selle Ă©tait revĂȘtu dâor et ornĂ© de pier-
reries. La rencontre de la princesse et de son frĂšre eut lieu dans une
plaine, Ă environ un mille de la ville ; le second mit pied Ă terre devant
sa sĆur, car il Ă©tait plus jeune quâelle ; il baisa son Ă©trier et elle
lâembrassa sur la tĂȘte. Les Ă©mirs et les fils de rois descendirent de
cheval et baisĂšrent tous aussi lâĂ©trier de la princesse, laquelle partit
ensuite avec son frĂšre.
Nous arrivùmes le lendemain à une grande ville, située sur le ri-
vage de la mer, et dont je ne me rappelle plus le nom avec certi-
tude
. Elle possĂšde des riviĂšres et des arbres, et nous campĂąmes
hors de son enceinte. Le frÚre de la princesse, héritier désigné du
trÎne, vint avec un cortÚge magnifique et une armée considérable, sa-
voir dix mille hommes couverts de cottes de mailles. Il portait sur sa
tĂȘte une couronne, il avait Ă sa droite environ vingt fils de rois et Ă sa
gauche un pareil nombre. Il avait disposé sa cavalerie absolument
dans le mĂȘme ordre que son frĂšre, sauf que la pompe Ă©tait plus grande
et le rassemblement plus nombreux. Sa sĆur le rencontra, vĂȘtue du
mĂȘme costume quâelle avait la premiĂšre fois. Ils mirent pied Ă terre en
mĂȘme temps, et lâon apporta une tente de soie, dans laquelle ils entrĂš-
rent, et jâignore comment se passa leur entrevue.
Nous campĂąmes Ă dix milles de Constantinople, et le
p243
lende-
main la population de cette ville, hommes, femmes et enfants, en sor-
tit, tant Ă pied quâĂ cheval, dans le costume le plus beau et avec les
vĂȘtements les plus magnifiques. DĂšs lâaurore, on fit retentir les timba-
les, les clairons et les trompettes ; les troupes montĂšrent Ă cheval, et le
sultan, ainsi que sa femme, mĂšre de la khĂątoĂ»n, les grands de lâempire
et les courtisans sortirent. Sur la tĂȘte de lâempereur se voyait un pavil-
lon, que portaient un certain nombre de cavaliers et de fantassins, te-
nant dans leurs mains de longs bùtons, terminés à la partie supérieure
par une espĂšce de boule de cuir, et avec lesquels ils soutenaient le pa-
villon. Au centre de celui-ci se trouvait une sorte de dais, supportĂ© Ă
lâaide de bĂątons par des cavaliers. Lorsque le sultan se fut avancĂ©, les
421
Sâil sâagit dâun endroit proche de Constantinople, il doit correspondre Ă Se-
lymbria, lâactuelle Silivri sur le bord de la mer de Marmara Ă soixante-dix ki-
lomĂštres de Constantinople.
Ibn BattĂ»ta â Voyages
202
II. De La Mecque aux steppes russes et Ă lâInde
troupes se mĂȘlĂšrent et le bruit devint considĂ©rable. Je ne pus pĂ©nĂ©trer
au milieu de cette foule, et je me tins prĂšs des bagages de la princesse
et de ses compagnons, par crainte pour ma sĂ»retĂ©. On mâa racontĂ©
que, quand la princesse approcha de ses parents, elle mit pied Ă terre
et baisa le sol devant eux ; puis elle baisa les sabots de leurs montures,
et ses principaux officiers en firent autant. Notre entrée dans Constan-
tinople la Grande eut lieu vers midi, ou un peu aprĂšs. Cependant, les
habitants faisaient retentir les cloches, de sorte que les cieux furent
ébranlés par le bruit mélangé de leurs sons.
Lorsque nous parvĂźnmes Ă la premiĂšre porte du palais du roi, nous
y trouvùmes environ cent hommes, accompagnés de leur chef, qui se
tenait sur une estrade. Je les entendis qui disaient : « les Sarazzins, les
Sarazzins », mot qui désigne chez eux les musulmans ; et ils nous em-
pĂȘchĂšrent dâentrer. Les compagnons de la princesse leur dirent : « Ces
gens-lĂ sont de notre suite. » Mais ils rĂ©pondirent : « Ils nâentreront
quâavec une permission. » Nous restĂąmes donc Ă la porte, et lâun des
officiers de la khĂątoĂ»n sâen alla, et lui envoya quelquâun pour
lâinstruire de cet incident. Elle se trouvait alors prĂšs de son pĂšre, Ă qui
elle raconta ce qui nous concernait. Lâempereur ordonna de nous lais-
ser entrer, et nous
p244
assigna une maison dans le voisinage de celle
de la princesse. De plus, il Ă©crivit en notre faveur un ordre prescrivant
de ne nous causer aucun empĂȘchement dans quelque partie de la ville
que nous allassions, et cela fut proclamé dans les marchés. Nous res-
tĂąmes durant trois jours dans notre demeure, oĂč lâon nous envoyait des
provisions, savoir : de la farine, du pain, des moutons, des poulets, du
beurre, des fruits et du poisson ; ainsi que de lâargent et des tapis. Le
quatriĂšme jour nous visitĂąmes le sultan.
D
E L
â
EMPEREUR DE
C
ONSTANTINOPLE
Il se nomme TacfoĂ»r, fils de lâempereur DjirdjĂźs
. Ce dernier est
encore en vie, mais il a embrassĂ© la vie religieuse, sâest fait moine, et
422
Pour takfur, voir ci-dessus, n. 50 En rĂ©alitĂ©, il sâappelait Andronic III (1328-
1341). Son pÚre, Michel IX, co-empereur, était mort en 1320 ; il a donc succé-
dĂ© Ă son grand-pĂšre Andronic II (1283-1328) aprĂšs une longue guerre civile Ă
lâissue de laquelle Andronic II, vaincu, se fit moine ; il mourut le 12 fĂ©vrier
1332, donc avant lâarrivĂ©e dâIbn BattĂ»ta.
Ibn BattĂ»ta â Voyages
203
II. De La Mecque aux steppes russes et Ă lâInde
se livre uniquement Ă des actes de dĂ©votion dans les Ă©glises ; câest
pourquoi il a abandonné le royaume à son fils. Nous parlerons de lui
ci-aprÚs. Le quatriÚme jour depuis notre arrivée à Constantinople, la
khĂątoĂ»n mâenvoya lâeunuque Sunbul, lâIndien, qui me prit par la main
et me fit entrer dans le palais
. Nous franchĂźmes quatre portes, prĂšs
de chacune desquelles se trouvaient des bancs, oĂč se tenaient des
hommes armés, dont le chef était placé sur une estrade garnie de tapis.
Lorsque nous fĂ»mes arrivĂ©s Ă la cinquiĂšme porte, lâeunuque Sunbul
me laissa et entra ; puis il revint, accompagné de quatre eunuques
grecs. Ceux-ci me fouillĂšrent, de peur que je nâeusse sur moi un cou-
teau. Le chef me dit : « Telle est leur coutume ;
p245
on ne peut se dis-
penser dâexaminer minutieusement quiconque pĂ©nĂštre prĂšs du roi, que
ce soit un grand personnage ou un homme du peuple, un Ă©tranger ou
un regnicole. » Câest aussi lâusage dans lâInde.
Lorsquâon mâeut fait subir cet examen, le gardien de la porte se le-
va, prit ma main et ouvrit la porte. Quatre individus mâentourĂšrent,
dont deux saisirent mes manches, et les deux autres me tenaient par-
derriĂšre. Ils me firent entrer dans une grande salle dâaudience, dont les
murs étaient en mosaïque ; on y avait représenté des figures de pro-
ductions naturelles, soit animales, soit minérales. Il y avait au milieu
du salon un ruisseau dont les deux rives Ă©taient bordĂ©es dâarbres ; des
hommes se tenaient debout Ă droite et Ă gauche ; on gardait le silence,
et personne ne parlait. Au milieu de la salle de réception, il y avait
trois hommes debout, auxquels mes quatre conducteurs me confiĂšrent,
et qui me prirent par mes habits, comme avaient fait les premiers. Un
autre individu leur ayant fait un signe, ils sâavancĂšrent avec moi. Un
dâeux, qui Ă©tait juif, me dit en arabe : « Ne crains rien ; ils ont cou-
tume dâagir ainsi envers les Ă©trangers ; je suis lâinterprĂšte, et je tire
mon origine de la Syrie. » Je lui demandai comment je devais saluer,
et il reprit : « Dis : Que le salut soit sur vous ! »
Jâarrivai ensuite Ă un grand dais, oĂč je vis lâempereur assis sur son
trÎne, ayant devant lui sa femme, mÚre de la khùtoûn
. Celle-ci, ain-
si que ses frĂšres, se tenaient au bas du trĂŽne. A la droite du souverain
423
Le palais des PalĂ©ologues Ă©tait situĂ© dans lâangle nord-ouest de la ville. Une
partie des ruines est connue aujourdâhui sous le nom de Tekfur Saray.
424
Jeanne, fille dâAmĂ©dĂ©e V de Savoie, sa deuxiĂšme femme ; ils Ă©taient mariĂ©s
en 1326.
Ibn BattĂ»ta â Voyages
204
II. De La Mecque aux steppes russes et Ă lâInde
il y avait six hommes, quatre Ă sa gauche et autant derriĂšre lui ; tous
étaient armés. Avant que je le saluasse et que je parvinsse prÚs de lui,
il me fit signe de mâasseoir un instant, afin que ma crainte sâapaisĂąt.
Jâagis ainsi, puis jâarrivai prĂšs du monarque et je le saluai. Il mâinvita,
par un geste, Ă mâasseoir, mais je nâen fis rien. Il me questionna au
sujet de Jérusalem, de la roche bénie
p246
dâAlkomĂąmah
du berceau
de JĂ©sus, de BethlĂ©em et dâAlkhalĂźl ; puis il mâinterrogea touchant
Damas, Le Caire, lâIrĂąk et lâAsie Mineure. Je rĂ©pondis Ă toutes ses
demandes, le juif faisant entre nous lâoffice dâinterprĂšte. Mes paroles
lui plurent, et il dit à ses enfants : « Traitez cet homme avec considé-
ration et protĂ©gez-le. » Puis il me fit revĂȘtir dâun habit dâhonneur et
mâassigna un cheval sellĂ© et bridĂ©, ainsi quâun parasol dâentre ceux
quâil fait porter au-dessus de sa tĂȘte ; car câest lĂ une marque de pro-
tection. Je le priai de dĂ©signer quelquâun pour se promener chaque
jour Ă cheval avec moi dans la ville, afin que jâen visse les raretĂ©s et
les merveilles, et que je pusse les raconter dans ma patrie. Il obtempé-
ra Ă mon dĂ©sir. Une des coutumes de ce peuple, câest que lâindividu
qui reçoit du roi un habit dâhonneur et qui monte un cheval de ses Ă©cu-
ries doit ĂȘtre promenĂ© dans les places de la ville aux sons des trompet-
tes, des clairons et des timbales, afin que la population le voie. Le plus
souvent on agit de la sorte avec les Turcs qui viennent des Ătats du
sultan Uzbec, et cela pour quâils ne souffrent pas de vexations. On me
conduisit ainsi dans les marchés.
D
ESCRIPTION DE LA VILLE
Elle est extrĂȘmement grande et divisĂ©e en deux portions que sĂ©pare
un grand fleuve, oĂč se font sentir le flux et le reflux, Ă la maniĂšre de
ce qui a lieu dans le fleuve de Salé, ville du Maghreb
. Il y avait
anciennement sur ce fleuve un pont de pierres ; mais il a été détruit, et
maintenant on passe lâeau dans des barques. Le nom du fleuve est Ab-
somy
. Une des deux
p247
portions de la ville sâappelle Estham-
425
LâĂ©glise du Saint-SĂ©pulcre (voir t. I, p. 163).
426
Le Bou Regreg, qui sépare Rabat de Salé.
427
Al-psomi
: le pain en grec. On imaginerait plutÎt une facétie de dragoman. Il
sâagit Ă©videmment de la Corne dâOr. Il est Ă©galement peu probable quâil y ait
eu un pont Ă lâĂ©poque.
Ibn BattĂ»ta â Voyages
205
II. De La Mecque aux steppes russes et Ă lâInde
boûl
; câest celle qui sâĂ©lĂšve sur le bord oriental de la riviĂšre, et
câest lĂ quâhabitent le sultan, les grands de son empire et le reste de la
population grecque. Ses marchés et ses rues sont larges, et pavés de
dalles de pierres. Les gens de chaque profession y occupent une place
distincte, et quâils ne partagent avec ceux dâaucun autre mĂ©tier. Cha-
que marchĂ© est pourvu de portes que lâon ferme pendant la nuit ; la
plupart des artisans et des marchands y sont des femmes. Cette partie
de la ville est situĂ©e au pied dâune montagne qui sâavance dans la mer,
lâespace dâenviron neuf milles, sur une largeur Ă©gale, ou mĂȘme plus
considĂ©rable. Sur la cime du mont sâĂ©lĂšve une petite citadelle, ainsi
que le palais du sultan. La muraille fait le tour de cette montagne, qui
est trÚs forte, et que personne ne saurait gravir du cÎté de la mer. Elle
contient environ treize villages bien peuplés, et la principale église se
trouve au milieu de cette portion de la ville.
Quant Ă la seconde partie de celle-ci, on la nomme Galata
; elle
est située sur le bord occidental de la riviÚre, et ressemble à Ribùth
alfath par sa proximité de la mer. Elle est destinée particuliÚrement
aux chrĂ©tiens francs, et ils lâhabitent. Ces gens-lĂ sont de plusieurs
nations ; il y a parmi eux des GĂ©nois, des VĂ©nitiens, des individus de
Rome et dâautres de France. LâautoritĂ© sur eux appartient Ă lâempereur
de Constantinople, qui met Ă leur tĂȘte un des leurs, dont ils agrĂ©ent le
choix, et quâils appellent
alkomes
. Ils doivent un tribut annuel Ă
lâempereur ; mais ils se rĂ©voltent souvent contre lui, et il leur fait la
guerre jusquâĂ ce que le pape rĂ©tablisse la paix entre eux. Tous sont
voués au commerce, et leur port est un des plus grands qui existent.
Jây ai vu
p248
environ cent navires, tels que des galĂšres et autres gros
bĂątiments. Quant aux petits, ils ne peuvent ĂȘtre comptĂ©s, Ă cause de
leur multitude. Les marchés de cette portion de la ville sont beaux,
mais les ordures y dominent ; une petite riviĂšre fort sale les traverse.
Les Ă©glises de ces peuples sont dĂ©goĂ»tantes aussi, et elles nâoffrent
rien de bon.
428
Istanbul, le nom actuel de la ville est une déformation du grec
eis ten polin
: Ă
la ville. On le trouve pour la premiĂšre fois chez Yaqut (v. 1220).
429
La ville gĂ©noise, situĂ©e de lâautre cĂŽtĂ© de la Corne dâOr, comparĂ©e Ă Rabat.
430
Comes
, câest-Ă -dire comte ; toutefois, le magistrat gĂ©nois sâappelait
podestat
.
Ibn BattĂ»ta â Voyages
206
II. De La Mecque aux steppes russes et Ă lâInde
D
ESCRIPTION DE LA GRANDE ĂGLISE OU CATHĂDRALE
Je nâen dĂ©crirai que lâextĂ©rieur ; car, quant Ă lâintĂ©rieur, je ne lâai
pas vu. Elle est appelĂ©e, chez les Grecs, AyĂą SoĂ»fĂŻĂą, et lâon raconte
quâelle a Ă©tĂ© fondĂ©e par Assaf, fils de BarakhĂŻĂą
, qui Ă©tait fils de la
tante maternelle de Salomon. Câest une des plus grandes Ă©glises des
Grecs ; elle a une muraille qui en fait le tour, comme si câĂ©tait une
ville, et ses portes sont au nombre de treize. Elle a pour dépendance
un terrain consacrĂ©, dâenviron un mille, qui est pourvu dâune grande
porte. Personne nâest empĂȘchĂ© de pĂ©nĂ©trer dans cette enceinte, et jây
suis entré avec le pÚre du roi, dont il sera fait mention ci-aprÚs. Cet
enclos consacrĂ© ressemble Ă une salle dâaudience ; il est recouvert de
marbre et traversĂ© par un ruisseau qui sort de lâĂ©glise, et qui coule en-
tre deux quais, Ă©levĂ©s dâenviron une coudĂ©e et bĂątis en marbre veinĂ©,
sculptĂ© avec lâart le plus admirable. Des arbres sont plantĂ©s avec sy-
mĂ©trie de chaque cĂŽtĂ© du cours dâeau ; et, depuis la porte de lâĂ©glise
jusquâĂ celle de cette enceinte, il y a un berceau de bois trĂšs haut sur
lequel sâĂ©tendent des ceps de vigne, et dans le bas des jasmins et des
plantes odorifĂ©rantes. En dehors de la porte de lâenclos sâĂ©lĂšve un
grand dĂŽme de bois, oĂč se trouvent des bancs de la mĂȘme matiĂšre, sur
lesquels sâasseyent les gardiens de cette porte ; et Ă la droite du
p249
dĂŽme, il y a des estrades et des boutiques, la plupart en bois, oĂč siĂš-
gent les juges et les écrivains des bureaux de la trésorerie
. Au mi-
lieu de ces boutiques existe une coupole en bois, Ă laquelle on monte
par un escalier de charpente, et oĂč se trouve un grand siĂšge recouvert
en drap, sur lequel sâassied leur juge, dont nous reparlerons plus loin.
A la gauche du dĂŽme, situĂ© Ă la porte de ce lieu, sâĂ©tend le marchĂ© des
droguistes. Le canal que nous avons décrit se divise en deux bras, dont
un passe par ce marchĂ© et lâautre par celui oĂč sont les juges et les
Ă©crivains.
A la porte de lâĂ©glise, il y a des bancs oĂč se tiennent les gardiens,
qui ont le soin dâen balayer les avenues, dâen allumer les lampes et
dâen fermer les portes. Ils ne permettent Ă personne dây entrer, jusquâĂ
431
Vizir de Salomon selon les légendes juives et musulmanes. Evliya Tchelebi
prĂ©sente Ă©galement Salomon comme le premier fondateur de lâĂ©glise de
Sainte-Sophie.
432
Une basilique civile et une agora existaient, dâaprĂšs les tĂ©moignages des Ă©cri-
vains byzantins, à proximité de Sainte-Sophie.
Ibn BattĂ»ta â Voyages
207
II. De La Mecque aux steppes russes et Ă lâInde
ce quâil se soit agenouillĂ© devant la croix, qui jouit de la plus grande
vĂ©nĂ©ration parmi ces gens. Ils prĂ©tendent que câest un reste de celle
sur laquelle fut crucifié le personnage ressemblant à Jésus
. Elle se
trouve au-dessus de la porte de lâĂ©glise, et elle est placĂ©e dans un cof-
fret dâor, de la longueur dâenviron dix coudĂ©es. On a mis en travers de
cette enveloppe un autre coffret dâor, pareil au premier, de maniĂšre Ă
figurer une croix. Cette porte est revĂȘtue de lames dâargent et dâor, et
ses deux anneaux sont dâor pur. On mâa rapportĂ© que le nombre des
moines et des prĂȘtres qui demeurent dans lâĂ©glise sâĂ©lĂšve Ă plusieurs
milliers, et que quelques-uns dâentre eux descendent des apĂŽtres de
Jésus ; que dans son enceinte se trouve une autre église destinée parti-
culiĂšrement aux femmes, et oĂč il y a plus de mille vierges vouĂ©es uni-
quement aux pratiques de la dévotion. Quant aux femmes ùgées et vi-
vant dans le veuvage, qui sây trouvent aussi, leur nombre est encore
plus considérable.
Le roi, les grands de son empire et le reste de la population ont
coutume de venir, chaque matin, visiter cette
p250
Ă©glise. Le pape
sây rend une fois lâan et, lorsquâil est Ă quatre journĂ©es de distance de
la ville, le roi sort Ă sa rencontre, met pied Ă terre devant lui, et, au
moment de son entrée dans la ville, il marche devant le pontife. Il
vient le saluer matin et soir pendant tout le temps de son sĂ©jour Ă
Constantinople, et jusquâĂ son dĂ©part.
D
ES MONASTĂRES DE
C
ONSTANTINOPLE
Le mot
mĂąnistĂąr
sâĂ©crit comme le mot
mĂąristĂąn
, si ce nâest que,
dans le premier, le
noûn
(
n
) vient avant le
rĂą
(
r
)
. Le monastĂšre,
chez les Grecs, correspond Ă la zĂąouĂŻah des musulmans, et les Ă©difices
de cette espĂšce sont nombreux Ă Constantinople. Parmi ceux-ci, on
distingue le couvent quâa fondĂ© le roi DjirdjĂźs, pĂšre du roi de Constan-
tinople, dont nous ferons mention ci-aprÚs. Il est situé hors
dâEsthanboĂ»l, vis-Ă -vis de Galata.
433
Voir t. I, chap. 3, n. 32.
434
Pour notre malheur, Ibn Battûta avait un dragoman trÚs inventif.
435
Manistar
: monastĂšre ;
maristan
: hĂŽpital.
Ibn BattĂ»ta â Voyages
208
II. De La Mecque aux steppes russes et Ă lâInde
On cite encore deux monastĂšres Ă lâextĂ©rieur de la grande Ă©glise, Ă
droite de lâentrĂ©e ; ils sont placĂ©s dans un jardin, et une riviĂšre les tra-
verse ; lâun dâeux est consacrĂ© aux hommes et lâautre aux femmes, et
chacun comprend une église. Ils sont entourés de cellules destinées
aux hommes et aux femmes qui se sont voués aux pratiques de la dé-
votion. Chacun de ces deux monastĂšres a Ă©tĂ© lâobjet de legs destinĂ©s Ă
pourvoir au vĂȘtement et Ă lâentretien des religieux, et ils ont Ă©tĂ© fondĂ©s
par un roi.
On mentionne aussi deux monastĂšres, Ă la gauche de lâentrĂ©e de la
grande église, et semblables aux deux précédents
. Ils sont aussi
entourĂ©s de cellules ; lâun dâeux est habitĂ© par des aveugles, et le se-
cond par des vieillards qui ne peuvent plus travailler, parmi ceux qui
p251
ont atteint soixante ans ou environ. Chacun dâeux reçoit
lâhabillement et la nourriture sur des legs consacrĂ©s Ă cette destina-
tion. A lâintĂ©rieur de chaque couvent de Constantinople est un petit
appartement destinĂ© Ă servir de retraite au roi, fondateur de lâĂ©difice ;
car la plupart de ces rois, lorsquâils ont atteint soixante ou soixante et
dix ans, construisent un monastĂšre et revĂȘtent des
moçoûhs
, câest-Ă -
dire des vĂȘtements de crin ; ils transmettent la royautĂ© Ă leur fils, et
sâoccupent, jusquâĂ leur mort, dâexercices de dĂ©votion. Ils dĂ©ploient la
plus grande magnificence dans la construction de ces monastĂšres, les
bĂątissant de marbre et les ornant de mosaĂŻques, et ces Ă©difices sont en
grand nombre dans la ville.
Jâentrai, avec le Grec que le roi avait dĂ©signĂ© pour mâaccompagner
Ă cheval, dans un monastĂšre que traversait un canal ; on y voyait une
Ă©glise oĂč se trouvaient environ cinq cents vierges, revĂȘtues dâhabits de
poil (ou de bure) ; sur leurs tĂȘtes, qui Ă©taient rasĂ©es, elles portaient des
bonnets de feutre. Ces filles Ă©taient douĂ©es dâune exquise beautĂ© ;
mais les austérités avaient laissé sur elles des traces profondes. Un
jeune garçon, assis dans une chaire, leur lisait lâĂvangile, avec une
voix telle que je nâen ai jamais entendue de plus belle. Il Ă©tait entourĂ©
de huit autres enfants, Ă©galement assis dans des chaires et accompa-
gnĂ©s de leur prĂȘtre. Quand ce garçon eĂ»t fini de lire, un autre fit la lec-
ture. Le Grec, mon conducteur, me dit : « Celles-ci sont des filles de
rois, qui se sont vouĂ©es au service de cette Ă©glise ; il en est de mĂȘme
436
Différentes identifications ont été proposées pour ces monastÚres.
Ibn BattĂ»ta â Voyages
209
II. De La Mecque aux steppes russes et Ă lâInde
de ces jeunes lecteurs, qui ont une autre Ă©glise Ă lâextĂ©rieur de celle-
ci. » Jâentrai Ă©galement, avec le Grec, dans une Ă©glise situĂ©e dans un
jardin ; nous y trouvĂąmes environ cinq cents vierges, ou mĂȘme davan-
tage. Un enfant leur faisait la lecture, du haut dâune estrade, et il tait
accompagnĂ© dâune troupe de jeunes garçons assis, comme les prĂ©cĂ©-
dents, dans des chaires. Le Grec me dit : « Ces femmes sont des filles
de vizirs et dâĂ©mirs, qui se livrent, en cette Ă©glise, Ă des exercices de
dĂ©votion. » Jâentrai, avec le mĂȘme individu, dans des Ă©glises oĂč se
trouvaient des vierges, filles des principaux
p252
habitants de la ville, et
dans dâautres Ă©glises, occupĂ©es par de vieilles femmes et des veuves ;
enfin, dans des églises habitées par des moines. Il y a, dans chacune
de ces derniĂšres, cent hommes, plus ou moins. La majeure partie de la
population de cette ville consiste en moines, en religieux et en prĂȘtres.
Les Ă©glises y sont innombrables. Les habitants, soit militaires ou au-
tres, grands et petits, placent sur leur tĂȘte de vastes parasols, hiver
comme été. Les femmes portent des turbans volumineux.
D
U ROI
D
JIRDJĂS
,
LE MĂME QUI S
â
EST FAIT MOINE
Ce roi donna lâinvestiture de la royautĂ© Ă son fils et se consacra,
dans la retraite, à des actes de dévotion. Il bùtit un monastÚre hors de
la ville, sur le rivage, ainsi que nous lâavons dit. Je me trouvais un
jour en compagnie du Grec, désigné pour monter à cheval avec moi,
lorsque nous rencontrĂąmes tout Ă coup ce roi, marchant Ă pied, vĂȘtu
dâhabits de crin, et coiffĂ© dâun bonnet de feutre. Il avait une longue
barbe blanche et une belle figure, qui présentait des traces des prati-
ques pieuses auxquelles il se livrait. Devant et derriĂšre lui marchaient
une troupe de moines. Il tenait Ă la main un bĂąton et avait au cou un
chapelet. Lorsque le Grec le vit, il mit pied à terre et me dit : « Des-
cends, car câest le pĂšre du roi
» Quand le Grec lâeut saluĂ©, il lui
demanda qui jâĂ©tais, puis il sâarrĂȘta et mâenvoya chercher. Je me ren-
dis prĂšs de lui ; il me prit par la main et dit Ă ce Grec, qui connaissait
la langue arabe : « Dis Ă ce Sarrazin, câest-Ă -dire musulman, que je
437
MĂȘme dans lâhypothĂšse oĂč on avancerait la visite dâIbn BattĂ»ta de deux ans, il
nâaurait pas pu rencontrer Andronic mort le 12 fĂ©vrier 1332. De plus, en reli-
gion il sâappelait Antonios, et non Georges (Djirdjis), comme le nomme Ibn
Battûta.
Ibn BattĂ»ta â Voyages
210
II. De La Mecque aux steppes russes et Ă lâInde
presse la main qui est entrée à Jérusalem et le pied qui a marché dans
la Sakhrah
, dans la grande église appelée Komùmah et
p253
dans
Bethléem. » Cela dit, il mit la main sur mes pieds et la passa ensuite
sur son visage. Je fus étonné de la bonne opinion que ces gens-là pro-
fessent Ă lâĂ©gard des individus dâune autre religion que la leur, qui
sont entrĂ©s dans ces lieux. Lâancien roi me prit ensuite par la main et
je marchai avec lui. Il me questionna au sujet de JĂ©rusalem et des
chrĂ©tiens qui sây trouvaient, et il mâadressa de longues interrogations.
Jâentrai en sa compagnie dans le terrain consacrĂ©, dĂ©pendant de
lâĂ©glise, et que nous avons dĂ©crit tout Ă lâheure. Lorsquâil approcha de
la principale porte, une troupe de prĂȘtres et de moines sortit pour le
saluer ; car il Ă©tait un de leurs chefs dans le monachisme. DĂšs quâil les
vit, il lùcha ma main, et je lui dis : « Je désire entrer avec toi dans
lâĂ©glise. » Il dit Ă lâinterprĂšte : « Apprends-lui que quiconque y entre
doit absolument se prosterner devant la principale croix ; câest lĂ une
chose prescrite par les anciens, et quâon ne peut transgresser. Je le
quittai donc ; il entra seul, et je ne le revis plus.
D
U JUGE DE
C
ONSTANTINOPLE
Lorsque jâeus pris congĂ© de ce roi, devenu moine, jâentrai dans le
marchĂ© des Ă©crivains. Le kĂądhi mâaperçut et mâenvoya un de ses ai-
des, lequel questionna le Grec qui mâaccompagnait. Celui-ci lui dit
que jâĂ©tais un savant musulman. Quand cet Ă©missaire fut retournĂ© prĂšs
du magistrat et quâil lâeut instruit de cela, celui-ci me dĂ©pĂȘcha un de
ses officiers. Or les Grecs appellent le juge Annedjchi CafĂąly
,
LâenvoyĂ© me dit : « Annedjchy CafĂąly te demande. » Je montai pour
le voir dans le dĂŽme qui a Ă©tĂ© dĂ©crit ci-dessus, et jâaperçus un vieillard
dâune belle figure et ayant une chevelure superbe. Il portait lâhabit des
moines, lequel est en gros drap noir, et il avait devant lui environ dix
Ă©crivains occupĂ©s Ă
p254
Ă©crire. Il se leva devant moi, ainsi que ses em-
ployĂ©s, et me dit : « Tu es lâhĂŽte du roi, et il convient que nous te trai-
tions avec honneur. » Il mâinterrogea touchant JĂ©rusalem, la Syrie et
lâĂgypte, et prolongea la conversation. Une foule considĂ©rable
sâamassa autour de lui. Il me dit enfin : « Il faut absolument que tu
438
La Roche, câest-Ă -dire la mosquĂ©e dâOmar.
439
Lâorigine du terme nâest pas identifiable.
Ibn BattĂ»ta â Voyages
211
II. De La Mecque aux steppes russes et Ă lâInde
viennes Ă ma maison et je tây traiterai. » Je le quittai et ne le revis
plus.
R
ĂCIT DE MON DĂPART DE
C
ONSTANTINOPLE
Lorsquâil sembla aux Turcs qui Ă©taient dans la sociĂ©tĂ© de la khĂą-
toĂ»n quâelle professait la religion de son pĂšre, et quâelle dĂ©sirait rester
prĂšs de lui, ils demandĂšrent Ă cette princesse la permission de retour-
ner dans leur pays. Elle la leur accorda, leur fit de riches présents, et
envoya avec eux une personne chargée de les reconduire dans leur
patrie. CâĂ©tait un Ă©mir, appelĂ© SĂąroĂ»djah AssaghĂźr, qui commandait Ă
cinq cents cavaliers. La princesse mâenvoya chercher, et me donna
trois cents dĂźnĂąrs en or du pays, quâon appelle
alberbérah
, mais cet
or nâest pas bon. Elle y joignit deux mille drachmes de Venise, une
piÚce de drap, de la façon des filles esclaves, et qui était de la meil-
leure espĂšce, dix vĂȘtements de soie, de toile de lin et de laine, et enfin
deux chevaux que me donnait son pĂšre. La princesse mâayant recom-
mandĂ© Ă SĂąroĂ»djah, je lui fis mes adieux et mâen retournai. Jâavais
séjourné chez les Grecs un mois et six jours
.
Nous voyageùmes en compagnie de Sùroûdjah, qui me témoignait
de la considĂ©ration, jusquâĂ ce que nous fussions arrivĂ©s Ă lâextrĂ©mitĂ©
du pays des Grecs, oĂč nous avions laissĂ© nos compagnons et nos cha-
riots. Nous remontùmes dans ceux-ci, et nous entrùmes dans le désert.
SĂąroĂ»djah alla avec nous jusquâĂ la ville de BĂąbĂą
p255
SalthoĂ»k, et sây
arrĂȘta trois jours, en qualitĂ© dâhĂŽte, aprĂšs quoi il retourna dans son
pays.
On Ă©tait alors au plus fort de lâhiver. Je revĂȘtais trois pelisses et
deux caleçons, dont un doublé ; je portais aux pieds des bottines de
laine, et par-dessus une autre paire de toile de lin doublée, et enfin,
par-dessus le tout, une troisiĂšme paire en
borghĂąly
, câest-Ă -dire en
cuir de cheval, fourré de peau de loup. Je faisais mes ablutions avec
de lâeau chaude, tout prĂšs du feu, mais il ne coulait pas une goutte
440
Hyperpyra
: les piĂšces dâor byzantines, qui commençaient Ă ĂȘtre dĂ©valuĂ©es Ă
lâĂ©poque.
441
Il a dĂ» quitter Constantinople le 22-23 septembre 1334.
442
Bulghari
: cuir de Bulgarie.
Ibn BattĂ»ta â Voyages
212
II. De La Mecque aux steppes russes et Ă lâInde
dâeau qui ne gelĂąt pas Ă lâinstant. Lorsque je me lavais la figure, lâeau,
en touchant ma barbe, se changeait en glace, et si je secouais ma
barbe, il en tombait une espĂšce de neige. Lâeau qui dĂ©gouttait de mon
nez se gelait sur mes moustaches. Je ne pouvais monter moi-mĂȘme Ă
cheval, Ă cause du grand nombre de vĂȘtements dont jâĂ©tais couvert ;
en sorte que mes compagnons étaient obligés de me mettre à cheval.
Jâarrivai enfin Ă la ville de HĂąddj TerkhĂąn, oĂč nous avions pris
congĂ© du sultan Uzbec. Nous apprĂźmes quâil en Ă©tait parti, et quâil ha-
bitait en ce moment la capitale de son royaume. Nous marchĂąmes
pendant trois jours sur le fleuve Itil et sur les riviĂšres voisines, qui
Ă©taient alors gelĂ©s. Lorsque nous avions besoin dâeau, nous cassions
des morceaux de glace, et nous les mettions Ă fondre dans un chau-
dron ; puis nous buvions de cette eau, et nous nous en servions pour
faire notre cuisine.
Nous arrivĂąmes ensuite Ă la ville de SerĂą, qui est aussi connue sous
le nom de SerĂą Berekeh
, et câest la capitale du sultan Uzbec. Nous
visitùmes ce souverain ; il nous interrogea touchant les événements de
notre voyage, touchant le roi des Grecs et sa capitale. Nous
lâinstruisĂźmes de ce quâil dĂ©sirait savoir. Il ordonna de nous loger et de
nous fournir les objets nécessaires à notre entretien.
SerĂą est au nombre des villes les plus belles, et sa
p256
grandeur est
trÚs considérable
; elle est située dans une plaine et regorge
dâhabitants ; elle possĂšde de beaux marchĂ©s et de vastes rues. Nous
montĂąmes un jour Ă cheval, en compagnie dâun des principaux habi-
tants, afin de faire le tour de la ville et dâen connaĂźtre lâĂ©tendue. Notre
demeure Ă©tait Ă lâune de ses extrĂ©mitĂ©s. Nous partĂźmes de grand ma-
tin, et nous nâarrivĂąmes Ă lâautre extrĂ©mitĂ© quâaprĂšs lâheure de midi.
Alors nous fĂźmes la priĂšre et prĂźmes notre repas. Enfin nous
nâatteignĂźmes notre demeure quâau coucher du soleil. Nous traversĂą-
mes aussi une fois la ville en largeur, aller et retour, dans lâespace
dâune demi-journĂ©e. Il faut observer que les maisons y sont contiguĂ«s
les unes aux autres, et quâil nây a ni ruines ni jardins. Il sây trouve
treize mosquĂ©es principales pour faire la priĂšre du vendredi ; lâune de
celles-ci appartient aux chùfeïtes. Quant aux autres mosquées, elles
sont en trÚs grand nombre. Serù est habité par des individus de plu-
443
Saray Berke, la nouvelle Saray (voir ci-dessus n. 39.)
Ibn BattĂ»ta â Voyages
213
II. De La Mecque aux steppes russes et Ă lâInde
sieurs nations, parmi lesquels on distingue les Mongols, qui sont les
indigĂšnes et les maĂźtres du pays ; une partie professe la religion mu-
sulmane ; les Ass
, qui sont musulmans ; les Kifdjaks
; les
Tcherkesses ; les Russes ; les Grecs, et tous ceux-là sont chrétiens.
Chaque nation habite un quartier sĂ©parĂ©, oĂč elle a ses marchĂ©s. Les
nĂ©gociants et les Ă©trangers, originaires des deux IrĂąks, de lâĂgypte, de
la Syrie, etc. habitent un quartier qui est entourĂ© dâun mur, afin de
préserver les richesses des marchands. Le palais du sultan, à Serù, est
appelé Althoûn-Thùch.
Althoûn
signifie or, et
thĂąch
tĂȘte
.
Le kĂądhi de SerĂą, Bedr eddĂźn alaâradj, est au nombre des meilleurs
kĂądhis. On y trouve aussi, parmi les professeurs des chĂąfeĂŻtes, le doc-
teur, lâimĂąm distinguĂ© Sadr eddĂźn SoleĂŻmĂąn Alleczy
, qui est un
homme de
p257
mérite ; et parmi les mùlekites, Chems eddßn Almisry,
qui est en butte aux reproches touchant le manque de pureté de sa foi.
On voit Ă SerĂą lâermitage du pieux pĂšlerin NizhĂąm eddĂźn ; il nous y
traita et nous montra de la considération. On y voit encore celui du
docteur et du savant imĂąm NoâmĂąn eddĂźn AlkhĂąrezmy, que je visitai.
Il est au nombre des cheĂŻkhs distinguĂ©s ; câest un homme douĂ© de bel-
les qualitĂ©s, dâune Ăąme gĂ©nĂ©reuse, plein dâhumilitĂ©, mais fort rude en-
vers les riches. Le sultan Uzbec le visite chaque vendredi ; mais ce
cheĂŻkh ne va pas Ă sa rencontre et ne se lĂšve pas devant le roi. Celui-ci
sâassied vis-Ă -vis du cheĂŻkh, lui parle du ton le plus doux et sâhumilie
devant lui, et le cheïkh tient une conduite tout opposée. Sa maniÚre
dâagir avec les fakĂźrs, les malheureux et les Ă©trangers est le contraire
de sa conduite envers le sultan ; car il leur tĂ©moigne de lâhumilitĂ©, leur
parle du ton le plus doux et les honore. Il me traita avec considération
(que Dieu lâen rĂ©compense !) et me fit prĂ©sent dâun jeune esclave turc.
Je fus tĂ©moin dâun miracle de sa part.
444
Les OssĂštes, peuple qui habite aujourdâhui le Caucase du Nord, dont les ancĂȘ-
tres, les Alains, sont dâorigine indo-europĂ©enne.
445
Voir ci-dessus n. 5.
446
Confusion entre
tas
, pierre, et
bas
, tĂȘte.
447
Le Lezgui. Les Lezguiens sont un peuple du Caucase.
Ibn BattĂ»ta â Voyages
214
II. De La Mecque aux steppes russes et Ă lâInde
A
CTION MIRACULEUSE DE CE CHEĂKH
Jâavais dĂ©sirĂ© me rendre de SerĂą Ă KhĂąrezm ; mais le cheĂŻkh me le
défendit, en me disant : « Attends quelques jours encore, puis mets-toi
en route. » Ma volontĂ© sây opposa. Je trouvai une grande caravane qui
se préparait à partir, et parmi laquelle il y avait des marchands de ma
connaissance. Je convins que je partirais avec eux, et jâannonçai au
cheïkh cet accord ; mais il me dit : « Tu ne peux te dispenser
dâattendre ici. » NĂ©anmoins, je me disposai au dĂ©part ; mais un de mes
esclaves sâenfuit, et je restai Ă cause de son Ă©vasion. Ce retard est au
nombre des miracles Ă©vidents. Au bout de trois jours, un de mes com-
pagnons trouva mon esclave fugitif Ă HĂąddj TerkhĂąn et me le ramena.
Je partis alors pour KhĂąrezm.
Entre cette ville et la résidence royale de Serù, il y a un désert de
quarante jours de marche, dans lequel on ne voyage pas avec ses che-
vaux, Ă cause de la disette du fourrage. Les chameaux seuls y traĂźnent
les chariots.
Retour Ă la Table des MatiĂšres
Ibn BattĂ»ta â Voyages
215
II. De La Mecque aux steppes russes et Ă lâInde
4. LâAsie centrale
Retour Ă la Table des MatiĂšres
AprĂšs ĂȘtre partis de SerĂą, nous marchĂąmes pendant dix jours et ar-
rivùmes à la ville de Serùtchoûk
. Le mot
tchoûk
signifiant petit,
câest comme si lâon disait le Petit-SerĂą. Cette ville est situĂ©e sur le
bord dâun fleuve immense, que lâon appelle OloĂ» SoĂ», ce qui signifie
la Grande Eau. Il est traversé par un pont de bateaux semblable à celui
de BaghdĂąd
. Câest ici que nous cessĂąmes de voyager avec des che-
vaux traĂźnant des chariots ; nous les vendĂźmes moyennant quatre dĂź-
nĂąrs dâargent par tĂȘte, et moins encore, Ă cause de leur Ă©tat
dâĂ©puisement et de leur peu de valeur dans cette ville. Nous louĂąmes
des chameaux pour tirer les chariots. On voit à Serùtchoûk une
zùouïah appartenant à un pieux personnage turc avancé en ùge, que
lâon appelle AthĂą, câest-Ă -dire PĂšre. Il nous y donna lâhospitalitĂ© et fit
des vĆux en notre faveur. Le kĂądhi nous traita aussi ; mais jâignore
son nom.
AprÚs notre départ de Serùtchoûk, nous marchùmes, durant trente
jours, dâune marche rapide, ne nous arrĂȘtant que deux heures chaque
jour, lâune vers dix heures de la matinĂ©e, et la seconde au coucher du
soleil. Chacune de ces stations durait seulement le temps nécessaire
p261
pour faire cuire le doûghy
et pour le boire. Or il est cuit aprĂšs
un seul bouillon. Ces peuples ont de la viande salée et séchée au so-
leil, quâils Ă©tendent par-dessus cette boisson ; enfin, ils versent sur le
tout du lait aigri. Chaque homme mange et dort seulement dans son
chariot durant le temps de la marche. Jâavais dans mon âarabah trois
448
Lâactuelle SaraĂŻtchik, Ă soixante kilomĂštres au nord de lâembouchure de
lâOural, appelĂ© Ulu Su par les Turcs et Yayik par les gĂ©ographes arabes.
449
DĂ©crit t. I, p. 438.
450
Voir p. 207.
Ibn BattĂ»ta â Voyages
216
II. De La Mecque aux steppes russes et Ă lâInde
jeunes filles. Câest la coutume des voyageurs dâuser de vitesse en
franchissant ce dĂ©sert, Ă cause du peu dâherbage quâil produit : les
chameaux qui le traversent périssent pour la plupart, et ceux qui sur-
vivent ne servent de nouveau que lâannĂ©e suivante, lorsquâils ont re-
pris de lâembonpoint. Lâeau, dans ce dĂ©sert, se trouve dans des en-
droits placés des intervalles déterminés, à deux ou trois jours de dis-
tance lâun de lâautre ; elle est fournie par la pluie ou par des puits
creusés dans le gravier
.
Lorsque nous eĂ»mes traversĂ© ce dĂ©sert, ainsi que nous lâavons dit,
nous arrivĂąmes Ă KhĂąrezm
. Câest la plus grande et la plus belle
ville des Turcs ; elle possÚde de jolis marchés, de vastes rues, de
nombreux édifices, et se recommande par des beautés remarquables.
Ses habitants sont si nombreux quâelle tremble, pour ainsi dire, sous
leur poids, et quâils la font ressembler, par leurs ondulations, Ă une
mer agitĂ©e. Je mây promenai Ă cheval pendant un jour, et jâentrai dans
le marché. Lorsque
p262
jâarrivai au milieu et que jâatteignis lâendroit
oĂč lâon se serrait le plus, et que lâon appelle
chaour
, je ne pus dé-
passer ce lieu, Ă cause de la foule qui sây pressait. Je voulus revenir
sur mes pas ; cela me fut Ă©galement impossible, et par le mĂȘme motif.
Je demeurai confondu, et je ne parvins Ă mâen retourner quâaprĂšs de
grands efforts. Quelquâun me dit que ce marchĂ© Ă©tait peu frĂ©quentĂ© le
vendredi, parce quâon ferme ce jour-lĂ le marchĂ© de la Kaïçùrieh
,
et dâautres marchĂ©s. Je montai Ă cheval le vendredi, et je me dirigeai
vers la mosquée cathédrale et le collÚge.
451
Ibn Battûta traverse ce désert en décembre 1334-janvier 1335. En mars 922,
quand Ibn Fadhlan le traversa, dans lâautre sens, la neige arrivait aux genoux
des chameaux et la caravane faillit périr.
452
Le Khwarezm en tant que région correspond à la partie inférieure du fleuve
Amu Darya, au sud du lac dâAral et, ici, en tant que ville, Ă lâancienne Gur-
gandj, lâactuelle Kunya Urgentch, situĂ©e sur le delta dâAmu Darya. Conquise
par les Mongols en 1221 et détruite, elle fut rebùtie sur un site voisin en 1231
et appartenait Ă lâĂ©poque Ă lâempire de la Horde dâOr. Elle Ă©tait situĂ©e sur les
grands axes commerciaux ; al-Umari (v. 1340) constate que les prix Ă©taient
presque identiques Ă ceux de Saray et que les deux places utilisaient les mĂȘ-
mes poids et mesures. La ville fut encore une fois détruite par Timur en 1388.
453
En persan,
shur
signifie agitation.
454
Voir t. I, chap. 3, n. 105.
Ibn BattĂ»ta â Voyages
217
II. De La Mecque aux steppes russes et Ă lâInde
Cette ville fait partie des Ătats du sultan Uzbec
, qui y a placé un
puissant émir nommé Kothloûdomoûr
. Câest cet Ă©mir qui a cons-
455
Voir p. 217 et suiv.
456
Kutlugh-Timur doit ĂȘtre un descendant Ă la cinquiĂšme gĂ©nĂ©ration de Djoetchi,
fils de Gengis, par le fils de Djoetchi Toka-Timur qui avait reçu comme apa-
Ibn BattĂ»ta â Voyages
218
II. De La Mecque aux steppes russes et Ă lâInde
truit le collÚge et ses dépendances ; la mosquée a été bùtie par sa
femme, la pieuse princesse TorĂąbec
. On voit Ă KhĂąrezm un hĂŽpital,
auquel est attaché un médecin syrien connu sous le nom
dâAssahioĂ»ny, qui est un adjectif relatif dĂ©rivĂ© de SahioĂ»n
nom
dâune ville de Syrie.
Je nâai pas vu, dans tout lâunivers, dâhommes meilleurs que les ha-
bitants de Khùrezm ni qui aient des ùmes plus généreuses ou qui ché-
rissent davantage les Ă©trangers
. Ils observent, dans leurs priĂšres,
une coutume louable que je nâai point remarquĂ©e chez dâautres peu-
ples : cette coutume consiste en ce que chaque moueddhin des mos-
quées de Khùrezm fait le tour des maisons occupées par des voisins de
sa mosquée, afin
p263
dâavertir ceux-ci dâassister Ă la priĂšre. LâimĂąm
frappe, en présence de toute la communauté, quiconque a manqué à la
priĂšre faite en commun ; il y a un nerf de bĆuf, suspendu dans chaque
mosquée, pour servir à cet usage
. Outre ce chùtiment, le délinquant
doit payer une amende de cinq dßnùrs, qui est appliquée aux dépenses
de la mosquée, ou employée à nourrir les fakßrs et les malheureux. On
prétend que cette coutume est en vigueur chez eux depuis les temps
anciens.
AuprÚs de Khùrezm coule le fleuve Djeïhoûn, un des quatre fleu-
ves qui sortent du Paradis
. Il gĂšle dans la saison froide, comme le
fleuve Itil. On marche alors sur la glace qui le recouvre, et il demeure
gelé durant cinq mois
. Souvent des imprudents ont osé le passer au
moment oĂč il commençait Ă dĂ©geler, et ils ont pĂ©ri. Durant lâĂ©tĂ© on
nage la Crimée. Il avait aidé Uzbek khan à conquérir le pouvoir en 1313 et fut
nommé gouverneur du Khwarezm.
457
Le mausolĂ©e de Turabak Khatoun existe toujours dans les ruines de lâancienne
Urgentch.
458
Voir t. I, chap. 3, n. 138.
459
Un auteur contemporain, Abd al-Razzak Samarkandi, qualifie Urgentch de
« rendez-vous des personnages les plus distingués du monde ».
460
13. Cet usage était encore en cours à Bukhara au début du
XIX
e
siĂšcle.
461
LâAmu Darya voit t. I, p. 128 et chap. 2, n. 126. LâItil, câest la Volga.
462
Ibn Fadhlan reste à Urgentch pendant deux mois en décembre 923-février
922 : « Le Djeihun avait gelĂ© dâun bout Ă lâautre. LâĂ©paisseur de la glace Ă©tait
de dix-sept empans. Les chevaux, les mulets et les Ăąnes passaient sur la glace,
comme sur un chemin. La couche de glace restait telle quelle sans bouger. La
glace est ainsi restée pendant trois mois. »
Ibn BattĂ»ta â Voyages
219
II. De La Mecque aux steppes russes et Ă lâInde
navigue sur lâOxus, dans des bateaux, jusquâĂ Termedh
, et lâon
rapporte de cette ville du froment et de lâorge. Cette navigation prend
dix jours Ă quiconque descend le fleuve.
Dans le voisinage de KhĂąrezm se trouve un ermitage, bĂąti auprĂšs
du mausolée du cheïkh Nedjm eddßn Alcobra
, qui Ă©tait au nombre
des plus saints personnages. On y sert de la nourriture aux voyageurs.
Le supérieur de cet ermitage est le professeur Seïf eddßn, fils
dâAçabah, un des principaux habitants de KhĂąrezm.
p264
Dans cette
ville se trouve encore un ermitage dont le supérieur est le pieux, le
dévot Djélùl eddßn Assamarkandy, un des hommes les plus pieux qui
existent ; il nous y traita.
PrĂšs de KhĂąrezm, on voit le tombeau de lâimĂąm trĂšs savant
AbouâlkĂącim MahmoĂ»d, fils dâOmar azzamakhchary
, au-dessus
duquel sâĂ©lĂšve un dĂŽme. Zamakhchar est une bourgade Ă quatre milles
de distance de KhĂąrezm.
Lorsque jâarrivai Ă KhĂąrezm, je logeai en dehors de cette ville. Un
de mes compagnons alla trouver le kĂądhi Sadr eddĂźn Abou HafsâOmar
albecry
, Celui-ci mâenvoya son substitut NoĂ»r alislĂąm, la LumiĂšre
de lâislamisme, qui me donna le salut, et retourna ensuite prĂšs de son
chef. Le kùdhi vint en personne, accompagné de plusieurs de ses ad-
hĂ©rents, et me salua. CâĂ©tait un tout jeune homme, mais dĂ©jĂ vieux par
ses Ćuvres ; il avait deux substituts dont lâun Ă©tait le susdit NoĂ»r ali-
slĂąm et lâautre NoĂ»r eddĂźn AlkermĂąny, un des principaux jurisconsul-
tes. Ce personnage se montre hardi dans ses décisions et ferme dans la
dévotion.
Lorsque jâeus mon entrevue avec le kĂądhi, il me dit :« Cette ville
est remplie dâune population extrĂȘmement dense, et vous ne rĂ©ussirez
pas facilement à y entrer de jour. Noûr alislùm viendra vous trouver,
pour que vous fassiez votre entrée avec lui à la fin de la nuit. » Nous
463
Voir plus loin, n. 95.
464
Nadjm al-din Kubra (1145-1221), saint personnage de lâordre soufi des su-
hrawardi et fondateur de son propre ordre, la Kubrawiyya, fut tué par les
Mongols lors de la prise dâUrgentch ; son tombeau est toujours prĂ©servĂ©.
465
Auteur dâun commentaire grammatical du Coran, mort en 1143.
466
Gibb traduit
sadr
et non Sadr al-din, sadr étant le titre donné aux cadis en chef
Ă lâest de lâIran et en Transoxiane.
Ibn BattĂ»ta â Voyages
220
II. De La Mecque aux steppes russes et Ă lâInde
agĂźmes ainsi, et nous logeĂąmes dans un collĂšge tout neuf, oĂč il ne se
trouvait encore personne.
AprÚs la priÚre du matin, le kùdhi vint nous visiter, accompagné de
plusieurs des principaux de la ville, parmi lesquels MewlĂąnĂą HomĂąn
eddßn, Mewlùnù Zeïn eddßn Almokaddécy, Mewlùnù Ridha eddßn Ia-
hia, MewlĂąnĂą Fadhl allah Arridhawy, MewlĂąnĂą DjĂ©lĂąl eddĂźn AlâimĂądy
et MewlĂąnĂą Chems eddĂźn Assindjary, chapelain de
p265
lâĂ©mir de KhĂą-
rezm. Ces hommes étaient vertueux et doués de qualités fort louables.
Le principal dogme de leur croyance est lâ
âtizĂąl
, mais ils ne le lais-
sent pas voir, parce que le sultan Uzbec et son vice-roi en cette ville,
Kothloûdomoûr, sont orthodoxes.
Durant le temps de mon séjour à Khùrezm, je priais le vendredi
avec le kĂądhi Abou Hafs âOmar, et dans sa mosquĂ©e. Lorsque jâavais
fini de prier, je me rendais avec lui dans sa maison, qui est voisine de
la mosquĂ©e. Jâentrais en sa compagnie dans son salon, qui est un des
plus magnifiques que lâon puisse voir. Il Ă©tait dĂ©corĂ© de superbes ta-
pis ; ses murs étaient tendus de drap ; on y avait pratiqué de nombreu-
ses niches, dans chacune desquelles se trouvaient des vases dâargent
dorĂ© et des vases de verre de lâIrĂąk. Câest la coutume des habitants de
ce pays dâen user ainsi dans leurs demeures. On apportait ensuite des
mets en grande quantité, car le kùdhi est au nombres des hommes ai-
sĂ©s et opulents et qui vivent trĂšs bien. Il est lâalliĂ© de lâĂ©mir KothloĂ»-
domoĂ»r, ayant Ă©pousĂ© la sĆur de sa femme, nommĂ©e DjĂźdjĂą AghĂą
.
On trouve à Kharezm plusieurs prédicateurs
, dont le principal
est MewlĂąnĂą ZeĂŻn eddĂźn Almokaddecy. On y voit aussi le khathĂźb
MewlĂąnĂą Hoçùm eddĂźn AlmecchĂąthy, lâĂ©loquent prĂ©dicateur, et un des
quatre meilleurs orateurs que jâaie entendu dans tout lâunivers.
LâĂ©mir de KhĂąrezm est le grand Ă©mir KothloĂ»domoĂ»r, dont le nom
signifie le Fer béni ; car
kothloĂ»
veut dire béni, et
domoûr
est
lâĂ©quivalent du mot fer. Cet Ă©mir est fils de la tante maternelle du sul-
tan illustre Mohammed Uzbec ; il est le principal de ses Ă©mirs et son
467
Pour les muâtazilites, voir lâintroduction du t. I.
468
Pour le titre dâagha, voir ci-dessus chap. 2, n. 73.
469
Gibb traduit « prĂ©dicateurs et revivalistes », les seconds incitant lâauditoire Ă
se souvenir des promesses de récompense et de punition du Coran.
Ibn BattĂ»ta â Voyages
221
II. De La Mecque aux steppes russes et Ă lâInde
vice-roi dans le Khorùçùn. Son fils, Hùroûn Bec, a épousé la fille du
sultan et de la reine Thaïthogly, dont il a été question ci-dessus. Sa
femme, la khùtoûn Torùbec,
p266
sâest signalĂ©e par dâillustres actes de
générosité. Lorsque le kùdhi vint me voir pour me saluer, ainsi que je
lâai racontĂ©, il me dit : « LâĂ©mir a appris ton arrivĂ©e, mais il a un reste
de maladie qui lâempĂȘche de te visiter, » Je montais Ă cheval avec le
kĂądhi, pour rendre visite Ă lâĂ©mir. Nous arrivĂąmes Ă son palais, et nous
entrĂąmes dans un grand
michwer
, dont la plupart des appartements
Ă©taient en bois. De lĂ nous passĂąmes dans une petite salle dâaudience
oĂč se trouvait un dĂŽme de bois dorĂ© dont les parois Ă©taient tendues de
drap de diverses couleurs et le plafond recouvert dâune Ă©toffe de soie
brochĂ©e dâor. LâĂ©mir Ă©tait assis sur un tapis de soie Ă©tendu pour son
usage particulier ; il tenait ses pieds couverts, Ă cause de la goutte dont
il souffrait, et qui est une maladie fort répandue parmi les Turcs. Je lui
donnai le salut, et il me fit asseoir à son cÎté.
Le kĂądhi et les docteurs sâassirent aussi. LâĂ©mir mâinterrogea tou-
chant son souverain, le roi Mohammed Uzbec, la khùtoûn Beïaloûn, le
pĂšre de cette princesse et la ville de Constantinople. Je satisfis Ă toutes
ses questions. On apporta ensuite des tables, sur lesquelles se trou-
vaient des mets, câest-Ă -dire des poulets rĂŽtis, des grues, des pigeon-
neaux, du pain pĂ©tri avec du beurre, et que lâon appelle
alculidja
,
du biscuit et des sucreries. Ensuite on apporta dâautres tables couver-
tes de fruits, savoir des grenades Ă©pluchĂ©es, dans des vases dâor ou
dâargent, avec des cuillers dâor. Quelques-uns de ces fruits Ă©taient
dans des vases de verre de lâIrĂąk, avec des cuillers de bois
. Il y
avait aussi des raisins et de melons superbes.
Parmi les coutumes de cet Ă©mir est la suivante : le kĂądhi vient cha-
que jour Ă sa salle dâaudience et sâassied, dans un endroit destinĂ© Ă cet
usage, avec les docteurs de la loi et ses secrétaires. Un des principaux
Ă©mirs sâassied
p267
en face de lui, avec huit des grands Ă©mirs ou
cheïkhs turcs, qui sont appelés
alarghodji
. Les habitants de la ville
viennent soumettre leurs procÚs à la décision de ce tribunal. Les cau-
470
Partie dâun palais sĂ©parĂ©e du reste de lâĂ©difice.
471
Al-kulitché
: pain de forme ronde, en persan.
472
Probablement destinĂ©s aux hommes pieux qui sâinterdisaient lâusage de la
vaisselle dâor, selon les prĂ©ceptes de lâislam.
473
Yargudji
, dâoĂč
yargic
(juge) en turc moderne.
Ibn BattĂ»ta â Voyages
222
II. De La Mecque aux steppes russes et Ă lâInde
ses qui sont du ressort de la loi religieuse sont jugées par le kùdhi
;
les autres le sont par ces Ă©mirs. Leurs jugements sont justes et fermes ;
car ils ne sont pas soupçonnĂ©s dâavoir de lâinclination pour lâune des
parties, et ne se laissent pas gagner par des présents.
Lorsque nous fĂ»mes de retour au collĂšge, aprĂšs lâentrevue avec
lâĂ©mir, il nous envoya du riz, de la farine, des moutons, du beurre, des
Ă©pices et plusieurs charges de bois Ă brĂ»ler. On ignore lâusage du
charbon dans toute cette contrĂ©e, ainsi que dans lâInde, le Khorùçùn et
la Perse. Quant Ă la Chine, on y brĂ»le des pierres, qui sâenflamment
comme le charbon
. Lorsquâelles sont converties en cendres, on les
pĂ©trit avec de lâeau, puis on les fait sĂ©cher au soleil, et on sâen sert une
seconde fois pour faire la cuisine, jusquâĂ ce quâelles soient tout Ă fait
consumées.
A
NECDOTE
,
ET ACTION GĂNĂREUSE DE CE KHĂDI ET DE L
â
ĂMIR
Je faisais ma priĂšre un certain vendredi, selon ma coutume, dans la
mosquĂ©e du kĂądhi Abou Hafs. Il me dit : « LâĂ©mir a ordonnĂ© de te
payer une somme de cinq cents dirhems, et de préparer à ton intention
un festin qui coĂ»tĂąt cinq cents autres piĂšces dâargent, et auquel assiste-
raient les cheĂŻkhs, les docteurs et les principaux de la ville. Lorsquâil
eut donnĂ© cet ordre, je lui dis : âĂ
p268
émir, tu feras préparer un repas
dans lequel les assistants mangeront seulement une ou deux bou-
chées ! Si tu assignes à cet étranger toute la somme, ce sera plus utile
pour lui.â Il rĂ©pondit âJâagirai ainsiâ, et il a commandĂ© de te payer les
mille dirhems entiers. » LâĂ©mir les envoya, avec son chapelain Chems
eddßn Assindjary, dans une bourse portée par son page. Le change de
cette somme en or du Maghreb Ă©quivaut Ă trois cents dĂźnĂąrs
.
Jâavais achetĂ© ce jour-lĂ un cheval noir, pour trente-cinq dĂźnĂąrs
dâargent, et je le montai pour aller Ă la mosquĂ©e. Jâen payai le prix sur
474
Mariages, hĂ©ritages et autres causes sâapparentant au droit civil.
475
« Il est vrai que par toute la province du Catai il y a une maniÚre de pierres
noires qui sâextrait des montagnes et qui brĂ»lent en faisant des flammes
comme bûches elles se consument tout entiÚres comme le charbon de bois. El-
les tiennent le feu et produisent la cuisson mieux que ne fait le bois » (Marco
P
OLO
).
476
Un dinar marocain pesait 4,722 g contre 4,233 g pour un dinar de lâEst.
Ibn BattĂ»ta â Voyages
223
II. De La Mecque aux steppes russes et Ă lâInde
cette somme de mille dirhems. A la suite de cet événement, je me vis
possesseur dâun si grand nombre de chevaux que je nâose le rĂ©pĂ©ter
ici, de peur dâĂȘtre accusĂ© de mensonge. Ma position ne cessa de
sâamĂ©liorer, jusquâĂ mon entrĂ©e dans lâInde. Je possĂ©dais beaucoup de
chevaux ; mais je prĂ©fĂ©rais ce cheval noir et je lâattachais devant tous
les autres. Il vécut trois années entiÚres à mon service, et aprÚs sa
mort, ma situation changea.
La khĂąthoĂ»n DjĂźdjĂą AghĂą, femme du kĂądhl, mâenvoya cent dinars
dâargent. Sa sĆur TorĂąbec, femme de lâĂ©mir, donna en mon honneur
un festin, dans lâermitage fondĂ© par elle, et y rĂ©unit les docteurs et les
chefs de la ville. Dans cet édifice, on prépare de la nourriture pour les
voyageurs. La princesse mâenvoya une pelisse de martre-zibeline et
un cheval de prix. Elle est au nombre des femmes les plus distinguées,
les plus vertueuses et les plus généreuses. (Puisse Dieu la récompen-
ser par ses bienfaits !)
A
NECDOTE
Lorsque je quittai le festin que cette princesse avait donné en mon
honneur et que je sortis de lâermitage,
p269
une femme sâoffrit Ă ma
vue, sur la porte de cet Ă©difice. Elle Ă©tait couverte de vĂȘtements mal-
propres et avait la tĂȘte voilĂ©e. Des femmes, dont jâai oubliĂ© le nombre,
lâaccompagnaient. Elle me salua ; je lui rendis son salut, sans
mâarrĂȘter et sans faire autrement attention Ă elle. Lorsque je fus sorti,
un certain individu me rejoignit et me dit : « La femme qui tâa saluĂ©
est la khùtoûn. » Je fus honteux de ma conduite, et je voulus retourner
sur mes pas, afin de rejoindre la princesse, mais je vis quâelle sâĂ©tait
éloignée. Je lui fis parvenir mes salutations par un de ses serviteurs, et
je mâexcusai de ma maniĂšre dâagir envers elle, sur ce que je ne la
connaissais pas.
D
ESCRIPTION DU MELON DE
K
HĂREZM
Le melon de KhĂąrezm nâa pas son pareil dans tout lâunivers, tant Ă
lâest quâĂ lâouest, si lâon en excepte celui de BokhĂąra. Le melon
dâIsfahĂąn vient immĂ©diatement aprĂšs celui-ci. LâĂ©corce du premier est
verte et le dedans est rouge ; son goĂ»t est extrĂȘmement doux, mais sa
Ibn BattĂ»ta â Voyages
224
II. De La Mecque aux steppes russes et Ă lâInde
chair est ferme. Ce quâil y a dâĂ©tonnant, câest quâon le coupe par tran-
ches, quâon le fait sĂ©cher au soleil, quâon le place dans des paniers,
ainsi quâon en use chez nous avec les figues sĂšches et les figues de
Malaga ; et, dans cet Ă©tat, on le transporte de KhĂąrezm Ă lâextrĂ©mitĂ©
de lâInde et de la Chine. Il nây a pas, parmi tous les fruits secs, un fruit
plus agréable au goût. Pendant le temps de mon séjour à Dihly, dans
lâInde, toutes les fois que des voyageurs arrivaient, jâenvoyais quel-
quâun pour mâacheter, de ces gens-lĂ , des tranches de melon. Le roi de
lâInde, lorsquâon lui apportait de ces melons, mâen envoyait, parce
quâil connaissait mon goĂ»t pour cet aliment. Câest la coutume de ce
prince de donner en présent aux étrangers des fruits de leur pays, et de
les favoriser de cette maniĂšre.
p270
A
NECDOTE
Un chĂ©rĂźf, du nombre des habitants de KerbelĂą, mâavait accompa-
gnĂ© de SerĂą Ă KhĂąrezm. Il sâappelait âAly, fils de MançoĂ»r, et exerçait
la profession de marchand. Je le chargeais dâacheter pour moi des vĂȘ-
tements et dâautres objets. Il mâachetait un habit pour dix dinars, et me
disait : « Je lâai payĂ© huit piĂšces dâor. » Il portait Ă mon compte huit
dĂźnĂąrs, et payait de sa bourse les deux autres. Jâignorai sa conduite
jusquâĂ ce quâelle me fĂ»t rĂ©vĂ©lĂ©e par dâautres personnes. Outre cela, le
chĂ©rĂźf mâavait prĂȘtĂ© plusieurs dĂźnĂąrs. Lorsque je reçus le prĂ©sent de
lâĂ©mir de KhĂąrezm, je lui rendis ce quâil mâavait prĂȘtĂ©, et je voulus
ensuite lui faire un cadeau, en retour de ses belles actions. Il le refusa
et jura quâil ne lâaccepterait pas. Je voulus donner le prĂ©sent Ă un
jeune esclave qui lui appartenait et que lâon appelait CĂąfoĂ»r ; mais il
mâadjura de nâen rien faire. Ce chĂ©rĂźf Ă©tait le plus gĂ©nĂ©reux habitant
des deux IrĂąks que jâeusse encore vu. Il rĂ©solut de se rendre avec moi
dans lâInde ; mais, dans la suite, plusieurs de ses concitoyens arrivĂš-
rent Ă KhĂąrezm, afin de faire un voyage en Chine ; et il forma le projet
de les accompagner. Je lui fis des représentations à ce sujet ; mais il
me répondit : « Ces habitants de ma ville natale retourneront auprÚs de
ma famille et de mes proches, et rapporteront que jâai fait un voyage
dans lâInde pour mendier. Ce serait un sujet de blĂąme pour moi dâagir
ainsi, et je ne le ferai pas. » En conséquence, il partit avec eux pour la
Ibn BattĂ»ta â Voyages
225
II. De La Mecque aux steppes russes et Ă lâInde
Chine. Jâappris par la suite, durant mon sĂ©jour dans lâInde, que cet
homme, lorsquâil fut arrivĂ© dans la ville dâAlmĂąlik
lâextrĂ©mitĂ© de la principautĂ© de MavĂ©raânnhar et Ă lâendroit oĂč com-
mence la Chine, sây arrĂȘta, et envoya Ă la Chine un jeune esclave, Ă lui
appartenant, avec ce quâil possĂ©dait de marchandises.
p271
Lâesclave
tarda Ă revenir. Sur ces entrefaites, un marchand arriva de la patrie du
chĂ©rĂźf Ă AlmĂąlik et se logea dans le mĂȘme caravansĂ©rail que lui. Le
chĂ©rĂźf le pria de lui prĂȘter quelque argent, en attendant le retour de son
esclave. Le marchand refusa ; ensuite il ajouta Ă la honte de la
conduite quâil avait tenue en manquant de secourir le chĂ©rĂźf, celle de
vouloir encore lui faire supporter la location de lâendroit du khĂąn oĂč il
logeait lui-mĂȘme. Le chĂ©rĂźf apprit cela ; il en fut mĂ©content, entra dans
son appartement et se coupa la gorge. On survint dans un instant oĂč il
lui restait encore un souffle de vie, et lâon soupçonna de lâavoir tuĂ© un
esclave qui lui appartenait. Mais il dit aux assistants : « Ne lui faites
pas de mal ; câest moi qui me suis traitĂ© ainsi » ; et il mourut le mĂȘme
jour. Puisse Dieu lui faire miséricorde !
Ce chĂ©rĂźf mâa racontĂ© le fait suivant, comme lui Ă©tant arrivĂ©. Il re-
çut un jour un prĂȘt, dâun certain marchand de Damas, six mille dir-
hems. Ce marchand le rencontra dans la ville de HamĂąh, en Syrie, et
lui réclama son argent. Or il avait vendu à terme les marchandises
quâil avait achetĂ©es avec cette somme. Il fut honteux de ne pouvoir
payer son créancier, entra dans sa maison, attacha son turban au toit,
et voulut sâĂ©trangler. Mais, la mort ayant tardĂ© Ă lâatteindre, il se rap-
pela un changeur de ses amis, lâalla trouver et lui exposa son embar-
ras. Le changeur lui prĂȘta une somme avec laquelle il paya le mar-
chand.
Lorsque je voulus partir de KhĂąrezm, je louai des chameaux et
jâachetai une double litiĂšre. Jâavais pour contrepoids, dans un des cĂŽ-
tĂ©s de cette litiĂšre, âAfĂźf eddĂźn AttaouzĂ©ry. Mes serviteurs montĂšrent
quelques-uns de mes chevaux, et nous couvrĂźmes les autres avec des
housses, Ă cause du froid. Nous entrĂąmes dans le dĂ©sert qui sâĂ©tend
entre KhĂąrezm et BokhĂąra, et qui a dix-huit journĂ©es dâĂ©tendue. Pen-
dant ce temps, on marche dans des sables entiÚrement inhabités, si
477
Almalik, situĂ©e dans la vallĂ©e dâIli, prĂšs de lâactuelle frontiĂšre sino-soviĂ©tique,
Ă©tait la capitale de lâempire mongol de Tchaghatai, qui comprenait la Tran-
soxiane (Maveraâunnahr). Voir ci-dessous n. 38.
Ibn BattĂ»ta â Voyages
226
II. De La Mecque aux steppes russes et Ă lâInde
lâon en excepte une seule ville. Je fis mes adieux Ă lâĂ©mir KothloĂ»do-
mĂ»r, qui me fit don dâun habit dâhonneur, ainsi
p272
que le kĂądhi. Ce
dernier sortit de la ville avec les docteurs pour me dire adieu. Nous
marchĂąmes pendant quatre jours, et nous arrivĂąmes Ă la ville
dâAlcĂąt
. Il nây a pas sur le chemin de KhĂąrezm Ă BokhĂąra dâautre
lieu habité que cette ville ; elle est petite, mais belle. Nous logeùmes
en dehors, prĂšs dâun Ă©tang qui avait Ă©tĂ© gelĂ© par la rigueur du froid, et
sur lequel les enfants jouaient et glissaient. Le kĂądhi dâAlcĂąt, appelĂ©
Sadr acchĂ©riâah, le Chef de la loi, apprit mon arrivĂ©e. Je lâavais prĂ©cĂ©-
demment rencontré dans la maison du kùdhi de Khùrezm. Il vint me
saluer avec les étudiants et le cheïkh de la ville, le vertueux et dévot
Mahmoûd alkhaïwaky
. Le kĂądhi me proposa de visiter lâĂ©mir
dâAlcĂąt ; mais le cheĂŻkh MahmoĂ»d lui dit : « Il convient que lâĂ©tranger
reçoive la visite, au lieu de la faire ; si nous avons quelque grandeur
dâĂąme, nous irons trouver lâĂ©mir et nous lâamĂšnerons. » Ils agirent de
la sorte. LâĂ©mir, ses officiers et ses serviteurs arrivĂšrent au bout dâune
heure, et nous saluĂąmes ce chef. Notre intention Ă©tait de nous hĂąter
dans notre voyage. Mais il nous pria de nous arrĂȘter, et donna un fes-
tin dans lequel il rĂ©unit les docteurs de la loi, les chefs de lâarmĂ©e, etc.
Des poĂštes y rĂ©citĂšrent les louanges de lâĂ©mir. Ce prince me fit prĂ©-
sent dâun vĂȘtement et dâun cheval de prix. Nous suivĂźmes la route
connue sous le nom de Sibùïeh
.
Dans ce dĂ©sert, on marche lâespace de six journĂ©es sans rencontrer
dâeau. Au bout de ce temps, nous arrivĂąmes Ă la ville de WabkĂ©-
neh
, Ă©loignĂ©e dâun jour de
p273
marche de BokhĂąra. Câest une belle
ville qui possĂšde des riviĂšres et des jardins. On y conserve des raisins
dâune annĂ©e Ă lâautre, et ses habitants cultivent un fruit quâils appel-
lent
alâalloĂ»
. Ils le font sĂ©cher, et on le transporte dans lâInde et Ă
478
Kath, situĂ©e sur la rive est dâAmu Darya, Ă©tait lâancienne capitale du Khwa-
rezm. Partiellement détruite au début du
X
e
siĂšcle par une inondation, elle fut
reconstruite au sud-ouest de son ancien site. Elle a dĂ» apparemment peu souf-
frir de lâinvasion mongole.
479
De Khiva, situĂ©e Ă lâouest de lâAmu Darya, future capitale du Khwarezm.
480
Ce nom nâa pas Ă©tĂ© retrouvĂ© ailleurs. Ibn Fadhlan voyage de Bukhara Ă Kath
en bateau en descendant lâAmu Darya. Ibn BattĂ»ta a dĂ» longer le dĂ©sert situĂ© Ă
lâest de la riviĂšre.
481
Lâactuelle Vabkent, Ă une quarantaine de kilomĂštres au nord-est de Bukhara.
482
Al-alu
: la prune en persan. Les prunes jaunes de Bukhara étaient célÚbres.
Ibn BattĂ»ta â Voyages
227
II. De La Mecque aux steppes russes et Ă lâInde
la Chine ; on verse de lâeau par-dessus et lâon boit ce breuvage. Le
goĂ»t de ce fruit est doux lorsquâil est encore vert ; mais, quand il est
séché, il contracte une saveur légÚrement acide ; sa partie pulpeuse est
abondante. Je nâai pas vu son pareil dans lâAndalousie, ni dans le
Maghreb, ni en Syrie.
Nous marchùmes ensuite, pendant toute une journée, au milieu de
jardins contigus les uns aux autres, de riviĂšres, dâarbres et de champs
cultivés, et nous arrivùmes à la ville de Bokhùra
, qui a donné nais-
sance au chef des mohaddiths Abou Abd Allah Mohammed, fils
dâIsmaâĂŻl albokhĂąry
. Cette ville a été la capitale des pays situés au-
delà du fleuve Djeïhoûn
. Le maudit TenkĂźz. Le Tatar, lâaĂŻeul des
rois de lâIrĂąk
, lâa dĂ©vastĂ©e. Actuellement ses mosquĂ©es, ses collĂš-
ges et ses marchĂ©s sont ruinĂ©s, Ă lâexception dâun petit nombre. Ses
p274
habitants sont mĂ©prisĂ©s ; leur tĂ©moignage nâest pas reçu Ă KhĂą-
rezm, ni ailleurs, à cause de leur réputation de partialité, de fausseté et
dâimpudence. Il nây a plus aujourdâhui Ă BokhĂąra dâhomme qui pos-
sĂšde quelques connaissances, ou qui se soucie dâen acquĂ©rir.
483
Bukhara, conquise par les armées de Gengis Khan en 1220, fut repeuplée peu
aprĂšs. DĂ©truite deux fois de suite par les Ilkhans de Perse en 1279 et 1316, elle
nâa pas pu se relever de ses ruines et ne joua pas de rĂŽle prĂ©pondĂ©rant dans
lâempire des TchaghataĂŻ ou dans celui des Timurides.
484
Le plus célÚbre compilateur de hadiths, traditions du ProphÚte, (810-870) ; son
ouvrage, le
Sahih
, en contient 7 397.
485
Le terme grec Transoxiane et arabe Maveraâunnahr ont le mĂȘme sens ; il sâagit
de territoires situĂ©s entre lâAmu Darya (Oxus, Djeihun) et le Siri Darya (Iaxar-
tes, Seihun).
486
Temudjin, devenu souverain des Mongols en 1206, avait pris le nom de Gen-
gis, forme mongole du turc Tenkiz ou Teniz, OcĂ©an ; dâoĂč la transcription
arabe. Les Tatars Ă©taient Ă lâorigine une tribu turque mongolisĂ©e qui dominait
les autres tribus mongoles Ă lâĂ©poque de la naissance de Gengis. Elle sera la
premiĂšre soumise par lui, mais son nom restera, Ă travers les chroniques chi-
noises, arabes ou russes, attachĂ© Ă celui des Mongols. Enfin les rois de lâIrak
sont Ă©videmment les Ilkhans de la Perse, descendants de Hulagu, petit-fils de
Gengis.
Ibn BattĂ»ta â Voyages
228
II. De La Mecque aux steppes russes et Ă lâInde
R
ĂCIT DES COMMENCEMENTS DES
T
ATARS ET DE LA DESTRUCTION
DE
B
OKHĂRA ET D
â
AUTRES VILLES PAR CE PEUPLE
TenkĂźz khĂąn Ă©tait forgeron
, dans le pays de KhithĂą
. Il avait
une ùme généreuse, un corps vigoureux, une stature élevée. Il réunis-
sait ses compagnons et leur donnait Ă manger. Une bande dâindividus
se rassemblĂšrent auprĂšs de lui, et le mirent Ă leur tĂȘte. Il sâempara de
son pays natal, il devint puissant, ses forces augmentĂšrent, et son pou-
voir fut immense. Il fit la conquĂȘte du royaume de KhithĂą, puis de la
Chine, et ses troupes prirent un accroissement considérable. Il conquit
les pays de Khoten, de CĂąchkhar et dâAlmĂąlik
. Djélùl eddßn Sind-
jar, fils de KhĂąrezm chĂąh, Ă©tait roi du KhĂąrezm, du
p275
Khorùçùn et du
MavĂ©rĂąânnahi
et possédait une puissance considérable. En consé-
quence, TenkĂźz le craignit, sâabstint de lâattaquer et nâexerça aucun
acte dâhostilitĂ© contre lui.
Or il arriva que TenkĂźz envoya des marchands avec des produc-
tions de la Chine et du KhithĂą, telles quâĂ©toffes de soie et autres, dans
la ville dâOthrĂąr, la derniĂšre place des Ătats de DjĂ©lĂąl eddĂźn. Le lieute-
nant de ce prince Ă OthrĂąr lui annonça lâarrivĂ©e de ces marchands et
lui fit demander quelle conduite il devait tenir envers eux. Le roi lui
487
Gengis Ă©tait fils dâun chef de clan et son arriĂšre-grand-pĂšre Ă©tait chef dâune
premiÚre confédération mongole. La légende du forgeron est aussi mentionnée
par Guillaume de Rubrouck qui visita Qaraqorum, la capital mongole, en
1254. Elle tire peut-ĂȘtre son origine du nom de naissance de Gengis, Temudjin
(Forgeron ; de
tĂ€mĂŒr
,
timur
,
demir
: fer), ou de la vieille légende turque, re-
prise par les Mongols, dâErgenekon, oĂč le futur clan souverain enfermĂ© dans
un territoire enclavé put sortir grùce à un forgeron qui fit fondre une montagne
de fer. Cette légende, appliquée à Gengis-Temudjin, symbolise bien
lâexpansion mongole, nâattachant aucun caractĂšre pĂ©joratif aux origines de
Gengis, comme semble vouloir faire Ibn Battûta. Ceci expliquerait comment
Rubrouck a pu la recueillir à Qaraqorum et à une époque si précoce.
488
Nom donné à la Chine du Nord, tirant son origine des Khitans qui y avaient
fondé un empire de 907 à 1122.
489
La conquĂȘte de la Chine commencĂ©e en 1209 se termina en 1279, sous Qubi-
lai ; Khotan et Kashgar dans le Sinkiang, ainsi quâAlmalik furent conquises en
1218.
490
Les Khwarezmshahs ont régné sur cette région depuis la fin du
XII
e
siĂšcle jus-
quâĂ lâarrivĂ©e des Mongols. Ibn BattĂ»ta mĂ©lange ici Muhammad Khwarezm-
shah, surnommĂ© Sindjar (1200-1220), de lâĂ©poque duquel date lâĂ©pisode
dâOtrar racontĂ© plus loin, et son fils Djalal al-din, personnage devenu lĂ©gen-
daire, qui combattit les Mongols, de lâInde jusquâen Anatolie, pendant dix ans
(1221-1231).
Ibn BattĂ»ta â Voyages
229
II. De La Mecque aux steppes russes et Ă lâInde
Ă©crivit de sâemparer de leurs richesses, de leur infliger un chĂątiment
exemplaire, de les mutiler et de les renvoyer ensuite dans leur pays ;
car Dieu avait dĂ©cidĂ© dâaffliger et dâĂ©prouver les habitants des
contrĂ©es de lâOrient, en leur inspirant une rĂ©solution imprudente, un
dessein méchant et de mauvais augure.
Lorsque le gouverneur dâOthrĂąr se fut conduit de la sorte, TenkĂźz
se mit en marche, Ă la tĂȘte dâune armĂ©e innombrable, pour envahir les
pays musulmans. Quand ledit gouverneur reçut lâavis de son appro-
che, il envoya des espions, afin quâils lui apportassent des nouvelles
de lâennemi. On raconte que lâun dâeux entra dans le camp dâun des
Ă©mirs de TenkĂźz, sous le dĂ©guisement dâun mendiant, et ne trouva per-
sonne qui lui donnĂąt Ă manger. Il sâarrĂȘta prĂšs dâun Tatar ; mais il ne
vit chez cet homme aucune provision, et nâen reçut pas le moindre
aliment. Lorsque le soir fut arrivé, le Tatar prit des tripes, ou intestins
dessĂ©chĂ©s quâil conservait, les humecta avec de lâeau, fit une saignĂ©e Ă
son cheval, remplit ces boyaux du sang qui coulait de cette saignée,
les lia et les fit rĂŽtir ; ce mets fut toute sa nourriture. Lâespion, Ă©tant
retourné à Othrùr, informa le gouverneur de cette
p276
ville de ce qui
regardait les ennemis, et lui dĂ©clara que personne nâĂ©tait assez puis-
sant pour les combattre
. Le gouverneur demanda du secours Ă son
souverain Djélùl eddßn. Ce prince le secourut par une armée de
soixante et dix mille hommes, sans compter les troupes quâil avait
prĂ©cĂ©demment. Lorsque lâon en vint aux mains, TenkĂźz les mit en dĂ©-
route ; il entra de vive force dans la ville dâOthrĂąr, tua les hommes et
fit prisonniers les enfants. Djélùl eddßn marcha en personne contre
lui ; et ils se livrĂšrent des combats si sanglants quâon nâen avait pas
encore vus de pareils sous lâislamisme
. Enfin TenkĂźz sâempara du
491
« Quand lâarmĂ©e part pour la guerre ou pour toute autre nĂ©cessitĂ©, plus volon-
tiers et bravement que le reste du monde, ils se soumettent aux labeurs, et
maintes fois, sâil le faut, lâhomme ira ou demeurera tout un mois sans autre
nourriture que le lait dâune jument et la chair des bĂȘtes quâil tuera avec son
arc. Et son cheval paĂźtra nâimporte quelle herbe il trouvera au bord des pistes
en marchant, tant quâil nâa nul besoin de porter avoine, foin ou paille [...] Ce
sont les gens au monde qui plus durement travaillent et supportent fatigue,
font la plus faible dĂ©pense et se contentent dâun petit manger ; et voilĂ pour-
quoi mieux sont que dâautres pour conquĂ©rir citĂ©s, terres et royaumes » (Mar-
co P
OLO
).
492
Otrar, située sur le Siri Darya, fut conquise en 1219, Bukhara et Samarkande
en 1220, enfin Urgentch en 1221. Câest pan la suite que Djalal al-din infligea
Ibn BattĂ»ta â Voyages
230
II. De La Mecque aux steppes russes et Ă lâInde
Mavérùnnahr, détruisit Bokhùra, Samarkand et Termedh, et passa le
fleuve, câest-Ă -dire le DjeĂŻhoĂ»n, se dirigeant vers Balkh, dont il fit la
conquĂȘte. Puis il marcha sur BĂąrniĂąn, quâil prit Ă©galement ; enfin, il
sâavança au loin dans le Khorùçùn et dans lâIrĂąk âAdjem
. Les mu-
sulmans se soulevĂšrent contre lui Ă Balkh et dans le MavĂ©rĂąânnahr. Il
revint sur eux,entra de vive force dans Balkh, et ne la quitta quâaprĂšs
en avoir fait un monceau de ruines
; il fit
p277
ensuite de mĂȘme Ă
Termedh. Cette ville fut dĂ©vastĂ©e, et elle nâest jamais redevenue flo-
rissante depuis lors mais on a bĂąti, Ă deux milles de lĂ , un ville que
lâon appelle aujourdâhui Termedh. TenkĂźz massacra les habitants de
Bùmiùn, et la ruina de fond en comble, excepté le minaret de sa mos-
quĂ©e djĂąrniâ. Il pardonna aux habitants de BokhĂąra et de Samarkand ;
puis il retourna dans lâIrĂąk
. La puissance des Tatars ne cessa de
faire des progrĂšs au point quâils entrĂšrent de vive force dans la capi-
tale de lâislamisme et dans le sĂ©jour du khalifat, câest-Ă -dire Ă Bagh-
dĂąd, et quâils Ă©gorgĂšrent le khalife Mostaâcim Billah, lâAbbĂącide.
Voici ce que dit Ibn Djozaï : « Notre cheïkh, le kùdhi des kùdhis,
Abouâl BĂ©rĂ©cĂąt, fils du pĂšlerin (Ibn alhĂąddj), mâa fait le rĂ©cit suivant
âJâai entendu dire ce qui suit au prĂ©dicateur Abou âAbd Allah, fils de
RĂ©chĂźd : Je rencontrai Ă La Mecque NoĂ»r eddĂźn, fils dâAzzeddjĂądj, un
des savants de lâIrĂąck, accompagnĂ© du fils de son frĂšre. Nous conver-
sùmes ensemble et il me dit : Il a péri dans la catastrophe causée par
les Tatars, dans lâIrĂąk, vingt-quatre mille savants. Il ne reste plus de
toute cette classe que moi et cet homme, désignant du geste le fils de
son frĂšre.â »
Mais revenons au récit de notre voyageur.
aux Mongols leur seule défaite du vivant de Gengis, à Parwar, au nord de Ka-
boul, mais finit par ĂȘtre battu sur les bords de lâIndus le 25 novembre 1221.
493
Tirmidh, Balkh (voir plus loin) et Bamiyan, capitale Ă lâĂ©poque du nord de
lâAfghanistan, furent conquises Ă©galement en 1221. Par la suite un raid menĂ©
par Tului, fils cadet de Gengis et pÚre de Hulagu, pénétra en Iran et détruisit
Merv, Nishapur, Rey, Qazvin et Tabriz.
494
Lâhistorien Ibn al-Athir parle aussi de cette rĂ©volte, mais Balkh paraĂźt avoir
déjà été détruite au passage de 1221.
495
Il ne retourna pas en Irak mais en Mongolie ; la conquĂȘte de Bagdad a Ă©tĂ© faite
en 1258 par Hulagu.
Ibn BattĂ»ta â Voyages
231
II. De La Mecque aux steppes russes et Ă lâInde
Nous logeùmes, dit-il, dans le faubourg de Bokhùra, nommé Feth
AbĂąd
, le SĂ©jour de la victoire, oĂč se trouve le tombeau du cheĂŻkh,
du savant, du pieux et dévot Seïf eddßn albùkharzy
; cet homme
Ă©tait au nombre des principaux saints. Lâermitage qui porte son nom,
et oĂč nous descendĂźmes, est considĂ©rable. Il jouit de legs importants, Ă
lâaide desquels on donne Ă manger
p278
à tout-venant. Le supérieur de
cet ermitage est un descendant de BĂąkharzy ; câest le pĂšlerin, le voya-
geur Yahia albùkharzy. Ce cheïkh me traita dans sa maison, et y réunit
les principaux habitants de la ville. Les lecteurs du Coran firent une
lecture avec de belles voix ; le prédicateur fit un sermon, et on chanta
des chansons turques et persanes, dâaprĂšs une mĂ©thode excellente
Nous passĂąmes en cet endroit une nuit admirable, et qui peut compter
parmi les plus merveilleuses. Jây rencontrai le jurisconsulte, le savant
et vertueux Sadr accherĂźâah, le Chef de la loi, qui Ă©tait arrivĂ© de HĂ©-
rĂąt
; câĂ©tait un homme pieux et excellent. Je visitai Ă BokhĂąra le
tombeau du savant imĂąm Abou âAbd Allah albokhĂąry
, professeur
des musulmans et auteur du recueil [de traditions] intitulé :
AldjĂą-
miâssahĂźh
, la Collection véridique. Sur ce tombeau se trouve cette ins-
cription : « Ceci est la tombe de Mohammed, fils dâIsmĂąâĂŻl albokhĂąry,
qui a composĂ© tels et tels ouvrages. » Câest ainsi quâon lit, sur les
tombes des savants de BokhĂąra, leurs noms et les titres de leurs Ă©crits.
Jâavais copiĂ© un grand nombre de ces Ă©pitaphes ; mais je les ai per-
dues avec dâautres objets, lorsque les infidĂšles de lâInde me dĂ©pouillĂš-
rent sur mer.
Nous partĂźmes de BokhĂąra, afin de nous rendre au camp du sultan
pieux et honoré Alù eddßn Thermachßrßn, dont il sera question ci-
aprĂšs. Nous passĂąmes par Nakhcheb
, ville dont le cheĂŻkh Abou
496
Le faubourg situé au-delà de la porte est de la ville.
497
Ce disciple de Nadjm al-din Kubra (voir ci-dessus n. 17), mort en 1261, aurait
converti Berke, le souverain de la Horde dâOr. Son tombeau, toujours existant,
et les bĂątiments qui lâaccompagnent furent Ă©difiĂ©s par Sorgaqtani, Ă©pouse de
Tului, laquelle était néanmoins chrétienne.
498
Il sâagit peut-ĂȘtre de Fakhr al-din Khisar, qui portait le titre de sadr et fut
nommé cadi de Hérat en 1314-1315.
499
Voir ci-dessus n. 37. Son tombeau serait dans le village de Khartank Ă deux
farsakhs de Samarkande, dâaprĂšs ses premiers biographes.
500
Nakhshab, située sur la route reliant Bukhara à Balkh, à quatre jours de la
premiĂšre et Ă huit de la seconde Ă©tait choisie depuis Gengis, en 1220, pour les
campements dâĂ©tĂ©. Les souverains TchaghataĂŻdes Kebek (1318-1326) et Kaz-
Ibn BattĂ»ta â Voyages
232
II. De La Mecque aux steppes russes et Ă lâInde
TorĂąb
p279
annakhchéby
a empruntĂ© son surnom. Câest une petite
cité, entourée de jardins et de canaux. Nous logeùmes hors de ses
murs, dans une maison appartenant Ă son gouverneur. Jâavais avec
moi une jeune esclave qui Ă©tait enceinte et prĂšs de son terme ; jâavais
rĂ©solu de la conduire Ă Samarkand, pour quâelle y fit ses couches. Or
il se trouva quâelle Ă©tait dans une litiĂšre qui fut chargĂ©e sur un cha-
meau. Nos camarades partirent de nuit et cette esclave les accompa-
gna, avec les provisions et dâautres objets Ă moi appartenant. Pour
moi, je restai prĂšs de Nakhcheb, afin de me mettre en route de jour,
avec quelques autres de mes compagnons. Les premiers suivirent un
chemin différent de celui que nous prßmes. Nous arrivùmes le soir du
mĂȘme jour au camp du sultan. Nous Ă©tions affamĂ©s, et nous descen-
dßmes dans un endroit éloigné du marché ; un de nos camarades ache-
ta de quoi apaiser notre faim. Un marchand nous prĂȘta une tente oĂč
nous passĂąmes la nuit. Nos compagnons partirent le lendemain Ă la
recherche des chameaux et du reste de la troupe ; ils les trouvĂšrent
dans la soirée, et les amenÚrent avec eux. Le sultan était alors absent
du camp pour une partie de chasse. Je visitai son lieutenant, lâĂ©mir
Takbogha ; il me logea dans le voisinage de sa mosquée et me donna
une kharghĂą ; câest une espĂšce de tente, que nous avons dĂ©crite ci-
dessus
. JâĂ©tablis la jeune esclave dans cette kharghĂą ; et elle y ac-
coucha dans la mĂȘme nuit. On mâinforma que lâenfant Ă©tait du sexe
masculin, mais il nâen Ă©tait pas ainsi : ce ne fut quâaprĂšs lâ
akĂźkah
quâun de mes compagnons mâapprit que lâenfant Ă©tait une fille. Je fis
venir les esclaves femelles, et je les interrogeai ; elles me
p280
confir-
mÚrent la vérité du fait. Cette fille était née sous une heureuse étoile ;
depuis sa naissance, jâĂ©prouvai toutes sortes de joies et de satisfac-
tions. Elle mourut deux mois aprĂšs mon arrivĂ©e dans lâInde, ainsi que
je le raconterai ci-dessous.
gan (1343-1346) y ont construit des palais et câest ainsi que la ville acquit son
nom actuel Karshi (Palais en mongol).
501
Un des ancĂȘtres de la tradition khorasanienne du soufisme. Il aurait fait une
quarantaine de fois le pĂšlerinage et mourut en 859 en route pour La Mecque.
502
Voir ci-dessus chap. 2, n. 92.
503
Cérémonie su septiÚme jour de la naissance au cours de laquelle on sacrifie
une brebis ou une chĂšvre selon le rite malikite. On rase Ă©galement les cheveux
du nouveau-nĂ©, on les pĂšse et on distribue une quantitĂ© Ă©gale dâor ou dâargent.
Ibn BattĂ»ta â Voyages
233
II. De La Mecque aux steppes russes et Ă lâInde
Je visitai dans ce camp le cheïkh, le jurisconsulte, le dévot Mewlù-
nù Hoçùm eddßn alyùghi (le sens de ce dernier mot, en turc, est le re-
belle), qui est un habitant dâOthrĂąr, et le cheĂŻkh Haçan, beau-frĂšre du
sultan.
H
ISTOIRE DU SULTAN DU
M
AVĂRĂ
â
NNAHR
(
LA TRANSOXIANE
)
Câest le sultan honorĂ© âAlĂą eddĂźn ThermachĂźrmn
qui est un
prince trÚs puissant. Il possÚde des armées nombreuses, un royaume
considĂ©rable et un pouvoir Ă©tendu ; il exerce lâautoritĂ© avec justice.
Ses provinces sont situées entre celles de quatre des plus puissants
souverains de lâunivers : le roi de la Chine, le roi de lâInde, le roi de
lâIrĂąk et le roi Uzbec. Ces quatre princes lui font des prĂ©sents, et lui
témoignent de la considération et du respect. Il est parvenu à la royau-
té aprÚs son frÚre Iltchacathaï
. Ce dernier Ă©tait infidĂšle, et il Ă©tait
monté sur le trÎne aprÚs son frÚre aßné Kebec
. Kebec Ă©tait aussi
infidĂšle ; mais il Ă©tait juste dans lâexercice de son
p281
autorité, rendait
justice aux opprimés, et traitait les musulmans avec égard et considé-
ration.
A
NECDOTE
On raconte que ce roi Kebec, sâentretenant un jour avec le juris-
consulte et prédicateur Bedr eddßn al meldùny, lui dit : « Tu prétends
que Dieu a mentionnĂ© toutes choses dans son livre respectable [câest-
504
Tarmashirin (1326-1334) Ă©tait le sixiĂšme fils et septiĂšme successeur de Duwa
(1282-1306) qui avait plus ou moins rĂ©ussi Ă stabiliser lâempire mongol des
Tchaghatai, coincé entre les grandes formations mongoles sédentarisées des
Ilkhans en Perse et des Yuan en Chine. Tarmashirin fut un des premiers sou-
verains de sa lignĂ©e Ă accepter lâislamisme : toutefois, lâorigine de son nom,
Darma Shri est bouddhiste.
505
IltchigidaĂŻ (1326), quatriĂšme fils de Duwa. Entre lui et Tannashirin, il y a en-
core le rÚgne éphémÚre de Duwa Timur (1326). Ces souverains étaient boudd-
histes et pendant le rĂšgne dâIltchigidaĂŻ les dominicains rĂ©pandirent une propa-
gande catholique en Asie centrale.
506
Kebek rĂ©gna de 1309 Ă 1310 et de 1318 Ă 1326, lâintervalle Ă©tant rempli par un
autre frÚre, Esen Buqa. Il fut le premier de sa lignée à centrer son empire sur la
Transoxiane en choisissant comme rĂ©sidence Nakhshab. Dâautres auteurs at-
testent sa justice.
Ibn BattĂ»ta â Voyages
234
II. De La Mecque aux steppes russes et Ă lâInde
Ă -dire le Coran] ? » Le docteur rĂ©pondit : « Oui, certes. â OĂč donc se
trouve mon nom dans ce livre ? » Le fakßh repartit : « Dans ce verset :
â[ton maĂźtre gĂ©nĂ©reux], qui tâa façonnĂ© (
rakkebec
) dâaprĂšs la forme
quâil a voulue
â » Cela plut Ă Kebec ; il sâĂ©cria :
Iakhchy
, ce qui, en
turc, veut dire excellent ; il témoigna à cet homme une grande consi-
dĂ©ration, et accrut celle quâil montrait aux musulmans.
A
UTRE ANECDOTE
Parmi les jugements rendus par Kebec, on raconte le suivant. Une
femme vint se plaindre Ă lui dâun des Ă©mirs ; elle exposa quâelle Ă©tait
pauvre et chargĂ©e dâenfants, quâelle possĂ©dait du lait, avec le prix du-
quel elle comptait les nourrir ; mais que cet émir le lui avait enlevé de
force et lâavait bu. Kebec lui dit : « Je le ferai fendre en deux ; si le
lait sort de son ventre, il sera mort justement ; sinon je te ferai fendre
en deux aprÚs lui. » La femme dit : « Je lui abandonne mes droits sur
ce lait, et je ne lui réclame plus rien. » Kebec fit couper en deux cet
Ă©mir, et le lait coula de son ventre
.
Mais revenons au sultan ThermachĂźrĂźn.
Lorsque jâeus passĂ© quelques jours dans le camp, que
p282
les Turcs
appellent
ordou
, je mâen allai un jour, pour faire la priĂšre de
lâaurore dans la mosquĂ©e, selon ma coutume. Quand jâeus fini ma
priĂšre, un des assistants me dit que le sultan se trouvait dans la mos-
quĂ©e. AprĂšs que ce prince se fut levĂ© de son tapis Ă prier, je mâavançai
pour le saluer. Le cheïkh Haçan et le légiste Hoçùm eddßn Alyùghi se
levÚrent, et instruisirent le sultan de ma situation et de mon arrivée
depuis quelques jours. Il me dit en turc :
Khoch mĂźsen, yakhchi mĂźsen,
kothloû eïoûsen
. Le sens de
khoch mĂźsen
est : « Es-tu bien portant ? »
Yakhchi mĂźsen
signifie : « Tu es un homme excellent » ; enfin,
kothloĂ»
eïoûsen
signifie : « Ton arrivée est bénie
».
507
LXXXII, 8.
508
Voir t. I, chap. 3, n. 79.
509
Voir ci-dessus chap. 3, n. 36.
510
La traduction approximative serait : « Que tu sois heureux. »
Ibn BattĂ»ta â Voyages
235
II. De La Mecque aux steppes russes et Ă lâInde
Le sultan Ă©tait couvert en ce moment dâune tunique de kodsy, ou
Ă©toffe de JĂ©rusalem, de couleur verte ; il portait sur sa tĂȘte une calotte
de pareille Ă©toffe. Il retourna Ă pied Ă sa salle dâaudience ; ses sujets se
présentaient devant lui sur la route, pour lui exposer leurs griefs. Il
sâarrĂȘtait pour chaque plaignant, grand ou petit, homme ou femme ;
ensuite il mâenvoya chercher. Jâarrivai prĂšs de lui et je le trouvai dans
une tente, en dehors de laquelle les hommes se tenaient, Ă droite et Ă
gauche. Tous les Ă©mirs Ă©taient assis sur des siĂšges ; leurs serviteurs se
tenaient debout derriĂšre et devant eux. Tous les soldats Ă©taient assis
sur plusieurs rangs ; devant chacun dâeux se trouvaient ses armes ; ils
Ă©taient alors de garde, et devaient rester en cet endroit jusquâĂ quatre
heures de lâaprĂšs-midi ; dâautres devaient venir les relever et rester
jusquâĂ la fin de la nuit. On avait placĂ© en ce lieu des tentures dâĂ©toffe
de coton, sous lesquelles ces hommes étaient abrités.
Lorsque je fus introduit prĂšs du roi, dans la tente, je le trouvai assis
sur un siĂšge semblable Ă une chaire Ă prĂȘcher, et recouvert de soie
brochĂ©e dâor. Le dedans de la tente Ă©tait doublĂ© dâĂ©toffe de soie do-
rée ; une couronne incrustée de perles et de pierres précieuses était
p283
suspendue, Ă la hauteur dâune coudĂ©e, au-dessus de la tĂȘte du sultan.
Les principaux Ă©mirs Ă©taient assis sur des siĂšges, Ă la droite et Ă la
gauche du prince. Des fils de rois
, portant dans leurs mains des
Ă©mouchoirs, se tenaient devant lui. PrĂšs de la porte de la tente Ă©taient
postés le lieutenant du souverain, le vizir, le chambellan et le secré-
taire de lâ
alĂąmah
, que les Turcs appellent
al thamgha
(
al
signifie
rouge, et
thamgha
parafe)
. Tous les quatre se levĂšrent devant moi,
lorsque jâentrai, et mâaccompagnĂšrent Ă lâintĂ©rieur. Je saluai le sultan,
et il mâinterrogea touchant La Mecque, MĂ©dine, JĂ©rusalem, HĂ©bron,
Damas, lâĂgypte, AlmĂ©lic annĂącir, les deux IrĂąks, leur souverain et la
Perse. Le secrĂ©taire de lâalĂąmah nous servait de truchement. Ensuite le
moueddhin appela les fidĂšles Ă la priĂšre de midi, et nous nous en re-
tournĂąmes.
Nous assistions aux priĂšres, en compagnie du sultan, et cela pen-
dant des journĂ©es dâun froid excessif et mortel. Le sultan ne nĂ©gligeait
511
Apparemment les princes de sa lignée.
512
Le sceau impérial, le porteur, appelé
tamgaci
, Ă©tant ainsi un garde des sceaux
dans le sens originel du terme.
Ibn BattĂ»ta â Voyages
236
II. De La Mecque aux steppes russes et Ă lâInde
pas de faire la priĂšre de lâaurore ni celle du soir avec les fidĂšles. Il
sâasseyait pour rĂ©citer les louanges de Dieu, en langue turque, aprĂšs la
priĂšre de lâaurore jusquâau lever du soleil. Tous ceux qui se trouvaient
dans la mosquĂ©e sâapprochaient de lui ; il leur prenait la main et la
leur pressait. Ils agissent de mĂȘme Ă la priĂšre de lâaprĂšs-midi. Lors-
quâon apportait au sultan un prĂ©sent de raisins secs ou de dattes (or les
dattes sont rares chez eux et ils les recherchent fort), il en donnait de
sa propre main à tous ceux qui se trouvaient dans la mosquée.
A
NECDOTE
Parmi les actions généreuses de ce roi, je citerai la suivante :
jâassistai un jour Ă la priĂšre de lâaprĂšs-midi, et le
p284
sultan ne sây
trouva pas. Un de ses pages vint avec un tapis, quâil Ă©tendit en face du
mihrĂąb, oĂč le prince avait coutume de prier. Il dit Ă lâimĂąm Hoçùm
eddĂźn AlyĂąghi : « Notre maĂźtre veut que tu lâattendes un instant pour
faire la priĂšre, jusquâĂ ce quâil ait achevĂ© ses ablutions. » LâimĂąm se
leva et dit en persan : « Le
namĂąz
[câest-Ă -dire la priĂšre] est-il pour
Dieu ou pour Thermachßrßn ? » Puis il ordonna au moueddhin de réci-
ter le second appel Ă la priĂšre
. Le sultan arriva lorsquâon avait dĂ©jĂ
terminĂ© deux recâahs ou gĂ©nuflexions de la priĂšre. Il fit les deux der-
niĂšres recâahs derriĂšre tout le monde, et cela dans lâendroit oĂč les fidĂš-
les déposent leurs sandales, prÚs de la porte de la mosquée ; aprÚs
quoi, la priÚre publique fut achevée, et il accomplit seul les deux
recâahs quâil avait passĂ©es. Puis il se leva, sâavança en riant vers
lâimĂąm, afin de lui prendre la main, et sâassit en face du mihrĂąb. Le
cheĂŻkh et imĂąm Ă©tait Ă son cĂŽtĂ©, et moi jâĂ©tais Ă cĂŽtĂ© de lâimĂąm. Le
prince me dit : « Quand tu seras retourné dans ton pays, racontes-y
quâun fakĂźr persan agit de la sorte avec le sultan des Turcs. »
Ce cheĂŻkh prĂȘchait les fidĂšles tous les vendredis ; il ordonnait au
sultan dâagir conformĂ©ment Ă la loi, et lui dĂ©fendait de commettre des
actes illégaux ou tyranniques. Il lui parlait avec dureté ; le sultan se
taisait et pleurait. Le cheĂŻkh nâacceptait aucun prĂ©sent du prince, ne
513
Le premier appel Ă la priĂšre, lâ
Ă©zan
(
adhan
), est répété avec quelques varia-
tions Ă lâintĂ©rieur de la mosquĂ©e une fois que lâassistance est alignĂ©e pour la
priÚre. Ce deuxiÚme appel est nommé
iqama
.
Ibn BattĂ»ta â Voyages
237
II. De La Mecque aux steppes russes et Ă lâInde
mangeait mĂȘme pas Ă sa table, et ne revĂȘtait pas dâhabits donnĂ©s par
lui ; en un mot, câĂ©tait un des plus vertueux serviteurs de Dieu. Je
voyais souvent sur lui une tunique dâĂ©toffe de coton, doublĂ©e et pi-
quĂ©e de coton, toute usĂ©e et toute dĂ©chirĂ©e. Sur sa tĂȘte il portait un
haut bonnet de feutre, dont le pareil pouvait valoir un
kĂźrĂąth
,
p285
et
il nâavait pas dâ
imĂąmah
. Je lui dis un jour : « à mon seigneur,
quâest-ce que cette tunique dont tu es vĂȘtu ? Certes elle nâest pas
belle. » Il me rĂ©pondit : « O mon fils, cette tunique ne mâappartient
pas, mais elle appartient Ă ma fille. » Je le priai dâaccepter quelques-
uns de mes vĂȘtements. Il me dit : « Jâai fait vĆu Ă Dieu, il y a cin-
quante ans, de ne rien recevoir de personne ; si jâacceptais un don de
quelquâun, ce serait de toi. »
Lorsque jâeus rĂ©solu de partir, aprĂšs avoir sĂ©journĂ© prĂšs de ce sul-
tan durant cinquante-quatre jours, il me donna sept cents dĂźnĂąrs, et une
pelisse de zibeline qui valait cent dĂźnĂąrs, et que je lui demandai, Ă
cause du froid. Lorsque je la lui eus demandée, il prit mes manches et
se mit à me la passer de sa propre main, marquant ainsi son humilité,
sa vertu et la bonté de son caractÚre. Il me donna deux chevaux et
deux chameaux. Quand je voulus lui faire mes adieux, je le rencontrai
au milieu du chemin, se dirigeant vers une réserve de chasse. La jour-
née était excessivement froide ; en vérité, je ne pus proférer une seule
parole, Ă cause de la violence du froid. Il comprit cela, sourit et me
tendit la main ; aprĂšs quoi, je mâen retournai.
Deux ans aprĂšs mon arrivĂ©e dans lâInde, nous apprĂźmes que les
principaux de ses sujets et de ses Ă©mirs sâĂ©taient rĂ©unis dans la plus
Ă©loignĂ©e de ses provinces qui avoisinent la Chine. Câest lĂ que se
trouvait la plus grande partie de ses troupes. Ils prĂȘtĂšrent serment Ă un
de ses cousins nommé Bouzoun Oghly
; or tous les
p286
fils de rois
514
Le qirat ou carat Ă©tait le 1/24 du mithqal dâor ou le 1/16 du dirham dâargent.
515
PiĂšce de mousseline que lâon roule autour de la calotte ; turban.
516
Lâislamisation et le recentrage de lâempire sur la Transoxiane, qui procĂšdent
du mĂȘme objectif : profiter de la production agricole et artisanale, ainsi que du
flux commercial dâun pays de vieille civilisation, indisposent les chefs tribaux,
shamanistes du vieux noyau oriental de lâempire. DâoĂč la rĂ©action qui se mani-
feste en 1334 avec Buzan, fils de Duwa Timur (voir ci-dessus, n. 58) et donc
neveu de Tarmashirin. On possĂšde des monnaies de Buzan datant de 1334,
mais avec la dĂ©position de Tarmashirin on entre dans une pĂ©riode dâanarchie
et il nâest pas impossible que des rĂšgnes se superposent et que ces Ă©vĂ©nements
Ibn BattĂ»ta â Voyages
238
II. De La Mecque aux steppes russes et Ă lâInde
sont appelés par les Turcs
oghly
. Bouzoun Ă©tait musulman ; mais
câĂ©tait un homme impie et mĂ©chant. Les Tartares le reconnurent pour
roi et déposÚrent Thermachßrßn, parce que ce dernier avait agi contrai-
rement aux prĂ©ceptes de leur aĂŻeul commun, le maudit TenkĂźz, celui-lĂ
mĂȘme qui a dĂ©vastĂ© les contrĂ©es musulmanes, et dont il a Ă©tĂ© question
ci-dessus. Tenkßz avait composé un livre contenant ses lois, et qui est
appelé, chez ces peuples, Aliaçùk
. Il est dâobligation pour les Tar-
tares de déposer tout prince qui désobéit aux prescriptions de ce livre.
Parmi ses préceptes, il y en a un qui leur commande de se réunir une
fois tous les ans. On appelle ce jour
Thoi
, câest-Ă -dire jour de Fes-
tin. Les descendants de Tenkßz et les émirs viennent à cette réunion de
tous les points de lâempire. Les khĂątoĂ»ns et les principaux officiers de
lâarmĂ©e y assistent aussi. Si le sultan a changĂ© quelque chose aux
prescriptions de TenkĂźz, les chefs des Tartares sâapprochent de lui et
lui disent : « Tu as fait tel et tel changement et tu tâes conduit ainsi. Il
est donc devenu nécessaire de te déposer. » Ils le prennent par la
main, le font descendre de dessus son trĂŽne et y placent un autre des-
cendant de TenkĂźz. Si un des principaux Ă©mirs a commis une faute
dans son gouvernement, ils prononcent contre lui la peine quâil a mĂ©-
ritée.
Le sultan Thermachßrßn avait mis fin aux jugements prononcés ce
jour-là , et abrogé la coutume de cette réunion. Les Tartares supportÚ-
rent avec beaucoup de peine cette conduite du sultan. Ils lui repro-
chaient aussi dâavoir sĂ©journĂ© quatre ans de suite dans la portion des
Ătats contigu au Khorùçùn, et de nâĂȘtre pas venu dans
p287
la portion
qui touche Ă la Chine. Il est dâusage que le roi se rende chaque annĂ©e
dans ces rĂ©gions, quâil y examine leur situation et lâĂ©tat des troupes
qui sây trouvent ; car câest de lĂ que leurs rois sont originaires
.
Leur capitale est la ville dâAlmĂąlik.
qui ne sont nulle part datés se soient déroulés en 1335 (voir la préface pour les
problĂšmes de chronologie).
517
Le titre serait plutĂŽt
oghlan
.
518
Yasa
ou
Yasak
, le code édicté par Gengis.
519
Le
toy
(festin) est ici employé dans le sens de
kurultay
(assemblée), mais les
deux termes désignent une réunion officielle des dignitaires mongols.
520
Lâapanage dâorigine de TchaghataĂŻ Ă©tait situĂ© dans la rĂ©gion dâAlmalik.
Ibn BattĂ»ta â Voyages
239
II. De La Mecque aux steppes russes et Ă lâInde
Lorsque les Tartares eurent prĂȘtĂ© serment Ă Bouzoun, il se mit en
marche avec une armée considérable. Thermachßrßn craignit quelque
complot de la part de ses Ă©mirs, ne se fia point Ă eux, et monta Ă che-
val, accompagné de quinze cavaliers seulement, afin de gagner la pro-
vince de Ghaznah, qui faisait partie de son empire. Le vice-roi de cette
province Ă©tait le principal de ses Ă©mirs et son confident, BoronthaĂŻh.
Cet Ă©mir aime lâislamisme et les musulmans ; il a construit dans son
gouvernement environ quarante ermitages, oĂč lâon distribue des ali-
ments aux voyageurs. Il commande Ă une armĂ©e nombreuse. Je nâai
pas rencontrĂ© parmi tous les mortels que jâai vus dans toute lâĂ©tendue
de lâunivers, un homme dâune stature plus Ă©levĂ©e que la sienne.
Lorsque ThermachĂźrĂźn eut traversĂ© le fleuve DjeĂŻhoĂ»n, et quâil eut
pris le chemin de Balkh, il fut vu dâun Turc, au service de Ianki, fils
de son frÚre Kebec. Or le sultan Thermachßrßn avait tué son frÚre Ke-
bec
, dont il a été question plus haut. Le fils de ce prince, Ianki, res-
tait Ă Balkh. Lorsque le Turc lâinforma de la rencontre de son oncle, il
dit : « Il ne sâest enfui quâĂ cause de quelque affaire grave qui lui sera
survenue. » il montai cheval avec ses officiers, se saisit de Thermachß-
rĂźn et lâemprisonna.
Cependant Bouzoun arriva Ă Samarkand et Ă BokhĂąra dont les ha-
bitants le reconnurent pour souverain. Ianki lui amena ThermachĂźrĂźn.
On raconte que quand ce
p288
prince fut arrivé à Nécef, prÚs de Samar-
kand, il y fut mis Ă mort et y fut enseveli
, et que le cheĂŻkh Chems
eddßn Guerden Burßdù est le gardien de son mausolée. On dit aussi
que Thermachßrßn ne fut pas tué, ainsi que nous le raconterons ci-
dessous.
Guerden
(en persan) signifie cou et
burĂźdĂą
(
burĂźdeh
) coupé.
Ce cheĂŻkh fut appelĂ© de ce nom Ă cause dâune blessure quâil avait re-
çue au cou ; je lâai rencontrĂ© dans lâInde et je parlerai de lui ci-aprĂšs.
Lorsque Bouzoun fut devenu roi, le fils du sultan ThermachĂźrĂźn,
BĂ©chùï Oghoul (ou mieux Oghly, dâaprĂšs un manuscrit), sa sĆur et le
521
DâaprĂšs lâ« Anonyme dâIskandar », pratiquement la seule source historique
qui traite de ces Ă©vĂ©nements Kebek serait mort de mort naturelle. De mĂȘme on
ne connaĂźt pas ce Ianki, Ă moins quâil ne sâagisse de Tchengshi, successeur de
Buzan (1334-1338), gĂ©nĂ©ralement connu comme fils dâEbĂŒgen, septiĂšme fils
de Duwa, mais parfois donné comme fils de Kebek.
522
Cette Necef est la mĂȘme que Nakhshab mentionnĂ©e plus haut. DâaprĂšs
dâautres sources aussi, Tarmashirin serait mort dans cette ville.
Ibn BattĂ»ta â Voyages
240
II. De La Mecque aux steppes russes et Ă lâInde
mari de celle-ci, FĂźroĂ»z sâenfuirent Ă la cour du roi de lâInde. Il les
traita avec considĂ©ration et leur assigna un logement splendide, Ă
cause de lâamitiĂ© et de lâĂ©change de lettres et de prĂ©sents qui existaient
entre lui et ThermachĂźrĂźn, Ă qui il donnait le titre de frĂšre. Dans la
suite, un individu arriva du Sind et prĂ©tendit ĂȘtre ThermachĂźrĂźn. Les
hommes furent dâopinions diffĂ©rentes touchant ce qui le regardait.
âImĂąd almulc SertĂźz, affranchi du roi de lâInde et vice-roi du Sind, ap-
prit cela. Il était appelé
MĂ©licâArz
, le Roi des revues, car câĂ©tait devant
lui que les troupes de lâInde passaient en revue, et il en avait le com-
mandement. Il résidait à Moltùn, capitale du Sind. Il envoya prÚs de
cet individu quelques Turcs qui avaient connu ThermachĂźrĂźn. Ils revin-
rent et dirent Ă SertĂźz que cet homme Ă©tait vraiment ThermachĂźrĂźn. Sur
ce rapport, SertĂźz ordonna dâĂ©lever pour lui une
sérùdjeh
ou
afrĂądj
,
câest-Ă -dire une tente
, Elle fut dressée en dehors de la ville. Sertßz
fit, pour recevoir cet individu, les prĂ©paratifs que lâon fait ordinaire-
ment pour les princes. Il sortit Ă sa rencontre, mit pied Ă terre devant
lui, le salua et le conduisit respectueusement Ă la sĂ©rĂądjeh, oĂč cet
homme entra Ă cheval, selon la coutume des rois. Personne ne
p289
douta que ce ne fût Thermachßrßn. Il envoya annoncer son arrivée au
roi de lâInde. Le roi lui dĂ©pĂȘcha des Ă©mirs, afin quâils allassent au-
devant de lui avec les mets de lâhospitalitĂ©.
Il y avait au service du roi de lâInde un mĂ©decin qui avait prĂ©cĂ©-
demment servi Thermachßrßn, et qui était devenu le premier des méde-
cins de lâInde. Il dit au roi : « Jâirai trouver cet homme, et je saurai si
ses prĂ©tentions sont fondĂ©es. Jâai soignĂ© un abcĂšs que ThermachĂźrĂźn
avait au-dessous du genou, et dont la marque est restée visible ; je sau-
rai la vérité par ce moyen. » Ce médecin alla donc trouver le nouveau
venu, et se joignit aux émirs qui étaient chargés de le recevoir. Il fut
admis en sa présence et resta assidûment prÚs de lui à la faveur de leur
ancienne connaissance ; enfin, un jour aprĂšs, il palpa ses jambes et
découvrit la cicatrice. Cet homme lui fit des reproches et lui dit : « Tu
veux regarder lâabcĂšs que tu as guĂ©ri ; en voici la place. » En mĂȘme
temps il lui fit voir la cicatrice. Le mĂ©decin connut par lĂ , Ă nâen plus
douter, que cet homme Ă©tait ThermachĂźrĂźn. Il retourna prĂšs du roi de
lâInde et lui annonça la nouvelle.
523
Voir aussi chap. 3, n. 22.
Ibn BattĂ»ta â Voyages
241
II. De La Mecque aux steppes russes et Ă lâInde
Quelque temps aprĂšs, le vizir Khodjah DjihĂąn Ahmed, fils dâAĂŻĂąs,
et le chef des Ă©mirs, KothloĂ» KhĂąn
, qui avait été précepteur du sul-
tan de lâInde dans son enfance, allĂšrent trouver ce roi et lui dirent :
« à seigneur du monde, ce sultan Thermachßrßn es arrivé ; il est véri-
table que cet hommes est bien le sultan. Il y a ici environ quarante
mille de ses sujets, son fils et son gendre
. As-tu bien examiné ce
qui arrivera sâils se joignent Ă lui ? » Ce discours fit une vive impres-
sion sur le sultan, et il ordonna dâamener ThermachĂźrĂźn en toute hĂąte.
Lorsque ce prince parut devant le sultan, il reçut lâordre de lui tĂ©moi-
gner son respect, comme tout le monde, et fut traité sans considéra-
tion. Le sultan lui
p290
dit :
YĂą mĂąder gĂąny
, « Ă fils dâune prostituĂ©e ! »
(ce qui est un reproche déshonorant), comme tu mens ! Tu dis que tu
es Thermachßrßn ; cependant ce prince a été tué et voici le gardien de
son mausolée. Par Dieu, sans la crainte de commettre un crime, certes,
je te tuerais ! Quâon lui donne, ajouta-t-il cinq mille dinars, quâon le
mĂšne Ă la maison de BĂ©chùï Oghoul et de sa sĆur, les deux enfants de
ThermachĂźrĂźn, et quâon leur dise : « Cet imposteur prĂ©tend ĂȘtre votre
pĂšre. » Cet homme alla donc trouver le prince et sa sĆur ; ils le recon-
nurent et il passa la nuit prĂšs dâeux, surveillĂ© par des gardiens. Le len-
demain matin, il fut tiré de cette maison ; le prince et la princesse
craignirent quâon ne les fĂźt pĂ©rir, Ă cause de cet homme. En consĂ©-
quence, ils le dĂ©savouĂšrent pour leur pĂšre. Il fut exilĂ© de lâInde et du
Sind, et prit le chemin de KĂźdj et du MecrĂąn. Les habitants des pro-
vinces situées sur sa route lui témoignaient du respect, lui donnaient
lâhospitalitĂ© et lui faisaient des prĂ©sents. Il arriva enfin Ă ChĂźrĂąz. Le
prince de cette ville, Abou Ishùk, le traita avec considération et lui as-
signa une somme suffisante pour son entretien. Lorsque jâentrai dans
ChĂźrĂąz, Ă mon retour de lâInde, on me dit que cet homme y Ă©tait en-
core. Je dĂ©sirais le voir ; mais je ne le fis pas, parce quâil demeurait
dans une maison oĂč personne ne le visitait sans la permission du sul-
tan Abou Ishùk, et que je craignis les conséquences de cette visite.
Dans la suite je me repentis de ne lâavoir pas vu.
Mais revenons Ă Bouzoun.
524
Pour ces personnages, voir plus loin p. 353 et 354.
525
Ces Ă©lĂ©ments sont peut-ĂȘtre en liaison avec une invasion controversĂ©e de Tar-
mashirin en Inde en 1326-1327.
Ibn BattĂ»ta â Voyages
242
II. De La Mecque aux steppes russes et Ă lâInde
Lorsque ce prince se fut emparé de la royauté, il tourmenta les mu-
sulmans, traita injustement ses sujets, et permit aux chrétiens et aux
juifs de réparer leurs temples. Les musulmans se plaignirent de cela,
et attendirent impatiemment que quelque revers vĂźnt atteindre Bou-
zoun. La conduite tyrannique de ce prince arriva Ă la connaissance de
Khùlßl, fils du sultan Yaçaoûn
,
p291
celui-lĂ mĂȘme qui avait Ă©tĂ©
vaincu dans sa tentative pour sâemparer du Khorùçùn. Il se rendit prĂšs
du roi de Hérùt, qui était le sultan Hoçaïn, fils du sultan Ghiyùth eddßn
alghoûry
, lui rĂ©vĂ©la ses projets et le pria de lâaider dâhommes et
dâargent, Ă condition quâil partagerait avec lui son royaume, lorsquâil
en aurait fait la conquĂȘte. Le roi HoçaĂŻn fit partir avec lui une armĂ©e
considérable. Entre Hérùt et Termedh, il y a neuf jours de distance.
Lorsque les Ă©mirs musulmans apprirent lâarrivĂ©e de KhalĂźl, ils lui fi-
rent leur soumission et lui témoignÚrent leur désir de combattre les
infidĂšles
. Le premier qui vint le trouver fut âAlĂą almulc KhodhĂą-
wend ZĂądeh, prince de Termedh
. CâĂ©tait un Ă©mir puissant, un des-
cendant de Mahomet par Hoçaïn. Il joignit Khalßl avec quatre mille
musulmans. KhalĂźl fut joyeux de son arrivĂ©e, lâinvestit du vizirat et lui
confia lâexercice de lâautoritĂ©. âAlĂą almulc Ă©tait au nombre des hom-
mes les plus braves. Dâautres Ă©mirs vinrent de toutes parts se rĂ©unir Ă
KhalĂźl, qui engagea le combat contre Bouzoun. Les troupes de celui-ci
526
Yasaâur, descendant de TchaghataĂŻ, nâa jamais Ă©tĂ© souverain ; il se mĂȘla dans
les luttes entre TchaghataĂŻdes et Ilkhans, envahit le Khorasan Ă deux reprises
en 1314 et 1319 et fut tuĂ© en 1320. On ne lui reconnaĂźt quâun seul fils, Kaz-
gan, qui régna de 1343 à 1346. Par contre, ce Khalil est connu comme un der-
viche turc, prĂ©tendant ĂȘtre un descendant de Gengis Khan et chef spirituel de
Baha al-din Naqshabandi (1318.1389), fondateur Ă©ponyme dâun ordre mysti-
que. On possÚde des monnaies frappées à son nom datant de 1342 et 1344. Il a
dû apparaßtre dans le vide politique installé en Transoxiane aprÚs la mort de
Tchengshi et le retrait de son frĂšre Yisen Timur (1338-1340) Almalik. Il nâest
donc peut-ĂȘtre pas directement liĂ© Ă la mort de Buzan.
527
Voir plus loin p. 302 et n. 109.
528
Il sâagit apparemment dâune alliance des chefs mongols musulmans, câest-Ă -
dire principalement ceux de la Transoxiane contre les Mongols paĂŻens de
lâEst.
529
Les Sayyids, descendants de Muhammad, de Tirmidh (voir plus loin n. 95),
avaient acquis suffisamment dâimportance dĂšs le dĂ©but du
XIII
e
siĂšcle pour que
Muhammad Khwarezmshah, en conflit avec le calife abbasside al-Nasir,
nomme un « anticalife » dans la personne dâun membre de cette famille,
connue plus tard sous le nom de Khudawandzade. Le personnage cité par Ibn
BattĂ»ta comme « prince » de Tirmidh semble donc descendre de cette mĂȘme
famille.
Ibn BattĂ»ta â Voyages
243
II. De La Mecque aux steppes russes et Ă lâInde
passÚrent du cÎté de Khalßl, et lui
p292
livrÚrent Bouzoun chargé de
chaĂźnes. KhalĂźl le fit Ă©trangler avec des cordes dâarc ; car câest la cou-
tume de ces peuples de ne faire périr les fils des rois que par strangu-
lation.
Le royaume tout entier fut soumis Ă KhalĂźl. Il passa ses troupes en
revue Ă Samarkand. Elles montaient Ă quatre-vingt mille hommes,
couverts de cuirasses et dont les chevaux étaient bardés de fer
. Il
congĂ©dia lâarmĂ©e avec laquelle il Ă©tait venu de HĂ©rĂąt et marcha vers le
pays dâAlmĂąlik. Les Tartares mirent Ă leur tĂȘte un des leurs, et ren-
contrĂšrent KhalĂźl Ă la distance de trois journĂ©es de marche dâAlmĂąlik,
dans le voisinage de TharĂąz
. Le combat fut chaud, et les deux ar-
mĂ©es tinrent ferme. LâĂ©mir KhodhĂąwend ZĂądeh, vizir de KhalĂźl, fit, Ă
la tĂȘte de vingt mille musulmans, une charge Ă laquelle les Tartares ne
purent résister. Ils furent mis en déroute et eurent un grand nombre de
morts. KhalĂźl sâarrĂȘta trois jours Ă AlmĂąlik, et en sortit pour extermi-
ner ceux des Tartares qui avaient survécu. Ils se soumirent à lui. Alors
il sâavança jusquâĂ la frontiĂšre du KhithĂą et de la Chine et conquit les
villes de KarĂąkoroum et de BichbĂąligh
. Le sultan de la Chine en-
voya contre lui des troupes, mais dans la suite la paix fut conclue entre
eux. La puissance de Khalßl devint considérable, et les autres rois le
craignirent ; il montra de lâĂ©quitĂ©, plaça des troupes Ă AlmĂąlik, y lais-
sa son vizir KhodhĂąwend ZĂądeh, et retourna Ă Samarkand et Ă BokhĂą-
ra.
Par la suite, les Turcs voulurent exciter du désordre : ils calomniÚ-
rent le vizir prĂšs de KhalĂźl, prĂ©tendant quâil avait lâintention de se rĂ©-
volter et disait quâil Ă©tait plus digne du trĂŽne que KhalĂźl, Ă cause de sa
parenté avec le
p293
ProphÚte, de sa libéralité et de sa bravoure. Khalßl
envoya un vice-roi Ă AlmĂąlik, en remplacement du vizir, et ordonna Ă
celui-ci de venir le trouver avec un petit nombre de personnes. DĂšs
quâil fut arrivĂ©, il le tua sans plus ample information. Ce meurtre fut la
530
Jean du Plan Carpin, qui fut envoyé à Qaraqorum en 1243, mentionne les cui-
rasses mongoles.
531
Sur la riviĂšre Talas, Ă trois cents miles Ă lâouest dâAlmalik.
532
Qaraqorum, sur la riviÚre Orkhon, était située au nord de la Mongolie actuelle,
Beshbaliq dans la région de Turfan, en Turkistan chinois. Ces berceaux de
lâempire mongol Ă©taient sous le contrĂŽle de lâempire mongol des Yuan de
Chine dont les souverains portaient Ă©galement le titre de Khan suprĂȘme des
Mongols.
Ibn BattĂ»ta â Voyages
244
II. De La Mecque aux steppes russes et Ă lâInde
cause de la ruine de son royaume. Lorsque lâautoritĂ© de KhalĂźl fut de-
venue considĂ©rable, il se rĂ©volta contre le prince de HĂ©rĂąt, qui lâavait
fait hĂ©riter du trĂŽne, et lui avait fourni des troupes et de lâargent. Il lui
Ă©crivit de faire la priĂšre en son nom, dans le royaume de HĂ©rĂąt, et de
frapper Ă son coin la monnaie dâor et dâargent. Cette conduite mĂ©-
contenta fort Mélic Hoçaïn ; il fit à Khalßl une réponse trÚs grossiÚre.
Khalßl se prépara à le combattre. Mais les troupes musulmanes ne le
secoururent pas et le jugĂšrent rebelle Ă son bienfaiteur. Cette nouvelle
parvint à Mélic Hoçaïn. Il fit marcher son armée sous le commande-
ment de son cousin germain Mélic Wernù. Les deux armées en vinrent
aux mains. Khalßl fut mis en déroute, fait prisonnier et mené à Mélic
Hoçaïn. Ce prince lui accorda la vie, le logea dans un palais, lui donna
une jeune esclave et lui assigna une pension. Câest dans cet Ă©tat que je
le laissai, Ă la fin de lâannĂ©e 747, lors de ma sortie de lâInde
.
Mais revenons Ă notre propos.
Lorsque jâeus fait mes adieux au sultan ThermachĂźrĂźn, je me diri-
geai vers la ville de Samarkand
, une des plus grandes, des plus bel-
les et des plus magnifiques cités du monde. Elle est bùtie sur le bord
dâune riviĂšre nommĂ©e riviĂšre des Foulons, et couverte de machines
hydrauliques, qui arrosent des jardins. Câest prĂšs de
p294
cette riviĂšre
que se rassemblent les habitants de la ville, aprĂšs la priĂšre de quatre
heures du soir, pour se divertir et se promener. Ils y ont des estrades et
des siĂšges pour sâasseoir, et des boutiques oĂč lâon vend des fruits et
dâautres aliments. Il y avait aussi sur le bord du fleuve des palais
considĂ©rables et des monuments qui annonçaient lâĂ©lĂ©vation de
lâesprit des habitants de Samarkand. La plupart sont ruinĂ©s, et une
grande partie de la ville a Ă©tĂ© aussi dĂ©vastĂ©e. Elle nâa ni muraille ni
portes. Des jardins se trouvent compris dans lâintĂ©rieur de la ville. Les
habitants de Samarkand possÚdent des qualités généreuses, et ont de
lâamitiĂ© pour les Ă©trangers ; ils valent mieux que ceux de BokhĂąra.
533
Il faudrait lire « jâai laissĂ© la situation », puisquâIbn BattĂ»ta ne passa pas par
HĂ©rat Ă son retour en 1347.
534
Samarkande est situĂ©e sur la rive ouest de Zarafshan dans lâactuel Uzbekistan
soviĂ©tique. Ibn BattĂ»ta doit confondre avec la riviĂšre des Foulons qui coule Ă
Nakhshab. La ville, dĂ©truite par les Mongols en 1219, nâa repris de
lâimportance quâĂ la fin du
XIV
e
siĂšcle, quand elle est devenue la capitale de
Timur.
Ibn BattĂ»ta â Voyages
245
II. De La Mecque aux steppes russes et Ă lâInde
PrĂšs de Samarkand est le tombeau de Kotham, fils dâAbbĂąs, fils
dâAbd almotthalib
, qui fut tuĂ© lors de la conquĂȘte de cette ville par
les musulmans. Les habitants de Samarkand sortent chaque nuit du
dimanche au lundi et du jeudi au vendredi, pour visiter ce tombeau.
Les Tartares y viennent aussi en pĂšlerinage, lui vouent des offrandes
considĂ©rables, et y apportent des bĆufs, des moutons, des dirhems et
des dßnùrs. Tout cela est dépensé pour traiter les voyageurs et pour
lâentretien des serviteurs de lâermitage et du tombeau bĂ©ni. Au-dessus
de ce monument est un dÎme élevé sur quatre pilastres à chaque pilas-
tre sont jointes deux colonnes de marbre il y en a de vertes, de noires,
de blanches et de rouges. Les murailles du dĂŽme sont de marbre nuan-
cé de diverses couleurs, peint et doré ; et son toit est en plomb. Le
tombeau est recouvert de planches dâĂ©bĂšne incrustĂ©es dâor et de pier-
reries, et revĂȘtues dâargent aux angles. Au-dessus de lui sont suspen-
dues trois lampes dâargent. Les tapis du dĂŽme sont de laine et de co-
ton
. En
p295
dehors coule un grand fleuve, qui traverse lâermitage
voisin, et sur les bords duquel il y a des arbres, des ceps de vigne et
des jasmins. Dans lâermitage se trouvent des habitations oĂč logent les
voyageurs. Les Tartares, durant le temps de leur idolĂątrie, nâont rien
changĂ© Ă lâĂ©tat de cet endroit bĂ©ni ; au contraire, ils regardaient sa
possession comme dâun heureux augure, Ă cause des miracles dont ils
y étaient témoins.
Lâinspecteur gĂ©nĂ©ral
, de ce sépulcre béni et de ce qui lui est
contigu, lorsque nous y logeĂąmes, Ă©tait lâĂ©mir GhiyĂąth eddĂźn Mo-
hammed, fils dâAbd alkĂądir, fils dâAbd alâazĂźz, fils de YoĂ»cef, fils du
khalife Almostancir Billah, lâAbbĂącide. Le sultan ThermachĂźrĂźn
lâĂ©leva Ă cette dignitĂ©, lorsquâil arriva de lâIrĂąk Ă sa cour ; mais il se
trouve actuellement prĂšs du roi de lâInde, et il sera fait mention de lui
ci-aprÚs. Je vis à Samarkand le kùdhi de cette ville, appelé, chez les
535
Qutham aurait Ă©tĂ© tuĂ© en 676, pendant le siĂšge de cette ville, mais il sâagit
probablement dâun culte promu par les abbassides pour la gloire de leur fa-
mille. Le tombeau, connu sous le nom de Mazarshah ou Shah Zindeh, consti-
tue aujourdâhui une des principales antiquitĂ©s de la ville.
536
Il doit plutĂŽt sâagir de tapis suspendus autour du mausolĂ©e.
537
Surintendant des revenus affectés à la fondation pieuse constituée pour entre-
tenir le tombeau. Lâhistoire de Ghiyath al-din, dĂ©jĂ mentionnĂ© (t. I, p. 326), se-
ra contée plus loin p. 429 et suiv.
Ibn BattĂ»ta â Voyages
246
II. De La Mecque aux steppes russes et Ă lâInde
Tartares, Sadr aldjihĂąn
, le Chef du monde. CâĂ©tait un homme ver-
tueux et douĂ© de belles qualitĂ©s. Il se rendit dans lâInde aprĂšs moi,
mais il fut surpris par la mort dans la ville de MoltĂąn, capitale du Sind.
A
NECDOTE
Lorsque ce kùdhi fut mort à Moltùn, le secrétaire chargé
dâannoncer au roi les nouvelles lui Ă©crivit cet Ă©vĂ©nement, et lui apprit
que ce personnage Ă©tait venu dans lâintention de visiter sa cour, mais
que la mort lâen avait empĂȘchĂ©. A cette nouvelle, le roi ordonna
dâenvoyer Ă ses enfants je ne me rappelle plus combien de milliers de
dĂźnĂąrs, et de compter Ă ses serviteurs ce quâil leur aurait donnĂ©, sâils
étaient arrivés à la cour du vivant de leur maßtre et avec lui. Le roi de
lâInde a, dans chaque ville
p296
de ses Ătats, un correspondant qui lui
Ă©crit tout ce qui se passe dans cette ville et lui annonce tous les Ă©tran-
gers qui y arrivent. DĂšs lâarrivĂ©e dâun de ceux-ci, on Ă©crit de quel pays
il vient ; on prend note de son nom, de son signalement, des ses vĂȘte-
ments, de ses compagnons, du nombre de ses chevaux et de ses servi-
teurs, de quelle maniĂšre il sâassied et mange ; en un mot, de toute sa
maniĂšre dâĂȘtre, de ses occupations et des qualitĂ©s ou des dĂ©fauts quâon
remarque en lui. Le voyageur ne parvient Ă la cour que quand le roi
connaĂźt tout ce qui le regarde, et les largesses que le prince lui fait
sont proportionnées à son mérite.
Nous partĂźmes de Samarkand et nous traversĂąmes la ville de NĂ©-
cef
, a laquelle doit son surnom Abou Hafs âOmar AnnĂ©cĂ©fy
,
auteur du livre intitulé
Almanzhoûmah, Le PoÚme
, et traitant des ques-
tions controversées entre les quatre fakßhs
.
538
Pour le titre de sadr, voir ci-dessus, n. 19.
539
Ibn Battûta semble croire que Nakhshab, déjà visitée (voir ci-dessus n. 53). et
« Necef » sont deux villes diffĂ©rentes. Or il sâagit de la mĂȘme (voir aussi n. 75
ci-dessus). Par contre, cette ville située sur le chemin de Samarkande à Tir-
midh pourrait ĂȘtre Kish, lâactuelle Shahrisabz.
540
Al-Nasafi est mort en 1142. La versification de son ouvrage Ă©tait destinĂ©e Ă
faciliter la mémorisation des sujets théologiques traités.
541
Câest-Ă -dire les fondateurs des quatre Ă©coles du sunnisme (voir introduction du
t. I).
Ibn BattĂ»ta â Voyages
247
II. De La Mecque aux steppes russes et Ă lâInde
Ensuite nous arrivĂąmes Ă la ville de Termedh
, qui a donné nais-
sance Ă lâimĂąm Abou âIça Mohammed, fils dâIça, fils de SoĂ»rah at-
termedhy
, auteur du
AldjĂąmiâ alkebĂźr, la Grande Collection
, qui
traite des traditions. Câest une grande ville, bien construite, pourvue
de beaux marchĂ©s, traversĂ©e par des riviĂšres, et oĂč lâon voit de nom-
breux jardins. Des raisins et surtout des coings, dâune qualitĂ© supĂ©-
rieure, y sont fort abondants, ainsi
p297
que la viande et le lait. Les ha-
bitants lavent leur tĂȘte dans des bains chauds avec du lait, en place de
terre glaise. Il y a chez le propriétaire de chaque bain de grands vases
remplis de lait. Lorsque quelquâun entre dans le bain, il en prend dans
un petit vase et se lave la tĂȘte avec ce lait, qui rafraĂźchit les cheveux et
les rend lisses. Les habitants de lâInde emploient pour leurs cheveux
lâhuile de sĂ©same, quâils appellent
assĂźrĂądj
. AprĂšs quoi, ils lavent leur
tĂȘte avec de la terre glaise. Cela fait du bien au corps, rend les che-
veux lisses et les fait pousser. Câest par ce moyen que la barbe des
habitants de lâInde et des gens qui demeurent parmi eux devient lon-
gue.
Lâancienne ville de Termedh Ă©tait bĂątie sur le bord du DjeĂŻhoĂ»n.
Lorsque TenkĂźz lâeut ruinĂ©e, la ville actuelle fut construite Ă deux mil-
les du fleuve. Nous y logeĂąmes, dans lâermitage du vertueux cheĂŻkh
âAzĂźzĂąn, un des principaux cheĂŻkhs et des plus gĂ©nĂ©reux, qui possĂšde
beaucoup dâargent, ainsi que des maisons et des jardins, dont il dĂ©-
pense le produit Ă recevoir les voyageurs. Je joignis, avant mon arri-
vĂ©e dans cette ville, son prince âAla elmulc KhodhĂąwend ZĂądeh
. Il
y envoya lâordre de me fournir les provisions dues Ă un hĂŽte. On nous
les apportait chaque jour, pendant le temps de notre résidence à Ter-
medh. Je rencontrai aussi le kĂądhi de cette ville, KiwĂąm eddĂźn, qui
Ă©tait en route, afin de voir le sultan ThermachĂźrĂźn, et de lui demander
la permission de faire un voyage dans lâInde. Le rĂ©cit de mon entrevue
avec lui et avec ses deux frĂšres, DhiĂą eddĂźn et BorhĂąn eddĂźn, Ă MoltĂąn,
et du voyage que nous fĂźmes tous ensemble dans lâInde, sera donnĂ© ci-
dessous. Il sera fait aussi mention, sâil plaĂźt Ă Dieu, de ses deux autres
frĂšres, âImĂąd eddĂźn et SeĂŻf eddĂźn, de ma rencontre avec eux Ă la cour
542
Lâactuelle Termez sur la rive nord de lâAmu Darya Ă la frontiĂšre soviĂ©to-
afghane. Elle fut rasée en 1220 par les Mongols.
543
Mort en 892, auteur dâune des grandes collections de hadiths.
544
Voir ci-dessus, n. 82.
Ibn BattĂ»ta â Voyages
248
II. De La Mecque aux steppes russes et Ă lâInde
du roi de lâInde, de ses deux fils, de leur arrivĂ©e prĂšs du mĂȘme souve-
rain, aprĂšs le meurtre de leur pĂšre, de leur mariage avec les deux filles
du vizir Khodjah DjihĂąn, et de tout ce qui arriva Ă cette occasion.
p298
Nous passùmes ensuite le fleuve Djeïhoûn, pour entrer dans le
Khorùçùn, et, à compter de notre départ de Termedh et du passage du
fleuve, nous marchùmes un jour et demi, dans un désert et des sables
oĂč il nây a aucune habitation, jusquâĂ la ville de Balkh
, qui est en
ruine et inhabitée. Quiconque la voit la pense florissante, à cause de la
solidité de sa construction. Elle a été jadis considérable et étendue.
Les vestiges de ses mosquées et de ses collÚges subsistent encore, ain-
si que les peintures de ses Ă©difices, tracĂ©es avec de la couleur dâazur.
Le vulgaire attribue la production de la pierre dâazur Ă la province de
Khorùçùn ; mais on la tire des montagnes de Badakhchùn, qui ont
donnĂ© leur nom au rubis badakhchy, ou, comme lâappelle le vulgaire,
al-balakhch
, rubis balais
. Cette contrée sera mentionnée ci-aprÚs,
sâil plaĂźt Ă Dieu.
Le maudit Tenkßz a dévasté Balkh et a démoli environ le tiers de sa
[principale] mosquĂ©e, Ă cause dâun trĂ©sor qui, Ă ce quâon lui avait rap-
portĂ©, Ă©tait cachĂ© sous une colonne de ce temple. Câest une des plus
belles et des plus vastes mosquées du monde. La mosquée de Ribùth
alfeth
, dans le Maghreb, lui ressemble par la grandeur de ses co-
lonnes ; mais celle de Balkh est plus belle sous les autres rapports.
p299
545
Balkh, lâantique Bactres, ville trĂšs importante du Khorasan oriental, le nord-
ouest de lâAfghanistan actuel, fut dĂ©truite Ă deux reprises pendant lâinvasion
mongole et nâa jamais pu complĂštement se relever.
546
« En cette province sont produites les pierres précieuses appelées
balasci
, qui
sont trĂšs belles et de grande valeur. On les appelle balasci dâaprĂšs Badascian,
la province ou royaume oĂč on les trouve. [...] Et sachez encore en vĂ©ritĂ© que
dans une autre montagne de la mĂȘme contrĂ©e on trouve les pierres dont est fait
lâazur, et câest le plus fin et le meilleur qui soit au monde. Les pierres dont je
vous ai parlĂ© et dont on fait lâazur forment des veines qui naissent en monta-
gne comme les autres. Et cette veine est appelée lapis-lazzuli » (Marco P
OLO
).
Le Badakhshan se trouve Ă lâextrĂȘme nord-est de lâAfghanistan.
547
La mosquĂ©e de Rabat commencĂ©e par le calife almohade Abu Yusuf Yaâqub
(1189-1199).
Ibn BattĂ»ta â Voyages
249
II. De La Mecque aux steppes russes et Ă lâInde
A
NECDOTE
Un homme versĂ© dans la science de lâhistoire mâa racontĂ© que la
mosquée de Balkh a été construite par une femme, dont le mari, appe-
lĂ© DĂąoĂ»d, fils dâAly
, Ă©tait Ă©mir ou gouverneur de Balkh pour les
AbbĂącides. Il advint que le khalife se mit un jour en colĂšre contre les
habitants de Balkh, Ă cause dâune action quâils avaient commise. Il
envoya dans leur ville quelquâun chargĂ© de leur faire payer une
amende considérable. Lorsque cet officier fut arrivé à Balkh, les fem-
mes et les enfants de la ville se rendirent prĂšs de cette femme dont il a
été question plus haut comme ayant construit la mosquée, et qui était
lâĂ©pouse de leur Ă©mir. Ils se plaignirent Ă elle de leur situation et de
lâamende qui leur Ă©tait imposĂ©e. Elle envoya Ă lâĂ©mir, qui Ă©tait venu
pour lever sur eux cette taxe, un vĂȘtement brodĂ© de perles, Ă elle ap-
partenant, et dont la valeur surpassait la somme que lâĂ©mir avait reçu
lâordre de leur faire payer. Elle lui dit, en mĂȘme temps : « Porte ce
vĂȘtement au khalife, car je le donne comme une offrande en faveur
des habitants de Balkh, à cause de leur triste situation. » Cet émir alla
trouver le khalife, jeta le vĂȘtement devant lui et lui raconta ce qui
sâĂ©tait passĂ©. Le khalife fut honteux, et dit : « Est-ce que cette femme
sera plus gĂ©nĂ©reuse que nous ? » Il ordonna Ă lâĂ©mir de dispenser de
lâamende les habitants de Balkh, et de retourner dans cette ville, afin
de rendre Ă la femme du gouverneur son vĂȘtement. En outre, il remit
aux Balkhiens le tribut dâune annĂ©e. LâĂ©mir revint Ă Balkh, se rendit Ă
la demeure de la femme du gouverneur, lui rĂ©pĂ©ta ce quâavait dit le
khalife, et lui rendit le vĂȘtement. Elle lui dit : « Est-ce que lâĆil du
khalife a fixĂ© cet habillement ? » Il rĂ©pondit : « Oui. â En ce cas, re-
prit-elle, je ne revĂȘtirai point un habit sur lequel est tombĂ© le regard
dâun homme qui nâest pas au nombre de ceux dont le
p300
mariage
avec moi est défendu [pÚre, frÚre, fils, etc.]. » Elle ordonna de le ven-
dre, et câest avec le prix quâon en retira que furent bĂątis la mosquĂ©e,
lâermitage et un caravansĂ©rail situĂ© vis-Ă -vis de la mosquĂ©e, et cons-
truit avec les pierres appelées
keddhĂąns
, moellons. Ce dernier est en-
core en bon Ă©tat. Il resta un tiers du prix du vĂȘtement ; et on raconte
que cette femme ordonna dâensevelir cette somme sous une des co-
lonnes de la mosquĂ©e, afin quâon pĂ»t sâen servir en cas de besoin.
548
Le personnage pourrait ĂȘtre un souverain local mort vers 871, mais lâhistoire
nâest pas connue par ailleurs.
Ibn BattĂ»ta â Voyages
250
II. De La Mecque aux steppes russes et Ă lâInde
TenkĂźz fut instruit de cette histoire ; il ordonna de renverser les co-
lonnes de la mosquée. Environ le tiers fut abattu ; mais on ne trouva
rien. Le reste fut laissé dans son premier état.
A lâextĂ©rieur de Balkh se trouve un tombeau, quâon dit ĂȘtre celui
dâOccĂąchah, fils de Mihçan alaçady, compagnon de Mahomet, celui-
lĂ mĂȘme qui entrera dans le Paradis sans avoir de compte Ă rendre au
jour du jugement
. Au-dessus de ce tombeau sâĂ©lĂšve un ermitage
vĂ©nĂ©rĂ©, dans lequel nous logeĂąmes. PrĂšs de lâermitage on voit un su-
perbe Ă©tang, ombragĂ© dâun grand noyer, Ă lâabri duquel les voyageurs
sâarrĂȘtent pendant lâĂ©tĂ©. Le cheĂŻkh de cet ermitage est appelĂ© AlhĂąddj
Khord, câest-Ă -dire le Petit PĂšlerin. Câest un homme vertueux. Il mon-
ta à cheval avec nous, et nous fit voir les mausolées de la ville, parmi
lesquels on remarque celui de HizkĂźl
, le prophÚte, qui est surmonté
dâun beau dĂŽme. Nous visitĂąmes aussi Ă Balkh un grand nombre de
tombeaux dâhommes de bien, que je ne me rappelle plus Ă prĂ©sent.
Nous nous arrĂȘtĂąmes prĂšs de la maison dâIbrĂąhĂźm, fils dâAdhem
.
Câest une maison considĂ©rable, construite en pierres de couleur blan-
che et semblables au moellon. Les grains de lâermitage y Ă©taient dĂ©po-
sés, et elle avait été fermée à cause de cela ;
p301
nous nây entrĂąmes
donc pas. Elle est située dans le voisinage de la mosquée principale.
Nous partĂźmes de Balkh, et nous marchĂąmes pendant sept jours
dans les montagnes du KouhistĂąn
. On y trouve des villages nom-
breux, bien peuplĂ©s, arrosĂ©s dâeaux courantes et plantĂ©s dâarbres ver-
doyants, dont la plupart sont des figuiers. Il y a un grand nombre
dâermitages, habitĂ©s par des hommes pieux qui se sont vouĂ©s au ser-
vice de la divinitĂ©. Au bout de cet espace de temps, nous arrivĂąmes Ă
la ville de Hérùt, la plus grande des cités encore florissantes dans le
Khorùçùn. Il y a quatre grandes villes dans cette province : deux flo-
rissantes, Hérùt et Neïçùboûr
, et deux en ruines, Balkh et
549
Okkasha fut tué dans une guerre tribale en Arabie en 632.
550
ĂzĂ©chiel. Le site le plus connu de son tombeau se trouve prĂšs de Hilla (voir t.
I, chap. 5, n. 189), mais Ibn Battûta ne le mentionne pas à cet endroit.
551
Voir t. I, p. 197 et chap. 3, n. 151.
552
Il sâagit de la rĂ©gion montagneuse situĂ©e entre Balkh et HĂ©rat en ligne directe ;
or la route principale contourne cette région par le nord.
553
Hérat, visitée par le géographe Yaqut en 1217, est décrite comme la ville la
plus grande et la plus riche que celui-ci aurait vue. Quatre ans plus tard, elle
Ibn BattĂ»ta â Voyages
251
II. De La Mecque aux steppes russes et Ă lâInde
Merve
. Hérùt est fort étendue et trÚs peuplée ; ses habitants sont
vertueux, chastes et dĂ©vots ; ils professent la doctrine de lâimĂąm Abou
HanĂźfah
. Leur ville est exempte de désordre.
D
U SULTAN DE HĂRĂT
Câest le sultan illustre HoçaĂŻn, fils du sultan GhiyĂąth eddĂźn Alg-
hoûry
; il est douĂ© dâune bravoure reconnue, et il a obtenu la faveur
divine et la félicité. Sur deux champs de bataille, il a reçu du secours
et de lâassistance de Dieu des preuves bien capables dâexciter
lâadmiration. La premiĂšre fois, ce fut lors de la rencontre
p302
de son
armĂ©e avec le sultan KhalĂźl, qui sâĂ©tait rĂ©voltĂ© contre lui et qui finit
par devenir son prisonnier. La seconde bataille, dans laquelle il fut
Ă©galement favorisĂ© de Dieu, fut celle quâil livra en personne Ă
MaâçoĂ»d, sultan des rĂąfidhites ou hĂ©rĂ©tiques, et qui se termina par la
ruine de la puissance de MaâçoĂ»d, par sa fuite et par la perte de son
royaume (ou de ses trĂ©sors, dâaprĂšs une autre leçon). Le sultan HoçaĂŻn
monta sur le trÎne aprÚs la mort de son frÚre, nommé Alhùfizh, qui
lui-mĂȘme avait succĂ©dĂ© Ă leur pĂšre GhiyĂąth eddĂźn
.
H
ISTOIRE DES RĂFIDHITES
Il y avait dans le Khorùçùn deux hommes, appelĂ©s lâun MaâçoĂ»d et
lâautre Mohammed, et qui avaient cinq compagnons audacieux. Ils
Ă©taient connus dans lâIrĂąk sous le nom de ChotthĂąr, Brigands, Vo-
sera détruite par les Mongols, mais elle récupérera peu aprÚs. Pour Nishabur,
voir plus loin n. 143.
554
Merv, ville fortifiée et célÚbre pour ses bibliothÚques, fut également détruite
en 1221.
555
Pour lâĂ©cole hanafite du sunnisme, voir la prĂ©face du t. I.
556
Muâiz al-din Husain (1331-1370), troisiĂšme fils et successeur de Ghiyath al-
din (voir t. I, chap. 5, n. 237, 238). La famille était originaire de la région
montagneuse de Ghur, situĂ©e Ă lâest dâHĂ©rat.
557
Ghiyath al-din, mort en 1328, auquel succédÚrent ses fils Shams al-din II
(1328-1329), Hafiz (1329-1331) et Husain.
Ibn BattĂ»ta â Voyages
252
II. De La Mecque aux steppes russes et Ă lâInde
leurs ; dans le Khorùçùn, sous celui de Serbedùrs ; et enfin, dans le
Maghreb, sous celui de Sokoûrah, Oiseaux de proie, Vautours
.
Tous sept convinrent de se livrer au désordre et au brigandage, et
de piller lâargent des habitants. Le bruit de leurs excĂšs se rĂ©pandit ; ils
établirent leur séjour sur une montagne inexpugnable, située au voisi-
nage de la ville de Beïhak, appelée aussi Sebzévùr
. Ils se plaçaient
en embuscade pendant le jour, en sortaient le soir et durant la nuit,
fondaient sur les villages, coupaient les communications et
sâemparaient des richesses des habitants. Les mĂ©chants et les malfai-
teurs, leurs pareils,
p303
vinrent en foule se joindre Ă eux ; leur nombre
devint considérable, leur puissance augmenta, et les hommes les crai-
gnaient. Ils fondirent sur la ville de BeĂŻhak et la prirent ; puis ils
sâemparĂšrent dâautres villes, acquirent de lâopulence, rassemblĂšrent
des troupes et se procurĂšrent des chevaux. MaçâoĂ»d prit le titre de sul-
tan. Les esclaves sâenfuyaient de la maison de leurs maĂźtres et se reti-
raient prĂšs de lui. Chacun de ces esclaves fugitifs recevait de lui un
cheval et de lâargent ; et, sâil montrait de la bravoure, MaçâoĂ»d le
nommait chef dâun dĂ©tachement. Son armĂ©e devint nombreuse et sa
puissance considérable. Tous ses partisans embrassÚrent la doctrine
des shiites, et entreprirent dâextirper les sonnites du Khorùçùn et de
soumettre cette province tout entiĂšre aux dogmes rĂąfidhites. Il y avait
à Mechhed Thoûs un cheïkh rùfidhite nommé Haçan
, qui Ă©tait
considéré par eux comme un homme pieux. Il les assista dans leur en-
treprise et ils le proclamĂšrent khalife ; il leur ordonna dâagir avec
équité. Ils firent paraßtre une si grande probité que des dßnùrs et des
dirhems tombaient Ă terre, dans leur camp, et que personne ne les ra-
massait, jusquâĂ ce que leur propriĂ©taire survĂźnt et les ramassĂąt. Ils
sâemparĂšrent de NeïçùboĂ»r. Le sultan ThoghaĂŻtomoĂ»r
envoya
558
Les Serbedars (littér. : pendards, desperados) ont succédé aux Ilkhans dans
lâouest du Khorasan. Leur premier chef, Abd al-Razzak, fonctionnaire dâAbu
Said, se rĂ©volta dĂšs la mort de celui-ci en 1335 et fut tuĂ© par son frĂšre Masâud
en 1338. Celui-ci rĂ©gna jusquâen 1344. Quant Ă Muhammad, il est peut-ĂȘtre un
de ses successeurs, Muhammad AĂŻtimur (1346-1348).
559
La ville de Sabzevar, dans le district de BaĂŻhak, conquise par Abd al-Razzak
en 1337-1338.
560
Il sâagit du darwish Hasan Djuri, dĂ©livrĂ© de la prison de Nishabur et devenu
bras droit de Masâud.
561
Pour Togha Timur, voir t. I, chap. 5, n. 253.
Ibn BattĂ»ta â Voyages
253
II. De La Mecque aux steppes russes et Ă lâInde
contre eux des troupes, mais ils les mirent en déroute. Le sultan fit
alors marcher son lieutenant, Arghoûn Chùh
, qui fut vaincu et fait
prisonnier. Ils le traitÚrent avec bonté. Thoghaïtomoûr les combattit en
personne, Ă la tĂȘte de cinquante mille Tartares ; mais ils le dĂ©firent,
sâemparĂšrent de plusieurs villes,
p304
entre autres de Sarakhs, de ZĂą-
veh, de Thoûs, une des principales places du Khorùçùn. Ils établirent
leur khalife dans le
mechhed
, mausolĂ©e, dâAly, fils de Moûça Arrid-
ha
. Ils prirent aussi la ville de DjĂąm et campĂšrent tout auprĂšs, avec
lâintention de marcher contre HĂ©rĂąt, dont ils nâĂ©taient quâĂ six jour-
nées de distance.
Lorsque cette nouvelle parvint à Mélic Hoçaïn, il rassembla les
Ă©mirs, les troupes et les habitants de la ville, et leur demanda sâils
Ă©taient dâavis dâattendre lâennemi en dedans des murs, ou de marcher
Ă sa rencontre et dâengager le combat. Lâavis gĂ©nĂ©ral fut de sortir
contre lâennemi. Les habitants de HĂ©rĂąt forment une seule et mĂȘme
tribu appelĂ©e GhoĂ»riens. On dit quâils sont originaires du canton de
Ghaour, en Syrie, et que de lĂ vient leur nom
. Tous firent leurs
préparatifs, et se réunirent de toutes parts, car ils étaient domiciliés
dans les villages et dans la plaine de BadghĂźs
. Cette plaine a une
Ă©tendue de quatre journĂ©es ; son gazon reste toujours vert, et câest lĂ
que paissent les bĂȘtes de somme et les chevaux des GhoĂ»riens. La
plupart des arbres qui lâombragent sont des pistachiers, dont les fruits
sâexportent dans lâIrĂąk.
562
Arghun bin Nawruz bin Arghun Ă©tait mongol, de la tribu des Oirat. Son grand-
pĂšre fut Ă©mir de Khorassan et lui-mĂȘme se tailla aprĂšs 1335 une principautĂ©
comprenant Tus, Nishabour, et Merv. Pour son pĂšre Nawruz, voir t. I, chap. 5,
n. 239. Battu par les Serbedars qui conquirent cette ville en 1338, Arghun se
réfugia chez Togha Timur. Ses descendants, connus sous le nom des Djani
Kurbani, conservĂšrent, en luttant avec les Serbedars, la rĂ©gion jusquâĂ
lâarrivĂ©e de Timur.
563
Le tombeau dâAli Riza, huitiĂšme imam shiâite mort en 817, qui se trouve Ă
Mashad.
564
Il sâagit dâun simple rapprochement dâhomonymie.
565
RĂ©gion situĂ©e au nord dâHĂ©rat.
Ibn BattĂ»ta â Voyages
254
II. De La Mecque aux steppes russes et Ă lâInde
Les habitants de la ville de SimnĂąn
secoururent ceux de HĂ©rĂąt.
Ils marchĂšrent tous ensemble contre les rĂąfidhites, au nombre de cent
vingt mille, tant cavaliers que fantassins. Le roi Hoçaïn les comman-
dait. Les rùfidhites se réunirent au nombre de cent cinquante mille ca-
valiers, et la rencontre eut lieu dans la plaine de Boûchendj
. Les
deux armĂ©es tinrent ferme dâabord ;
p305
mais ensuite les rĂąfidhites eu-
rent le dessous, et leur sultan, MaçâoĂ»d, prit la fuite. Leur khalife, Ha-
çan, tint bon avec vingt mille hommes, jusquâĂ ce quâil fĂ»t tuĂ©, ainsi
que la plupart de ses soldats ; environ quatre mille autres furent faits
prisonniers. Quelquâun qui assista Ă cette bataille mâa contĂ© que
lâaction commença vers neuf heures de la matinĂ©e et que la fuite des
SerbĂ©dĂąriens eut lieu peu de temps aprĂšs midi. AprĂšs lâheure de midi,
le roi Hoçaïn mit pied à terre et pria. On lui apporta ensuite de la nour-
riture. Lui et les principaux de ses compagnons mangĂšrent, tandis que
les autres décapitaient les prisonniers.
AprÚs cette grande victoire, Hoçaïn retourna dans sa capitale. Dieu
se servit des mains de ce prince pour faire triompher les sonnites et
éteindre le feu du désordre. Cette rencontre eut lieu aprÚs ma sortie de
lâInde, en lâannĂ©e 748
.
Un homme, du nombre des dévots, des gens de bien et de mérite,
nommé Mewlùnù Nizhùm eddßn
, avait passé sa jeunesse à Hérùt.
Les habitants de cette ville lâaimaient et avaient recours Ă ses avis. Il
les prĂȘchait et leur adressait des exhortations. Ils convinrent avec lui
de redresser les actes illicites. Le prédicateur de la ville, nommé Mélic
Wernù, cousin germain du roi Hoçaïn et marié à la veuve de son pÚre,
se ligua avec eux pour cet objet. Il Ă©tait au nombre des hommes les
plus beaux, tant au physique quâau moral ; le roi le craignait, et nous
rapporterons ci-dessous son histoire. DĂšs que ces individus appre-
566
Simnan, situĂ©e Ă cent cinquante kilomĂštres Ă lâest de TĂ©hĂ©ran, fut conquise
aprĂšs lâĂ©clatement de lâempire ilkhanide par Iskandar bin Ziyar (1334-1360),
souverain du Mazanderan, Le Serbedar Masâud sera tuĂ© dans une bataille
contre ce prince en 1344.
567
La bataille fut livrĂ©e prĂšs de lâactuelle Torbat-i Haydariya, au sud de Mashad
en juillet 1342.
568
Câest-Ă -dire 1347. Ibn BattĂ»ta confond encore les dates (voir note prĂ©cĂ©dente).
569
Lâhistoire de ce personnage est Ă©galement contĂ©e par lâhistorien Khwandamir
dâune façon sensiblement similaire et datĂ©e de lâannĂ©e 1337-1338.
Ibn BattĂ»ta â Voyages
255
II. De La Mecque aux steppes russes et Ă lâInde
naient un acte dĂ©fendu par la loi, lors mĂȘme quâil avait Ă©tĂ© commis par
le roi, ils le réformaient.
p306
A
NECDOTE
On mâa racontĂ© quâils reçurent un jour avis quâun acte illicite
sâĂ©tait passĂ© dans le palais de MĂ©lic HoçaĂŻn ; ils se rĂ©unirent, afin de
le redresser. Le roi se fortifia contre eux dans lâenceinte de son palais.
Ils se rassemblĂšrent alors prĂšs de la porte de cet Ă©difice, au nombre de
six mille hommes. Le roi eut peur dâeux ; il fit venir le jurisconsulte et
les grands de la ville. Or il venait de boire du vin ; ils exécutÚrent sur
lui, dans son palais, la peine prescrite par la loi
et sâen retournĂš-
rent.
Ă
VĂNEMENT QUI FUT LA CAUSE DU MEURTRE
DU SUSDIT JURISCONSULTE
N
IZHĂL EDDĂN
Le roi Hoçaïn craignait les Turcs, habitants du désert voisin de la
ville de Hérùt, qui avaient pour roi Thoghaïtomoûr, dont il a été fait
mention ci-dessus, et qui Ă©taient au nombre dâenviron cinquante mille
hommes. Il leur faisait des présents chaque année et les caressait.
CâĂ©tait ainsi quâa agissait avant sa victoire sur les rĂąfidhites ; mais,
aprĂšs quâil eut vaincu ces hĂ©rĂ©tiques, il traita les Turcs comme ses su-
jets. Ils avaient coutume de venir Ă HĂ©rĂąt, et souvent ils y buvaient du
vin ; ou bien un dâeux y venait Ă©tant ivre. Or NizhĂąm eddĂźn punissait,
dâaprĂšs les termes de la loi, ceux des Turcs quâil rencontrait ivres. Ces
Turcs sont des gens braves et audacieux ; ils ne cessent dâattaquer Ă
lâimproviste les villes de lâInde et de faire des captifs ou de massacrer
leurs habitants. Souvent ils faisaient prisonniĂšre quelque musulmane,
qui habitait dans lâInde parmi les infidĂšles. Lorsquâils amenaient leurs
captives dans le Khorùçùn, Nizhùm eddßn les délivrait de leurs mains.
Le signe distinctif des femmes musulmanes, dans lâInde, consiste Ă ne
pas se percer les oreilles, tandis que les femmes infidĂšles
p307
percent
les leurs. Il advint un jour quâun Ă©mir turc, nommĂ© Tomouralthi, fit
570
Câest-Ă -dire quatre-vingts coups de fouet dans le cas dâun homme libre, selon
le rite hanafite.
Ibn BattĂ»ta â Voyages
256
II. De La Mecque aux steppes russes et Ă lâInde
prisonniÚre une femme et la pressa vivement de satisfaire ses désirs ;
elle sâĂ©cria quâelle Ă©tait musulmane. AussitĂŽt le docteur la retira des
mains de lâĂ©mir. Celui-ci en fut fortement blessĂ© ; il monta Ă cheval,
accompagné de plusieurs milliers de ses soldats, fondit sur les che-
vaux de HĂ©rĂąt, qui se trouvaient dans leurs pĂąturages ordinaires, dans
la plaine de BadghĂźs, et les emmena, ne laissant aux habitants de HĂ©rĂąt
aucune bĂȘte quâils pussent monter ou traire. Les Turcs se retirĂšrent,
avec ces animaux, sur une montagne voisine oĂč lâon ne pouvait les
forcer. Le sultan et ses soldats ne trouvĂšrent pas de montures pour les
poursuivre.
Hoçaïn envoya aux Turcs un député, pour les inviter à restituer le
bĂ©tail et les chevaux quâils avaient pris et leur rappeler le traitĂ© qui
existait entre eux. Ils rĂ©pondirent quâils ne rendraient pas leur butin
avant quâon ne leur eĂ»t livrĂ© le jurisconsulte NizhĂąm eddĂźn. Le sultan
repartit : « Il nây a pas moyen de consentir Ă cela. » Le cheĂŻkh Abou
Ahmed aldjesty, petit-fils du cheïkh Maoudoûd aldjesty
, occupait
dans le Khorùçùn un rang élevé, et ses discours étaient respectés des
habitants. Il monta Ă cheval, entourĂ© dâun cortĂšge de disciples et
dâesclaves, Ă©galement Ă cheval, et dit [au sultan] : « Je conduirai le
docteur NizhĂąm eddĂźn prĂšs des Turcs, afin quâils soient apaisĂ©s par
cette démarche ; puis, je le ramÚnerai. » Les habitants étaient disposés
Ă se conformer Ă ses discours, et le docteur NizhĂąm eddĂźn vit quâils
Ă©taient dâaccord lĂ -dessus. Il monta Ă cheval, avec le cheĂŻkh Abou
Ahmed, et se rendit prĂšs des Turcs. Tomouralthi se leva Ă son appro-
che et lui dit : « Tu mâas pris ma femme » ; en mĂȘme temps, il le frap-
pa
p308
dâun coup de massue et lui brisa la cervelle. NizhĂąm eddĂźn
tomba mort. Le cheĂŻkh Abou Ahmed fut tout interdit, et sâen retourna
dans sa ville. Les Turcs rendirent le bĂ©tail et les chevaux quâils
avaient pris.
Au bout dâun certain temps, ce Turc, qui avait tuĂ© le docteur, se
rendit Ă HĂ©rĂąt. Plusieurs des disciples du fakĂźh le rencontrĂšrent, et
sâavançÚrent vers lui comme pour le saluer ; mais ils avaient sous
571
Mawdud al-Tchishti (1142-1236), originaire de Tchisht en Sidistan, lâest de
lâIran actuel, est le fondateur Ă©ponyme dâun ordre mystique, cĂ©lĂšbre surtout en
Inde. Ahmad Tchishti est mentionné par les sources comme intermédiaire en-
tre Ghiyath al-din, souverain de HĂ©rat et Yasaâur, prince TchaghataĂŻde, au
cours dâĂ©vĂ©nements datant de 1319.
Ibn BattĂ»ta â Voyages
257
II. De La Mecque aux steppes russes et Ă lâInde
leurs vĂȘtements des Ă©pĂ©es, avec lesquelles ils le tuĂšrent ; ses camara-
des prirent la fuite. Quelque temps aprÚs, le roi Hoçaïn envoya en am-
bassade auprĂšs du roi du SidjistĂąn
son cousin germain MĂ©lic Wer-
na, qui avait Ă©tĂ© lâassociĂ© du docteur NizhĂąm eddĂźn, dans le redresse-
ment des actes prohibés par la loi. Lorsque ce prince fut arrivé dans le
SidjistĂąn, le roi lui envoya lâordre dây rester et de ne pas revenir Ă sa
cour. Mais il se dirigea vers lâInde, et je le rencontrai, lorsque je sortis
de ce pays, dans la ville de Sßwécitùn, dans le Sind
. CâĂ©tait un
homme distinguĂ© ; il avait un goĂ»t innĂ© pour lâexercice de lâautoritĂ©,
la chasse, la fauconnerie, les chevaux, les esclaves, les serviteurs, les
vĂȘtements prĂ©cieux et dignes des rois. Or la situation de quiconque a
de semblables goĂ»ts dans lâInde nâest pas heureuse. Quant Ă lui, le roi
de lâInde le nomma gouverneur dâune petite ville. Un habitant de HĂ©-
rĂąt, Ă©tabli dans lâInde, le tua dans cette ville, Ă cause dâune jeune es-
clave. On dit que le roi de lâInde aposta son meurtrier, par suite des
machinations du roi Hoçaïn, et que ce fut à cause de cela que Hoçaïn
rendit hommage au roi de lâInde, aprĂšs la mort de MĂ©lic WernĂą. Le roi
de lâInde lui fit des prĂ©sents et lui donna la ville de BacĂąr
, dans le
Sind, dont le revenu monte chaque année à cinquante mille dßnùrs
dâor.
p309
Mais revenons Ă notre sujet.
Nous partĂźmes de HĂ©rĂąt pour la ville de DjĂąrn
. Câest une ville
de moyenne importance, mais jolie et possédant des jardins, des ar-
bres, de nombreuses sources et des riviĂšres. La plupart de ses arbres
sont des mûriers, et la soie y abonde. On attribue la construction de
cette ville au pieux et dévot Chihùb eddßn Ahmed aldjùm
, dont
nous raconterons lâhistoire ci-aprĂšs. Son petit-fils Ă©tait le cheĂŻkh Ah-
med, connu sous le nom de Zùdeh (fils, en persan), qui fut tué par le
572
Le Sidjistan possĂ©dait Ă lâĂ©poque une dynastie locale soumise aux Mongols.
Le souverain mentionné est probablement Qutb al-din Muhammad (1331-
1345).
573
Il sâagirait de la ville de Sehwan sur lâIndus, au nord de Hyderabad oĂč Ibn
Battûta ira voir le sultan avant son départ, en décembre 1341.
574
Bhakkar, sur lâIndus, au nord de Multan.
575
Lâactuelle Torbat-e Djam sur la route menant de HĂ©rat Ă Nishabur, Ă mi-
chemin entre les deux villes.
576
(1049-1142) ; saint si cĂ©lĂšbre dans la rĂ©gion que mĂȘme Timur visita sa tombe.
Lâhistoire de son descendant sera racontĂ©e t. III, p. 147.
Ibn BattĂ»ta â Voyages
258
II. De La Mecque aux steppes russes et Ă lâInde
roi de lâInde, et aux enfants duquel DjĂąm appartient actuellement ; car
cette citĂ© est indĂ©pendante de lâautoritĂ© du sultan, et ces individus y
jouissent dâune grande opulence. Quelquâun en qui jâai confiance mâa
racontĂ© que le sultan Abou SaâĂźd, roi de lâIrĂąk, ayant fait un voyage
dans le Khorùçùn, campa prĂšs de cette ville, oĂč se trouvait lâermitage
du cheĂŻkh. Celui-ci lui donna un festin magnifique ; il distribua Ă cha-
que tente du camp royal un mouton, donna un mouton par quatre
hommes, et fournit Ă chaque bĂȘte employĂ©e dans le camp, cheval, mu-
let ou Ăąne, sa provende pour une nuit. Il ne resta pas dans tout le camp
un seul animal qui nâeĂ»t reçut sa part de lâhospitalitĂ© du cheĂŻkh.
H
ISTOIRE DU CHEĂKH
C
HIHĂB EDDĂN
,
DONT LE SURNOM A ĂTĂ DONNĂ Ă LA VILLE DE
D
JĂM
On raconte que câĂ©tait un homme de plaisir et fort adonnĂ© Ă la
boisson. Il avait environ soixante camarades de débauche, qui avaient
coutume de se rĂ©unir chaque jour dans la demeure de lâun dâeux. Le
tour de chacun revenait donc au bout de deux mois. Ils persévérÚrent
p310
quelque temps dans cette conduite. Enfin, un jour, le tour du
cheĂŻkh ChihĂąb eddĂźn arriva. Mais la nuit mĂȘme qui prĂ©cĂ©da ce jour, il
résolut de faire pénitence et de se réconcilier avec Dieu ; mais il se dit
en lui-mĂȘme : « Si je dis Ă mes compagnons quâavant quâils fussent
rĂ©unis chez moi jâavais fait pĂ©nitence, ils penseront que câest par im-
puissance de les traiter. » Il fit donc servir les choses que ses pareils
faisaient servir auparavant, tant mets que boissons, et fit mettre le vin
dans les outres. Ses camarades arrivĂšrent, et lorsquâils furent disposĂ©s
Ă boire, ils ouvrirent une outre. Un dâeux y goĂ»ta, et il trouva que la
liqueur quâelle contenait avait un goĂ»t douceĂątre
. Ensuite on ouvrit
une seconde outre, puis une troisiĂšme, et on les trouva toutes dans le
mĂȘme Ă©tat. Les convives interpellĂšrent le cheĂŻkh Ă ce sujet. Il leur
confessa franchement ses pensées secrÚtes
, leur fit connaßtre sa pé-
nitence et leur dit : « Par Dieu, ceci nâest pas autre chose que le vin
que vous buviez auparavant ! » Il firent tous pénitence, bùtirent cet
ermitage et sây retirĂšrent pour adorer Dieu. Beaucoup de miracles et
de visions extatiques se montrĂšrent Ă ce cheĂŻkh.
577
Câest-Ă -dire quâelle nâĂ©tait pas alcoolisĂ©e.
578
Lâoriginal dit : « il leur confessa lâĂąge de son chameau ».
Ibn BattĂ»ta â Voyages
259
II. De La Mecque aux steppes russes et Ă lâInde
Nous partßmes de Djùm pour Thoûs
, une des plus illustres et des
plus grandes villes du Khorùçùn. Elle a été la patrie du célÚbre imùm
Abou HĂąmid alghazzĂąly
, dont on y voit encore le tombeau.
Nous allùmes de Thoûs à la ville du Mausolée
p311
dâArridha
. Ce
dernier est âAly, fils de Moûça alcĂązhim, fils de Djaâfar assĂądik, fils
de Mohammed albĂąkir, fils dâAly Zain alâĂąbidĂźn, fils dâAlhoçaĂŻn le
martyr, fils du prince des croyants âAly, fils dâAbou ThĂąlib
Mech-
hed est aussi une grande et vaste ville, abondante en fruits, en eaux et
en moulins. AtthĂąhir Mohammed ChĂąh y habitait. ThĂąhir a la mĂȘme
signification chez ce peuple que NakĂźb
chez les Ăgyptiens, les Sy-
riens, les IrĂąkiens. Les Indiens, les Sindis, les Turkistanais disent, en
place de ces mots : « Le seigneur illustre. » Mechhed était encore ha-
bité par le kùdhi, le chérif Djélùl eddßn, que je rencontrai ensuite dan
lâInde, ainsi que par le chĂ©rĂźf âAly et ses deux fils, EmĂźr HindoĂ» et
Daoulet ChĂąh
qui mâaccompagnĂšrent depuis Termedh jusque dans
lâIndoustan. CâĂ©taient des hommes vertueux.
Le mausolĂ©e vĂ©nĂ©rĂ© est surmontĂ© dâun dĂŽme Ă©levĂ©, et se trouve
compris dans un ermitage. Dans le voisinage de celui-ci, il y a un col-
lĂšge et une mosquĂ©e. Tous ces bĂątiments sont dâune construction Ă©lĂ©-
gante, et leurs murailles sont revĂȘtues de faĂŻence colorĂ©e. Sur le tom-
579
Tus, ville importante du Khorasan, fut dévastée une fois par Gengis en 1220.
Reconstruite par lâĂ©mir Oirat, Arghun resta comme apanage Ă ses descendants
qui créÚrent une principauté. Conquise par le chef serbedar Karrabi (1354-
1358), elle resta sous lâautoritĂ© de ces derniers jusquâĂ lâarrivĂ©e de Timur. Ce-
lui-ci dĂ©vasta dĂ©finitivement Tus qui nâa jamais pu se relever et fut remplacĂ©e
par Mashad.
580
Al-Ghazali, le plus célÚbre des théologiens du Moyen Age islamique, né et
mort Ă Tus (1058-1111), professeur Ă la madrasa Nizamiyya de Bagdad. Son
tombeau a disparu.
581
Lâactuelle Mashad (lieu de martyre), lâancien quartier de Sanabad de Tus oĂč
lâimam Riza fut enterrĂ©.
582
Ali Riza, huitiĂšme imam des shiâites (799-818), fut proclamĂ© hĂ©ritier du califat
par le calife al-Mamun Ă lâĂ©poque de lâextrĂȘme libĂ©ralisation abbasside et em-
poisonné quelques années plus tard, au début de la réaction. Son tombeau, le
seul tombeau dâimam situĂ© en terre iranienne, est devenu rapidement un lieu
de pĂšlerinage, mais celui-ci se dĂ©veloppa principalement aprĂšs lâavĂšnement
des Safavides au
XVI
e
siĂšcle.
583
Tahir (le Pur). Le Naqib ul-Ashraf est le chef des descendants de Muhammad,
et par consĂ©quent dâAli, dans une ville.
584
Un sharif amir Ali sera mentionné plus loin, mais pas Djalal al-din.
Ibn BattĂ»ta â Voyages
260
II. De La Mecque aux steppes russes et Ă lâInde
beau est une estrade de planches, recouvertes de feuilles dâargent, et
au-dessus de ce tombeau sont suspendues des lampes du mĂȘme mĂ©tal.
Le seuil de la porte du dĂŽme est en argent. La porte elle-mĂȘme est ca-
chĂ©e par un voile de soie brochĂ©e dâor, Le plancher est couvert de plu-
sieurs sortes de tapis. Vis-Ă -vis de ce tombeau on voit
p312
celui du
prince des croyants, Hùroûn Errachid
, surmontĂ© dâune estrade sur
laquelle on place des candélabres, que les habitants du Maghreb ap-
pelle
alhicec
et
alménùïr
. Lorsquâun rĂąfidhite entre dans le mausolĂ©e
pour le visiter, il frappe de son pied le tombeau de Rachßd et bénit, au
contraire, le nom de Ridha.
Nous partĂźmes pour la ville de Sarakhs
au vertueux cheĂŻkh LokmĂąn assarakhsy
Ă ZĂąveh
, patrie du vertueux, cheĂŻkh Kothb eddĂźn HaĂŻder
donné son nom à la congrégation des fakirs Haïdéry, lesquels placent
des anneaux de fer Ă leurs mains, Ă leur cou, Ă leurs oreilles et mĂȘme Ă
leur verge, de sorte quâils ne peuvent avoir commerce avec une
femme. Ătant partis de ZĂąveh, nous arrivĂąmes Ă la ville de Neïça-
boûr
, une des quatre capitales du Khorùçùn. Elle est appelée le Pe-
tit Damas, à cause de la quantité de ses fruits, de ses jardins et de ses
eaux, ainsi quâĂ cause de sa beautĂ©. Quatre canaux la traversent, et ses
marchés sont beaux et vastes. Sa mosquée est admirable ; elle est si-
tuée au milieu du marché, et touche à quatre collÚges, arrosés par une
585
Harun al-Rashid, le grand calife abbasside, mourut Ă Tus, en 809, lors dâune
expédition au Khorassan.
586
Ville situĂ©e Ă lâest de Mashad sur la frontiĂšre irano-soviĂ©tique, sur ha route
allant de Mashad Ă Merv.
587
Le cheĂŻkh est mentionnĂ© dans dâautres sources mais on ne connaĂźt pas les da-
tes de sa naissance ou de sa mort.
588
Lâactuelle Torbat-e Haydariya, au sud-ouest de Mashad. LâitinĂ©raire dâIbn
Battûta zigzague.
589
Qutb al-din Haidar, mort en 1221, Ă©tait un disciple de Djamal al-din al-Sawi,
fondateur de lâordre mystique malamati des qalandaris (voir t. I, prĂ©face, et
chap. 2 n. 81 et 82). Il fonda lui-mĂȘme lâordre des haidairis, rĂ©pandu en Asie
Mineure et en Inde, et aurait introduit lâutilisation du haschisch comme moyen
pour arriver Ă lâextase.
590
Détruite par les Mongols en 1221 et par un séisme en 1280, elle était cepen-
dant la capitale de la principauté des Djani Kurbani (voir ci-dessus n. 115) en
1338, quand elle fut conquise par le Serbedar Masâud. Vers la fin du siĂšcle,
elle passa sous la domination des Kurt de HĂ©rat avant dâĂȘtre conquise par Ti-
mur.
Ibn BattĂ»ta â Voyages
261
II. De La Mecque aux steppes russes et Ă lâInde
eau abondante et habitĂ©s par beaucoup dâĂ©tudiants,
p313
qui apprennent
la jurisprudence et la maniĂšre de lire le Coran. Ces quatre collĂšges
sont au nombre des plus beaux de la province. Mais les medrécehs du
Khorùçùn, des deux Irùks, de Damas, de Baghdùd et de Misr, quoi-
quâelles atteignent le comble de la soliditĂ© et de lâĂ©lĂ©gance, sont toutes
inférieures à la medréceh bùtie prÚs de la citadelle de la résidence
royale de Fez par notre maßtre, le prince des croyants Almotéwekkil
âAla Allah, le champion dans la voie de Dieu, le plus savant des rois,
la plus belle perle du collier des khalifes Ă©quitables, Abou âInĂąn ; que
Dieu le fasse prospérer et rende son armée victorieuse ! Ce dernier
collĂšge nâa point dâĂ©gal en Ă©tendue ni en Ă©lĂ©vation ; les habitants de
lâOrient ne sauraient reproduire les ornements en plĂątre qui sây trou-
vent.
On fabrique à Neïçùboûr des étoffes de soie, telles que le
nekh
, le
kemkhĂą
et autres
que lâon exporte dans lâInde. Dans cette ville se
trouve lâermitage du cheĂŻkh, de lâimĂąm savant, du pĂŽle, du dĂ©vot
Kothb eddßn Anneïçùboûry, un des prédicateurs et des pieux imùms.
Je logeai chez lui ; il me reçut trÚs bien et me traita avec considéra-
tion. Je fus témoin de prodiges et de miracles merveilleux opérés par
lui.
M
IRACLE DE CE CHEĂKH
Jâavais achetĂ© Ă NeïçùboĂ»r un jeune esclave turc. Le cheĂŻkh le vit
avec moi et me dit : « Ce page ne te convient pas ; revends-le. » Je lui
rĂ©pondis : « Câest bien. » Et je revendis lâesclave, le lendemain mĂȘme,
Ă un marchand. Puis je fis mes adieux au cheĂŻkh et je partis. Lorsque
je fus arrivĂ© dans la ville de BesthĂąm, un de mes amis mâĂ©crivit de
NeïçùboĂ»r et me raconta que lâesclave en question avait tuĂ© un enfant
turc, et avait
p314
été tué en expiation de ce meurtre. Cela est un mira-
cle Ă©vident de la part de ce cheĂŻkh.
591
Les soieries et les cotonnades de Nishabur figuraient parmi les exportations les
plus célÚbres du Khorassan au
X
e
siĂšcle dâaprĂšs Ibn Hauqal. Pour le
nekh
et le
kemkha
, voir chap. 2, n. 100 et 104.
Ibn BattĂ»ta â Voyages
262
II. De La Mecque aux steppes russes et Ă lâInde
De Neïçùboûr je me rendis à Besthùm
, qui a donné naissance au
cheïkh, au célÚbre contemplatif Abou Yézßd albesthùmy
, dont on y
voit le tombeau, renfermĂ© sous le mĂȘme dĂŽme que le corps dâun des
enfants de Djaâfar AssĂądik
. On trouve encore Ă BesthĂąm le tom-
beau du vertueux cheĂŻkh, de lâami de Dieu, Abouâl Haçan alkharrakĂą-
ny
. Je logeai en cette ville dans lâermitage du cheĂŻkh Abou YĂ©zĂźd
albesthĂąmy. Je partis de BesthĂąm, par le chemin de HendokhĂźr, pour
Kondoûs et Baghlùn
, villages habités par des cheïkhs et des hom-
mes de bien, et oĂč se trouvent des jardins et des riviĂšres. Nous logeĂą-
mes Ă KondoĂ»s prĂšs dâune riviĂšre, sur les bords de laquelle sâĂ©lĂšve un
ermitage appartenant Ă un supĂ©rieur de fakirs, originaire dâĂgypte et
nommĂ© ChĂźr SiĂąh, câest-Ă -dire le Lion noir. Le gouverneur de ce can-
ton nous y traita. CâĂ©tait un natif de Mouçoul, qui habitait un grand
jardin dans le voisinage. Nous séjournùmes environ quarante jours
prĂšs de ce village, afin de refaire nos chameaux et nos chevaux ; car il
y a lĂ dâexcellents pĂąturages et un gazon abondant. On y jouit dâune
sûreté parfaite, grùce à la sévérité des jugements
p315
rendus par lâĂ©mir
BoronthaĂŻh
. Nous avons déjà dit que la peine prononcée par les lois
des Turcs contre celui qui dérobe un cheval consiste à faire rendre au
voleur lâanimal volĂ© et neuf autres en sus
. Sâil ne les possĂšde pas,
on lui enlĂšve, en leur place, ses enfants. Mais, sâil nâa pas dâenfants,
on lâĂ©gorge comme une brebis. Les Turcs laissent leurs bĂȘtes de
somme absolument sans gardien, aprÚs que chacun a marqué sur la
592
Bistam, Ă lâest des montagnes dâAlborz, au nord de la route actuelle de TĂ©hĂ©-
ran Ă Mashad. Ville prospĂšre Ă lâĂ©poque de Yaqut (1220).
593
CommunĂ©ment appelĂ© Bayezid, un des plus cĂ©lĂšbres mystiques de lâislam,
placĂ© Ă la tĂȘte des silsilas des malamatis, mort en 874. Son tombeau est tou-
jours vénéré.
594
Non mentionnĂ© par ailleurs, mais plusieurs tombeaux de fils dâimams, appelĂ©s
imamzadehs
, se trouvent dispersés en Iran, dont celui de Muhammad, fils de
Djaâfar al-Sadik, le sixiĂšme imam Ă Gorgan, au nord de Bistam.
595
ConsidĂ©rĂ© comme hĂ©ritier spirituel dâal-Bistami, mort en 1034.
596
LĂ encore, Ibn BattĂ»ta opĂšre un saut dans lâespace pour se retrouver dans la
rĂ©gion de Balkh. Hendokhir correspondrait Ă lâactuel Andkhvoy sur le chemin
de HĂ©rat Ă Balkh, Ă lâest de Shebergan. Qonduz est Ă lâest de Balkh sur un af-
fluent sud dâAmu Darya portant le mĂȘme nom que la ville. Enfin Baghlan est
au sud de Qonduz, sur la route de Kaboul. Andkhvoy est mentionné sous le
nom dâAndakhud par Ibn Hawqal Ă la fin du
X
e
siĂšcle.
597
Ăgalement mentionnĂ© plus haut p. 288, mais inconnu par ailleurs.
598
Voir chap. 3, n. 13.
Ibn BattĂ»ta â Voyages
263
II. De La Mecque aux steppes russes et Ă lâInde
cuisse les bĂȘtes qui lui appartiennent. Nous en usĂąmes de mĂȘme dans
ce canton. Il advint que nous nous mĂźmes en quĂȘte de nos chevaux,
dix jours aprÚs de notre arrivée ; il nous en manquait trois. Mais au
bout de quinze jours les Tartares nous les ramenĂšrent Ă notre demeure,
de peur de subir les peines portées par la loi. Nous attachions chaque
soir deux chevaux vis-Ă -vis de nos tentes, afin de pouvoir nous en ser-
vir la nuit, si le besoin lâexigeait. Une certaine nuit nous perdĂźmes ces
deux chevaux, et nous quittĂąmes bientĂŽt aprĂšs le pays. Au bout de
vingt-deux jours, on nous les ramena sur le chemin.
Un autre motif de notre séjour , ce fut la crainte de la neige ; car il
y a au milieu de la route une montagne nommée Hindoû Coûch
,
câest-Ă -dire « Qui tue les Indous », parce que beaucoup dâentre les es-
claves mĂąles et femelles que lâon emmĂšne de lâInde meurent dans
cette montagne, à cause de la violence du froid et de la quantité de
neige. Elle sâĂ©tend lâespace dâun jour de marche tout entier. Nous at-
tendĂźmes jusquâĂ lâarrivĂ©e des chaleurs
. Nous commençùmes à tra-
verser cette montagne, Ă la fin de la nuit, et nous ne cessĂąmes de mar-
cher jusquâau soir du jour suivant. Nous Ă©tendions des piĂšces de feutre
devant les chameaux, afin quâils nâenfonçassent pas dans la neige,
AprĂšs nous ĂȘtre mis
p316
en route, nous arrivùmes à un endroit nommé
Ander
, et oĂč a jadis existĂ© une ville dont les vestiges ont disparu.
Nous logeĂąmes dans un grand bourg oĂč se trouvait un ermitage appar-
tenant à un homme de bien, nommé Mohammed almehrouy, chez le-
quel nous descendßmes. Il nous traita avec considération, et lorsque
nous lavions nos mains, aprĂšs le repas, il buvait lâeau qui nous avait
servi Ă cet usage, Ă cause de la bonne opinion quâil avait de nous, et de
son extrĂȘme bienveillance Ă notre Ă©gard. Il nous accompagna jusquâĂ
ce que nous eussions gravi la montagne de Hindoû Coûch. Nous trou-
vĂąmes sur cette montagne une source dâeau chaude, avec laquelle
nous nous lavùmes la figure. Notre peau fut excoriée et nous souffrß-
mes beaucoup. Nous nous arrĂȘtĂąmes dans un endroit nommĂ© Bendj
599
LâextrĂȘme ouest de la chaĂźne de Hindu Kush se trouve entre Baghlan et Ka-
boul. Ibn Battûta est un des premiers à citer ce nom.
600
Cette indication qui nous ramĂšne Ă la fin du printemps 1335 (ou 1333) rend
difficile lâexcursion en Khorasan.
601
La rĂ©gion dâAndarab sur la haute vallĂ©e de la riviĂšre Dowshi aboutissant au
défilé de Khawak, situé à plus de quatre mille mÚtres.
Ibn BattĂ»ta â Voyages
264
II. De La Mecque aux steppes russes et Ă lâInde
HĂźr
.
Bendj
(
pendj
) signifie cinq, et
hĂźr
montagne. Le nom de Bendj
HĂźr veut donc dire Cinq Montagnes. Il y avait jadis lĂ une ville belle et
peuplée, sur un fleuve considérable et dont les eaux sont de couleur
bleue, comme celles de la mer
. Il descend des montagnes de Ba-
dakhchĂąn, oĂč lâon trouve le rubis que lâon appelle
balakhch
, rubis ba-
lais. Tenkßz, roi des Tartares, a ruiné cette contrée, et depuis lors elle
nâest pas redevenue florissante. Câest lĂ que se trouve le mausolĂ©e du
cheĂŻkh SaâĂźd almekky, lequel est vĂ©nĂ©rĂ© de ces peuples. Nous arrivĂą-
mes ensuite à la montagne de Péchùï
, oĂč se trouve lâermitage du
p317
vertueux cheĂŻkh AthĂą AouliĂą.
Atha
veut dire, en turc, pĂšre ; quant
au mot
aouliĂą
, il appartient Ă la langue arabe ; le nom AthĂą AouliĂą
signifie donc le PĂšre des amis de Dieu. On appelle aussi cet individu
Sßçad Sùléh.
Sßçad
veut dire, en persan, trois cents, et
sùléh
signifie
année. En effet, les habitants de cet endroit prétendent que le cheïkh
est ùgé de trois cent cinquante ans. Ils ont pour lui une grande vénéra-
tion et viennent, pour le visiter, des villes et des villages voisins. Les
sultans et les princesses se rendent prĂšs de lui. Il nous traita avec
considération et nous donna un repas ; nous campùmes sur le bord
dâune riviĂšre, prĂšs de son ermitage, et nous lui rendĂźmes visite. Je le
saluai et il mâembrassa ; sa peau Ă©tait lisse, et je nâen ai pas vu de plus
douce. Quiconque le voit sâimagine quâil nâest ĂągĂ© que de cinquante
ans. Il mâa dit que tous les cent ans il lui poussait de nouveaux che-
veux et de nouvelles dents, et quâil avait vu Abou Rohm, celui-lĂ
mĂȘme dont le tombeau se trouve Ă MoultĂąn, dans le Sind. Je lui de-
mandai de me réciter une tradition, et il me raconta des anecdotes.
Mais je conçus des doutes touchant ce qui le concernait, et Dieu sait le
mieux sâil est sincĂšre.
602
Lieu important pour ses mines dâargent.
603
Gibb précise « comparables au volume et non à la couleur de la mer ». Le
Pandjhir, qui vient effectivement du nord-est qui est la direction du Badakh-
shan, est un affluent du Ghorband, lui-mĂȘme affluent de la riviĂšre de Kaboul
qui se jette dans lâIndus. En remontant la vallĂ©e du Dowshi, oĂč effectivement
des sources dâeau chaude existent, et en descendant celle du Pandjhir, Ibn Bat-
tĂ»ta passe Ă lâest du chemin actuel.
604
« [...] à dix bonnes journées du Badascian vers le midi est une province nom-
mĂ©e Pasciai, oĂč ils ont un langage Ă eux. Les gens sont idolĂątres qui adorent
les idoles, et ils sont gens bruns » (Marco P
OLO
). Câest la rĂ©gion appelĂ©e plus
tard Kafiristan, Ă cause de la persistance de lâidolĂątrie, et aujourdâhui Nuristan,
dans la vallée du Pandjhir.
Ibn BattĂ»ta â Voyages
265
II. De La Mecque aux steppes russes et Ă lâInde
Nous partĂźmes ensuite pour Pervan
, oĂč je rencontrai lâĂ©mir Bo-
ronthaïh. Il me fit du bien, me témoigna de la considération, et écrivit
à ses préposés dans la ville de Ghaznah de me traiter avec honneur. Il
a dĂ©jĂ Ă©tĂ© question de lui et de la haute stature quâil avait reçue en par-
tage. Il avait prĂšs de lui une troupe de cheĂŻkhs et de fakĂźrs, qui habi-
taient des ermitages.
De Pervan nous allĂąmes Ă Tcharkh
; câest un grand bourg, qui
possĂšde de nombreux jardins et dont
p318
les fruits sont excellents.
Nous y arrivĂąmes pendant lâĂ©tĂ© et nous y trouvĂąmes une troupe de fa-
kĂźrs et dâĂ©tudiants ; nous y fĂźmes la priĂšre du vendredi. Le chef de la
localité, Mohammed altcharkhy, nous donna un repas. Dans la suite,
je le revis dans lâInde.
De Tcharkh nous partĂźmes pour Ghaznah, capitale du sultan belli-
queux Mahmoûd, fils de Sébuctéguin
, dont le nom est célÚbre. Il
Ă©tait au nombre des plus grands souverains, et avait le surnom de Ye-
mĂźn Eddaulah. Il fit de frĂ©quentes incursions dans lâInde, et y conquit
des villes et des chĂąteaux forts. Son tombeau se trouve dans cette
ville ; il est surmontĂ© dâun ermitage. La majeure partie de Ghaznah est
dĂ©vastĂ©e, et il nâen subsiste plus quâune petite portion ; mais cette
ville a jadis été considérable. Son climat est trÚs froid ; ses habitants
en sortent pendant lâhiver et retirent Ă KandahĂąr
, ville grande et
riche, située à trois journées de distance de Ghaznah, mais que je ne
visitai pas. Nous logeùmes hors de Ghaznah, dans une bourgade située
sur une riviĂšre qui coule sous la citadelle. LâĂ©mir de la ville, Merdec
Agha, nous traita avec Ă©gard.
Merdec
signifie le petit, et
agha
veut
dire celui dont lâorigine est illustre.
605
Au confluent du Pandjhir et du Gorband.
606
Tcharikar ; ici Ibn Battûta rejoint la route actuelle de Kaboul.
607
Ghazna, au sud-ouest de Kaboul, sur la route de Kaboul-Kandahar, fut la capi-
tale des Ghaznavides (962-1186), la dynastie turque qui amorça la conquĂȘte
musulmane de lâInde. Le souverain le plus important de la dynastie fut Mah-
mud (999-1030), célÚbre par ses campagnes indiennes. AprÚs la mort de
Mahmud, le royaume sâĂ©puisa dans ses luttes contre les Ghurides, originaires
de Ghur Ă lâest de HĂ©rat, ce qui amena la ruine de Ghazna.
608
Ghazna se trouve Ă une altitude de deux mille deux cents mĂštres et le Kanda-
har Ă mille quarante mĂštres au-dessus de la mer.
Ibn BattĂ»ta â Voyages
266
II. De La Mecque aux steppes russes et Ă lâInde
Nous partĂźmes ensuite pour CĂąboul
; câĂ©tait jadis une ville im-
portante ; mais ce nâest plus quâun village, habitĂ© par une tribu de Per-
sans, appelés Afghùns. Ils occupent des montagnes et des défilés et
jouissent dâune
p319
puissance considérable ; la plupart sont des bri-
gands. Leur principale montagne sâappelle CoĂ»h SoleĂŻmĂąn
. On ra-
conte que le prophĂšte SoleĂŻmĂąn gravit cette montagne, et regarda de
son sommet lâInde, qui Ă©tait alors remplie de tĂ©nĂšbres. Il revint sur ses
pas, sans entrer dans ce pays, et la montagne fut appelĂ©e dâaprĂšs lui.
Câest lĂ quâhabite le roi des AfghĂąns. A CĂąboul se trouve lâermitage
du cheĂŻkh IsmĂąâĂŻl lâAfghĂąn
, disciple du cheĂŻkh âAbbĂąs, un des
principaux saints.
De CĂąboul, nous allĂąmes Ă KermĂąch
, forteresse située entre
deux montagnes, et dont les AfghĂąns se servent pour exercer le bri-
gandage. Nous les combattĂźmes en passant prĂšs du chĂąteau. Ils Ă©taient
placés sur la pente de la montagne ; mais nous leur lançùmes des flÚ-
ches et ils prirent la fuite. Notre caravane était peu chargée de baga-
ges, mais elle Ă©tait accompagnĂ©e dâenviron quatre mille chevaux.
Jâavais des chameaux, par la faute desquels je fus sĂ©parĂ© de la cara-
vane. Jâavais avec moi plusieurs individus, parmi lesquels se trou-
vaient des AfghĂąns. Nous jetĂąmes une portion de nos provisions, et
nous abandonnĂąmes sur la route les charges des chameaux qui Ă©taient
fatigués. Nos chevaux retournÚrent les prendre le lendemain, et les
emportĂšrent. Nous rejoignĂźmes la caravane, aprĂšs la derniĂšre priĂšre du
soir, et nous passĂąmes la nuit Ă la station de Chech NaghĂąr
, le der-
nier endroit habité sur les confins du pays des Turcs.
p320
609
Il sâagit Ă©videmment dâune confusion. Kaboul a dĂ» ĂȘtre visitĂ©e par Ibn BattĂ»ta
avant Ghazna. Idrisi (1154) parle aussi de Kaboul comme dâune ancienne ville
importante.
610
La chaĂźne du Sulaiman, qui surplombe la vallĂ©e de lâIndus, se trouve beaucoup
plus au sud, dans le Pakistan actuel.
611
Il sâagit peut-ĂȘtre de Djabir al-Ansari, fils du poĂšte et philosophe de HĂ©rat,
Ismail Abdallah al-Ansari, mort en 1089, lui-mĂȘme disciple dâAbulâ Hasan al-
Kharaqani (voir ci-dessus, n. 148).
612
Karmash, situĂ©e au sud-est de Gardez, elle-mĂȘme Ă lâest de Ghazna.
613
Lâidentification de ce nom avec le district de Hashtnagar, situĂ© Ă une vingtaine
de kilomÚtres au nord-est de Peshawar, ferait traverser à Ibn Battûta le défilé
de Khyber, sur la route de Kaboul Ă Peshawar, ce qui ne correspond pas Ă
lâitinĂ©raire suivi, lequel descend vers le sud.
Ibn BattĂ»ta â Voyages
267
II. De La Mecque aux steppes russes et Ă lâInde
Nous entrĂąmes ensuite dans le grand dĂ©sert, qui sâĂ©tend lâespace de
quinze journées de marche
. On nây voyage que dans une seule sai-
son, aprĂšs que les pluies sont tombĂ©es dans le Sind et lâInde, câest-Ă -
dire au commencement du mois de juillet. Dans ce désert souffle le
vent empoisonné
et mortel qui fait tomber les corps en putréfac-
tion, de sorte que les membres se séparent aprÚs la mort. Nous avons
dit ci-dessus que ce vent souffle aussi dans le désert, entre Hormouz et
ChirĂąz. Une grande caravane, dans laquelle se trouvait KhodhĂąwend
Zùdeh, kùdhi de Termedh, nous avait précédés. Il lui mourut beaucoup
de chameaux et de chevaux ; mais, par la grĂące de Dieu, notre cara-
vane arriva saine et sauve Ă Bendj Ab, câest-Ă -dire au fleuve du
Sind
.
Bendj
signifie cinq, et
Ăąb
eau. Le sens de ces deux mots est
donc les Cinq RiviĂšres. Elles se jettent dans le grand fleuve, et arro-
sent cette contrĂ©e. Nous en reparlerons, sâil plaĂźt Ă Dieu. Nous arrivĂą-
mes prĂšs de ce fleuve, Ă la fin de dhouâlhiddjeh, et nous vĂźmes briller
cette mĂȘme nuit la nouvelle lune de moharrem de lâannĂ©e 734
. De
cet endroit, les prĂ©posĂ©s aux nouvelles Ă©crivirent dans lâInde pour y
transmettre lâavis de notre arrivĂ©e, et firent connaĂźtre au souverain de
ce pays ce qui nous concernait.
Câest ici que finit le rĂ©cit de ce premier voyage. Louange Ă Dieu,
maĂźtre des mortels.
Retour Ă la Table des MatiĂšres
614
Ce passage indiquerait une descente vers le sud Ă partir des environs de Ghaz-
na et Ă lâouest de la chaĂźne du Sulaiman afin dâatteindre lâIndus aux environs
de Sehwan, au nord de Hyderabad.
615
Le simoun (voir chap. I, n. 137).
616
LâIndus.
617
Le 12 septembre 1333. Pour la discussion sur cette date, voir lâintroduction.
Ibn BattĂ»ta â Voyages
268
II. De La Mecque aux steppes russes et Ă lâInde
5. Le voyage Ă Dihli
Retour Ă la Table des MatiĂšres
A
U NOM DU
D
IEU CLĂMENT ET MISĂRICORDIEUX
Qâ
IL SOIT PROPICE Ă NOTRE SEIGNEUR
M
OHAMMED
,
Ă SA FAMILLE
,
Ă SES COMPAGNONS
,
ET QU
â
IL LEUR ACCORDE LA PAIX
!
Voici ce que dit le cheĂŻkh Abou âAbd Allah Mohammed, fils
dâAbd Allah, fils de Mohammed, fils dâIbrĂąhĂźm AllewĂąty atthand-
jy
, connu sous le nom dâIbn Batoutah. (Que Dieu lui fasse misĂ©ri-
corde !)
Lorsque fut arrivé le premier jour du mois divin de moharrem,
commencement de lâannĂ©e 734, nous parvĂźnmes prĂšs du fleuve Sind,
le mĂȘme que lâon dĂ©signe sous le nom de Pendj-Ăąb, nom qui signifie
les Cinq RiviÚres. Ce fleuve est un des plus grands qui existent ; il dé-
borde dans la saison des chaleurs, et les habitants de la contrée ense-
mencent la terre aprĂšs son inondation, ainsi que font les habitants de
lâĂgypte, lors du dĂ©bordement du Nil. Câest Ă partir de ce fleuve que
commencent les Ătats du sultan vĂ©nĂ©rĂ©, Mohammed ChĂąh, roi de
lâInde et du Sind
.
p323
Quand nous arrivùmes prÚs du fleuve, les préposés aux nouvelles
vinrent nous trouver et Ă©crivirent lâavis de notre arrivĂ©e Ă Kothb al-
mulc, gouverneur de la ville de MoultĂąn. A cette Ă©poque, le chef des
émirs du Sind était un esclave du sultan, appelé Sertßz, qui est
618
Voir t. I, chap. 1, n. 1.
619
Muhammad bin Tughluk, ainsi que tous les autres sultans de Dihli, seront pas-
sĂ©s en revue plus loin. Le Sind, du sanskrit Sindhu (lâIndus), est le nom donnĂ©
à la vallée de ce fleuve, conquise par les Arabes dÚs le
VIII
e
e
e
siĂšcle et consti-
tuant une province sĂ©parĂ©e par rapport au reste de lâInde dont les premiĂšres
invasions datent de Mahmut de Ghazna au début du
XI
siĂšcle et la conquĂȘte
systématique de la fin du
XII
siĂšcle.
Ibn BattĂ»ta â Voyages
269
II. De La Mecque aux steppes russes et Ă lâInde
lâinspecteur des autres esclaves et devant lequel les troupes du sultan
passent en revue
. Le nom de cet individu signifie Celui qui a la tĂȘte
vive ; car
ser
(en persan) veut dire tĂȘte, et
tĂźz
vif, impétueux. Il se
trouvait, au moment de notre arrivée, dans la ville de Siwécitùn
,
située dans le Sind, à dix jours de marche de Moultùn. Entre la pro-
vince du Sind et la résidence du sultan, qui est la ville de Dilhy, il y a
cinquante journées de marche. Lorsque les préposés aux nouvelles
Ă©crivent du Sind au sultan, la lettre lui parvient en lâespace de cinq
jours, grĂące au
bérßd
ou Ă la poste.
D
ESCRIPTION DU BĂRĂD
Le bĂ©rĂźd, dans lâInde, est de deux espĂšces. Quant Ă la poste aux
chevaux, on lâappelle
oulĂąk
. Elle a lieu au moyen de chevaux ap-
partenant au sultan et stationnés tous les quatre milles. Pour la poste
aux piétons, voici en quoi elle consiste : chaque mille est partagé en
620
Voir aussi plus haut p. 44.
621
Voir chap. 4, n. 126.
622
Ulak est le mot turc encore utilisé ; le nom de berid était également donné à la
poste mameluke dâĂgypte.
Ibn BattĂ»ta â Voyages
270
II. De La Mecque aux steppes russes et Ă lâInde
trois distances Ă©gales que lâon appelle
addĂąouah
, ce qui veut dire
le tiers dâun mille. Quant au mille, il se nomme, chez les Indiens,
al-
coroûh
. Or, Ă chaque tiers de mille, il y a une bourgade bien peu-
plĂ©e, Ă lâextĂ©rieur de laquelle se trouvent trois tentes oĂč se tiennent
assis des hommes tout prĂȘts Ă partir. Ces gens ont serrĂ© leur ceinture,
et prÚs de chacun se trouve un fouet long de deux coudées, et terminé
à sa partie supérieure par des sonnettes
p324
de cuivre. Lorsque le cour-
rier sort de la ville, il tient sa lettre entre ses doigts et, dans lâautre
main, le fouet garni de sonnettes. Il part donc, courant de toutes ses
forces. Quand les gens placés dans les pavillons entendent le bruit des
sonnettes, ils font leurs préparatifs pour recevoir le courrier, et, à son
arrivĂ©e prĂšs dâeux, un dâentre eux prend la lettre de sa main et part
avec la plus grande vitesse. Il agite son fouet jusquâĂ ce quâil soit arri-
vĂ© Ă lâautre dĂąouah. Ces courriers ne cessent dâagir ainsi jusquâĂ ce
que la lettre soit parvenue Ă sa destination
.
Cette espĂšce de poste est plus prompte que la poste aux chevaux, et
lâon transporte souvent par son moyen ceux des fruits du Khorùçùn
qui sont recherchĂ©s dans lâInde. On les dĂ©pose dans des plats, et on les
transporte en courant jusquâĂ ce quâils soient parvenus au sultan. Câest
encore ainsi que lâon transporte les principaux criminels ; on place
chacun de ceux-ci sur un siĂšge que les courriers chargent sur leur tĂȘte
et avec lequel ils marchent en courant. Enfin, câest de la mĂȘme ma-
niĂšre que lâon transporte lâeau destinĂ©e Ă ĂȘtre bue par le sultan, lors-
quâil se trouve Ă Daoulet AbĂąd. On lui porte de lâeau puisĂ©e dans le
fleuve Gange, oĂč les Indiens se rendent en pĂšlerinage, ce fleuve est Ă
quarante journées de cette ville.
623
Du persan
daw
, course.
624
De lâurdu
kurok
; il vaut le tiers dâun farsakh ou parasange.
625
« Il est vrai quâentre un poste et lâautre, sur quelque route que ce soit, est placĂ©
tous les trois miles un hameau dâenviron quarante maisons, oĂč vivent des cou-
reurs également affectés aux messageries du Grand Sire ; et vous dirai com-
ment. Ils portent une grande ceinture, tout autour garnie de sonnettes, pour
que, quand ils vont, ils soient ouĂŻs de fort loin [...] Lorsque le roi veut envoyer
une lettre par courrier, il la remet Ă un de ces coureurs, et il sâen va, toujours
au grand galop, mais pas plus loin que trois milles, câest-Ă -dire dâun poste Ă
lâautre. Et lâautre, au bout de ces trois milles, qui, de bien loin, lâentend venir,
se prĂ©pare incontinent et se tient prĂȘt avant son arrivĂ©e, lui aussi muni de clo-
chettes » (Marco P
OLO
). Seulement ici il sâagit de la Chine. Dans la Perse sa-
favide le coureur, appelé
shatir
, porte un « caleçon avec une ceinture à trois
sonnettes qui viennent lui battre sur les ventres. » (T
AVERNIER
).
Ibn BattĂ»ta â Voyages
271
II. De La Mecque aux steppes russes et Ă lâInde
Lorsque les « nouvellistes » écrivent au sultan pour
p325
lâinformer
de lâarrivĂ©e de quelquâun dans ses Ătats, il prend une pleine connais-
sance de la lettre. Ceux qui lâĂ©crivent y mettent tout leur soin, faisant
connaĂźtre au prince quâil est arrivĂ© un homme, conformĂ© de telle ma-
niĂšre et vĂȘtu de telle sorte. Ils enregistrent le nombre de ses compa-
gnons, de ses esclaves, de ses serviteurs et de ses bĂȘtes de somme ; ils
décrivent comment il en use dans la marche et dans le repos, et ra-
content toutes ses dépenses. Ils ne négligent aucun de ces détails.
Lorsque le voyageur arrive au MoultĂąn, qui est la capitale du Sind, il y
sĂ©journe jusquâĂ ce quâon reçoive un ordre du sultan touchant sa ve-
nue à la cour et le traitement qui lui sera fait. Un individu est honoré,
en ce pays, selon ce quâon observe de ses actions, de ses dĂ©penses et
de ses sentiments, puisque lâon ignore quel est son mĂ©rite et quels sont
ces ancĂȘtres.
Câest la coutume du roi de lâInde, du sultan Abouâl-ModjĂąhid Mo-
hammed chĂąh, dâhonorer les Ă©trangers, de les aimer et de les distin-
guer dâune maniĂšre toute particuliĂšre, en leur accordant des gouver-
nements ou dâĂ©minentes dignitĂ©s. La plupart de ses courtisans, de ses
chambellans, de ses vizirs, de ses kĂądhis et de ses beaux-frĂšres, sont
des Ă©trangers. Il a publiĂ© un ordre portant que ceux-ci, dans ses Ătats,
fussent appelĂ©s du titre dâillustres : ce mot est devenu pour eux un
nom propre.
Aucun Ă©tranger admis Ă la cour de ce roi ne peut se passer de lui
offrir un cadeau et de le lui prĂ©senter, en guise dâintercesseur auprĂšs
de lui. Le sultan lâen rĂ©compense par un prĂ©sent plusieurs fois aussi
considérable. Nous raconterons beaucoup de choses touchant les dons
qui lui ont été offerts par des étrangers. Lorsque ses sujets furent ac-
coutumés à lui voir tenir cette conduite, les marchands qui habitaient
le Sind et lâInde se mirent Ă donner en prĂȘt Ă chaque individu se ren-
dant Ă la cour du sultan des milliers de dĂźnĂąrs. Ils lui fournissaient ce
quâil voulait offrir au souverain, ou bien il employait cette somme
comme il lâentendait pour son propre usage, en chevaux de selle, en
chameaux et en effets. Ces marchands le servaient de leur argent et de
p326
leurs personnes, et se tenaient debout devant lui comme des do-
mestiques. Quand il arrivait prÚs du sultan, celui-ci lui faisait un pré-
sent considĂ©rable. Alors il payait les sommes quâil devait aux mar-
chands, et sâacquittait envers eux. De la sorte, leur nĂ©goce Ă©tait acha-
Ibn BattĂ»ta â Voyages
272
II. De La Mecque aux steppes russes et Ă lâInde
landé et leurs profits étaient considérables. Aussi cette conduite est-
elle devenue pour eux une coutume constante.
Lorsque je fus arrivé dans le Sind, je suivis cette méthode, et
jâachetai Ă des marchands des chevaux, des chameaux, des esclaves,
etc. PrĂ©cĂ©demment, jâavais acquis Ă Ghaznah, dâun marchand de
lâIrĂąk, originaire de TecrĂźt et nommĂ© Mohammed AddoĂ»ry, environ
trente chevaux et un chameau qui portait une charge de flĂšches, car
cet article figure au nombre des prĂ©sents que lâon offre au sultan, Le
susdit marchand partit pour le Khorùçùn, puis il revint dans lâInde et y
reçut de moi ce que je lui devais ; par mon moyen il fit un profit
considérable, et devint un des plus riches marchands. AprÚs de nom-
breuses annĂ©es, je le rencontrai dans la ville dâAlep, lorsque les infi-
dĂšles mâeurent dĂ©pouillĂ© de ce que je possĂ©dais ; mais je nâen obtins
aucun bienfait.
D
ESCRIPTION DU
«
CARCADDAN
»
Quand nous eûmes franchi le fleuve du Sind, connu sous le nom de
Pendjùb, nous entrùmes dans un marais planté de roseaux, afin de sui-
vre le chemin qui le traversait par le milieu. Un
carcaddan
en sortit
sous nos yeux. Voici la description de cet animal : il est de couleur
noire, a le corps grand, la tĂȘte grosse et dâun volume excessif ; câest
pourquoi on en fait le sujet dâun proverbe, et lâon dit : « Le rhinocĂ©-
ros, tĂȘte sans corps. » Il est plus petit que lâĂ©lĂ©phant, mais sa tĂȘte est
plusieurs fois aussi forte que celle de cet animal. Il a entre les yeux
une seule corne, de la longueur dâenviron trois coudĂ©es et de la lar-
geur dâenviron un empan. Lorsque lâanimal dont il est ici question
sortit du marais Ă notre vue, un cavalier voulut lâattaquer ; le carcad-
dan frappa
p327
de sa corne la monture de ce cavalier, lui traversa la
cuisse et le renversa, aprĂšs quoi il rentra parmi les roseaux et nous ne
pĂ»mes nous en emparer. Jâai vu un rhinocĂ©ros une seconde fois, pen-
dant le mĂȘme voyage, aprĂšs la priĂšre de lâasr ; il Ă©tait occupĂ© Ă se re-
paĂźtre de plantes. Lorsque nous nous dirigeĂąmes vers lui, il sâenfuit.
Jâen vis un encore une fois, tandis que je me trouvais avec le roi de
lâInde. Nous entrĂąmes dans un bosquet de roseaux ; le sultan Ă©tait
montĂ© sur un Ă©lĂ©phant, et nous-mĂȘmes avions pour montures plusieurs
de ces animaux ; les piétons et les cavaliers pénétrÚrent parmi les ro-
Ibn BattĂ»ta â Voyages
273
II. De La Mecque aux steppes russes et Ă lâInde
seaux, firent lever le carcaddan, le tuĂšrent et poussĂšrent sa tĂȘte vers le
camp.
Cependant, nous marchùmes pendant deux jours, aprÚs avoir passé
le fleuve du Sind, et nous arrivùmes à la ville de Djénùny
, grande
et belle place situĂ©e sur le bord de ce mĂȘme fleuve. Elle possĂšde des
marchés élégants, et sa population appartient à une peuplade appelée
les SĂąmirah
, qui lâhabite depuis longtemps et dont, les ancĂȘtres sây
sont Ă©tablis lors de la conquĂȘte, du temps de HeddjĂądj, fils de YoĂ»-
cef
, selon ce que racontent les chroniqueurs Ă propos de la
conquĂȘte du Sind. Le cheĂŻkh, lâimĂąm savant, pratiquant les bonnes
Ćuvres, pieux et dĂ©vot, Rocn eddĂźn, fils du cheĂŻkh, du vertueux doc-
teur Chems eddĂźn, fils du cheĂŻkh, de
p328
lâimĂąm pieux et dĂ©vot, BĂ©hĂą
eddĂźn ZacariĂą
le koreĂŻchite (câest un des trois personnages que le
cheĂŻkh, le saint et vertueux BorhĂąn eddĂźn alaâradj mâavait prĂ©dit, dans
la ville dâAlexandrie, que je rencontrerais dans le cours de mon
voyage
, et, en effet, je les rencontrai ; Dieu en soit loué !) ; ce
cheĂŻkh, dis-je, mâa racontĂ© que le premier de ses ancĂȘtres sâappelait
Mohammed, fils de KĂącim, le koreĂŻchite
, quâil assista Ă la conquĂȘte
du Sind avec lâarmĂ©e quâenvoya pour cet objet HeddjĂądj, fils de YoĂ»-
cef, pendant quâil Ă©tait Ă©mir de lâIrĂąk ; quâil y fixa son sĂ©jour et que sa
postérité devint considérable.
626
La ville nâexiste plus et son site nâa pas Ă©tĂ© identifiĂ©.
627
Il sâagit des Sumras, tribu ou dynastie qui paraĂźt avoir Ă©tabli son autoritĂ© dans
le Sind aprĂšs la dĂ©faite de Maâsud, fils de Mahmut de Ghazna, par les Seldju-
kides en 1040. Hindous Ă lâorigine, ils ont dĂ» sâislamiser vers la fin. On sait
que leur dernier souverain sâappelait Hamir Duda et quâil ont Ă©tĂ© supplantĂ©s
par la tribu des Sammas dont le premier souverain Djam Unar (
djam
est un ti-
tre porté par tous les souverains samma) a inauguré son rÚgne en 1336. Il
sâagirait donc de ce mĂȘme personnage quâIbn BattĂ»ta nomme plus loin chef
des Sumras, et lâhistoire racontĂ©e ne doit pas ĂȘtre Ă©trangĂšre au changement de
dynastie.
628
Voir t. I, chap. 4, n. 191.
629
Baha al-din Zakariya (1183-1267) fut lâenvoyĂ© de Shihab al-din Abu Hafs
Omar Suhrawardi en Inde ; il est le fondateur de la branche indienne de cet or-
dre. Son fils, Sadr al-din (et non Shams al-din), mort en 1285, et son petit-fils
Rukn al-din, mort en 1335, constituÚrent une lignée héréditaire en Multan.
630
Voir t. I, p. 100.
631
Imad al-din Muhammad bin Qasim, cousin de Hadjadj, conquit bien le Sind en
712, mais Baha al-din fut envoyé du Khorasan en Inde par Suhrawardi, selon
ses biographes.
Ibn BattĂ»ta â Voyages
274
II. De La Mecque aux steppes russes et Ă lâInde
Quant Ă cette peuplade connue sous le nom de SĂąmirah, elle ne
mange avec personne, et qui que ce soit ne doit regarder ses membres
lorsquâils mangent ; ils ne sâallient pas par mariage avec quelquâun
faisant partie dâune autre tribu et personne non plus ne sâallie avec
eux. Ils avaient alors un émir nommé Ounùr
, dont nous raconterons
lâhistoire.
AprĂšs ĂȘtre partis de la ville de DjĂ©nĂąny, nous marchĂąmes jusquâĂ
ce que nous fussions arrivés à celle de Siwécitùn
, grande cité, en-
tourĂ©e dâun dĂ©sert de sable oĂč lâon ne trouve dâautre arbre que
lâoumm ghaĂŻlĂąn
. On ne cultive rien sur le bord du fleuve qui
lâarrose, si ce nâest des pastĂšques. La nourriture des habitants consiste
en sorgho et en pois, que lâon y appelle
mochonc
et avec lesquels
on fabrique le pain. On y
p329
trouve beaucoup de poisson et de lait de
buffle. Les habitants mangent le scinque, qui est un petit animal sem-
blable au caméléon, que les Maghrébins nomment petit serpent de jar-
din, sauf quâil nâa pas de queue. Je les ais vus creuser le sable, en reti-
rer cet animal lui fendre le ventre, jeter les intestins et le remplir de
curcuma, quâils appellent
zerd-choûbeh
, ce qui signifie le bois
jaune. Cette plante remplace chez eux le safran. Lorsque je vis ce petit
animal que mangeaient les Indous, je le regardai comme une chose
impure et je nâen mangeai pas.
Nous entrĂąmes dans SiwĂ©citĂąn au fort de lâĂ©tĂ©, et la chaleur y Ă©tait
trĂšs grande
. Aussi mes compagnons sâasseyaient-ils tout nus ; cha-
cun plaçait à sa ceinture un pagne, et sur ses épaules un autre pagne
trempĂ© dans lâeau. Bien peu de temps sâĂ©coulait avant que cette Ă©toffe
ne fût séchée, et alors on la mouillait de nouveau, et ainsi de suite. Je
vis à Siwécitùn son prédicateur, nommé Accheïbùny ; il me fit voir
une lettre du prince des croyants, le khalife âOmar, fils dâAbd AlâazĂźz,
adressĂ©e au premier de ses ancĂȘtres, pour lâinvestir des fonctions de
632
Voir ci-dessus n. 10.
633
Sehwan (voir chap. 4, n, 126).
634
Voir chap. 1, n. 109.
635
Du persan
mushang
, petit pois. Sorgho : millet.
636
Du persan
zard tchuba
.
637
LâIndus Ă©tant atteint le 12 septembre, on nâĂ©tait pas au fort de lâĂ©tĂ©.
Ibn BattĂ»ta â Voyages
275
II. De La Mecque aux steppes russes et Ă lâInde
prédicateur en cette ville
. Sa famille se les est transmises par héri-
tage, depuis cette Ă©poque jusquâĂ prĂ©sent.
Voici la teneur de cette lettre : « Ceci est lâordre quâa promulguĂ© le
serviteur de Dieu, le prince des croyants, âOmar, fils dâAbd AlâazĂźz,
en faveur dâun tel. » La date est lâannĂ©e 99, Selon ce que mâa racontĂ©
le prédicateur susdit, sur ce diplÎme est écrite, de la main du prince
des croyants, âOmar, fils dâAbd AlâazĂźz, la phrase suivante : « La
louange appartient à Dieu seul. »
Je rencontrai aussi à Siwécitùn le vénérable cheïkh Mohammed
AlbaghdĂądy, qui habitait lâermitage bĂąti
p330
prĂšs du tombeau du ver-
tueux cheĂŻkh âOthmĂąn AlmĂ©rendy. On raconte que lâĂąge de cet indivi-
du dĂ©passe cent quarante annĂ©es, et quâil a Ă©tĂ© prĂ©sent au meurtre
dâAlmostaâcim Billah, le dernier des khalifes abbĂącides, lequel fut tuĂ©
par le mécréant Holùoun, fils de Tenkßz, le Tartare
, Quant au
cheïkh, malgré son grand ùge, il était encore robuste et allait et venait
Ă pied.
A
NECDOTE
Dans cette ville habitaient lâĂ©mir OunĂąr assĂąmiry
, dont il a été
fait mention, et lâĂ©mir Kaïçar arroĂ»my, tous deux au service du sultan,
et ayant avec eux environ mille huit cents cavaliers. Un Indien idolĂą-
tre, nommĂ© Ratan, y demeurait aussi. CâĂ©tait un homme habile dans le
calcul et lâĂ©criture ; il alla trouver le roi de lâInde, en compagnie dâun
Ă©mir ; le souverain le goĂ»ta, lui donna le titre de chef du Sind, lâĂ©tablit
gouverneur de cette contrée et lui accorda en fief la ville de Siwécitùn
et ses dĂ©pendances. Enfin, il le gratifia des honneurs, câest-Ă -dire de
timbales et de drapeaux, ainsi quâil en donne aux principaux Ă©mirs.
Lorsque Ratan fut de retour dans le Sind, Ounùr, Kaïçar, etc., virent
avec peine la prééminence obtenue sur eux par un idolùtre. En consé-
quence, ils rĂ©solurent de lâassassiner, et, quelques jours sâĂ©tant Ă©coulĂ©s
638
Il est trĂšs peu probable quâun calife ait investi, en 717-720, dâun diplĂŽme un
prédicateur provincial.
639
Lire Ă©videmment Hulagu, petit-fils de Gengis le Mongol.
640
Pour le nom et le récit, voir ci-dessus, n. 10. Ibn Battûta est la seule source de
cette révolte.
Ibn BattĂ»ta â Voyages
276
II. De La Mecque aux steppes russes et Ă lâInde
depuis son arrivée, ils lui conseillÚrent de se transporter dans la ban-
lieue de la ville, afin dâexaminer la situation oĂč elle se trouvait. Il sor-
tit avec eux ; mais, lorsquâil fit nuit, ils excitĂšrent du tumulte dans le
camp, prĂ©tendant quâun lion avait fait irruption. Ils se dirigĂšrent vers
la tente de lâidolĂątre, le tuĂšrent et revinrent en ville, oĂč ils
sâemparĂšrent de lâargent qui appartenait au sultan, et qui sâĂ©levait Ă
douze
lacs
. Le lac est une somme de cent mille
p331
dĂźnĂąrs
cette
somme Ă©quivaut Ă dix mille dĂźnĂąrs dâor, monnaie de lâInde, et le dĂźnĂąr
de lâInde vaut deux dĂźnĂąrs et demi, en monnaie du Maghreb. Les in-
surgĂ©s mirent Ă leur tĂȘte le susdit OunĂąr, quâils appelĂšrent MĂ©lic Fi-
roĂ»z, et qui partagea lâargent entre les soldats. Mais ensuite il craignit
pour sa sĂ»retĂ©, Ă cause de lâĂ©loignement oĂč il se trouvait de sa tribu. Il
sortit de la ville, avec ceux de ses proches qui Ă©taient prĂšs de lui, et se
dirigea vers sa peuplade. Le reste de lâarmĂ©e choisit alors pour chef
Kaïçar arroûmy.
Ces nouvelles parvinrent Ă âImĂąd Almulc SertĂźz, esclave du sultan,
qui était alors émir des émirs du Sind et résidait à Moultùn. Il rassem-
bla des troupes, et se mit en marche, tant par terre que sur le fleuve du
Sind. Entre Moultùn et Siwécitùn, il y a dix journées de marche. Kaï-
çar sortit Ă la rencontre de SertĂźz, et un combat sâengagea. Kaïçar et
ses compagnons furent mis en déroute de la maniÚre la plus honteuse,
et se fortifiÚrent dans la ville. Sertßz les assiégea et dressa contre eux
des mangonneaux ou balistes ; le siÚge étant devenu trÚs pénible pour
eux, ils demandĂšrent Ă capituler au bout de quarante jours, Ă partir de
celui oĂč SertĂźz avait campĂ© vis-Ă -vis dâeux. Il leur accorda la vie
sauve ; mais, lorsquâils furent venus le trouver, il usa de perfidie en-
vers eux, prit leurs richesses et ordonna de les mettre Ă mort. Chaque
jour, il en faisait dĂ©capiter plusieurs, en faisait fendre dâautres par le
milieu du corps, Ă©corcher dâautres ordonnait de remplir de paille la
peau de ceux-ci et la pendait au-dessus de la muraille. La majeure par-
tie de celle-ci Ă©tait couverte de ces peaux, mises en croix, qui frap-
paient dâĂ©pouvante quiconque les regardait. Quant aux tĂȘtes, SertĂźz les
641
Le numĂ©raire du royaume de Dihli Ă©tait Ă lâĂ©poque composĂ© principalement de
deux monnaies appelées
tanka
, une en or pesant 9 g et une en argent de 9,3 g,
la premiÚre valant officiellement dix fois la seconde. Ibn Battûta appelle la
premiĂšre tanga et la deuxiĂšme dinar.
Ibn BattĂ»ta â Voyages
277
II. De La Mecque aux steppes russes et Ă lâInde
réunit au milieu de la ville, et elles y formÚrent une sorte de monti-
cule.
p332
Ce fut aprĂšs cette bataille que je mâarrĂȘtai dans la ville de SiwĂ©ci-
tĂąn, oĂč je me logeai dans un grand collĂšge. Je dormais sur la terrasse
de lâĂ©difice, et, lorsque je me rĂ©veillais la nuit, je voyais ces peaux
suspendues ; mon corps se contractait Ă ce spectacle, et mon Ăąme ne
fut pas satisfaite du sĂ©jour de ce collĂšge. Aussi je lâabandonnai. Le
docteur distinguĂ© et juste âAlĂą Almulc Alkhorùçùny, surnommĂ© FacĂźh
eddĂźn, anciennement kĂądhi de HĂ©rĂąt, Ă©tant venu trouver le roi de
lâInde, celui-ci le nomma gouverneur de la ville de LĂąhary et de ses
dĂ©pendances, dans le Sind. Il assista Ă cette expĂ©dition, avec âImĂąd
Almulc Sertßz, et en compagnie de ses troupes. Je résolus de me ren-
dre avec lui dans la ville de LĂąhary. Il avait quinze bateaux, en com-
pagnie desquels il sâavança sur le fleuve Sind, et qui portaient ses ba-
gages. Je partis donc dans sa société.
R
ĂCIT DU VOYAGE SUR LE FLEUVE
S
IND
ET DES DISPOSITIONS QUI Y FURENT OBSERVĂES
Le docteur âAlĂą Almulc avait, parmi ses navires, un bĂątiment appe-
lé
alahhaourah
, et qui Ă©tait de lâespĂšce nommĂ©e chez nous tartane
,
sauf quâil Ă©tait plus large et plus court. Il y avait au milieu de ce bĂąti-
ment une cabine de bois, à laquelle on arrivait par des degrés, et qui
Ă©tait surmontĂ©e dâun emplacement disposĂ© pour que lâĂ©mir pĂ»t sây
asseoir. Les officiers de ce seigneur sâasseyaient vis-Ă -vis de lui, et ses
esclaves se tenaient debout, Ă droite et Ă gauche. LâĂ©quipage, composĂ©
dâenviron quarante individus, Ă©tait occupĂ© Ă ramer. Cette ahaourah
était entourée, à sa droite et à sa gauche, par quatre navires, dont deux
renfermaient les
honneurs
de lâĂ©mir, câest-Ă -dire les drapeaux, les
timbales,
p333
les trompettes, les clairons et les flĂ»tes, que lâon appelle
ghaĂŻthah
, et les deux autres portaient les chanteurs. Les timbales et
les trompettes se faisaient entendre dâabord, puis les chanteurs fai-
642
Le texte arabe dit
tarida
, ce qui correspond à un vaisseau utilisé en Méditerra-
née pour le transport des chevaux et des marchandises lourdes, différent aussi
bien de la tartane, qui est un petit navire de forme allongĂ©e, que de lâhindou
huri
: bateau de pĂȘche.
643
Cornemuses.
Ibn BattĂ»ta â Voyages
278
II. De La Mecque aux steppes russes et Ă lâInde
saient leur partie, et ils ne cessaient dâagir ainsi depuis le commence-
ment du jour jusquâau moment du dĂ©jeuner. Lorsque cet instant arri-
vait, les bateaux se réunissaient et se serraient les uns contre les au-
tres ; on plaçait entre eux des échelles, et les musiciens se rendaient
sur lâahaourah de lâĂ©mir. Ils chantaient jusquâĂ ce quâil eĂ»t fini de
manger ; aprÚs quoi ils mangeaient, et lorsque le repas était terminé,
ils retournaient à leur vaisseau. Alors on commençait à marcher, selon
lâordre accoutumĂ©, jusquâĂ la nuit, et, lorsquâelle Ă©tait arrivĂ©e, on
plantait le camp sur la rive du fleuve, lâĂ©mir descendait dans ses ten-
tes, la table Ă©tait dressĂ©e, et la majeure partie de lâescorte assistait au
festin. Quand on avait fait la derniĂšre priĂšre du soir, les sentinelles
montaient la garde pendant la nuit, Ă tour de rĂŽle et tout en conversant
entre elles. Lorsque les gens dâune escouade avaient achevĂ© leur fac-
tion, un dâentre eux criait Ă haute voix : « O seigneur roi, tant dâheures
de la nuit sont Ă©coulĂ©es. » Alors les gens dâune autre escouade veil-
laient ; et, quand ils avaient fini leur faction, leur hérault proclamait
combien dâheures Ă©taient passĂ©es. Lorsquâarrivait le matin, on sonnait
de la trompette et lâon battait les timbales, on rĂ©citait la priĂšre de
lâaurore et lâon apportait de la nourriture. Quand on avait cessĂ© de
manger, on commençait Ă marcher. Si lâĂ©mir veut voyager sur le
fleuve, il sâembarque dans lâordre que nous avons dĂ©crit ; mais, sâil
veut marcher par terre, on fait résonner les timbales et les trompettes ;
les chambellans sâavancent, suivis des fantassins qui prĂ©cĂšdent lâĂ©mir.
Les chambellans sont eux-mĂȘmes devancĂ©s par six cavaliers, dont
trois portent au cou des timbales, et les trois autres sont munis de flĂ»-
tes. Lorsquâils approchent dâune bourgade ou dâun terrain Ă©levĂ© ces
musiciens font retentir leurs timbales et leurs
p334
flûtes ; puis les tim-
bales et les trompettes du corps dâarmĂ©e se font entendre. Les cham-
bellans ont Ă leur droite et Ă leur gauche des musiciens qui chantent Ă
tour de rĂŽle. On campe lorsquâarrive le moment du dĂ©jeuner.
Je voyageai pendant cinq jours en compagnie dâAlĂą Almulc, et
nous arrivĂąmes au siĂšge de son gouvernement, câest-Ă -dire Ă la ville
de LĂąhary
, belle place situĂ©e sur le rivage de lâocĂ©an, et prĂšs de
laquelle le fleuve du Sind se jette dans la mer. Deux mers ont donc
644
Cette ville, connue sous le nom de Larry-Bender, se trouvait Ă une quarantaine
de kilomĂštres au sud-est de Karachi. Au fur et Ă mesure de lâavancement des
terres, elle fut supplantée vers 1800 par Shahbandar et ensuite par Karachi.
Ibn BattĂ»ta â Voyages
279
II. De La Mecque aux steppes russes et Ă lâInde
leur confluent prĂšs dâelle
; elle possĂšde un grand port, oĂč abordent
des gens du Yaman, du Fars, etc. Aussi ses contributions sont considé-
rables et ses revenus importants. LâĂ©mir âAlĂą Almulc, dont il a Ă©tĂ©
question, mâa racontĂ© que le revenu de cette ville se montait Ă
soixante lacs par an. Or nous avons dit combien valait le lac. LâĂ©mir
prĂ©lĂšve lĂ -dessus la moitiĂ© de la dixiĂšme partie. Câest sur ce pied-lĂ
que le sultan confie les provinces à ses préposés ; ils en retirent pour
eux-mĂȘmes la moitiĂ© de la dĂźme, ou le vingtiĂšme du revenu.
R
ĂCIT D
â
UNE CHOSE EXTRAORDINAIRE QUE J
â
AI VUE
Ă L
â
EXTĂRIEUR DE CETTE VILLE
Je montai un jour Ă cheval, en compagnie dâAlĂą Almulc, et nous
arrivùmes dans une plaine située à la distance de sept milles de Lùha-
ry, et que lâon appelait TĂąrnĂą
. Je vis là une quantité incalculable de
pierres qui ressemblaient Ă des figures dâhommes et dâanimaux ;
beaucoup avaient subi des altérations, et les
p335
traits des objets
quâelles reprĂ©sentaient Ă©taient effacĂ©s il nây restait plus que la figure
dâune tĂȘte ou dâun pied ou de quelque autre partie du corps. Parmi les
pierres, il y en avait aussi qui représentaient des grains, tels que le blé,
les pois chiches, les fĂšves, les lentilles. Il y avait lĂ des traces dâun
mur et des parois de maisons. Nous vĂźmes ensuite les vestiges dâune
maison, oĂč se trouvait une cellule construite en pierres de taille, au
milieu de laquelle sâĂ©levait une estrade, Ă©galement en pierres taillĂ©es,
avec une telle prĂ©cision quâelles paraissaient ne former quâune seule
pierre. Cette estrade supportait une figure dâhomme, mais dont la tĂȘte
était fort allongée, la bouche placée sur un des cÎtés du visage et les
mains derriĂšre le dos, comme celles dâun captif. On voyait lĂ des fla-
ques dâeau extrĂȘmement puantes, et une des parois portait une inscrip-
tion en caractĂšres indiens. âAlĂą Almulc me raconta que les historiens
prĂ©tendent quâil y avait en cet endroit une ville considĂ©rable, dont les
habitants, ayant commis beaucoup de désordres, furent changés en
pierres, et que câest leur roi qui figure sur lâestrade, dans la maison
dont nous avons parlé ; aussi cette maison est-elle encore appelée la
645
Une rĂ©fĂ©rence coranique quâIbn BattĂ»ta affectionne (voir t. I, n. 4, et p. 375).
646
La seule identification possible est celle des ruines appelées Mora-Mari, à une
douzaine de kilomĂštres au nord-est de Larry-Bender.
Ibn BattĂ»ta â Voyages
280
II. De La Mecque aux steppes russes et Ă lâInde
demeure du roi. On assure que lâinscription indienne qui se voit sur
une des murailles renferme la date de la destruction des habitants de
cette ville : cela est arrivé il y a mille ans ou environ.
Je passai cinq jours Ă LĂąhary, en compagnie dâAlĂą Almulc ; aprĂšs
quoi il me fournit généreusement des provisions de route, et je le quit-
tai pour me rendre Ă la ville de BacĂąr
. On nomme ainsi une belle
cité, que traverse un canal dérivé du fleuve Sind. Au milieu de ce ca-
nal se trouve un superbe ermitage, oĂč lâon sert Ă manger aux voya-
geurs. Il a été construit par Cachloû Khùn
, pendant quâil Ă©tait gou-
verneur du Sind. Or il
p336
sera plus loin question de ce personnage. Je
vis Ă BacĂąr le jurisconsulte, lâimĂąm Sadr eddĂźn Alhanefy, ainsi que le
kùdhi de la ville, nommé Abou Hanßfah. Je rencontrai à Bacùr le
cheïkh pieux et dévot, Chems eddßn Mohammed acchßrùzy, qui était
au nombre des hommes vénérables par leur grand ùge : il me dit que
son ùge dépassait cent vingt ans. De cette ville, je me rendis à celle
dâOĂ»djah
, grande place située sur le fleuve Sind ; elle possÚde de
beaux marchés et est trÚs bien bùtie. Elle avait alors pour émir le roi
distingué et noble Djélùl eddßn Alkßdjy, qui figurait parmi les hommes
braves et gĂ©nĂ©reux. Il mourut dans cette ville, des suites dâune chute
de cheval.
A
CTE DE GĂNĂROSITĂ DE CET ĂMIR
Une amitié se forma entre moi et ce noble roi, Djélùl eddßn, et no-
tre intimité et notre affection furent affermies. Nous nous rencontrù-
mes dans la capitale, Dihly. Lorsque le sultan partit pour Daoulet
AbĂąd, ainsi que nous le raconterons, et quâil mâordonna de rester dans
la capitale, Djélùl eddßn me dit : « Tu as besoin, pour ton entretien,
dâune somme considĂ©rable, et lâabsence du sultan sera longue. Ac-
cepte donc ma bourgade, et perçois-en le produit jusquâĂ mon re-
647
Bukkur, une Ăźle fortifiĂ©e sur lâIndus situĂ©e entre les villes de Sukkur et Rohri Ă
cent cinquante kilomĂštres de Sehwan.
648
Voir plus loin, n. 76.
649
Uch, sur le chemin de Multan, Ă lâouest de Bahawalpur. CâĂ©tait Ă lâĂ©poque un
centre religieux important abritant, entre autres, le cheĂŻkh suhrawardi Djalal
al-din Bukhari (1199-1291).
Ibn BattĂ»ta â Voyages
281
II. De La Mecque aux steppes russes et Ă lâInde
tour. » Câest ce que je fis, et jâen perçus environ cinq mille dĂźnĂąrs.
Que Dieu lui accorde sa plus belle récompense !
Je vis à Oûdjah le cheïkh dévot, pieux et noble, Kothb eddßn Haï-
der, lâalide, qui me fit revĂȘtir le froc
. CâĂ©tait un des plus grands
hommes de bien, et je ne cessai de garder lâhabit dont il me revĂȘtit,
jusquâĂ ce que les Indiens idolĂątres mâeussent dĂ©pouillĂ© sur mer.
p337
DâOĂ»djah, je me rendis Ă la ville de MoultĂąn
, qui est la capitale
du Sind et la rĂ©sidence de lâĂ©mir suprĂȘme de cette province. Sur le
chemin qui y conduit, et Ă dix milles avant dây arriver, se trouve le
fleuve connu sous le nom de Khosrew AbĂąd
. Il est au nombre des
grands fleuves, et on ne le passe quâen bateau. On y examine de la
maniĂšre la plus sĂ©vĂšre les marchandises des passagers et lâon fouille
leurs bagages. CâĂ©tait la coutume, lors de notre arrivĂ©e Ă MoultĂąn, que
lâon prĂźt le quart de tout ce quâapportaient les marchands. On perce-
vait, pour chaque cheval, un droit de sept dßnùrs ; mais deux années
aprĂšs notre arrivĂ©e dans lâInde le sultan abolit ces taxes
et ordonna
que lâon nâexigeĂąt plus des voyageurs que la dĂźme aumĂŽniĂšre et
lâimpĂŽt du dixiĂšme. Cela eut lieu Ă lâĂ©poque oĂč il prĂȘta serment au
khalife Abouâl AbbĂąs, lâabbĂącide.
Lorsque nous commençùmes à traverser la riviÚre et que les baga-
ges furent examinés, la visite de mon bagage me parut une chose pé-
nible à supporter, car il ne renfermait rien de précieux, et cependant il
paraissait considĂ©rable aux yeux du public. Il me rĂ©pugnait quâon en
prĂźt connaissance. Ce fut par la grĂące de Dieu que survint un des prin-
cipaux officiers de la part de Kothb Almulc, prince de MoultĂąn. Il
donna lâordre de ne pas me soumettre Ă un examen ni Ă des recher-
ches. Il en fut ainsi, et je remerciai Dieu des grĂąces quâil avait daignĂ©
650
Le personnage nâĂ©tant pas connu par ailleurs, on ne sait pas de quelle confrĂ©rie
il sâagit. Uch Ă©tait toutefois un centre suhrawardi.
651
Multan, capturé dÚs la premiÚre campagne musulmane en 713, fut un des plus
importants centres du Sind.
652
La riviĂšre Ravi, un des cinq affluents de lâIndus qui compose le Pendjab (les
Cinq RiviĂšres).
653
Cet Ă©vĂ©nement date de 1341 et non de deux annĂ©es aprĂšs lâarrivĂ©e dâIbn BattĂ»-
ta en Inde. Pour le calife, voir t. I, chap. 4., n. 228 et p. 324 et 327 oĂč cette his-
toire est racontée. La dßme aumÎniÚre est de deux et demi pour cent (voir aussi
chap. 3, n. 28).
Ibn BattĂ»ta â Voyages
282
II. De La Mecque aux steppes russes et Ă lâInde
mâaccorder. Nous passĂąmes la nuit sur le bord du fleuve, et le matin le
roi du bĂ©rĂźd ou de la poste vint nous trouver. On lâappelait DihkĂąn, et
il Ă©tait originaire de Samarkand. CâĂ©tait lui qui Ă©crivait au sultan les
nouvelles
p338
de la ville et de son district, lui annonçant ce qui y sur-
venait et quels individus y arrivaient. Je fus questionné par lui et
jâentrai en sa sociĂ©tĂ© chez lâĂ©mir de MoultĂąn.
D
E L
â
ĂMIR DE
M
OULTĂN ET DĂTAILS SUR CE QUI LE CONCERNE
Le prince de MoultĂąn Ă©tait Kothb Almulc, un des principaux chefs
et des plus distinguĂ©s. Lorsque jâentrai chez lui, il se leva, me prit la
main et me fit asseoir à son cÎté. Je lui offris un esclave, un cheval,
ainsi quâune certaine quantitĂ© de raisins secs et dâamandes. Câest un
des plus grands cadeaux quâon puisse faire aux gens de ce pays, car il
ne sâen trouve pas chez eux ; seulement on en importe du Khorùçùn.
LâĂ©mir Ă©tait assis sur une grande estrade, recouverte de tapis ; prĂšs de
lui se trouvait le kùdhi appelé Sùlùr, et le prédicateur, dont je ne me
rappelle pas le nom. Il avait, Ă sa droite et Ă sa gauche, les chefs des
troupes, et les guerriers se tenaient debout derriĂšre lui ; les troupes
passaient en revue devant lui ; il y avait lĂ un grand nombre dâarcs.
Lorsquâarrive quelquâun qui dĂ©sire ĂȘtre enrĂŽlĂ© dans lâarmĂ©e en qualitĂ©
dâarcher, on lui donne un de ces arcs, afin quâil le tende. Ces arcs sont
plus ou moins roides, et la solde de lâarcher est proportionnĂ©e Ă la
force quâil montre Ă les tendre. Pour celui qui dĂ©sire ĂȘtre inscrit
comme cavalier, il y a lĂ une cible ; il fait courir son cheval et frappe
la cible de sa lance. Il y a Ă©galement un anneau suspendu Ă un mur peu
Ă©levĂ© ; le cavalier pousse sa monture jusquâĂ ce quâil arrive vis-Ă -vis
de lâanneau, et, sâil lâenlĂšve avec sa lance, il est considĂ©rĂ© comme un
excellent homme de cheval. Pour celui qui veut ĂȘtre enregistrĂ© Ă la
fois comme archer et cavalier, on place sur la terre une boule. Cet in-
dividu fait courir son cheval et vise la boule ; sa solde est proportion-
nĂ©e Ă lâhabiletĂ© quâil montre Ă toucher le but.
Lorsque nous fĂ»mes entrĂ©s chez lâĂ©mir et que nous lâeĂ»mes saluĂ©,
ainsi que nous lâavons dit, il ordonna de
p339
nous loger dans une mai-
son située hors de la ville, et appartenant aux disciples du pieux
Ibn BattĂ»ta â Voyages
283
II. De La Mecque aux steppes russes et Ă lâInde
cheïkh Rocn eddßn dont il a été question ci-dessus
. Câest la cou-
tume de ces gens-lĂ de nâhĂ©berger personne, jusquâĂ ce quâils en re-
çoivent lâordre du sultan.
D
ES ĂTRANGERS ARRIVANT POUR SE RENDRE Ă LA COUR DU ROI DE
L
âI
NDE ET QUE JE RENCONTRAI DANS CETTE VILLE
Je citerai : KhodhĂąwend ZĂądeh KiwĂąm eddĂźn, kĂądhi de Ter-
medh
, qui arriva avec sa femme et ses enfants ; il fut ensuite rejoint
Ă MoultĂąn par ses frĂšres, âImĂąd eddĂźn, DhiĂą eddĂźn et BorhĂąn eddĂźn ;
MobĂąrec chĂąh, un des principaux personnages de Samarkand ; Aroun
BoghĂą, un des principaux habitants de BokhĂąra ; MĂ©lic ZĂądeh, fils de
la sĆur de KhodhĂąwend ZĂądeh ; Bedr eddĂźn alfassĂąl. Chacun de ces
individus avait avec lui ses compagnons, ses serviteurs et ses adhé-
rents.
Lorsquâil se fut Ă©coulĂ© deux mois depuis notre arrivĂ©e Ă MoultĂąn,
un des chambellans du sultan, Chems eddßn alboûchendjy arriva, ainsi
quâAlmĂ©lic Mohammed alherawy, le
cotouĂąl
. Le sultan les en-
voyait à la rencontre de Khodhùwend Zùdeh. Ils étaient accompagnés
de trois eunuques députés par Almakhdoûmah Djihùn, mÚre du sultan,
Ă la rencontre de la femme du susdit KhodhĂąwend ZĂądeh. Ces gens-lĂ
apportaient des vĂȘtements dâhonneur pour les deux Ă©poux et pour
leurs enfants. Ils avaient mission de fournir des provisions de route
aux hÎtes nouvellement arrivés. Ils vinrent me trouver tous ensemble
et me demandĂšrent dans quel but jâĂ©tais venu. Je les informai que
câĂ©tait pour me fixer au service du Seigneur du monde, câest-Ă -dire le
sultan, car on le dĂ©signe ainsi dans ses Ătats. Ce prince avait ordonnĂ©
quâon ne laissĂąt pĂ©nĂ©trer dans lâInde aucune personne venant
p340
du
Khorùçùn, Ă moins que ce ne fĂ»t pour y demeurer. Lorsque jâeus fait
savoir Ă ces individus que jâarrivais dans lâintention de sĂ©journer, ils
mandĂšrent le kĂądhi et les notaires, et firent Ă©crire un engagement en
mon nom et en celui de mes compagnons qui voulaient demeurer.
654
Voir plus haut n. 12.
655
Voir plus haut p. 297.
656
Chef de la police.
Ibn BattĂ»ta â Voyages
284
II. De La Mecque aux steppes russes et Ă lâInde
Quelques-uns de mes camarades refusĂšrent de prendre cet engage-
ment.
Nous nous préparùmes à nous mettre en route pour la capitale. Il y
a entre elle et MoultĂąn une distance de quarante journĂ©es, oĂč lâon tra-
verse constamment un pays habité. Le chambellan et le camarade qui
avait été envoyé avec lui expédiÚrent les choses nécessaires pour hé-
berger KiwĂąm eddĂźn, et emmenĂšrent de MoultĂąn environ vingt cuisi-
niers. Le chambellan se transportait dâavance, durant la nuit, Ă chaque
station et faisait préparer les aliments, etc. Khodhùwend Zùdeh
nâarrivait que quand le repas Ă©tait prĂȘt. Chacun des hĂŽtes que nous
avons mentionnés campait séparément dans ses tentes et avec ses
compagnons. Souvent ils assistaient au repas qui était préparé pour
KhodĂąwend ZĂądeh. Quant Ă moi, je nây assistai quâune seule fois.
Voici lâordre suivi dans ce repas : on sert dâabord le pain, qui est une
espĂšce de gĂąteau et ressemble Ă des galettes ; on coupe la viande rĂŽtie
en grands morceaux, de sorte quâune brebis forme quatre ou six mor-
ceaux, et lâon en place un devant chaque convive. On sert aussi des
pains ronds, préparés avec du beurre et qui ressemblent au pain com-
mun de notre pays. On met au milieu de ces pains la friandise que lâon
appelle
sùboûnïah
, et lâon couvre chacun dâeux avec un gĂąteau su-
crĂ© que lâon appelle
khichty
, mot qui signifie briqueté. Ce dernier est
fait de farine, de sucre, de beurre. On sert ensuite, dans des Ă©cuelles de
porcelaine, la viande accommodée au beurre, aux oignons et au gin-
gembre vert ; puis un mets que
p341
lâon nomme
samoûcec
, et qui
consiste en viande hachée, cuite avec des amandes, des noix, des pis-
taches, des oignons et des Ă©pices, et que lâon place dans lâintĂ©rieur
dâun gĂąteau frit dans le beurre. On met devant chaque personne quatre
ou cinq morceaux de cela. Puis on sert le riz cuit au beurre et surmon-
té de poulets ; puis les petites bouchées du kùdhi, que ces gens-là ap-
pellent
alhĂąchimy
; enfin, les
kĂąhiriyah
. Le chambellan se tient debout
prĂšs de la table, avant de manger ; il sâincline, en signe dâhommage,
vers le cĂŽtĂ© oĂč se trouve le sultan, et tous ceux qui sont prĂ©sents pour
le mĂȘme objet en font autant. Lâhommage, chez les Indiens, consiste Ă
incliner la tĂȘte en avant comme pendant la priĂšre. Lorsquâils ont fait
657
Friandise Ă©gyptienne fabriquĂ©e Ă partir dâamandes, dâamidon, de miel et de
sésame.
658
Du persan
sanbusa
, triangulaire.
Ibn BattĂ»ta â Voyages
285
II. De La Mecque aux steppes russes et Ă lâInde
cela, ils sâasseyent pour manger ; on apporte des coupes dâor, dâargent
et de verre, remplies de lâeau du sucre candi, câest-Ă -dire de sirop dĂ©-
layĂ© dans de lâeau. On appelle cette liqueur du sorbet et on la boit
avant de manger. Ensuite, le chambellan prononce ces mots : « Au
nom de Dieu. » Alors on commence Ă manger et, lorsquâon a fini, des
cruches de biÚre sont apportées. Quand elles sont bues, on apporte le
bĂ©tel et la noix dâarec, dont il a Ă©tĂ© question prĂ©cĂ©demment. AprĂšs
quâon a pris le bĂ©tel et la noix dâarec, le chambellan prononce les
mots : « Au nom de Dieu. » On se lÚve, on fait une salutation sembla-
ble Ă la premiĂšre et on sâen retourne.
Nous voyageĂąmes, aprĂšs ĂȘtre partis de la ville de MoultĂąn, notre
cortĂšge observant ce mĂȘme ordre que nous venons de dĂ©crire, jusquâĂ
ce que nous fussions arrivĂ©s dans lâInde proprement dite. La premiĂšre
ville dans laquelle nous entrĂąmes Ă©tait celle dâAboĂ»her
, oĂč com-
mencent les provinces indiennes. Elle est petite ; mais belle, et bien
peuplĂ©e et pourvue de riviĂšres et dâarbres. On ne trouve lĂ aucun arbre
de notre pays,
p342
excepté le
nebek
; mais, dans lâInde, il est dâun
volume considĂ©rable et chacun de ses fruits est aussi gros quâune noix
de galle et fort doux. Les Indiens ont beaucoup dâarbres dont aucun
nâexiste dans notre pays ni dans quelque autre.
D
ES ARBRES ET DES FRUITS DE L
âI
NDE
Nous citerons :
Le manguier, arbre qui ressemble aux orangers, si ce nâest quâil est
plus grand et plus feuillu ; aucun autre arbre ne donne autant
dâombrage ; mais cet ombrage est malsain et quiconque dort sous son
abri est pris de fiĂšvre. Le fruit du manguier a la grosseur dâune grosse
poire. Lorsquâil est encore vert, avant sa parfaite maturitĂ©, on prend
les fruits tombĂ©s de lâarbre, on les saupoudre de sel et on les fait
confire, comme le citron doux et le limon dans notre pays. Les Indiens
confisent de mĂȘme le gingembre vert et le poivre en grappes ; ils
mangent ces conserves avec leurs aliments, prenant aprĂšs chaque bou-
659
Abohar, prĂšs de la frontiĂšre indo-pakistanaise.
660
Le jujubier.
Ibn BattĂ»ta â Voyages
286
II. De La Mecque aux steppes russes et Ă lâInde
chée un peu des ces objets salés. Lorsque la mangue est mûre, en au-
tomne, elle devient trĂšs jaune et on la mange comme une pomme.
Quelques-uns la coupent avec un couteau et dâautres la sucent lente-
ment. Ce fruit est doux, mais un peu dâaciditĂ© se mĂȘle Ă sa douceur. Il
a un gros noyau, que lâon sĂšme Ă lâinstar des pĂ©pins de lâoranger, ou
dâautres fruits, et dâoĂč proviennent les arbres.
Le
checky
et le
berky
. On donne ce nom Ă des arbres qui durent
fort longtemps ; leurs feuilles ressemblent Ă celles du noyer et leurs
fruits sortent du tronc mĂȘme de lâarbre. Ceux des fruits qui sont voi-
sins de la terre forment le berky ; leur douceur est plus grande et leur
goût plus agréable que ceux du cheky. Ce qui se trouve plus
p343
haut
est la portion appelée cheky, dont le fruit est pareil à de grandes cour-
ges et lâĂ©corce Ă une peau de bĆuf. Lorsquâil est devenu jaune, en au-
tomne, on le cueille, on le fend et lâon trouve dans chaque fruit de cent
Ă deux cents grains ressemblant Ă des cornichons. Entre chaque grain,
il y a une pellicule de couleur jaunĂątre ; chacun a un noyau Ă lâinstar
dâune grande fĂšve. Lorsque ce noyau est rĂŽti ou bouilli, son goĂ»t est
analogue Ă celui de la fĂšve, laquelle nâexiste pas dans lâInde. On
conserve ces noyaux dans une terre rougeĂątre et ils durent jusquâĂ
lâannĂ©e suivante. Le cheky et le berky sont les meilleurs fruits de
lâInde.
Le
tendoĂ»
, qui est le fruit de lâĂ©bĂ©nier ; chacun de ces fruits est
aussi gros quâun abricot, dont ils ont aussi la couleur. Ils sont extrĂȘ-
mement doux.
Le
tchoumoûn
. Les arbres de cette espĂšce vivent fort longtemps
et leur fruit ressemble Ă lâolive. Il est de couleur noire et nâa quâun
noyau comme lâolive.
Lâorange douce, qui est trĂšs abondante chez les Indiens. Quant Ă
lâorange acide, elle est rare. Il y a une troisiĂšme espĂšce dâorange, qui
tient le milieu entre la douce et lâacide. Son fruit est de la grosseur du
citron doux ; il est fort agréable, et je me plaisais à en manger.
661
Le jacquier ou arbre Ă pain (voir aussi t. III, chap. 3, n. 5).
662
Le djambou (voir aussi t. III, chap. 3, n. 6).
Ibn BattĂ»ta â Voyages
287
II. De La Mecque aux steppes russes et Ă lâInde
Le
mehwĂą
, arbre qui dure fort longtemps et dont les feuilles res-
semblent Ă celles du noyer, sauf quâelles sont mĂ©langĂ©es de rouge et
de jaune. Son fruit a la forme dâune petite poire et est fort doux. A la
partie supérieure de chaque fruit se trouve un petit grain, de la gros-
seur dâun grain de raisin et creux ; son goĂ»t ressemble Ă celui du rai-
sin, mais en manger beaucoup cause un mal de tĂȘte. Ce quâil y a
dâĂ©tonnant, câest que ces grains, lorsquâils sont sĂ©chĂ©s au soleil, ont le
goĂ»t de la figue. Jâen mangeais en place de ce fruit, qui ne se ren-
contre
p344
pas dans lâInde. Les Indiens appellent ces grains
angoûr
,
mot qui, dans leur langue, a le sens de raisin
. Ce dernier fruit est
trĂšs rare dans lâInde, et on ne lây trouve que dans quelques endroits de
Dihly, et dans dâautres localitĂ©s. Le mewhĂą porte des fruits deux fois
dans une annĂ©e, et avec ses noyaux on fabrique de lâhuile dont on se
sert pour lâĂ©clairage.
Parmi les fruits des Indiens, on en distingue encore un quâils appel-
lent
cacĂźra
. On lâextrait de la terre ; il est trĂšs doux et ressemble Ă la
chĂątaigne.
On trouve dans lâInde, parmi les fruits qui croissent dans notre
pays, le grenadier, qui porte des fruits deux fois lâan. Jâen ai vu, dans
les Ăźles Maldives, qui ne cessaient de produire. Les Indiens lâappellent
anĂąr
, mot qui, je pense, a donné naissance à la dénomination de
djul-
nĂąr
, car
djul
, en persan, signifie une fleur
et
anĂąr
la grenade.
D
ES GRAINS QUE SĂMENT LES HABITANTS DE L
âI
NDE
ET DONT ILS SE NOURRISSENT
Les Indiens ensemencent la terre deux fois chaque année. Quand la
pluie tombe, dans lâĂ©tĂ©, ils sĂšment les grains dâautomne, quâils rĂ©col-
tent au bout de soixante jours. Parmi ces grains dâautomne, on remar-
que le
kudhroĂ»
, qui est une espĂšce de millet
. Câest de tous les
grains celui qui se trouve chez eux le plus abondamment. Le
kĂąl
, qui
663
Bassia latifolia
, également utilisé pour fabriquer des boissons alcoolisées.
664
Angur
est un mot persan.
665
Gul
, en persan, signifie la rose.
666
Paspalum scrobiculatum
: le millet commun.
Ibn BattĂ»ta â Voyages
288
II. De La Mecque aux steppes russes et Ă lâInde
ressemble Ă lâanly
. Le
chĂąmĂąkh
, dont les grains sont plus petits
que ceux du kĂąl. Souvent ce chĂąmĂąkh croĂźt sans culture. Câest la nour-
riture des dĂ©vots, de ceux qui font profession dâabstinence, des pau-
vres et des malheureux, lesquels sortent pour recueillir
p345
ceux de ces
grains qui ont poussĂ© sans culture. Chacun dâeux tient dans sa main
gauche un grand panier, et dans sa droite un fouet, avec lequel il
frappe les grains, qui tombent dans le panier. Ils ramassent ainsi de
quoi se nourrir toute lâannĂ©e. Le grain du chĂąmĂąkh est fort petit. Lors-
quâon lâa recueilli, on le place au soleil, puis on le broie dans des mor-
tiers de bois ; son Ă©corce sâenvole, et il ne reste quâune farine blanche,
avec laquelle on prĂ©pare une Ă©paisse bouillie que lâon mĂ©lange avec
du lait de buffle. Cette bouillie est plus agréable que le pain fabriqué
avec la mĂȘme farine ; jâen mangeais souvent, dans lâInde, et elle me
plaisait. Le
mĂąch
, qui est une espĂšce de pois. Le
mondj
. Câest
une espÚce de mùch ; mais ses grains sont allongés et sa couleur est
dâun vert clair. On fait cuire le mondj avec du riz et on le mange as-
saisonnĂ© de beurre. Câest ce que lâon appelle
kichry
, et câest avec
ces mets que lâon dĂ©jeune chaque jour. Il est, pour les Indiens, ce
quâest dans le Maghreb la
harĂźrah
. Le
loûbia
, qui est une es-
pĂšce de fĂšve. Le
moût
, qui ressemble au
kudhroĂ»
sauf que ses
grains sont plus petits. Il fait partie, chez les Indiens, de la provende
des animaux, et ceux-ci deviennent gras en le mangeant. Lâorge nâa
pas, chez ce peuple, de propriétés fortifiantes ; aussi la provende des
bestiaux se compose-t-elle seulement de ce moût ou de pois chiches,
quâon leur fait manger, aprĂšs les avoir concassĂ©s et humectĂ©s avec de
lâeau. On donne aux animaux, en place de fourrage vert, des feuilles
de mĂąch, aprĂšs que lâon a fait boire du beurre fondu Ă la bĂȘte durant
dix jours, sur le pied de trois ou quatre
rathls
par jour. Durant ce
temps on ne monte pas sur elle. On
p346
lui donne ensuite Ă manger,
667
Voir chap. 3, n. 14.
668
Le
panic
, dit aussi millet des oiseaux.
669
Phaseolus radiatus : haricot.
670
Phaseolus mungo
: une autre sorte de haricot.
671
Aujourdâhui connu sous le nom de
kedjéré
.
672
Farine cuite avec du lait ou de la graisse.
673
Vigna cattiang
: nom persan pour les petits haricots.
674
Cyperus rotundus.
675
Livres.
Ibn BattĂ»ta â Voyages
289
II. De La Mecque aux steppes russes et Ă lâInde
ainsi que nous lâavons dit, des feuilles de mĂąch durant un mois envi-
ron.
Les grains dont nous avons fait mention sont ceux dâautomne.
Lorsquâon les a moissonnĂ©s, soixante jours aprĂšs les avoir semĂ©s, on
fait les semailles pour le printemps. Les grains que lâon recueille en
cette saison sont : le froment, lâorge, les pois chiches, les lentilles. On
les sĂšme dans la mĂȘme terre oĂč ont lieu les semailles de lâautomne,
car lâInde est douĂ©e dâun sol gĂ©nĂ©reux et excellent.
Quant au riz, les Indiens le sĂšment trois fois chaque annĂ©e, et câest
un de leurs principaux grains. Ils cultivent encore le sésame et la
canne Ă sucre, en mĂȘme temps que les plantes automnales dont nous
avons fait mention.
Mais revenons Ă notre propos. Je dirai que nous marchĂąmes, aprĂšs
ĂȘtre partis dâAbouher, dans une plaine dâune vaste Ă©tendue, aux ex-
trémités de laquelle se trouvent des montagnes inaccessibles, habitées
par les Indiens idolĂątres, qui souvent commettent des brigandages. Les
habitants de lâInde sont pour la plupart idolĂątres ; parmi eux, il y en a
qui se sont soumis Ă payer tribut aux musulmans et demeurent dans
des bourgades. Ils ont Ă leur tĂȘte un magistrat musulman, placĂ© par le
percepteur ou lâeunuque
dans le fief duquel la bourgade se trouve
comprise. Dâautres sont rebelles et rĂ©sistent, retranchĂ©s dans les mon-
tagnes et exerçant le brigandage.
R
ĂCIT D
â
UN COMBAT QUE NOUS EĂMES Ă LIVRER SUR CE CHEMIN
,
ET QUI FUT LE PREMIER AUQUEL J
â
ASSISTAI DANS L
âI
NDE
Lorsque nous voulĂ»mes partir de la ville dâAbouher, le gros de la
troupe en sortit au commencement du jour,
p347
et jây restai jusquâĂ
midi avec quelques-uns de mes compagnons ; puis nous partĂźmes, au
nombre de vingt-deux cavaliers, les uns arabes, les autres Ă©trangers.
Quatre-vingts idolĂątres Ă pied, plus deux cavaliers, nous assaillirent
dans la plaine. Mes camarades étaient doués de courage et de ferme-
té ; nous résistùmes donc trÚs vigoureusement aux assaillants, nous
676
Gibb indique que le mot
khadim
nâa pas ici le sens dâeunuque mais de « su-
bordonné ».
Ibn BattĂ»ta â Voyages
290
II. De La Mecque aux steppes russes et Ă lâInde
tuĂąmes un de leurs cavaliers et prĂźmes son cheval. Quant aux gens de
pied, nous en tuĂąmes environ douze. Une flĂšche mâatteignit et une se-
conde atteignit mon cheval. Dieu daigna me préserver de tout mal ;
car les traits lancĂ©s par les Indiens nâont pas de force. Cependant, un
de nos compagnons eut un cheval blessĂ© ; nous lâindemnisĂąmes au
moyen du cheval pris Ă lâidolĂątre, et nous Ă©gorgeĂąmes ainsi lâanimal
blessé, qui fut mangé par les Turcs de notre troupe.
Nous portĂąmes les tĂȘtes des morts au chĂąteau fort dâAbou Baqhar,
et nous les y suspendĂźmes Ă la muraille. Ce fut au milieu de la nuit que
nous arrivĂąmes au susdit chĂąteau dâAbou Baqhar
.
Deux jours aprĂšs en ĂȘtre partis, nous parvĂźnmes Ă la ville
dâAdjoĂ»dĂ©hen
, petite place appartenant au pieux cheĂŻkh FĂ©rĂźd ed-
dßn albedhùoûny
, celui-lĂ mĂȘme que le
p348
cheĂŻkh pieux, le saint
BorhĂąn eddĂźn alarâadj mâavait prĂ©dit, Ă Alexandrie, que je rencontre-
rais. Cela arriva : Dieu en soit loué ! Férßd eddßn a été le précepteur du
roi de lâInde, qui lui a fait cadeau de cette ville. Ce cheĂŻkh est affligĂ©
de folie ; Dieu nous en préserve ! Il ne prend la main de personne, et
nâapproche mĂȘme de qui que ce soit. Lorsque son vĂȘtement a touchĂ©
celui de quelquâun, il le lave. Jâentrai dans son ermitage, je le vis et je
lui offris les salutations du cheïkh Borhùn eddßn ; il fut étonné et me
dit : « Je ne suis pas digne de cela. » Je rencontrai ses deux excellents
fils, savoir : Moâizz eddĂźn
, qui Ă©tait lâaĂźnĂ©, et qui, aprĂšs la mort de
677
Le nom nâexiste plus, mais il est citĂ© dans une source comme un petit bourg
avec un hospice Ă vingt miles dâAdjodhan (voir note suivante).
678
Ibn Battûta inverse ici son itinéraire. Adjodhan se trouve entre Multan et Abo-
har. Lieu de traversée de la riviÚre Sutledj, la plus orientale du Pendjab, la
ville fut nommĂ©e par lâempereur Akbar Pakpattan (le Bac sacrĂ©) en honneur
du cheĂŻkh Farid al-din (voir note suivante).
679
Farid al-din Masâud, mort en 1271, Ă©tait disciple du Qutb al-din Bakhtiyar
Kaki (voir n. 103 ci-dessous) et fondateur de la lignée des cheïkhs tchishti
dâAdjodhan. Son fils Badr al-din Sulaiman, mort en 1281, lui succĂ©da et Ă ce-
lui-ci son fils Alam al-din Sulaiman, mort en 1334. Câest ce dernier quâIbn
Battûta aurait pu rencontrer, à condition de retenir la date de 1333 pour son ar-
rivĂ©e en Inde. Câest celui-ci qui Ă©tait dâailleurs prĂ©cepteur spirituel du sultan
Muhammad bin Tughluk. Il y aurait Ă©galement confusion sur le nom dâorigine
de Farid al-din, qui ne serait pas nĂ© Ă Budaun, Ă lâest de Dihli, mais Ă Ghutaval
prĂšs de Multan. Enfin, pour les prĂ©dictions de Burhan al-din al-Arâadj, voir t.
I, p. 100.
680
Muizz al-din fut par la suite nommé par Muhammad bin Tughluk, gouverneur
du Gudjarat, et fut tué dans une révolte en 1348.
Ibn BattĂ»ta â Voyages
291
II. De La Mecque aux steppes russes et Ă lâInde
son pĂšre, lui succĂ©da dans la dignitĂ© du cheĂŻkh ; et âAlem eddĂźn
. Je
visitai le tombeau de son aïeul, le pÎle, le vertueux Férßd eddßn albéd-
hùoûny, qui tirait son surnom de la ville de Bédhùoûn, capitale du
pays de Sanbal
. Lorsque je voulus quitter AdjoĂ»dehen, âAlem ed-
dßn me dit : « Il faut absolument que tu voies mon pÚre. » Je le vis
donc, dans un moment oĂč il se trouvait sur sa terrasse. Il portait des
vĂȘtements blancs, et un gros turban garni dâun appendice qui retom-
bait sur le cĂŽtĂ©. Il fit des vĆux en ma faveur, et mâenvoya du sucre
ordinaire et du sucre candi.
D
E CEUX DES HABITANTS DE L
âI
NDE QUI SE BRĂLENT VOLONTAIREMENT
Au moment oĂč je revenais de voir ce cheĂŻkh, jâaperçus des gens qui
couraient en toute hùte hors de notre campement, accompagnés de
quelques-uns de mes
p349
camarades. Je leur demandai ce qui Ă©tait ar-
rivĂ© ; ils mâannoncĂšrent quâun Indien idolĂątre Ă©tait mort, quâun brasier
avait été allumé pour consumer son cadavre, et que sa femme se brû-
lerait en mĂȘme temps que lui. Lorsque tous deux furent brĂ»lĂ©s, mes
compagnons revinrent et me racontĂšrent que la femme avait tenu le
mort embrassĂ©, jusquâĂ ce quâelle fĂ»t consumĂ©e avec lui. Par la suite,
je voyais dans lâInde des femmes idolĂątres, toutes parĂ©es et montĂ©es
sur un cheval ; la population, tant musulmane quâidolĂątre, les suivait ;
les timbales et les trompettes résonnaient devant elles. Elles étaient
accompagnées des brahmanes, qui sont les chefs des Indous. Lorsque
cela se passe dans les Ătats du sultan, ils demandent Ă ce prince la
permission de brûler la femme du mort. Il leur accorde cette autorisa-
tion, et alors ils procÚdent au brûlement de la veuve
.
Au bout dâun certain temps, il arriva que je me trouvai dans une
ville dont la plupart des habitants Ă©taient des idolĂątres. Cette ville est
nommée Amdjery
et son prince Ă©tait un musulman de la tribu des
SĂąmirah du Sind. Dans son voisinage habitaient les idolĂątres rebelles.
681
Nommé cheïkh al-islam (chef mufti) à Delhi.
682
District de Sambhal dans la rĂ©gion dâUttar Pradesh, Ă lâest de Dihli (voir n. 61
ci-dessus).
683
Cette coutume célÚbre est également signalée par Marco Polo.
684
Amjhera, Ă douze miles Ă lâouest de Dhar, dans le sud-ouest de la rĂ©gion de
Madhya-Pradesh.
Ibn BattĂ»ta â Voyages
292
II. De La Mecque aux steppes russes et Ă lâInde
Un certain jour, ils commirent des brigandages, et lâĂ©mir musulman se
mit en marche pour les combattre. Ses sujets, tant musulmans
quâinfidĂšles, marchĂšrent avec lui, et un combat acharnĂ© sâengagea,
dans lequel périrent sept des derniers, dont trois étaient mariés ; leurs
femmes convinrent entre elles de se brûler. Le brûlement de la femme,
aprÚs la mort de son mari, est, chez les Indiens, un acte recommandé,
mais non obligatoire. Si une veuve se brûle, les personnes de sa fa-
mille en retirent de la gloire, et sont célébrées pour leur fidélité à rem-
plir leurs engagements. Quant Ă celle qui ne se livre pas aux flammes,
elle revĂȘt des habits grossiers et demeure chez ses parents, en proie Ă
la misĂšre et Ă
p350
lâabjection, Ă cause de son manque de fidĂ©litĂ© ; mais
on ne la force pas à se brûler.
Or donc, quand les trois femmes que nous avons mentionnées fu-
rent convenues de se brûler, elles passÚrent les trois jours qui devaient
précéder ce sacrifice dans les chansons, les réjouissances et les festins,
comme si elles avaient voulu faire leurs adieux Ă ce monde. De toutes
parts les autres femmes venaient les trouver. Le matin du quatriĂšme
jour, on amena Ă chacune de ces trois femmes un cheval, sur lequel
chacune monta, toute parée et parfumée. Dans la main droite elles te-
naient une noix de cocotier, avec laquelle elles jouaient ; et dans la
gauche, un miroir, oĂč elles regardaient leur figure. Les brahmanes les
entouraient, et elles étaient accompagnées de leurs proches. Devant
elles, on battait des timbales et lâon sonnait de la trompette et du clai-
ron. Chacun des infidĂšles leur disait : « Transmettez mes salutations Ă
mon pÚre, ou à mon frÚre, ou à ma mÚre, ou à mon ami. » A quoi elles
répondaient, en leur souriant : « TrÚs bien. »
Je montai Ă cheval, avec mes compagnons, afin de voir de quelle
maniÚre ces femmes se comporteraient durant la cérémonie de leur
brĂ»lement. Nous marchĂąmes avec elles lâespace dâenviron trois milles,
et nous arrivĂąmes dans un endroit obscur, abondamment pourvu dâeau
et dâarbres, et couvert dâun ombrage Ă©pais. Au milieu des arbres
sâĂ©levaient quatre pavillons, dans chacun desquels Ă©tait une idole de
pierre. Entre les pavillons se trouvait le bassin dâeau, au-dessus duquel
lâombre Ă©tait extrĂȘmement dense et les arbres fort pressĂ©s, de sorte
que le soleil ne pouvait pénétrer au travers. On eût dit que ce lieu était
une des vallĂ©es de lâenfer ; que Dieu nous en prĂ©serve !
Ibn BattĂ»ta â Voyages
293
II. De La Mecque aux steppes russes et Ă lâInde
Quand jâarrivai Ă ces tentes, les trois femmes mirent pied Ă terre
prĂšs du bassin, sây plongĂšrent, dĂ©pouillĂšrent les habits et les bijoux
quâelles portaient, et en firent des aumĂŽnes. On apporta Ă chacune
dâelles une grossiĂšre Ă©toffe de coton non façonnĂ©e, dont elles liĂšrent
une partie sur leurs hanches et le reste sur leur tĂȘte et leurs
p351
Ă©pau-
les. Cependant, des feux avaient été allumés, prÚs de ce bassin, dans
un endroit dĂ©primĂ©, et lâon y avait rĂ©pandu de lâhuile de
cundjut
,
câest-Ă -dire de sĂ©same qui accrut lâintensitĂ© des flammes. Il y avait lĂ
environ quinze hommes, tenant dans leurs mains des fagots de bois
mince. Avec eux sâen trouvaient dix autres, portant dans leurs mains
de grandes planches. Les joueurs de timbales et de trompettes se te-
naient debout, attendant la venue de la femme. La vue du feu Ă©tait ca-
chée par une couverture que des hommes tenaient dans leurs mains, de
peur que la malheureuse ne fĂ»t effrayĂ©e en lâapercevant. Je vis une de
ces femmes qui, au moment oĂč elle arriva prĂšs de cette couverture,
lâarracha violemment des mains des gens qui la soutenaient, et leur
dit, en souriant, des paroles persanes dont le sens était : « Est-ce que
vous mâeffrayerez avec le feu ? Je sais bien que câest du feu ; laissez-
moi. » Puis elle rĂ©unit ses mains au-dessus de sa tĂȘte, comme pour
saluer le feu, et elle sây jeta elle-mĂȘme. Au mĂȘme instant, les timbales,
les clairons et les trompettes retentirent, et les hommes lancĂšrent sur
elle le bois quâils portaient dans leurs mains. Dâautres placĂšrent des
planches par-dessus la victime, de crainte quâelle ne se remuĂąt. Des
cris sâĂ©levĂšrent, et la clameur devint considĂ©rable. Lorsque je vis ce
spectacle, je fus sur le point de tomber de cheval. Heureusement, mes
compagnons vinrent Ă moi avec de lâeau, ils me lavĂšrent le visage, et
je mâen retournai.
Les habitants de lâInde en usent de mĂȘme en ce qui touche la sub-
mersion. Beaucoup dâentre eux se noient volontairement dans le
Gange, oĂč ils se rendent en pĂšlerinage. On y jette les cendres des per-
sonnes qui se sont brĂ»lĂ©es. Les Indiens prĂ©tendent quâil sort du Para-
dis. Lorsque lâun dâeux arrive sur ses bords avec le dessein de sây
noyer, il dit aux personnes présentes : « Ne vous imaginez pas que je
me noie Ă cause de quelque chose qui me soit survenue ici-bas, ou
faute dâargent. Mon
p352
seul but est de mâapprocher de Coçùï
. »
685
Du persan
kungud
, sésame.
686
Peut-ĂȘtre Krishna.
Ibn BattĂ»ta â Voyages
294
II. De La Mecque aux steppes russes et Ă lâInde
Car tel est, dans leur langue, le nom de Dieu. Puis il se noie. Lorsquâil
est mort, les assistants le retirent de lâeau, le brĂ»lent, et jettent ses
cendres dans le mĂȘme fleuve.
Mais revenons Ă notre premier propos. Or donc nous partĂźmes de la
ville dâAdjoĂ»dehen, et, aprĂšs une marche de quatre jours, nous arri-
vĂąmes Ă la ville de Sarsaty
, qui est une place grande et fertile en
riz. Ce riz est excellent, et on en exporte à la ville impériale de Dihly.
Les revenus de Sarsaty sont trÚs considérables. Le chambellan Chems
eddĂźn AlboĂ»chendjy mâen a appris le chiffre ; mais je lâai oubliĂ©.
De Sarsaty, nous nous rendĂźmes Ă la ville de HĂąnsy
, qui est au
nombre des cités les plus belles, les mieux construites et les plus peu-
plĂ©es. Elle est entourĂ©e dâune forte muraille dont le fondateur est, Ă ce
que lâon prĂ©tend, un des principaux souverains idolĂątres, appelĂ© ToĂ»-
rah, et touchant lequel les Indiens racontent des anecdotes et des his-
toires. Câest de cette ville que sont natifs CamĂąl eddĂźn Sadr Aldji-
hĂąn
, grand kĂądhi de lâInde ; son frĂšre KothloĂ» khĂąn, prĂ©cepteur du
sultan, et leurs deux frĂšres NizhĂąm eddĂźn
et Chems eddĂźn. Ce der-
nier sâest consacrĂ© au service de Dieu et a fixĂ© son sĂ©jour Ă La Mec-
que, oĂč il est mort.
Nous partĂźmes de HĂąnsy et arrivĂąmes, au bout de deux jours, Ă
MaçâoĂ»d AbĂąd
, à dix milles de la résidence impériale de Dihly.
Nous y passĂąmes trois jours. HĂąnsy et MaçâoĂ»d AbĂąd appartiennent Ă
AlmĂ©lic Almoâazzham, HoĂ»chendj, fils dâAlmĂ©lic CamĂąl Gurg,
p353
dont il sera fait mention ci-dessous. Or le mot
gurg
signifie, en persan,
le loup.
Le sultan de lâInde, vers la capitale duquel nous nous dirigions,
Ă©tait alors absent de Dihly, et se trouvait dans le canton de Ca-
nodje
, ville qui est séparée de la capitale par une distance de dix
journées de marche. Mais il y avait alors à Dihly la sultane mÚre, ap-
687
Sarsati, abandonnée en 1726 et remplacée en 1837 par Sirsa dans la région de
Haryana.
688
Hansi fut conquise par les Ghaznavides en 1038.
689
Voir plus loin chap. 6, n. 1 ; pour Kutlu Khan, t. III, p. 82.
690
Voir plus loin t. III, p. 99.
691
Aujourdâhui en ruine, Ă proximitĂ© du bourg de Nadjafgarh.
692
Voir t. III, chap. 2, n. 28.
Ibn BattĂ»ta â Voyages
295
II. De La Mecque aux steppes russes et Ă lâInde
pelée Almakhdoûmah Djihùn. Le mot
djihĂąn
, en persan, signifie la
mĂȘme chose que
dounia
en arabe
. Le vizir du sultan, Khodjah Dji-
hĂąn
, nommĂ© aussi Ahmed, fils dâAyĂąs, et qui Ă©tait originaire de
lâAsie Mineure, se trouvait Ă©galement dans la capitale. Il envoya ses
officiers au-devant de nous, et désigna, pour venir à la rencontre de
chacun de nous en particulier, des personnages dâun rang analogue au
nĂŽtre. Parmi ceux quâil choisit ainsi pour mâaccueillir se trouvaient le
cheïkh Albesthùmy, le chérßf Almùzenderùny, chambellan des étran-
gers, et le jurisconsulte âAlĂą eddĂźn AlmoltĂąny, connu sous le nom de
Konnarah. Cependant, il Ă©crivit au sultan, pour lui annoncer notre ar-
rivĂ©e, et expĂ©dia la lettre par lâ
addĂąouah
, qui est la poste des courriers
Ă pied, comme nous lâavons dit plus haut.
La lettre étant parvenue au sultan, le vizir reçut sa réponse durant
les trois jours que nous passĂąmes Ă MaçâoĂ»d AbĂąd. Au bout de ce
temps, les kĂądhis, les docteurs et les cheĂŻkhs sortirent Ă notre ren-
contre, ainsi que plusieurs Ă©mirs. Les Indiens nomment ceux-ci
mé-
lics
, rois ; et, dans tous les cas oĂč les habitants de lâĂgypte et dâautres
contrĂ©es diraient lâĂ©mir, eux disent le roi. Le cheĂŻkh ZhahĂźr eddĂźn az-
zendjĂąny, qui jouit dâun rang Ă©levĂ© auprĂšs du sultan, sortit aussi Ă no-
tre rencontre.
Nous partĂźmes ensuite de MaâçoĂ»d AbĂąd, et nous campĂąmes dans
le voisinage dâune bourgade appelĂ©e
p354
PĂąlem
, qui appartient au
seigneur, au chérif Nùcir eddßn Mothahher Alaouhéry
, un des
commensaux du sultan, et une des personnes qui jouissent auprĂšs de
lui dâune entiĂšre faveur. Le lendemain, nous arrivĂąmes Ă la rĂ©sidence
impĂ©riale de Dihly, capitale de lâInde, qui est une ville trĂšs illustre,
considĂ©rable, rĂ©unissant la beautĂ© et la force. Elle est entourĂ©e dâune
muraille telle quâon nâen connaĂźt pas de semblable dans tout lâunivers.
Câest la plus grande ville de lâInde, et mĂȘme de toutes les contrĂ©es
soumises Ă lâislamisme dans lâOrient.
693
Câest-Ă -dire le monde.
694
Il sâagirait en rĂ©alitĂ© dâun Hindou de la famille du radjah de Deogir, lâactuelle
Dawlatabad, converti Ă lâislam.
695
A six miles au sud-est de la précédente étape.
696
Inconnu par ailleurs, mais déjà mentionné par Ibn Battûta, t. I, p. 365.
Ibn BattĂ»ta â Voyages
296
II. De La Mecque aux steppes russes et Ă lâInde
D
ESCRIPTION DE
D
IHLY
Cette ville est dâune grande Ă©tendue, et possĂšde une nombreuse
population. Elle se compose actuellement de quatre villes voisines et
contiguës, savoir :
Dihly proprement dite, qui est la vieille cité, construite par les ido-
lĂątres, et dont la conquĂȘte eut lieu lâannĂ©e 584
.
Sßry, aussi nommée le séjour du khalifat
: câest celle que le sul-
tan donna Ă GhiyĂąth eddĂźn, petit-fils du khalife abbĂącide Almostancir,
lorsquâil vint le trouver. Câest lĂ quâhabitaient le sultan âAlĂą eddĂźn et
son fils Kothb eddĂźn, dont nous parlerons ci-aprĂšs.
Toghlok AbĂąd
, ainsi appelée du nom de son fondateur, le sultan
Toghlok, pĂšre du sultan de lâInde, Ă la cour de qui nous nous rendions.
Voici quel fut le motif
p355
pour lequel il la bĂątit : un certain jour quâil
se tenait debout en présence du sultan Kothb eddßn, il lui dit : « O
maßtre du monde, il conviendrait que tu élevasses ici une ville. » Le
sultan lui répondit, par maniÚre de plaisanterie : « Lorsque tu seras
empereur, bùtis-la donc. » Il arriva, par la volonté de Dieu, que cet
homme devint sultan ; il construisit alors la ville en question et
lâappela de son nom.
Djihùn pénùh
, qui est destinée particuliÚrement à servir de de-
meure au sultan Mohammed chĂąh, actuellement roi de lâInde, et que
nous venions trouver. Câest lui qui la bĂątit ; il avait eu lâintention de
relier entre elles ces quatre villes par un seul et mĂȘme mur ; il en Ă©di-
fia une partie, et renonça à élever le reste, à cause des grandes dépen-
ses quâaurait exigĂ©es sa construction.
697
La citadelle du premier noyau de la ville, Laikot, fut construite vers 1052 par
un chef Rajput. La ville fut conquise par Qutb al-din Aibak en 1192, et non en
584 (1188).
698
Quatre ou cinq kilomĂštres au nord-est de la vieille Dihli, fondĂ©e Ă lâorigine
comme camp militaire par Ala al-din Khaldji Ă partir de 1303.
699
A huit kilomÚtres au sud-est de la vieille ville, commencée par Ghiyath al-din
Tughluk Ă partir de 1320.
700
Le Refuge du monde, construite par Muhammad bin Tughluk aprĂšs 1325. Elle
remplit lâespace entre la vieille Dihli et Sin.
Ibn BattĂ»ta â Voyages
297
II. De La Mecque aux steppes russes et Ă lâInde
D
ESCRIPTION DU MUR ET DES PORTES DE
D
IHLY
Le mur qui entoure la ville de Dihly nâa pas son pareil. Il a onze
coudĂ©es de largeur, et lâon y a pratiquĂ© des chambres oĂč demeurent
des gardes de nuit et les personnes préposées à la surveillance des por-
tes. Il se trouve aussi dans ces chambres des magasins de vivres que
lâon appelle
anbĂąr
, des magasins pour les munitions de guerre, et
dâautres consacrĂ©s Ă la garde des mangonneaux et des
raâĂądĂąh
. Les
grains sây conservent pendant longtemps sans altĂ©ration et sans ĂȘtre
exposĂ©s au moindre dĂ©gĂąt. Jâai vu du riz que lâon retirait dâun de ces
magasins ; la couleur en était devenue trÚs noire ; mais il avait un goût
agrĂ©able. Jâai vu aussi du millet que lâon retirait de cet endroit. Toutes
ces provisions avaient été amassées par le sultan Balaban,
p356
quatre-
vingt-dix ans auparavant. Les cavaliers et les fantassins peuvent mar-
cher, Ă lâintĂ©rieur de ce mur, dâun bout de la ville Ă lâautre. On y a
percĂ© des fenĂȘtres qui ouvrent du cĂŽtĂ© de la ville, et par lesquelles pĂ©-
nÚtre la lumiÚre. La partie inférieure de cette muraille est construite en
pierre, et la partie supérieure en briques. Les tours sont en grand nom-
bre et trĂšs rapprochĂ©es lâune de lâautre.
La ville de Dihly Ă vingt-huit portes, ou comme les appellent les
Indiens,
derwĂązehs
. Parmi ces portes, on distingue : celle de Bed-
hĂąoun
, qui est la principale ; celle de Mindawy
, oĂč se trouve le
marché aux grains ; celle de Djoul
, prÚs de laquelle sont situés les
vergers ; celle de ChĂąh, le Roi, ainsi appelĂ©e dâaprĂšs un individu de ce
nom ; celle de PĂąlem
, nom par lequel on désigne une bourgade
dont nous avons déjà parlé ; celle de Nedjßb, qui doit son nom à un
personnage ainsi appelĂ© ; celle de CamĂąl, qui se trouve dans le mĂȘme
cas ; celle de Ghaznah
, ainsi nommĂ©e dâaprĂšs la ville de Ghaznah,
701
Terme persan : greniers.
702
Tonnantes : machines de siÚge, ballistes, plus légÚres que les mangonneaux.
703
A lâest, conduisant Ă Tughlukabad et au-delĂ Ă la ville de Badaun.
704
Cf. le passage de lâhistorien Firishta : « Il nomma inspecteur du marchĂ© aux
grains, que lâon appelle, dans la langue indienne,
mandouy
, le malic Kaboul. »
Mandwi
signifie Ă lâorigine une espĂšce de grain.
705
Du persan
gul
(rose), ouvrant donc apparemment vers les jardins.
706
Située au sud-ouest de la ville.
707
Elle doit correspondre à la porte appelée aussi Randjit et fortifiée par Ala al-
din Khaldji en mĂȘme temps que la citadelle.
Ibn BattĂ»ta â Voyages
298
II. De La Mecque aux steppes russes et Ă lâInde
situĂ©e sur la frontiĂšre du Khorùçùn : câest en dehors de cette porte que
sont situĂ©s le lieu oĂč lâon cĂ©lĂšbre la priĂšre de la Rupture du jeĂ»ne, et
plusieurs des cimetiĂšres ; la porte dâAlbedjĂąliçah
, lâextĂ©rieur de
laquelle sâĂ©tendent les cimetiĂšres de Dihly. Câest lĂ le nom dâun beau
cimetiĂšre, oĂč lâon construit des chapelles funĂ©raires. Il y a inĂ©vitable-
ment prĂšs de chaque tombeau un mihrĂąb, lors mĂȘme que ce sĂ©pulcre
est privé de chapelle funéraire. On plante dans ces cimetiÚres des ar-
bustes Ă
p357
fleurs, tels que la tubéreuse, le
reïboûl
, lâĂ©glantier, etc.
Dans ce pays-lĂ , il ne cesse pas dây avoir des fleurs, dans quelque sai-
son que ce soit.
D
ESCRIPTION DE LA PRINCIPALE MOSQUĂE DE
D
IHLY
La mosquĂ©e principale de Dihly est dâune grande Ă©tendue
: ses
murailles, son toit et son pavé sont en pierres blanches trÚs admira-
blement taillées et trÚs artistement reliées entre elles avec du plomb. Il
nâentre pas dans sa construction une seule planche. Elle a treize dĂŽmes
de pierre, et sa chaire est aussi bĂątie en pierre ; elle a quatre cours.
Câest au milieu de la mosquĂ©e que lâon voit une Ă©norme colonne fa-
briquée avec un métal inconnu
. Un des savants indiens mâa dit
quâelle sâappelle
Heft-djoûch
, câest-Ă -dire les Sept MĂ©taux, et quâelle
est composĂ©e dâautant de mĂ©taux diffĂ©rents. On a poli cette colonne
sur une Ă©tendue Ă©gale Ă la longueur de lâindex, et cet endroit poli brille
dâun grand Ă©clat. Le fer ne laisse aucune trace sur cette colonne. Sa
longueur est de trente coudĂ©es ; nous enroulĂąmes autour dâelle la toile
dâun turban, et la portion de cette toile qui en fait le tour Ă©tait de huit
coudées.
708
Ville situĂ©e Ă lâest de Dihli dans le district de Kanauj.
709
Jasmin.
710
Cette mosquĂ©e, appelĂ©e Quwwat al-Islam (la Force de lâislam), fut construite
sur un temple hindou par Qutb al-din Aibak dÚs 1192. Elle fut agrandie au dé-
but du
XIII
e
e
siÚcle par Iletmish et au début du
XIV
par Ala al-din Khaldji. Son
Ă©tat actuel correspond aux constructions dâIletmish.
711
Cette colonne, datant du
IV
e
siĂšcle et ramenĂ©e dâun temple de Vishnu, a envi-
ron huit mĂštres de hauteur. Haft gush signifierait plutĂŽt heptagonale ou de
« sept tempéraments », par rapport à sa résistance à la rouille et aux intempé-
ries.
Ibn BattĂ»ta â Voyages
299
II. De La Mecque aux steppes russes et Ă lâInde
PrÚs de la porte orientale de la mosquée, il y a deux trÚs grandes
idoles de cuivre, étendues à terre, et réunies ensemble par des pier-
res
. Tout individu qui entre dans
p358
la mosquée ou qui en sort les
foule aux pieds. Lâemplacement de cette mosquĂ©e Ă©tait un
boudkhĂą-
nah
, câest-Ă -dire un temple dâidoles ; mais, aprĂšs la conquĂȘte de Di-
hly, il fut converti en mosquée. Dans la cour septentrionale de la mos-
quée se trouve le minaret
, qui nâa pas son pareil dans toutes les
contrées musulmanes. Il est construit en pierres rouges, à la différence
de celles qui composent le reste de lâĂ©difice, lesquelles sont blanches ;
de plus, les premiÚres sont sculptées. Ce minaret est fort élevé ; la flÚ-
che qui le termine est en marbre blanc de lait, et ses pommes sont dâor
pur
. LâentrĂ©e en est si large que les Ă©lĂ©phants peuvent y monter.
Quelquâun en qui jâai confiance mâa racontĂ© avoir vu, Ă lâĂ©poque de la
construction de ce minaret, un Ă©lĂ©phant qui grimpait jusquâen haut
avec des pierres. Câest lâouvrage du sultan Moâizz eddĂźn, fils de NĂącir
eddĂźn, fils du sultan GhiyĂąth eddĂźn Balaban
. Le sultan Kothb eddĂźn
voulut bĂątir, dans la cour occidentale, un minaret encore plus
grand
; il en construisit environ le tiers, et mourut avant de lâavoir
achevé. Le sultan Mohammed se proposa de le terminer ; mais il re-
nonça à ce dessein, comme étant de mauvais augure. Le minaret en
question est une des merveilles du monde, par sa grandeur et la lar-
geur de son escalier, qui est telle que trois éléphants y montent de
front. Le tiers qui en a été bùti égale en hauteur la totalité du minaret
que nous avons dit ĂȘtre placĂ© dans la cour du nord. Jây montai un
p359
jour et jâaperçus la plupart des maisons de la ville, et je trouvai les
murailles de celle-ci bien basses, malgré toute leur élévation. Les
712
Il sâagirait dâun lingam, image phallique de Vikramaditya rapportĂ©e dâUjjain
par Iletmish en 1234. Mais dâautres statues hindoues Ă©taient pĂ©riodiquement
apportĂ©es pour ĂȘtre piĂ©tinĂ©es par les fidĂšles.
713
Le célÚbre Qutb Minar, commencé par Qutb al-din Aibak, terminé sous Ilet-
mish en 1229 et surélevé encore par Firuz Shah (1351-1388). Sa hauteur ac-
tuelle est de soixante-dix mĂštres.
714
Il sâagit dâornements situĂ©s au sommet qui ont aujourdâhui disparu.
715
Il y a apparemment confusion entre Muâizz al-din Kaiqubad, 1287-1290 (voir
plus loin), et Muâizz al-din Muhammad, sultan ghuride de Ghazna, mort en
1206 et suzerain dâAibak. Ce dernier, qui a commencĂ© le minaret, et y fit gra-
ver des Ă©loges Ă son protecteur.
716
La base de ce minaret, dont le diamĂštre est le double de celui de Qutb Minar,
est toujours visible dans la cour nord, construite par Ala al-din Khaldji et non
par son fils Qutb al-din Muhammad comme câest indiquĂ© ici.
Ibn BattĂ»ta â Voyages
300
II. De La Mecque aux steppes russes et Ă lâInde
hommes placés au bas du minaret ne me paraissaient que des petits
enfants. Il semble, Ă quiconque le considĂšre dâen bas, que sa hauteur
ne soit pas si considérable, à cause de la grandeur de sa masse et de sa
largeur.
Le sultan Kothb eddßn avait formé aussi le projet de bùtir une mos-
quĂ©e cathĂ©drale Ă SĂźry, surnommĂ© le sĂ©jour du khalifat ; mais il nâen
termina que le mur faisant face Ă La Mecque et le mihrĂąb. Cette por-
tion est construite en pierres blanches, noires, rouges et vertes ; et, si
lâĂ©difice avait Ă©tĂ© achevĂ©, il nâaurait pas eu son pareil dans le monde.
Le sultan Mohammed se proposa de le finir, et envoya des gens versés
dans lâart de bĂątir, afin quâils Ă©valuassent Ă combien sâĂ©lĂšverait la dĂ©-
pense. Ils prĂ©tendirent quâon dĂ©penserait, pour son achĂšvement,
trente-cinq lacs. Le sultan y renonça, trouvant cette dépense trop
considĂ©rable. Un de ses familiers mâa racontĂ© quâil ne se dĂ©sista pas
de son projet pour ce motif-lĂ , mais quâil en regarda lâexĂ©cution
comme de mauvais augure, vu que le sultan Kothb eddßn avait été tué
avant de terminer cet Ă©difice.
D
ESCRIPTION DES DEUX GRANDS BASSINS QUI SE TROUVENT Ă
L
â
EXTĂRIEUR DE
D
IHLY
En dehors de cette ville se voit le grand bassin appelé du nom du
sultan Chems eddĂźn Lalmich
, et oĂč les habitants de Dihly
sâapprovisionnent dâeau Ă boire. Il est situĂ© dans le voisinage du lieu
oĂč se fait la priĂšre des grandes fĂȘtes. Il est alimentĂ© par lâeau des
pluies ; sa longueur est dâenviron deux milles, et sa largeur moindre
de moitié. Sa face occidentale, du cÎté du
moçallù
,
p360
est construite
en pierres disposĂ©es en forme dâestrades, les unes plus hautes que les
autres ; au-dessous de chacune sont des degrĂ©s, Ă lâaide desquels on
descend jusquâĂ lâeau. A cĂŽtĂ© de chaque estrade est un dĂŽme de pierre,
oĂč se trouvent des siĂšges pour les gens qui veulent se divertir et
sâamuser. Au milieu de lâĂ©tang sâĂ©lĂšve un grand dĂŽme en pierres
sculptĂ©es et haut de deux Ă©tages. Lorsque lâeau est abondante dans le
717
Câest le bassin appelĂ© Hawdh Shamsi, qui se trouve au sud-ouest de la vieille
ville, Ă la limite du faubourg de Mihrawli. Il fut construit par Shams al-din
Iletmish.
Ibn BattĂ»ta â Voyages
301
II. De La Mecque aux steppes russes et Ă lâInde
bassin, on ne peut atteindre cet Ă©difice, si ce nâest avec des barques.
Quand, au contraire, il y a peu dâeau, les gens y entrent. A lâintĂ©rieur
est une mosquée, et la plupart du temps on y trouve des fakßrs voués
au service de Dieu et qui ne mettent leur confiance quâen lui. Lorsque
lâeau est tarie dans cet Ă©tang, on y cultive des cannes Ă sucre, des ci-
trouilles, des concombres, des pastĂšques et des melons. Ces derniers
sont extrĂȘmement doux, mais dâun petit volume.
Entre Dihly et le séjour de khalifat se trouve le bassin impérial
,
lequel est plus grand que celui du sultan Chems eddßn. Sur ses cÎtés
sâĂ©lĂšvent environ quarante dĂŽmes ; les joueurs dâinstruments habitent
tout autour, et lâemplacement quâils occupent sâappelle Tharb-AbĂąd,
le SĂ©jour de lâallĂ©gresse. Ils ont lĂ un marchĂ© qui est un des plus
grands qui existent, une mosquée cathédrale et un grand nombre
dâautres mosquĂ©es. On mâa racontĂ© que, durant le mois de ramadhĂąn,
les chanteuses qui habitent en cet endroit récitent en commun, dans
ces mosquées, la priÚre dite
térùwßh
. Des imùms président à cette
priĂšre, et elles y assistent en grand nombre. Les chanteurs en usent de
mĂȘme. Jâai vu les musiciens Ă la noce de lâĂ©mir SeĂŻf eddĂźn GhadĂą, fils
de Mohanna
; chacun dâeux avait sous ses genoux un tapis Ă prier,
et quand il entendait lâappel Ă la priĂšre, il se levait, faisait ses ablu-
tions et priait.
p361
D
ESCRIPTION DE QUELQUES
-
UNS DES LIEUX DE PĂLERINAGE Ă
D
IHLY
On remarque parmi ces endroits :
Le tombeau du pieux cheĂŻkh Kothb eddĂźn BakhtiĂąr Alcaâky
, Ce
tombeau est lâobjet de bĂ©nĂ©dictions manifestes, et jouit dâune grande
vĂ©nĂ©ration. Le motif pour lequel ce cheĂŻkh fut surnommĂ© Alcaâky,
câest que, quand des gens chargĂ©s de dettes venaient le trouver pour se
plaindre de leur pauvreté ou de leur indigence, ou quand avaient re-
718
Le Hawdh a1-Khass, situĂ© Ă deux kilomĂštres Ă lâest de Sin.
719
Pour Mohanna bin Isa, voir t. I, chap. 3, n. 143.
720
Qutb al-din Bakhtiyar al kaki, mort en 1236, Ă©tait le disciple de Mawdud al-
Tchishti (voir chap. 4, n. 124) et son successeur Ă Dihli. Il fut Ă©galement maĂź-
tre de Farid al-din Masâud, fondateur de la lignĂ©e tchishti dâAdjodhan (voir n.
62 ci-dessus). Son tombeau, situé dans le faubourg de Mihrawli, est toujours
objet de vénération.
Ibn BattĂ»ta â Voyages
302
II. De La Mecque aux steppes russes et Ă lâInde
cours Ă lui des individus ayant des filles et ne pouvant trouver de quoi
leur fournir un trousseau au moment de les faire conduire prĂšs de leurs
Ă©poux, le cheĂŻkh donnait Ă ceux qui sâadressaient Ă lui un biscuit dâor
ou dâargent : câest pourquoi il fut connu par le surnom dâAlcaâky, ou
lâHomme aux biscuits.
Le mausolée du vertueux docteur Noûr eddßn Alcorlùny.
Le sĂ©pulcre du docteur âAl eddĂźn AlkermĂąny
, ainsi appelé
dâaprĂšs la province de KermĂąn. Ce tombeau jouit de bĂ©nĂ©dictions ma-
nifestes et brille de la plus vive lumiĂšre. Lâendroit quâil occupe indi-
que la kiblah, ou la direction du lieu de la priĂšre, et il sây trouve un
grand nombre de sépultures de saints personnages. Que Dieu nous
fasse profiter de leurs mérites.
p362
D
E QUELQUES
-
UNS DES SAVANTS ET DES HOMMES DE BIEN DE
D
ILHY
Nous citerons parmi eux :
Le cheïkh pieux et savant Mahmoûd Alcobbù
il est au nombre
des principaux saints, et le vulgaire prĂ©tend quâil dispose de richesses
surnaturelles, car il nâen possĂšde point dâapparentes, et cependant il
donne Ă manger Ă tout-venant, et distribue de lâor, de lâargent et des
habits. Il a accompli de nombreux miracles, et sâest ainsi rendu cĂ©lĂš-
bre. Je lâai vu Ă plusieurs reprises, et jâai eu part Ă ses bĂ©nĂ©dictions.
Le cheĂŻkh pieux et savant âAlĂą eddĂźn AnnĂźly
. On dirait que ce
surnom lui vient du nom du Nil, le fleuve de lâĂgypte. Dieu sait le
mieux ce quâil en est. Il a Ă©tĂ© un des disciples du cheĂŻkh savant et ver-
tueux NizhĂąm eddĂźn AlbĂ©dhĂąoĂ»ny. Il prĂȘche les fidĂšles tous les ven-
dredis, et un grand nombre dâentre eux font pĂ©nitence en sa prĂ©sence,
721
La famille Kirmani, notables religieux, descendants de Husain fils dâAli, Ă©tait
connue Ă Dihli. Il sâagit peut-ĂȘtre de Muhammad bin Mahmud, mort en 1311.
722
Il sâagirait de Nasir al-din Mahmud, connu sous le nom de Tciragh-i Dihli (la
LumiĂšre de Dihli), mort en 1356, successeur de Nizam al-din Awliya (voir
chap. 6, n. 83).
Kobba
signifie bossu.
723
Natif dâOudh il fut aussi un des disciples de Nizam al-din Awliya et mourut Ă
Dihli en 1361.
Ibn BattĂ»ta â Voyages
303
II. De La Mecque aux steppes russes et Ă lâInde
rasent leur tĂȘte, se lamentent Ă lâenvi les uns des autres, et quelques-
uns mĂȘme sâĂ©vanouissent.
A
NECDOTE
Je lâai vu un certain jour pendant quâil prĂȘchait. Le lecteur du Co-
ran lut, en sa présence, ces versets : « O hommes, craignez votre Sei-
gneur. Certes, que le tremblement de terre, Ă lâheure de la rĂ©surrec-
tion, sera quelque chose de terrible ? Le jour oĂč vous le verrez, chaque
nourrice oubliera son nourrisson, et chaque femme enceinte avortera.
On verra les hommes ivres. Non, ils ne seront pas ivres ; mais le chĂą-
timent infligé par Dieu
p363
est terrible ;
il les Ă©tourdira
» Le doc-
teur âAlĂą eddĂźn rĂ©pĂ©ta ces paroles, et un fakĂźr, placĂ© dans un des coins
de la mosquée, poussa un grand cri. Le cheïkh répéta le verset ; le fa-
kĂźr cria une seconde fois et tomba mort. Je fus au nombre de ceux qui
priĂšrent sur son corps et qui assistĂšrent Ă ses obsĂšques.
Le cheïkh pieux et savant Sadr eddßn Alcohrùny, qui jeûnait conti-
nuellement, et restait debout durant la nuit ; il avait renoncé à tous les
biens de ce monde, et les avait repoussĂ©s loin de lui. Son vĂȘtement
consistait en un manteau court sans manches. Le sultan et les grands
de lâĂtat le visitaient, mais souvent il se dĂ©robait Ă leurs visites. Le
sultan désira lui constituer en fief des villages, avec le revenu desquels
il pût donner à manger aux pauvres et aux étrangers ; mais il refusa.
Dans une des visites quâil lui fit, lâempereur lui apporta dix mille dĂź-
nĂąrs, quâil nâaccepta pas. On raconte quâil ne rompt le jeĂ»ne quâau
bout de trois jours ; quâon lui fit des reprĂ©sentations Ă ce sujet, et quâil
rĂ©pondit : « Je ne romprai le jeĂ»ne que quand jây serai forcĂ© par une
mort imminente. »
LâimĂąm pieux, savant et dĂ©vot, tempĂ©rant, humble, la perle de son
Ă©poque, la merveille de son siĂšcle, CamĂąl eddĂźn âAbd Allah AlghĂąry,
ainsi surnommĂ© dâaprĂšs une caverne quâil habitait proche de Dihly,
dans le voisinage de la zùouïah du cheïkh Nizhùm eddßn Albédhùou-
ny. Je lâai visitĂ© Ă trois diffĂ©rentes reprises dans cette caverne.
724
Coran, XXII, I-2, sauf la derniÚre phrase : « Il les étourdira ».
Ibn BattĂ»ta â Voyages
304
II. De La Mecque aux steppes russes et Ă lâInde
M
IRACLE DE CET IMĂM
Jâavais un jeune esclave qui sâenfuit et que je retrouvai en la pos-
session dâun Turc. Je rĂ©solus de le retirer des mains de celui-ci ; mais
le cheïkh me dit : « Cet esclave ne te convient point ; ne le reprends
pas. » Or le
p364
Turc Ă©tait disposĂ© Ă un accommodement. Je mâarran-
geai avec lui, moyennant cent dĂźnĂąrs quâil me paya, et je lui laissai
lâesclave. Six mois sâĂ©tant Ă©coulĂ©s, ce dernier tua son maĂźtre. On
lâamena au sultan, qui prescrivit de le livrer aux enfants de la victime,
lesquels le massacrĂšrent. Lorsque jâeus Ă©tĂ© tĂ©moin de ce miracle de la
part du cheĂŻkh, je me retirais prĂšs de lui, et me consacrai Ă son service,
renonçant au monde, et donnant tout ce que je possédais aux pauvres
et aux malheureux. Je séjournai prÚs de lui un certain temps, et je le
voyais jeûner dix et vingt jours de suite, et rester debout la plus grande
partie de la nuit. Je ne cessai de demeurer avec lui, jusquâĂ ce que le
sultan mâenvoyĂąt chercher. Je me rattachai alors au monde
(Puisse
Dieu mâaccorder une bonne fin !) Si Dieu le veut, je raconterai cela
par la suite, ainsi que les détails de mon retour au siÚcle.
Retour Ă la Table des MatiĂšres
725
Voir t. III, p. 147.
Ibn BattĂ»ta â Voyages
305
II. De La Mecque aux steppes russes et Ă lâInde
6. Lâhistoire du sultanat de Dihli
Retour Ă la Table des MatiĂšres
R
ĂCIT DE LA CONQUĂTE DE
D
IHLY
ET NOTICE SUR LES ROIS QUI S
â
Y SUCCĂDĂRENT
Le jurisconsulte, lâimĂąm trĂšs savant, le grand kĂądhi de lâInde et du
Sind, CamĂąl eddĂźn Mohammed, fils de BorhĂąn eddĂźn, de Ghaznah
,
surnommĂ© Sadr AldjihĂąn, mâa racontĂ© que la ville de Dihly fut
conquise sur les infidĂšles dans lâannĂ©e 584
. Jâai lu cette mĂȘme date
écrite sur le mihrùb de la grande mosquée de cette ville.
Le personnage dĂ©jĂ nommĂ© mâa appris aussi que Dihly fut prise
par lâĂ©mir Kothb eddĂźn AĂŻbec
, qui était surnommé Sipùh Sùlùr, ce
qui signifie gĂ©nĂ©ral des armĂ©es. CâĂ©tait un des esclaves du sultan vĂ©-
néré Chihùb eddßn Mohammed, fils de Sùm le Ghouride, roi de Ghaz-
nah et du Khorùçùn
et qui sâĂ©tait emparĂ© du
p366
royaume dâIbrĂą-
hĂźm
, fils du sultan belliqueux Mahmoûd ibn Subuctekßn, lequel
commença la conquĂȘte de lâInde.
726
Chef cadi des mameluks (esclaves) de lâarmĂ©e de Dihli.
727
La plus ancienne inscription de la mosquée est datée 587 (1191-1192), ce qui
correspond Ă la date effective de la conquĂȘte de Dihli.
728
Qutb al-din Aibak, esclave et ensuite lieutenant-général du souverain ghuride
de Ghazna, accéda à une indépendance de fait aprÚs la mort de son protecteur,
devenant ainsi le premier souverain du sultanat de Dihli (1206-1210).
729
Shihab al-din Muhammad fut nommé vice-roi à Ghazna en 1173 par son frÚre
Ghiyath al-din Muhammad, souverain ghuride installé à Hérat (1163-1203). Il
entreprit la conquĂȘte du nord de lâInde et aprĂšs la mort de son frĂšre hĂ©rita de
lâensemble des possessions ghurides. A sa mort, en 1206, son empire se dislo-
qua et les possessions indiennes restĂšrent aux mains dâAibak.
730
Ibrahim, souverain ghaznavide (1059-1099), Ă©tait petit-fils et neuviĂšme suc-
cesseur de Mahmud de Ghazna (voir chap. 4, n. 160). Ghazna fut conquise par
les Ghurides au cours du rĂšgne de Bahram (1118-1152), et les derniers Ghaz-
navides ont survĂ©cu Ă Lahore jusquâen 1186.
Ibn BattĂ»ta â Voyages
306
II. De La Mecque aux steppes russes et Ă lâInde
Le susdit sultan ChihĂąb eddĂźn avait envoyĂ© lâĂ©mir Kothb eddĂźn
avec une armée considérable. Dieu lui ouvrit la ville de Lahaour
,
oĂč il fixa sa rĂ©sidence. Son pouvoir devint considĂ©rable ; il fut calom-
niĂ© prĂšs du sultan, et les familiers de ce prince lui inspirĂšrent lâidĂ©e
quâil voulait se dĂ©clarer souverain de lâInde, et quâil Ă©tait dĂ©jĂ en
pleine révolte. Cette nouvelle parvint à Kothb eddßn ; il partit en toute
hĂąte, arriva de nuit Ă Ghaznah, et se prĂ©senta devant le sultan, Ă lâinsu
de ceux qui lâavaient dĂ©noncĂ© Ă ce monarque. Le lendemain, ChihĂąb
eddĂźn sâassit sur son trĂŽne, et fit asseoir en dessous AĂŻbec, de sorte
quâil ne fut pas visible. Les commensaux et les courtisans qui
lâavaient calomniĂ© arrivĂšrent, et lorsquâils eurent tous pris place le
sultan les questionna touchant Aïbec. Ils lui répétÚrent que ce général
sâĂ©tait rĂ©voltĂ©, et dirent : « Nous savons avec certitude quâil prĂ©tend Ă
la royauté. » Alors le sultan frappa de son pied le trÎne, battit des
mains et sâĂ©cria : « O AĂŻbec ! » « Me voici », rĂ©pondit celui-ci, et il se
montra à ses dénonciateurs. Ceux-ci furent confondus, et, dans leur
effroi, ils sâempressĂšrent de baiser la terre. Le sultan leur dit : « Je
vous pardonne cette faute ; mais prenez garde de recommencer Ă par-
ler contre AĂŻbec
. » Puis il ordonna à celui-ci de retourner dans
p367
lâInde. AĂŻbec obĂ©it, et prit la ville de Dihly et dâautres encore. La reli-
gion musulmane a Ă©tĂ© florissante dans ce pays-lĂ jusquâĂ prĂ©sent.
Quant Ă Kothb eddĂźn, il y sĂ©journa jusquâĂ ce quâil mourĂ»t.
731
Lahore fut conquise par Ghiyath al-din Muhammad le Ghuride sur le dernier
Ghaznavide, Khusrav Malik, en 1186. Il reste toutefois que Lahore fut le siĂšge
du pouvoir de lâInde musulmane avant la prise de Dihli.
732
Cette anecdote ne se trouve pas dans les autres sources, mais Aibak, aprĂšs un
raid fructueux dans le Gudjarat en 1195 fut invité par Ghiyath al-din Muham-
mad Ă se rendre Ă Ghazna oĂč il resta pendant prĂšs dâune annĂ©e. Cette visite est
toutefois postérieure à la prise de Dihli.
Ibn BattĂ»ta â Voyages
307
II. De La Mecque aux steppes russes et Ă lâInde
H
ISTOIRE DU SULTAN
C
HEMS EDDĂN
L
ALMICH
Ce prince fut le premier qui régna dans la ville de Dihly avec un
pouvoir indépendant. Avant son avÚnement au trÎne, il avait été
lâesclave de lâĂ©mir Kothb eddĂźn AĂŻbec, le gĂ©nĂ©ral de son armĂ©e et son
lieutenant. Quand Kothb eddĂźn fut mort, il se rendit maĂźtre de
lâautoritĂ© souveraine, et convoqua la population, afin quâelle lui prĂȘtĂąt
serment. Les jurisconsultes vinrent le trouver, ayant Ă leur tĂȘte le
grand kùdhi alors en fonctions, Wedjßh eddßn Alcùçùny. Ils entrÚrent
dans la piĂšce oĂč il Ă©tait et sâassirent devant lui. Quant au kĂądhi, il
sâassit Ă son cĂŽtĂ©, selon la coutume. Le sultan comprit de quoi ils vou-
laient lâentretenir ; il souleva le coin du tapis sur lequel il Ă©tait accrou-
pi, et leur présenta un acte qui comprenait son affranchissement. Le
kĂądhi et les jurisconsultes le lurent et prĂȘtĂšrent tous Ă Lalmich le ser-
ment dâobĂ©issance ; il devint donc souverain absolu, et son rĂšgne dura
vingt ans
. Il était juste, pieux et vertueux. Parmi ses actions mémo-
rables, il convient de citer son zĂšle Ă redresser les torts et Ă rendre jus-
tice aux opprimés. Il ordonna que quiconque avait éprouvé une injus-
tice revĂȘtĂźt un habit de couleur. Or tous les habitants de lâInde portent
des vĂȘtements blancs. Toutes les fois quâil donnait audience Ă ses su-
jets ou quâil se promenait Ă cheval, sâil voyait quelquâun vĂȘtu dâun
p368
habit de couleur, il examinait sa plainte, et sâoccupait Ă lui rendre jus-
tice contre son oppresseur. Mais il se lassa dâagir ainsi, et se dit :
« Quelques hommes souffrent des injustices pendant la nuit ; je veux
en hùter le redressement. » En conséquence, il éleva à la porte de son
palais deux lions de marbre, placés sur deux tours qui se trouvaient en
cet endroit. Ces lions avaient au cou une chaĂźne de fer oĂč pendait une
grosse sonnette. Lâhomme opprimĂ© venait de nuit et agitait la son-
nette ; le sultan entendait le bruit, examinait lâaffaire sur-le-champ et
donnait satisfaction au plaignant
.
733
La vĂ©ritable orthographe du nom serait Iletmish. A la mort Ă Lahore (dâune
chute de cheval) dâAibak en 1210, son entourage nomma comme souverain
son fils, Aram Shah, tandis que les milieux de Dihli Ă©lisaient Shams al-din
Iletmish, ancien esclave dâAibak. Aram Shah, vaincu en 1211. disparut de la
scĂšne.
734
1211-29/4/1236.
735
Les mĂȘmes faits sont attribuĂ©s Ă Anushirwan, dit le Juste, roi sassanide, et Ă
dâautres souverains.
Ibn BattĂ»ta â Voyages
308
II. De La Mecque aux steppes russes et Ă lâInde
A sa mort, le sultan Chems eddĂźn laissa trois fils : Rocn eddĂźn, qui
lui succĂ©da ; Moâizz eddĂźn et NĂącir eddĂźn ; et une fille appelĂ©e Rad-
hiyah, laquelle Ă©tait sĆur germaine de Moâizz eddĂźn. Rocn eddĂźn rĂ©-
gna aprĂšs lui, ainsi que nous lâavons dit
.
H
ISTOIRE DU SULTAN
R
OCN EDDĂN
,
FILS DU SULTAN
C
HEMS EDDĂN
Lorsque Rocn eddßn eut été reconnu sultan, aprÚs la mort de son
pĂšre, il inaugura son rĂšgne par un traitement injuste envers son frĂšre
Moâizz eddĂźn, quâil fit pĂ©rir
. Radhiyah Ă©tait sĆur germaine de ce
malheureux prince, et elle reprocha sa mort Ă Rocn eddĂźn. Celui-ci
mĂ©dita de lâassassiner. Un certain vendredi, il sortit du palais pour as-
sister Ă la priĂšre
. Radhiyah monta sur la
p369
terrasse du vieux pa-
lais attenant Ă la grande mosquĂ©e, et que lâon appelait
Daoulet-
KhĂąneh
, la Maison du bonheur
. Elle Ă©tait revĂȘtue des habits que
portaient ceux qui avaient éprouvé des injustices.
Dans ce costume, elle se présenta au peuple, et lui parla de dessus
la terrasse. « Mon frÚre, lui dit-elle, a tué son frÚre, et veut aussi me
faire pĂ©rir. » Puis elle rappela le rĂšgne de son pĂšre et les bienfaits quâil
avait prodigués au peuple. Là -dessus, les assistants se portÚrent en
tumulte vers le sultan Rocn eddĂźn, qui se trouvait alors dans la mos-
quĂ©e, se saisirent de lui, et lâamenĂšrent Ă Radhiyah. Celle-ci leur dit :
« Le meurtrier sera tué » ; et ils le massacrÚrent, en représailles du
meurtre de son frĂšre. Le frĂšre de ces deux princes, NĂącir eddĂźn, Ă©tait
736
Iletmish avait désigné comme successeur sa fille Raziya mais les émirs, ne
pouvant se faire Ă lâidĂ©e dâĂ©lire une femme Ă la tĂȘte du royaume, prĂ©fĂ©rĂšrent
son fils Rukn al-din Firuz qui rĂ©gna jusquâau 9 novembre de la mĂȘme annĂ©e
1236.
737
Rukn al-din nâa pas eu le temps de tuer aucun de ses frĂšres. Muâizz al-Din
succédera à Raziya en 1240.
738
Rukn al-din était sorti de Dihli pour marcher contre des gouverneurs révoltés
quand, Ă la suite de rumeurs concernant lâassassinat imminent de Raziya par la
reine mÚre, le peuple de la ville se révolta et la porta sur la trÎne. Rukn al-din,
abandonné par ses troupes, fut saisi et tué.
739
La maison du pouvoir.
Ibn BattĂ»ta â Voyages
309
II. De La Mecque aux steppes russes et Ă lâInde
encore dans lâenfance : aussi le peuple sâaccorda-t-il Ă reconnaĂźtre
comme souveraine Radhiyah.
D
E L
â
IMPĂRATRICE
R
ADHIYA
Lorsque Rocn eddßn eut été tué, les troupes convinrent de placer
sur le trĂŽne sa sĆur Radhiyah. Elles la proclamĂšrent souveraine ; et
cette princesse régna avec une autorité absolue, durant quatre années.
Elle montait Ă cheval Ă la maniĂšre des hommes, armĂ©e dâun arc et
dâun carquois, entourĂ©e de courtisans, et elle ne voilait pas son visage.
Dans la suite, elle fut soupçonnĂ©e dâavoir commerce avec un des ses
esclaves, abyssin de naissance
, et le peuple décida de la déposer et
de lui donner un époux. En conséquence, elle fut déposée et
p370
ma-
riée à un de ses proches, et son frÚre Nùcir eddßn devint maßtre de
lâautoritĂ©
.
H
ISTOIRE DU SULTAN
N
ĂCIR EDDĂN
,
FILS DU SULTAN
C
HEMS EDDĂN
AprÚs la déposition de Radhiyah, son frÚre cadet Nùcir eddßn mon-
ta sur le trĂŽne et possĂ©da quelque temps lâautoritĂ© souveraine ; ensuite,
Radhiyah et son mari se révoltÚrent contre lui
, montĂšrent Ă cheval,
accompagnés de leurs esclaves et des malfaiteurs qui voulurent les
suivre, et se préparÚrent à le combattre. Nùcir eddßn sortit de Dihly
avec son esclave et lieutenant GhiyĂąth eddĂźn Balaban, celui-lĂ mĂȘme
qui devint maĂźtre du royaume aprĂšs lui. Le combat sâengagea, lâarmĂ©e
740
La scĂšne politique Ă Dihli Ă©tait dominĂ©e Ă lâĂ©poque par les « quarante » famil-
les des Ă©mirs turcs opposĂ©s depuis le dĂ©but Ă lâavĂšnement de Raziya. Celle-ci,
pour contrebalancer leur pouvoir, favorisa lâaccession du maĂźtre des Ă©curies,
lâAfricain Djalal al-din Yaqut. DâoĂč scandale supplĂ©mentaire qui mena Ă sa
déposition.
741
Il faut lire Muâizz al-din Bahram (1240-1242) ; lui succĂ©dera un fils de Rukn
al-din, Ala al-din Masâud (1242-1246), et Nasir al-din Mahmud ne viendra
quâaprĂšs (1246-1266).
742
La révolte contre Raziya fut menée par un gouverneur, Ikhtiyar al-din Altu-
niya, qui devint par la suite geĂŽlier de lâex-souveraine. Or, par la suite, Ikh-
tiyar al-din, écarté du pouvoir instauré à Dihli, sortit Raziya de la prison, se
maria avec elle pour acquérir une légitimité et marcha sur Dihli. Leur armée
fut battue le 13 octobre 1240 et Raziya fut assassinée le lendemain par des
Hindous.
Ibn BattĂ»ta â Voyages
310
II. De La Mecque aux steppes russes et Ă lâInde
de Radhiyah fut mise en dĂ©route, et elle-mĂȘme prit la fuite ; elle fut
surprise par la faim et accablée de fatigue ; en conséquence, elle se
dirigea vers un laboureur quâelle vit occupĂ© Ă cultiver la terre, et lui
demanda quelque chose Ă manger. Il lui donna un morceau de pain,
quâelle dĂ©vora, aprĂšs quoi le sommeil sâempara dâelle. Or Radhiyah
Ă©tait revĂȘtue dâun habit dâhomme ; lorsquâelle fut endormie, le labou-
reur la considĂ©ra, et vit, sous ses vĂȘtements, une tunique brodĂ©e dâor
et de perles ; il sâaperçut que câĂ©tait une femme, la tua, la dĂ©pouilla,
chassa son cheval, et lâensevelit dans le champ qui lui appartenait.
Puis il prit une partie des vĂȘtements de la princesse, et se rendit au
marchĂ©, afin de les vendre. Les marchands conçurent des soupçons Ă
p371
son Ă©gard, et lâamenĂšrent au
chihneh
, câest-Ă -dire au magistrat
de police, qui lui fit infliger la bastonnade. Le misérable confessa
quâil avait tuĂ© Radhiyah et indiqua Ă ses gardiens le lieu oĂč il lâavait
ensevelie. Ils dĂ©terrĂšrent son corps, le lavĂšrent et lâenveloppĂšrent dans
un linceul ; puis il fut remis en terre au mĂȘme endroit, et lâon construi-
sit une chapelle funéraire. Son tombeau est actuellement visité par des
pÚlerins, et regardé comme un lieu de sanctification. Il est situé sur le
bord du grand fleuve appelé Djoûn
, une parasange de la ville de
Dihly.
AprĂšs le meurtre de sa sĆur, NĂącir eddĂźn resta seul maĂźtre du
royaume, et rĂ©gna paisiblement durant vingt ans. CâĂ©tait un souverain
pieux ; il copiait des exemplaires du Livre illustre, les vendait, et se
nourrissait avec le prix quâil en retirait
. Le kĂądhi CamĂąl eddĂźn mâa
fait voir un Coran copié de sa main, artistement et élégamment écrit.
Dans la suite, son lieutenant Ghiyùth eddßn Balaban le tua et régna
aprĂšs lui
. Ce Balaban eut une aventure extraordinaire que nous ra-
conterons.
743
Le mot désigne en général le gouverneur militaire de la ville, lequel se trouve
aussi Ă la tĂȘte de la police.
744
La Yamouna.
745
Nasir al-din était un sage roi fainéant, de surcroßt calligraphe, ce qui donna
naissance Ă la lĂ©gende, Ă©galement mentionnĂ©e par dâautres sources.
746
Ghiyath al-din Balban, acheté en 1233 par Iletmish, fut chambellan de Nasir
al-din depuis le début du rÚgne de celui-ci en 1246 et vrai maßtre du royaume.
Toutefois, Nasir al-din semble ĂȘtre mort de mort naturelle le 18 fĂ©vrier 1266.
Balban lui succĂ©da et rĂ©gna jusquâĂ sa mort en 1287.
Ibn BattĂ»ta â Voyages
311
II. De La Mecque aux steppes russes et Ă lâInde
H
ISTOIRE DU SULTAN
G
HIYĂTH EDDĂN
B
ALABAN
Lorsque Balaban eut tué son maßtre, le sultan Nùcir eddßn, il régna,
avec un pouvoir absolu, pendant vingt années, avant lesquelles il avait
été le lieutenant de son prédécesseur durant un pareil espace de temps.
Il fut au
p372
nombre des meilleurs sultans, juste, doux
et vertueux.
Une de ses actions gĂ©nĂ©reuses, câest quâil fit bĂątir une maison Ă la-
quelle il donna le nom de Séjour de la sûreté. Tous les débiteurs qui y
entraient voyaient acquitter leur dette, et quiconque sây rĂ©fugiait par
crainte y Ă©tait en sĂ»retĂ©. Si quelquâun sây retirait aprĂšs avoir tuĂ© une
autre personne, le sultan désintéressait à sa place les amis du mort ; et
si câĂ©tait quelque dĂ©linquant, il donnait satisfaction Ă ceux qui le pour-
suivaient. Câest dans cette maison quâil fut enseveli, et jây ai visitĂ© son
tombeau
.
A
VENTURE EXTRAORDINAIRE DE
B
ALABAN
On raconte quâun fakir de BokhĂąra y vit ce Balaban, qui Ă©tait de
petite taille et dâun extĂ©rieur chĂ©tif et mĂ©prisable. Il lui dit : « O petit
Turc ! », ce qui était une expression indiquant du mépris. Balaban ré-
pondit : « Me voici, Î mon maßtre. » Cette parole plut au fakir.
« AchÚte pour moi, reprit-il, de ces grenades », et il lui montrait des
grenades qui étaient exposées en vente sur le marché. « TrÚs bien »,
rĂ©pliqua Balaban ; et tirant quelques oboles, qui Ă©taient tout ce quâil
possédait, il acheta plusieurs de ces grenades. Lorsque le fakir les eut
reçues, il lui dit : « Nous te donnerons le royaume de lâInde. » Bala-
ban baisa sa propre main (câest lĂ une maniĂšre de saluer) et rĂ©pondit :
« Jâaccepte et je suis content. » Cette parole se fixa dans son esprit.
Cependant, il arriva que le sultan Chems eddĂźn Lalmich envoya un
marchand, afin quâil lui achetĂąt des esclaves Ă Samarkand, Ă BokhĂąra
et Ă Termedh. Cet individu fit lâacquisition de cent esclaves, parmi
lesquels se trouvait Balaban. Lorsquâil se prĂ©senta avec eux devant le
sultan,
p373
tous plurent Ă ce prince, hormis Balaban, Ă cause de ce que
nous avons dit de son extĂ©rieur mĂ©prisable. « Je nâaccepte pas celui-
747
La douceur de Balban est loin dâĂȘtre confirmĂ©e par les sources, surtout en ce
qui concerne la répression de la révolte du Bengale en 1280.
748
Il existe toujours, au sud-est de la vieille ville.
Ibn BattĂ»ta â Voyages
312
II. De La Mecque aux steppes russes et Ă lâInde
ci », sâĂ©cria-t-il. Lâesclave lui dit : « O maĂźtre du monde, pour qui as-
tu achetĂ© ces serviteurs ? » Lâempereur se mit Ă rire et rĂ©pondit : « Je
les ai achetĂ©s pour moi-mĂȘme. » Balaban reprit : « AchĂšte-moi pour
lâamour de Dieu. â TrĂšs bien », rĂ©pliqua le sultan ; il lâaccepta, et le
mit au nombre de ses esclaves.
Balaban fut traitĂ© avec mĂ©pris et placĂ© parmi les porteurs dâeau.
Les gens versĂ©s dans la connaissance de lâastrologie disaient au sultan
Chems eddßn : « Un de tes esclaves enlÚvera le royaume à ton fils et
sâen emparera. » Ils ne cessaient de lui rĂ©pĂ©ter cela ; mais il ne faisait
pas attention à leurs discours, à cause de sa piété et de sa justice. Enfin
on rapporta cette prédiction à la grande princesse, mÚre des enfants du
sultan, et elle la lui répéta. Cela fit alors impression sur son esprit ; il
manda les astrologues et leur dit : « Reconnaßtrez-vous, lorsque vous
le verrez, lâesclave qui doit enlever le royaume Ă mon fils ? » Ils rĂ©-
pondirent : « Oui, nous avons un indice qui nous le fera connaßtre. »
Le sultan ordonna de faire paraĂźtre ses esclaves, et sâassit pour les pas-
ser en revue. Ils parurent devant lui, classe par classe ; les astrologues
les regardaient et disaient : « Nous ne le voyons pas encore. » Cepen-
dant, une heure de lâaprĂšs-midi arriva, et les porteurs dâeau se dirent
les uns aux autres : « Nous avons faim ; rassemblons quelques piÚces
de monnaie, et envoyons un de nous au marchĂ© afin quâil nous achĂšte
de quoi manger. » Ils réunirent donc des drachmes, et firent partir
avec elles Balaban ; car il nây avait parmi eux personne qui fĂ»t mĂ©pri-
sé plus que lui. Il ne trouva pas dans le marché ce que voulaient ses
camarades ; en conséquence, il se dirigea vers un autre marché ; mais
il tarda, et lorsque ce fut le tour des porteurs dâeau dâĂȘtre passĂ©s en
revue, il nâĂ©tait pas encore revenu. Ses camarades prirent son outre et
son pot Ă lâeau, les placĂšrent sur lâĂ©paule dâun jeune garçon, et prĂ©sen-
tĂšrent celui-ci
p374
comme si câĂ©tait Balaban. Lorsquâon appela le nom
de Balaban, le jeune garçon passa devant les astrologues, et la revue
fut terminĂ©e sans quâils vissent la figure quâils cherchaient. Balaban
arriva aprĂšs lâachĂšvement de la revue, car Dieu voulait que son destin
sâaccomplĂźt.
Par la suite, les nobles qualitĂ©s de lâesclave se rĂ©vĂ©lĂšrent, et il fut
fait chef des porteurs dâeau ; puis il entra dans lâarmĂ©e, et devint en-
suite Ă©mir. Le sultan NĂącir eddĂźn, avant de parvenir au trĂŽne, Ă©pousa
Ibn BattĂ»ta â Voyages
313
II. De La Mecque aux steppes russes et Ă lâInde
sa fille, et lorsquâil fut devenu maĂźtre du royaume, il le fit son lieute-
nant
. Balaban remplit les fonctions de cette charge pendant vingt
annĂ©es ; aprĂšs quoi, il tua son souverain et demeura maĂźtre de lâempire
durant vingt autres annĂ©es, ainsi quâil a Ă©tĂ© dit plus haut. Il eut deux
fils, dont lâun Ă©tait le khĂąn martyr, son successeur dĂ©signĂ© et vice-roi
dans le Sind, oĂč il rĂ©sidait dans la ville de MoultĂąn. Il fut tuĂ© dans une
guerre quâil eut Ă soutenir contre les Tatars
KobĂąd et KeĂŻ Khosrew
. Le second fils du sultan Balaban Ă©tait ap-
pelé Nùcir eddßn et était vice-roi pour son pÚre dans les provinces de
Lacnaouty
Lorsque le khùn martyr eut succombé pour la foi, le sultan Balaban
dĂ©clara hĂ©ritier du trĂŽne le fils du dĂ©funt, KeĂŻ Khosrew, et le prĂ©fĂ©ra Ă
son propre fils NĂącir eddĂźn. Celui-ci avait lui-mĂȘme un fils qui habitait
Ă Dihly, prĂšs de son aĂŻeul, et qui Ă©tait appelĂ© Moâizz eddĂźn. Câest ce
dernier qui, aprĂšs la mort de son aĂŻeul,
p375
et, du vivant mĂȘme de son
pĂšre, devint maĂźtre du trĂŽne, avec des circonstances extraordinaires,
que nous raconterons.
H
ISTOIRE DU SULTAN
M
O
â
IZZ EDDĂN
,
FILS DE
N
ĂCIR EDDĂN
,
FILS DU SULTAN
G
HIYĂTH EDDĂN
B
ALABAN
Le sultan GhiyĂąth eddĂźn mourut durant la nuit, tandis que son fils
NĂącir eddĂźn se trouvait dans la province de Lacnaouty, et aprĂšs avoir
déclaré pour son successeur son petit-fils Keï Khosrew, ainsi que nous
lâavons racontĂ©. Or le chef des Ă©mirs, lieutenant du sultan GhiyĂąth ed-
dĂźn
, Ă©tait lâennemi du jeune prince, et il machina contre celui-ci
une ruse qui lui réussit. En effet, il écrivit un acte dans lequel il
contrefit lâĂ©criture des principaux Ă©mirs, leur faisant attester quâils
749
Cette phrase est apparemment la seule véridique de tout ce récit.
750
Ce fils, appelĂ© Muhammad et dĂ©crit comme un mĂ©cĂšne, fut tuĂ© lors dâun raid
mongol le 9 mars 1285 ; son tombeau se trouve à cÎté de celui de son pÚre.
751
Kaihusrav seul Ă©tait fils de Muhammad. Muâizz al-din Kaiqubad Ă©tait le fils de
Nasir al-din, second fils de Balban et succéda à ce dernier.
752
Lakhnawti, la capitale du Bengale, Ă lâĂ©poque. Elle correspond au site ruinĂ© de
Gaur dans la rĂ©gion de Rajshahi prĂšs de la frontiĂšre occidentale de lâInde avec
le Bangladesh. Nasir al-din fut nommé gouverneur par son pÚre aprÚs la sup-
pression de la révolte du Bengale en 1280.
753
28. Il sâagit de Fakhr al-Din,
kotwal
(chef de police) de Dihli.
Ibn BattĂ»ta â Voyages
314
II. De La Mecque aux steppes russes et Ă lâInde
avaient prĂȘtĂ© serment dâobĂ©issance Ă Moâizz eddĂźn, petit-fils du sultan
Balaban ; puis il se prĂ©senta devant KeĂŻ Khosrew, comme sâil avait Ă©tĂ©
plein de sincĂ©ritĂ© envers lui, et lui dit : « Les Ă©mirs ont prĂȘtĂ© serment Ă
ton cousin, et je crains pour toi leurs mauvais desseins. » Keï Khosrew
lui rĂ©pondit : « Quel remĂšde y a-t-il ? â Sauver ta vie en fuyant dans
le Sind », reprit le chef des émirs. « Mais comment sortir de la ville,
repartit le jeune prince, puisque les portes sont fermĂ©es ? â Les clefs
sont entre mes mains, rĂ©pliqua lâĂ©mir, et je tâouvrirai. » KeĂŻ Khosrew
le remercia de cette promesse et lui baisa la main. « A présent, monte
Ă cheval », lui dit lâĂ©mir. En consĂ©quence, le jeune prince monta Ă
cheval, accompagné de ses familiers et de ses esclaves ; le grand émir
lui ouvrit la porte, le fit sortir, et la ferma aussitĂŽt aprĂšs quâil eĂ»t quittĂ©
Dihly
.
Alors il demanda Ă ĂȘtre admis prĂšs de Moâizz eddĂźn et lui prĂȘta
serment. Moâizz lui dit : « Comment pourrais-je
p376
ĂȘtre le sultan,
puisque le titre dâhĂ©ritier prĂ©somptif appartient Ă mon cousin ? » Le
chef des Ă©mirs lui fit connaĂźtre la ruse quâil avait machinĂ©e contre ce-
lui-ci, et le moyen par lequel il lâavait fait sortir de la ville. Moâizz
eddĂźn le remercia de sa conduite, se rendit avec lui au palais du roi, et
manda les Ă©mirs et les courtisans, qui lui prĂȘtĂšrent serment durant la
nuit. Le matin Ă©tant arrivĂ©, le reste de la population fit de mĂȘme, et le
pouvoir de Moâizz eddĂźn fut parfaitement affermi. Son pĂšre Ă©tait en-
core en vie, et se trouvait dans le pays de Bengale et de Lacnaouty. La
nouvelle de ce qui sâĂ©tait passĂ© lui Ă©tant parvenue, il dit : « Je suis
lâhĂ©ritier du royaume ; comment donc mon fils en deviendrait-il maĂź-
tre et le posséderait-il avec une autorité absolue, tandis que je suis en-
core vivant ? » Il se mit en marche avec ses troupes, se dirigeant vers
la capitale de Dihly ; son fils se mit aussi en campagne, Ă la tĂȘte de
son armée, dans le dessein de le repousser de cette ville. Ils se ren-
contrÚrent prÚs de la ville de Carù, située sur le rivage du fleuve
Gange
, celui-lĂ mĂȘme oĂč les Indiens vont en pĂšlerinage. NĂącir ed-
dßn campa sur la rive, du cÎté qui touche Carù, et son fils, le sultan
754
Kaihusrav avait déjà quitté Dihli pour remplacer son pÚre, et à la mort de Bal-
ban il se trouvait Ă Multan dans le Sind.
755
Nasir al-din ne paraßt pas avoir jamais été tenté par la royauté mais, devant les
dĂ©sordres survenus Ă Dehli suite Ă lâavĂšnement de Muâizz al-din Kaiqubad se
crut obligĂ© dâintervenir. La rencontre eut lieu au milieu du mois de mars 1288
sur les bords de la Gaghra, affluent du Gange.
Ibn BattĂ»ta â Voyages
315
II. De La Mecque aux steppes russes et Ă lâInde
Moâizz eddĂźn, campa sur le cĂŽtĂ© opposĂ©, de sorte que le fleuve se
trouvait entre eux. Ils rĂ©solurent de combattre lâun contre lâautre ;
mais Dieu voulut épargner le sang des musulmans et répandit dans le
cour de Nùcir eddßn des sentiments de miséricorde envers son fils. En
consĂ©quence, il se dit en lui-mĂȘme : « Lorsque mon fils rĂ©gnera, ce
sera un honneur pour moi ; il est donc plus juste que je désire cela. »
En mĂȘme temps, Dieu jeta dans le cĆur du sultan Moâizz eddĂźn des
sentiments de soumission envers son pĂšre. Chacun des deux princes
monta sur un bateau, sans ĂȘtre accompagnĂ© de ses troupes, et ils se
p377
rencontrĂšrent au milieu du fleuve. Le sultan baisa le pied de son pĂšre,
et lui fit des excuses. Celui-ci lui dit : « Je te donne mon royaume et je
tâen confie le gouvernement. » LĂ -dessus il lui prĂȘta serment de fidĂ©li-
tĂ©, et voulut sâen retourner dans les provinces quâil possĂ©dait ; mais
son fils lui dit : « Il faut absolument que tu viennes dans mes Ătats. »
Le pĂšre et le fils se dirigĂšrent ensemble vers Dihly
et entrĂšrent
dans le palais ; le premier fit asseoir Moâizz eddĂźn sur le trĂŽne et se
tint debout devant lui. Lâentrevue qui avait eu lieu entre eux sur le
fleuve fut appelée la rencontre des deux astres heureux, à cause des
rĂ©sultats quâelle eut, en Ă©pargnant le sang, en faisant que le pĂšre et le
fils sâoffrissent lâun Ă lâautre le royaume et quâils sâabstinssent de
combattre. Les poÚtes célébrÚrent en foule cet événement.
NĂącir eddĂźn retourna dans ses Ătats et y mourut, au bout de quel-
ques années, y laissant plusieurs enfants, parmi lesquels Ghiyùth ed-
dßn Behùdoûr
, le mĂȘme que le sultan Toghlok fit prisonnier, et que
son fils Mohammed relùcha aprÚs sa mort. Cependant, la royauté resta
encore en la possession paisible de Moâizz eddĂźn durant quatre an-
nĂ©es, qui furent semblables Ă des jours de fĂȘte
. Jâai entendu une
personne qui avait vécu de ce temps-là en décrire les félicités, le bon
marché des denrées à cette époque, la libéralité et la munificence de
Moâizz eddĂźn. Ce fut ce prince qui construisit le minaret de la cour
septentrionale de la grande mosquée de Dihly
, lequel nâa pas son
756
La rencontre fut effectivement pacifique, mais sans plus. Nasir al-din ne visita
pas Dihli.
757
Il régna sous le nom de Nasir al-din Mahmud Shah Bughra, pratiquement in-
dĂ©pendant jusquâen 1291, et ses fils lui succĂ©dĂšrent. Ghiyath al-din Bahadur,
dont lâhistoire sera contĂ©e plus loin, Ă©tait son petit-fils.
758
Les historiens parlent dâorgies et de dĂ©bauches.
759
Voir chap. 6, n. 98.
Ibn BattĂ»ta â Voyages
316
II. De La Mecque aux steppes russes et Ă lâInde
pareil dans tout lâunivers. Un habitant de lâInde mâa racontĂ© que
Moâizz eddĂźn Ă©tait fort adonnĂ© au commerce des femmes et Ă la bois-
son ; quâil lui survint une maladie dont la guĂ©rison dĂ©fia
p378
les efforts
des mĂ©decins, et quâun de ses cĂŽtĂ©s fut dessĂ©chĂ© (paralysĂ©). Alors se
souleva contre lui son lieutenant Djélùl eddßn Fßroûz chah Alkhald-
jy
.
H
ISTOIRE DU SULTAN
D
JĂLĂL EDDĂN
Lorsque le sultan Moâizz eddĂźn eut Ă©tĂ© atteint dâhĂ©miplĂ©gie, ainsi
que nous lâavons racontĂ©, son lieutenant DjĂ©lĂąl eddĂźn se rĂ©volta contre
lui, se transporta hors de la ville et campa sur une colline qui se trou-
vait en cet endroit, Ă cĂŽtĂ© dâune chapelle funĂ©raire appelĂ©e la chapelle
dâAldjeĂŻchĂąny. Moâizz eddĂźn envoya des Ă©mirs pour le combattre ;
mais tous ceux quâil expĂ©diait dans ce but prĂȘtaient serment de fidĂ©litĂ©
Ă DjĂ©lĂąl eddĂźn et sâenrĂŽlaient dans son armĂ©e. Le chef rebelle entra
ensuite dans la ville et assiégea le sultan dans son palais durant trois
jours. Quelquâun qui a Ă©tĂ© tĂ©moin de ce fait mâa racontĂ© que le sultan
Moâizz eddĂźn souffrit alors de la faim, et ne trouva rien Ă manger. Un
chĂ©rĂźf, dâentre ses voisins, lui envoya de quoi apaiser sa faim ; mais
lâĂ©mir rebelle entra Ă lâimproviste dans le palais, et Moâizz eddĂźn fut
tué.
DjĂ©lĂąl eddĂźn lui succĂ©da ; câĂ©tait un homme doux et vertueux, et sa
douceur le fit pĂ©rir victime dâun assassinat, ainsi que nous le raconte-
rons. Il resta paisiblement maßtre de la royauté durant plusieurs an-
nées
et construisit le palais qui porte son nom
. Câest ce mĂȘme
Ă©difice
p379
que le sultan Mohammed donna Ă son beau-frĂšre, lâĂ©mir
760
Djalal al-din Firuz appartenait Ă la tribu des Khaldjis, dâorigine turque, mais
plus ou moins afghanisée par son long séjour dans la région de Ghazna. Pour
cette raison, lâarrivĂ©e de Djalal al-din au pouvoir fut mal vue aussi bien par
lâaristocratie turque que par la population de Dihli.
761
1290-1296.
762
Ce palais sera identifié plus loin par Ibn Battûta (p. 437) au Palais Rouge
(Kushk i-Laâl) situĂ© dans la vieille ville de Dihli. Or ce palais fut bĂąti par Bal-
ban. Quant au palais bĂąti par Djalal al-din Firuz, il sâappelait Palais Vert et
constituait lâextension de celui construit par Muâizz al-din Kaiqubad Ă Kilok-
hri, Ă une dizaine de kilomĂštres au nord-est de la vieille ville au bord de la
Yamuna.
Ibn BattĂ»ta â Voyages
317
II. De La Mecque aux steppes russes et Ă lâInde
GhadĂą, fils de MohannĂą, lorsquâil lui fit Ă©pouser sa sĆur, Ă©vĂ©nement
qui sera raconté ci-aprÚs.
Le sultan Djélùl eddßn avait un fils nommé Rocn eddßn et un neveu
appelĂ© âAlĂą eddĂźn, quâil maria Ă sa fille, et Ă qui il donna le gouver-
nement de la ville de Carù et celui de Mùnichoûr, avec son terri-
toire
, Ce dernier est un des plus fertiles de lâInde, il abonde en
froment, en riz et en sucre, et lâon y fabrique des Ă©toffes trĂšs fines, que
lâon exporte Ă Dihly, dont MĂąnichoĂ»r est Ă©loignĂ©e de dix-huit jour-
nĂ©es. La femme dâAlĂą eddĂźn le tourmentait et il ne cessait de sâen
plaindre à son oncle (et beau-pÚre), le sultan Djélùl eddßn ; si bien que
la discorde sâĂ©leva entre eux Ă ce sujet. AlĂą eddĂźn Ă©tait un homme
perspicace, brave et souvent victorieux, et le dĂ©sir de la royautĂ© sâĂ©tait
fixĂ© dans son Ăąme ; mais il nâavait dâautres richesses que celles quâil
gagnait à la pointe de son épée, et au moyen des dépouilles des infidÚ-
les. Il lui arriva un jour de partir pour faire la guerre sainte, dans le
pays de DoueĂŻghĂźr
, que lâon appelle aussi le pays de Catacah, et
dont nous ferons mention ci-aprĂšs. DoueĂŻghĂźr est la capitale des pays
de Malwa et de Marhata
et son souverain Ă©tait le plus puissant des
souverains infidĂšles. Dans cette expĂ©dition, la monture dâAlĂą eddĂźn fit
un faux pas contre une pierre et sâabattit avec son cavalier. Celui-ci
entendit une sorte de tintement produit par la pierre ; il ordonna de
creuser en cet
p380
endroit et trouva sous la pierre un trésor considéra-
ble
quâil partagea entre ses camarades. Puis il arriva Ă DoueĂŻghĂźr,
763
On trouve le plus souvent le nom de ces deux villes, situées au nord-ouest
dâAllahabad, sur le Gange, rĂ©uni pour dĂ©signer le fief de Kara-Manikpur. A
lâavĂšnement de Djalal al-din Firuz, le dĂ©tenteur de ce fief Ă©tait Tchadju Khan,
neveu de Balban, lequel le conserva jusquâĂ sa rĂ©volte lâannĂ©e suivante. Alors
il lui fut confisqué et donné à Ala al-din, le neveu et futur successeur de Djalal
al-din.
764
Deoghir, rebaptisée Dawlatabad par Muhammad bin Tughluk, au nord-ouest
de lâactuelle Aurangabad, dans le Deccan. Voir aussi t. III, p. 177, la descrip-
tion de la ville oĂč Catacah (Camp royal en sanskrit) est donnĂ© comme le nom
dâune partie de celle-ci.
765
Maharashtra ou pays des Mahrates. La région de Malwa est située plus au
nord, Ă lâest du Gudjarat.
766
Ala al-din entreprit la campagne audacieuse de Deoghir en secret et avec ses
propres troupes. Le souverain hindou Ramachandra dâabord seul, puis avec les
forces de son fils, combattit lâenvahisseur mais dut se rendre. Si lâhistoire du
trĂ©sor enfoui relĂšve de la lĂ©gende, le butin de lâexpĂ©dition fut fabuleux et per-
mit Ă Ala al-din dâaccĂ©der au trĂŽne.
Ibn BattĂ»ta â Voyages
318
II. De La Mecque aux steppes russes et Ă lâInde
dont le sultan se soumit, lui rendit la ville sans combat et lui fit de
grands prĂ©sents. Il retourna Ă la ville de CarĂą, et nâenvoya Ă son oncle
aucune portion des dépouilles. Des individus excitÚrent son oncle
contre lui, et le sultan le manda ; mais il refusa de se rendre Ă sa cour.
Le sultan DjĂ©lĂąl eddĂźn dit alors : « Jâirai le trouver et je lâamĂšnerai, car
il me tient lieu de fils. » En conséquence, il se mit en marche avec son
armĂ©e, et franchit les Ă©tapes jusquâĂ ce quâil campĂąt sur la rive voisine
de la ville de CarĂą, Ă lâendroit mĂȘme oĂč dressa son camp le sultan
Moâizz eddĂźn, lorsquâil marcha Ă la rencontre de son pĂšre NĂącir eddĂźn.
Il sâembarqua sur le fleuve, afin de se rendre prĂšs de son neveu. Celui-
ci monta aussi sur un navire, dans le dessein de faire périr le sultan, et
il dit Ă ses compagnons : « Lorsque je lâembrasserai, tuez-le. » Quand
les deux princes se rencontrĂšrent au milieu du fleuve, le neveu em-
brassa son oncle, et ses camarades tuĂšrent celui-ci, ainsi quâAlĂą eddĂźn
le leur avait recommandĂ©. Le meurtrier sâempara du royaume et dis-
posa des troupes de sa victime
.
H
ISTOIRE DU SULTAN
âA
LA EDDĂN
M
OHAMMED CHĂH ALKHALDJY
Lorsquâil eut tuĂ© son oncle, il devint maĂźtre du royaume, et la ma-
jeure partie des troupes de Djélùl eddßn passÚrent de son cÎté. Le reste
retourna Ă Dihly,
p381
et se réunit auprÚs de Rocn eddßn
. Celui-ci
sortit pour repousser le meurtrier ; mais, tous ses soldats sâĂ©tant retirĂ©s
prĂšs du sultan âAlĂą eddĂźn, il sâenfuit dans le Sind. âAlĂą eddĂźn entra
dans le palais royal, et jouit paisiblement du pouvoir durant vingt an-
nĂ©es. Il fut au nombre des meilleurs sultans, et les habitants de lâInde
le vantent beaucoup. Il examinait en personne les affaires de ses su-
jets, sâenquĂ©rait du prix des denrĂ©es et faisait venir chaque jour pour
cela le
mohtecib
, ou inspecteur des marchés que les Indiens appellent
767
Le rĂ©cit dâIbn BattĂ»ta correspond exactement Ă celui des autres sources.
Lâassassinat de Djalal al-din Firuz a eu lieu le 19 juillet 1326.
768
LâhĂ©ritier dĂ©signĂ© de Djalal al-din Ă©tait son fils Arkali Khan qui se trouvait Ă
Multan comme gouverneur pendant ces événements. Alors la veuve de Djalal
al-din proclama comme souverain son fils cadet Qadr Khan sous le nom de
Rukn al-din Ibrahim. Ce dernier sâenfuit Ă lâapproche dâAla al-din qui entra Ă
Dihli le 22 octobre.
Ibn BattĂ»ta â Voyages
319
II. De La Mecque aux steppes russes et Ă lâInde
réßs
, ou chef
. On raconte quâil lâinterrogea un jour touchant le mo-
tif de la chertĂ© de la viande. Lâinspecteur lâinforma que cela provenait
du taux Ă©levĂ© de lâimpĂŽt Ă©tabli sur les bĆufs. Il ordonna dâabolir cette
taxe et dâamener devant lui les marchands ; puis il leur donna de
lâargent et leur dit : « Achetez avec cela des bĆufs et des brebis et
vendez-les ; le prix quâils produiront reviendra au fisc, et vous rece-
vrez un salaire pour la vente. » Cela fut exécuté, et le sultan fit de
mĂȘme pour les Ă©toffes que lâon apportait de Daoulet AbĂąd. Lorsque
les grains atteignaient un prix Ă©levĂ©, il ouvrait les magasins de lâĂtat
et en vendait le contenu, jusquâĂ ce que cette denrĂ©e fĂ»t Ă bon marchĂ©.
On raconte que la valeur des grains sâĂ©leva une certaine fois, et quâil
ordonna de les vendre Ă un prix quâil fixa ; les gens refusĂšrent de les
livrer pour ce prix-lĂ . Il prescrivit alors que personne nâachetĂąt
dâautres grains que ceux du magasin du gouvernement, et il en vendit
au peuple durant six mois. Les accapareurs craignirent alors que leurs
provisions ne fussent infestées par les calandres, et ils demandÚrent
quâil leur fĂ»t permis de vendre. Le sultan le leur permit, Ă condition
quâils vendraient
p382
Ă un prix moindre que celui quâils avaient aupa-
ravant refusé
.
âAlĂą eddĂźn ne montait pas Ă cheval pour se rendre Ă la priĂšre du
vendredi, ni dans une fĂȘte solennelle, ni dans aucune autre occasion ;
voici quel était le motif de cette abstention. Il avait un neveu appelé
SoleĂŻmĂąn chĂąh
, quâil aimait et Ă qui il montrait des Ă©gards. Il monta
un jour à cheval pour aller à la chasse, accompagné de ce neveu. Ce-
lui-ci conçut le dessein de traiter son oncle comme ce dernier avait
lui-mĂȘme traitĂ© son oncle DjĂ©lĂąl eddĂźn, câest-Ă -dire de lâassassiner. En
769
Muhtesib
est le nom arabe de lâinspecteur des marchĂ©s. A lâest, le nom de
rais
était le plus souvent appliqué aux officiers en charge de la police.
770
AprÚs les raids successifs des Mongols dans les premiÚres années du
XIV
e
siĂš-
cle, Ala al-din sentit le besoin dâune armĂ©e forte, et pour cela bien payĂ©e.
Alors, au lieu dâaugmenter la solde, il prĂ©fĂ©ra faire baisser le prix des denrĂ©es,
anormalement Ă©levĂ© par lâinflation rĂ©sultant de lâabondance de lâor ramenĂ© par
les campagnes du Sud. Pour cela, il institua un monopole dâachat Ă des prix
fixes et enregistra les marchands en leur fixant aussi un taux de bénéfice. Les
paysans étaient aussi obligés de vendre leurs produits aux marchands désignés
Ă des prix fixes. Avec ces achats, le gouvernement constitua Ă©galement de
grands stocks de denrĂ©es quâIbn BattĂ»ta trouvera trente ans plus tard (voir p.
356).
771
Ce neveu est appelé Akat Khan dans les autres sources.
Ibn BattĂ»ta â Voyages
320
II. De La Mecque aux steppes russes et Ă lâInde
conséquence, lorsque le sultan mit pied à terre pour déjeuner, il lui
lança une flÚche et le renversa ; mais un de ses esclaves le couvrit
dâun bouclier. Son neveu sâapprocha, afin de lâachever ; mais, les es-
claves lui ayant dit que le prince Ă©tait mort, il les crut et remonta Ă
cheval et entra dans la partie du palais oĂč se trouvaient les femmes.
Cependant le sultan âAlĂą eddĂźn revint de son Ă©vanouissement, il monta
Ă cheval, et ses troupes se rassemblĂšrent auprĂšs de lui. Son neveu
sâenfuit ; mais il fut atteint, et amenĂ© devant lui ; il le tua, et depuis
lors il cessa de monter Ă cheval.
âAlĂą eddĂźn avait des fils dont les noms suivent : Khidhr khĂąn, ChĂą-
dy khùn, Abou Becr khùn, Mobùrec khùn, appelé aussi Kothb eddßn,
qui devint roi, et Chihùb eddßn. Kothb eddßn était mal traité de son
pÚre, et jouissait prÚs de lui de trÚs peu de considération. Le sultan
avait donnĂ© Ă tous ses frĂšres les honneurs, câest-Ă -dire
p383
des Ă©ten-
dards et des timbales, et ne lui avait rien accordé. Cependant, il lui dit
un jour : « Il faut absolument que je te donne la mĂȘme chose quâĂ tes
frĂšres. » Kothb eddĂźn lui rĂ©pondit : « Câest Dieu qui me lâaccordera. »
Cette parole effraya son pĂšre, qui le redouta. Le sultan fut ensuite at-
teint de la maladie dont il mourut. Or la femme dont il avait eu son fils
Khidhr khĂąn sâappelait MĂąh Hakk (le mot
mĂąh
, dans la langue de ces
peuples, signifie la lune), avait un frÚre nommé Sindjar, avec lequel
elle convint dâĂ©lever au trĂŽne Khidhr khĂąn
. Mélic Nùïb, le princi-
pal des Ă©mirs du sultan, et que lâon appelait Alalfy
, parce que ce
souverain lâavait achetĂ© pour mille (
alf
)
tangahs
, câest-Ă -dire pour
deux mille cinq cents dĂźnĂąrs du Maghreb
, Mélic Nùïb, dis-je, eut
connaissance de cet accord, et le dénonça au sultan. Celui-ci dit à ses
772
Le nom de la reine Ă©tait Mahru et son titre Malika-i Djahan. Elle Ă©tait sĆur de
Malik Sandjar, lequel, pour avoir tué Djalal al-din Firuz de sa propre main,
avait reçu le titre dâAlp Khan et Ă©tait devenu un des principaux compagnons
dâAla al-din. Sa fille fut mariĂ©e en 1312 avec Khidhr Khan, et la famille prĂ©-
parait effectivement lâascension au trĂŽne de celui-ci.
773
48. Malik Naib, câest-Ă -dire vice-roi, est ici KĂąfur, un Hindou achetĂ© en 1297,
lors du sac du port de Cambay dans le Gudjarat pour mille dinars, et connu
ainsi sous le sobriquet persan Hezardinari quâIbn BattĂ»ta traduit en arabe par
al-Alfi. Ce personnage, devenu tout-puissant vers la fin du rĂšgne dâAla al-din,
aurait conçu le projet dâĂ©liminer toute la famille royale en commençant par la
coterie dâAlp Khan, mais cela sans le consentement dâAla al-din.
774
Le tanka dâor (voir aussi chap. 5, n, 243) valait 9,010 g et le dinar du Maghreb
4,722 g. Il sâagirait donc dâun peu moins de 2 000 dinars.
Ibn BattĂ»ta â Voyages
321
II. De La Mecque aux steppes russes et Ă lâInde
familiers : « Quand Sindjar entrera dans la chambre oĂč je me trouve,
je lui donnerai un habit ; et lorsquâil sâen revĂȘtira, saisissez-le par les
manches, renversez-le contre terre et égorgez-le. » Cela fut exécuté de
point en point.
Khidhr khùn était alors absent, et se trouvait dans un endroit appelé
Sandabat
, Ă la distance dâune journĂ©e de Dihly, oĂč il sâĂ©tait rendu
pour un pĂšlerinage aux tombeaux de plusieurs martyrs ensevelis en cet
endroit
p384
car il sâĂ©tait engagĂ© par un vĆu Ă parcourir cette distance Ă
pied et Ă prier pour la santĂ© de son pĂšre. Lorsquâil apprit que celui-ci
avait tué son oncle maternel, il en conçut un trÚs vif chagrin, déchira
le collet de son habit, ainsi que les Indiens ont coutume de le faire
lorsquâil leur est mort quelquâun qui leur est cher. Son pĂšre, ayant eu
connaissance de sa conduite, en fut mécontent, et, lorsque Khidhr
khùn parut en sa présence, il le réprimanda, le blùma, ordonna de lui
mettre les fers aux mains et aux pieds, et le livra à Mélic Nùïb, dont il
a Ă©tĂ© question ci-dessus, avec lâordre de le conduire Ă la forteresse de
Gùlyoûr, appelée aussi Gouyùlior
. Câest une forteresse isolĂ©e, au
milieu des idolĂątres indous ; elle est inexpugnable et se trouve Ă©loi-
gnĂ©e de dix journĂ©es de Dihly ; jây ai demeurĂ© quelque temps. Quand
Mélic Nùïb eut mené le prince dans ce chùteau fort, il le remit au
co-
touĂąl
, câest-Ă -dire au commandant, et aux
mofreds
, qui sont les
mĂȘmes que les
zimĂąmys
et leur dit : « Ne vous dites pas que cet
individu est le fils du sultan, et quâil faut le traiter avec honneur ; câest
lâennemi le plus acharnĂ© quâait lâempereur : gardez-le donc comme on
garde un ennemi. »
Dans la suite, la maladie du sultan ayant redoublé, il dit à Mélic
Nùïb : « Envoie quelquâun pour ramener mon fils Khidhr khĂąn, afin
que je le déclare mon successeur. » Mélic Nùïb répondit : « TrÚs
bien », mais il remit de jour en jour lâexĂ©cution de cet ordre, et, toutes
les fois que son maĂźtre lâinterrogeait Ă ce sujet, il rĂ©pondait : « Voici
quâil arrive. » Il continua dâagir ainsi jusquâĂ ce que le sultan mourĂ»t.
p385
775
Lâactuelle Sonipat, au nord de Dihli.
776
Gwalior, au sud dâAra, qui deviendra par la suite une prison dâĂtat. Elle sera
visitée par Ibn Battûta (voir t. III, p. 169).
777
Le terme semble indiquer un corps spécial, sans que sa fonction soit indiquée.
778
Soldats inscrits sur la liste,
zimam
, de lâarmĂ©e.
Ibn BattĂ»ta â Voyages
322
II. De La Mecque aux steppes russes et Ă lâInde
H
ISTOIRE DU FILS D
âA
LĂ EDDĂN
,
LE SULTAN
C
HIHĂB EDDĂN
Lorsque le sultan âAlĂą eddĂźn fut mort, MĂ©lic Nùïb fit asseoir sur le
trĂŽne du royaume son fils cadet ChihĂąb eddĂźn
. Le peuple prĂȘta
serment dâobĂ©issance Ă ce prince ; mais MĂ©lic Nùïb le tint sous sa tu-
telle, priva de la vue Abou Becr khĂąn et ChĂądy khĂąn, et les envoya Ă
GĂąlyoĂ»r. Il ordonna dâaveugler leur frĂšre Khidhr khĂąn, qui Ă©tait em-
prisonnĂ© dans le mĂȘme endroit. Ils furent mis en prison, ainsi que
Kothb eddĂźn ; mais le ministre Ă©pargna la vue de ce dernier. Le sultan
âAlĂą eddĂźn avait deux esclaves, qui Ă©taient au nombre de ses plus fa-
miliers courtisans ; lâun sâappelait BĂ©chĂźr et lâautre Mobacchir (ces
noms signifient tous deux Messagers de bonheur). La grande prin-
cesse, veuve dâAlĂą eddĂźn et fille du sultan Moâizz eddĂźn
, les man-
da, leur rappela les bienfaits quâils avaient reçus de leur ancien maĂźtre,
et dit : « Cet eunuque, Nùïb Mélic, a fait à mes enfants ce que vous
savez, et il veut encore tuer Kothb eddßn. » Ils lui répondirent « Tu
verras ce que nous ferons. » Or câĂ©tait leur coutume de passer la nuit
prĂšs de Nùïb MĂ©lic et dâentrer chez lui tout armĂ©s. Ils vinrent le trou-
ver la nuit suivante, au moment oĂč il se tenait dans une chambre cons-
truite en planches et tendue de drap. Les Indiens appellent un appar-
tement de cette espĂšce
alkhoremkah
; le vizir y dormait, sur la ter-
rasse du palais, pendant la saison des pluies. Il advint, par hasard,
quâil prit lâĂ©pĂ©e que portait un des deux conjurĂ©s, la brandit et la lui
remit. Lâesclave lâen frappa, et
p386
son compagnon lui porta un se-
cond coup ; puis ils lui coupĂšrent la tĂȘte, la portĂšrent Ă la prison de
Kothb eddßn, la jetÚrent aux pieds de celui-ci et le délivrÚrent de cap-
tivité. Le prince alla trouver son frÚre Chihùb eddßn, et resta prÚs de
779
Ala al-din mourut le 5 janvier 1316 et KĂąfur nomma Ă la place du souverain
défunt son plus jeune fils, ùgé de cinq ou six ans, sous le nom de Shihab al-din
Umar.
780
La veuve dâAla al-din, qui eut Ă souffrir pendant cette pĂ©riode des visĂ©es de
KĂąfur, Ă©tait la mĂšre de Shihab al-din Umar et fille de Ramachandra de Deogir.
Ăgalement dâaprĂšs les autres sources, ce fut Qutb al-din Mubarak lui-mĂȘme
qui persuada Bashir et Mubshir venus le tuer de se retourner contre KĂąfur. Ce
dernier fut assassiné le 4 février 1316.
781
KhurramgĂąh
: chambre de plaisir.
Ibn BattĂ»ta â Voyages
323
II. De La Mecque aux steppes russes et Ă lâInde
lui plusieurs jours, comme sâil eĂ»t Ă©tĂ© son lieutenant. Ensuite, il se dĂ©-
cida à le déposer, et mit son dessein à exécution
.
H
ISTOIRE DU SULTAN
K
OTHB EDDĂN
,
FILS DU SULTAN
âA
LĂ EDDĂN
Ce prince déposa son frÚre Chihùb eddßn, lui coupa un doigt et
lâenvoya Ă GĂąlyoĂ»r, oĂč il fut emprisonnĂ© avec ses frĂšres. Le royaume
appartint en paix Ă Kothb eddĂźn, qui sortit alors de la capitale, Dihly,
pour se rendre à Daoulet Abùd, à quarante journées de là . Le chemin
entre ces deux villes est bordĂ© dâarbres, tels que le saule et autres, de
sorte que celui qui y marche peut se croire dans un jardin. Pour cha-
que mille de distance, il y a trois
dĂąouahs
, câest-Ă -dire maisons de
poste, dont nous avons dĂ©crit lâorganisation
, et dans chacune de ces
stations on trouve tout ce dont le voyageur a besoin, de la mĂȘme ma-
niĂšre que sâil parcourait un marchĂ© pendant une distance de quarante
journĂ©es. Câest ainsi que le chemin se continue durant six mois de
marche, jusquâĂ ce quâil atteigne les pays de Tiling
et de
Maâbar
. A chaque station se trouve un palais pour le sultan et un
ermitage pour les voyageurs, et le pauvre nâa pas besoin dâemporter
sur ce chemin des provisions de route.
Lorsque le sultan Kothb eddĂźn fut parti pour cette
p387
expédi-
tion
, quelques émirs convinrent entre eux de se révolter contre lui,
et de mettre sur le trĂŽne un fils de son frĂšre Khidhr khĂąn, le prison-
nier
. Cet enfant Ă©tait ĂągĂ© dâenviron dix annĂ©es, et il se trouvait prĂšs
du sultan. Celui-ci, ayant appris le projet des Ă©mirs, prit son neveu, le
saisit par les pieds et lui frappa la tĂȘte contre des pierres jusquâĂ ce
que sa cervelle fût dispersée ; puis il envoya un émir, appelé Mélic
782
Shihab al-din fut déposé et aveuglé par son frÚre qui le remplaça le 19 avril
1316.
783
Voir plus haut, p. 324.
784
Telingana, dans le centre-est de la péninsule, au nord de la région actuelle
dâAndhra Pradesh.
785
Nom arabe de la cĂŽte de Coromandel, cĂŽte est de lâextrĂ©mitĂ© de la pĂ©ninsule.
786
Contre Harapaladeva, gendre de Ramachandra (voir ci-dessus n. 40) qui décla-
ra son indĂ©pendance Ă la mort dâAla al-din. LâexpĂ©dition date de 1318.
787
Cet Ă©vĂ©nement nâest pas connu par ailleurs, mais des monnaies frappĂ©es Ă De-
hli en 718 (1318-1319) au nom dâun certain Shams al-din Mahmud Shah, in-
connu par ailleurs, ont été retrouvées.
Ibn BattĂ»ta â Voyages
324
II. De La Mecque aux steppes russes et Ă lâInde
chĂąh, Ă GĂąlyoĂ»r, oĂč se trouvaient le pĂšre et les oncles de cet enfant, et
lui ordonna de les tuer tous. Le kĂądhi ZeĂŻn eddĂźn MobĂąrec, kĂądhi de
ce chĂąteau fort, mâa fait le rĂ©cit suivant : « MĂ©lic chĂąh arriva prĂšs de
nous un matin, pendant que je me trouvais prĂšs de Khidhr khĂąn, dans
sa prison. Lorsque le captif apprit son arrivée, il eut peur et changea
de couleur. LâĂ©mir Ă©tant entrĂ© : âPourquoi es-tu venu ?â Il rĂ©pondit :
âPour une affaire qui intĂ©resse le seigneur du monde.â Ma vie est-
elle en sĂ»retĂ© ? demanda le prince.â Ouiâ, rĂ©pliqua lâĂ©mir. LĂ -dessus
il sortit, manda le cotouĂąl ou chef de la forteresse, et les
mofreds
,
câest-Ă -dire les zimĂąmys, qui Ă©taient au nombre de trois cents,
mâenvoya chercher, ainsi que les notaires, et produisit lâordre du sul-
tan. Les hommes de la garnison le lurent, se rendirent prĂšs de ChihĂąb
eddßn, le sultan déposé, et lui coupÚrent le cou. Il fut plein de fermeté
et ne montra pas de frayeur. Ensuite on décapita Abou Becr et Chùdy
khĂąn. Lorsquâon se prĂ©senta pour dĂ©coller Khidhr khĂąn, il fut frappĂ©
de crainte et de stupeur. Sa mÚre se trouvait avec lui ; mais les exécu-
teurs fermĂšrent la porte sur elle et le tuĂšrent ; puis ils traĂźnĂšrent les
quatre cadavres dans une fosse, sans les envelopper dans des linceuls
ni les laver. On les en retira au bout de plusieurs années, et on les en-
sevelit dans les sĂ©pulcres de leurs ancĂȘtres. » La mĂšre de Khidhr khĂąn
p388
vĂ©cut encore quelque temps, et je lâai vue Ă La Mecque, dans
lâannĂ©e 728
.
Le chĂąteau de GĂąlyoĂ»r, dont il vient dâĂȘtre question, est situĂ© sur la
cime dâune haute montagne et paraĂźt, pour ainsi dire, taillĂ© dans le roc
mĂȘme ; il nâa vis-Ă -vis de lui aucune autre montagne ; il renferme des
citernes, et environ vingt puits entourés de murs lui sont annexés. Sur
ces murs sont dressĂ©s des mangonneaux et des raâadahs
. On monte
à la forteresse par un chemin spacieux, que gravissent les éléphants et
les chevaux. PrĂšs de la porte du chĂąteau se trouve la figure dâun Ă©lĂ©-
phant, sculptĂ© en pierre et surmontĂ© de la figure dâun cornac. Lors-
quâon lâaperçoit de loin, on ne doute pas que ce ne soit un Ă©lĂ©phant
véritable. Au bas de la forteresse est une belle ville, bùtie entiÚrement
en pierres de taille blanches, les mosquées comme les maisons ; on
nây voit pas de bois, Ă lâexception des portes. Il en est de mĂȘme du
palais du roi, des dĂŽmes et des salons. La plupart des trafiquants de
788
1327.
789
Voir chap. 5, n. 85.
Ibn BattĂ»ta â Voyages
325
II. De La Mecque aux steppes russes et Ă lâInde
cette ville sont des idolĂątres, et il sây trouve six cents cavaliers de
lâarmĂ©e du sultan, qui ne cessent de combattre les infidĂšles, car cette
place en est entourée.
Lorsque Kothb eddĂźn eut assassinĂ© ses frĂšres, quâil fut devenu seul
maĂźtre du pouvoir, et quâil ne resta personne qui le combattĂźt ou se
révoltùt contre lui, Dieu suscita contre lui son serviteur favori, le plus
puissant de ses émirs, le plus élevé en dignité, Nùcir eddßn Khosrew
khĂąn. Cet homme lâattaqua Ă lâimproviste, le tua, et demeura maĂźtre
absolu de son royaume ; mais ce ne fut pas pour longtemps. Dieu sus-
cita aussi contre lui quelquâun qui le tua aprĂšs lâavoir dĂ©trĂŽnĂ©, et cette
personne fut le sultan Toghlok, ainsi quâil sera ci-aprĂšs racontĂ© et re-
tracé en détail, si Dieu le veut.
p389
H
ISTOIRE DU SULTAN
K
HOSREW KHĂN
N
ĂCIR EDDĂN
Khosrew khĂąn Ă©tait un des principaux Ă©mirs de Kothb eddĂźn
, il
Ă©tait brave et avait une belle figure. Il avait conquis le pays de DjandĂź-
ry
et celui dâAlmaâbar, qui sont au nombre des rĂ©gions les plus fer-
tiles de lâInde, et sont Ă©loignĂ©s de Dihly dâune distance de six mois de
marche. Kothb eddĂźn lâaimait beaucoup et lui avait accordĂ© sa prĂ©di-
lection ; cette conduite fut cause quâil reçut la mort des mains de cet
homme. Kothb eddßn avait eu pour précepteur un nommé Kùdhi khùn
Sadr AldjihĂąn
, qui Ă©tait le principal de ses Ă©mirs et avait le titre de
kélßd dùr
, câest-Ă -dire de gardien des clefs du palais. Cet officier avait
coutume de passer toutes les nuits Ă la porte du sultan, avec les hom-
mes de la garde ; ceux-ci sont au nombre de mille, qui veillent Ă tour
de rÎle toutes les quatre nuits. Ils sont rangés sur deux files, dans
lâintervalle compris entre les portes du palais, et chacun a devant soi
ses armes. Personne nâentre quâen passant entre ces deux files. Quand
790
Hindou de naissance, il fut fait prisonnier lors de lâinvasion de Malwa, Ă lâest
de Gudjarat, en 1305. Converti Ă lâislam sous le nom de Hasan, il fut nommĂ©
vizir par Qutb al-din Mubarak Ă son ascension.
791
Tchanderi Ă©tait une forteresse de Malwa appartenant Ă lâĂ©poque au royaume de
Dihli. LâexpĂ©dition de Khusraw fut menĂ©e contre Warangal, la capitale de Te-
lingana, et contre les souverains Pandya du Coromandel. Si la premiĂšre partie
de lâexpĂ©dition fut heureuse, la seconde le fut moins et Khusraw fut rappelĂ©
Dihli.
792
Dâautres sources lâappellent Ziya al-din.
Ibn BattĂ»ta â Voyages
326
II. De La Mecque aux steppes russes et Ă lâInde
la nuit est achevée, les gens de la garde du jour arrivent. Les soldats
de ce corps ont des chefs et des Ă©crivains, qui font des rondes parmi
eux et notent ceux qui sont absents ou présents.
Or le précepteur du sultan, Kùdhi khùn, haïssait la conduite de
Khosrew khĂąn et Ă©tait mĂ©content de ce quâil voyait, savoir sa prĂ©dilec-
tion pour les Indiens idolĂątres, son penchant pour eux et son origine
semblable Ă la leur. Il ne cessait de rappeler cela au sultan, qui ne
p390
lâĂ©coutait pas, lui rĂ©pondait : « Laisse-le », et ne voulait pas agir, Ă
cause du dessein que Dieu avait formé de le faire périr par les mains
de cet homme. Un certain jour Khosrew khùn dit au sultan : « Plu-
sieurs Indiens dĂ©sirent embrasser lâislamisme. » Or câest une des cou-
tumes en vigueur dans ce pays, quand un individu veut se faire mu-
sulman, quâon lâintroduise prĂšs du sultan, qui le revĂȘt dâun bel habit et
lui donne un collier et des bracelets dâor, dâune valeur proportionnĂ©e Ă
son rang. Le sultan dit Ă Khosrew : « AmĂšne-les-moi. â Ces gens-lĂ ,
rĂ©pondit lâĂ©mir, seraient honteux dâentrer chez toi en plein jour, Ă
cause de leurs proches et de leurs coreligionnaires.â AmĂšne-les-moi
donc de nuit », reprit le sultan.
Khosrew khĂąn rassembla une troupe dâIndiens choisis parmi les
plus braves et les plus considérables, et au nombre desquels était son
frĂšre KhĂąn khĂąnĂąn
. On se trouvait alors au temps des chaleurs, et le
sultan dormait sur la terrasse du palais, nâayant auprĂšs de lui que plu-
sieurs eunuques. Lorsque les Indiens, armés de toutes piÚces, eurent
franchi les quatre portes du palais, et quâils arrivĂšrent Ă la cinquiĂšme,
oĂč se trouvait KĂądhi khĂąn, cet officier suspecta leur conduite et soup-
çonna quelque mauvais dessein. En consĂ©quence, il les empĂȘcha
dâentrer et dit : « Il faut absolument que jâentende de la bouche du
souverain du monde la permission de les introduire ; alors ils seront
admis. » Ces hommes, se voyant ainsi arrĂȘtĂ©s, se jetĂšrent sur lui et le
tuĂšrent. Le bruit que cette dispute excita prĂšs de la porte devint consi-
dĂ©rable, et le sultan sâĂ©cria : « Quâest-ce que cela ? » Khosrew khĂąn
répondit : « Ce sont les Indiens qui viennent pour se convertir. Kùdhi
khĂąn les a empĂȘchĂ©s dâentrer, et le tumulte a augmentĂ©. » Le sultan
793
Khusraw aurait amené du Gudjarat quarante mille personnes appartenant à son
propre clan, les Barwar, qui étaient des Hindous, pour former une armée per-
sonnelle. Khan khanan est un titre ; le frĂšre de Khusraw sâappelait Husam al-
din et sâĂ©tait dĂ©jĂ rĂ©voltĂ© dans le Gudjarat contre Qutb al-din Mubarak.
Ibn BattĂ»ta â Voyages
327
II. De La Mecque aux steppes russes et Ă lâInde
eut
p391
peur et se leva avec lâintention de se retirer dans lâintĂ©rieur du
palais ; mais la porte était fermée et les eunuques se trouvaient prÚs de
lĂ . Le prince frappa Ă la porte. Khosrew khĂąn le saisit dans ses bras
par derriĂšre ; mais le monarque, Ă©tant plus fort que lui, le terrassa. Les
Indiens survinrent alors, et Khosrew khùn leur dit : « Le voici sur
moi, ; tuez-le. » Ils le massacrĂšrent, coupĂšrent sa tĂȘte et la jetĂšrent de
la terrasse du palais dans la cour
.
Khosrew khĂąn manda aussitĂŽt les Ă©mirs et les rois, qui ne savaient
pas encore ce qui Ă©tait survenu. Chaque fois quâune troupe entrait, elle
le trouvait assis sur le trĂŽne royal ; on lui prĂȘta serment, et, lorsque le
matin fut arrivé, il fit publier son avÚnement, expédia des rescrits ou
ordres dans toutes les provinces, et envoya un habit dâhonneur Ă cha-
que Ă©mir. Ils se soumirent tous Ă lui et lui obĂ©irent, Ă lâexception de
Toghlok chĂąh, pĂšre du sultan Mohammed chĂąh, qui Ă©tait alors gou-
verneur de Dibùlboûr
, dans le Sind. Quand il reçut le vĂȘtement
dâhonneur que lui octroyait Khosrew khĂąn, il le jeta Ă terre et sâassit
dessus. Khosrew fit marcher contre lui son frÚre Khùn khùnùn, « le
khan des khans », mais Toghlok le mit en déroute, et finit ensuite par
le tuer, ainsi que nous le raconterons dans lâhistoire du rĂšgne de Tog-
hlok.
Lorsque Khosrew khùn fut devenu roi, il accorda sa prédilection
aux Indiens
et publia des ordres rĂ©prĂ©hensibles, tels quâun Ă©dit par
lequel il dĂ©fendait dâĂ©gorger des bĆufs conformĂ©ment Ă la coutume
des Indiens
p392
idolĂątres ; car ils ne permettent pas de les tuer. Le chĂą-
timent de quiconque en Ă©gorge un, chez ce peuple consiste Ă ĂȘtre cou-
su dans la peau de lâanimal et brĂ»lĂ©. Ils honorent les bĆufs et boivent
leur urine, pour se sanctifier et obtenir leur guĂ©rison lorsquâils sont
malades, et ils enduisent avec la fiente de ces animaux leurs maisons,
794
Avril 1320.
795
Dipalpur, dans le Pakistan actuel, au sud de Lahore, prĂšs de la frontiĂšre in-
dienne.
796
La plupart des historiens musulmans qui ont Ă©crit sous les Tughluks portent
cette accusation contre Khusraw, mais il ne semble pas que celui-ci manifestĂąt
lâintention de mettre en cause la prĂ©pondĂ©rance de lâislam. Tout au plus se
montra-t-il plus libéral face à la pratique religieuse des Hindous qui compo-
saient ses rĂ©giments. Mais il fut le premier souverain dâorigine hindoue, et
mĂȘme non turque, du sultanat, et le slogan de la « religion en danger » servit Ă
rallier lâopposition autour de Ghiyath al-din Tughluk.
Ibn BattĂ»ta â Voyages
328
II. De La Mecque aux steppes russes et Ă lâInde
tant au-dedans quâau-dehors. Une pareille conduite fut une des causes
qui rendirent Khosrew khĂąn odieux aux musulmans, et les firent pen-
cher en faveur de Toghlok. Le rĂšgne du premier ne dura pas long-
temps, et les jours de sa royauté ne se prolongÚrent pas, ainsi que nous
le raconterons.
H
ISTOIRE DU SULTAN
G
HIYĂTH EDDĂN
T
OGHLOK CHĂH
Le cheïkh et imùm pieux, savant, bienfaisant et dévot Rocn eddßn,
fils du pieux cheĂŻkh Chems eddĂźn Abou âAbd Allah, fils du saint, de
lâimĂąm savant et dĂ©vot BehĂą eddĂźn ZacariĂą alkorachy almoultĂąny, mâa
fait le récit suivant, dans son ermitage de la ville de Moultùn. Le sul-
tan Toghlok Ă©tait au nombre de ces Turcs connus sous le nom de Ka-
raounah
et qui habitent dans les montagnes situées entre le Sind et
le pays des Turcs. Il était dans une situation misérable, et se rendit
dans le Sind comme serviteur dâun certain marchand dont il Ă©tait
gol-
wĂąny
, câest-Ă -dire palefrenier. Cela se passait sous le rĂšgne du sultan
âAlĂą eddĂźn, et le gouverneur du Sind Ă©tait alors son frĂšre OĂ»loĂ»
khĂąn
. Toghlok sâengagea Ă son service et fut attachĂ© Ă sa personne,
et OĂ»loĂ» khĂąn lâenrĂŽla parmi les
biĂądehs
, câest-Ă -dire les
p393
gens
de pied. Par la suite, sa bravoure se fit connaĂźtre, et il fut inscrit parmi
les cavaliers ; puis il devint un des petits émirs, et Oûloû khùn le fit
chef de ses écuries. Enfin, il fut un des grands émirs et reçut le titre
dâ
almélic alghùzy
, le roi belliqueux
. Jâai vu lâinscription qui suit
sur la tribune grillée de la grande mosquée de Moultùn, dont il a or-
donnĂ© la construction : « Jâai combattu es Tartares vingt-neuf fois, et
797
Le Qaraunas â dâaprĂšs Marco Polo, mais aussi selon la tradition indienne â
seraient issus de pĂšres turcs ou mongols et de mĂšres indiennes, mais il peut
Ă©galement sâagir dâune tribu dâorigine turque. Le patronyme Tughluk est sans
doute turc.
798
Il sâagit dâAlmas Beg, intitulĂ© Ulugh Khan aprĂšs lâaccession de son frĂšre au
pouvoir en 1296 et nommĂ© aussitĂŽt gouverneur du Sind. AprĂšs la reconquĂȘte
de Ranthambor, dans le Radjastan, en 1301, il fut transféré dans cette ville et
mourut lâannĂ©e suivante.
799
En persan,
piyada
: soldat dâinfanterie.
800
Ghiyath al-din Tughluk se distingua pour la premiĂšre fois pendant lâattaque
des Mongols en 1304 et reçut le titre de
ghazi
(victorieux) aprĂšs avoir repous-
sé une autre attaque mongole en 1306.
Ibn BattĂ»ta â Voyages
329
II. De La Mecque aux steppes russes et Ă lâInde
je les ai mis en dĂ©route. Câest alors que jâai Ă©tĂ© surnommĂ© le roi belli-
queux. »
Lorsque Kothb eddĂźn fut devenu roi, il nomma Toghlok gouver-
neur de la ville de DibĂąlboĂ»r et de son district, et fit Ă son fils, celui-lĂ
mĂȘme qui est Ă prĂ©sent sultan de lâInde, chef des Ă©curies impĂ©riales.
On le nommait Djaounah, le Soleil, et quand il fut roi, il se fit appeler
Mohammed chùh. Kothb eddßn ayant été tué et Khosrew khùn lui
ayant succédé, ce dernier confirma Djaounah dans le poste de chef des
écuries. Lorsque Toghlok voulut se révolter, il avait trois cents cama-
rades en qui il mettait sa confiance, les jours de bataille. Il Ă©crivit Ă
CachloĂ» khĂąn
, qui se trouvait alors à Moultùn, à trois journées de
distance de Dibùlboûr, pour lui demander du secours, lui rappelant les
bienfaits de Kothb eddĂźn et lâexcitant Ă poursuivre la vengeance du
meurtre de ce prince. Le fils de Cachloû khùn résidait à Dihly. En
conséquence, il répondit à Toghlok : « Si mon fils était prÚs de moi,
certes, je tâaiderais dans tes desseins. » Toghlok Ă©crivit Ă son fils Mo-
hammed chĂąh, pour lui faire connaĂźtre ce quâil avait rĂ©solu, et lui or-
donner de sâenfuir et de revenir le trouver, en se faisant accompagner
du fils de CachloĂ» khĂąn. Le jeune Ă©mir machina une ruse contre Kho-
srew khĂąn, et elle lui
p394
rĂ©ussit, ainsi quâil dĂ©sirait. Or il dit au sul-
tan : « Les chevaux sont devenus gras et ont pris de lâembonpoint, ils
ont besoin du
yarĂąk
», câest-Ă -dire du dĂ©graissement. En consĂ©-
quence, Khosrew khĂąn lui permit de les entraĂźner. Le chef des Ă©curies
montait chaque jour à cheval, avec ses subordonnés, se promenait
dâune Ă trois heures, avec les animaux confiĂ©s Ă ses soins ; il alla
mĂȘme jusquâĂ rester sorti quatre heures, si bien quâun jour il Ă©tait en-
core absent Ă midi passĂ©, ce qui est le moment oĂč les Indiens prennent
leur repas. Le sultan ordonna quâon partĂźt Ă cheval pour le chercher ;
mais on nâen trouva aucune nouvelle, et il rejoignit son pĂšre, emme-
nant avec lui le fils de CachloĂ» khĂąn.
Alors Toghlok, se déclarant ouvertement rebelle, rassembla des
troupes, et Cachloû khùn marcha avec lui, accompagné de ses soldats.
801
Ce personnage sâappelait Ă lâĂ©poque Bahram Aiba et Ă©tait gouverneur dâUch
(voir chap. 5, n. 75). Le premier à se joindre à Tughluk, il reçut par la suite le
nom de Kishlu Khan et le gouvernorat du Sind. Il conservera ce poste juquâĂ
sa révolte en 1328 (voir t. III, p. 73).
802
Le mot est turc.
Ibn BattĂ»ta â Voyages
330
II. De La Mecque aux steppes russes et Ă lâInde
Le sultan envoya pour les combattre son frĂšre KhĂąn khĂąnĂąn ; mais ils
lui firent essuyer la déroute le plus complÚte, et son armée passa de
leur cÎté. Khùn khùnùn se retira prÚs de son frÚre, ses officiers furent
tués et ses trésors pris. Toghlok se dirigea vers Dihly. Khosrew khùn
sortit à sa rencontre avec son armée, et campa prÚs de la capitale, dans
un lieu appelé Acya Abùd
, câest-Ă -dire le Moulin Ă vent. Il ordonna
dâouvrir ses trĂ©sors, et donna de lâargent par bourses et non au poids,
ni par sommes dĂ©terminĂ©es. La bataille sâengagea entre lui et Tog-
hlok, et les indiens combattirent avec la plus grande ardeur. Les trou-
pes de Toghlok furent mises en déroute, son camp fut pillé, et il resta
au milieu de ses trois cents compagnons les plus anciens. Il leur dit :
« OĂč fuir ? Partout oĂč nous serons atteints, nous serons tuĂ©s. » Les
soldats de Khosrew khĂąn sâoccupĂšrent Ă piller, et se dispersĂšrent, et il
nâen demeura prĂšs de lui quâun petit nombre. Toghlok et ses
p395
ca-
marades se dirigĂšrent vers lâendroit oĂč il se trouvait. La prĂ©sence du
sultan dans ce pays-lĂ est connue au moyen du parasol que lâon Ă©lĂšve
au-dessus de sa tĂȘte, et que lâon appelle en Ăgypte le dais et lâoiseau.
Dans cette derniĂšre contrĂ©e, on lâarbore dans les fĂȘtes solennelles ;
quant Ă lâInde et Ă la Chine, il y accompagne toujours le sultan, soit en
voyage, soit dans sa résidence habituelle.
Or, quand Toghlok et ses compagnons se furent dirigés vers Kho-
srew, le combat se ralluma entre eux et les Indous ; les soldats du sul-
tan furent mis en déroute, et il ne resta personne prÚs de lui. Il prit la
fuite, descendit de cheval, jeta ses vĂȘtements et ses armes, demeura en
chemise, et laissa pendre ses cheveux entre ses Ă©paules, ainsi que font
les fakĂźrs de lâInde ; puis il entra dans un verger situĂ© prĂšs de lĂ . Le
peuple se réunit prÚs de Toghlok, qui prit le chemin de la ville. Le
gouverneur lui en apporta les clefs ; il entra dans le palais et se logea
dans une de ses ailes ; puis il dit Ă CachloĂ» khĂąn : « Sois sultan. â
Sois-le plutÎt », répondit Cachloû khùn. Tous deux se disputÚrent ;
enfin CachloĂ» khĂąn dit Ă Toghlok : « Si tu refuses dâĂȘtre sultan, ton
fils deviendra maßtre du pouvoir. » Toghlok eut de la répugnance pour
cette proposition ; il accepta alors lâautoritĂ© et sâassit sur le trĂŽne
royal. Les grands et les gens du commun lui prĂȘtĂšrent serment.
803
Asyabad se trouverait dans la plaine de Lahwarat, Ă cinq kilomĂštres au nord-
nord-ouest de Sin (voir chap. 5, n. 81). Or la bataille se dĂ©roula Ă Indarpat, Ă
six kilomĂštres au nord-est de Sin, le 6 septembre 1320.
Ibn BattĂ»ta â Voyages
331
II. De La Mecque aux steppes russes et Ă lâInde
Au bout de trois jours, Khosrew khùn, toujours caché dans le
mĂȘme verger, fut vivement pressĂ© par la faim. Il sortit de cet asile et
se mit Ă en faire le tour. Il rencontra le gardien de ce verger, et lui de-
manda quelque aliment. Cet homme nâen ayant aucun Ă sa disposition,
Khosrew lui donna son anneau, en lui disant : « Va et mets-le en gage,
pour te procurer de la nourriture. » Lorsque cet individu se fut rendu
au marchĂ© avec lâanneau, les gens conçurent des soupçons Ă son Ă©gard
et le conduisirent au
chihneh
, ou magistrat de police. Celui-ci
lâintroduisit prĂšs du sultan Toghlok, auquel il fit connaĂźtre qui lui avait
remis la bague. Toghlok envoya son fils Mohammed, afin quâil rame-
nĂąt Khosrew. Mohammed se saisit de celui-ci et le conduisit prĂšs de
son pÚre, monté sur un
p396
tatoĂ»
, câest-Ă -dire un cheval de bĂąt. Lors-
que Khosrew fut en présence de Toghlok, il lui dit : « Je suis affamé,
donne-moi Ă manger. » Le nouveau sultan ordonna quâon lui servĂźt du
sorbet, puis des aliments, puis de la biÚre, et, enfin, du bétel. Quand il
eut mangé, il se leva et dit : « à Toghlok, conduis-toi envers moi à la
maniĂšre des rois et ne me dĂ©shonore pas ! â Cela tâest accordĂ© », rĂ©-
pondit Toghlok, et il ordonna de lui couper le cou, ce qui fut exécuté
dans lâendroit mĂȘme oĂč Khosrew avait tuĂ© Kothb eddĂźn. Sa tĂȘte et son
corps furent jetĂ©s du haut de la terrasse, ainsi quâil avait fait de la tĂȘte
de son prédécesseur. Toghlok commanda ensuite de laver le cadavre
et de lâenvelopper dans un linceul ; aprĂšs quoi on lâensevelit dans le
mausolĂ©e quâil sâĂ©tait construit. La royautĂ© appartint en paix pendant
quatre ans Ă Toghlok, qui Ă©tait un prince juste et vertueux.
R
ĂCIT DE LA RĂBELLION QUE SON FILS MĂDITA CONTRE LUI
,
MAIS QUI NE RĂUSSIT PAS
Lorsque Toghlok fut Ă©tabli fermement dans la capitale, il envoya
son fils Mohammed pour faire la conquĂȘte du pays de Tiling
à trois mois de marche de Dihly. Il fit partir avec lui une armée consi-
dérable, dans laquelle se trouvaient les principaux émirs, tels que le
roi Témoûr, le roi Tikßn, Mélic Cùfoûr
AlmuhurdĂąr
, le Gardien du
804
LâexpĂ©dition (1321-1322) fut dirigĂ©e contre les Kakatiyas de Telingana (voir
ci-dessus n. 58) dont le roi Prataparudra, profitant des désordres de Dihli, refu-
sait de payer le tribut.
Ibn BattĂ»ta â Voyages
332
II. De La Mecque aux steppes russes et Ă lâInde
Sceau, MĂ©lic BeĂŻram, etc.
. Quand Mohammed fut arrivé dans la
contrée de Tiling, il voulut se révolter. Or il avait pour commensal un
homme, du nombre de jurisconsultes et des poĂštes, que lâon appelait
âObaĂŻd. Il lui ordonna de rĂ©pandre le bruit que
p397
le sultan Toghlok
Ă©tait mort ; car il sâimaginait que les gens lui prĂȘteraient en toute hĂąte
le serment de fidĂ©litĂ©, dĂšs quâils entendraient cette nouvelle. Lorsque
ce bruit eut Ă©tĂ© portĂ© Ă la connaissance des soldats, les Ă©mirs nây ajou-
tĂšrent pas foi ; chacun dâeux fit battre sa timbale et se rĂ©volta. Il ne
demeura personne prĂšs de Mohammed, et les chefs voulurent le tuer.
MĂ©lic TĂ©moĂ»r les en empĂȘcha et le protĂ©gea. Il sâenfuit prĂšs de son
pĂšre, avec dix cavaliers, quâil surnomma
iĂąrĂąn mouĂąfik
, câest-Ă -dire
les compagnons sincĂšres. Son pĂšre lui donna des sommes dâargent et
des troupes, et lui commanda de retourner dans le Tiling
, et il
obéit. Mais le sultan connut quel avait été son dessein ; il tua le légiste
âObaĂŻd et ordonna de mettre Ă mort MĂ©lic CĂąfoĂ»r, le
muhurdĂąr
. On
ficha en terre un pieu de tente, aiguisé à son extrémité supérieure, et
on lâenfonça dans le cou de CĂąfoĂ»r, jusquâĂ ce que la pointe sortĂźt par
un des cĂŽtĂ©s de ce malheureux, qui avait la tĂȘte en bas, et fut laissĂ©
dans cet Ă©tat. Les autres Ă©mirs sâenfuirent prĂšs du sultan Chems eddĂźn,
fils du sultan NĂącir eddĂźn, fils du sultan GhiyĂąth eddĂźn Balaban, et se
fixĂšrent Ă sa cour.
805
Les traducteurs utilisent indistinctement lâarabe
malik
ou sa traduction roi.
Dans les deux cas, il sâagit dâun titre honorifique et non dâune fonction.
806
Les historiens indiens discutent la responsabilité de Muhammad Tughluk dans
ces événements. Toutefois, il fut aussitÎt renvoyé au Telingana, et cette
deuxiĂšme expĂ©dition de 1323 aboutit Ă lâextinction du royaume Kakatiya.
Ibn BattĂ»ta â Voyages
333
II. De La Mecque aux steppes russes et Ă lâInde
R
ĂCIT DE LA MARCHE DE
T
OGHLOK VERS LE PAYS DE
L
ACNAOUTY
ET DE CE QUI S
â
ENSUIVIT JUSQU
â
Ă SA MORT
Les émirs fugitifs séjournÚrent prÚs du sultan Chems eddßn
.
Dans la suite, celui-ci mourut, léguant le trÎne
p398
Ă son fils ChihĂąb
eddßn. Ce prince succéda à son pÚre ; mais son frÚre cadet, Ghiyùth
eddĂźn BehĂądoĂ»r BoĂ»rah, le vainquit, sâempara du royaume, et tua son
frĂšre KothloĂ» khĂąn, ainsi que la plupart de ses autres frĂšres. Deux de
ceux-ci, le sultan ChihĂąb eddĂźn et NĂącir eddĂźn, sâenfuirent prĂšs de
Toghlok, qui se mit en marche avec eux, afin de combattre le fratri-
cide. Il laissa dans son royaume son fils Mohammed en qualité de
vice-roi, et sâavança en hĂąte vers le pays de Lacnaouty. Il sâen rendit
maßtre, fit prisonnier son sultan Ghiyùth eddßn Behùdoûr et reprit avec
ce captif le chemin de sa capitale
.
Il y avait alors Ă Dihly le saint NizhĂąm eddĂźn AlbedhĂąouny
, et
Mohammed chĂąh, fils du sultan, ne cessait de lui rendre des visites, de
tĂ©moigner de la considĂ©ration Ă ses serviteurs et dâimplorer ses priĂšres
Or le cheĂŻkh Ă©tait sujet Ă des extases qui sâemparaient de tout son ĂȘtre.
Le fils du sultan dit à ses serviteurs : « Quand le cheïkh sera dans cette
extase qui se rend maßtresse de lui, faites-le-moi savoir. » Lorsque son
accÚs le prit, on en prévint le prince, qui se rendit prÚs de lui. DÚs que
le cheĂŻkh le vit, il sâĂ©cria : « Nous lui donnons la royautĂ© ! » Ensuite il
mourut pendant lâabsence du sultan, et le fils de ce prince, Moham-
807
Nasir al-din Mahmud, fils de Balban et souverain du Bengale (voir ci-dessus,
n. 31), avait abdiqué en 1291 au profit de son fils Rukn al-din Kaikaus, lequel
rĂ©gna jusquâen 1302. Shams al-din Firuz lui succĂ©da, quâIbn BattĂ»ta est le seul
à le présenter comme fils de Nasir al-din. Shams al-din Firuz avait étendu sa
souverainetĂ© Ă lâest et au sud du Bengale, mais celle-ci fut trĂšs vite contestĂ©e
par ses fils Ghiyath al-din Bahadur dit Bura (le Noir), qui sâinstalla Ă lâest, et
Shihab al-din Bughra, qui supplanta pendant un moment son pĂšre Ă Lakhnawti
en 1318. En 1322, Ă la mort de Shams al-din Firuz, Ghiyath al-din supprima
tous ses frĂšres Ă lâexception de Shihab al-din et de Nasir al-din, et ce sont plu-
tÎt les suppliques de ceux-ci qui donnÚrent le prétexte à une intervention de
Dihli, puisquâIbn BattĂ»ta est le seul Ă parler de la fuite des conspirateurs au
Bengale.
808
LâexpĂ©dition date de 1324. Nasir al-din fut nommĂ© souverain du nord Bengale
et le reste fut annexĂ© Ă lâEmpire de Dihli.
809
Connu sous le nom de Nizam al-din Awila (le Saint), il fut un des plus célÚ-
bres reprĂ©sentants de lâordre tchishti en Inde ; diciple de Farid al-din Masâud
(voir chap. 5, n. 63). Certaines sources le mĂȘlent Ă lâassassinat du roi et pour
cela font repousser la date de sa mort aprĂšs celle du roi.
Ibn BattĂ»ta â Voyages
334
II. De La Mecque aux steppes russes et Ă lâInde
med, porta sa biĂšre sur son Ă©paule. Cette nouvelle parvint Ă son pĂšre,
il se défia de lui et lui adressa des menaces. Différents actes avaient
déjà inspiré des soupçons à Toghlok contre son fils il le voyait de
mauvais Ćil acheter un grand nombre dâesclaves, donner des prĂ©sents
p399
magnifiques et se concilier les cĆurs ; mais alors sa colĂšre contre
lui augmenta. On rapporta au sultan que les astrologues prétendaient
quâil nâentrerait pas dans la ville de Dihly
, au retour de ce voyage.
Il se répandit contre eux en menaces.
Lorsquâil fut revenu de son expĂ©dition et quâil approcha de la capi-
tale, il ordonna Ă son fils de lui bĂątir un palais, ou, comme ce peuple
lâappelle, un kiosque, prĂšs dâune riviĂšre qui coule en cet endroit et que
lâon nomme AfghĂąn PoĂ»r
. Mohammed lâĂ©difia en trois jours, et le
construisit pour la majeure partie en bois. Il était élevé au-dessus du
sol et reposait sur des colonnes de bois. Mohammed le disposa avec
art et dans des proportions que fut chargé de faire observer Almélic
ZĂądeh, connu dans la suite par le titre de Khodjah djihĂąn
. Le vrai
nom de cet individu Ă©tait Ahmed fils dâAyĂąs ; il devint le principal
vizir du sultan Mohammed, et il Ă©tait alors inspecteur des bĂątiments.
Lâinvention quâimaginĂšrent ces deux personnages en construisant le
kiosque consista Ă le bĂątir de telle sorte quâil tombĂąt et sâĂ©croulĂąt dĂšs
que les Ă©lĂ©phants en approcheraient dâun certain cĂŽtĂ©. Le sultan
sâarrĂȘta dans cet Ă©difice, et fit servir Ă manger au peuple, qui se dis-
persa ensuite. Son fils lui demanda la permission de faire passer de-
vant lui les éléphants, couverts de leurs harnais de parade. Le sultan le
lui permit.
Le cheĂŻkh Rocn eddĂźn mâa racontĂ© quâil se trouvait alors prĂšs du
sultan, et quâils avaient avec eux le fils de ce dernier, son enfant de
prédilection, Mahmoûd. Sur ces entrefaites, Mohammed revint et dit
au cheĂŻkh : « O maĂźtre ! voici le moment de la priĂšre de lâaprĂšs-midi ;
descends et prie. â Je descendis, continue le cheĂŻkh, et
p400
lâon ame-
810
Ces prĂ©dictions sont attribuĂ©es Ă Nizam al-din Awliya, qui aurait rĂ©pondu Ă
lâordre royal envoyĂ© par Ghiyath al-din Tughluk au retour du Bengale le
sommant de quitter Dihil avant lâarrivĂ©e du souverain : « Dihli est encore
loin. »
811
Afghanpur est le nom dâun village situĂ© au sud-est de Tughtu-kabad (voir
chap. 5, n. 82), mais on ne sait rien dâune riviĂšre.
812
Voir chap. 5, n. 77. Il avait Ă©tĂ© converti Ă lâislam par Nizam al-din Awliya.
Ibn BattĂ»ta â Voyages
335
II. De La Mecque aux steppes russes et Ă lâInde
na les Ă©lĂ©phants dâun mĂȘme cĂŽtĂ©, ainsi que le prince et son confident
avaient imaginé de le faire. Lorsque ces animaux marchÚrent de ce
cĂŽtĂ©, le kiosque sâĂ©croula sur le sultan et son fils MahmoĂ»d.
Jâentendis le bruit, dit toujours le cheĂŻkh, et je revins sur mes pas sans
avoir fait ma priÚre. Je vis que le kiosque était renversé. Le fils du sul-
tan, Mohammed, ordonna dâapporter des pioches et des pelles, afin de
creuser la terre et de chercher aprĂšs son pĂšre. Mais il fit signe quâon
tardĂąt dâobĂ©ir, et on nâapporta les outils quâaprĂšs le coucher du soleil.
On se mit alors Ă creuser et lâon dĂ©couvrit le sultan, qui avait courbĂ©
le dos au-dessus de son fils, afin de le préserver de la mort. Quelques-
uns prĂ©tendirent que Toghlok fut retirĂ© mort, dâautres, au contraire,
quâil Ă©tait encore en vie, quâon lâacheva et quâon le transporta de nuit
dans le mausolĂ©e quâil sâĂ©tait construit prĂšs de la ville appelĂ©e, dâaprĂšs
lui, Toghlok AbĂąd, et oĂč il fut enterrĂ©
»
Nous avons raconté
pour quel motif il avait bĂąti cette ville, oĂč
se trouvaient ses trĂ©sors et ses palais. Câest lĂ quâĂ©tait le palais im-
mense quâil recouvrit de tuiles dorĂ©es. Au moment oĂč le soleil se le-
vait, ces tuiles resplendissaient dâune vive lumiĂšre, et dâun Ă©clat qui
empĂȘchait lâĆil de les regarder longtemps. Toghlok dĂ©posa dans cette
ville de Toghlok AbĂąd des trĂ©sors considĂ©rables. On raconte quâil
construisit un bassin, oĂč il versa de lâor fondu, de maniĂšre Ă en former
un seul morceau. Son fils Mohammed chĂąh dĂ©pensa tout cela lorsquâil
fut monté sur le trÎne.
Ce fut aux habiles mesures observées par le vizir Khodjah djihùn,
en construisant le kiosque qui sâĂ©croula sur Toghlok, ainsi que nous
lâavons rapportĂ©, quâil dut la considĂ©ration dont il jouissait auprĂšs de
Mohammed et la prédilection que celui-ci lui témoignait. Personne,
soit vizir ou autre, nâapprochait de lui sous le rapport de lâestime oĂč le
tenait le sultan, et nâatteignait le rang dont il Ă©tait en possession prĂšs
de ce prince.
Retour Ă la Table des MatiĂšres
813
Son mausolée existe toujours au sud de Tughlukabad. Certaines sources in-
diennes racontent cet incident dâune maniĂšre plus allusive, mais la version
dâIbn BattĂ»ta semble prĂ©valoir.
814
Voir p. 356.
Ibn BattĂ»ta â Voyages
336
II. De La Mecque aux steppes russes et Ă lâInde
Ibn BattĂ»ta â Voyages
337
II. De La Mecque aux steppes russes et Ă lâInde
7. Le bon et le mauvais gouvernement
de Muhammad bin Tughluk
Retour Ă la Table des MatiĂšres
H
ISTOIRE DU SULTAN
A
BOUL
âM
ODJĂHID
M
OHAMMED CHĂH
,
FILS DU
SULTAN
G
HIYĂTH EDDĂN
T
OGHLOK CHĂH
,
ROI DE L
âI
NDE ET DU
S
IND
,
Ă
LA COUR DUQUEL NOUS NOUS RENDĂMES
Lorsque le sultan Toghlok fut mort, son fils Mohammed sâempara
du royaume, sans rencontrer dâadversaire ni de rebelle. Nous avons dit
ci-dessus que son nom Ă©tait Djaounah ; mais, quand il fut devenu roi,
il se fit appeler Mohammed et fut surnommĂ© Abouâl ModjĂąhid
.
Tout ce que jâai rapportĂ© touchant lâhistoire des sultans de lâInde, jâen
ai Ă©tĂ© informĂ© et je lâai appris, au moins pour la plus grande partie, de
la bouche du cheĂŻkh CamĂąl eddĂźn, fils de BorhĂąn eddĂźn, de Ghaz-
nah
, kĂądhi des kĂądhis. Quant aux aventures de ce roi-ci, la plupart
sont au nombre de ce que jâai vu durant mon sĂ©jour dans ses Ătats.
p403
P
ORTRAIT DE CE ROI
Mohammed est de tous les hommes celui qui aime davantage Ă
faire des cadeaux et aussi à répandre le sang. Sa porte voit toujours
prĂšs dâelle quelque fakĂźr
qui devient riche, ou quelque ĂȘtre vivant
qui est mis à mort. Ses traits de générosité et de bravoure, et ses
815
Le PÚre des guerriers contre les infidÚles. Les sultans de Dihli avaient imité les
titres royaux des Ghaznevides et des Ghurides. Iletmish, Balban et Ghiyath al-
din Tughluk sâĂ©taient fait appeler Abuâl Muzaffar (le PĂšre des victorieux).
Toutefois, sur les monnaies de Muhammad Tughluk on trouve la mention :
« al-Mudjahid fi sabi » (le guerrier de la cause de Dieu).
816
Voir chap. 6, n. 1.
817
Ici dans le sens de pauvre.
Ibn BattĂ»ta â Voyages
338
II. De La Mecque aux steppes russes et Ă lâInde
exemples de cruauté et de violence envers les coupables, ont obtenu
de la célébrité parmi le peuple. Malgré cela, il est le plus humble des
hommes et celui qui montre le plus dâĂ©quitĂ© ; les cĂ©rĂ©monies de la re-
ligion sont observées à sa cour ; il est trÚs sévÚre en ce qui regarde la
priÚre et le chùtiment qui suit son inexécution. Il est au nombre des
rois dont la félicité est grande, et dont les heureux succÚs dépassent ce
qui est ordinaire ; mais sa qualitĂ© dominante, câest la gĂ©nĂ©rositĂ©. Nous
raconterons, parmi les traits de sa libéralité, des merveilles dont les
semblables nâont Ă©tĂ© rapportĂ©es dâaucun des princes qui lâont prĂ©cĂ©dĂ©.
Jâatteste Dieu, ses anges et ses prophĂštes que tout ce que je dirai de sa
munificence extraordinaire est la vérité sûre. Il me suffit de Dieu pour
tĂ©moin. Je sais quâune portion de ce que je raconterai en ce genre ne
sera pas admise dans lâesprit de beaucoup dâindividus, et quâils la
comprendront parmi ce qui est impossible dans lâordre habituel des
choses. Mais, quand il sâagit dâun Ă©vĂ©nement que jâai vu de mes yeux,
dont jâai connu la rĂ©alitĂ©, dans lequel jâai pris une grande part, je ne
puis faire autrement que de dire la vérité
. Dâailleurs, la majeure
partie de ces faits est rendue constante par la tradition orale dans les
pays de lâOrient.
p404
D
ES PORTES DU PALAIS DE CE SULTAN
,
DE SA SALLE D
â
AUDIENCE
ET DE L
â
ORDRE SUIVI EN CES LIEUX
Le palais du sultan, à Dihly, est appelé Dùr Sérù
et a un grand
nombre de portes. A la premiĂšre se tiennent une troupe dâhommes
préposés à sa garde ; les joueurs de clairon, de trompette et de fifre
sont assis en cet endroit, et quand il arrive un Ă©mir ou un grand per-
sonnage ils jouent de leur instrument et disent, dans les intervalles de
ce concert : « Un tel est venu, un tel est venu. » Il en est de mĂȘme Ă la
818
Câest cette partie du rĂ©cit qui a Ă©tĂ© la plus contestĂ©e par ses contemporains de
la cour de Fez, dâaprĂšs les dires dâIbn Khaldoun câest pour cela que notre au-
teur prend ses précautions, en se référant à la tradition orale qui est la plus va-
lable dans la société islamique.
819
Ce palais est un des rares monuments de lâĂ©poque de Muhammad Tughluk
dont des traces subsistent Ă lâemplacement de la quatriĂšme ville de Dihli, ap-
pelée Djahanpenah (voir chap. 5, n. 83), prÚs du village actuel de Begampur. Il
sâappelle Bidjay Mandal et correspond aux restes du Kasr-i Hezar Situn (le
Palais aux mille colonnes), qui serait la salle dâaudience du palais citĂ©e par Ibn
Battûta.
Ibn BattĂ»ta â Voyages
339
II. De La Mecque aux steppes russes et Ă lâInde
seconde et Ă la troisiĂšme porte. En dehors de la premiĂšre, il y a des
estrades, sur lesquelles sâasseyent les bourreaux qui sont chargĂ©s de
tuer les gens. Câest la coutume chez ce peuple, toutes les fois que le
sultan a ordonnĂ© de tuer un homme, quâil soit massacrĂ© Ă la porte de la
salle dâaudience
et que son corps y reste trois jours. Entre les deux
portes, la premiĂšre et la seconde, il y a un grand vestibule, de chaque
cĂŽtĂ© duquel sont des estrades en pierre de taille, oĂč sâasseyent les
hommes de faction parmi les gardiens des portes. Quant Ă la seconde
de ces deux portes, les portiers chargés de sa garde y prennent place.
Entre elle et la troisiĂšme, il y a une grande estrade oĂč siĂšge le nakĂźb en
chef
; il a devant lui une massue dâor, quâil prend dans sa main, et
sur sa tĂȘte il porte une tiare dâor incrustĂ©e de pierreries et surmontĂ©e
de plumes de paon
, Les nakßbs se tiennent devant lui, coiffés cha-
cun dâune calotte dorĂ©e, les reins serrĂ©s par une riche ceinture, et
p405
tenant dans la main un fouet, dont la poignĂ©e est dâor ou dâargent.
Cette seconde porte aboutit Ă une trĂšs grande salle dâaudience
oĂč sâasseyent les sujets. Quant Ă la troisiĂšme porte, elle est pourvue
dâestrades, oĂč se placent les Ă©crivains de la porte. Une des coutumes
de ce peuple, câest que personne nâentre par cette porte, Ă moins que
le sultan ne lâait dĂ©signĂ© pour cela. Il fixe, pour chaque individu, un
certain nombre de ses compagnons et de ses gens qui entrent avec lui.
Toutes les fois que quelquâun se prĂ©sente Ă cette porte, les secrĂ©taires
écrivent : « Un tel est venu à la premiÚre heure ou à la seconde », et
ainsi de suite, jusquâĂ la fin du jour. Le sultan prend connaissance de
ce rapport aprĂšs la derniĂšre priĂšre du soir. Les Ă©crivains tiennent note
aussi de tout ce qui arrive Ă la porte ; des fils de rois
. Ont été dési-
gnĂ©s pour transmettre au sultan tout ce quâils Ă©crivent.
Une autre coutume des Indiens, câest que quiconque sâabstient de
paraĂźtre au palais du sultan
pendant trois jours et plus, soit quâil ait
820
Le mot arabe
mashwar
ici utilisĂ© indique probablement lâensemble du palais.
821
Ici probablement le chef des huissiers.
822
Coiffure empruntée aux Hindous.
823
Ici le mot mashwar est réutilisé pour indiquer apparemment une antichambre.
824
Le terme
malik
(roi) correspondait Ă lâĂ©poque Ă un titre honorifique accordĂ©
aux grands serviteurs de lâempire. Il nâimplique ni lâexercice du pouvoir ni
lâappartenance Ă la famille impĂ©riale.
825
Parmi les grands de lâempire bien entendu.
Ibn BattĂ»ta â Voyages
340
II. De La Mecque aux steppes russes et Ă lâInde
une excuse ou non, ne passe pas cette porte par la suite, si ce nâest
avec la permission du souverain. Sâil a quelque excuse, telle quâune
maladie ou un autre empĂȘchement, il fait offrir au souverain un ca-
deau choisi parmi les objets quâil lui convient de prĂ©senter Ă ce mo-
narque. Câest ainsi quâen usent Ă©galement ceux qui arrivent de
voyage. Le légiste offre un Coran, des livres et des dons semblables ;
le fakĂźr, un tapis Ă prier, un chapelet, un cure-dents ou des objets du
mĂȘme genre. Les Ă©mirs et leurs pareils prĂ©sentent des chevaux, des
chameaux et des armes.
Cette troisiĂšme porte aboutit Ă la salle dâaudience,
p406
vaste et im-
mense, que lâon appelle HezĂąr OusthoĂ»n
, ce qui veut dire les Mille
Colonnes. Ces colonnes sont de bois vernissé, et elles supportent une
toiture de planches, peintes de la maniĂšre la plus admirable. Les gens
sâasseyent au-dessous, et câest dans cette salle que le sultan donne ses
audiences solennelles.
D
E L
â
ORDRE OBSERVĂ PAR LE SULTAN DANS SES AUDIENCES
La plupart de ses audiences ont lieu aprĂšs la priĂšre de quatre heures
du soir ; mais souvent il en donne au commencement de la journée. Il
siĂšge sur une estrade tendue dâĂ©toffes de couleur blanche et surmontĂ©e
dâun trĂŽne ; un grand coussin est placĂ© derriĂšre son dos ; il a Ă sa
droite un autre coussin et un troisiĂšme Ă sa gauche. Il sâassied Ă la
maniĂšre de lâhomme qui veut rĂ©citer le
téchehhud
, ou profession de
foi musulmane, pendant la priĂšre. Câest ainsi que sâasseyent tous les
habitants de lâInde. Quand le sultan est assis, le vizir se tient debout
devant lui, les secrétaires se placent derriÚre le vizir, et les chambel-
lans derriĂšre les secrĂ©taires. Le chef suprĂȘme des chambellans est FĂź-
roûz Mélic, cousin germain du sultan et son lieutenant
. Câest celui
des chambellans qui approche le plus prĂšs du sultan. AprĂšs lui vient le
chambellan particulier, qui est lui-mĂȘme suivi de son substitut, de
lâintendant du palais et de son lieutenant, de deux dignitaires appelĂ©s
lâun
la gloire
et lâautre
le chef des chambellans
, et des personnes pla-
cées sous leurs ordres.
826
Hezar Situn (voir n. 10 ci-dessus).
827
Et Ă©galement son successeur (1351-1388).
Ibn BattĂ»ta â Voyages
341
II. De La Mecque aux steppes russes et Ă lâInde
Les nakĂźbs, au nombre dâenviron cent, viennent aprĂšs les chambel-
lans. Lorsque le sultan sâassied, les uns et les autres crient de leur voix
la plus forte : « Au nom de Dieu. » Ensuite se place debout, derriÚre le
sultan, le grand roi Kaboûlah
, tenant dans sa main un Ă©mouchoir
p407
avec lequel il chasse les mouches. Cent
silahdĂąrs
se tiennent
debout Ă la droite du sultan, et un pareil nombre Ă sa gauche. Ils ont
dans leurs mains des boucliers, des Ă©pĂ©es et des arcs. A droite et Ă
gauche, sur toute la longueur de la salle dâaudience, sont placĂ©s : le
kùdhi des kùdhis ; le prédicateur en chef ; les autres kùdhis ; les prin-
cipaux légistes
; les principaux descendants de Mahomet
; les
cheĂŻkhs
, les frĂšres et beaux-frĂšres du sultan ; les principaux Ă©mirs ;
les chefs des
illustres
, câest-Ă -dire des Ă©trangers
; les généraux
.
On amÚne ensuite soixante chevaux, sellés et bridés avec les har-
nais impériaux ; parmi eux il y en a qui portent les insignes du khalifat
ce sont ceux dont les brides et les sangles sont de soie noire et dorée ;
il y en a qui ont les mĂȘmes objets en soie blanche et dorĂ©e ; le sultan,
seul, monte des chevaux ainsi équipés. On tient la moitié de ces che-
vaux Ă droite et lâautre moitiĂ© Ă gauche, de maniĂšre que le sultan
puisse les voir. Puis on amĂšne cinquante Ă©lĂ©phants dĂ©corĂ©s dâĂ©toffes
de soie et dâor ; leurs dĂ©fenses sont recouvertes de fer, afin quâelles
soient plus propres à tuer les coupables. Sur le cou de chaque éléphant
se tient son cornac, ayant Ă la main une sorte de hache dâarmes de fer,
avec laquelle il chĂątie sa bĂȘte et la fait se diriger selon ce quâon exige
dâelle. Chaque Ă©lĂ©phant a sur son dos une espĂšce de grande boĂźte, qui
peut contenir vingt combattants, plus ou moins, dâaprĂšs la grosseur de
lâanimal et la grandeur de son corps. Quatre Ă©tendards sont fixĂ©s aux
angles de cette boĂźte. Ces Ă©lĂ©phants sont dressĂ©s Ă saluer le sultan et Ă
incliner leurs tĂȘtes, et, lorsquâils saluent, les chambellans disent Ă
haute voix : « Au nom de Dieu ! » On les fait aussi se tenir, moitiĂ© Ă
droite, moitié à gauche, derriÚre les personnes qui sont debout.
p408
828
Un certain Malik Qabul Ă©tait gouverneur de Warangal, la capitale de Telinga-
na, en 1335.
829
Mot persan désignant un corps de garde.
830
Probablement les cheĂŻkhs des corporations soufis, qui Ă©taient trĂšs puissantes
dans la capitale.
831
Voir plus haut p. 326.
832
Le terme arabe caâid utilisĂ© englobe aussi probablement les hauts fonctionnai-
res non militaires.
Ibn BattĂ»ta â Voyages
342
II. De La Mecque aux steppes russes et Ă lâInde
Tous ceux qui arrivent, dâentre les gens dĂ©signĂ©s pour rester de-
bout, soit Ă droite, soit Ă gauche, font une salutation prĂšs du lieu oĂč se
tiennent les chambellans. Ceux-ci disent : « Au nom de Dieu ! » et
lâĂ©lĂ©vation du ton de leur voix est proportionnĂ©e Ă la grandeur de la
renommĂ©e de celui qui salue. Lorsquâil a flĂ©chi le genou, il retourne Ă
sa place, Ă la droite ou Ă la gauche, et ne la dĂ©passe jamais. Si câest un
Indien idolĂątre qui salue, les chambellans et les nakĂźbs lui disent :
« Que Dieu te guide ! » Les esclaves du sultan se tiennent debout der-
riÚre tout le monde, ayant dans leurs mains des boucliers et des épées,
et il nâest possible Ă personne de se mĂȘler parmi eux, si ce nâest en
passant devant les chambellans qui sont debout devant lâempereur.
D
E L
â
ADMISSION DES ĂTRANGERS ET DES PORTEURS DE CADEAUX
EN PRĂSENCE DU SULTAN
Sâil se trouve Ă la porte quelquâun qui vienne pour offrir au sultan
un prĂ©sent, les chambellans entrent chez ce prince dans lâordre hiĂ©rar-
chique. LâĂ©mir chambellan les prĂ©cĂšde, son substitut marche derriĂšre
lui
; puis viennent le chambellan particulier et son substitut,
lâintendant du palais et son supplĂ©ant, le chef des chambellans et le
principal chambellan. Ils font une salutation dans trois endroits diffé-
rents, et annoncent au sultan quelle est la personne qui attend Ă la
porte. Lorsquâil leur a ordonnĂ© de lâamener, ils placent le prĂ©sent
quâelle apporte dans les mains dâindividus qui doivent se tenir debout
avec le cadeau devant lâassistance, afin que le sultan puisse le voir. Le
prince mande alors celui qui lâoffre, et ce dernier salue trois fois avant
dâarriver devant lui ; puis il fait une salutation prĂšs de lâendroit oĂč se
tiennent les chambellans. Si câest un homme considĂ©rable, il se tient
debout sur la mĂȘme ligne que lâĂ©mir chambellan ; sinon, il se met der-
riĂšre lui. Le sultan lui adresse lui-mĂȘme la parole de la maniĂšre la plus
gracieuse et lui souhaite la bienvenue. Si cet homme est du nombre de
ceux qui méritent de la considération, le sultan
p409
lui prend la main
ou il lâembrasse et demande quelque portion de son prĂ©sent. On
lâexpose devant lui et, sâil se compose dâarmes ou dâĂ©toffes, il les
tourne dans tous les sens et témoigne son approbation, afin de raffer-
mir lâesprit du donateur, de lâenhardir et de lui montrer de la sollici-
tude. Il lui accorde un vĂȘtement dâhonneur et lui assigne une somme
Ibn BattĂ»ta â Voyages
343
II. De La Mecque aux steppes russes et Ă lâInde
dâargent pour se laver la tĂȘte, selon la coutume des Indiens en pareille
circonstance, le tout en proportion de ce que mérite le donateur.
D
E LA MANIĂRE DONT ON PRĂSENTE AU SULTAN
LES CADEAUX DE SES AGENTS
Lorsque les agents arrivent portant les dons et les richesses amas-
sĂ©es au moyen dâimpĂŽts des diffĂ©rentes provinces, ils font des vases
dâor et dâargent, tels que des bassins, des aiguiĂšres et autres. Ils font
aussi, en or et en argent, des morceaux qui ont la forme de briques et
quâon appelle
khicht
. Les
farrĂąchs
ou valets, qui sont les escla-
ves du sultan, se tiennent debout en un seul rang, et ils ont Ă la main
les prĂ©sents, chacun dâeux portant une piĂšce sĂ©parĂ©e. AprĂšs cela, on
fait avancer les Ă©lĂ©phants, sâil sâen trouve dans le cadeau, puis les
chevaux sellés et bridés, ensuite les mulets, et enfin les chameaux
chargés des tributs.
Je vis une fois le vizir Khodjah Djihùn offrir un présent au sultan,
qui revenait de Daoulet AbĂąd. Il alla Ă sa rencontre jusquâĂ lâextĂ©rieur
de la ville de BiyĂąnah
et fit porter le cadeau devant le monarque
dans lâordre que nous avons dĂ©crit. Parmi les objets offerts dans cette
circonstance, je remarquai un vase de porcelaine rempli
p410
de rubis,
un autre rempli dâĂ©meraudes et un troisiĂšme plein de perles magnifi-
ques. Cela se passait en présence de Hùdji Cùoun
, cousin germain
du sultan AboĂ» SaâĂźd, roi de lâIrĂąk. Le souverain de lâInde lui donna
une partie de ce cadeau, comme nous le dirons plus tard en dĂ©tail, sâil
plaĂźt au Dieu trĂšs haut.
833
Terme persan.
834
LittĂ©ralement, les prĂ©posĂ©s au nettoyage, qui par ailleurs, nâĂ©taient pas obliga-
toirement des esclaves.
835
Bayana, dans le district de Bharatpur, Ă cent vingt miles au sud de Dihli. Elle
sera visitée par Ibn Battûta (voir t. III, p. 153).
836
Voir plus loin n. 61.
Ibn BattĂ»ta â Voyages
344
II. De La Mecque aux steppes russes et Ă lâInde
D
E LA SORTIE DU SULTAN LORS DES DEUX PRINCIPALES FĂTES
ET DE CE QUI SE RATTACHE Ă CE SUJET
Le soir qui prĂ©cĂšde la fĂȘte, le sultan fait cadeau de vĂȘtements aux
rois ou grands dignitaires, aux favoris, aux chefs du royaume, aux per-
sonnages illustres ou étrangers, aux secrétaires, aux chambellans, aux
officiers, aux gouverneurs, de mĂȘme quâaux serviteurs et aux messa-
gers. Au matin de la fĂȘte, on orne tous les Ă©lĂ©phants avec de la soie, de
lâor et des pierres prĂ©cieuses. Seize de ces animaux ne sont montĂ©s par
personne, et ils sont seulement réservés pour le sultan. On élÚve sur
ceux-ci seize
tchetrs
ou parasols de soie, incrustés de pierres précieu-
ses, et dont les manches sont en or pur. Chacun de ces éléphants porte,
de plus, un coussin de soie, enrichi de pierres précieuses. Le souverain
monte un de ces Ă©lĂ©phants, et lâon porte devant lui la
ghĂąchiyah
,
câest-Ă -dire la housse qui recouvre la selle du sultan ; elle est incrustĂ©e
des pierres les plus précieuses.
Devant le monarque marchent Ă pied ses serviteurs et ses esclaves,
chacun dâeux ayant sur la tĂȘte une calotte dâor
, et autour des han-
ches une ceinture Ă©galement dâor, que quelques-uns enrichissent de
pierres prĂ©cieuses. Les officiers, au nombre dâenviron trois cents,
marchent
p411
aussi Ă pied devant le sultan ; ils portent sur leur tĂȘte un
bonnet haut en or, ont autour des reins une ceinture dâor, et Ă leur
main un fouet, dont le manche est en or. On remarque, montés sur des
éléphants : le grand juge Sadr Aldjihùn Camùl eddßn Alghaznéouy, le
grand juge Sadr AldjihĂąn NĂąssir eddĂźn AlkhĂąrezmy
, et tous les au-
tres juges ; il en est ainsi des principaux personnages illustres, parmi
les Khorùçùniens, les IrĂąkiens, les Syriens, les Ăgyptiens et les Barba-
resques. Tous ceux-ci sont pareillement montés sur des éléphants. Il
est à noter que tous les étrangers sont nommés Khorùçùniens par les
peuples de lâInde. Les muezzins montent aussi sur des Ă©lĂ©phants, et ne
cessent de crier : « Dieu est tout-puissant ! »
Telle est la disposition quâon observe quand le sultan sort de la
porte du chĂąteau. Il est attendu par toutes les troupes, chaque com-
837
Coutume introduite depuis les Seldjukides comme symbole de la royauté.
838
Le terme
aqruf
utilisé indique un haut chapeau de forme conique.
839
Ces deux personnages â le premier est lâinformateur historique dâIbn BattĂ»ta â
sont cités plusieurs fois dans le texte, mais ils ne sont pas connus par ailleurs.
Ibn BattĂ»ta â Voyages
345
II. De La Mecque aux steppes russes et Ă lâInde
mandant Ă©tant Ă la tĂȘte de son corps, sĂ©parĂ© des autres, et ayant avec
lui ses tambours et ses drapeaux. Le souverain sâavance, prĂ©cĂ©dĂ© par
les gens à pied que nous avons mentionnés ; devant ceux-ci marchent
les juges et les muezzins, qui proclament les louanges de lâĂtre su-
prĂȘme. DerriĂšre le sultan se voient ses
mérùtibs
: ce sont les dra-
peaux, les tambours, les cors, les trompettes et les hautbois. Viennent
aprÚs cela toutes les personnes qui sont dans son intimité ; à leur suite,
le frĂšre du monarque MobĂąrec khĂąn
, avec ses insignes et ses trou-
pes ; puis le neveu du sultan, BehrĂąm khĂąn
, avec ses insignes et ses
troupes ; le cousin du sultan, le roi Fßroûz
, avec ses insignes et ses
troupes ; le vizir, avec ses insignes et ses troupes ; le roi ModjĂźr,
p412
fils de DhoĂ»ârrĂ©dja
, avec ses insignes et ses troupes le grand roi
Kaboûlah
, avec ses insignes et ses troupes. Celui-ci est fort estimé
du sultan ; il occupe un rang trĂšs Ă©levĂ© et possĂšde dâimmenses riches-
ses. Jâai Ă©tĂ© informĂ© par le personnage qui tient ses registres, ou son
intendant, et qui est connu sous la dĂ©nomination de lâHomme de
confiance du royaume, âAlĂą eddĂźn âAly almisry, appelĂ© aussi Ibn Ac-
chérùbichy
, ou le fils du marchand de bonnets que la dépense de
Kaboûlah, de ses serviteurs, ainsi que le total de leurs salaires,
sâĂ©levait Ă trente-six lacs par an, câest-Ă -dire trente-six fois cent mille
dĂźnĂąrs dâargent, ou trois millions six cent mille piĂšces dâargent. AprĂšs
Kaboûlah viennent dans le cortÚge le roi Nocbïah
, avec ses insi-
gnes et ses troupes ; le roi Boghrah, avec ses insignes et ses troupes ;
le roi Mokhliss, avec ses insignes et ses troupes, et le roi Kothb al-
moulc
avec ses insignes et ses troupes. Tous les individus que nous
840
Insignes.
841
Inconnu par ailleurs.
842
Connu comme fils adoptif de Ghiyath al-din Tughluk et nommé gouverneur de
lâest du Bengale aprĂšs lâexpĂ©dition de 1324 (voir chap. 6, n. 82 et 83). Il mou-
rut dans ce poste en 1338-1339.
843
Voir ci-dessus n. 13.
844
Mudjir al-din bin Abi Radja, chargé de réprimer la révolte de Gushtashp en
1326 (voir t. III, p. 70).
845
Voir ci-dessus n. 14.
846
Du persan
serpush
: bonnet.
847
Malik Nikpay, chef du secrĂ©tariat qui sera chargĂ© de lâexpĂ©dition aux Hima-
layas (voir t. III, p. 75).
848
Il sâagit peut-ĂȘtre du mĂȘme personnage que le gouverneur de Multan citĂ© plus
haut p. 339.
Ibn BattĂ»ta â Voyages
346
II. De La Mecque aux steppes russes et Ă lâInde
venons de nommer sont les principaux Ă©mirs, qui ne quittent jamais le
sultan. Ils montent Ă cheval avec lui le jour de la fĂȘte, avec leurs insi-
gnes, tandis que les autres émirs en sont privés. Toutes les personnes
qui montent Ă cheval dans cette solennitĂ© sont revĂȘtues de leurs cui-
rasses, et leurs montures sont caparaçonnées. La plupart de ces gens
sont des esclaves du monarque.
Lorsque le sultan est arrivĂ© Ă la porte de lâoratoire, il sâarrĂȘte, et
ordonne aux juges, aux principaux Ă©mirs et aux plus notables des per-
sonnages illustres dâentrer. Il descend aprĂšs cela de sa monture, et
lâimĂąm prie et prĂȘche. Sâil sâagit de la fĂȘte des Sacrifices, le sultan
amĂšne un chameau et lâĂ©gorge avec une lance courte, quâon
p413
ap-
pelle dans lâInde
nĂźzeh
, il a soin de recouvrir ses habits dâune serviette
de soie, pour se garantir du sang. Cette cérémonie accomplie, il re-
monte sur lâĂ©lĂ©phant et retourne Ă son palais.
D
E LA SĂANCE QUE TIENT LE SULTAN LE JOUR DE LA FĂTE
,
DU TRĂNE
PRINCIPAL ET DE LA PLUS GRANDE CASSOLETTE
Le jour de la fĂȘte on recouvre tout le chĂąteau de tapis et on lâorne
de la maniĂšre la plus somptueuse. On Ă©lĂšve, sur tout lâespace du lieu
de lâaudience, la
bĂąrgah
, qui ressemble Ă une immense tente. Elle
est soutenue par de nombreuses et grosses colonnes, et est entourée de
tous cÎtés par des coupoles ou pavillons. On forme des arbres artifi-
ciels avec de la soie de diffĂ©rentes couleurs, et oĂč les fleurs sont aussi
imitées. On les distribue en trois rangées dans toute la salle
dâaudience, et lâon place partout, entre ces arbres, des estrades dâor,
surmontĂ©es dâun coussin recouvert de sa housse. Le trĂŽne magnifique
est dressé sur le devant de la salle ; il est entiÚrement en or pur, et les
pieds en sont incrustés de pierres précieuses ; il a de hauteur vingt-
trois empans, et de targur, moitié environ. Il est composé de plusieurs
piĂšces, qui se joignent ensemble et forment un tout. Chacune de ces
piÚces est portée par plusieurs hommes, à cause de la pesanteur de
lâor. On place sur le trĂŽne le coussin, et lâon Ă©lĂšve sur la tĂȘte du sultan
le parasol incrusté de pierres précieuses. Quand le monarque monte
sur son trĂŽne, les chambellans et les officiers crient Ă haute voix :
849
Voir chap. 3, n. 65.
Ibn BattĂ»ta â Voyages
347
II. De La Mecque aux steppes russes et Ă lâInde
« Au nom de Dieu ! » Alors les assistants sâavancent pour saluer le
souverain, en commençant par les juges, les prédicateurs, les savants,
les nobles et les cheĂŻkhs ; puis viennent les frĂšres du sultan, ses pro-
ches parents, ses beaux-frÚres ou alliés et les personnages illustres.
Ensuite le vizir, les commandants des troupes, les cheĂŻkhs des escla-
ves et les notables de lâarmĂ©e. Ils
p414
saluent tous sĂ©parĂ©ment, lâun
aprĂšs lâautre, sans presse et sans foule.
Câest lâusage, au jour de la fĂȘte, que chaque personne qui a Ă©tĂ© gra-
tifiĂ©e du revenu de quelque village apporte des piĂšces dâor, envelop-
pĂ©es dans un lambeau dâĂ©toffe, sur lequel elle Ă©crit son nom, et quâelle
jette dans un bassin dâor, prĂ©parĂ© Ă cet effet. On amasse ainsi une
somme considérable, que le sultan donne à qui lui plaßt. Les saluta-
tions accomplies, on dispose les mets pour les assistants, suivant le
rang de chacun de ceux-ci.
On monte dans ce jour la grande cassolette, qui ressemble Ă une
tour ; elle est en or pur et composĂ©e de diverses piĂšces quâon joint Ă
volonté. Il faut plusieurs hommes pour transporter chacune de ses par-
ties. Dans son intĂ©rieur se trouvent trois cellules oĂč entrent les hom-
mes chargés de répandre les parfums ; ils allument le bois appelé
ka-
mĂąry
ainsi que le
kĂąkouly
, lâambre gris et le benjoin, de façon
que la vapeur de ces matiĂšres remplit toute la salle dâaudience. De
jeunes garçons tiennent Ă la main des barils dâor et dâargent, remplis
dâeau de roses, et dâeau de fleurs dâoranger, quâils rĂ©pandent Ă profu-
sion sur les assistants.
Le trÎne et la cassolette dont nous avons parlé ne sont tirés du tré-
sor quâĂ lâoccasion des deux grandes fĂȘtes seulement. Les jours des
autres solennitĂ©s, le sultan sâassied sur un trĂŽne dâor infĂ©rieur au pre-
mier. On dresse alors un salle dâaudience Ă©loignĂ©e
, pourvue de
trois portes, et le sultan prend place Ă lâintĂ©rieur. A la premiĂšre porte
se tient debout âImĂąd almoulc SertĂźz
, Ă la seconde le roi NocbĂŻah,
850
De Qamar, câest-Ă -dire Khmer, le Cambodge.
851
De Qaqula, en Malaisie. Les deux seront décrits au t. III.
852
Gibb traduit « haute ».
853
Cité plus haut comme gouverneur du Sind. Il fut par ta suite gouverneur
dâElichpur dans le Deccan et se tua au cours de la grande rĂ©volte de cette rĂ©-
gion en 1347.
Ibn BattĂ»ta â Voyages
348
II. De La Mecque aux steppes russes et Ă lâInde
et à la troisiÚme Yoûçuf Boghrah. A droite et à gauche se tiennent de-
bout les chefs des esclaves écuyers ou porte-épées ; la foule se tient
pareillement debout, suivant le rang de chacun.
p415
Lâinspecteur de cette salle dâaudience est le roi Thaghal, qui porte
Ă la main une baguette dâor : son substitut en porte une dâargent, et,
tous les deux, ils placent les assistants et forment les files. Le vizir et
les secrétaires sont debout, ainsi que les chambellans et les officiers.
Puis viennent les musiciennes et les danseuses, et dâabord les filles
des rois indiens infidĂšles quâon a fait captives dans cette annĂ©e-lĂ . El-
les chantent et dansent, et le sultan les donne aux Ă©mirs et aux person-
nages illustres. AprĂšs elles, arrivent les autres filles des infidĂšles, qui
chantent aussi et dansent, et que le sultan donne Ă ses frĂšres, Ă ses pro-
ches parents, à ses beaux-frÚres et aux fils des rois. Cette séance se
tient aprĂšs la priĂšre de lâaprĂšs-midi. Le souverain tient une autre
sĂ©ance le lendemain de la fĂȘte, Ă la mĂȘme heure, et en suivant les mĂȘ-
mes dispositions. Les chanteuses viennent, elles chantent et dansent,
et il les donne aux chefs des esclaves. Le troisiĂšme jour, il marie ses
proches parents, qui reçoivent ses bienfaits ; le quatriÚme, il affranchit
des hommes esclaves ; le cinquiĂšme, il affranchit des femmes escla-
ves ; le sixiĂšme, il marie ensemble des hommes et des femmes escla-
ves ; enfin le septiĂšme jour, il distribue de nombreuses aumĂŽnes.
D
E L
â
ORDRE QU
â
ON OBSERVE QUAND LE SULTAN ARRIVE DE VOYAGE
Lorsque le souverain est de retour de ses voyages, on orne les élé-
phants, et lâon Ă©lĂšve sur seize dâentre eux seize parasols, dont les uns
sont brochĂ©s dâor, et les autres enrichis de pierres prĂ©cieuses. On porte
devant lui la
ghĂąchiyah
, qui est la housse servant Ă recouvrir la selle,
et qui est incrustée des pierreries les plus fines. On construit des cou-
poles de bois partagées en plusieurs étages, et on les recouvre
dâĂ©toffes de soie. Dans chaque Ă©tage, on voit les jeunes esclaves chan-
teuses, revĂȘtues de trĂšs beaux habillements et de parures fort jolies ;
quelques-unes parmi elles dansent. Dans le centre de
p416
toutes ces
coupoles, il y a un réservoir immense, fait avec des peaux, et rempli
dâessence de roses ou de sirop dissous dans de lâeau. Tout le monde,
sans exception, peut en boire, les nationaux comme les Ă©trangers.
Ceux qui en prennent reçoivent en mĂȘme temps les feuilles de bĂ©tel et
Ibn BattĂ»ta â Voyages
349
II. De La Mecque aux steppes russes et Ă lâInde
la noix dâarec. Lâespace qui sĂ©pare les pavillons est recouvert
dâĂ©toffes de soie, que foule la monture du sultan. Les murailles des
rues par lesquelles le souverain doit passer sont ornĂ©es aussi dâĂ©toffes
de soie, depuis la porte de la ville jusquâĂ celle du chĂąteau. Devant le
monarque marchent ses esclaves, au nombre de plusieurs milliers ; la
foule et les soldats sont par-derriĂšre.
Jâai Ă©tĂ© prĂ©sent quelquefois Ă son entrĂ©e dans la capitale, revenant
de voyage. On avait dressé trois ou quatre petites balistes sur les élé-
phants. Elles lançaient sur les assistants des piĂšces dâargent et dâor
que ceux-ci ramassaient. Cela commença au moment de lâentrĂ©e du
sultan dans la ville, et dura jusquâĂ son arrivĂ©e au chĂąteau.
D
E LA DISPOSITION DU REPAS PRIVĂ
Il y a deux sortes de repas dans le palais du sultan : celui des
grands et celui du public. Quant au premier, câest le repas oĂč mange le
souverain ; et il a lâhabitude de faire cela dans la salle dâaudience, en
compagnie des personnes présentes. Ce sont : les émirs les plus inti-
mes, lâĂ©mir chambellan, cousin du monarque
, ImĂąd almoulc SertĂźz,
et lâĂ©mir
madjlis
, ou chef dâassemblĂ©e. Outre ceux-ci, le sultan invite
les individus quâil veut anoblir ou honorer, parmi les personnages il-
lustres ou les principaux Ă©mirs, qui mangent ainsi avec lui. Il arrive
quelquefois quâil veut aussi honorer une des personnes
p417
qui se
trouvent présentes. Alors il prend un plat avec sa main, il y place un
pain et le passe Ă cette personne. Celle-ci le prend, le tient dans sa
main gauche, et sâincline, en touchant la terre avec sa main droite.
Souvent le souverain envoie quelque mets de ce repas Ă un individu
absent de lâaudience. Celui-ci, en le recevant fait sa rĂ©vĂ©rence, Ă
lâinstar de lâindividu prĂ©sent, et mange ce mets avec les gens qui se
trouvent en sa compagnie. Jâai assistĂ© bien des fois Ă ce repas privĂ©, et
jâai vu que le nombre de ceux qui y prenaient part Ă©tait dâenviron
vingt hommes.
854
Le texte dit « dinars et dirhams ». Ibn Battûta ayant défini le dinar indien
comme une monnaie dâargent (chap. 5, n. 24) valant huit dirhams dâargent ma-
rocain, il sâagit donc de monnaies dâargent.
855
Câest-Ă -dire
Firuz
.
Ibn BattĂ»ta â Voyages
350
II. De La Mecque aux steppes russes et Ă lâInde
D
E LA DISPOSITION DU REPAS COMMUN
Les mets que lâon sert au public sont apportĂ©s des cuisines, et prĂ©-
cédés par les principaux officiers, qui crient : « Au nom de Dieu ! »
Ceux-ci ont en tĂȘte leur chef, lequel tient dans sa main une massue
dâor, et son substitut, qui en tient une dâargent. Lorsquâils ont franchi
la quatriĂšme porte, et que ceux qui se trouvent dans la salle
dâaudience ont ainsi entendu leurs voix, ils se lĂšvent tous ensemble, et
personne, si ce nâest le sultan, ne reste assis. Quand les mets sont po-
sés à terre, les officiers se placent sur une seule ligne, le commandant
Ă leur tĂȘte, qui parle Ă lâĂ©loge du sultan, et fait son panĂ©gyrique. Il
sâincline profondĂ©ment aprĂšs cela, tous les officiers lâimitent, de
mĂȘme que tous les assistants, sans exception, grands et petits. Lâusage
est que, dĂšs quâun individu entend la voix du chef des officiers dans
cette circonstance, il sâarrĂȘte debout, sâil marchait, et garde sa place,
sâil Ă©tait debout et arrĂȘtĂ©. Personne ne bouge, ni ne quitte sa place,
jusquâĂ ce que ledit personnage ait fini son discours. AprĂšs cela, son
substitut parle dâune façon analogue Ă la sienne ; puis il sâincline, et il
est imité en ceci par les officiers et le public, qui saluent ainsi une se-
conde fois. Alors tout le monde sâassied.
Les secrétaires, placés à la porte, écrivent pour informer
p418
le sul-
tan de lâarrivĂ©e des aliments, bien que celui-ci le sache dĂ©jĂ . On donne
le billet à un enfant choisi parmi les fils des rois, et qui est chargé spé-
cialement de cette besogne ; il le remet au souverain, lequel, aprĂšs
lâavoir lu, nomme ceux des principaux commandants quâil charge de
prĂ©sider Ă lâarrangement des assistants et Ă leur nourriture. Celle-ci
consiste en pains, ressemblant plutĂŽt Ă des gĂąteaux ; en viandes rĂŽ-
ties ; en pains ronds, fendus et remplis de pĂąte douce ; en riz, en pou-
lets, et en une sorte de hachis de viande. Nous avons parlé précédem-
ment de toutes ces choses et expliqué leur distribution.
En tĂȘte du banquet se placent les juges, les prĂ©dicateurs, les juris-
consultes, les nobles et les cheĂŻkhs. Viennent aprĂšs eux les parents du
sultan, les principaux commandants et tout le public. Personne ne
sâassied quâĂ lâendroit qui lui a Ă©tĂ© destinĂ© ; de sorte quâil nây a parmi
eux jamais de presse. Les assistants étant placés, arrivent les
chorb-
dĂąrs
, qui sont les Ă©chansons ; ils tiennent Ă la main des vases dâor,
Ibn BattĂ»ta â Voyages
351
II. De La Mecque aux steppes russes et Ă lâInde
dâargent, dâairain et de verre remplis de sucre candi dissous dans
lâeau : on boit cela avant de manger, et ensuite les chambellans
sâĂ©crient : « Au nom de Dieu ! » On commence alors le repas. Devant
chaque personne, on place de tous les mets dont se compose le festin ;
chacun les mange sĂ©parĂ©ment, et nul nâest servi dans le mĂȘme plat
avec un autre individu. Le repas fini, on apporte une espĂšce de biĂšre
dans des pots dâĂ©tain, et, le public lâayant bue, les chambellans disent
encore : « Au nom de Dieu ! » On introduit les plats contenant le bétel
et la noix dâarec ; on donne Ă chacun une pincĂ©e de celle-ci concassĂ©e,
ainsi que quinze feuilles de bétel réunies ensemble et liées avec un fil
de soie rouge. Les assistants ayant pris le bétel, les chambellans disent
de nouveau : « Au nom de Dieu ! » Tout le monde se lÚve à ce mo-
ment, le commandant qui a présidé au repas salue ; le public en fait
autant, et se retire. Cette sorte de festin a lieu deux fois par jour : la
premiĂšre, avant midi, et la seconde, aprĂšs la priĂšre de lâaprĂšs-midi.
p419
Q
UELQUES HISTOIRES SUR CE SULTAN MONTRANT SA BIENFAISANCE
ET SA GĂNĂROSITĂ
Je me propose de mentionner seulement les faits de ce genre aux-
quels jâai Ă©tĂ© prĂ©sent, dont jâai Ă©tĂ© tĂ©moin, et que jâai ainsi vus de mes
propres yeux. Le Dieu trÚs haut connaßt la vérité des choses que je
vais raconter, et lâon nâa pas besoin, outre cela, dâun autre tĂ©moi-
gnage. Dâailleurs, tout ce que je vais dire est bien divulguĂ© et assez
notoire. Les pays qui sont peu Ă©loignĂ©s de lâInde, tels que le Yaman,
le Khorùçùn et la Perse, sont remplis dâanecdotes sur ce prince, et
leurs habitants les connaissent fort bien ; ils nâignorent pas surtout sa
bienfaisance envers les Ă©trangers, quâil prĂ©fĂšre aux indigĂšnes, quâil
honore, quâil favorise largement, quâil comble de bienfaits, auxquels il
donne des emplois élevés et fait de riches présents. Un de ses bienfaits
Ă lâĂ©gard des Ă©trangers, câest quâil les nomme
aâizzahs
, ou gens illus-
tres, et dĂ©fend quâon les appelle
Ă©trangers
. Il prĂ©tend quâappeler un
individu du nom dâĂ©tranger câest lui dĂ©chirer le cĆur et troubler son
esprit. Je vais maintenant citer, sâil plaĂźt Ă Dieu, un petit nombre de
ses largesses et de ses dons magnifiques.
Ibn BattĂ»ta â Voyages
352
II. De La Mecque aux steppes russes et Ă lâInde
D
U CADEAU QU
â
IL A FAIT AU MARCHAND
C
HIHĂB EDDĂN ALCĂZĂROĂNY
ET HISTOIRE DE CELUI
-
CI
Ce ChihĂąb eddĂźn
était un ami du roi des marchands Alcùzéroû-
ny, surnommé Peroußz, auquel le sultan avait donné en fief la ville de
Cambaie, et promis la charge de vizir. Alors PerouĂźz envoya dire Ă son
ami Chihùb eddßn de venir le rejoindre, et celui-ci arrivé, avec un pré-
sent quâil avait prĂ©parĂ© pour le sultan, et qui Ă©tait composĂ© des objets
suivants ; une petite maison en drap dĂ©coupĂ© enrichi de feuilles dâor,
une grande tente analogue Ă la
p420
maisonnette, une petite tente avec
ses accessoires, et une tente de repos, le tout en drap orné, enfin beau-
coup de mulets. A lâarrivĂ©e de ChihĂąb eddĂźn avec son cadeau, son ami
le roi des marchands allait partir pour la capitale. Il apportait les
sommes quâil avait amassĂ©es au moyen des impĂŽts du pays quâil gou-
vernait, et un cadeau pour le souverain.
Le vizir Khodjah DjihĂąn, ayant appris que le sultan avait promis Ă
Peroußz le vizirat, en devint jaloux et en fut troublé. Les pays de Cam-
baie et du Guzarate étaient, avant ce temps-là , sous la dépendance du
vizir ; leurs populations étaient attachées à celui-ci, dévouées entiÚre-
ment Ă lui et promptes Ă le servir. La plupart de ces peuples Ă©taient
des infidĂšles, et une partie dâentre eux des rebelles qui se dĂ©fendaient
dans les montagnes. Le vizir leur suggéra de tomber sur le roi des
marchands lorsquâil se dirigerait vers la capitale. En effet, quand Pe-
roußz sortit avec ses trésors et ses biens, Chihùb eddßn, portant son ca-
deau, lâaccompagna, et ils campĂšrent un jour avant midi, suivant leur
habitude. Les troupes qui les escortaient se dispersĂšrent, et le plus
grand nombre se mit Ă dormir. Les infidĂšles tombĂšrent sur eux dans ce
moment en force considérable, ils tuÚrent le roi des marchands, pillÚ-
rent ses biens et ses trésors, ainsi que le présent de Chihùb eddßn. Ce-
lui-ci put seulement sauver sa propre personne.
Les rapporteurs de nouvelles Ă©crivirent au sultan ce qui sâĂ©tait pas-
sĂ©, et celui-ci ordonna de gratifier ChihĂąb eddĂźn dâune somme de
trente mille piĂšces dâor, Ă prendre sur les revenus du pays de NehrouĂą-
856
Malik al-Tudjar. Chef de la corporation des marchands en quelque sorte. Pour
Cambay, voir t. III. p. 182.
Ibn BattĂ»ta â Voyages
353
II. De La Mecque aux steppes russes et Ă lâInde
lah
, et quâil eĂ»t Ă retourner ensuite dans sa patrie. On lui prĂ©senta
ce trĂ©sor ; mais il refusa de lâaccepter, en disant que son seul but Ă©tait
de voir le sultan et de baiser la terre en sa présence. Le sultan en fut
informé ; il approuva ce désir, et commanda que Chihùb eddßn se ren-
dĂźt Ă Dihly, avec toutes sortes dâhonneurs.
p421
Or il arriva quâil fut introduit pour la premiĂšre fois chez le souve-
rain le jour mĂȘme de notre introduction prĂšs de celui-ci, qui nous don-
na Ă tous des robes dâhonneur, ordonna de nous loger, et fit un riche
présent à Chihùb eddßn. Quelque temps aprÚs, le sultan donna ordre
quâon me payĂąt six mille
tengahs
ou piĂšces dâor, ainsi que nous le ra-
conterons ; et il demanda ce jour-lĂ oĂč Ă©tait ChihĂąb eddĂźn. Alors BĂȘhĂą
eddĂźn, fils dâAlfalaky, lui rĂ©pondit : « O maĂźtre du monde,
némßdù-
nem
» ; ce qui veut dire : « Je ne sais pas. » Puis il ajouta : «
ChunĂź-
dem zehmet dĂąred
», dont le sens est : « Jâai entendu dire quâil est ma-
lade. » Le sultan reprit : «
Berev hemßn zémùn der khazùneh iec leki
tengahi zer biguiri ve pßch oû bebérß tù dili oû khoûch chéved
. » Le
sens de ceci est : « Va Ă lâinstant dans le trĂ©sor, prends-y cent mille
piĂšces dâor, et porte-les Ă ChihĂąb eddĂźn, afin que son cĆur soit satis-
fait. » BĂȘhĂą eddĂźn exĂ©cuta cet ordre, et le sultan commanda que Chi-
hĂąb eddĂźn achetĂąt avec cette somme les marchandises de lâInde quâil
prĂ©fĂ©rait, et que personne nâeĂ»t Ă acheter la moindre chose, jusquâau
moment oĂč celui-ci aurait fait toutes ses provisions. Il mit Ă sa dispo-
sition trois bĂątiments fournis de tous leurs agrĂšs, de la paye des mate-
lots et de leurs vivres, pour sâen servir dans son voyage. ChihĂąb eddĂźn
partit, et dĂ©barqua dans lâĂźle de Hormouz, oĂč il fit bĂątir une maison
magnifique. Je lâai vue plus tard, mais jâai vu aussi ChihĂąb eddĂźn, qui
avait perdu toute sa fortune, et qui se trouvait Ă ChĂźrĂąz, sollicitant
quelque chose de son souverain AboĂ» Ishak. Telle est la fin ordinaire
des trĂ©sors acquis dans lâInde. Il est rare quâun individu quitte ce pays
avec les biens quâil a amassĂ©s ; si cela lui arrive, et sâil se rend dans
une autre contrée, Dieu lui envoie un malheur qui engloutit tous ses
biens. Câest ainsi que la chose se passa Ă lâĂ©gard de ce ChihĂąb eddĂźn ;
il fut dépouillé de tout son avoir, dans la guerre civile qui éclata entre
857
Anhilwara, lâancienne capitale de Gudjarat conquise par Ala al-din Khaldji en
1297. Câest lâactuelle Patan.
Ibn BattĂ»ta â Voyages
354
II. De La Mecque aux steppes russes et Ă lâInde
le roi de Hormouz et ses deux neveux
; et
p422
il quitta le pays aprĂšs
que toutes ses richesses eurent été pillées.
D
U CADEAU QU
â
IL A FAIT AU GRAND CHEĂKH
R
OCN EDDĂN
Le sultan avait envoyĂ© un prĂ©sent au calife AboĂ»âl AbbĂąs qui se
trouvait en Ăgypte, le priant de lui expĂ©dier une ordonnance qui re-
connaĂźtrait son autoritĂ© sur les pays de lâInde et du Sind
. CâĂ©tait lĂ
lâeffet de son profond attachement pour le califat. AboĂ»âl AbbĂąs fit
partir ce que sollicitait le sultan, en compagnie du grand cheĂŻkh de
lâĂgypte, Rocn eddĂźn
. Quand celui-ci arriva prĂšs du souverain de
lâInde, il en fut excessivement honorĂ©, et reçut de lui un riche cadeau.
Toutes les fois que Rocn eddĂźn entrait chez le sultan, ce dernier se le-
vait et le comblait de marques de vénération ; puis il le congédia, en
lui donnant des richesses considérables, parmi lesquelles il y avait un
certain nombre de plaques pour les pieds des chevaux, ainsi que leurs
clous, le tout en or pur et massif. Il lui dit : « Lorsque tu débarqueras,
tu mettras ceci aux sabots de tes chevaux, en place de fers. » Rocn ed-
dĂźn partit pour Cambaie, afin dây prendre la mer, jusquâau Yaman ;
mais dans ce moment eurent lieu la révolte du juge Djélùl eddßn
et
la saisie quâil opĂ©ra sur les biens du fils dâAlcaoulĂ©my
; et on prit
aussi ce qui appartenait au grand cheĂŻkh. Celui-ci, et le fils
dâAlcaoulĂ©my, sâenfuirent tous les deux prĂšs du sultan, qui, voyant
Rocn eddĂźn, lui dit (en langue persane)
p423
en plaisantant : «
Amédi
kih zer béri bù diguéri sanam khouri zer nébéri ve ser nihi
» ; ce qui
signifie : « Tu es venu pour emporter de lâor et le dĂ©penser avec les
belles ; mais tu nâauras pas dâor, et tu laisseras ici ta tĂȘte. » Le prince
858
Voir chap. 1, n. 131 et introduction.
859
Muhammad bin Tughluk, ébranlé par les révoltes successives de ses gouver-
neurs et lâattitude hostile des ulĂ©mas, chercha Ă renforcer son autoritĂ© en de-
mandant une investiture de la part des califes abbassides installĂ©s en Ăgypte
par les mameluks. Il commença par frapper monnaie au nom du calife al-
Mustakfi Billah entre 1340 et 1343, alors que ce calife était mort en février
1340. Par la suite, il reçut lâinvestiture de la part de son successeur al-Hakim
Biamrillah II (1341-1352) en 1343.
860
Voir t. I, p. 324, oĂč une partie de cette histoire est racontĂ©e.
861
Voir t. III, p. 97 et suiv.
862
Pour lâhistoire de ce personnage, voir Ă©galement t. III, p. 98.
Ibn BattĂ»ta â Voyages
355
II. De La Mecque aux steppes russes et Ă lâInde
lui dit cela pour sâamuser ; puis il reprit : « Sois tranquille ; car je vais
marcher contre les rebelles, et je te donnerai plusieurs fois autant que
ce quâils tâont enlevĂ©. » AprĂšs mon dĂ©part de lâInde, jâai su que le sul-
tan lui avait tenu parole, quâil lui avait remplacĂ© tout ce quâil avait
perdu, et que Rocn eddĂźn Ă©tait arrivĂ© en Ăgypte avec ses biens.
D
U CADEAU QU
â
IL A FAIT AU PRĂDICATEUR DE
T
ERMEDH
,
N
ĂSSIR EDDĂN
Ce jurisconsulte prédicateur était venu trouver le sultan, et il était
resté prÚs de lui une année, jouissant de ses faveurs ; puis il désira re-
tourner dans sa patrie, et il en obtint la permission. Le sultan ne lâavait
pas encore entendu parler ni prĂȘcher ; mais, avant de partir pour un
voyage quâil allait entreprendre dans la contrĂ©e de Maâbar
, il vou-
lut lâentendre. Il ordonna, en consĂ©quence, quâon lui prĂ©parĂąt une
chaire de bois de sandal blanc, appelé
almokĂąssiry
. On lâorna avec
des plaques et des clous dâor, et lâon adapta Ă sa partie supĂ©rieure un
rubis magnifique. On revĂȘtit NĂąssir eddĂźn dâune robe abbĂącide,
noire
, brodĂ©e dâor, enrichie de pierres prĂ©cieuses, et on le coiffa
dâun turban, analogue Ă la robe. La chaire fut placĂ©e dans lâintĂ©rieur
de la
sérùtcheh
, ou petit palais, autrement dite
afrĂądj
, Le sultan
sâassit sur son trĂŽne, ayant ses principaux favoris Ă droite et Ă gauche.
Les juges, les jurisconsultes et les chefs prirent leurs places. NĂąssir
eddßn prononça un sermon éloquent ;
p424
il avertit, il exhorta ; mais il
nây avait aucun mĂ©rite extraordinaire dans ce quâil fit ; seulement la
fortune le servit. Quand il fut descendu de la chaire, le sultan se leva,
alla vers lui, lâembrassa, et le fit monter sur un Ă©lĂ©phant. Il ordonna Ă
tous les assistants, et jâĂ©tais du nombre
, de marcher Ă pied devant
NĂąssir eddĂźn pour se rendre au petit palais quâon avait Ă©levĂ© exprĂšs
pour lui, vis-Ă -vis celui du souverain. Ce petit palais Ă©tait en soie de
diffĂ©rentes couleurs ; la grande tente Ă©tait aussi en soie, de mĂȘme que
863
LâexpĂ©dition contre Madura en 1335 (voir t. III, p. 77).
864
De Makassar, lâĂźle de CĂ©lĂšbes en IndonĂ©sie.
865
Le noir Ă©tait la couleur de la dynastie abbasside.
866
Voir chap. 3. n. 22.
867
Ce qui pose encore le problĂšme de la date dâarrivĂ©e dâIbn BattĂ»ta en Inde,
Muhammad Tughluk avait quitté Dihli pour la campagne de Madura le 5 jan-
vier 1335.
Ibn BattĂ»ta â Voyages
356
II. De La Mecque aux steppes russes et Ă lâInde
la petite. Nous nous assĂźmes avec NĂąssir eddĂźn, et vĂźmes dans un coin
de la sérùtcheh les ustensiles en or que le sultan lui avait donnés. Il y
avait : un grand poĂȘle, dans lâintĂ©rieur duquel pouvait tenir un homme
assis ; deux chaudiĂšres ; des plats en grand nombre ; plusieurs pots ;
une cruche ; une
témßcendeh
; enfin, une table Ă manger, avec quatre
pieds, et un support ou pupitre pour les livres. Tout cela Ă©tait en or
pur. Il arriva que âImĂąd eddĂźn assimnĂąny retira deux des pieux de la
sĂ©rĂątcheh, dont lâun Ă©tait en cuivre, lâautre en Ă©tain ; on supposa alors
quâils Ă©taient en or et en argent ; mais, en rĂ©alitĂ©, ils Ă©taient faits avec
les mĂ©taux que nous avons mentionnĂ©s. Ajoutons que, lors de lâarrivĂ©e
de NĂąssir eddĂźn prĂšs du sultan, celui-ci lui donna cent mille dĂźnĂąrs
dâargent, et des centaines dâesclaves, dont il affranchit une partie, et
prit lâautre avec lui.
D
U CADEAU QU
â
IL A FAIT Ă
âA
BDAL
â
AZĂZ ALARDOOUĂLY
Cet âAbdalâazĂźz Ă©tait un jurisconsulte traditionnaire
, qui avait
étudié à Damas, sous Taky eddßn, fils de Taïmiyyah ; sous Borhùn
eddĂźn, fils dâAlbarcah ; DjĂ©mĂąl eddĂźn almizzy
; Chams eddĂźn
p425
addhahaby
, et autres encore. Il se rendit ensuite prĂšs du sultan de
lâInde, qui le combla de bienfaits, et lâhonora beaucoup. Un jour, il
arriva que le jurisconsulte exposa au souverain un certain nombre de
traditions sur le mĂ©rite dâAbbĂąs et de son fils, ainsi que des rĂ©cits
concernant les vertus des califes, leurs descendants. Le sultan fut trĂšs
satisfait de cela, Ă cause de son attachement pour la maison dâAbbĂąs.
Il baisa les pieds du lĂ©giste, et ordonna quâon apportĂąt une soucoupe
dâor, dans laquelle il y avait deux mille tengahs, quâil versa sur lui de
sa propre main, en lui disant : « Cette somme est Ă toi, de mĂȘme que la
soucoupe. » Mais nous avons déjà fait mention de cette anecdote dans
le volume précédent.
868
La mĂȘme anecdote sur ce personnage se retrouve au t. I, p. 418.
869
Voir t. I, chap. 3, n. 235 et 227.
870
Historien célÚbre mort en 1347.
Ibn BattĂ»ta â Voyages
357
II. De La Mecque aux steppes russes et Ă lâInde
D
U CADEAU QU
â
IL FIT Ă
C
HAMS EDDĂN ALANDOCĂNY
Le jurisconsulte Chams eddĂźn alandocĂąny Ă©tait philosophe, et poĂšte
inné. Il loua le sultan dans un petit poÚme en langue persane, dont le
nombre de vers Ă©tait de vingt-sept distiques. Le souverain lui donna
mille dinars dâargent pour chacun de ceux-ci. Câest beaucoup plus que
ce quâon raconte Ă ce sujet des anciens, qui donnaient, dit-on, mille
drachmes pour chaque vers. Ceci ne fait que le dixiĂšme du prix quâen
a payé le sultan.
D
U CADEAU QU
â
IL FIT Ă
âA
DHOUD EDDĂN ACCHĂOUANCĂRY
âAdhoud eddĂźn Ă©tait un jurisconsulte et un imĂąm distinguĂ© ; son
mérite était grand, ainsi que sa renommée, laquelle était fort répandue
dans les contrĂ©es quâil habitait. Le sultan fut informĂ© de ses actes et
entendit parler de ses vertus. Or il lui envoya dans son pays, le
p426
Chéouancùreh
, dix mille dĂźnĂąrs dâargent ; mais il ne le vit jamais,
et ce jurisconsulte nâalla pas le visiter.
D
U CADEAU QU
â
IL FIT AU JUGE
M
ADJD EDDĂN
Quand le sultan connut lâhistoire de Madjd eddĂźn
, juge Ă ChĂźrĂąz,
ce kĂądhi savant, intĂšgre, et auteur de miracles cĂ©lĂšbres, il lui envoya Ă
Chßrùzh dix mille dßnùrs en argent, portés par le cheïkh Zùdeh de Da-
mas. Nous avons déjà retracé, dans la premiÚre partie de ces voyages,
les aventures de Madjd eddĂźn, et nous en reparlerons de nouveau plus
loin.
871
Shabankara, petite rĂ©gion dans le sud-est du Fars, ainsi nommĂ©e dâaprĂšs une
tribu kurde qui sây installa au
XII
e
siĂšcle.
872
Voir t. I, p. 406 et suiv., chap. 5, n. 125.
Ibn BattĂ»ta â Voyages
358
II. De La Mecque aux steppes russes et Ă lâInde
D
U CADEAU QU
â
IL FIT Ă
B
ORHĂN EDDĂN ASSĂGHARDJY
BorhĂąn eddĂźn
Ă©tait un imam prĂ©dicateur dâune grande libĂ©ralitĂ© :
il prodiguait son bien, de façon que souvent il faisait des dettes, pour
ĂȘtre libĂ©ral envers les autres. Lorsque son histoire parvint au sultan,
celui-ci lui expédia quarante mille dßnùrs, et le sollicita de se rendre
dans sa capitale. Lâimam accepta la somme dâargent, avec laquelle il
paya ses dettes ; puis il se rendit dans le pays de Khatha
, et il refu-
sa dâaller vers le souverain de lâInde. Il dit Ă ce propos : « Je nâirai
point chez un sultan devant lequel les savants se tiennent debout. »
p427
D
U CADEAU QU
â
IL FIT Ă
H
ĂDJI
C
ĂOUN
,
ET HISTOIRE DE CE DERNIER
HĂądji CĂąoun
Ă©tait cousin germain du sultan AboĂ» SaâĂźd, roi de
lâIrak ; et son frĂšre Moûça Ă©tait roi dâune petite partie de ce dernier
pays. Ce HĂądji CĂąoun alla rendre une visite au souverain de lâInde,
qui le traita avec de grands honneurs, et lui fit des cadeaux magnifi-
ques. Je le vis une fois au moment oĂč le vizir Khodjah DjihĂąn avait
apporté un cadeau pour le sultan, dont faisaient partie trois soucoupes
remplies, lâune de rubis, lâautre dâĂ©meraudes, et la troisiĂšme, de per-
les. Hùdji Cùoun, qui était présent, reçut du monarque une portion
considérable de ce don ; et plus tard, des richesses énormes. Il partit
ensuite, se dirigeant vers lâIrĂąk ; mais Ă son arrivĂ©e il trouva que son
frÚre Moûça était mort, et que le khùn Soleïmùn
régnait à sa place.
Il rĂ©clama lâhĂ©ritage de son frĂšre, se dĂ©clara roi, et les troupes lui prĂȘ-
tĂšrent serment. Alors il se rendit dans le FarsistĂąn, et fit halte prĂšs de
la ville de Chéouancùreh
, oĂč se trouvait lâimĂąm âAdhoud eddĂźn,
873
Burhan al-din al Saghardji, de la ville de Saghardj située à vingt-cinq kilomÚ-
tres au nord-ouest de Samarkande, il est mentionné par ailleurs comme un
mystique rĂ©sidant dans la cour de lâempereur de Chine.
874
Voir chap. 4, n. 41.
875
Musa, cousin au troisiĂšme degrĂ© dâAbu Said, lâIlkhanide, fut nommĂ© roi par
les Ă©mirs entre 1336 et 1338 (voir t. I, chap. 5, n. 248 et introduction). Toute-
fois, on ne sait rien sur son frĂšre Hadji KeâĂŒn. KeâĂŒn est un titre mongol Ă©qui-
valent au khan turc.
876
Cousin au troisiĂšme degrĂ© aussi bien dâAbu Said que de Musa, il rĂ©gna de
1339 Ă 1344 voir t. I, introduction et chap. 5, n. 51).
877
Voir n. 57 ci-dessus. Il sâagit dâune rĂ©gion dont le centre Ă©tait Ă lâĂ©poque Idj,
situĂ©e entre Fasa et Darab Ă lâest de Shiraz.
Ibn BattĂ»ta â Voyages
359
II. De La Mecque aux steppes russes et Ă lâInde
dont nous avons parlĂ© prĂ©cĂ©demment. Quand il fut campĂ© Ă lâextĂ©rieur
de la ville, les cheĂŻkhs qui lâhabitaient tardĂšrent environ une heure Ă se
rendre auprĂšs de lui. Il sortirent ensuite, et CĂąoun leur dit : « Quâest-
ce qui vous a empĂȘchĂ©s de venir plus vite pour me prĂȘter hom-
mage ? » Ils sâexcusĂšrent ; mais il nâadmit point leurs justifications, et
il dit (en turc) aux soldats qui lâaccompagnaient :
Kilidj tchikĂąr
,
câestĂ -dire : « DĂ©gainez les sabres. » Ceux-ci obĂ©irent, et ils coupĂšrent
les cous des cheĂŻkhs, qui Ă©taient fort nombreux.
p428
Les Ă©mirs qui se trouvaient dans le voisinage de cette ville, ayant
Ă©tĂ© informĂ©s de cet Ă©vĂ©nement, en furent indignĂ©s, et Ă©crivirent Ă
Chams eddĂźn assimnĂąny
, un des principaux Ă©mirs et jurisconsultes,
pour lui faire savoir ce qui sâĂ©tait passĂ© contre les gens de ChĂ©ouancĂą-
reh. Ils imploraient de lui des secours pour combattre CĂąoun, et
Chams eddĂźn sortit Ă la tĂȘte de ses troupes. Les habitants se rĂ©unirent,
désireux de venger le meurtre des cheïkhs qui avaient été tués par
Hùdji Cùoun. Ils attaquÚrent son armée pendant la nuit, et la mirent en
fuite. CĂąoun se trouvait dans le chĂąteau de la ville
, quâils entourĂš-
rent ; il sâĂ©tait cachĂ© dans les lieux dâaisances ; mais ils le dĂ©couvri-
rent et lui tranchĂšrent la tĂȘte. Ils envoyĂšrent celle-ci Ă SoleĂŻmĂąn KhĂąn,
et rĂ©pandirent les membres dans plusieurs contrĂ©es, afin dâassouvir
ainsi leur vengeance contre HĂądji CĂąoun.
D
E L
â
ARRIVĂE DU FILS DU CALIFE CHEZ LE SULTAN DE L
âI
NDE
,
ET DE SES AVENTURES
LâĂ©mir GhiyĂąth eddĂźn Mohammed, fils dâAbd alkĂąlihr, fils de
Yoûçuf, fils dâAbd alâazzĂźz, fils du calife Almostansir billĂąh,
alâabbùçy, albaghdĂądy
, avait Ă©tĂ© trouver le sultan âAlĂą eddĂźn Ther-
machĂźrĂźn, roi de la Transoxiane. Celui-ci le traita avec beaucoup
dâhonneur, et lui donna un ermitage construit sur le tombeau de Ko-
878
Voir t. I, chap. 5, n. 166. Ce personnage est cité dans les luttes qui secouÚrent
le Fars Ă cette Ă©poque (cf. introduction du t. I), mais on ne retrouve pas le nom
de Hadji KeâĂŒn.
879
Probablement la citadelle de Idj.
880
Ce personnage et une partie de son histoire sont déjà cités p. 296, ainsi que t. I,
p. 326. Son arrivée en Inde en 1340-1341 coïnciderait avec le début de
lâintĂ©rĂȘt de Muhammad Tughluk pour une investiture califale.
Ibn BattĂ»ta â Voyages
360
II. De La Mecque aux steppes russes et Ă lâInde
tham, fils dâAlâabbĂąs
, oĂč GhiyĂąth eddĂźn demeura plusieurs annĂ©es.
Lorsquâil entendit parler, plus tard, de lâaffection que le sultan de
lâInde avait pour la famille dâAbbĂąs, et de sa persistance Ă reconnaĂźtre
p429
ses droits, il désira se rendre auprÚs de lui, et il lui expédia, à cet
effet, deux envoyĂ©s. Lâun dâeux Ă©tait son ancien ami Mohammed, fils
dâAboĂ» Accharafy alharbĂąouy ; lâautre Ă©tait Mohammed alhamadĂąny
assoûfy ; ils se rendirent prÚs du sultan. Or il arriva que Nùssir eddßn
attermedhy
, dont nous avons parlé plus haut, avait fait la rencontre
de GhiyĂąth eddĂźn Ă BagdĂąd, et que les habitants de cette ville lui
avaient certifiĂ© lâauthenticitĂ© de la gĂ©nĂ©alogie dudit GhiyĂąth eddĂźn. A
son tour, Nùssir eddßn porta témoignage, à ce sujet, chez le souverain
de lâInde. Quand les deux ambassadeurs furent arrivĂ©s, le sultan leur
donna cinq mille dĂźnĂąrs ; en outre, il leur consigna trente mille dĂźnĂąrs,
destinĂ©s Ă ĂȘtre remis Ă GhiyĂąth eddĂźn, et Ă servir pour ses frais de
route jusquâĂ Dihly. De plus, il lui Ă©crivit une lettre de sa propre main,
oĂč il lui tĂ©moignait du respect, et le sollicitait de venir le trouver. Il
partit, en effet, dĂšs quâil reçut cette missive.
Lorsque GhiyĂąth eddĂźn fut parvenu dans le Sind, et que les don-
neurs de nouvelles le firent savoir au sultan, celui-ci envoya des per-
sonnes chargĂ©es, selon lâhabitude, dâaller Ă sa rencontre. Quand il fut
arrivé à Sarsati, le sultan envoya, pour le recevoir, Sadr Aldjihùn, le
kĂądhi en chef, nommĂ© CamĂąl eddĂźn alghaznĂ©ouy, ainsi quâune foule
de jurisconsultes ; puis il fit partir, dans ce mĂȘme but, les Ă©mirs ; et
quand GhiyĂąth eddĂźn fit halte Ă MaçâoĂ»d AbĂąd, Ă lâextĂ©rieur de la ca-
pitale, il sortit en personne Ă sa rencontre. Alors GhiyĂąth eddĂźn mit
pied Ă terre, et le sultan en fit autant ; le premier sâinclina profondĂ©-
ment, et le sultan lui rendit le salut de la mĂȘme maniĂšre. GhiyĂąth ed-
dĂźn apportait un cadeau dont faisaient partie des habillements. Le sul-
tan prit un de ceux-ci, le mit sur son Ă©paule, et sâinclina de la mĂȘme
façon quâon le pratique Ă son Ă©gard. On amena les chevaux, le sultan
en prit un dans sa main, le conduisit Ă GhiyĂąth eddĂźn, quâil conjura de
monter ; il tint lui-mĂȘme lâĂ©trier. Le souverain monta Ă cheval et che-
mina à cÎté de
p430
GhiyĂąth eddĂźn ; un seul parasol les recouvrait tous
les deux. Il prit dans sa main le bĂ©tel et lâoffrit Ă GhiyĂąth eddĂźn : ce fut
lĂ la marque la plus grande de considĂ©ration quâil lui donna ; car il ne
881
Voir chap. 4, n. 87.
882
Voir p. 424.
Ibn BattĂ»ta â Voyages
361
II. De La Mecque aux steppes russes et Ă lâInde
fait cela pour personne. Le monarque lui dit : « Si je nâavais pas dĂ©jĂ
prĂȘtĂ© serment au calife AboĂ»âlâabbĂąs
, je te le prĂȘterais Ă toi, »
GhiyĂąth eddĂźn rĂ©pondit : « Moi aussi jâai prĂȘtĂ© le mĂȘme serment. »
Puis il ajouta : « Mahomet a dit : âCelui qui vivifie une terre dĂ©serte et
inculte en devient le maĂźtre.â Et câest toi qui nous as fait revivre. » Le
sultan répliqua de la maniÚre la plus agréable et la plus bienveillante ;
et, quand ils furent arrivés à la tente ou petit palais préparé pour le
souverain, celui-ci y fit descendre GhiyĂąth eddĂźn, et lâon en Ă©leva un
autre pour lui. Ils passĂšrent tous les deux une nuit Ă lâextĂ©rieur de la
capitale.
Le lendemain, ils firent leur entrée dans celle-ci, et le sultan fit
descendre Ghiyùth eddßn dans la ville nommée Sßri, et aussi
le séjour
du califat
, dans le chĂąteau bĂąti par âAlĂą eddĂźn alkhĂąldjy, et par son fils
Kothb eddĂźn
, Il ordonna Ă tous les Ă©mirs de lây accompagner ; et il
avait fait prĂ©parer dans ce chĂąteau tous les ustensiles dâor et dâargent
dont son hĂŽte pouvait avoir besoin. On y remarquait un grand vase
tout en or, pour se laver. Le sultan envoya Ă GhiyĂąth eddĂźn quatre cent
mille dĂźnĂąrs, selon lâusage, pour la toilette de sa tĂȘte ; une foule de
jeunes garçons, de serviteurs, et de femmes esclaves ; et il lui assigna,
pour sa dépense journaliÚre, la somme de trois cents dßnùrs. Il lui en-
voya en sus un certain nombre de tables, fournies dâaliments, prove-
nant du repas privé. Il lui donna en fief toute la ville de Sßri et toutes
ses maisons, ainsi que les jardins et les champs du
p431
magasin
, ou
trésor, adjacents à la ville. Il lui donna encore cent villages, et lui
confĂ©ra lâautoritĂ© sur les lieux qui sont placĂ©s prĂšs de Dihly, du cĂŽtĂ©
du levant. Il lui fit cadeau de trente mules, avec leurs selles dorées, et
commanda que leur fourrage fût fourni par le trésor. Le souverain or-
donna Ă GhiyĂąth eddĂźn de ne pas descendre de sa monture, lorsque
celui-ci irait le visiter dans son palais ; si ce nâest pourtant dans un
lieu rĂ©servĂ© oĂč personne, exceptĂ© le sultan, ne doit entrer Ă cheval.
Enfin, il commanda Ă tous, grands et petit, de rendre hommage Ă
GhiyĂąth eddĂźn, comme ils le faisaient Ă sa propre personne. Quand
883
Abuâl Abbas est le calife abbasside du Caire al-Hakim Biamrillah II (voir n.
45 ci-dessus), dont Muhammad Tughluk nâa reçu lâinvestiture quâen 1343.
Mais il devait avoir dĂ©jĂ lâintention comme le montrent ses monnaies, encore
quâil ait dĂ» se rĂ©fĂ©rer Ă son prĂ©dĂ©cesseur puisquâil ne paraissait pas connaĂźtre Ă
lâĂ©poque sa mort et lâavĂšnement dâal-Hakim.
884
Voir chap. 5, n. 81.
Ibn BattĂ»ta â Voyages
362
II. De La Mecque aux steppes russes et Ă lâInde
GhiyĂąth eddĂźn entrait chez le sultan, celui-ci descendait de son trĂŽne,
et sâil Ă©tait assis sur un fauteuil, il se levait. Ils se saluaient lâun
lâautre, et sâasseyaient sur le mĂȘme tapis. Lorsque GhiyĂąth eddĂźn se
levait, le sultan en faisait autant, et ils se saluaient ; sâil dĂ©sirait de se
rendre Ă lâextĂ©rieur de la salle dâaudience, on y plaçait pour lui un ta-
pis, oĂč il sâasseyait le temps quâil voulait, et il partait ensuite. GhiyĂąth
eddßn agissait ainsi deux fois dans la journée.
A
NECDOTE SUR LE RESPECT QUE LE SULTAN AVAIT POUR
G
HIYĂTH
EDDĂN
Pendant le temps oĂč le fils du calife se trouvait Ă Dihly, le vizir ar-
riva du Bengale ; et le sultan donna ordre aux principaux comman-
dants de sortir Ă sa rencontre. Il en fit autant lui-mĂȘme, et honora ex-
cessivement son vizir. On Ă©leva dans la ville plusieurs coupoles ou
pavillons, comme on le pratique Ă lâarrivĂ©e du souverain. Le fils du
calife, les jurisconsultes, les juges et les notables se rendirent tous Ă la
rencontre du vizir. Quand le sultan retourna Ă son palais, il dit Ă celui-
ci : « Va chez le
makhdoûm zùdeh
. » Câest ainsi quâil appelait le fils
du calife ; et le sens de ces mots est « le fils du maßtre ». Le vizir se
rendit donc au palais de GhiyĂąth eddĂźn ; il lui fit cadeau de deux mille
tengahs ou piĂšces dâor, et de beaucoup de vĂȘtements. LâĂ©mir KaboĂ»-
lah et
p432
plusieurs autres des principaux commandants étaient pré-
sents. Moi-mĂȘme je mây trouvais.
A
NECDOTE ANALOGUE Ă LA PRĂCĂDENTE
Le roi de Gaznah, appelé Behrùm
, sâĂ©tait rendu auprĂšs du sul-
tan ; et il existait entre lui et le fils du calife une inimitié ancienne. Le
souverain ordonna de loger BehrĂąm dans une des maisons de la ville
de SĂźri, quâil avait donnĂ©e au fils du calife, et de lui bĂątir un palais
dans ladite ville. Quand le fils du calife sut cela, il se mit en colĂšre, il
se rendit au chĂąteau du sultan, sâassit sur le tapis qui lui servait habi-
tuellement, et envoya chercher le vizir. Il lui parla en ces termes :
885
Le personnage nâest pas identifiĂ© mais, Ghazna appartenant Ă lâĂ©poque au
royaume de HĂ©rat, il doit sâagir dâun gouverneur portant le titre de malik.
Ibn BattĂ»ta â Voyages
363
II. De La Mecque aux steppes russes et Ă lâInde
« Salue de ma part le maßtre du monde, et dis-lui que tous les trésors
quâil mâa donnĂ©s se trouvent intacts dans mon hĂŽtel, je nâai disposĂ© de
rien ; au contraire, ils ont augmenté de beaucoup chez moi. Je ne res-
terai pas plus longtemps avec vous. » Il se leva et partit. Alors le vizir
demanda Ă un des compagnons de GhiyĂąth eddĂźn la cause dâun tel dis-
cours ; et il sut que câĂ©tait lâordre que le sultan avait donnĂ© de cons-
truire un palais Ă SĂźri, pour le roi de Gaznah.
Le vizir se rendit chez le souverain et lâinforma de cet Ă©vĂ©nement.
Ce dernier monta Ă cheval sans perdre un instant, et se rendit chez le
fils du calife, accompagné par dix de ses gens. Il se fit annoncer, des-
cendit de cheval Ă lâextĂ©rieur du palais, dans le lieu oĂč le public met
pied à terre, vit Ghiyùth eddßn et lui fit ses excuses. Celui-ci les agréa ;
mais le sultan lui dit : « Pour Dieu, je ne saurai point que tu es satisfait
de moi quâaprĂšs que tu auras placĂ© ton pied sur mon cou. » GhiyĂąth
eddĂźn lui rĂ©pondit : « Je ne ferai pas une telle chose, quand bien mĂȘme
je devrais mourir. » Le sultan reprit : « Jâen
p433
jure par ma tĂȘte, il faut
absolument que tu fasses cela. » Il posa sa tĂȘte sur le sol ; le grand roi
Kaboûlah prit avec sa main le pied du fils du calife et le plaça sur le
cou du souverain, qui se leva alors et dit : « Je sais maintenant que tu
es satisfait de moi, et je suis tranquille. » Ceci est une histoire singu-
liĂšre, et lâon nâen connaĂźt pas la pareille de la part dâun autre roi.
Je me trouvais un jour de fĂȘte avec ce GhiyĂąth eddĂźn, au moment
oĂč le grand roi KaboĂ»lah lui apporta, au nom du sultan, trois vĂȘte-
ments dâhonneur fort amples. En place des nĆuds ou boutons en soie
qui servent Ă les fermer, on y avait mis des boutons de perles, du vo-
lume dâune grosse noisette. KaboĂ»lah attendit Ă la porte du palais la
sortie du fils du calife, et le revĂȘtit desdits habillements. En somme,
les dons que ce personnage a reçus du sultan de lâInde ne peuvent ĂȘtre
ni comptés ni déterminés. Malgré tout cela, le fils du calife est la plus
avare des crĂ©atures de Dieu ; et lâon connaĂźt de lui, Ă ce sujet, des
aventures Ă©tonnantes, quâil peut ĂȘtre agrĂ©able dâentendre. On pourrait
dire quâil occupe, parmi les avares, le rang que le sultan tient parmi
les généreux. Nous allons raconter quelques-unes de ces aventures.
Ibn BattĂ»ta â Voyages
364
II. De La Mecque aux steppes russes et Ă lâInde
D
IVERSES ANECDOTES SUR L
â
AVARICE DU FILS DU CALIFE
Des rapports dâamitiĂ© existaient entre moi et le fils du calife ;
jâallais souvent chez lui, et lorsque je partis, je lui laissai mĂȘme un de
mes fils, du nom dâAhmed. Maintenant je ne sais pas ce quâils sont
devenus lâun et lâautre. Je dis un jour au fils du calife : « Pourquoi
manges-tu tout seul, et ne réunis-tu point tes compagnons pour le re-
pas ? Il me rĂ©pondit : « Le cĆur me manque de les voir en si grand
nombre, et tous manger mon pain ! » Ainsi, il se nourrissait isolément,
il donnait Ă son ami Mohammed, fils dâAboĂ» Accharafy, une partie
des aliments pour les personnes quâil voulait, et sâemparait du reste.
Jâallais et venais dans sa demeure, ainsi que je lâai dit,
p434
et je
voyais au soir le vestibule du palais quâil habitait, tout Ă fait obscur ;
aucune lampe ne lâĂ©clairait. Souvent jâai aperçu GhiyĂąth eddĂźn ramas-
sant dans son jardin de petites branches de bois à brûler, dont il avait
déjà rempli des magasins. Je lui fis quelques observations sur cela ;
mais il me répondit : « On en a besoin. » il employait ses compa-
gnons, ses mamloûcs, ainsi que les jeunes garçons, au service du jar-
din et de ses bĂątisses ; il avait lâhabitude de dire : « Je ne serais pas
satisfait de les voir manger mes aliments sans servir à rien. » Une fois
jâavais une dette, pour laquelle on me poursuivait ; il me dit plus tard :
« Jâen jure par Dieu, jâavais lâintention dâacquitter la dette en ta fa-
veur ; mais mon Ăąme ne me lâa pas permis, et ne mâa pas encouragĂ© Ă
cette action. »
A
NECDOTE
Un jour, il me raconta ce qui suit : « Je sortis, dit-il, de Bagdad, en
compagnie de trois autres individus (lâun de ceux-ci Ă©tait son ami
Mohammed, fils dâAboĂ» Accharafy) ; nous Ă©tions Ă pied et nâavions
avec nous aucune provision. Nous nous arrĂȘtĂąmes prĂšs dâune source
dâeau, ou fontaine, dans un village, et lâun de nous trouva une
drachme dans la source. Nous dßmes : « Que ferons-nous de cette pe-
tite piĂšce dâargent ? » Nous nous dĂ©cidĂąmes Ă acheter du pain avec
cela, et envoyĂąmes un de nous quatre pour faire cette emplette ; mais
le boulanger du village se refusa de lui vendre du pain seulement ; il
Ibn BattĂ»ta â Voyages
365
II. De La Mecque aux steppes russes et Ă lâInde
voulut dĂ©biter du pain pour la valeur dâun carat
et de la paille pour
le mĂȘme prix. Il acheta donc le pain et la paille ; nous jetĂąmes celle-ci,
puisque nous nâavions point de bĂȘte de somme qui pĂ»t la manger, et
nous partageùmes le pain par bouchée. Tu vois
p435
aujourdâhui dans
quelles conditions de fortune je me trouve ! » Je lui dis : « Il faut que
tu loues Dieu pour les faveurs quâil tâa prodiguĂ©es, que tu honores les
fakĂźrs et les pauvres, et que tu fasses lâaumĂŽne. » Il rĂ©pondit : « Ceci
mâest impossible. » Je ne lâai jamais vu user dâaucune libĂ©ralitĂ©, ni
pratiquer le moindre bienfait. Que Dieu nous garde de lâavarice !
A
NECDOTE
A mon retour de lâInde, je me trouvais un jour Ă Bagdad et jâĂ©tais
assis à la porte du collÚge, ou école, appelée Almostansiriyah, qui
avait Ă©tĂ© fondĂ©e par lâaĂŻeul de GhiyĂąth eddĂźn, câest-Ă -dire par le prince
des croyants, Almostansir
. Je vis un malheureux jeune homme,
courant derriĂšre un individu qui sortait du collĂšge, et lâun des Ă©tu-
diants me dit : « Ce jeune homme que tu vois, câest le fils de lâĂ©mir
Mohammed, lequel se trouve dans lâInde, et qui est le petit-fils du ca-
life Almostansir. » Alors je lâappelai et lui dis : « Jâarrive de lâInde, et
je puis te donner des nouvelles de ton pĂšre. » Il me rĂ©pondit : « Jâen ai
reçu ces jours-ci. » Il me quitta et continua de courir aprĂšs lâindividu.
Je demandai qui Ă©tait celui-ci, et lâon me dit que câĂ©tait lâinspecteur
des legs pieux ; que le jeune homme Ă©tait imĂąm ou directeur spirituel
dans une mosquĂ©e ; quâil recevait pour cela la rĂ©compense dâune seule
drachme par jour, et quâil rĂ©clamait de cet homme ses honoraires. Je
fus trÚs étonné de cet événement. Pour Dieu, si son pÚre lui avait seu-
lement envoyé une des perles qui se trouvent dans les robes
dâhonneurs quâil a reçues du sultan de lâInde, il aurait enrichi ce jeune
garçon. Que Dieu nous garde dâun pareil Ă©tat de choses !
p436
886
Le carat vaut le huitiĂšme dâun dirham. La phrase signifie probablement que le
boulanger voulait donner autant de pain que de paille.
887
Le calife abbasside (1226-1242).
Ibn BattĂ»ta â Voyages
366
II. De La Mecque aux steppes russes et Ă lâInde
D
E CE QUE LE SULTAN A DONNĂ Ă L
â
ĂMIT
S
AĂF EDDĂN
G
HADA
,
FILS DE
H
IBET
A
LLAH
,
FILS DE
M
OHANNA
,
CHEF DES
A
RABES DE
S
YRIE
Quand cet émir arriva chez le sultan, il fut trÚs bien reçu, et fut logé
dans le chĂąteau du sultan dĂ©funt, DjĂ©lĂąl eddĂźn, Ă lâintĂ©rieur de Dihly.
Ce chĂąteau est appelĂ© Cohc Laâl, ce qui signifie le ChĂąteau Rouge
.
Il est trĂšs grand, avec une salle dâaudience fort vaste, et un vestibule
immense. PrĂšs de la porte se voit une coupole qui domine sur cette
salle dâaudience
, ainsi que sur une seconde, par laquelle on entre
dans le palais. Le sultan DjĂ©lĂąl eddĂźn avait lâhabitude de sâasseoir dans
le pavillon, et lâon jouait au mail devant lui dans cette salle
dâaudience. Jâentrai dans ce palais Ă lâarrivĂ©e de SaĂŻf eddĂźn, et je le
trouvai tout rempli de mobilier, de lits, de tapis, etc. ; mais tout cela
Ă©tait dĂ©chirĂ© et ne pouvait plus servir. Il faut savoir que lâusage est,
dans lâInde, de laisser le chĂąteau du sultan, Ă sa mort, avec tout ce
quâil contient ; on nây touche pas. Son successeur fait bĂątir pour lui un
autre palais. En entrant dans ledit chĂąteau, je le parcourus en tous
sens, et montai sur le point le plus élevé. Ce fut là pour moi un ensei-
gnement qui fit couler mes larmes. Il y avait en ma compagnie le ju-
risconsulte, le médecin littérateur, Djémùl eddßn almaghréby, origi-
naire de Grenade, nĂ© Ă Bougie, et fixĂ© dans lâInde, oĂč il Ă©tait arrivĂ©
avec son pĂšre, et oĂč il avait plusieurs enfants. A la vue de ce chĂąteau,
il me récita ce distique :
Interroge la terre, si tu veux avoir des nouvelles de leurs sultans ; car les
chefs sublimes ne sont plus que des os.
p437
Ce fut dans ce chĂąteau quâeut lieu le festin du mariage de SaĂŻf ed-
dĂźn, comme nous le dirons ci-aprĂšs. Le souverain de lâInde aimait
beaucoup les Arabes, il les honorait et reconnaissait leurs mérites.
Lorsquâil reçut la visite de cet Ă©mir, il lui prodigua les cadeaux et le
combla de bienfaits. Une fois, en recevant les présents du grand roi
Albùyazßdy, du pays de Mùnicpoûr
, le sultan donna Ă SaĂŻf eddĂźn
888
Pour Mohanna bin Isa, voir t. I, p. 194. Les notices bibliographiques citent
neuf de ses fils, mais Hibat Allah ne figure pas parmi eux et Ghada est Ă©gale-
ment inconnu.
889
Voir chap. 6, n. 37.
890
Il sâagit donc apparemment dâune salle dâaudience Ă ciel ouvert.
891
Ce personnage, qui sera aussi cité plus loin p. 100, est apparemment gouver-
neur de Manikpur (voir chap. 6, n. 38).
Ibn BattĂ»ta â Voyages
367
II. De La Mecque aux steppes russes et Ă lâInde
onze chevaux de race ; une autre fois, dix chevaux, avec leurs selles
dorées et les brides également dorées. AprÚs cela, il le maria avec sa
propre sĆur, FĂźroĂ»z Khondah.
D
U MARIAGE DE L
â
ĂMIR
S
AĂF EDDĂN AVEC LA SĆUR DU SULTAN
Quand le sultan eĂ»t ordonnĂ© de cĂ©lĂ©brer le mariage de sa sĆur avec
lâĂ©mir Ghada, il dĂ©signa, pour diriger tout ce qui regardait le festin et
ses dépenses, le roi Fath Allah, nommé Cheounéoußs
; il me dési-
gna pour assister lâĂ©mir Ghada, et passer avec lui les jours de la noce.
Le roi Fath Allah fit apporter de grandes tentes, avec lesquelles il om-
bragea les deux salles dâaudience, dans le ChĂąteau Rouge ci-dessus
mentionnĂ©. On Ă©leva dans lâune et dans lâautre une coupole extrĂȘme-
ment vaste, dont le plancher fut recouvert de fort beaux tapis. Le chef
des musiciens, Chams eddßn attibrßzy, arriva, accompagné de chan-
teurs des deux sexes, ainsi que de danseuses. Toutes les femmes
Ă©taient des esclaves du sultan. On vit arriver aussi les cuisiniers, les
boulangers, les rĂŽtisseurs, les pĂątissiers, les Ă©chansons et les porteurs
de bĂ©tel. On Ă©gorgea les bestiaux et les volailles, et lâon donna Ă man-
ger au public durant quinze jours. Les chefs les plus distingués et les
personnages illustres se trouvaient présents nuit et jour. Deux nuits
avant celle
p438
oĂč devait avoir lieu la cĂ©rĂ©monie de la conduite de la
nouvelle mariée à la demeure de son époux, les princesses se rendirent
du palais du sultan au ChĂąteau Rouge. Elles lâornĂšrent, le recouvrirent
des plus jolis tapis et firent venir lâĂ©mir SaĂŻf eddĂźn. Il Ă©tait Arabe,
Ă©tranger, sans parentĂ© ; elles lâentourĂšrent et le firent asseoir sur un
coussin destiné pour lui. Le sultan avait commandé que sa belle-mÚre,
la mĂšre de son frĂšre MobĂąrec khĂąn, tĂźnt la place de la mĂšre de lâĂ©mir
Ghada ; quâune autre dame, parmi les khĂątoĂ»ns, tĂźnt celle de sa sĆur ;
une troisiĂšme, celle de sa tante paternelle ; et une quatriĂšme, la place
de sa tante maternelle : de sorte quâil pĂ»t se croire au milieu de sa fa-
mille. Quand ces dames eurent fait asseoir lâĂ©mir Ghada sur son cous-
sin, elles teignirent ses mains et ses pieds en rouge avec de la poudre
de
hinnĂą
. Quelques-unes dâentre elles restĂšrent debout en sa prĂ©-
892
Shaw-nawis
: scribe de mariage en persan.
893
Cette pratique, gĂ©nĂ©rale en Orient pour les Ă©pouses, semble lâĂȘtre moins pour
les Ă©poux.
Ibn BattĂ»ta â Voyages
368
II. De La Mecque aux steppes russes et Ă lâInde
sence ; elles chantĂšrent et dansĂšrent. Elles se retirĂšrent aprĂšs cela, et
se rendirent au chĂąteau de la mariĂ©e. LâĂ©mir Ghada resta avec ses
principaux compagnons.
Le sultan nomma une troupe dâĂ©mirs qui devaient tenir le parti de
lâĂ©mir Ghada, et une autre, pour tenir celui de la nouvelle mariĂ©e.
Lâusage est, dans lâInde, que ceux qui reprĂ©sentent la femme, se pla-
cent Ă la porte de lâappartement oĂč doit se consommer le mariage.
LâĂ©poux arrive avec sa suite ; mais ils nâentrent que sâils remportent la
victoire sur les autres. Dans le cas oĂč ils ne rĂ©ussissent point, il leur
faut donner plusieurs milliers de piĂšces dâor Ă ceux qui sont du cĂŽtĂ© de
la mariĂ©e. Au soir, on apporta Ă lâĂ©mir Ghada une robe de soie bleue,
chamarrĂ©e dâor et de pierres prĂ©cieuses ; celles-ci Ă©taient en si grande
quantitĂ© quâelles ne permettaient pas de distinguer la couleur du vĂȘte-
ment. Il reçut aussi une calotte analogue Ă lâhabit ; et je nâai jamais
connu un habillement plus beau que celui dont je parle. Jâai pourtant
vu les robes que le sultan a
p439
données à ses autres beaux-frÚres ou
alliĂ©s, tels que le fils du roi des rois, âImĂąd eddĂźn assimnĂąny ; le fils du
roi des savants ; le fils du cheĂŻkh de lâislamisme, et le fils de Sadr Dji-
hĂąn albokhĂąry
. Parmi toutes ces robes, aucune ne pouvait soutenir
le parallÚle avec la robe donnée par le sultan à Ghada.
LâĂ©mir SaĂŻf eddĂźn monta Ă cheval avec ses camarades et ses escla-
ves ; tous avaient dans la main un bĂąton, prĂ©parĂ© dâavance. On avait
fait une sorte de couronne avec des jasmins, des roses musquées et des
reïboûls
. Elle Ă©tait pourvue dâun voile, qui recouvrait la figure et la
poitrine de celui qui la ceignait. On lâapporta Ă lâĂ©mir, afin quâil la
plaçùt sur sa tĂȘte ; mais il refusa. Il Ă©tait, en effet, un Arabe du dĂ©sert,
et ne connaissait rien aux habitudes des empires et des villes. Je le
priai et le conjurai tant quâil mit la couronne sur sa tĂȘte
. Il se rendit
Ă
bĂąb assarf
, quâon appelle aussi
bĂąb alharam
, et oĂč se trouvaient
les champions de la mariĂ©e. Il les attaqua, Ă la tĂȘte de ses gens, Ă la
vraie maniĂšre des Arabes, renversant tous ceux qui sâopposĂšrent Ă
eux. Ils obtinrent une victoire complĂšte ; car la troupe de la nouvelle
894
Voir p. 296.
895
Probablement des jasmins.
896
La couronne ainsi que le simulacre de combat sont des coutumes hindoues.
897
La porte de lâinterdit, menant aux appartements des femmes.
Ibn BattĂ»ta â Voyages
369
II. De La Mecque aux steppes russes et Ă lâInde
mariée ne put point soutenir un pareil choc. Quand le sultan sut cela, il
en fut trĂšs satisfait.
LâĂ©mir Ghada fit son entrĂ©e dans la salle dâaudience, oĂč la mariĂ©e
se trouvait, assise sur une estrade élevée, ornée de brocart et incrustée
de pierres précieuses. Tout ces vaste local était rempli de femmes ; les
musiciennes avaient rapportĂ© plusieurs sortes dâinstruments de musi-
que ; elles étaient toutes debout, par respect et par vénération pour le
mariĂ©. Celui-ci entra Ă cheval, jusquâĂ ce quâil fĂ»t proche de lâestrade ;
alors il mit pied à terre et salua profondément prÚs du premier degré
de cette estrade. LâĂ©pouse se leva et resta debout, jusquâĂ ce
p440
quâil
fĂ»t montĂ© ; elle lui offrit le bĂ©tel de sa propre main ; il le prit, et sâassit
un degrĂ© au-dessous de celui oĂč elle sâĂ©tait levĂ©e. On rĂ©pandit des piĂš-
ces dâor parmi les compagnons de Ghada qui Ă©taient prĂ©sents, et les
femmes les ramassĂšrent. Dans ce moment-lĂ , les chanteuses chan-
taient, et lâon jouait des tambours, des cors et des trompettes Ă
lâextĂ©rieur de la porte. LâĂ©mir se leva, prit la main de son Ă©pouse et
descendit, suivi par elle. Il monta Ă cheval, foulant de la sorte les tapis
et les nattes. On jeta des piĂšces dâor sur lui et sur ses camarades
et
on plaça la mariée dans un palanquin, que les esclaves portÚrent sur
leurs Ă©paules jusquâau chĂąteau de lâĂ©mir. Les princesses allaient de-
vant elle Ă cheval, et les autres dames Ă pied. Lorsque le cortĂšge pas-
sait devant la demeure dâun chef ou dâun grand, celui-ci sortait Ă sa
rencontre, et rĂ©pandait parmi la foule des piĂšces dâor et dâargent, sui-
vant sa volontĂ©. Cela dura jusquâĂ lâarrivĂ©e de la mariĂ©e au ChĂąteau
Rouge.
Le lendemain, lâĂ©pouse de Ghada envoya Ă tous les compagnons de
son mari des vĂȘtements, des dĂźnĂąrs et des drachmes. Le sultan leur
donna Ă chacun un cheval sellĂ© et bridĂ©, ainsi quâune bourse remplie
dâargent, et contenant depuis deux cents dĂźnĂąrs jusquâĂ mille dinars.
Le roi Fath Allah fit cadeau aux princesses de vĂȘtements de soie de
diffĂ©rentes couleurs et de bourses remplies dâargent ; il agit ainsi avec
les musiciens des deux sexes et avec les danseuses. Il est dâusage,
dans lâInde, que personne, exceptĂ© le directeur de la noce, ne donne
rien aux musiciens ni aux danseuses. On servit Ă manger au public ce
jour-lĂ , et la noce fut terminĂ©e. Le sultan ordonna de donner Ă lâĂ©mir
898
Il sâagit lĂ , par contre, dâune coutume arabe.
Ibn BattĂ»ta â Voyages
370
II. De La Mecque aux steppes russes et Ă lâInde
Ghada les contrées de Mùlouah, Guzarate, Cambaie et Nehrouùlah
.
Il nomma le susdit Fath Allah son substitut dans le gouvernement de
ces pays, et honora excessivement son
p441
beau-frĂšre. Mais ce Ghada
était un Arabe stupide, et ne méritait pas toutes ces distinctions ; la
grossiÚreté des gens du désert était son trait dominant, et elle
lâentraĂźna dans lâadversitĂ© vingt jours aprĂšs son mariage.
D
E L
â
EMPRISONNEMENT DE L
â
ĂMIR
G
HADA
Vingt jours aprĂšs ses noces, il arriva que Ghada se rendit au palais
du sultan et désira entrer. Le chef des
perdehdĂąrs
, qui sont les princi-
paux huissiers, lui dĂ©fendit lâentrĂ©e ; mais il ne lâĂ©couta point et vou-
lut sâintroduire de force. Alors lâhuissier le saisit par sa
dabboûkah
,
câest-Ă -dire sa tresse de cheveux, et le tira en arriĂšre. LâĂ©mir, indignĂ©,
le frappa, avec un bĂąton qui se trouvait lĂ , au point de le blesser et de
faire couler son sang. Le personnage battu Ă©tait un des principaux
émirs ; son pÚre était appelé « le kùdhi de Gaznah » ; il était de la pos-
térité du sultan Mahmoûd, fils de Sebuctégußn
, et le souverain de
lâInde, en lui adressant la parole, le nommait toujours « mon pĂšre ». Il
nommait son fils, dont il est ici question, « mon frÚre ». Celui-ci entra
tout ensanglantĂ© chez le sultan, et lâinforma de ce quâavait fait lâĂ©mir
Ghada. Le monarque réfléchit un instant, puis il dit : « Le juge décide-
ra de la chose entre vous deux ; câest lĂ un crime que le sultan ne peut
pardonner à aucun de ses sujets, et qui mérite la mort. Je consens
pourtant à user de tolérance, à cause que le criminel est un étranger. »
Le juge CamĂąl eddĂźn se trouvait prĂ©sent dans la salle dâaudience, et le
sultan donna ordre au roi Tatar
de se rendre, avec les deux parties,
chez ce juge. Tatar avait fait le pÚlerinage de La Mecque ; il était resté
encore quelque temps dans cette ville, ainsi quâĂ MĂ©dine, et parlait
bien lâarabe. Se trouvant chez le juge avec les susdits personnages, il
dit Ă lâĂ©mir Ghada : « Est-ce que tu as frappĂ© le chambellan ?
p442
Ou
bien dis : « Non. » Son but était de lui suggérer un argument de dé-
899
Malwa voir chap. 6, n, 40 ; Gudjarat : la péninsule de Kathiawar et son hinter-
land au nord-ouest de lâInde Cambay : voir t. III, p. 182 ; Anhilwara : voir n.
43 ci-dessus.
900
Voir chap. 4, n. 160.
901
Tatar Khan est un autre nom de Bahram Khan (voir ci-dessus n. 28).
Ibn BattĂ»ta â Voyages
371
II. De La Mecque aux steppes russes et Ă lâInde
fense ; mais Saïf eddßn était un ignorant vulgaire, et il répondit :
« Oui, je lâai frappĂ©. » Le pĂšre du personnage battu se prĂ©senta, et il
voulait arranger lâaffaire entre les deux parties ; mais SaĂŻf eddĂźn ne sây
prĂȘta point.
Le juge donna ordre quâon le mĂźt en prison cette nuit-lĂ . Pour Dieu,
son Ă©pouse ne lui envoya mĂȘme pas un tapis pour dormir, et nâen de-
manda pas de nouvelles, par crainte du sultan. Ses camarades eurent
peur aussi, et mirent en sĂ»retĂ© leurs biens. Je voulais lâaller visiter
dans sa prison ; mais je rencontrai alors un Ă©mir qui me dit, en enten-
dant cela : « Tu as donc oubliĂ© ce qui tâest arrivĂ© ? » Il me rappela Ă la
mémoire un événement qui me concernait, au sujet de ma visite au
cheĂŻkh ChihĂąb eddĂźn, fils du cheĂŻkh dâAldjĂąm, et comme quoi le sul-
tan voulait me faire mourir, Ă cause de cette action. Nous en reparle-
rons plus tard. Je revins donc sur mes pas, et nâallai pas trouver lâĂ©mir
Ghada. Celui-ci sortit de prison le lendemain vers midi ; le sultan le
laissa dans lâabandon, le nĂ©gligea, lui retira le gouvernement quâil lui
avait confĂ©rĂ©, et voulut mĂȘme le chasser.
Le souverain avait un beau-frÚre appelé Moghßth, fils du roi des
rois
. La sĆur du sultan se plaignit de lui Ă son frĂšre jusquâĂ ce
quâelle mourĂ»t. Ses femmes esclaves ont assurĂ© que sa mort fut la
suite de violences exercées sur elle par son mari. La généalogie de ce
dernier laissait quelque chose à désirer, et le sultan écrivit de sa propre
main ces mots : « Quâon exile lâenfant trouvĂ©. » Il faisait allusion Ă
son beau-frĂšre. Il Ă©crivit aprĂšs cela : « Quâon exile aussi
Moûch
khor
. » Ceci veut dire le Mangeur de rats ; et il entendait parler de
lâĂ©mir Ghada ; car les Arabes du dĂ©sert mangent le
yarboĂ»â
, qui est
une sorte de rat. Le monarque ordonna de leur faire quitter le pays Ă
tous les deux ; en conséquence, les officiers se rendirent prÚs de Gha-
da pour le faire partir.
p443
Il voulut alors entrer dans sa demeure pour dire adieu Ă sa femme ;
les officiers se mirent successivement Ă sa recherche, et il sortit tout
en pleurs. Ce fut dans ce moment que je me rendis au palais du sultan,
et que jây passai la nuit. Un des chefs me demanda ce que je voulais,
et je lui rĂ©pondis que mon intention Ă©tait de parler en faveur de lâĂ©mir
902
Il sâagit lĂ encore probablement dâun titre honorifique.
903
La gerboise. Lâinsulte est courante chez les Persans.
Ibn BattĂ»ta â Voyages
372
II. De La Mecque aux steppes russes et Ă lâInde
SaĂŻf eddĂźn, afin quâil fĂ»t rappelĂ©, et non chassĂ©. Il me dit que câĂ©tait
chose impossible ; mais je repris : « Pour Dieu, je ne quitterai pas le
palais du souverain, quand bien mĂȘme jây devrais rester cent nuits,
jusquâĂ ce que SaĂŻf eddĂźn soit rappelĂ©. » Le sultan, ayant Ă©tĂ© informĂ©
de ces paroles, ordonna de le faire revenir, et il lui commanda de res-
ter en quelque sorte au service de lâĂ©mir, nommĂ© le roi KaboĂ»lah Al-
lùhoûry. En effet, il resta attaché à lui pendant quatre années ; il mon-
tait à cheval avec Kaboûlah et voyageait avec lui. Il finit ainsi par de-
venir lettré et bien élevé. Alors le sultan le replaça dans le degré
dâhonneur oĂč il Ă©tait dâabord ; il lui donna en fief plusieurs contrĂ©es,
le mit Ă la tĂȘte des troupes et le combla de dignitĂ©s.
D
U MARIAGE QUE LE SULTAN CONCLUT ENTRE LES DEUX FILLES DE SON
VIZIR ET LES DEUX FILS DE
K
HODHĂOUEND ZĂDEH
K
IOUĂM EDDĂN
,
CELUI
-
LĂ MĂME QUI ARRIVA EN NOTRE COMPAGNIE CHEZ LE SOUVERAIN
DE L
âI
NDE
A lâarrivĂ© de KhodhĂąouend zĂądeh
, le sultan lui fit de nombreux
cadeaux, le combla de bienfaits et lâhonora excessivement. Plus tard,
il maria ses deux fils avec deux filles du vizir Khodjah DjihĂąn, qui se
trouvait alors absent. Le souverain se rendit dans la maison de son vi-
zir pendant la nuit ; il assista au contrat de mariage en qualité, pour
ainsi dire, de substitut du vizir, et resta debout jusquâĂ ce que le kĂądhi
en chef eût fait mention du don nuptial
. Les juges, les Ă©mirs et les
p444
cheĂŻkhs Ă©taient assis. Le sultan prit avec ses mains les Ă©toffes et
les bourses dâargent, quâil plaça devant le kĂądhi et devant les deux fils
de KhodhĂąouend zĂądeh. En ce moment les Ă©mirs se levĂšrent, ne vou-
lant pas que le monarque mĂźt lui-mĂȘme ces objets en leur prĂ©sence ;
mais il leur dit de rester assis ; il ordonna Ă lâun des principaux Ă©mirs
de le remplacer, et se retira.
904
Pour la famille de ce personnage, voir chap. 4, n. 82.
905
La prĂ©sentation de la dot et son acceptation par lâĂ©poux tiennent lieu de contrat
de mariage. LâĂ©pouse se fait reprĂ©senter dans cette cĂ©rĂ©monie ; câest le rĂŽle
joué ici par le souverain.
Ibn BattĂ»ta â Voyages
373
II. De La Mecque aux steppes russes et Ă lâInde
A
NECDOTE SUR L
â
HUMILITĂ DU SULTAN ET SUR SA JUSTICE
Un des grands parmi les Indiens prétendit que le souverain avait
fait mourir son frÚre sans motif légitime, et le cita devant le juge. Le
sultan se rendit Ă pied, sans armes, au tribunal ; il salua, sâinclina,
monta au prétoire, et se tint debout devant le kùdhi. Il avait déjà pré-
venu celui-ci, bien avant ce temps, quâil nâeĂ»t pas Ă se lever pour lui,
ni Ă bouger de sa place, lorsquâil lui arrivait de se rendre au lieu de ses
audiences. Le juge décida que le souverain était tenu de satisfaire la
partie adverse, pour le sang quâil avait rĂ©pandu, et la sentence fut exĂ©-
cutée.
A
NECDOTE ANALOGUE Ă LA PRĂCĂDENTE
Une fois il arriva quâun individu de religion musulmane prĂ©tendit
avoir, sur le sultan, une certaine créance. Ils débattirent cette affaire en
prĂ©sence du juge, qui prononça un arrĂȘt contre le souverain, portant
quâil devait payer la somme dâargent ; et il la paya.
A
UTRE ANECDOTE DE CE GENRE
Un enfant du nombre des fils de rois accusa le sultan de lâavoir
frappé sans cause, et le cita devant le kùdhi.Celui-ci décida que le
souverain Ă©tait obligĂ© dâindemniser le plaignant au moyen dâune
somme dâargent, sâil
p445
voulait bien sâen contenter ; sinon, quâil pou-
vait lui infliger la peine du talion. Je vis alors le sultan qui revenait
pour son audience ; il manda lâenfant, et lui dit, en lui prĂ©sentant un
bĂąton : « Par ma tĂȘte, il faut que tu me frappes, de mĂȘme que jâai fait
envers toi. » Lâenfant prit le bĂąton, et donna vingt et un coups, en
sorte que je vis son bonnet lui tomber de la tĂȘte.
D
U ZĂLE DU SULTAN POUR L
â
ACCOMPLISSEMENT DE LA PRIĂRE
Le sultan Ă©tait trĂšs sĂ©vĂšre pour lâexĂ©cution des priĂšres ; il com-
mandait de les célébrer en commun dans les temples, et punissait for-
tement ceux qui nĂ©gligeaient de sây rendre. Il fit mourir en un seul
jour, pour cette faute, neuf individus, dont lâun Ă©tait un chanteur. Il y
Ibn BattĂ»ta â Voyages
374
II. De La Mecque aux steppes russes et Ă lâInde
avait des gens exprĂšs, quâil envoyait dans les marchĂ©s, et qui Ă©taient
chargĂ©s de punir ceux qui sây trouvaient au moment de la priĂšre. On
alla mĂȘme jusquâĂ chĂątier les satùïriyoĂ»ns
lorsquâils manquaient la
priĂšre. Ce sont ceux qui tiennent les montures des serviteurs Ă la porte
de la salle dâaudience. Le souverain ordonna quâon exigeĂąt du peuple
la connaissance des préceptes sur les notions sacrées, sur la priÚre,
ainsi que celle des statuts de lâislamisme. On les interrogeait sur ces
points, et ceux qui ne les savaient pas bien Ă©taient punis. Le peuple
Ă©tudiait ces choses dans la salle dâaudience, dans les marchĂ©s, et les
mettait par Ă©crit.
D
E SON ZĂLE POUR L
â
EXĂCUTION DES ORDONNANCES DE LA LOI
Le sultan Ă©tait rigoureux dans lâobservation de la justice : parmi ses
pratiques Ă ce sujet, il faut noter ce qui suit. Il chargea son frĂšre Mo-
bĂąrec khĂąn de siĂ©ger dans la salle dâaudience, en compagnie du kĂądhi
en chef Camùl eddßn, sous une coupole élevée, garnie de tapis.
p446
Le
juge avait une estrade toute recouverte de coussins, comme celle du
sultan ; et le frĂšre de celui-ci prenait place Ă la droite du kĂądhi. Quand
il arrivait quâun des grands parmi les Ă©mirs avait une dette, et quâil se
refusait à la payer à son créancier, les suppÎts du frÚre du sultan
lâamenaient en prĂ©sence du juge, qui le forçait dâagir avec justice.
D
E LA SUPPRESSION DES IMPĂTS ET DES ACTES D
â
INJUSTICE ORDONNĂE
PAR LE SULTAN
;
DE LA SĂANCE DU SOUVERAIN POUR FAIRE RENDRE
JUSTICE AUX OPPRIMĂS
LâannĂ©e quarante et un
, le sultan ordonna dâabolir les droits pe-
sant sur les marchandises dans tous ses pays
et de se borner Ă per-
cevoir du peuple la dßme aumÎniÚre et la taxe nommée le dixiÚme
.
906
Le mot serait dérivé de
sitara
: tapis de selle.
907
741 (1340-1341).
908
Lâensemble de ces taxes ne correspondait pas au droit islamique mais au droit
coutumier de chaque pays.
909
Le
zakĂąt
et lâ
euchr
prescrits par le droit islamique. Cette réforme qui paraßt
dater de la mĂȘme annĂ©e que la recherche de lâinvestiture califale vise Ă se
Ibn BattĂ»ta â Voyages
375
II. De La Mecque aux steppes russes et Ă lâInde
Tous les lundis et jeudis, il siégeait en personne, pour examiner les
actes dâoppression, dans une place situĂ©e devant la salle
dâaudience
. A cette occasion, il nâĂ©tait assistĂ© que des personnages
suivants : Ămir HĂądjib
, KhĂąss HĂądjib
, Sayyid alhoddjĂąb et Che-
ref alhoddjĂąb
. On nâempĂȘchait aucun individu, ayant une plainte Ă
porter de se présenter devant le monarque. Celui-ci avait désigné qua-
tre des principaux Ă©mirs pour sâasseoir Ă chacune
p447
des quatre portes
de la salle dâaudience, et prendre les requĂȘtes de la main des plai-
gnants. Le quatriÚme était le fils de son oncle paternel, le roi Firoûz.
Si le personnage assis Ă la premiĂšre porte prenait le placet du plai-
gnant, câĂ©tait bien ; sinon, il Ă©tait pris par celui de la deuxiĂšme, ou de
la troisiĂšme, ou de la quatriĂšme porte. Dans le cas oĂč aucun dâeux ne
voulait le recevoir, le plaignant se rendait prĂšs de Sadr aldjihĂąn, kĂądhi
des Mamloûcs
; si ce dernier ne voulait pas non plus prendre le
placet, lâindividu qui le portait allait se plaindre au sultan. Quand le
souverain sâĂ©tait bien assurĂ© que le plaignant avait prĂ©sentĂ© sa requĂȘte
Ă lâun desdits personnages, et quâil nâavait pas consenti Ă sâen charger,
il le rĂ©primandait. Tous les placets quâon recueillait les autres jours
Ă©taient soumis Ă lâexamen du sultan aprĂšs la derniĂšre priĂšre du soir.
concilier la population exténuée par sept années de famine et de révoltes, mais
le mauvais choix des nouveaux fonctionnaires ne fit quâaggraver les choses.
910
Il sâagit du tribunal royal chargĂ© de redresser les abus commis par les fonc-
tionnaires civils et militaires appliquant les décisions royales et ne tombant pas
par conséquent sous le coup de la loi islamique ni de la juridiction du cadi.
911
Le chef des chambellans qui Ă©tait Firuz Tughluk.
912
Le chambellan de la maison royale.
913
« La gloire des chambellans » et « la noblesse des chambellans » (voir plus
haut, p. 407).
914
Probablement le mĂȘme personnage que lâinformateur historique dâIbn BattĂ»ta
(voir p. 366).
Ibn BattĂ»ta â Voyages
376
II. De La Mecque aux steppes russes et Ă lâInde
D
ES VIVRES QUE LE SULTAN FIT DISTRIBUER Ă L
â
OCCASION DE LA
DISETTE
Lorsque la sĂ©cheresse domina dans lâInde et dans le Sind
, et que
la pénurie fut telle que la mesure de blé appelée
mann
valait six
piĂšces dâor, le souverain ordonna de distribuer Ă tous les habitants de
Dihly la nourriture pour six mois, tirée du magasin de la couronne. On
devait donner à chacun, grand ou petit, né libre ou esclave, la quantité
dâun rithl et demi
par jour, poids de Barbarie. Les jurisconsultes et
les juges se
p448
mirent à enregistrer les populations des différentes
rues ; ils firent venir ces gens, et lâon donna Ă chaque personne les
provisions de bouche qui devaient servir Ă sa nourriture pendant six
mois.
D
ES ACTES DE VIOLENCE COMMIS PAR CE SULTAN ET DE SES ACTIONS
CRIMINELLES
Le sultan de lâInde, malgrĂ© ce que nous avons racontĂ© sur son hu-
milité, sa justice, sa bonté pour les pauvres et sa générosité extraordi-
naire, Ă©tait trĂšs enclin Ă rĂ©pandre le sang. Il arrivait rarement quâĂ la
porte de son palais il nây eĂ»t pas quelquâun de tuĂ©. Jâai vu bien sou-
vent faire mourir des gens Ă sa porte, et y abandonner leur corps. Un
jour, je me rendis Ă son chĂąteau, et voilĂ que mon cheval eut peur ; je
regardai devant moi et je vis sur le sol une masse blanchĂątre. Je dis :
« Quâest-ce que cela ? » Un de mes compagnons rĂ©pondit : « Câest le
tronc dâun homme dont on a fait trois morceaux ! » Ce souverain pu-
nissait les petites fautes, comme les grandes ; il nâĂ©pargnait ni savant,
ni juste, ni noble. Tous les jours on amenait dans la salle dâaudience
des centaines dâindividus enchaĂźnĂ©s, les bras attachĂ©s au cou, et les
pieds garrottés. Les uns étaient tués, les autres torturés, ou bien battus.
Son habitude Ă©tait de faire venir tous les jours dans la salle
915
La famine dura sept ans Ă partir de 1336 ; elle correspond donc Ă la plus
grande partie du sĂ©jour dâIbn BattĂ»ta en Inde. Elle nâĂ©tait pas seulement due Ă
des causes naturelles mais aussi Ă la politique fiscale catastrophique de Mu-
hammad Tughluk.
916
Environ 15,250 kg.
917
Le ratl de Dihli valait la moitiĂ© dâun mann ; le ratl marocain environ le ving-
tiĂšme du ratl indien. Il sâagit donc ici dâun peu moins de 600 g de blĂ© par jour.
Ibn BattĂ»ta â Voyages
377
II. De La Mecque aux steppes russes et Ă lâInde
dâaudience, exceptĂ© le vendredi, tous ceux qui se trouvaient en prison.
Ce dernier jour Ă©tait pour eux une journĂ©e de rĂ©pit ; ils lâemployaient Ă
se nettoyer, et se tenaient tranquilles. Que Dieu nous garde du mal-
heur !
D
U MEURTRE COMMIS PAR LE SULTAN SUR SON PROPRE FRĂRE
Le sultan avait un frĂšre du nom de MaçâoĂ»d khĂąn
, dont la mĂšre
Ă©tait fille du sultan âAlĂą eddĂźn. Ce
p449
MaçâoĂ»d Ă©tait une des plus bel-
les crĂ©atures que jâaie jamais vues dans ce monde. Le monarque le
soupçonna de vouloir sâinsurger contre lui ; il lâinterrogea Ă ce propos,
et MaçâoĂ»d confessa, par crainte des tourments. En effet, toute per-
sonne qui nie les accusations de cette sorte, que le sultan formule
contre elle, est de nécessité mise à la torture, et la plupart des gens
prĂ©fĂšrent mourir que dâĂȘtre torturĂ©s. Le souverain fit trancher la tĂȘte
de son frĂšre au milieu de la place, et le corps resta trois jours aban-
donnĂ© dans le mĂȘme endroit, suivant lâusage. La mĂšre de MaçâoĂ»d
avait été lapidée deux années auparavant, juste en ce lieu ; car elle
avait avouĂ© le crime de dĂ©bauche ou dâadultĂšre. Celui qui lâa condam-
nĂ©e Ă ĂȘtre lapidĂ©e çâa Ă©tĂ© le juge CamĂąl eddĂźn.
D
E LA MORT QU
â
IL FIT DONNER Ă TROIS CENT CINQUANTE INDIVIDUS
DANS UN MĂME MOMENT
Une fois, le sultan avait destinĂ© une portion de lâarmĂ©e, comman-
dée par le roi Yoûçuf Borghrah
, pour aller combattre les infidĂšles
hindous sur des montagnes adjacentes au district de Dihly. Yoûçuf
sortit, ainsi que la presque totalité de sa troupe ; mais une partie de ses
soldats restĂšrent en arriĂšre. Il Ă©crivit au souverain, pour lâinformer de
cet événement, et celui-ci ordonna de parcourir la ville et de saisir
tous les individus quâon rencontrerait, parmi ceux qui Ă©taient restĂ©s en
arriĂšre. On sâempara de trois cent cinquante de ceux-ci ; le monarque
donna ordre de les tuer tous ; et il fut obéi.
918
Aussi bien lâhistoire que le personnage sont inconnus par ailleurs.
919
Tué dans la révolte du Gudjarat en 1347.
Ibn BattĂ»ta â Voyages
378
II. De La Mecque aux steppes russes et Ă lâInde
D
ES TOURMENTS QU
â
IL A FAIT SUBIR AU CHEĂKH
C
HIHĂB EDDĂN ET DE
LA CONDAMNATION Ă MORT DE CE CHEĂKH
Le cheïkh Chihùb eddßn était fils du cheïkh Aldjùm alkhorùçùny,
dont lâaĂŻeul avait donnĂ© son nom Ă la ville
p450
de Djùm, située dans le
Khorùçùn, comme nous lâavons dĂ©jĂ racontĂ©
, ChihĂąb eddĂźn Ă©tait un
des principaux cheĂŻkhs, un des plus probes et des plus vertueux ; il
avait lâhabitude de jeĂ»ner quatorze jours de suite. Les deux sultans
Kothb eddßn et Toghlok le vénéraient, le visitaient et imploraient sa
bénédiction. Quand le sultan Mohammed fut investi du pouvoir, il
voulut faire remplir au cheĂŻkh quelque charge dans lâĂtat ; mais celui-
ci refusa. CâĂ©tait lâusage chez ce souverain dâemployer les juris-
consultes, les cheĂŻkhs et les hommes pieux ; il se fondait sur ce que les
premiers princes musulmans â que Dieu soit satisfait dâeux ! â ne
donnaient les places quâaux savants et aux hommes probes. Il
sâentretint Ă ce sujet avec ChihĂąb eddĂźn, Ă lâoccasion dâune audience
publique ; celui-ci refusa et résista
. Le sultan en fut indigné, et il
commanda au jurisconsulte vénéré, le cheïkh Dhiyù eddßn assimnùny
dâarracher la barbe de ChihĂąb eddĂźn. DhiyĂą eddĂźn ne le voulut pas, et
il dit : « Je ne ferais jamais cela. » Alors le souverain donna lâordre
dâarracher Ă tous les deux les poils de leur barbe ; ce qui eut lieu.
Le sultan relégua Dhiyù eddßn dans la province de Tiling ; et plus
tard il le nomma juge Ă Ouarangal
oĂč il mourut. Il exila ChihĂąb
eddĂźn Ă Daoulet AbĂąd, et lây laissa pendant sept annĂ©es ; puis il le fit
revenir, il lâhonora et le vĂ©nĂ©ra. Il le mit Ă la tĂȘte du
DĂźouĂąn almostak-
hradj
, câest-Ă -dire celui des reliquats ou arriĂ©rĂ©s des agents, quâon
leur extorque par la bastonnade et par les tourments. Le souverain
considĂ©ra de plus en plus ChihĂąb eddĂźn ; il ordonna aux Ă©mirs dâaller
lui rendre hommage dans sa demeure, et de suivre ses
p451
conseils.
Nul nâĂ©tait au-dessus de lui dans le palais du sultan.
920
Voir chap. 4, n. 129.
921
Les rapports de Muhammad Tughluk avec les cheĂŻkhs et mystiques qui avaient
acquis un grand pouvoir en Inde Ă©taient le plus souvent difficiles, ce qui
amĂšne les historiens contemporains Ă lâaccuser dâirrĂ©ligiositĂ©.
922
Warangal, la capitale de Telingana (voir chap. 6. n. 59).
923
Le Bureau du produit de lâextorsion.
Ibn BattĂ»ta â Voyages
379
II. De La Mecque aux steppes russes et Ă lâInde
Lorsque le souverain se rendit à sa résidence située au bord du
Gange, quâil y bĂątit le chĂąteau appelĂ©
Sarg DouĂąr
, la Porte du Ciel,
ce qui veut dire « semblable au Paradis », et quâil commanda au peu-
ple de construire des demeures fixes en cet endroit, le cheĂŻkh ChihĂąb
eddĂźn sollicita de lui la permission de continuer Ă rester dans la capi-
tale. Le sultan lui assigna pour sĂ©jour un lieu inculte et abandonnĂ©, Ă
six milles de distance de Dihly. ChihĂąb eddĂźn y creusa une vaste
grotte, dans lâintĂ©rieur de laquelle il construisit des cellules, des maga-
sins, un four et un bain ; il fit venir lâeau du fleuve Djoumna ; il culti-
va cette terre, et il amassa des sommes considérables au moyen de ses
produits ; car, dans ces années-là , on souffrit de la sécheresse. Il de-
meura en cet endroit deux ans et demi, le temps que dura lâabsence du
sultan. Les esclaves de ChihĂąb eddĂźn labouraient le sol pendant le
jour ; ils entraient la nuit dans la caverne, et la fermaient sur eux et sur
les troupeaux, par crainte des voleurs hindous, qui habitaient sur une
montagne voisine et inaccessible.
Quand le sultan retourna dans la capitale, le cheĂŻkh alla Ă sa ren-
contre, et ils se virent Ă sept milles de Dihly. Le souverain lâhonora,
lâembrassa dĂšs quâil lâaperçut, et ChihĂąb eddĂźn retourna ensuite Ă sa
grotte. Le monarque lâenvoya quĂ©rir quelque temps aprĂšs cela ; mais il
refusa de se rendre prÚs de lui. Alors le sultan lui expédia Mokhlis
almolc, AnnadharbĂąry
qui Ă©tait un des principaux rois. Il parla Ă
ChihĂąb eddĂźn avec beaucoup de douceur, et lui dit de faire attention Ă
la colÚre du monarque. Le cheïkh répondit : « Je ne servirai jamais un
tyran. » Mokhlis almolc retourna auprÚs du
p452
sultan et lâinforma de
ce qui sâĂ©tait passĂ© ; il reçut lâordre dâamener le cheĂŻkh, ce quâil fit. Le
sultan parla ainsi Ă ChihĂąb eddĂźn : « Câest toi qui as dit que je suis un
tyran ? » Il répondit : « Oui, tu es un tyran ; et parmi tes actes de ty-
rannie sont tels et tels faits. » Il en compta plusieurs au nombre des-
quels il y avait la dĂ©vastation de la ville de Dihly, et lâordre dâen sortir
intimé à tous les habitants.
924
Pendant la grande famine, le souverain transporta sa cour en 1338 prĂšs de
Kannaudj, Ă deux cents miles au sud-est de Dihli, afin de pouvoir se ravitailler
par la province fertile dâOudh.
925
Câest-Ă -dire de Nadharbar, lâactuelle Nandurbar au sud du fleuve Tapti, dans
le nord-ouest du Maharashtra (voir t. III, p. 181).
Ibn BattĂ»ta â Voyages
380
II. De La Mecque aux steppes russes et Ă lâInde
Le sultan tira son sabre, il le passa Ă Sadr aldjihĂąn, et dit :
« Confirme ceci, que je suis un tyran, et coupe mon cou avec ce
glaive. » Chihùb eddßn reprit : « Celui qui porterait témoignage sur
cela serait sans doute tuĂ© ; mais tu as conscience toi-mĂȘme de tes pro-
pres torts. » Le monarque ordonna de livrer le cheïkh au roi Nocbïah,
chef des porte-encriers ou secrétaires, qui lui mit quatre liens aux
pieds, et lui attacha les mains au cou. Il resta dans cette situation qua-
torze jours de suite, sans manger ni boire ; tous les jours on le condui-
sait dans la salle dâaudience ; on rĂ©unissait les lĂ©gistes et les cheĂŻkhs,
qui lui disaient : « Rétracte ton assertion. » Chihùb eddßn répondait :
« Je ne la retirerai pas, et je dĂ©sire dâĂȘtre mis dans le chĆur des mar-
tyrs. » Le quatorziÚme jour, le sultan lui envoya de la nourriture, au
moyen de Mokhlis almolc ; mais le cheĂŻkh ne voulut pas manger, et
dit : « Mes biens ne sont plus sur cette terre ; retourne prÚs de lui [le
sultan] avec tes aliments. » Celui-ci ayant été informé de ces paroles,
ordonna immĂ©diatement quâon fĂźt avaler au cheĂŻkh cinq
istĂąrs
de
matiÚre fécale, ce qui correspond à deux livres et demie, poids de
Barbarie. Les individus chargés de ces sortes de choses, et ce sont des
gens choisis parmi les Indiens infidĂšles, prirent cette ordure, quâils
firent dissoudre dans lâeau ; il couchĂšrent le cheĂŻkh sur son dos, lui
ouvrirent la bouche avec des tenailles, et lui firent boire ce mélange.
Le lendemain, on le conduisit Ă la maison du kĂądhi Sadr aldjihĂąn. On
rassembla les jurisconsultes et les cheĂŻkhs, ainsi que les notables
dâentre les
p453
personnages illustres ; tous le prĂȘchĂšrent et lui deman-
dÚrent de revenir sur son propos. Il refusa de se rétracter, et on lui
coupa le cou. Que Dieu ait pitié de lui !
D
U MEURTRE COMMIS PAR LE SULTAN SUR LE JURISCONSULTE ET
PROFESSEUR
âA
FĂF EDDĂN ALCĂĂĂNY
ET SUR DEUX AUTRES
JURISCONSULTES
,
CONJOINTEMENT AVEC LUI
Dans les années de la disette, le sultan avait commandé de creuser
des puits Ă lâextĂ©rieur de la capitale, et de semer des cĂ©rĂ©ales dans ces
926
Câest le
sir
indien, qui vaut un peu moins de 400 g.
927
De Kasan, lâactuelle Kasansaj, au nord de Siri Darya dans la rĂ©publique soviĂ©-
tique dâUzbekistan.
Ibn BattĂ»ta â Voyages
381
II. De La Mecque aux steppes russes et Ă lâInde
endroits
. Il fournit aux gens les grains, ainsi que tout lâargent nĂ©-
cessaire pour les semailles, et exigea que celles-ci fussent faites au
profit des magasins du TrĂ©sor public. Le jurisconsulte âAfĂźf eddĂźn,
ayant entendu parler de cette chose, dit : « On nâobtiendra pas de cette
semence lâeffet quâon dĂ©sire. » Il fut dĂ©noncĂ© au souverain, qui le fit
mettre en prison, et lui dit : « Pourquoi te mĂȘles-tu des affaires de
lâĂtat ? » Un peu plus tard, il le relĂącha, et le lĂ©giste se rendit vers sa
demeure.
Il rencontra par hasard, chemin faisant, deux jurisconsultes de ses
amis, qui lui dirent : « Que Dieu soit loué, à cause de ta délivrance ! »
Il rĂ©pondit : « Louons lâĂtre suprĂȘme qui nous a sauvĂ©s des mains des
méchants
. Ils se sĂ©parĂšrent ; mais ils nâĂ©taient pas encore arrivĂ©s Ă
leurs logements que le sultan était déjà instruit de leur discours.
DâaprĂšs son ordre, on les amena tous les trois en sa prĂ©sence ; alors il
dit [Ă ses suppĂŽts] : « Partez avec celui-ci [en dĂ©signant âAfĂźf eddĂźn],
et coupez-lui le cou, Ă la maniĂšre des baudriers. » Cela veut dire quâon
tranche la tĂȘte avec un bras et une portion de la poitrine. Il ajouta :
« Et coupez
p454
le cou aux deux autres. » Ceux-ci dirent au souve-
rain : « Pour âAfĂźf eddĂźn, il mĂ©rite dâĂȘtre chĂątiĂ© Ă cause de son propos ;
mais nous, pour quel crime nous fais-tu mourir ? » Le monarque ré-
pondit : « Vous avez entendu son discours et ne lâavez pas dĂ©sapprou-
vĂ© ; câest donc comme si vous aviez Ă©tĂ© de son avis. » Ils furent tuĂ©s
tous les trois. Que Dieu ait pitiĂ© dâeux !
D
U MEURTRE COMMIS PAR LE SULTAN SUR DEUX JURISCONSULTES DU
S
IND QUI ĂTAIENT Ă SON SERVICE
Le sultan ordonna Ă ces deux jurisconsultes du Sind de se rendre
dans une certaine province, en compagnie dâun commandant quâil
avait désigné. Il leur dit : « Je mets entre vos mains les affaires de la
province et des sujets ; cet Ă©mir sera avec vous uniquement pour agir
suivant vos ordres. » Ils répondirent : « Il vaut mieux que nous soyons
comme deux témoins à son égard, et que nous lui montrions le chemin
928
Les gens étaient trop faibles pour pouvoir creuser et trop affamés pour pouvoir
conserver les semences. Alors ils les mangĂšrent, ce qui entraĂźna une nouvelle
vague de répression.
929
Coran, XXIII, 28.
Ibn BattĂ»ta â Voyages
382
II. De La Mecque aux steppes russes et Ă lâInde
de la justice, afin quâil le suive. » Alors le souverain reprit : « Certes,
votre but est de manger, de dissiper mes biens, et dâattribuer cela Ă ce
Turc, qui nâa aucune connaissance. » Les deux lĂ©gistes rĂ©pliquĂšrent :
« Que Dieu nous en garde ! Î maßtre du monde ; nous ne cherchons
pas une telle chose. » Mais le sultan rĂ©pĂ©ta : « Vous nâavez pas
dâautre pensĂ©e. » Puis il dit Ă ses gens : « Emmenez-les chez le cheĂŻkh
ZĂądeh annohĂąouendy. » Celui-ci est chargĂ© dâadministrer les chĂąti-
ments.
Quand ils furent en sa présence, il leur dit : « Le sultan veut vous
faire mourir ; or avouez ce dont il vous accuse, et ne vous faites pas
torturer. » Ils rĂ©pondirent : « Pour Dieu, nous nâavons jamais cherchĂ©
que ce que nous avons exprimĂ©. » ZĂądeh reprit, en sâadressant Ă ses
sbires
: « Faites-leur goûter quelque chose. » Il voulait dire : « en
fait de tourments ». En conséquence, on
p455
les coucha sur leur dos,
on plaça sur leur poitrine une plaque de fer rougie au feu, quâon retira
quelques instants aprÚs, et qui mit à nu ou détruisit leurs chairs. Alors
on prit de lâurine et des cendres quâon appliqua sur les plaies ; et Ă ce
moment les deux victimes confessĂšrent que leur but Ă©tait celui
quâavait indiquĂ© le sultan ; quâils Ă©taient deux criminels mĂ©ritant la
mort ; quâils nâavaient aucun droit Ă la vie, ni aucune rĂ©clamation Ă
Ă©lever pour leur sang, dans ce monde pas plus que dans lâautre. Ils
Ă©crivirent cela de leur propre main, et reconnurent leur Ă©crit devant le
kùdhi. Celui-ci légalisa le procÚs-verbal, portant que leur confession
avait eu lieu sans rĂ©pugnance et sans coaction. Sâils avaient dit :
« Nous avons été contraints », ils auraient été infailliblement tourmen-
tĂ©s de plus belle. Ils pensĂšrent donc quâavoir le cou coupĂ© sans dĂ©lai
valait mieux pour eux que mourir par une torture douloureuse ils fu-
rent tuĂ©s. Que Dieu ait pitiĂ© dâeux !
D
U MEURTRE COMMIS PAR SON ORDRE SUR LE CHEĂKH
H
OĂD
Le cheïkh Zùdeh, appelé Hoûd, était petit-fils du cheïkh pieux et
saint Rocn eddĂźn, fils de BĂ©hĂą eddĂźn, fils dâAboĂ» ZacariyyĂą almoltĂą-
ny
, Son aïeul, le cheïkh Rocn eddßn, était vénéré du sultan ; et il en
930
En arabe
zabaniya
, les dĂ©mons chargĂ©s dâinfliger les chĂątiments en enfer.
931
Voir chap. 5, n. 12.
Ibn BattĂ»ta â Voyages
383
II. De La Mecque aux steppes russes et Ă lâInde
Ă©tait ainsi du frĂšre de Rocn eddĂźn, nommĂ© âImĂąd eddĂźn, qui ressem-
blait beaucoup au sultan, et qui fut tué le jour de la bataille contre Ca-
chloĂ» khĂąn, comme nous le dirons plus bas. Lorsque âImĂąd eddĂźn fut
mort, le souverain donna Ă son frĂšre Rocn eddĂźn cent villages, pour
quâil tirĂąt sa subsistance, et quâil nourrĂźt les passants dans son ermi-
tage. A sa mort, le cheĂŻkh Rocn eddĂźn nomma son successeur dans
lâermitage son petit-fils, le cheĂŻkh HoĂ»d ; mais son neveu, le fils du
frĂšre de Rocn eddĂźn, sây opposa, en disant quâil avait plus de droits
que lâautre Ă lâhĂ©ritage de son oncle. Il se rendit avec HoĂ»d
p456
chez le
sultan, qui Ă©tait Ă Daoulet AbĂąd ; et entre cette ville et MoltĂąn, il y a
quatre-vingts jours de marche. Le souverain accorda à Hoûd la place
de cheĂŻkh, ou supĂ©rieur de lâermitage, selon le testament de Rocn ed-
dĂźn : HoĂ»d Ă©tait alors dâun Ăąge mĂ»r, tandis que le neveu de Rocn eddĂźn
était un jeune homme. Le sultan honora beaucoup le cheïkh Hoûd ; il
ordonna de le recevoir comme un hĂŽte, dans toutes les stations oĂč il
descendrait ; il prescrivit aux habitants de sortir Ă sa rencontre dans
toutes les villes par oĂč il passerait, dans son voyage jusquâĂ MoltĂąn, et
de lui préparer un festin.
Quand lâordre parvint Ă la capitale, les jurisconsultes, les juges, les
docteurs et les notables sortirent Ă la rencontre de HoĂ»d. JâĂ©tais du
nombre ; nous le vßmes, assis dans un palanquin porté par des hom-
mes, tandis que ses chevaux Ă©taient conduits Ă la main. Nous le sa-
luùmes ; mais, pour ma part, je désapprouvai son action de rester dans
le palanquin, et dis : « Il aurait dû monter à cheval, et marcher parallÚ-
lement aux juges et aux docteurs, qui sont sortis pour le recevoir. »
Ayant appris mon discours, HoĂ»d monta Ă cheval, et il sâexcusa en
allĂ©guant quâil ne lâavait point fait dâabord Ă cause dâune incommoditĂ©
dont il souffrait. Il fit son entrée à Dihly, et on lui offrit un festin, pour
lequel on dépensa des sommes considérables du trésor du sultan. Les
kĂądhis, les cheĂŻkhs, les lĂ©gistes et les personnages illustres sây trou-
vaient ; on Ă©tendit les nappes, et lâon apporta les mets du banquet, sui-
vant lâusage
. On distribua des sommes dâargent Ă tous les individus
présents, en proportion du rang de chacun : le grand juge eut cinq
cents dĂźnĂąrs, et moi jâen touchai deux cent cinquante. Telle est
lâhabitude, chez les Indiens, lors des festins impĂ©riaux.
932
Cf. p.418,
Ibn BattĂ»ta â Voyages
384
II. De La Mecque aux steppes russes et Ă lâInde
Le cheïkh Hoûd partit pour son pays, en compagnie du cheïkh
Noûr eddßn acchßrùzy, que le sultan envoyait avec lui, pour le faire
asseoir sur le tapis Ă priĂšre de son
p457
aĂŻeul dans la zĂąouĂŻah
et pour
lui offrir un banquet en ce lieu aux frais du monarque. Il se fixa dans
cet ermitage et y passa plusieurs annĂ©es. Puis il arriva quâImĂąd al-
molc
, commandant du Sind, écrivit au sultan que le cheïkh Hoûd,
ainsi que sa parentĂ©, sâoccupait Ă amasser des richesses, pour les dĂ©-
penser ensuite dans les plaisirs de ce monde, et quâils ne donnaient Ă
manger Ă personne dans lâermitage. Le souverain ordonna dâexiger
dâeux la restitution de ces biens. En consĂ©quence, âImĂąd almolc en
emprisonna quelques-uns, en fit frapper dâautres ; il leur extorquait
chaque jour vingt mille piĂšces dâor, et cela durant quelque temps ; il
finit par prendre tout ce quâils possĂ©daient. On leur trouva beaucoup
dâargent et de choses prĂ©cieuses ; on cite, entre autres, une paire de
sandales incrustées de perles et de rubis, qui furent vendues pour sept
mille piĂšces dâor. On dit quâelles appartenaient Ă la fille du cheĂŻkh
HoĂ»d ; dâautres prĂ©tendent quâelles Ă©taient Ă une de ses concubines.
Lorsque le cheĂŻkh fut fatiguĂ© de toutes ces vexations, il sâenfuit, et
dĂ©sira de se rendre dans le pays des Turcs ; mais il fut pris. âImĂąd al-
molc en informa le sultan, qui prescrivit de le lui envoyer, de mĂȘme
que celui qui lâavait arrĂȘtĂ©, tous les deux comme des prisonniers.
Quand ils furent arrivĂ©s prĂšs du souverain, il mit en libertĂ© lâindividu
qui avait saisi le cheĂŻkh HoĂ»d, et dit Ă celui-ci : « OĂč voulais-tu
fuir ? » Le cheĂŻkh sâexcusa comme il put ; mais le sultan lui rĂ©pondit :
« Tu voulais aller chez les Turcs ; tu voulais leur dire que tu es le fils
du cheĂŻkh BĂ©hĂą ĂȘddĂźn ZacariyyĂą ; que le sultan de lâInde tâa fait telle
et telle chose ; et tu pensais venir ensuite me combattre en compagnie
de ces Turcs. » Il ajouta en sâadressant Ă ses gardes : « Coupez-lui le
cou. » Il fut tué. Que Dieu ait pitié de lui !
p458
933
Câest-Ă -dire prendre sa succession.
934
Voir ci-dessus n. 39.
Ibn BattĂ»ta â Voyages
385
II. De La Mecque aux steppes russes et Ă lâInde
D
E L
â
EMPRISONNEMENT DU CHEĂKH FILS DE
T
ĂDJ AL
â
ĂRIFĂN
,
ET DE LA CONDAMNATION Ă MORT DES FILS DE CE CHEĂKH
,
LE TOUT PAR L
â
ORDRE DU SULTAN
Le pieux cheĂŻkh Chams eddĂźn, fils de TĂądj alâĂąrifĂźn, habitait la ville
de Cowil
, sâoccupant tout Ă fait dâactes de dĂ©votion ; et câĂ©tait un
homme de grand mérite. Une fois le sultan entra dans cette cité, et
lâenvoya quĂ©rir ; mais il ne se rendit pas chez le souverain. Celui-ci se
dirigea lui-mĂȘme vers sa demeure ; puis, quand il en approcha, il re-
broussa chemin, et ne vit pas le cheĂŻkh.
Plus tard, il arriva quâun Ă©mir se rĂ©volta contre le sultan dans une
province, et que les peuples lui prĂȘtĂšrent serment. On rapporta au sou-
verain que, dans une réunion chez le cheïkh Chams eddßn, on avait
parlĂ© de cet Ă©mir, que le cheĂŻkh avait fait son Ă©loge, et dit quâil mĂ©ri-
tait de régner. Le sultan envoya prÚs du cheïkh un commandant, qui
lui mit des liens aux pieds, et agit ainsi avec ses fils, avec le juge de
Cowil et son inspecteur des marchés ; car on avait su que ces deux
derniers personnages se trouvaient prĂ©sents dans lâassemblĂ©e oĂč il
avait Ă©tĂ© question de lâĂ©mir insurgĂ©, et oĂč son Ă©loge avait Ă©tĂ© fait par
le cheĂŻkh Chams eddĂźn. Le souverain les fit mettre tous en prison,
aprĂšs avoir toutefois privĂ© de la vue le juge et lâinspecteur des mar-
chĂ©s. Quant au cheĂŻkh, il mourut dans la prison ; le juge et lâinspecteur
en sortaient tous les jours, accompagnés par un geÎlier ; ils deman-
daient lâaumĂŽne aux passants, et Ă©taient reconduits dans leur cachot.
Le sultan avait été averti que les fils du cheïkh avaient eu des rap-
ports avec les Indiens infidĂšles, ainsi quâavec les rebelles hindous, et
avaient contracté amitié avec eux. A la mort de leur pÚre, il les fit sor-
tir de prison et leur dit : « Vous nâagirez plus comme vous lâavez
fait. » Ils rĂ©pondirent : « Et quâavons-nous fait ? » Le sultan se mit en
colĂšre et ordonna de les tuer ; ce qui eut lieu.
p459
Il fit venir aprÚs cela le juge susmentionné, et lui dit :« Fais-moi
connaĂźtre ceux qui [dans Cowil] pensent comme les individus qui
viennent dâĂȘtre exĂ©cutĂ©s et agissent comme ils lâont fait. » Le kĂądhi
dicta les noms dâun grand nombre de personnes, parmi les grands du
pays. Lorsque le monarque vit cela, il dit : « Cet hommes désire la
935
Lâactuelle Aligarh au sud-sud-est de Dihli.
Ibn BattĂ»ta â Voyages
386
II. De La Mecque aux steppes russes et Ă lâInde
destruction de la ville. » Et, sâadressant Ă ses satellites, il ajouta
« Coupez-lui le cou. » Ils le lui coupÚrent. Que Dieu ait pitié de lui !
D
E LA CONDAMNATION Ă MORT DU CHEĂKH
A
LHAĂDARY PAR LE SULTAN
Le cheĂŻkh âAly alhaĂŻdary habitait la ville de Cambaie, sur le littoral
de lâInde ; câĂ©tait un homme dâun grand mĂ©rite, dâune rĂ©putation im-
mense, et il Ă©tait cĂ©lĂšbre dans les pays, mĂȘme les plus Ă©loignĂ©s. Les
négociants qui voyageaient sur mer lui vouaient de nombreuses of-
frandes, et Ă leur arrivĂ©e ils sâempressaient dâaller saluer ce cheĂŻkh,
qui savait découvrir leur secrets, et leur disait la bonne aventure. Il
arrivait souvent que lâun dâeux lui avait promis une offrande, et que
depuis il avait regrettĂ© son vĆu. Quand il se prĂ©sentait devant le
cheĂŻkh pour le saluer, celui-ci lui rappelait sa promesse, et lui ordon-
nait dây satisfaire. Pareille chose sâest passĂ©e un grand nombre de fois,
et le cheĂŻkh âAly est renommĂ© sous ce rapport.
Lorsque le kùdhi Djélùl eddßn alafghùny et sa peuplade
sâinsurgĂšrent dans ces contrĂ©es
, on avertit le sultan que le cheĂŻkh
AlhaĂŻdary avait priĂ© pour le juge susnommĂ© ; quâil lui avait donnĂ© sa
propre calotte, et on assurait mĂȘme quâil lui avait prĂȘtĂ© serment. Le
souverain ayant marché en personne contre les rebelles, Djélùl eddßn
sâenfuit. Alors le sultan partit, et laissa en sa place, Ă Cambaie, ChĂ©ref
almolc, Ă©mir bakht
, qui
p460
est un de ceux qui arrivĂšrent avec nous
chez le monarque de lâInde. Il lui commanda dâouvrir une enquĂȘte sur
les gens qui sâĂ©taient rĂ©voltĂ©s, et lui adjoignit des jurisconsultes pour
lâaider dans les jugements Ă intervenir.
Ămir bakht se fit amener le cheĂŻkh âAly alhaĂŻdary ; il fut Ă©tabli que
ce dernier avait fait cadeau de sa calotte au juge rebelle, et quâil avait
fait des vĆux pour lui. En consĂ©quence, il fut condamnĂ© Ă mourir ;
mais, quand le bourreau voulut le frapper, il nây rĂ©ussit pas. Le peuple
fut fort Ă©merveillĂ© de ce fait, et il pensa quâon pardonnerait au
condamnĂ©, Ă cause de cela ; mais lâĂ©mir ordonna Ă un autre bourreau
de lui couper le cou, ce qui fut fait. Que Dieu ait pitié de ce cheïkh !
936
Voir t. III, p. 97 et suiv.
937
Voir t. III, p. 101.
Ibn BattĂ»ta â Voyages
387
II. De La Mecque aux steppes russes et Ă lâInde
D
U MEURTRE ORDONNĂ PAR LE SULTAN Ă L
â
ĂGARD
DE
T
HOĂGHĂN ET DE SON FRĂRE
Thoûghùn alferghùny et son frÚre étaient deux grands de la ville de
FerghĂąnah
qui Ă©taient venus trouver le sultan de lâInde. Il les ac-
cueillit fort bien, il leur fit de riches présents, et ils restÚrent prÚs de
lui assez longtemps. Plus tard, ils désirÚrent retourner dans leur pays,
et voulurent prendre la fuite. Un de leurs compagnons les dénonça au
souverain, qui ordonna de les fendre en deux par le milieu du corps ;
ce qui fut exĂ©cutĂ©. On donna Ă leur dĂ©nonciateur tout ce quâils possĂ©-
daient ; car tel est lâusage dans ces pays de lâInde. Quand un individu
en accuse un autre, que sa dĂ©claration est trouvĂ©e fondĂ©e et quâon tue
lâaccusĂ©, les biens de celui-ci sont livrĂ©s au dĂ©lateur.
p461
D
E LA CONDAMNATION Ă MORT PRONONCĂE PAR LE SULTAN
CONTRE LE FILS DU ROI DES MARCHANDS
Le fils du roi ou prévÎt des marchands était un tout petit jeune
homme, sans barbe. Lorsque arrivĂšrent lâhostilitĂ© de âAĂŻn almolc, la
révolte et sa guerre contre le souverain, comme nous le raconterons, le
rebelle sâempara de ce fils du roi des marchands, qui se trouva ainsi
par force au milieu de ses fauteurs. âAĂŻn almolc ayant Ă©tĂ© mis en fuite,
et puis saisi, de mĂȘme que ses compagnons, on trouva parmi ceux-ci
le fils du roi des marchands et son beau-frÚre ou allié, le fils de Kothb
almolc
. Le sultan ordonna de les attacher tous les deux par leurs
mains Ă une poutre, et les fils des rois leur lancĂšrent des flĂšches, jus-
quâĂ ce quâils fussent morts.
Alors le chambellan Khodjah Ămir âAly attibrĂźzy dit au grand juge
Camùl eddßn : « Ce jeune homme ne méritait pas la mort. » Le sultan
sut cela, et lui fit cette observation : « Pourquoi nâas-tu pas dit cette
chose avant sa mort ? » Puis il le condamna à recevoir environ deux
938
Le nom de Ferghana correspondait Ăą lâĂ©poque Ă une rĂ©gion situĂ©e au sud de la
haute vallĂ©e de Siri Darya, dans lâactuel Uzbekistan soviĂ©tique. Sa capitale
Ă©tait Andigan, lâactuelle Andizan.
939
Voir ci-dessus n. 34.
Ibn BattĂ»ta â Voyages
388
II. De La Mecque aux steppes russes et Ă lâInde
cents coups de fouet, il le fit mettre en prison, et donna tout ce quâil
possédait au chef des bourreaux. Le lendemain, je vis celui-ci, qui
avait revĂȘtu les habits dâĂmir âAly, sâĂ©tait coiffĂ© de son bonnet, et
Ă©tait montĂ© sur son cheval, de sorte que je le pris pour Ămir âAly en
personne. Ce dernier resta plusieurs mois dans le cachot ; il fut ensuite
relĂąchĂ©, et le sultan lui rendit la place quâil occupait avant sa disgrĂące.
Il se fùcha contre lui une seconde fois, et le relégua dans le Khorùçùn.
Ămir âAly se fixa Ă HĂ©rat, et Ă©crivit au sultan, pour implorer ses fa-
veurs. Le souverain lui répondit au dos de sa lettre, en termes [per-
sans] :
Eguer bùz ùmédi bùz(ùï)
; ce qui veut dire : « Si tu tâes repenti,
reviens. » Il retourna en effet chez le souverain de lâInde.
p462
D
ES COUPS QU
â
IL FIT DONNER AU PRĂDICATEUR EN CHEF
JUSQU
â
Ă CE QU
â
IL EN MOURĂT
Le sultan avait chargé le grand prédicateur de Dihly de surveiller
pendant le voyage le trésor des pierres précieuses. Or il arriva que des
voleurs hindous se jetÚrent une nuit sur ce trésor et en emportÚrent une
partie. Pour cette cause, le souverain ordonna de frapper le prédica-
teur, de telle sorte quâil en mourut. Que Dieu ait pitiĂ© de lui !
D
E LA DESTRUCTION DE LA VILLE DE
D
IHLY
;
DE L
â
EXIL DE SES
HABITANTS
;
DE LA MORT DONNĂE Ă UN AVEUGLE ET Ă UN INDIVIDU
PERCLUS
Un des plus graves reproches quâon fait Ă ce sultan, câest dâavoir
forcé tous les habitants de Dihly à quitter leurs demeures
. Le motif
en fut que ceux-ci Ă©crivaient des billets contenant des injures et des
invectives contre le souverain ; ils les cachetaient, et traçaient sur ces
billets les mots suivants : « Par la tĂȘte du maĂźtre du monde [le sultan],
940
La tentative de déplacement de la capitale de Dihli à Dawlatabad fut opérée en
deux temps ; une premiÚre fois en 1327, aprÚs la révolte de Gushtasb (voir t.
III. p. 70), quand Muhammad Tughluk, préférant une capitale ayant une posi-
tion plus centrale, ordonna Ă la cour, aux hauts fonctionnaires et aux gouver-
neurs provinciaux de sây transfĂ©rer ou dây installer leurs familles une seconde
en 1330, quand le gouverneur, excédé par les plaintes de la population de Di-
hli, ordonna un exode massif.
Ibn BattĂ»ta â Voyages
389
II. De La Mecque aux steppes russes et Ă lâInde
personne, excepté lui, ne doit lire cet écrit. » Ils jetaient ces papiers
nuitamment dans la salle dâaudience, et lorsque le monarque en brisait
le cachet il y trouvait des injures et des invectives Ă son adresse. Il se
décida à ruiner Dihly ; il acheta des habitants toutes leurs maisons et
leurs auberges, il leur en paya le prix, et leur ordonna de se rendre Ă
Daoulet AbĂąd. Ceux-ci ne voulurent dâabord pas obĂ©ir ; mais le crieur
ou héraut
p463
du monarque proclama quâaprĂšs trois jours nul nâeĂ»t Ă
se trouver dans lâintĂ©rieur de Dihly.
La plupart des habitants partirent, et quelques-uns se cachĂšrent
dans les maisons ; le souverain ordonna de rechercher minutieusement
ceux qui étaient restés. Ses esclaves trouvÚrent dans les rues de la ville
deux hommes, dont lâun Ă©tait paralytique et lâautre aveugle. Ils les
amenĂšrent devant le souverain, qui fit lancer le perclus au moyen
dâune baliste, et commanda que lâon traĂźnĂąt lâaveugle depuis Dihly
jusquâĂ Daoulet AbĂąd, câest-Ă -dire lâespace de quarante jours de mar-
che. Ce malheureux tomba en morceaux durant le voyage, et il ne par-
vint de lui Ă Daoulet AbĂąd quâune seule jambe. Tous les habitants de
Dihly sortirent, ils abandonnĂšrent leurs bagages, leurs marchandises,
et la ville resta tout à fait déserte
.
Une personne qui mâinspire de la confiance mâa assurĂ© que le sul-
tan monta un soir sur la terrasse de son chĂąteau, quâil promena son
regard sur la ville de Dihly, oĂč il nây avait ni feu, ni fumĂ©e, ni flam-
beau, et quâil dit : « Maintenant, mon cĆur est satisfait et mon esprit
est tranquille. » Plus tard, il écrivit aux habitants de différentes pro-
941
« Sans aucune concertation et sans examiner attentivement les avantages et les
inconvénients, il amena la ruine sur Dihli. [...] Tout a été détruit. La ruine fut
si complĂšte que mĂȘme un chien ou un chat ne resta pas parmi les bĂątiments de
la citĂ©, dans ses palais et ses faubourgs. Les habitants ont Ă©tĂ© forcĂ©s dâĂ©migrer
avec leur famille et leur entourage, femmes et enfants, domestiques et servan-
tes. Le peuple, qui était né et avait vécu pendant des années et des générations
dans le pays, eut le cour brisé. Plusieurs périrent en route des suites de ce long
voyage et ceux qui arrivĂšrent Ă Deogir (Dawlatabad) ne purent endurer les
malheurs de lâexil. Abattus, ils languirent Ă en mourir. Tout autour de Deogir,
dans son pays infidĂšle se levĂšrent des cimetiĂšres musulmans. Le souverain
était prodigue en faveurs et libéralités pour les migrants aussi bien pendant
leur voyage quâĂ leur arrivĂ©e ; mais ils Ă©taient faibles et nâont pu rĂ©sister Ă
lâexil et aux souffrances. Ils reposĂšrent leurs tĂȘtes dans cette terre paĂŻenne, et
de la grande multitude des migrants trÚs peu survécurent pour retourner à leurs
maisons. Ainsi cette ville, enviée de toutes les villes du monde habité, fut ré-
duite en ruine » (B
ARANI
,
Tarikh-i Firuz Shakhi
).
Ibn BattĂ»ta â Voyages
390
II. De La Mecque aux steppes russes et Ă lâInde
vinces de se rendre Ă Dihly pour la repeupler.
p464
Ils ruinĂšrent leurs
pays, mais ne peuplĂšrent point Dihly, tant cette ville est vaste, im-
mense ; elle est, en effet, une des plus grandes citĂ©s de lâunivers. A
notre entrĂ©e dans cette capitale, nous la trouvĂąmes dans lâĂ©tat auquel
on vient de faire allusion ; elle était vide, abandonnée et sa population
trÚs clairsemée.
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Ibn BattĂ»ta â Voyages
391
II. De La Mecque aux steppes russes et Ă lâInde
Bibliographie
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