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Ibn Battûta

 

 

Voyages

 

 

II. De La Mecque

 

aux steppes russes

 

 

 

Traduction de l’arabe de C. Defremery  

et B.R. Sanguinetti (1858) 

 

Introduction et notes de StĂ©phane YĂ©rasimos 

 

 

François Maspero, Paris 1982 

Collection FM/La DĂ©couverte

 

 

Un document produit en version numĂ©rique par Jean-Marc Simonet, bĂ©nĂ©vole, 

professeur retraitĂ© de l’enseignement de l’UniversitĂ© de Paris XI-Orsay 

Courriel: 

jmsimonet@wanadoo.fr

 

 

Dans le cadre de la collection: "Les classiques des sciences sociales" 

Site web: 

http://classiques.uqac.ca/

 

 

Une collection dĂ©veloppĂ©e en collaboration avec la BibliothĂšque 

Paul-Émile-Boulet de l'UniversitĂ© du QuĂ©bec Ă  Chicoutimi 

Site web: 

http://bibliotheque.uqac.ca/

 

 

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Ibn BattĂ»ta — Voyages 

 

II. De La Mecque aux steppes russes et Ă  l’Inde 

Cette Ă©dition Ă©lectronique a Ă©tĂ© rĂ©alisĂ©e par Jean-Marc Simonet, ancien pro-

fesseur des UniversitĂ©s, bĂ©nĂ©vole. 

Courriel: 

jmsimonet@wanadoo.fr

  

 
À partir du livre de 
 

 

 

Ibn BattĂ»ta 

 

Voyages

 

II. De La Mecque aux steppes russes

 

Traduction de l’arabe de C. Defremery et 

B.R. Sanguinetti (1858) 

 

Introduction et notes  

de StĂ©phane Yerasimos 

Cartes de Catherine Barthel 

 

Collection FM/La DĂ©couverte 

Librairie François Maspero, Paris, 1982, 

480 pages.

 

 

Polices de caractĂšres utilisĂ©es : 

Pour le texte: Times New Roman, 14 et 12 points. 
Pour les notes de bas de page : Times  New Roman, 10 points. 
Édition Ă©lectronique rĂ©alisĂ©e avec le traitement de textes Microsoft Word 2004 
pour Macintosh. 
Mise en page sur papier format : LETTRE (US letter), 8.5’’ x 11’’) 
Édition numĂ©rique rĂ©alisĂ©e le 12 fĂ©vrier 2008 Ă  Chicoutimi, Ville de Saguenay, 
province de QuĂ©bec, Canada. 

 

 

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Ibn BattĂ»ta — Voyages 

 

II. De La Mecque aux steppes russes et Ă  l’Inde 

 

Table des matiĂšres 

 

Volume II. — De La Mecque aux steppes russes et Ă  l'Inde 

 

Introduction

  

L’ocĂ©an Indien et le golfe Persique

 ; â€” 

L’Asie Mineure

 ; â€” 

La Russie mé-

ridionale et Constantinople

 ; â€” 

L'Asie centrale

 ; â€” 

L’Inde (

premiĂšre 

partie

)

.  

 

1. L'océan Indien et le golfe Persique

   

 

2. L'Asie Mineure

   

 

3. La Russie méridionale

   

 

4. L'Asie centrale

   

 

5. Le voyage Ă  Dihli

  

 

6. L'histoire du sultanat de Dihli

   

 

7. Le bon et le mauvais gouvernement de Muhammad bin Tughluk

   

 

Bibliographie

   

 

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Ibn BattĂ»ta — Voyages 

 

II. De La Mecque aux steppes russes et Ă  l’Inde 

 

Introduction 

 

 

Retour Ă  la Table des MatiĂšres

  

 

 

Le premier volume des Voyages d’Ibn BattĂ»ta dans cette Ă©dition 

correspond Ă  la partie du rĂ©cit traitant des terres centrales de l’islam 
avec pour objectif et aboutissement le pĂšlerinage Ă  La Mecque ; ce 
volume possĂšde ainsi une autonomie relative. Par contre, les deux vo-
lumes qui suivent ne seront qu’artificiellement sĂ©parĂ©s, puisqu’ils 
concernent l’un et l’autre le domaine islamique pĂ©riphĂ©rique, avec 
seulement quelques excursions notables au-delĂ . De mĂȘme, une intro-
duction gĂ©nĂ©rale Ă©tant prĂ©sentĂ©e au dĂ©but du premier volume, les in-
troductions aux deuxiĂšme et troisiĂšme volumes tenteront uniquement 
de complĂ©ter les informations donnĂ©es dans les notes et d’aborder un 
certain nombre de problĂšmes soulevĂ©s par le texte. 

 

L’

OCÉAN 

I

NDIEN ET LE GOLFE 

P

ERSIQUE

 

Retour Ă  la Table des MatiĂšres

  

 

Quand Ibn Battûta quitte La Mecque en septembre 1330 pour des-

cendre vers le sud, il se trouve, en quelque sorte, au milieu de son par-
cours. Il a accompli son voyage initiatique et sanctificateur, mais il 
n’a pas encore entrepris celui qui lui permettra de cueillir les fruits de 
cette sanctification. Aussi les raisons de ce circuit intermĂ©diaire, qui 
sera encore bouclĂ© sur La Mecque par le pĂšlerinage de 1332, restent 
obscures. Ce n’est pas un itinĂ©raire parsemĂ© de visites de saints 

p005

 

personnages, morts ou vivants, ni de rencontres de souverains avides 
de nouvelles, profanes ou sacrĂ©es, sortant de la bouche d’un saint pĂš-
lerin. Il s’agit de rivages, directs ou indirects, de l’ocĂ©an Indien avec 
leur grand commerce d’or, d’ivoire et d’esclaves. Or, bien que ne dĂ©-
daignant pas les biens de ce monde, notre voyageur ne semble pas 
avoir exercĂ© d’activitĂ© commerciale, et son horreur de la mer transpa-
raĂźt Ă  chaque occasion. Ce serait donc un parcours oĂč la passion du 

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Ibn BattĂ»ta — Voyages 

 

II. De La Mecque aux steppes russes et Ă  l’Inde 

voyage se manifeste Ă  l’état pur ? Et pourquoi pas ? Ainsi Ibn BattĂ»ta 
n’annonce pas ses intentions au dĂ©but de cet itinĂ©raire. Il semble se 
laisser aller au fil du hasard et des moussons. 

La mer Rouge, trait d’union, Ă  l’époque, entre le commerce mĂ©di-

terranĂ©en et celui de l’ocĂ©an Indien, est contrĂŽlĂ©e par les mameluks 
d’Égypte, mais ces derniers semblent dĂ©lĂ©guer, de grĂ© ou de force, 
leur pouvoir Ă  la famille des Ă©mirs de La Mecque, lesquels maintien-
nent Ă  leur tour l’équilibre entre les maĂźtres de l’Égypte et ceux du 
YĂ©men, les Rasulides. Ibn BattĂ»ta rencontre ainsi un fils d’Abu Nu-
mayy, le Mecquois, Ă©tabli Ă  Sawakin, sur le littoral soudanais et va, 
par la suite, faire sa cour chez le sultan du YĂ©men. 

Le YĂ©men, par sa situation gĂ©opolitique — refuges des hauts pla-

teaux face aux plaines pĂ©riodiquement envahies des tribus du Sud rĂ©-
fractaires Ă  un islam mecquois et mĂ©dinois —, fut mĂȘlĂ© Ă  une bonne 
partie des pĂ©ripĂ©ties sociopolitiques de l’islam. Un imamat zaydite 
(pour l’ensemble des rĂ©fĂ©rences religieuses, se reporter Ă  l’intro-
duction du premier volume) se retranche solidement sur les plateaux, 
tandis que, dans la plaine, des sunnites, des shi’ites, des karmates ou 
des kharidjites se succĂšdent jusqu’à ce que Saladin, glaive de 
l’orthodoxie musulmane, entreprenne de rĂ©tablir le sunnisme dans les 
terres hĂ©rĂ©tiques de l’islam. Comme, en mĂȘme temps, un empire syro-
Ă©gyptien a besoin de contrĂŽler le YĂ©men, la mise au pas politico-
religieuse s’étend, avec l’arrivĂ©e 

p006

 d’une armĂ©e ayyubide sous la 

direction de Turanshah, frĂšre de Saladin, Ă©galement Ă  cette province 
— du moins Ă  ses plaines. Parmi les dignitaires de cette armĂ©e figure 
un TurkmĂšne nommĂ© Muhammad bin Hasan, originaire de l’Asie Mi-
neure et utilisĂ© par le calife abbasside al-Mustenfid (1160-1170) dans 
un certain nombre de missions d’oĂč il tirera le surnom aussi vague que 
ronflant de Rasul (EnvoyĂ©). Au cours du demi-siĂšcle de rĂšgne de la 
branche ayyubide du YĂ©men, les descendants du Rasul s’y implantĂš-
rent fortement, jusqu’à ce qu’un de ses petits-fils, Nur al-din Omar, 
proclame son indĂ©pendance vers l’annĂ©e 1230. Lui et ses descendants 
auront Ă  lutter contre les imams zaydites des hauts plateaux, contre les 
tribus, les contingents mameluks locaux et aussi contre les prĂ©tendants 
de la famille. Ainsi, lorsque le cinquiĂšme souverain de la dynastie et 
arriĂšre petit-fils de Nur al-din Omar, Mudjahid Nur al-din, arrive au 
pouvoir en 1321, il devient pratiquement roi sans royaume.Les mem-
bres de la famille dĂ©clarent leur indĂ©pendance un peu partout, les ma-

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Ibn BattĂ»ta — Voyages 

 

II. De La Mecque aux steppes russes et Ă  l’Inde 

meluks se rĂ©voltent, l’imam zaydite attaque et l’Égypte, profitant de 
tout cela, envoie des troupes de conquĂȘte. La situation est loin d’ĂȘtre 
calmée lorsque Ibn Battûta traverse, en deux mois, novembre-
dĂ©cembre 1330, le YĂ©men du nord au sud, en faisant une longue et 
rapide excursion Ă  San’a, sur les hauts plateaux, avant d’aboutir Ă  
Aden vers le dĂ©but du mois de janvier 1331. Dans cette partie du rĂ©cit, 
l’image de l’unitĂ© idyllique de l’islam semble encore prĂ©valoir sur les 
rĂ©alitĂ©s. Mais il est bien possible aussi que les sĂ©ries d’évĂ©nements 
violents et remarquables qui remplissent les chroniques, compte tenu 
du fait que les chroniques n’ont pour objet que de rĂ©pertorier ces Ă©vĂ©-
nements, soient loin d’épuiser le calme et la continuitĂ© de la vie quoti-
dienne qui constituent l’immense ocĂ©an paisible dans la vie d’un peu-
ple agitĂ© pĂ©riodiquement d’orages passagers ; et c’est cette mer que 
notre voyageur traverse en recevant seulement quelques Ă©chos des 
troubles passĂ©s ou Ă  venir et qu’il ne juge pas toujours dignes d’ĂȘtre 
mentionnĂ©s dans un rĂ©cit 

p007

 de voyage. Il faut Ă©galement signaler que 

dans cet itinĂ©raire l’excursion de San’a, bien que matĂ©riellement pos-
sible, peut paraĂźtre suspecte par la pauvretĂ© de l’information que ren-
ferme le rĂ©cit. 

Aden, le verrou mĂ©ridional de la mer Rouge, reste un port aussi ri-

che que convoitĂ© sur le chemin du grand commerce oriental. Les Por-
tugais s’y intĂ©resseront vivement dĂšs le dĂ©but du 

XVI

e

 siĂšcle, et avant 

les Ottomans et les Anglais. C’est ainsi qu’on possĂšde une description 
portugaise de la ville, écrite avant 1515 par Tomé PirÚs, premier am-
bassadeur europĂ©en en Chine, qui fixe, par son rĂ©cit, les points 
d’intĂ©rĂȘt de l’expansion portugaise. 

Le pendant d’Aden sur la cĂŽte africaine est ZaĂŻla, port de transit 

mais aussi dĂ©bouchĂ© de l’arriĂšre-pays Ă©thiopien, aussi bien chrĂ©tien 
que musulman ; d’oĂč une certaine imprĂ©cision dans les textes concer-
nant son aire de mouvance politique. Les plateaux Ă©thiopiens, tradi-
tionnellement chrĂ©tiens, voient Ă©merger vers la fin du 

XIII

e

 siĂšcle une 

nouvelle dynastie, dite salomonienne, qui va consolider l’empire 
Ă©thiopien pour les siĂšcles Ă  venir. Les basses terres, situĂ©es entre les 
plateaux et la mer, sont par contre des aires de pĂ©nĂ©tration musulmane 
oĂč plusieurs unitĂ©s Ă©voluent lentement du statut de la fĂ©dĂ©ration tri-
bale vers celui de la royautĂ©. Parmi celles-ci, le royaume d’Ifat 
Ă©merge vers la fin du 

XIII

e

 siĂšcle comme rempart face Ă  

l’expansionnisme Ă©thiopien. Un choc majeur se produit entre Amda 

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Ibn BattĂ»ta — Voyages 

 

II. De La Mecque aux steppes russes et Ă  l’Inde 

Sion (1314-1344), le salomonien, et Hak al-din I

er

 d’Ifat, et aboutit Ă  

la dĂ©faite et la mort de ce dernier. Ifat devient vassal des Éthiopiens et 
en 1332 une grande rĂ©volte est matĂ©e. A celle-ci participent d’autres 
petites formations musulmanes dont Adal, situĂ©e plus prĂšs de la cĂŽte 
qui est souvent prĂ©sentĂ©e comme contrĂŽlant directement ZaĂŻla. Le roi 
d’Adal est tuĂ© dans cette rĂ©volte de 1332 et ce n’est que plus tard, 
dans la deuxiĂšme moitiĂ© du 

XIV

e

 siĂšcle, qu’Adal remplace Ifat comme 

entitĂ© dominante de l’Éthiopie musulmane. Jusqu’à cette pĂ©riode, 

p008

 

ZaĂŻla, forte de sa puissance Ă©conomique, semble vivre politiquement 
en marge, sous la forme d’une fĂ©dĂ©ration tribale. L’historien du 

XIV

e

 

siĂšcle Mufazzal raconte que le souverain du YĂ©men — probablement 
un Rasulide —, ayant voulu construire une mosquĂ©e Ă  ZaĂŻla pour faire 
dire la priĂšre du vendredi en son nom, transporta en cette ville du ma-
tĂ©riel pour la construction et que les habitants le jetĂšrent Ă  la mer, ce 
qui amena le souverain Ă  dĂ©crĂ©ter l’embargo sur les navires de ZaĂŻla. 
Cette anecdote dĂ©montre l’indĂ©pendance, mĂȘme relative, de ZaĂŻla et 
son souci de la conserver. Par conséquent, on peut reconstituer la si-
tuation lors du passage d’Ibn BattĂ»ta de la façon suivante : Ă  
l’extrĂ©mitĂ© d’un arriĂšre-pays soumis aux Éthiopiens oĂč la rĂ©volte 
gronde, ZaĂŻla conserve ses dĂ©bouchĂ©s Ă©conomiques et son indĂ©pen-
dance politique. Toutefois, notre voyageur, qui ne dĂ©barque mĂȘme 
pas, ne nous donne pas cette fois-ci d’indications sur le statut de la 
ville. 

Le mĂȘme systĂšme de fĂ©dĂ©ration tribale rĂ©gissait, jusqu’à la fin du 

XIII

e

 siĂšcle, la ville de Mogadiscio, comptoir fondĂ© vers le 

X

e

 siĂšcle par 

les Arabes et Ă©tape suivante d’Ibn BattĂ»ta. L’évolution de la structure 
du pouvoir dans l’actuelle capitale de la Somalie est caractĂ©ristique de 
la colonisation arabe dans l’ocĂ©an Indien. Au dĂ©but, les clans des tri-
bus ayant participĂ© Ă  la colonisation fondent une fĂ©dĂ©ration. Par la 
suite, la fonction du cadi, dont la prĂ©Ă©minence se trouve Ă  la base de la 
loi islamique, se dĂ©tache. ParallĂšlement se concentrent entre les mains 
d’un clan fortune et puissance. La fonction du cadi finit ainsi par de-
venir hĂ©rĂ©ditaire au sein d’un clan et une premiĂšre cristallisation de 
pouvoir s’opĂšre. C’est le cas de la tribu des Muqri Ă  Mogadiscio. En-
fin, dans des conditions mal connues pour cette ville, un personnage, 
ici Abu Bakr bin Fakhr al-Din, Ă©tablit une dynastie. Ce fut vers la fin 
du 

XIII

e

 siĂšcle, Ă  l’issue d’un compromis avec les Muqri, qui gardĂšrent 

la fonction de cadi pour leur descendance. Les choses se 

p009

 trouvent 

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Ibn BattĂ»ta — Voyages 

 

II. De La Mecque aux steppes russes et Ă  l’Inde 

dans cet Ă©tat lors du passage d’Ibn BattĂ»ta et le resteront probable-
ment jusqu’au 

XVI

e

 siĂšcle. 

Mogadiscio est le plus septentrional des grands comptoirs islami-

ques situĂ©s sous la corne d’Afrique. Plus loin, il y a Mombasa, Kilwa 
et Sofala, pour ne citer que les plus importants. Ils ont la mĂȘme ori-
gine, un peu brouillĂ©e par la lĂ©gende, et par le manque de sources. Ce 
sont des comptoirs fondĂ©s vers le 

X

e

 siĂšcle par des Arabes de l’Arabie 

du Sud ou des Iraniens du golfe Persique, souvent des hĂ©rĂ©tiques 
fuyant les persĂ©cutions, comme les zaydites. Ils constituent le dĂ©part 
d’un grand arc de cercle, qui va de Madagascar Ă  Ceylan en longeant 
les cĂŽtes de l’Afrique, l’Arabie du Sud, le Makran, le Sind, le Gudja-
rat et la cîte du Malabar. Les comptoirs de l’Afrique fournissent sur-
tout de l’or, de l’ivoire et des esclaves, auxquels viennent s’ajouter 
l’ambre, l’encens et les chevaux de l’Arabie du Sud. Certaines de ces 
marchandises, notamment les esclaves et une partie de l’or, bifur-
quent, Ă  partir de ZaĂŻla ou de Qalhat, vers la mer Rouge ou le golfe 
Persique, Ă  destination du Moyen-Orient. Le reste, notamment 
l’ivoire, continue vers l’Inde oĂč il s’échange contre les Ă©pices et les 
Ă©toffes qui remontent ainsi vers le nord, tandis que des vivres 
s’acheminent pour l’approvisionnement des comptoirs africains. En-
fin, ces comptoirs connaĂźtront le mĂȘme sort, balayĂ©s ou rĂ©duits Ă  
l’impuissance par la pĂ©nĂ©tration portugaise au dĂ©but du 

XVI

e

 siĂšcle. 

Les centres les plus importants sur le continent africain sont Ă  

l’époque Mogadiscio et Kilwa, et c’est lĂ  qu’Ibn BattĂ»ta s’arrĂȘte le 
plus longtemps. Les origines de Kilwa se perdent dans la lĂ©gende, 
mais on peut parler d’une royautĂ© beaucoup plus prĂ©coce que celle de 
Mogadiscio, appuyĂ©e peut-ĂȘtre sur une richesse plus importante, celle 
de l’or, et fondĂ©e par une dynastie shirazienne. Elle est remplacĂ©e par 
le clan des Mahduli, originaire du sud-ouest du YĂ©men et dĂ©jĂ  installĂ© 
sur place, dans la personne de Hasan bin Talut, qui 

p010

 accĂ©da au 

pouvoir vers 1227. Son petit-fils, Hasan bin Suleyman, est connu sous 
le nom d’Abu’l Mawahib, le PĂšre des dons, pour la part qu’il rĂ©servait 
aux Ă©mirs de La Mecque sur le commerce des esclaves noirs, capturĂ©s 
par ses soins. Il rĂ©gnait lors du passage d’Ibn BattĂ»ta et mourut peu 
aprùs, en 1332. C’est son frùre, Da’ud, auparavant gouverneur de So-
fala, qui lui succĂ©da. 

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Ibn BattĂ»ta — Voyages 

 

II. De La Mecque aux steppes russes et Ă  l’Inde 

Avec Kilwa, notre auteur achĂšve le tour de ce qui constituait 

l’Afrique orientale aux yeux du monde musulman de l’époque : une 
sĂ©rie d’ülots vivant de l’exploitation des richesses d’un continent hos-
tile et inconnu. C’est ainsi que, pour les gĂ©ographes arabes, les points 
extrĂȘmes connus, au Soudan, en Ă‰thiopie ou au Mozambique, sem-
blent communiquer Ă  travers des terres inconnues dont ils n’imaginent 
pas l’étendue. Pour Ibn BattĂ»ta, l’arriĂšre-pays de Sofala et celui du 
Mali sont presque limitrophes, et on verra souvent cette conception se 
perpĂ©tuer chez les EuropĂ©ens, et jusqu’au 

XVII

e siĂšcle. 

Les moussons, soufflant vers le nord, ramĂšnent Ibn BattĂ»ta vers les 

rivages de l’Arabie au printemps 1331. A cette Ă©poque, deux villes de 
sa cĂŽte mĂ©ridionale participent au grand commerce : al-Shihr dans le 
Hadramawt, sur le territoire de l’actuelle RĂ©publique du Sud-YĂ©men, 
et Zhafar, aujourd’hui disparue, dans la province de Dhofar, au sud-
ouest de l’actuel sultanat d’Oman. Marco Polo, bien que ne les ayant 
pas visitĂ©es, les mentionne toutes les deux, et qualifie al-Shihr de 
« grandissime citĂ© ». Ibn BattĂ»ta ne visite toutefois que Zhafar, direc-
tement situĂ©e sur l’arc de cercle de la navigation indo-africaine. 

Un Ă©tablissement commercial fut crĂ©Ă© en cet endroit, probablement 

par des Persans qui se sont dispersĂ©s vers les mers, ouvertes aprĂšs le 
dĂ©clin du golfe Persique. On signale, en 1145, un souverain d’une dy-
nastie d’origine persane, Ă©tablie Ă  Mirbat, ville qui existe encore 

p011

 

aujourd’hui Ă  proximitĂ© du site de Zhafar. Le pouvoir passe vers 1220 
Ă  une dynastie arabe originaire du Hadramawt, les Habudi. On ne 
connaĂźt que le nom du premier souverain, Ahmad al-Habudi, qui dĂ©-
truisit Mirbat pour bĂątir Zhafar, et celui du dernier, Salim bin Idris, 
qui fut dĂ©possĂ©dĂ© par les Rasulides du YĂ©men. A partir de cette Ă©po-
que, et jusqu’à la fin du 

XIV

e

 siĂšcle, la ville est gouvernĂ©e par une 

branche de la famille rĂ©gnante yĂ©mĂ©nite. 

La ville exporte, de l’encens et des chevaux, produits tous deux de 

l’arriĂšre-pays. Ibn BattĂ»ta dĂ©taille ici les productions locales. MĂȘme 
s’il arrive encore Ă  dĂ©nicher quelques tombeaux, comme celui du pro-
phĂšte coranique Hud dont il n’avait pas manquĂ© de signaler une autre 
sĂ©pulture Ă  Damas, il commence Ă  s’intĂ©resser de plus en plus aux 
biens de ce monde et mĂȘme, au-delĂ  de Zhafar, il fait place dans son 
rĂ©cit Ă  l’aventure, en nous contant les pĂ©ripĂ©ties maritimes et terrestres 
de son trajet pour l’Oman. 

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Ibn BattĂ»ta — Voyages 

10 

 

II. De La Mecque aux steppes russes et Ă  l’Inde 

En contournant le Ras al-Hadd, la pointe la plus orientale de 

l’Arabie, notre voyageur pĂ©nĂštre dans l’aire du golfe Persique et, par 
lĂ , dans le domaine du royaume d’Hormuz. 

AprĂšs l’abandon du golfe Persique comme lieu de passage privilĂ©-

giĂ© du commerce d’Orient et le dĂ©clin du califat abbasside, le littoral 
tombe aux mains des puissances voisines ou locales qui se partagent 
un commerce certes amenuisĂ©, mais point nĂ©gligeable. Le recul du 
grand commerce entraĂźne une sĂ©rie de consĂ©quences et principalement 
le dĂ©clin des centres commerciaux de l’époque classique, notamment 
le quasi-abandon de Basra et la ruine progressive de Siraf aprĂšs sa 
premiĂšre destruction par un sĂ©isme, en 977. Les commerçants arabes 
et surtout persans se dispersent alors, soit dans d’autres points du 
Golfe, vers l’üle de QaĂŻs ou Qatif sur le littoral arabe, soit sur le pour-
tour de la pĂ©ninsule arabe jusqu’à Djedda et sur la cĂŽte de l’Est afri-
cain 

p012

 y compris mĂȘme jusqu’à Madagascar. L’affaiblissement de la 

police du Golfe entraĂźne la floraison des États dissidents sur la cĂŽte 
arabe : les karmates Ă  Bahrein, les kharidjites ibadites Ă  Oman qui 
s’adonnent trĂšs vite Ă  la piraterie et portent ainsi un coup supplĂ©men-
taire au commerce. 

Ce vide, ainsi crĂ©Ă©, va ĂȘtre occupĂ©, dans un premier temps, par des 

puissances continentales qui s’avancent vers le Golfe. Une dynastie de 
Turcs Kara-KhitaĂŻ Ă©tablie au Kirman et des vassaux des Grands Seld-
jukides, les atabeks Salghurides du Fars contrĂŽlent respectivement le 
golfe d’Oman et le golfe Persique Ă  l’est et Ă  l’ouest du dĂ©troit 
d’Hormuz au dĂ©but du 

XIII

e

 siĂšcle. Mais c’est prĂ©cisĂ©ment au centre, Ă  

Hormuz mĂȘme, qu’une nouvelle puissance locale va naĂźtre. Au 

XIII

e

 

siĂšcle, les souverains d’Hormuz sont Ă©tablis Ă  l’emplacement de 
l’actuel Minab, sur le littoral persan, en face du dĂ©troit. Ils sont sou-
mis au sultan de Kirman mais cette vassalitĂ©, ainsi qu’en tĂ©moigne 
Marco Polo, est toute relative : « Quand le sultan de Kirman veut im-
poser au melic de Curmos [Hormuz] des taxes extraordinaires, celui-ci 
prend la mer et empĂȘche les marins des Indes de pĂ©nĂ©trer dans le 
Golfe. Le sultan de Kirman en Ă©prouve beaucoup de pertes ; les reve-
nus de ses douanes diminuent, de sorte qu’il doit faire la paix sans 
exiger autant qu’il avait rĂ©clamĂ©. » 

L’arrivĂ©e des Mongols et l’établissement de l’empire ilkhanide en 

Iran profite doublement Ă  Hormuz. D’une part, aussi bien les Salghu-

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Ibn BattĂ»ta — Voyages 

11 

 

II. De La Mecque aux steppes russes et Ă  l’Inde 

rides que les Kara-KhitaĂŻ s’affaiblissent pour disparaĂźtre vers la fin du 
siĂšcle ; d’autre part, la 

pax mongolica

 s’étend sur les mers et, aprĂšs la 

conquĂȘte dĂ©finitive de l’empire des Song par les Mongols de la Chine 
en 1279, des contacts par mer deviennent possibles ; or ceux-ci abou-
tissent au golfe Persique. 

Le royaume d’Hormuz devait contrĂŽler, dĂšs ses 

p013

 dĂ©buts, une 

partie de la cĂŽte arabe du golfe d’Oman, et notamment Qalhat, Ă  
l’entrĂ©e de ce golfe. C’est de lĂ  que viendra le fondateur d’une nou-
velle dynastie, Mahmud Qalhati (1243-1277), auparavant gouverneur 
de cette ville. Celui-ci cherche Ă  Ă©tendre son contrĂŽle sur les citĂ©s du 
Golfe et des environs, et c’est de son Ă©poque que date une expĂ©dition 
sur Zhafar (1262), mentionnĂ©e par Ibn BattĂ»ta, mais aussi par les 
chroniques d’Oman. 

La montĂ©e d’une nouvelle puissance dans le Golfe inquiĂšte les 

grands des familles marchandes lesquelles Ă©tablies Ă  Shiraz ou dans 
l’üle de QaĂŻs, avaient profitĂ© du vide politique pour s’enrichir. Parmi 
ces grands se distingue, vers la fin du 

XIII

e

 siĂšcle, Djamal al-din Ibra-

him, dit al-Sawamili, qui obtient le quasi monopole du commerce 
avec la Chine. AprĂšs avoir rĂ©ussi Ă  nommer son frĂšre vizir d’un sou-
verain de l’Inde mĂ©ridionale oĂč les cargaisons des jonques chinoises 
étaient transbordées dans les navires arabes, il avait affermé aux Ilk-
hans l’ensemble des revenus du Fars. Ce personnage, qui finira par 
acheter l’üle de QaĂŻs pour 200 000 dinars or pour y fonder une dynas-
tie Ă©phĂ©mĂšre de princes marchands, Ă©tait naturellement opposĂ© Ă  
l’extension du pouvoir d’Hormuz qui taxait les navires au passage. 
Ainsi, quand Saif al-din Nusrat, fils et successeur de Mahmud Qalhati, 
est assassinĂ© en 1290 par son frĂšre Rukn al-din Mas’ud, l’occasion 
d’un coup se prĂ©sente. Un esclave turc affranchi, Baha al-din Ayaz, Ă  
l’époque gouverneur de Qalhat, est alors aidĂ© par al-Sawamili dans 
son ascension au trĂŽne d’Hormuz. Ayaz conquiert ainsi le pouvoir en 
1291, pour se brouiller rapidement, comme on pouvait s’y attendre, 
avec son protecteur qui se tourne cette fois-ci vers Rukn al-din 
Mas’ud, mais en vain. C’est Ă  cette Ă©poque qu’Ayaz juge plus prudent 
de transfĂ©rer sa capitale sur l’üle d’Hormuz, endroit plus conforme Ă  la 
vocation maritime du royaume. 

Ayaz Ă©tant mort, ou disparu de la scĂšne politique, en 1311, sa 

femme Bibi Maryam, que mentionne Ibn 

p014

 BattĂ»ta, se retire Ă  Qal-

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Ibn BattĂ»ta — Voyages 

12 

 

II. De La Mecque aux steppes russes et Ă  l’Inde 

hat oĂč elle exerce le pouvoir au moins jusqu’en 1320, tandis que le 
royaume d’Hormuz retourne Ă  la famille de Mahmud Qalhati en la 
personne d’Izz al-din Kurdanshah, fils de Rukn al-din Mas’ud. Celui-
ci aura Ă  lutter contre le fils d’al-Sawamili qui contrĂŽle Ă©conomique-
ment ou politiquement QaĂŻs, Bahrein, Qatif et Basra, et assiĂšge Hor-
muz pendant trois ans. Comme la guerre porte prĂ©judice au com-
merce, les marchands interviennent pour chercher un compromis, et la 
paix se fait, jusqu’à ce que la mort de Kurdanshah en 1317 brouille 
une nouvelle fois les cartes. Un fils, Burhan al-din, est Ă©cartĂ© l’annĂ©e 
suivante par un usurpateur, Shihab al-din Yusuf. C’est de nouveau Ă  
partir de Qalhat que la situation sera rĂ©tablie. Bibi Maryam aide deux 
autres fils de Kurdanshah, Nizam al-din Kayqubad et Qutb al-din Te-
hemten, Ă  conquĂ©rir le pouvoir. C’est ce dernier qui monte sur le trĂŽne 
et rĂšgne jusqu’à sa mort en 1347. AlliĂ© au nouvel homme fort de Shi-
raz, Mahmud Shah Indju (voir prĂ©face du tome I), il Ă©tend sa puis-
sance sur l’ensemble du golfe Persique en occupant QaĂŻs, Qatif et les 
cĂŽtes de Bahrein. Ibn BattĂ»ta le visite deux fois : en 1331 et en 1347, 
juste avant sa mort. C’est Ă  son deuxiĂšme voyage qu’il apprend la rĂ©-
volte de son frĂšre et de ses neveux, mais, ainsi qu’il nous a toujours 
habituĂ©s, il fournit toutes ses informations concernant Hormuz dans le 
rĂ©cit de son premier voyage. Nizam al-din Kayqubad saisit Hormuz en 
1344, mais il meurt l’annĂ©e suivante, tandis que ses fils, soutenus par 
Abu Ishaq de Shiraz, continuent la lutte Ă  partir de QaĂŻs. Ce n’est 
qu’aprùs 1347 que le fils et successeur de Tehemten, Turanshah re-
couvre le domaine de son pĂšre en payant, au dĂ©but, tribut Ă  Abu Ishaq, 
puis, aprĂšs la disparition de celui-ci, aux Muzaffarides. Ainsi, de suze-
rain en suzerain, le royaume d’Hormuz subsiste jusqu’à l’arrivĂ©e des 
Portugais. C’est Albuquerque qui mettra fin au royaume en amenant 
les deux derniers princes captifs Ă  Lisbonne en 1507. 

p015

  

A l’époque du passage d’Ibn BattĂ»ta, Hormuz contrĂŽle donc le lit-

toral d’Oman, tandis que l’intĂ©rieur est soumis Ă  une dynastie locale 
celle des Banu Nabhan, sur laquelle on ne connaĂźt quasiment rien. 
L’Oman, place forte du kharidjisme ibadite, possĂ©dait, depuis le mi-
lieu du 

VIII

e

 siĂšcle, une lignĂ©e d’imams Ă©lectifs interrompue, Ă  la fin 

du 

IX

e

 siĂšcle-dĂ©but du 

X

e

 siĂšcle, par les Buwaihides, tuteurs du califat 

abbasside, soucieux de remettre de l’ordre dans le Golfe. Les Banu 
Nabhan apparaissent alors comme alliĂ©s locaux des buwaihides. Mais 
le pouvoir des imams reprendra et ne sera interrompu qu’en 1162 avec 

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Ibn BattĂ»ta — Voyages 

13 

 

II. De La Mecque aux steppes russes et Ă  l’Inde 

la prise du pouvoir par les Nabhan dans l’Oman continental. La lignĂ©e 
des imams reprend progressivement Ă  partir du 

XV

e

 siĂšcle, et l’ùre 

nabhanide sera considĂ©rĂ©e comme une parenthĂšse impie, malgrĂ© le fait 
que ces derniers Ă©taient aussi kharidjites. Mais comment un imamat 
kharidjite pourrait ĂȘtre hĂ©rĂ©ditaire ? Ainsi les chroniques d’Oman 
gomment soigneusement trois siĂšcles d’histoire jusqu’à n’en laisser 
que deux ou trois souvenirs, dont le passage de Mahmud Qalhati, en 
1262, en route pour l’expĂ©dition de Zhafar, et sa demande d’aide aux 
nabhanides, et une autre invasion en 1276. Par consĂ©quent, les tĂ©moi-
gnages d’Ibn BattĂ»ta sont aussi uniques qu’incontrĂŽlables. 

AprĂšs Hormuz, Ibn BattĂ»ta passe en Perse pour visiter la rĂ©gion de 

Lar. LĂ , pour la premiĂšre fois dans cet itinĂ©raire depuis La Mecque, 
une prĂ©occupation religieuse semble le guider la visite d’un saint per-
sonnage, parfaitement inconnu par ailleurs. Le nom de la ville et de la 
rĂ©gion de Lar est inconnu des gĂ©ographes antĂ©rieurs Ă  Ibn BattĂ»ta, 
mais une dynastie locale paraĂźt se perpĂ©tuer depuis les temps prĂ©-
islamiques jusqu’à l’avĂšnement des Safavides au 

XVI

e

 siĂšcle. On ne 

peut que constater que le nom du souverain citĂ© par Ibn BattĂ»ta ne 
correspond pas Ă  celui donnĂ© par les chroniques locales. D’ailleurs, Ă  
partir de cet endroit, le rĂ©cit de notre voyageur se brouille au point que 
certains commentateurs (Hrbek) ont pensĂ© qu’il s’agissait d’un itinĂ©-
raire 

p016

 factice, composĂ© de deux trajectoires diffĂ©rentes : celle de 

1331-1332, allant directement de l’Oman au Bahrein, par voie de 
terre, Ă  travers le littoral arabe, et celle de 1347, de Hormuz Ă  Shiraz, 
en traversant le Lar. Effectivement, ce sont les traversĂ©es du Golfe qui 
posent le plus de problĂšmes. Ibn BattĂ»ta confond Siraf, dĂ©truite en 
977 et abandonnĂ©e depuis, avec l’üle de QaĂŻs, fief d’al-Sawamili et de 
ses descendants, conquise en 1331 par Tehemten. La description qu’il 
en donne convient aussi difficilement Ă  l’un qu’à l’autre. Le rĂ©cit de la 
pĂȘche des perles, dont la pĂ©riode ne correspond pas Ă  celle du passage 
d’Ibn BattĂ»ta, et dont la localisation se rĂ©vĂšle impossible, semble ĂȘtre 
de seconde main et contient des passages fantastiques. La ville de Ba-
hrein n’existe sans doute pas et les rochers de Kusair et d’Uwair ne 
sont pas des montagnes mais apparemment deux Ăźlots dans le dĂ©troit 
d’Hormuz. Mais « Dieu seul sait ! Â», comme disent les auteurs de 
l’époque. 

Pour le reste, on a droit Ă  quelques renseignements sur la cĂŽte de 

Bahrein et sur la ville de Qatif, traditionnellement shi’ite, sinon kar-

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Ibn BattĂ»ta — Voyages 

14 

 

II. De La Mecque aux steppes russes et Ă  l’Inde 

mate, mais qui devait se trouver, Ă  l’époque, sous la suzerainetĂ© de 
Hormuz. Notre auteur arrivera, à travers l’Arabie, assez tît à La Mec-
que pour participer au pĂšlerinage de 1332 avec station le 1

er

 septembre 

Ă  Arafat. 

 

L’A

SIE 

M

INEURE

 

Retour Ă  la Table des MatiĂšres

  

 

AprĂšs avoir accompli, selon ses dires, ce sixiĂšme pĂšlerinage, Ibn 

BattĂ»ta annonce son intention de partir pour les Indes. Quelle est la 
raison de cette dĂ©cision et, celle-ci ne pouvant se rĂ©aliser dans 
l’immĂ©diat, pourquoi se retrouve-t-il en Asie Mineure ? On n’en sait 
rien, sauf que, peut-ĂȘtre fort de ses acquis religieux et savants, il sem-
ble se dĂ©cider Ă  s’aventurer plus loin, vers les nouvelles terres de 
l’islam afin de tenter sa chance. 

p017

  

Son dĂ©part de La Mecque nous introduit en mĂȘme temps dans le 

plus grand problĂšme chronologique de ce texte. Ibn BattĂ»ta date son 
dĂ©part du mois de septembre 1332 et son arrivĂ©e aux frontiĂšres de 
l’Inde, sur l’Indus, du 12 septembre 1333. Or les Ă©lĂ©ments chronolo-
giques intermĂ©diaires dont on dispose (fĂȘtes, saisons, etc.) et la rĂ©alitĂ© 
du chemin parcouru Ă  travers l’Asie Mineure, la Russie mĂ©ridionale et 
l’Asie centrale indiquent clairement un itinĂ©raire de trois annĂ©es et 
non d’une seule. La question qui se pose par consĂ©quent est la sui-
vante : est-ce qu’il faut reculer de deux ans la date du dĂ©part de La 
Mecque ou avancer de deux ans celle de l’arrivĂ©e sur l’Indus ? La 
plupart des chercheurs ont adoptĂ© jusqu’ici la deuxiĂšme solution qui a 
principalement l’avantage de ne pas bouleverser la chronologie antĂ©-
rieure en rĂ©duisant, en fin de compte, le sĂ©jour Ă  La Mecque, de 
13271330, de trois ans Ă  un an. Or, pour le sĂ©jour en Inde, on ne dis-
pose de toute façon pas de chronologie prĂ©cise et risquant d’ĂȘtre re-
mise en cause. Cette solution a pour autre avantage de ne pas mettre 
en cause la parole de l’auteur en ramenant ainsi le problĂšme Ă  une 
simple erreur de recopiage : 1333 (733) Ă  la place de 1335 (735) ; et 
enfin de « coller Â» avec presque tous les Ă©vĂ©nements survenus en 
route, tous sauf un : la rencontre avec Tarmashirin, le souverain mon-
gol de la Transoxiane, dĂ©posĂ© et tuĂ© en 1334. Cette unique non 
concordance entre La Mecque et l’Indus peut s’arranger en reculant la 
date du dĂ©part de deux ans. Alors tous les Ă©vĂ©nements collent, mais 

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Ibn BattĂ»ta — Voyages 

15 

 

II. De La Mecque aux steppes russes et Ă  l’Inde 

dans ce cas il faut soumettre Ă  une rĂ©vision drastique la chronologie 
antĂ©rieure Ă  partir de 1328 et remettre en question la vĂ©racitĂ© de cer-
tains dires d’Ibn BattĂ»ta. Ce nouveau scĂ©nario, dĂ©jĂ  abordĂ© par Gibb, 
donnerait ceci : 

Ibn BattĂ»ta rentre de son voyage en Irak et en Perse pour le pĂšleri-

nage de 1327 et passe l’annĂ©e suivante Ă  La Mecque jusqu’au pĂšleri-
nage de 1328. Ensuite, il part pour sa tournĂ©e dans l’ocĂ©an Indien, la-
quelle a Ă©tĂ© avancĂ©e de deux ans, moins vingt et un jours, pour la 

p018

 

concordance entre le calendrier solaire et le calendrier lunaire. Dans 
ce cas, il aurait menti en affirmant ĂȘtre restĂ© Ă  La Mecque pendant les 
annĂ©es 1328 et 1329, et cela pourrait ĂȘtre appuyĂ© par le fait qu’il ne 
cite pas de personnalitĂ©s ayant accompli le pĂšlerinage en 1329. Pour le 
reste, il n’existe aucune visite ou rencontre dans l’ocĂ©an Indien ou au 
sud de l’Arabie qui ne pourrait se placer en 1328-1329, avec tout de 
mĂȘme une rĂ©serve sur les nouvelles de la mort en 1332 d’Abu’l Mu-
wahib, le roi de Kilwa, qui dans ce cas n’auraient pas pu l’atteindre 
pendant le pĂšlerinage de 1332. Il faut maintenant penser qu’il a dĂ» les 
apprendre en Inde ou au retour. Par contre, au-delĂ  d’Oman, on de-
vrait se rabattre sur un itinĂ©raire direct Oman-Bahrein, en laissant de 
cĂŽtĂ© Hormuz et Lar pour la visite de 1347, afin de ramener notre 
voyageur le plus vite possible, fin dĂ©cembre-dĂ©but janvier 1330, Ă  La 
Mecque, d’oĂč il repartira aussitĂŽt Ă  travers Aidhab et la vallĂ©e du Nil, 
pour arriver au Caire Ă  temps pour la fĂȘte de Malik Nasir, guĂ©ri de sa 
fracture du bras, le 25 mars 1330, puisque, dans cette hypothĂšse, le 
voyage d’Égypte de 1330 qui, dans l’introduction du premier volume, 
avait Ă©tĂ© placĂ© entre les pĂšlerinages de 1329 et de 1330, ne peut ici se 
rĂ©aliser que dans ce contexte. Mais, une fois les dates requĂ©rant sa 
prĂ©sence en Égypte « Ă©puisĂ©es Â», c’est-Ă -dire aprĂšs le 17 juin, on ne 
sait plus trĂšs bien quoi faire de lui. On devrait supposer qu’il traĂźne un 
peu. Il visite la partie est du delta qu’il n’avait probablement pas pu 
voir pendant son court passage de 1326, notamment Damiette, dont le 
gouverneur, Balban al-Muhsini, mentionnĂ© pour l’annĂ©e 1326, mais 
en rĂ©alitĂ© nommĂ© en 1329, Ă©tait dĂ©jĂ  mort en 1336, avant donc le pas-
sage d’Ibn BattĂ»ta en 1348. Il remonte ensuite vers la Syrie. Il va Ă  
Damas pour se marier, puisqu’au retour, en 1348, il se souviendra 
d’une Ă©pouse et de son enfant dont il aurait appris la naissance en 
Inde, et on peut alors supposer que, si ce mariage Ă©tait antĂ©rieur aux 
sĂ©jours de La Mecque, il aurait appris la nouvelle dans cette ville. 

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Ibn BattĂ»ta — Voyages 

16 

 

II. De La Mecque aux steppes russes et Ă  l’Inde 

C’est un des arguments en faveur d’un passage en 1330, puisqu’en 

p019

 

1332, il n’aurait pas eu le temps d’aller se marier Ă  Damas. De plus, il 
ne mentionne pas cette ville dans son itinĂ©raire de 1332. Il voit Ă©gale-
ment Ă  Tripoli le cadi Shams al-din al-Naqib transfĂ©rĂ© Ă  Alep en cette 
mĂȘme annĂ©e 1330 (il meurt en 1345). Il n’aurait pas pu le rencontrer 
en 1326, annĂ©e pour laquelle il le mentionne, puisqu’il n’est pas allĂ© Ă  
cette date Ă  Tripoli ni en 1332. De mĂȘme Ă  Alep, deux personnages 
citĂ©s pour l’annĂ©e 1326, date oĂč la ville n’a pas pu ĂȘtre visitĂ©e, Argun 
al-Dawadar, le gouverneur, et Badr al-din al-Zahra, sont morts respec-
tivement en 1330 et 1331. On peut ainsi ajouter cette ville à son itiné-
raire de 1330 et, Ă  travers les Ă©tapes intermĂ©diaires, placer une bonne 
partie de son voyage syrien sous cette annĂ©e 1330. Ensuite on le re-
trouverait Ă  Ladhikiya pour la fin de cette annĂ©e, s’embarquant pour 
Alanya afin de reprendre l’itinĂ©raire dĂ©crit avec une avance de deux 
ans moins vingt-deux jours, et rejoindre ainsi l’Indus en septembre 
1333. 

Tout cela est bien sĂ©duisant mais suppose qu’Ibn BattĂ»ta a menti 

aussi bien en ce qui concerne son sĂ©jour Ă  La Mecque, sĂ©jour qu’il 
faudrait alors ramener de trois ans Ă  un an, qu’au sujet des pĂšlerinages 
effectuĂ©s, qui ne sont plus au nombre de 6 (7 avec celui de 1348) mais 
de 3 (4). Par consĂ©quent, il faudrait aussi supposer que les Ă©vĂ©nements 
relatĂ©s, concernant les pĂšlerinages de 1330 et 1332, qui par ailleurs 
correspondent aux faits, ne l’ont Ă©tĂ© que par ouĂŻ-dire. Cette hypothĂšse 
conduit en mĂȘme temps Ă  bĂątir tout un itinĂ©raire Ă  travers l’Égypte et 
la Syrie, lequel peut, par ailleurs, exister indĂ©pendamment et se conci-
lier avec un retour Ă  La Mecque pour le pĂšlerinage de 1330, et conduit 
aussi Ă  Ă©courter celui du golfe Persique, en dĂ©plaçant l’excursion de 
l’ocĂ©an Indien de deux ans, tout cela contre l’avis de l’auteur. C’est 
peut-ĂȘtre trop pour faire coĂŻncider une rencontre. C’est pour cela que, 
tout en essayant d’indiquer cette possibilitĂ©, on a prĂ©fĂ©rĂ© s’en tenir, 
dans l’annotation et dans cette prĂ©face, Ă  la chronologie traditionnelle 
(dĂ©part de La Mecque en septembre 1332), en attendant 

p020

 que des 

Ă©lĂ©ments nouveaux puissent un jour Ă©claircir le mystĂšre. 

Notre auteur part donc de La Mecque en 1332, retraverse l’Égypte 

et la Syrie en visitant dans l’ordre Ghazza, Askalon, Ramla, Akka, 
Sur, SaĂŻda, Beyrouth, Tripoli, Djabala et Ladhikiya, d’oĂč il 
s’embarque pour l’Asie Mineure en 1332. Cette chronologie corres-
pond au changement du gouverneur de Ladhikiya racontĂ© pour 

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Ibn BattĂ»ta — Voyages 

17 

 

II. De La Mecque aux steppes russes et Ă  l’Inde 

l’annĂ©e 1326, mais qui en rĂ©alitĂ© eut lieu en novembre 1332. L’auteur 
aurait Ă©tĂ© alors le tĂ©moin oculaire des Ă©vĂ©nements, tandis que, dans 
l’hypothĂšse prĂ©cĂ©dente, il ne les aurait appris qu’en 1348. 

Avec l’Asie Mineure, Ibn BattĂ»ta aborde un des espaces nouveaux 

de l’islam, dont la conquĂȘte s’est faite en deux temps. Il arrive, lui, Ă  
l’époque oĂč la seconde phase est en train de s’achever. La victoire des 
Seldjukides sur les Byzantins Ă  Mantzikert, en 1071, leur avait ouvert 
le chemin de l’ensemble des territoires asiatiques de Byzance, et quel-
ques annĂ©es plus tard les Turcs se trouvaient aux portes de Constanti-
nople, Ă  NicĂ©e. Mais, pendant la fin du 

XI

e

 siĂšcle, ce territoire avait Ă©tĂ© 

abandonnĂ© Ă  lui-mĂȘme, servant de dĂ©bouchĂ© au trop-plein des tribus 
turkmĂšnes qui arrivaient sans cesse d’Asie centrale vers le domaine 
iranien des Seldjukides, pour ĂȘtre transfĂ©rĂ©es par eux, vers l’extrĂȘme-
ouest de leurs possessions. Ce n’est qu’au dĂ©but du 

XII

e

 siĂšcle, lorsque 

l’empire seldjukide commence Ă  s’effondrer, qu’une branche de la 
famille rĂ©gnante se met Ă  organiser ces territoires de conquĂȘte pour 
former un État, celui des Seldjukides d’Anatolie. Or, entre-temps, les 
Byzantins avaient rĂ©ussi Ă  rĂ©cupĂ©rer l’ouest et les zones cĂŽtiĂšres, du 
nord au sud de l’Asie Mineure. Ainsi l’État seldjukide commence sa 
carriĂšre sur un territoire complĂštement enclavĂ©. Ce n’est qu’au dĂ©but 
du siùcle suivant qu’Alauddin Kayqubad I

er

 rĂ©ussira Ă  crĂ©er deux dĂ©-

bouchĂ©s, vers la MĂ©diterranĂ©e et vers la mer Noire, avec la conquĂȘte 
et la fortification de Sinop au nord et 

p021

 d’Alanya au sud. A partir de 

ces points, un commerce important va se dĂ©velopper, et l’Asie Mi-
neure se trouvera au centre des passages nord-sud et est-ouest des 
grandes routes. L’arrivĂ©e des Mongols va bouleverser encore une fois 
la situation. Elle est prĂ©cĂ©dĂ©e d’une vague de tribus turkmĂšnes, les-
quelles fuient l’envahisseur en se rĂ©fugiant en Asie Mineure. Cette 
invasion dĂ©stabilise les structures dĂ©jĂ  fragiles de l’État seldjukide ; 
les nouveaux arrivĂ©s sont finalement installĂ©s sur les marches, dans un 
demi-cercle allant de Sinop Ă  Alanya par l’ouest, en face de Byzance. 
C’est ensuite l’arrivĂ©e des Mongols, la dĂ©faite des Seldjukides et leur 
vassalitĂ© face aux Ilkhans de la Perse jusqu’à la disparition progres-
sive de leur État en 1308. Pendant cette pĂ©riode, les formations triba-
les se cristallisent sur les frontiĂšres sous forme de petits Ă©mirats et, 
tout en demeurant formellement soumises aux Seldjukides d’abord et 
aux Ilkhans ensuite, et ce jusqu’aux environs de 1335, elles entrepren-
nent de nouvelles conquĂȘtes. Ainsi dĂ©bute une nouvelle avance du 

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Ibn BattĂ»ta — Voyages 

18 

 

II. De La Mecque aux steppes russes et Ă  l’Inde 

front islamique contre Byzance, en rayonnant Ă  partir des possessions 
seldjukides et en ayant comme objectif la mer. Cet objectif est dĂ©jĂ  
atteint au cours des toutes premiĂšres annĂ©es du 

XIV

e

 siĂšcle. Arriver Ă  

la mer mettra un terme Ă  l’expansion territoriale des Ă©mirats et leur 
expansion maritime, rapidement et courageusement entreprise, sera 
aussitĂŽt bloquĂ©e par les puissances europĂ©ennes, vĂ©nitienne et gĂ©noise 
en tĂȘte. Il ne reste alors qu’un seul Ă©mirat ayant devant lui un champ 
d’expansion possible, en faisant face Ă  Byzance, de plus en plus affai-
blie. Cet Ă©mirat, qui a la possibilitĂ© de sauter par-dessus les dĂ©troits 
vers le continent europĂ©en, c’est celui des Ottomans. C’est ainsi que 
ces derniers arriveront Ă  dĂ©passer, seuls, cette crise de croissance et 
absorberont progressivement tous les autres Ă©mirats avant de rĂ©unir 
une grande partie du monde musulman sous leur domination. 

Au dĂ©barquement d’Ibn BattĂ»ta Ă  Alanya, en dĂ©cembre 

p022

 1332, 

la situation se prĂ©sente donc de la façon suivante : le centre et l’est de 
l’Asie Mineure se trouvent sous contrĂŽle direct des Ilkhans avec un 
gouverneur siĂ©geant Ă  Kayseri ou Sivas. A l’époque, celui-ci avait 
pour nom Alauddin Artena ; il succĂšde Ă  Timurtash, fils de Tchoban, 
aprĂšs la fuite de celui-ci en Égypte, en 1327. AprĂšs la dislocation de 
l’empire ilkhanide en 1336-1338 il constitue, Ă  partir de ses posses-
sions, un État qui durera jusqu’à l’arrivĂ©e de Timur, Ă  la fin du siĂšcle. 
Autour du domaine mongol s’égrĂšne un arc de cercle de petits États 
musulmans, tandis que les deux extrĂȘmes sont occupĂ©s par des forma-
tions chrĂ©tiennes : le royaume armĂ©nien de Cilicie, dĂ©bouchant sur le 
golfe d’Alexandrette, au sud, et l’empire grec de TrĂ©bizonde sur le 
littoral anatolien de la mer Noire, au nord. L’empire grec avoisine Ă  
l’est un autre État chrĂ©tien, celui de la GĂ©orgie. Entre les deux, et en 
faisant le tour du littoral, s’alignent pas moins d’une douzaine 
d’émirats, sans compter les partages entre les membres des familles 
souveraines. Ibn BattĂ»ta les visitera tous, sauf un. 

Pour notre voyageur, l’Asie Mineure de l’époque est une sorte de 

paradis terrestre, un pays de cocagne rempli d’hĂŽtes accueillants, de 
sultans généreux et de jeunes esclaves. Pays, aussi, résolument ortho-
doxe, oĂč aucun virus de division et d’hĂ©rĂ©sie n’a encore pĂ©nĂ©trĂ©. Cette 
image dĂ©coule principalement de l’hospitalitĂ© manifestĂ©e par les 

akhis

 

et c’est sur ce point qu’il nous faut nous arrĂȘter pour un moment. 

background image

 

Ibn BattĂ»ta — Voyages 

19 

 

II. De La Mecque aux steppes russes et Ă  l’Inde 

Sur cette question, le problĂšme se complique par le fait qu’Ibn Bat-

tĂ»ta constitue de loin la source principale sur les akhis de l’Asie Mi-
neure. Ainsi toute recherche Ă  ce sujet ne fait que nous renvoyer Ă  son 
rĂ©cit. Il nous reste donc peu de choses en dehors de celui-ci pour es-
sayer de cerner le problĂšme. MalgrĂ© les tendances Ă  relier ce phĂ©no-
mĂšne Ă  des origines turques prĂ©-islamiques, il faudrait, dans l’état ac-
tuel des recherches, s’orienter vers des antĂ©cĂ©dents arabo-islamiques 
connus 

p023

 sous le nom gĂ©nĂ©rique de 

futuwwa

. Mais, lĂ  aussi, le point 

est loin d’ĂȘtre fait. On peut situer la futuwwa, en tant qu’organisation 
urbaine, dans l’espace vacant laissĂ© par la disparition progressive des 
structures tribales en milieu urbain, ainsi que par la hiérarchie politi-
co-religieuse du califat et de ses Ă©tats successifs. Or cet espace est trĂšs 
important puisqu’il englobe le petit peuple des villes, mais aussi les 
jeunes qui tardent Ă  s’intĂ©grer Ă  une sociĂ©tĂ© patriarcale oĂč l’autoritĂ© ne 
vient qu’avec l’ñge. Par contre, la liaison de la futuwwa avec les mi-
lieux professionnels n’est pas Ă©vidente. On ne peut, au moins Ă  
l’origine, l’assimiler aux corporations. Ce n’est que plus tard, Ă  
l’époque ottomane, que les akhis seront confondus avec les corpora-
tions. Ainsi cette institution apparaĂźt Ă  ses dĂ©buts comme un orga-
nisme socio-politique visant peut-ĂȘtre Ă  institutionnaliser un mode de 
vie marginal, mais visant aussi Ă  conquĂ©rir une part des richesses pro-
duites et distribuĂ©es dans l’espace urbain. Ses membres, dĂ©signĂ©s sous 
le nom d’

ayyarun

 (hors-la-loi) par les bien-pensants, « protĂ©geront Â», 

en les rançonnant, les commerçants des marchĂ©s, fourniront des mili-
ces au profit de tel ou tel parti, se rĂ©volteront pendant les pĂ©riodes 
troubles pour réclamer leur insertion dans... la police et finiront sou-
vent par contrĂŽler cette derniĂšre Ă  Bagdad. Ainsi rĂ©cupĂ©rĂ©s occasion-
nellement par tel ou tel pouvoir, ils finiront par l’ĂȘtre institutionnelle-
ment. Sous l’effet de leur affinitĂ© avec les petits mĂ©tiers, ils tendent 
d’une part Ă  se muer en corporation, tandis que de l’autre, le soufisme, 
qui s’organise en confrĂ©ries et qui s’implante dans le petit peuple Ă  
partir du 

XII

e

-

XIII

e

 siĂšcle, les rĂ©unit dans son giron. Ainsi futuwwa, 

confrĂ©ries et corporations vont s’interpĂ©nĂ©trer sans qu’une superposi-
tion soit, mĂȘme partiellement, atteinte. Enfin, Ă  cette mĂȘme Ă©poque le 
calife al-Nasir (1181-1223) cherche dans la pratique quotidienne un 
nouveau souffle pour l’islam et le califat et codifie la futuwwa pour 
essayer de la transformer en une sorte d’ordre de chevalerie, initiant 
pour cela les souverains et les puissants de l’islam Ă  une 

p024

 pratique 

et une conception communes. Un des initiateurs de ce mouvement est 

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Ibn BattĂ»ta — Voyages 

20 

 

II. De La Mecque aux steppes russes et Ă  l’Inde 

Shihab al-din Abu Hafs Omar al-Suhrawardi, fondateur d’un ordre 
soufi des plus « intellectuels Â» auquel Ibn BattĂ»ta adhĂ©rera Ă  Shiraz. 
Al-Suhrawardi, qui a aussi Ă©crit un traitĂ© de futuwwa, un 

futuwwat-

nama

, fut envoyĂ© par al-Nasir comme ambassadeur missionnaire chez 

Alauddin Kayqubad I

er

, le plus grand des Seldjukides d’Anatolie 

(1219-1237). Ainsi la futuwwa semble avoir Ă©tĂ© implantĂ©e en Asie 
Mineure sous ses deux formes, populaire et aristocratique. 

Dans le domaine seldjukide d’Asie Mineure, mĂȘme pendant son 

Ă©poque de prospĂ©ritĂ©, les villes sont comme des navires dans une mer 
dĂ©montĂ©e. L’espace rural bouleversĂ© par l’irruption Ă  deux reprises 
d’un peuple nomade (Ă  la fin du 

XI

e

 siĂšcle et au milieu du 

XIII

e

 siĂšcle) 

mettra des siĂšcles Ă  s’apaiser. Pendant la pĂ©riode seldjukide, les villes 
subsisteront plus par les sommes prĂ©levĂ©es sur le commerce interna-
tional que par l’espace agricole environnant. L’éclatement de l’État 
seldjukide, en tarissant le flux commercial, par l’insĂ©curitĂ© qu’il en-
traĂźne, constitue pour les villes un pĂ©ril immĂ©diat. Il est alors normal 
que les forces vives urbaines, faites d’artisans et du petit peuple, 
s’organisent en prenant les choses en main. Le phĂ©nomĂšne n’est pas 
nouveau : les Saffarides, souverains du Sistan, dans l’Est iranien, au 

IX

e

 siĂšcle, furent hissĂ©s au pouvoir par les milices issues de la futuw-

wa et eurent comme fondateur un chaudronnier (

saffar

) ; Tabriz, Ă©va-

cuĂ©e en 1357 par les armĂ©es de la Horde d’Or qui l’avait occupĂ©e 
deux ans auparavant, sera administrĂ©e par un certain Akhidjuk (Petit 
Akhi) jusqu’à sa conquĂȘte par les Djelairides de Bagdad en 1359. Le 
mot 

akhi

 est turc et signifie gĂ©nĂ©reux. Mais, par un glissement Ă©tymo-

logique bien opportun, Ibn BattĂ»ta et les autres auteurs arabes 
l’assimilent au mot arabe « mon frĂšre Â». Selon les circonstances, les 
akhis jouent un rĂŽle important dans la pĂ©riode situĂ©e entre 
l’effondrement du pouvoir 

p025

 seldjukide et la montĂ©e du pouvoir ot-

toman en Asie Mineure. A la fin du 

XIII

e

 siĂšcle, alors que les derniers 

rois fainĂ©ants seldjukides vivaient Ă  Kayseri sous la tutelle des Mon-
gols, on voit dĂ©jĂ  un Akhi Ahmad Shaft gouverner Konya, la capitale 
historique des Seldjukides. En 1314, alors que le royaume seldjukide 
appartient dĂ©jĂ  Ă  l’histoire, et que l’émirat turkmĂšne des karamanog-
hlu lutte contre les Mongols pour se tailler un domaine dans le centre-
sud de l’Asie Mineure, cet Ă©mirat occupe Konya, gouvernĂ© par un 
Akhi Mustapha. Ibn BattĂ»ta cite Ă©galement des akhis gouverneurs de 
villes importantes comme Nigde et Aksaray en Asie Mineure centrale. 

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Ibn BattĂ»ta — Voyages 

21 

 

II. De La Mecque aux steppes russes et Ă  l’Inde 

Ici se pose le problĂšme du double aspect des organisations akhis 

rencontrĂ©es par Ibn BattĂ»ta : l’aspect officiel de celles se trouvant en 
territoire mongol, et l’aspect populaire de celles situĂ©es dans les Ă©mi-
rats. Le chef des akhis, Ă  Konya, qui Ă©tait aux mains des Mongols jus-
qu’en 1327, est le cadi lui-mĂȘme ; l’akhi gouverneur d’Aksaray est 
chĂ©rif ; c’est-Ă -dire descendant de Muhammad, titre traditionnelle-
ment aristocratique ; le chef akhi de Kayseri est un « Ă©mir considĂ©ra-
ble Â» ; celui de Sivas porte le surnom de 

tchelebi

, titre plutĂŽt noble Ă  

l’époque. Donc on se trouve sans doute devant, d’une part, une fu-
tuwwa aristocratique, hĂ©ritĂ©e de celle d’al-Nasir, d’Alauddin Kayqu-
bad et d’al-Suhrawardi et infĂ©odĂ©e, par la suite, aux Mongols pour 
gouverner sous leur Ă©gide, sinon en leur nom, et, de l’autre, face Ă  des 
organisations plus « populaires Â», crĂ©Ă©es en pays fraĂźchement conquis, 
pour ĂȘtre des Ă©lĂ©ments d’équilibre entre la hiĂ©rarchie tribale, les pion-
niers accourus dans ce « far west Â» islamique et le peuple chrĂ©tien en 
voie d’assimilation. Entre les deux existent aussi des cas limites, 
comme cette « rĂ©publique des akhis Â» d’Ankara oĂč, loin des Mongols, 
mais aussi en dehors des terres conquises par les TurkmĂšnes, un chef 
de corporation arrive Ă  implanter, pour une durĂ©e d’un demi-siĂšcle, sa 
propre 

p026

 dynastie, appuyĂ©e par les corporations de la ville. Mais 

malheureusement Ibn BattĂ»ta n’a pas visitĂ© Ankara. 

D’aprĂšs la chronologie traditionnelle, Ibn BattĂ»ta dĂ©barque donc Ă  

Alanya vers le mois de dĂ©cembre 1332. L’ancien port seldjukide sur la 
Méditerranée est convoité par les Lusignan, rois de Chypre qui orga-
nisent une expĂ©dition vers 1291 pour sa capture. L’attaque sera re-
poussĂ©e par les Karamanoghlu qui conserveront probablement la ville 
Ă  partir de cette date. On ne connaĂźt pas, par contre, ce Yusuf Beg 
mentionnĂ© par Ibn BattĂ»ta. 

Notre auteur longe, par la suite, le littoral mĂ©diterranĂ©en, en direc-

tion de l’ouest, pour arriver Ă  Antalya, centre d’une branche de 
l’émirat des Hamitoghlu, connue sous le nom de Teke, l’autre branche 
possĂ©dant son centre Ă  Egridir, plus au nord, auprĂšs du lac du mĂȘme 
nom, ville qui constituera l’étape suivante d’Ibn BattĂ»ta. Un troisiĂšme 
membre de la famille rĂšgne Ă  Gölhisar, situĂ© vers le sud-ouest. Les 
Hamitoghlu subiront en 1324 les attaques de Timurtash, fils de Tcho-
ban, qui tente de rĂ©unifier le domaine anatolien des Mongols pour son 
propre compte. Des membres de la famille fuiront alors chez les ma-
meluks pour revenir aprĂšs la disgrĂące de Timurtasch, en 1327. Par la 

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Ibn BattĂ»ta — Voyages 

22 

 

II. De La Mecque aux steppes russes et Ă  l’Inde 

suite, les Hamitoghlu s’effaceront progressivement de l’Histoire, jus-
qu’à disparaĂźtre Ă  la fin du siĂšcle. 

A partir de ce point se pose le problĂšme d’une longue dĂ©viation sur 

laquelle notre voyageur va bifurquer pour aller vers le nord-est de 
l’Asie Mineure. Il est vrai que le texte place cette dĂ©viation, sans don-
ner par ailleurs d’explications ou de prĂ©cisions, entre Milas et Birgi, 
villes situĂ©es plus Ă  l’ouest, prĂšs du littoral Ă©gĂ©en. Pour le trajet Ă  par-
tir de Mitas, le texte dit simplement : « de lĂ , nous partĂźmes vers Ko-
nya Â», et, une fois que cet itinĂ©raire prend fin Ă  l’extrĂȘme est, Ă  Erze-
roum, il rajoute : « de lĂ , nous nous rendĂźmes Ă  Birgi Â», renouant ainsi 

p027

 avec l’itinĂ©raire principal interrompu. Une telle trajectoire est non 

seulement invraisemblable mais chronologiquement impossible : Ibn 
BattĂ»ta nous annonce qu’il se trouve Ă  Egridir pendant le Ramadhan, 
c’est-Ă -dire Ă  partir du 16 mai 1333. Or il sera Ă  Manisa, aprĂšs avoir 
repris son itinĂ©raire principal, le 21 aoĂ»t. Il est impossible de rĂ©aliser 
cette dĂ©viation entre ces deux dates. Par ailleurs on peut se demander 
ce qu’il faisait depuis le mois de dĂ©cembre jusqu’au mois de mai, en-
tre Alanya et Egridir oĂč il n’y avait que cinq Ă©tapes importantes Ă  par-
courir. Il est donc raisonnable de placer la dĂ©viation Ă  partir d’Egridir 
qui est le point le plus proche de Konya, premiĂšre Ă©tape de la dĂ©via-
tion, ce qui permet de rĂ©aliser chronologiquement le trajet jusqu’à Er-
zeroum et de revenir Ă  Egridir pour le mois de Ramadhan afin de re-
prendre de lĂ  l’itinĂ©raire principal. Cette solution, qui rĂ©concilie la 
gĂ©ographie et la chronologie avec le texte, ne rĂ©sout pourtant pas tous 
les problĂšmes concernant l’authenticitĂ© de cette dĂ©viation. On pourrait 
dire que, plus le rĂ©cit s’enfonce vers l’est, moins il devient convain-
cant. La description de la derniĂšre ville, Erzeroum, avec ses vignes et 
ses riviĂšres inexistantes, est franchement suspecte. En plus, la traver-
sĂ©e en plein hiver de ces rĂ©gions rĂ©putĂ©es difficiles Ă  cause des passa-
ges montagneux mĂ©riterait au moins d’ĂȘtre signalĂ©e. L’hiver suivant, 
notre voyageur racontera bien ses problĂšmes concernant des endroits 
beaucoup plus accessibles, et aussi, par la suite, ne manquera pas de 
mentionner son hiver en Russie. Or c’est la premiùre fois que ce Mag-
hrĂ©bin aura Ă  franchir des dĂ©filĂ©s enneigĂ©s Ă  plus de deux mille mĂštres 
d’altitude au mois de mars et il n’en souffle pas mot. Enfin, si dans 
l’itinĂ©raire principal on aura droit Ă  presque toutes les mosquĂ©es mo-
destes bĂąties par les Ă©mirs turkmĂšnes, on ne saura rien sur les trĂšs im-
portants monuments seldjukides qui jalonnent sa route vers l’est, no-

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Ibn BattĂ»ta — Voyages 

23 

 

II. De La Mecque aux steppes russes et Ă  l’Inde 

tamment Ă  Konya. Mais signalons le problĂšme et continuons Ă  lui 
faire confiance. 

p028

  

Dans cet itinĂ©raire de dĂ©viation, plusieurs personnages sont ren-

contrĂ©s, mais les noms des akhis citĂ©s ne sont pas vĂ©rifiables et les 
informations fournies sur le gouverneur Artena et les Karamanoghlu 
ne sont pas trÚs précises. Les Karamanoghlu, placés par les Seldjuki-
des aux frontiĂšres du royaume armĂ©nien de Cilicie, Ă  cause de leur 
proximitĂ© avec la capitale, Konya, se trouveront trĂšs vite impliquĂ©s 
dans les luttes intestines seldjukides et s’opposeront le plus souvent au 
parti du souverain appuyĂ© par les Mongols. Ainsi ils deviendront rapi-
dement la bĂȘte noire de ces derniers et chercheront par consĂ©quent un 
appui chez les mameluks. Konya sera conquise une premiĂšre fois en 
1277, au nom d’un prĂ©tendant seldjukide et plusieurs fois ensuite en 
1291, 1314 et 1327. Cela motivera des invasions successives des 
Mongols dont la derniĂšre, celle de Timurtash, en 1324. AprĂšs la dispa-
rition de ce dernier, les Karamanoghlu semblent se maintenir en bons 
termes avec Artena — c’est du moins le cas Ă  l’époque du passage 
d’Ibn BattĂ»ta. Mais la pĂ©riode est Ă©galement obscure pour l’histoire 
des Karamanoghlu. Badr al-din Mahmud, fils de Karaman, le fonda-
teur de l’émirat, est mort en 1308 et son fils Yakhshi lui succĂšde. Ce 
dernier, qui occupe Konya en 1314, disparaĂźt de la scĂšne vers 1317-
1318, et se trouve remplacĂ© par son frĂšre Badr al-din Ibrahim qu’Ibn 
BattĂ»ta dit avoir rencontrĂ© Ă  Larende. Or on ne sait pas si Yakhshi est 
mort ou si l’émirat se trouve partagĂ© entre les membres de la famille, 
Yakhshi Beg Ă©tant Ă  Ermenek, la premiĂšre capitale de l’émirat. On 
sait par ailleurs qu’un autre frùre, Musa, qui gravitait autour des ma-
meluks, s’installe Ă  Larende depuis 1311-1312 et jusqu’à l’apparition 
de Badr al-din Ibrahim. Par la suite, il se mettra au service des mame-
luks et Ibn BattĂ»ta le rencontrera Ă  La Mecque pendant le pĂšlerinage 
de 1328. Il va rĂ©apparaĂźtre sur la scĂšne de l’émirat vers 1350. Enfin un 
autre frĂšre de Yakhshi, Halil, qui possĂšde Beysehir, ville citĂ©e sans 
autre prĂ©cision par Ibn BattĂ»ta, aurait remplacĂ© Badr al-din Ibrahim Ă  
la tĂȘte de l’émirat de 1333 (ou 1334) Ă  

p029

 1348, mais on ne sait pas si 

ce dernier a conservĂ© son fief de Larende. Mais alors qui possĂšde Ko-
nya ? Les Karamanoghlu l’avaient occupĂ©e en 1327, mais Artena la 
rĂ©cupĂšre, aprĂšs qu’il eut accĂ©dĂ© Ă  l’indĂ©pendance, pour la garder jus-
qu’à sa mort en 1352. Pendant la pĂ©riode de son occupation par les 
Karamanoghlu, elle serait aux mains de Fakhr al-din Ahmad, fils de 

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Ibn BattĂ»ta — Voyages 

24 

 

II. De La Mecque aux steppes russes et Ă  l’Inde 

Badr al-din Ibrahim, qui va succĂ©der Ă  son pĂšre en 1348-1349. Ibn 
BattĂ»ta aurait dĂ», selon sa mĂ©thode appliquĂ©e Ă  son itinĂ©raire princi-
pal, signaler les souverains de Beyehir et Konya. Or il ne dit rien, et 
les confusions de l’histoire des Karamanoghlu ne font que s’ajouter 
aux problĂšmes d’itinĂ©raire de notre voyageur. 

Revenant sur son itinĂ©raire principal, et, Ă  partir de Gölhisar, en 

route vers LĂądik, l’actuelle Denizli, Ibn BattĂ»ta, par peur « des bri-
gands djermiyan Â», se fait accompagner. Or les Germiyanoghlu 
n’étaient pas plus brigands que les autres, puisqu’ils formaient, eux 
aussi, un Ă©mirat, le seul qu’Ibn BattĂ»ta ne dit pas avoir visitĂ©. Celui-ci, 
implantĂ© au centre-ouest de l’Asie Mineure et considĂ©rĂ© au dĂ©but du 

XIV

e

 siĂšcle comme un des plus importants Ă©mirats avec celui des Ka-

ramanoghlu, avait tenu sous sa suzerainetĂ© pendant cette Ă©poque les 
petits Ă©mirats qui se lançaient vers la conquĂȘte du littoral Ă©gĂ©en. Sa 
puissance et son agressivitĂ©, Ă©galement attestĂ©es par d’autres sources, 
sont probablement Ă  l’origine de sa rĂ©putation rapportĂ©e par notre 
voyageur. Son encerclement et l’absence de dĂ©bouchĂ©s maritimes, qui 
le condamnent Ă  l’inactivitĂ©, le pousseront vers un dĂ©clin rapide. A 
son arrivĂ©e Ă  LĂądik, Ibn BattĂ»ta rencontre toutefois un souverain de la 
famille des Germiyanoghlu auquel il ne trouve rien Ă  reprocher. Par la 
suite, en poursuivant son avance vers l’ouest, il pĂ©nĂštre dans des rĂ©-
gions de plus en plus fraĂźchement conquises et passera, de ce fait, de 
l’aire d’influence mongole Ă  celle des Byzantins. 

A partir de 1261, le transfert de la capitale de l’empire byzantin de 

NicĂ©e — l’actuelle Iznik au 

p030

 nord-ouest de l’Asie Mineure — Ă  

Constantinople (reprise aux Latins qui la tenaient depuis 1204) dĂ©-
place le centre d’intĂ©rĂȘt de Byzance vers l’ouest. Michel VIII PalĂ©olo-
gue, par sa politique « tous azimuts Â» de reconstitution de l’empire 
byzantin, nĂ©glige les territoires asiatiques en se contentant de miser 
sur l’écroulement de l’État seldjukide. Cela donne l’occasion aux 
TurkmĂšnes de pousser leurs conquĂȘtes et de fonder ou d’élargir leurs 
Ă©mirats. L’émir MentechĂ© occupe le premier, entre 1260 et 1280, le 
Sud Sud-Ouest et est le fondateur Ă©ponyme d’un Ă©mirat. Des expĂ©di-
tions sporadiques et mal prĂ©parĂ©es des Byzantins n’ont que des rĂ©sul-
tats maigres et Ă©phĂ©mĂšres. Celle, en 1278, du futur Andronic II, fils de 
Michel VIII, qui fortifie Tralles sur le MĂ©andre (l’actuelle Aydin) ne 
peut repousser la prise de la ville que jusqu’en 1282. En 1296, 
l’expĂ©dition du gĂ©nĂ©ral Alexios Philanthropinos avec des mercenaires 

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Ibn BattĂ»ta — Voyages 

25 

 

II. De La Mecque aux steppes russes et Ă  l’Inde 

Alains restĂ©s sans solde aboutit Ă  la rĂ©volte du gĂ©nĂ©ral qui s’associe 
aux Turcs pour mieux piller le pays. Les rĂ©sultats dĂ©sastreux d’une 
derniĂšre campagne menĂ©e par le fils et co-rĂ©gent d’Andronic II, Mi-
chel IX, ne font qu’inciter les Turcs Ă  occuper la basse vallĂ©e du 
MĂ©andre (Menderes) et de l’Hermus (Gediz), aboutissant ainsi Ă  
ÉphĂšse et Ă  Smyrne. Cette conquĂȘte se fait Ă  partir de 1304 par des 
chefs de guerre affiliĂ©s Ă  la famille de MentechĂ© et par la suite par 
Mehmed, fils d’Aydin, et par ses frĂšres qui vont fonder l’émirat 
d’Aydinoghlu. ÉphĂšse est conquise en 1303, Mehmed s’installe Ă  Bir-
gi Ă  partir de 1308, tandis qu’un autre Ă©mir, Saruhan, occupe MagnĂ©-
sie (Manisa) en 1313 pour fonder un nouvel Ă©mirat portant son nom. 
Enfin la rĂ©gion de Pergame (Bergama) et celle de Balikesir, plus au 
nord, constituent le noyau d’un Ă©mirat Ă©phĂ©mĂšre, celui des Karasi. 
Smyrne se conquiert en deux Ă©tapes, le chĂąteau supĂ©rieur vers 1317 et 
le chĂąteau maritime vers 1329. Ainsi la conquĂȘte est accomplie peu 
avant le voyage d’Ibn BattĂ»ta, et, Ă  l’arrivĂ©e de celui-ci, il ne reste 
plus que trois enclaves dans la rĂ©gion : celle de Philadelphie (Alase-
hir), Ă  l’intĂ©rieur des terres, et les 

p031

 deux PhocĂ©es, ancienne et nou-

velle, sur le littoral, au nord de Smyrne. 

Atteindre la mer ne semblait pas pouvoir freiner la progression des 

TurkmĂšnes. A cela contribuait la dĂ©cision de dĂ©sarmer la flotte prise 
par Andronic II en 1284, devant l’état catastrophique des finances by-
zantines. Au dĂ©but du 

XIV

e

 siĂšcle, une flotte constituĂ©e par Mas’ud, 

fils de MentechĂ©, attaquait Rhodes, et Andronic II ne trouvait d’autre 
solution que de la livrer Ă  l’ordre militaire des Hospitaliers de Saint 
Jean, en 1308. Cet acte sera en mĂȘme temps un dĂ©but de politique. 
Byzance, n’ayant pas les moyens de protĂ©ger ses mers, abandonne ses 
derniĂšres possessions maritimes Ă  des Ă‰tats occidentaux, Ă  des institu-
tions ou Ă  des personnes privĂ©es occidentales capables d’arrĂȘter, 
mĂȘme temporairement, la progression turque. Parmi les plus cĂ©lĂšbres, 
on trouve la famille gĂ©noise des Zaccaria. 

Manuele Zaccaria reçoit de la part de Michel VIII la concession 

des mines d’alun de PhocĂ©e. En 1288 lui succĂšde son frĂšre Benedetto 
I

er

 lequel bĂątit au nord-nord-est de l’ancienne ville, et toujours sur le 

littoral, la nouvelle PhocĂ©e. Plus que concessionnaire, ce dernier est 
maĂźtre de ces deux villes qui vont bientĂŽt ĂȘtre les seules enclaves chrĂ©-
tiennes sur le littoral. En 1304, incapable de dĂ©fendre l’üle de Chio, 
trĂšs proche de la cĂŽte, Andronic II la cĂšde pour dix annĂ©es renouvela-

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Ibn BattĂ»ta — Voyages 

26 

 

II. De La Mecque aux steppes russes et Ă  l’Inde 

bles Ă  Benedetto Zaccaria. Ses descendants y ajouteront le port mari-
time de Smyrne, constituant ainsi un systĂšme de dĂ©fense contre 
l’expansion en mer des Turcs et qui leur permet de toucher tranquil-
lement les gros revenus de l’alun de PhocĂ©e et du mastic de Chio. 
Mais ainsi, progressivement, le remĂšde devient, pour Byzance, pire 
que le mal ; les GĂ©nois et les VĂ©nitiens mettent la main sur tous les 
revenus de l’empire devenu incapable d’arrĂȘter le vrai danger qui se 
prĂ©cise : l’avance de l’émirat ottoman vers Constantinople. Alors By-
zance cherche Ă  moduler son jeu et essaye de nouvelles alliances. Par 

p032

 ailleurs, en 1328, Andronic II, dont le rĂšgne fut aussi long 

qu’indĂ©cis, vient d’ĂȘtre renversĂ© par son petit-fils Andronic III et en-
fermĂ© dans un monastĂšre ; on reviendra sur ce personnage. Le nouvel 
empereur, bien que jeune et plus dynamique, se fait battre le 10 mai 
1329 Ă  Pelekanon par Orhan, le deuxiĂšme souverain ottoman. Cette 
bataille ouvre la porte Ă  la conquĂȘte des derniĂšres possessions byzan-
tines en Asie Mineure jusqu’aux banlieues de Constantinople. 
L’empereur va entreprendre, juste aprĂšs, un certain nombre d’actions 
qui vont modifier le paysage politique dans la région de Smyrne pen-
dant les annĂ©es qui prĂ©cĂšdent le passage d’Ibn BattĂ»ta. Une rĂ©volte se 
prĂ©pare avec l’aide du clergĂ© orthodoxe et du peuple grec de Chio et, 
en automne 1329, la flotte byzantine s’empare de l’üle. Entre-temps, 
Martino Zaccaria est obligĂ©, pour concentrer ses forces, d’évacuer le 
fort maritime de Smyrne qui est alors occupĂ© par Umur Beg. Celui-ci 
avait reçu cette ville comme fief de la part de son pĂšre Mehmed, sou-
verain des Aydinoghlu. AprĂšs la rĂ©cupĂ©ration de Chio, Andronic III 
visite les deux PhocĂ©es. Dans l’ancienne, dĂ©sormais considĂ©rĂ©e terri-
toire byzantin, il reçoit l’émir Saruhan ainsi que des envoyĂ©s de 
Mehmed Aydinoghlu, lesquels se dĂ©clarent, d’aprĂšs les historiens by-
zantins, vassaux de l’empereur. Une alliance s’esquisse donc, princi-
palement contre les Latins, mais aussi contre les Ottomans. Celle-ci va 
durer, avec des fortunes diverses, jusqu’à la mort de Mehmed en jan-
vier 1334. Elle est donc encore valable lors du passage d’Ibn BattĂ»ta. 
C’est ainsi que la soumission de PhocĂ©e Ă  l’émir Saruhan, mentionnĂ©e 
par notre auteur, doit concerner la nouvelle PhocĂ©e oĂč l’exploitation 
de l’alun Ă©choit au GĂ©nois Andreolo Cattaneo. Cette alliance 
n’empĂȘche toutefois pas les fils des deux Ă©mirs, Umur et Suleyman, 
de tenter un coup de main infructueux sur Gallipoli, probablement en 
1332. Mais l’annĂ©e suivante, plus conformĂ©ment aux vƓux 
d’Andronic III, Umur part en expĂ©dition contre les possessions latines 

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Ibn BattĂ»ta — Voyages 

27 

 

II. De La Mecque aux steppes russes et Ă  l’Inde 

de la GrĂšce. Il est de retour au dĂ©but de l’étĂ©, ce qui explique 
l’arrivage frais d’esclaves, et Ibn 

p033

 BattĂ»ta ne manque pas de se ser-

vir dans le lot. Umur, succĂ©dant Ă  son pĂšre, devient progressivement 
le personnage central de l’histoire de cette rĂ©gion. Il sera utilisĂ© par 
Andronic III, puis aprĂšs la mort de ce dernier en 1341, par Jean VI 
CantacuzĂšne dans sa lutte contre Jean V PalĂ©ologue, jusqu’à ce que le 
pape, les VĂ©nitiens et les GĂ©nois, alarmĂ©s, organisent une expĂ©dition 
qui occupe le fort maritime de Smyrne en 1344. Umur est tué en ten-
tant de le reprendre en mai 1348. L’évĂ©nement a dĂ» suffisamment re-
tentir pour qu’Ibn BattĂ»ta en soit informĂ© en Égypte, oĂč il se trouvait Ă  
cette date, et l’ajoute Ă  son rĂ©cit. 

Notre voyageur se meut ainsi dans un espace politique extrĂȘme-

ment complexe oĂč s’opĂšre une lutte tripartite entre Byzantins, Turcs et 
Occidentaux. Chacune de ces parties est composĂ©e Ă  son tour 
d’élĂ©ments antagonistes : GĂ©nois, Catalans, VĂ©nitiens et autres se dis-
putent l’espace oriental 

; les Ă©mirats, concurrents au dĂ©but, 

s’inquiĂštent par la suite de la progression ottomane. Les Byzantins 
sont occupĂ©s par les guerres civiles entre les deux Andronic et, par la 
suite, entre les deux Jean. LĂ  aussi la vision simplificatrice qu’Ibn 
BattĂ»ta donne d’une sociĂ©tĂ© de purs combattants de la foi luttant 
contre les infidĂšles demande Ă  ĂȘtre nuancĂ©e. Cela ne modifie pas pour 
autant l’image de la vie quotidienne que le voyageur aperçoit unique-
ment au travers de rapides passages. 

La description terne qu’on aura de l’émirat de Karasi est Ă  l’image 

de la raretĂ© d’information que l’on possĂšde Ă  ce sujet et correspond Ă  
la durĂ©e Ă©phĂ©mĂšre de celui-ci. Il sera le premier Ă  ĂȘtre absorbĂ© par les 
Ottomans vers la fin du rĂšgne d’Orhan, c’est-Ă -dire vers le milieu du 

XIV

e

 siĂšcle. Par la suite, notre auteur pĂ©nĂštre en territoire ottoman et 

l’importance accordĂ©e Ă  cet Ă©mirat est peut-ĂȘtre due au dĂ©veloppement 
de celui-ci Ă  l’époque de la rĂ©daction du texte, en 1355, avec la 
conquĂȘte de Gallipoli en 1354, et le passage en Europe — Ă  supposer 
que 

p034

 cet Ă©vĂ©nement fĂ»t connu au Maroc Ă  cette date. C’est sur le 

territoire ottoman qu’Ibn BattĂ»ta relate avec le plus de prĂ©cision ses 
Ă©tapes au jour le jour. Toutefois, son tĂ©moignage n’apporte pas 
d’élĂ©ments nouveaux Ă  l’histoire, relativement bien connue, de l’État 
ottoman. Il est Ă  NicĂ©e (Iznik) peu aprĂšs sa conquĂȘte en mars 1331, et, 
Orhan Ă©tant absent, il est reçu par sa femme. Cela donne une indica-

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Ibn BattĂ»ta — Voyages 

28 

 

II. De La Mecque aux steppes russes et Ă  l’Inde 

tion intĂ©ressante sur l’évolution des mƓurs ottomanes depuis l’émirat 
jusqu’à l’empire. 

AprĂšs avoir traversĂ© le territoire ottoman et rencontrĂ©, Ă  Gerede, un 

Ă©mir dont on ne connaĂźt que le nom, Ibn BattĂ»ta termine sa tournĂ©e 
des Ă©mirats d’Asie Mineure par celui des Djandaroghlu. Ici, en reve-
nant vers l’est, on se retrouve sur des anciennes terres de conquĂȘte, 
occupĂ©es pendant la premiĂšre vague de la pĂ©nĂ©tration turque. Un Ă©mi-
rat soumis aux Seldjukides, ayant comme centre Kastamonu, existe 
depuis 1204. C’est au nord-ouest de cette ville, dans la bourgade 
d’Eflani, qu’un certain Demir ou Timur fonde un petit noyau qui 
s’agrandit considĂ©rablement Ă  l’époque de son fils Suleyman, pour 
absorber l’ancien Ă©mirat de Kastamonu et annexer Sinop, fief, jus-
qu’en 1322, du dernier prince hĂ©ritier des Seldjukides. C’est ainsi 
qu’Ibn BattĂ»ta trouve Ă  son passage un Ă©mirat allant de la frontiĂšre 
ottomane jusqu’à l’empire grec de TrĂ©bizonde. Il le traverse pour 
aboutir Ă  Sinop, en terminant son trajet comme il avait commencĂ© par 
un port seldjukide ouvert sur le grand commerce maritime. De lĂ , il 
s’embarque pour la CrimĂ©e. 

Dans ce voyage qui dure prĂšs de quatorze mois, Ibn BattĂ»ta com-

mence Ă  recueillir les fruits de ses investissements pieux. Le saint per-
sonnage qu’il s’est constituĂ© suscite l’intĂ©rĂȘt des Ă©mirs turkmĂšnes et la 
contrepartie se mesure en esclaves, chevaux et autres biens. Ainsi, au 
fur et Ă  mesure qu’il traverse ces terres pionniĂšres, l’importance et la 
fortune de notre personnage augmentent, ce qui ne va pas parfois sans 
dĂ©sagrĂ©ments, le 

p035

 souci de ses biens entravant souvent sa marche. 

Dans ces conditions, et ayant assurĂ© gĂźte et nourriture chez les akhis, 
ses prĂ©occupations religieuses passent au second plan. On aura tout de 
mĂȘme quelques tĂ©moignages sur l’activitĂ© religieuse de ces nouveaux 
pays. 

En Anatolie, Ibn BattĂ»ta fait connaissance avec l’ordre soufi des 

mawiawis, en son lieu de naissance, Konya. Son fondateur, Djamal al-
din Rumi (1207-1273), est fils d’un autre mystique, Baha al-din Wa-
lad (1148-1231), originaire de Balkh en Afghanistan. Le pĂšre et le fils, 
fuyant l’avance mongole, sont venus s’installer en Anatolie Ă  partir de 
1225 et furent invités à Konya par Alauddin Kayqubad I

er

. La tradition 

soufi qu’ils introduisent en Anatolie est donc d’origine iranienne, mais 
sa filiation remonte jusqu’au grand mystique Ahmad al-Ghazali (mort 

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Ibn BattĂ»ta — Voyages 

29 

 

II. De La Mecque aux steppes russes et Ă  l’Inde 

en 1126), d’oĂč descend Ă©galement Abu Hafs al-Suhrawardi, bien que 
celui-ci reprĂ©sente la tradition irakienne. Ainsi les deux courants de 
cette mystique intellectuelle se retrouvent Ă  Konya que Suhrawardi 
visite Ă©galement Ă  cette Ă©poque comme missionnaire de la futuwwa. 
Par ailleurs, les populations nomades subissent l’influence d’un mys-
ticisme populaire syncrĂ©tique, mĂȘlant des Ă©lĂ©ments chamaniques aux 
anciennes hĂ©rĂ©sies chrĂ©tiennes de l’Asie Mineure, rendant ainsi possi-
ble le grand brassage d’ethnies et de religions qui s’opĂšre au long des 

XIII

e

 et 

XIV

e

 siĂšcles. En dĂ©finitive, l’ordre des mawlawis reste bien lo-

calisĂ© et liĂ© Ă  l’aristocratie, seldjukide d’abord, ottomane ensuite. 

Pour le reste, Ibn BattĂ»ta rencontre encore des rifais, ordre avec le-

quel il conserve le plus d’affinitĂ©s. La mention, une fois dans une pe-
tite ville du centre-nord de l’Asie Mineure et une autre dans Smyrne Ă  
peine conquise et encore en ruine, du chef suprĂȘme de l’ordre, des-
cendant d’al-Rifai n’est pas sans poser des problĂšmes. Elle montrerait, 
surtout dans le deuxiĂšme cas, le zĂšle dĂ©ployĂ© par les ordres soufis 
dans la conquĂȘte spirituelle, mais aussi militaire, de terres et de fidĂšles 
pour 

p036

 l’islam. On connaĂźt, par ailleurs, le processus par lequel les 

cheĂŻkhs et les derviches, avec leurs institutions, les zawiyas, ont cons-
tituĂ© un Ă©lĂ©ment de base dans la conquĂȘte et la colonisation ethnique 
et religieuse de l’ouest de l’Asie Mineure dans un premier temps et 
des Balkans par la suite. L’abandon par Byzance des terres asiatiques 
Ă  leur sort ; les exactions sur la population paysanne chrĂ©tienne d’une 
fĂ©odalitĂ© byzantine, latine, serbe ou bulgare, liĂ©e par-dessus le marchĂ© 
aux intĂ©rĂȘts mercantiles des GĂ©nois et des VĂ©nitiens ; les tentatives de 
rapprochement entre l’Église catholique et l’opposition farouche du 
clergĂ© orthodoxe : tous ces Ă©lĂ©ments contribuĂšrent peut-ĂȘtre bien plus 
que la force, Ă  pousser de larges masses au sein de la religion islami-
que oĂč le mysticisme populaire et syncrĂ©tique prĂ©parait le terrain pour 
les recevoir Ă  travers les ordres soufis et leurs zawiyas. 

 

R

USSIE MÉRIDIONALE ET 

C

ONSTANTINOPLE 

 

  

 

La traversĂ©e vers la CrimĂ©e et la visite de l’empire de la Horde 

d’Or, aprĂšs le parcours d’Asie Mineure aboutissant Ă  Sinop, deve-
naient un itinĂ©raire obligĂ© pour Ibn Éthiopie en route vers l’Inde Ă  tra-
vers l’Asie centrale. Par cette trajectoire, le voyageur marque en quel-

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Ibn BattĂ»ta — Voyages 

30 

 

II. De La Mecque aux steppes russes et Ă  l’Inde 

que sorte les limites du monde musulman en le contournant, d’abord 
par l’ouest, puis par le nord. Pour nous, ce voyage constitue, comme 
celui de l’Asie centrale, une source prĂ©cieuse concernant un peuple et 
un État qui ne se sont pas donnĂ© la peine d’écrire leur propre histoire 
et ne nous ont laissĂ© que des traces infimes de leur passage, pourtant 
fracassant, dans l’histoire. C’est donc grĂące Ă  notre voyageur et Ă  
quelques autres — l’italien Jean du Plan Carpin (Piano Carpini), le 
Flamand Guillaume de Rubrouck, et Ă  travers des informations de 
gĂ©ographes arabes (al-Umari) ou de chroniqueurs russes — que l’on 
peut reconstituer la vie et l’histoire de ce royaume. 

p037

  

Pour la CrimĂ©e, oĂč Ibn Éthiopie dĂ©barque en mars-avril 1334, 

l’éclairage est meilleur, car c’est lĂ  qu’aboutissent les routes de la 
fourrure et de la soie venant respectivement du Nord et de l’Est. Les 
GĂ©nois et les VĂ©nitiens s’accrochent alors aux rivages, Ă©tablissent des 
comptoirs et nous laissent leurs comptes et leurs registres, oĂč on re-
trouve la sĂ©culaire concurrence entre les deux citĂ©s marchandes oppo-
sĂ©es Ă  la mĂ©fiance mongole. La conquĂȘte de Constantinople par les 
croisĂ©s en 1204, sous le haut patronage de Venise, avait permis Ă  cette 
puissance de pĂ©nĂ©trer dans cette mer intĂ©rieure, jalousement gardĂ©e, la 
mer Noire. C’est ainsi que messires Niccolo et Mafeo Polo, le pĂšre et 
l’oncle de Marco, partirent Ă  Soudak, en CrimĂ©e, ouvrir une succur-
sale de leur maison mĂšre installĂ©e Ă  Constantinople. Mais Michel VIII 
PalĂ©ologue s’alliera aux GĂ©nois pour reconquĂ©rir Constantinople et 
ces derniers remplaceront les VĂ©nitiens en mer Noire. Ils s’installent, 
Ă  partir de 1266, Ă  Kaffa qui devient le centre principal du transbor-
dement des marchandises. En 1316, on les trouve Ă  Azak et en 1318 Ă  
Kertch. Mais les VĂ©nitiens reviennent aussi. Ils ont, depuis 1289, dĂ©jĂ  
un consul Ă  Kertch et Ă©tablissent une colonie Ă  Azak en 1332, ainsi 
qu’à Tana, Ă  l’embouchure du Don, dans le courant de la mĂȘme annĂ©e. 

La position des Mongols face aux EuropĂ©ens apparaĂźt hĂ©sitante. En 

tant qu’État essentiellement nomade — du moins Ă  ses dĂ©buts — 
l’empire de la Horde d’Or a besoin d’asseoir son Ă©conomie urbaine 
sur le commerce Ă  grande distance et, par consĂ©quent, d’entretenir et 
de dĂ©velopper les grands itinĂ©raires commerciaux dont il vient 
d’hĂ©riter. Les commerçants navigateurs europĂ©ens sont des Ă©lĂ©ments 
essentiels dans cet ensemble. Mais les profits sont toujours difficiles Ă  
partager et les conflits sont courants. Il est aussi facile pour les Mon-
gols de s’emparer des comptoirs que pour les Latins de s’enfuir sur 

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Ibn BattĂ»ta — Voyages 

31 

 

II. De La Mecque aux steppes russes et Ă  l’Inde 

leurs bateaux et de bloquer, par la suite, le commerce maritime. AprĂšs 
le pillage de Kaffa et de 

p038

 Soudak en 1298-1299, et Ă  la suite 

d’autres conflits au dĂ©but du rĂšgne d’Uzbek Khan, un 

modus vivendi

 

semble avoir Ă©tĂ© trouvĂ© et l’époque du passage d’Ibn Éthiopie est plu-
tĂŽt paisible. Ce n’est que plus tard, en 1343-1345, que Djani Bek, le 
fils d’Uzbek, chassera les Italiens de Tana et viendra mettre le siĂšge 
devant Kaffa. La menace du blocus arrange encore les choses en 1347 
et finalement les GĂ©nois tiendront Ă  Kaffa jusqu’à l’apparition des Ot-
tomans en CrimĂ©e, Ă  la fin du 

XV

e

 siĂšcle. 

Au-delĂ , l’empire de la Horde d’Or apparaĂźt comme une vaste for-

mation tribale fĂ©odale oĂč la famille de Gengis dĂ©tient de grands apa-
nages et couronne une hiĂ©rarchie de grands et petits fĂ©odaux apparte-
nant aussi bien Ă  l’ethnie mongole qu’à celles qui se trouvaient sur 
place lors de la conquĂȘte. Dans cet espace, d’anciens noyaux sĂ©dentai-
res persistent en CrimĂ©e, sur la basse Volga ou plus Ă  l’est dans le 
Khwarezm, au sud du lac d’Aral, mais la plus grande partie des step-
pes constitue apparemment le domaine des grands troupeaux nomades 
et des caravanes marchandes. Au milieu de cet espace, des villes aussi 
rares que dĂ©mesurĂ©es concentrent l’activitĂ© artisanale et commerciale 
du pays, le travail des peaux et des fourrures, mais aussi la fabrication 
d’objets quotidiens en fer ou en cĂ©ramique. C’est le cas des deux Sa-
ray : Saray Batu et Saray Berke, bĂąties sur le cours infĂ©rieur de la 
Volga. C’est cette derniĂšre qui deviendra la capitale sous Uzbek 
Khan, et l’on possĂšde une description contemporaine de celle d’Ibn 
Éthiopie, rapportĂ©e par al-Umari : « Le trĂšs vertueux Shudja al-din 
Abd al-Rahman al-Kharezmi drogman m’a racontĂ© que la ville de Sa-
ray a Ă©tĂ© bĂątie par le khan Berke sur les bords de la Turan [Volga]. 
Elle se trouve au milieu d’une saline et n’a point de murailles. La rĂ©-
sidence du khan est un grand palais surmontĂ© d’un croissant d’or du 
poids de deux kantars Ă©gyptiens [1 kantar = env. 56 kg]. Le palais est 
ceint de murs, de tours et de maisons oĂč demeurent les Ă©mirs ; en hi-
ver, ceux-ci 

p039

 habitent avec le khan. Le fleuve, me dit Shudja al-

Din, a plus de trois fois la largeur du Nil. Il est sillonnĂ© de grands na-
vires qui vont dans les pays russes et slaves ; c’est dans la terre de ces 
derniers qu’il prend sa source. Saray est une grande ville oĂč il y a des 
marchĂ©s, des bains et des Ă©tablissements religieux. C’est une citĂ© oĂč 
affluent les marchandises. Au milieu se trouve un Ă©tang dont l’eau 
provient de l’Itil [toujours la Volga]. On n’utilise celle-ci que pour les 

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Ibn BattĂ»ta — Voyages 

32 

 

II. De La Mecque aux steppes russes et Ă  l’Inde 

travaux ; quant Ă  l’eau potable, on la tire du fleuve. On la puise dans 
des buires d’argile qui sont rangĂ©es sur des chars et vendues ensuite Ă  
travers la ville. Â» La ville, dĂ©truite par Timur, sera abandonnĂ©e par la 
suite. Des fouilles faites au 

XIX

e

 siĂšcle, permettent de dĂ©terminer un 

espace urbain qui s’étend sur plus de cinquante kilomĂštres et couvre 
une superficie de quarante mille carrĂ©s. 

L’empire de la Horde d’Or est partagĂ© en de grands apanages dis-

tribuĂ©s aux fils de Djoetchi, fils aĂźnĂ© de Gengis Khan, Ă  qui tout le 
Decht-i Kiptchak, la steppe russe, avait Ă©tĂ© attribuĂ©. Leurs descendants 
contrĂŽlent toujours ces territoires lors du passage d’Ibn BattĂ»ta, lequel 
rencontre peut-ĂȘtre l’un d’entre eux en la personne de Tulek Timur, 
« gouverneur Â» de CrimĂ©e. Toutefois la descendance de Batu, qui est 
un des fils de Djoetchi, dĂ©tient le pouvoir suprĂȘme et arrive avec Uz-
bek Khan au sommet de sa puissance. Berke (12571266), frĂšre et suc-
cesseur de Batu, fut le premier souverain mongol Ă  devenir musulman. 
Mais l’islam ne se fixera, chez les Mongols de Russie, qu’à partir 
d’Uzbek Khan (1312-1341). Cette islamisation prĂ©coce, liĂ©e au conflit 
qui oppose les khans de la Horde d’Or aux Ilkhans de la Perse au sujet 
du Caucase, crĂ©era des rapprochements avec l’Égypte mameluke, elle-
mĂȘme ennemie hĂ©rĂ©ditaire des Ilkhans, et aboutira Ă  une alliance de 
longue durĂ©e. Au-delĂ  de trĂšs nombreuses ambassades, lesquelles, 
scrupuleusement dĂ©crites par les chroniques Ă©gyptiennes, constituent 
des sources prĂ©cieuses pour l’histoire de la Horde d’Or, Baybars cons-
truit une 

p040

 mosquĂ©e Ă  Stary Krim, la capitale de la CrimĂ©e, en 1288, 

et Uzbek marie une de ses filles Ă  Malik Nasir. Ce mariage, qui 
n’aboutit qu’aprĂšs six ans de marchandages, est un Ă©chec. Il suffit, 
pour en comprendre les raisons, de comparer la libertĂ© des femmes 
chez les Mongols, telle qu’elle est dĂ©crite par Ibn BattĂ»ta, avec les ha-
rems du Caire. Cela finit par un divorce, huit ans plus tard. Notre au-
teur rencontrera cette dame Ă  La Mecque, pendant le pĂšlerinage de 
1326. La politique matrimoniale fonctionne Ă©galement, et Ă  plusieurs 
reprises, avec Byzance. A part la mystĂ©rieuse BaĂŻalun, plus ou moins 
identifiĂ©e Ă  une fille naturelle d’Andronic III, Andronic II marie une 
de ses filles Ă  Tokhta, oncle et prĂ©dĂ©cesseur d’Uzbek (1290-1312). 
Une fille de Michel VIII sera mariĂ©e Ă  Nogai, personnage influent et 
faiseur de rois, Ă  la fin du 

XIII

e

 siĂšcle. On avait mĂȘme pu parler Ă  cette 

Ă©poque d’une alliance groupant le khan de la Horde d’Or, l’empereur 
de Byzance, le sultan d’Égypte et le roi d’Aragon face aux tentatives 

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Ibn BattĂ»ta — Voyages 

33 

 

II. De La Mecque aux steppes russes et Ă  l’Inde 

de croisade contre Constantinople et la Terre sainte, menĂ©e par Char-
les d’Anjou, roi de Sicile, et le pape. Par ailleurs, l’intĂ©rĂȘt portĂ© par 
l’Europe aux routes commerciales traversant la steppe russe fait de 
l’empire de la Horde d’Or une grande puissance jusqu’à la mort 
d’Uzbek. C’est ainsi que ce dernier reçoit une ambassade du pape Be-
noĂźt XII en 1339. Ensuite, aprĂšs la disparition rapide de son hĂ©ritier 
désigné, Tini Bek, son deuxiÚme fils Djani Bek (1342-1357) conser-
vera la stabilitĂ© du royaume et rĂ©alisera Ă©galement le rĂȘve de la dynas-
tie en occupant Tabriz en 1355, sur Malik Ashraf le Tchobanide (voir 
prĂ©face du t. I). Mais il pĂ©rit peu aprĂšs dans un complot prĂ©parĂ© par 
son fils Berdi Bek (1357-1359), et par la suite une vingtaine de khans 
se succĂ©deront dans un laps de temps de dix-huit ans ; la lignĂ©e de Ba-
tu s’éteindra et les descendants des autres fils de Djoetchi entreront 
dans la course pour le pouvoir suprĂȘme, jusqu’à ce que ces luttes prĂ©-
parent l’avĂšnement de Timur. L’empire survivra toutefois Ă  Timur, 
avant d’éclater en 1502 en plusieurs États successivement absorbĂ©s 
par l’empire russe. Ibn 

p041

 BattĂ»ta traverse donc la Horde d’Or au 

moment de sa maturitĂ© qui est aussi l’époque de son intĂ©gration dans 
le monde islamique. D’oĂč la valeur de son tĂ©moignage. 

ArrivĂ© au Decht-i Kiptchak, la steppe russe tant dĂ©crite par les 

gĂ©ographes arabes, Ibn BattĂ»ta se sent obligĂ© d’adhĂ©rer aux lĂ©gendes 
du Grand Nord et sera ainsi, pour la premiĂšre fois, pris en flagrant dĂ©-
lit de mensonge puisqu’il n’a matĂ©riellement pas eu le temps de voya-
ger en dix jours, comme il le dit, jusqu’à Bulghar, capitale des Bulga-
res de la Volga, situĂ©e prĂšs du confluent de ce fleuve avec la Kama, Ă  
plus de mille kilomĂštres du point de dĂ©part d’Ibn BattĂ»ta, au nord du 
Caucase. Bulghar, centre commercial important et lieu d’échange des 
fourrures avant l’arrivĂ©e des Mongols, restera principalement dans 
l’imaginaire islamique, comme une des limites du monde connu, celle 
du Grand Nord, oĂč le temps se dĂ©traque, les journĂ©es s’allongent et 
suppriment les nuits. Le premier Ă  dĂ©crire ce phĂ©nomĂšne fut Ibn Fa-
dlan qui alla en ambassade auprĂšs du roi des Bulgares en 923 : « En-
suite, on est entrĂ© dans la yourte pour discuter avec le tailleur du sou-
verain qui Ă©tait originaire de Bagdad et se trouvait dans ces contrĂ©es 
par hasard. On est restĂ© ensemble le temps de lire la moitiĂ© d’un 

sub

 

[1/14] du Coran. On parlait en attendant l’appel Ă  la priĂšre de nuit. 
Lorsqu’on a entendu l’appel, on est sorti de la tente. Qu’est-ce que je 
vois alors ? Il faisait dĂ©jĂ  jour. Je demande alors au muezzin : “Quel 

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Ibn BattĂ»ta — Voyages 

34 

 

II. De La Mecque aux steppes russes et Ă  l’Inde 

appel as-tu fait ? — Celui du matin, me rĂ©pond-il. — Et la priĂšre de la 
nuit ? — On l’a faite juste aprĂšs celle du soir. — Et la nuit, qu’est-ce 
qu’elle est devenue ? — C’est comme cela, me rĂ©pond-il. Avant que 
tu arrives, elle Ă©tait encore plus courte ; elle a commencĂ© Ă  s’allonger 
ces jours-ci.” Et il a ajoutĂ© que, par peur de rater la priĂšre du matin, il 
n’osait plus s’endormir la nuit depuis un mois. Quelqu’un qui met la 
marmite au feu le soir fait la priĂšre du matin avant qu’elle bouille. Â» 

p042

  

Ce dernier exemple est cĂ©lĂšbre parmi les curiositĂ©s du « monde ex-

tĂ©rieur Â» Ă  l’islam. Le pays oĂč le temps des priĂšres se dĂ©traque ne 
pouvait que se trouver, par dĂ©finition, au bout du monde. Et notre 
voyageur ne pouvait dĂ©cemment pas avouer ne pas avoir vu cela de 
ses yeux. Au-delĂ  de cette contrĂ©e commence d’ailleurs le pays de 
l’obscuritĂ© oĂč le temps finit par se dĂ©traquer complĂštement, et oĂč les 
habitants, ĂȘtres dĂ©jĂ  semi-lĂ©gendaires, pratiquent l’échange muet, au-
tre thĂšme courant qu’Ibn BattĂ»ta ne pouvait encore une fois ne pas 
reprendre Ă  son compte, mĂȘme s’il avoue ne pas y avoir Ă©tĂ©. 

LĂ , donc, oĂč l’islam s’arrĂȘte, la nature, le monde s’altĂšrent et les 

lĂ©gendes commencent. Cela pourrait ĂȘtre Ă©galement vrai pour Cons-
tantinople. Ibn BattĂ»ta aurait pu nous y transporter, Ă  partir de Bursa 
ou d’Iznik, qui sont Ă  une ou deux Ă©tapes de Constantinople. Or il lui 
faudra partir des bords de la Volga, traverser des dĂ©serts, de grandes 
chaleurs et de grands froids en marquant, ainsi, les limites du monde 
connu, de son monde, pour arriver Ă  Constantinople la Grande, le cen-
tre, avec Rome, du monde diffĂ©rent, du monde opposĂ©, celui de la 
chrĂ©tientĂ©. Il est vrai qu’Ibn BattĂ»ta n’aurait pas osĂ© aller tout seul Ă  
partir des territoires ottomans Ă  Constantinople, ville ennemie, tandis 
qu’à partir d’Astrakhan l’occasion se prĂ©sentait de faire part d’une 
ambassade officielle et de devenir ainsi intouchable. Mais ces raisons 
bien rĂ©elles n’invalident pas la valeur symbolique du voyage. La sus-
picion au sujet de la rĂ©alitĂ© de celui-ci est pourtant justifiĂ©e. Pour la 
premiĂšre fois sur ce trajet, Ibn BattĂ»ta perd ses moyens, il paraĂźt 
confondre l’itinĂ©raire de l’aller et celui du retour, et le chemin suivi 
devient Ă  la limite impossible Ă  tracer. De mĂȘme Ă  Constantinople tout 
se brouille. Andronic III devient le 

takfur

, titre clichĂ© donnĂ© par les 

Arabes Ă  tous les empereurs de Byzance et Andronic II ; en religion 
Antoine est appelĂ© Girgis (Georges). Enfin la description donnĂ©e de la 
ville aurait pu ĂȘtre « pompĂ©e Â» dans n’importe lequel des innombra-

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Ibn BattĂ»ta — Voyages 

35 

 

II. De La Mecque aux steppes russes et Ă  l’Inde 

bles rĂ©cits que les 

p043

 gĂ©ographes arabes nous donnent. Mais les cho-

ses ne sont pas aussi simples, et il faut tenir compte d’un Ă©lĂ©ment es-
sentiel : Ă  Constantinople, Ibn BattĂ»ta perd rĂ©ellement ses moyens. 
Comme il n’a jamais dĂ» pouvoir apprendre convenablement une autre 
langue que l’arabe, il se trouve, dĂ©jĂ  depuis le dĂ©but de ce voyage, 
doublement handicapĂ© en cheminant avec des Mongols qui parlent 
probablement le turc et sûrement pas le grec, et qui doivent lui expli-
quer ce que les Grecs disent et font. On peut supposer que son guide, Ă  
Constantinople, avait quelques notions d’arabe. Mais, Ă  travers les 
quelques descriptions fantaisistes ou prĂ©tentieuses, on doit se rendre Ă  
l’évidence, ce guide n’a pas dĂ» beaucoup servir notre voyageur, ni 
l’histoire. De toute façon, au-delĂ  de tout cela, Ibn BattĂ»ta se trouve 
littĂ©ralement perdu, il n’a plus de repĂšres, ses critĂšres ne fonctionnent 
plus et il doit ĂȘtre suffisamment troublĂ© de se trouver pour la premiĂšre 
fois dans un espace « infidĂšle Â», donc fondamentalement « inaccepta-
ble Â» et « intraduisible Â». Un autre esprit plus universel, par exemple 
Ibn Fadlan, qu’on vient de citer, se serait peut-ĂȘtre retrouvĂ©. Ce n’est 
pas le cas d’Ibn BattĂ»ta, qui, mĂȘme s’il ne raconte pas d’énormitĂ©s 
comme le font trĂšs souvent d’autres descriptions arabes de Constanti-
nople, regarde le monde Ă  travers ses acquis religieux qu’il a si soi-
gneusement collectĂ©s tout au long de sa route. Par consĂ©quent, qu’il 
l’ait rĂ©ellement fait ou pas, il reste toujours un peu « absent Â» de ce 
voyage. 

Le point central de cette visite reste toutefois sa rencontre avec 

Andronic II. Que la visite soit effectuĂ©e en aoĂ»t-septembre 1334 ou 
deux ans auparavant, cette rencontre n’a pas pu exister puisque 
l’empereur mourut en fĂ©vrier 1332. Alors pourquoi la raconter ? Le 
prestige d’avoir rencontrĂ© l’empereur rĂ©gnant suffisait. Par ailleurs, le 
rĂ©cit de sa rencontre avec l’ex-empereur-moine a un aspect trop favo-
rable au christianisme pour qu’il ait eu besoin de l’inventer. Alors est-
ce qu’il a menti ou a-t-il vraiment cru avoir rencontrĂ© l’empereur-
moine ? 

p044

 On pourrait tenter de bĂątir l’hypothĂšse suivante : Andro-

nic II avait rĂ©gnĂ© pendant quarante-six ans, fait trĂšs exceptionnel pour 
un empereur byzantin, et mĂȘme si ce long rĂšgne n’a pas brillĂ© d’un 
grand Ă©clat, il a durĂ© suffisamment pour se faire connaĂźtre dans les 
Ă©mirats turkmĂšnes qu’Ibn BattĂ»ta parcourut pendant plus d’un an. Ses 
informateurs Ă©taient sans doute au courant de son abdication et de son 
entrĂ©e dans les ordres, fait assez ordinaire Ă  Byzance mais inhabituel 

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Ibn BattĂ»ta — Voyages 

36 

 

II. De La Mecque aux steppes russes et Ă  l’Inde 

en Orient et qui ne pouvait manquer de piquer la curiositĂ© religieuse 
de notre homme. Par contre, en quittant les parages de Byzance, il n’a 
pas dĂ» ĂȘtre informĂ© de sa mort qui ne constituait sans doute pas un 
Ă©vĂ©nement de premiĂšre importance. Cette absence d’informations de-
vient encore plus vraisemblable Ă©videmment si on recule le tout de 
deux ans en faisant embarquer Ibn BattĂ»ta Ă  Sinop au moment de la 
mort de l’empereur. Aussi, lorsqu’il arrive Ă  Constantinople et se fait 
montrer les curiositĂ©s de la ville par un dragoman futĂ© qui ne se prive 
pas de gonfler les splendeurs d’une capitale dĂ©jĂ  Ă  l’agonie aux yeux 
de l’« Arabe Â», il exprime le souhait de voir l’empereur-moine. Le 
dragoman ne se « dĂ©gonfle Â» pas, et tient Ă  montrer cet exemple de 
piĂ©tĂ© Ă  l’infidĂšle en lui faisant visiter n’importe quel dignitaire reli-
gieux, le barrage de la langue faisant le reste. Ainsi le faible Andronic 
rĂ©ussit, Ă  travers ce malentendu, Ă  prolonger sa mĂ©moire au sein du 
monde musulman. 

Toujours selon la chronologie traditionnelle, Ibn BattĂ»ta fera 

l’aller-retour Astrakhan-Constantinople entre la mi-juin et la mi-
novembre 1334 et il restera cinq semaines dans la capitale byzantine, 
de la mi-aoĂ»t Ă  la fin septembre. Ensuite, c’est Ă  travers la Volga gelĂ©e 
qu’il ira visiter Saray, et quittera enfin, Ă  la fin de cette mĂȘme annĂ©e, 
la rĂ©gion pour la Transoxiane. 

p045

  

 

L’A

SIE CENTRALE

 

Retour Ă  la Table des MatiĂšres

  

 

La Transoxiane, avant-poste prospĂšre de l’islam face Ă  l’Asie cen-

trale, reçut la premiĂšre le choc terrible des invasions mongoles, pour 
ne jamais plus se relever complĂštement de ses ruines. C’est ici que 
s’est forgĂ©e principalement la lĂ©gende noire des Mongols, et Ibn Bat-
tĂ»ta, qui passe un siĂšcle plus tard, ne manque pas de nous la transmet-
tre. 

Cette rĂ©gion Ă©tait gouvernĂ©e, au dĂ©but du 

XIII

e

 siĂšcle, par les Khwa-

rezmshahs, les shahs du Khwarezm, du nom de la rĂ©gion du bas Oxus, 
ou Amu Darya, qui avaient Ă©tendu leur domination, aprĂšs la dispari-
tion de l’empire seldjukide, sur l’Afghanistan, le Khorasan et toute la 
moitiĂ© est de l’Iran actuel. Muhammad Khwarezmshah (1200-1220) 
songeait dĂ©jĂ  Ă  se proclamer protecteur du califat, et, par lĂ , maĂźtre du 

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Ibn BattĂ»ta — Voyages 

37 

 

II. De La Mecque aux steppes russes et Ă  l’Inde 

monde islamique, lorsque les nuages de la tempĂȘte mongole sont ap-
parus à l’horizon. Les descriptions que les chroniqueurs contempo-
rains en donnent tiennent à nous installer dans l’horreur dùs les pre-
miĂšres pages. L’ambassade envoyĂ©e par le Khwarezmshah en 1215 
pour Ă©tablir les premiers contacts commence par rencontrer une mon-
tagne qui semblait ĂȘtre couverte de neige et n’était qu’un amas 
d’ossements humains. Ensuite elle patauge dans un marĂ©cage formĂ© 
des corps en putrĂ©faction pour arriver enfin devant PĂ©kin oĂč 
s’amoncellent les os de soixante mille jeunes femmes qui s’étaient 
jetĂ©es du haut des murailles pour Ă©viter de tomber dans les mains des 
Mongols. 

Tout cela, et bien d’autres choses, n’empĂȘchent pas Muhammad 

Khwarezmshah de se montrer intraitable et de commettre la gaffe su-
prĂȘme en ordonnant le meurtre de plus de quatre cents marchands 
voyageant sous les auspices des Mongols, Ă  Utrar, sur les bords du Sin 
Darya, en 1218. MĂȘme s’il fallait un prĂ©texte pour l’invasion mon-
gole, celui-ci venait d’ĂȘtre fourni. 

p046

 Seulement, avant d’arriver en 

Transoxiane, il restait encore un ou deux peuples Ă  liquider en route, 
ce qui donnera aux Khwarezmshahs un rĂ©pit d’environ un an. C’est en 
poursuivant un de ces peuples, les Merkit, que les Mongols apparaĂź-
tront au nord-ouest de la mer d’Aral. Toujours inconscient du danger, 
Muhammad Khwarezmshah ira les forcer au combat malgrĂ© le refus 
initial des Mongols, dĂ©clarant ne vouloir s’occuper que d’un ennemi Ă  
la fois. Une bataille, pourtant indécise, laissera un tel souvenir au sou-
verain qu’il passera l’annĂ©e qui lui reste Ă  vivre Ă  fuir Ă©perdument de-
vant les Mongols, jusqu’à sa mort sur une petite Ăźle de la mer Cas-
pienne en dĂ©cembre 1220. 

La conquĂȘte mongole commencera par Utrar qui fut prise fin 1219. 

Bukhara résista trois jours, plus douze pour la citadelle dont les défen-
seurs furent massacrĂ©s jusqu’au dernier, tandis que la ville fut seule-
ment ( !) brĂ»lĂ©e et ses murailles rasĂ©es. Ensuite, ce fut le tour de Sa-
markande qui, elle, rĂ©sista cinq jours. Alors, une partie de l’armĂ©e se 
lança Ă  la poursuite de Muhammad Khwarezmshah. En soumettant ou 
en détruisant les villes et les régions sur leur passage, selon la promp-
titude Ă  la reddition de leurs habitants, les Mongols traversent le Kho-
rasan, arrivent Ă  Rey, au sud de l’actuelle TĂ©hĂ©ran, et poussent ensuite 
jusqu’à Hamadan. Devant la disparition du souverain Khwarezmshah, 
ils allĂšrent passer l’hiver dans l’AzerbaĂŻdjan oĂč ils profitĂšrent de leur 

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Ibn BattĂ»ta — Voyages 

38 

 

II. De La Mecque aux steppes russes et Ă  l’Inde 

sĂ©jour pour battre les GĂ©orgiens en fĂ©vrier 1221. Au printemps de 
cette annĂ©e, ils retournĂšrent Ă  Hamadan pour mater une rĂ©volte avant 
d’envahir de nouveau la GĂ©orgie et le Caucase et de remonter vers les 
plaines de la Russie du Sud oĂč ils dispersĂšrent une coalition des forces 
locales en avançant jusqu’à la CrimĂ©e pour mettre Ă  sac le comptoir 
gĂ©nois de Sudak. Enfin, en traversant la Volga ils vinrent rejoindre 
Gengis en Transoxiane aprĂšs un des plus longs raids de l’histoire. 

p047

  

Quant Ă  Gengis, il descendit vers l’Afghanistan aprĂšs avoir passĂ© 

l’étĂ© de 1220 dans la rĂ©gion de Samarkande. Les habitants de Tirmidh 
voulurent rĂ©sister, ce qui entraĂźna un siĂšge de onze jours et le massa-
cre de toute la population. On dit mĂȘme qu’une femme, ayant avalĂ© 
ses perles pour les soustraire au pillage, causa aux soldats le travail 
supplĂ©mentaire d’avoir Ă  Ă©ventrer tous les cadavres. Au dĂ©but de 
1221, Balkh se soumit. Ce ne fut pas le cas de Merv qui a dĂ» ĂȘtre 
conquise aprĂšs huit jours de siĂšge. LĂ , la tĂąche d’extermination Ă©tait 
ardue puisqu’aprĂšs une rĂ©partition mĂ©thodique chaque soldat se trou-
vait chargĂ© du massacre de quatre cents victimes. Des troupes retour-
nĂšrent mĂȘme, quelques jours aprĂšs, pour exterminer les quelques res-
capĂ©s qui avaient pu se rĂ©fugier dans les caves ou les grottes des envi-
rons. Les plus mesurĂ©s parmi les chroniqueurs contemporains donnent 
sept cent mille victimes, tandis qu’un recensement des corps sur place 
aurait permis d’atteindre le chiffre d’un million trois cent mille. Il est 
vrai que Merv Ă©tait une des villes des plus peuplĂ©es de l’islam. 

La liste des massacres peut s’allonger indĂ©finiment avec quelques 

raffinements supplĂ©mentaires de ci de lĂ . A Nishapur, oĂč un gĂ©nĂ©ral 
mongol fut tuĂ© dans une rĂ©volte d’habitants, il a Ă©tĂ© ordonnĂ© que les 
chiens et les chats feraient Ă©galement partie du massacre et que la ville 
serait rasĂ©e et son site labourĂ©. La liste sera close avec HĂ©rat, laquelle, 
rĂ©voltĂ©e, ne sera soumise qu’en juin 1222. Ici, les estimations attei-
gnent le chiffre de un million six cent mille morts, comprenant proba-
blement les habitants des environs qui se rĂ©fugiĂšrent dans la ville pen-
dant le siĂšge. 

AprĂšs la conquĂȘte, les rĂ©gions correspondant Ă  l’Afghanistan et 

l’ouest du Pakistan actuel, ainsi que le Tadjikistan, le Kirghizistan et 
l’Uzbekistan soviĂ©tique (moins le Khwarezm) composĂšrent l’apanage 
de Tchaghatai, deuxiĂšme fils de Gengis, et de ses descendants. L’Iran 
sera gouvernĂ© par des vice-rois jusqu’à ce que 

p048

 Hulagu, fils de Tu-

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Ibn BattĂ»ta — Voyages 

39 

 

II. De La Mecque aux steppes russes et Ă  l’Inde 

lui, lui-mĂȘme fils cadet de Gengis, envoyĂ© pour achever la conquĂȘte, 
crĂ©e l’empire ilkhanide en 1256. Enfin, le Khwarezm fera partie de 
l’apanage de Djoetchi, fils aĂźnĂ© de Gengis, et de ses descendants qui 
fonderont l’empire de la Horde d’Or. 

Les Mongols ilkhanides de l’Iran qui seront les premiers Ă  se sĂ©-

dentariser — au mĂȘme moment que les Mongols de la Chine — et Ă  
adopter la religion locale, l’islam, s’opposeront assez vite aux descen-
dants de Tchaghatai, restĂ©s nomades et shamanistes. Le Khorasan, qui 
comprenait alors en plus le nord-ouest de l’Afghanistan actuel, consti-
tuera la pomme de discorde. Cela rendra nĂ©cessaire l’existence d’un 
État tampon. Il sera formĂ© autour de HĂ©rat par une dynastie locale, les 
Kurt (ou Kart) Ă  partir de 1245. 

Les descendants de Tchaghatai se mĂȘlĂšrent, dans un premier 

temps, aux luttes pour le pouvoir suprĂȘme dans l’empire mongol entre 
les fils d’Oegedei, troisiĂšme fils et successeur de Gengis, et ceux de 
Tului, le fils cadet. Le conflit sera rĂ©solu au profit de ces derniers, 
mais l’empire de Tchaghatai plus vulnĂ©rable, continuera Ă  subir le 
contrecoup des dissensions internes jusqu’à la fin du 

XIII

e

 siĂšcle. C’est 

alors que Duwa (1282-1306), arriĂšre-arriĂšre-petit-fils de Tchaghatai, 
rĂ©ussira Ă  Ă©tablir son pouvoir sur ses possessions. Mais, si les Mon-
gols Ilkhans en Iran et les Mongols Yuan en Chine, finissent par pren-
dre la relĂšve des dynasties qui dans ces pays se succĂšdent cyclique-
ment et s’insĂšrent ainsi dans la continuitĂ© socio-politique des rĂ©gions 
qu’ils avaient conquises et si les Mongols de la Horde d’Or arrivent Ă  
surnager dans l’espace lĂąche et peu complexe des steppes russes, les 
Tchaghatai se trouvent eux Ă  cheval sur des espaces fortement dis-
semblables. L’opposition se manifeste entre la Transoxiane, de tradi-
tion musulmane, urbaine et commerçante par-dessus tout, et l’Est, 
shaman et nomade, qui sera connu, plus tard, sous le nom de Turkis-
tan. La structure tribale fĂ©odale mongole trouve sa raison d’ĂȘtre dans 
le contexte gĂ©opolitique de l’Est, 

p049

 tandis qu’une renaissance, mĂȘme 

trĂšs relative, du rĂ©seau urbain Ă  l’ouest montre l’intĂ©rĂȘt primordial 
pour les finances et les structures mĂȘmes d’un État, de la rĂ©surgence 
d’un flux commercial Ă  travers la Transoxiane. Et cette rĂ©surgence 
passe plus ou moins Ă  travers la reconversion Ă  l’islam, condition 
principale du rĂ©tablissement des liens rompus avec le reste du monde 
islamique. Ghazan Khan l’Ilkhan s’était dĂ©jĂ  rendu Ă  cette Ă©vidence 
depuis 1295 et Uzbek Khan de la Horde d’Or l’avait aussi fait depuis 

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Ibn BattĂ»ta — Voyages 

40 

 

II. De La Mecque aux steppes russes et Ă  l’Inde 

1313. Le grand commerce ainsi rĂ©tabli Ă  travers Saray, capitale 
d’Uzbek, vers le Khwarezm et sa capitale Urgentch, qui faisait aussi 
partie des dominions de la Horde d’Or, rendait nĂ©cessaire l’intĂ©gration 
de la Transoxiane des Tchaghatai. Or la fin du long rĂšgne de Duwa 
ravive les prĂ©tentions des descendants d’Oegedei, et les longues luttes 
qui suivent montrent, mĂȘme si elles sont assez mal connues, le conflit 
des intĂ©rĂȘts en prĂ©sence. 

Koentchek, premier fils de Duwa Ă  lui succĂ©der, est couronnĂ© Ă  

Almalik, la capitale traditionnelle des Tchaghatai situĂ©e dans la rĂ©gion 
de l’est, et meurt en 1308 dans cette mĂȘme rĂ©gion. Le souverain sui-
vant est Taliqu, cousin Ă©loignĂ© de Duwa, qui Ă©tait musulman, reprĂ©-
sentant, en quelque sorte le parti de l’Ouest. Il sera tuĂ© l’annĂ©e sui-
vante par Kebek, autre fils de Duwa, qui rĂšgnera (1309-1310) le 
temps de convoquer une assemblĂ©e de chefs mongols qui Ă©lisent Ă  la 
royautĂ© son frĂšre Esen Buqa (1310-1318). Ce dernier essaie de crĂ©er 
un Ă©quilibre entre les deux parties de l’empire, mais c’est avec le re-
tour de Kebek (1318-1326) que le centre de l’État se portera plus du-
rablement vers la Transoxiane oĂč le souverain s’établit prĂšs de Nakh-
shab, l’actuelle Karshi. Le fait que les chroniqueurs musulmans, y 
compris Ibn BattĂ»ta, louent son sens de justice montre qu’il Ă©tait favo-
rable aux musulmans et par consĂ©quent aux activitĂ©s urbaines et 
commerciales de la Transoxiane. Les rĂšgnes Ă©phĂ©mĂšres de ses deux 
frĂšres et successeurs Iltchighidai (1326) et Duwa Timur (1326) sem-
blent 

p050

 constituer un retour du balancier, car c’est pendant le rĂšgne 

de ce dernier que le moine dominicain Thomas Mancasola lance une 
campagne d’évangĂ©lisation dans l’Asie centrale. Les Mongols revien-
nent ainsi pĂ©riodiquement Ă  la politique de protection du christianisme 
comme contrepoids Ă  l’islam. Cette rĂ©action est courte, comme les 
durĂ©es de rĂšgne l’indiquent, et avec Tarmashirin (1326-1334), sixiĂšme 
fils de Duwa, on revient officiellement Ă  l’islam. C’est la pĂ©riode de la 
renaissance, passagĂšre et relative, de la Transoxiane, Ă  laquelle cor-
respond la visite d’Ibn BattĂ»ta. 

Ce dernier voit bien l’opposition entre les deux parties de l’empire, 

et c’est par elle qu’il explique la chute de Tarmashirin. Les chefs 
mongols de l’Est se rĂ©voltent contre le dĂ©laissement de cette partie de 
l’empire et Ă©lisent Buzan, un fils de Duwa Timur, souverain injuste, 
selon Ibn BattĂ»ta, et par consĂ©quent protecteur des chrĂ©tiens et des 
juifs. Buzan disparaĂźt cette mĂȘme annĂ©e 1334 et il lui succĂšde 

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Ibn BattĂ»ta — Voyages 

41 

 

II. De La Mecque aux steppes russes et Ă  l’Inde 

Tchengshi, fils d’EbĂŒgen, un autre fils de Duwa. Le centre de l’empire 
se dĂ©place encore vers l’est ; Tchengshi rĂ©side Ă  Almalik oĂč le pape 
nomme un archevĂȘque qui y bĂątit une cathĂ©drale. Mais la Transoxiane 
semble avoir acquis une puissance suffisante pour ne plus se soumet-
tre Ă  cet Ă©tat de choses. C’est de cette Ă©poque, ou plutĂŽt de celle du 
frĂšre et successeur de Tchengshi, Yisun Timur (1338-1339), que date 
la rĂ©volte d’un cheikh nommĂ© Khalil et prĂ©sentĂ© par Ibn BattĂ»ta 
comme descendant de Tchaghatai. Celui-ci, aidĂ© par les Kurt de HĂ©rat 
et par une famille des chefs hĂ©rĂ©ditaires de Tirmidh, rĂ©ussit Ă  Ă©tablir 
un pouvoir islamique en Transoxiane ; on possĂšde des monnaies, 
frappĂ©es Ă  son nom, datĂ©es de 1342 et de 1344. Or, pendant cette pĂ©-
riode, un autre descendant de Tchaghatai, Kazgan, se trouvant Ă  la tĂȘte 
de l’empire (1343-1346), bĂątit un palais Ă  Nakhshab. De toute façon, 
ces Ă©vĂ©nements, trĂšs mal connus, amĂšnent un Ă©clatement de fait de 
l’empire tchaghatai et l’autonomie relative des villes de la Tran-
soxiane. MĂȘme dans le 

p051

 Khwarezm, oĂč l’éclatement de la Horde 

d’Or suit de prùs celui des Tchaghatai, une dynastie turque musul-
mane, les Soufides, apparaĂźt Ă  partir de 1364. Ce milieu facilitera fina-
lement l’éclosion de Timur Ă  la fin du siĂšcle. 

Ainsi, Ibn BattĂ»ta pĂ©nĂštre dans ce troisiĂšme empire mongol pen-

dant les annĂ©es qui suivent son islamisation — ou plutĂŽt l’islamisation 
de sa classe dirigeante — et quelques annĂ©es avant sa chute. En fait, 
tout se passe comme si, avec la pĂ©nĂ©tration de l’islam, ces empires 
nomades perdaient leur raison d’ĂȘtre. Mais cet intermĂšde entre 
l’islamisation et la chute — qui va de 1295 Ă  1335 pour les Ilkhans, et 
de 1313 Ă  1359 pour la Horde d’Or — est encore plus courte pour les 
Tchaghatai et se rĂ©sume pratiquement au rĂšgne de Tarmashirin. 

La rencontre d’Ibn BattĂ»ta avec Tarmashirin pose, comme on l’a 

signalĂ© plus haut, un problĂšme chronologique liĂ© Ă  la date d’arrivĂ©e de 
notre auteur en Inde. Les chroniques concernant cette pĂ©riode de 
l’empire des Tchaghatai sont rares, voire inexistantes, et souvent la 
seule source est encore Ibn BattĂ»ta lui-mĂȘme. On possĂšde tout de 
mĂȘme des monnaies de Buzan datant de 1334, et seulement de 1334. 
Tchengshi, qui lui a succĂ©dĂ©, est tuĂ© en 1338. D’autres sources don-
nent comme successeur Ă©phĂ©mĂšre Ă  Tarmashirin son fils Sandjar, ce 
qui peut conduire Ă  l’hypothĂšse de l’existence simultanĂ©e de deux 
souverains, Ă  l’est et Ă  l’ouest. Il est impossible d’aller plus loin dans 
l’état actuel de nos connaissances ; disons seulement que, au cas oĂč il 

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Ibn BattĂ»ta — Voyages 

42 

 

II. De La Mecque aux steppes russes et Ă  l’Inde 

faudrait dater la dĂ©position de Tarmashirin de 1334, sa rencontre avec 
Ibn BattĂ»ta devrait avoir eu lieu en mars 1333 et non 1335. Il serait 
alors nĂ©cessaire de repousser de deux ans l’ensemble de la chronolo-
gie, en reprenant le scĂ©nario exposĂ© plus haut. 

p052

  

En commençant Ă  lire cette partie du rĂ©cit, on se rend compte qu’au 

fur et Ă  mesure que notre homme pĂ©nĂštre en Asie centrale, il acquiert, 
ou il se donne, de l’importance. ArrivĂ© Ă  Urgentch, le cadi de la ville 
vient personnellement Ă  sa rencontre. Le vice-roi d’Uzbek Khan, qui 
appartient aussi trĂšs probablement Ă  la famille impĂ©riale, et sa femme 
rivalisent pour lui offrir festins et rĂ©compenses ; ainsi il finit par rece-
voir mille piĂšces d’argent. Plus loin, dans la ville de Khat, l’émir et le 
cadi sortent Ă©galement Ă  sa rencontre. Enfin, il reste cinquante-quatre 
jours dans le camp de Tarmashirin, en relation Ă©troite avec le souve-
rain. Dans la Transoxiane, centre ancien de la culture islamique, dĂ©-
vastĂ© par les Mongols et qui vient de revenir officiellement Ă  l’islam, 
l’arrivĂ©e d’un pĂšlerin maghrĂ©bin transportant dans sa besace une 
bonne collection de lieux saints, assaisonnĂ©s de quelques pointes 
d’exotisme comme « Constantinople la Grande Â», serait donc capable 
de faire sensation ! 

A partir de Saray et jusqu’à son arrivĂ©e dans le camp de Tarmashi-

rin, Ibn Battûta donne un itinéraire précis qui permet de dater ses dé-
placements. En suivant la chronologie traditionnelle qui le fait partir 
vers le 10 dĂ©cembre 1334 de Saray, on le retrouve vers le 20 fĂ©vrier 
1335 dans le camp du souverain oĂč il reste jusqu’à la mi-avril. Mais, 
Tarmashirin ayant probablement disparu de la scĂšne de l’histoire Ă  
cette date, c’est prĂ©cisĂ©ment cette rencontre qui nous fait reculer la 
date de deux ans et ramener alors son arrivĂ©e Ă  la mi-mars 1333 et son 
dĂ©part au dĂ©but mai de la mĂȘme annĂ©e. Toutefois, il signale un froid 
excessif au moment de son dĂ©part, froid qui devient plus plausible 
dans l’hypothĂšse de la mi-avril que pour celle du dĂ©but mai. 

Au-delĂ  du camp royal, on peut encore dater facilement son itinĂ©-

raire Ă  travers Samarkande et Tirmidh jusqu’à Balkh oĂč il a dĂ» arriver 
vers le 10 mai 1335, ou la fin mai 1333. Mais Ă  partir de cette ville les 
cartes se brouillent, et un examen tant soit peu attentif du texte 

p053

 

montre l’impossibilitĂ© d’un voyage au Khorasan. Cette impossibilitĂ© 
est avant tout chronologique. A la fin de ce parcours en Asie centrale, 
Ibn BattĂ»ta nous donne sa premiĂšre date explicite depuis son dĂ©part de 

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Ibn BattĂ»ta — Voyages 

43 

 

II. De La Mecque aux steppes russes et Ă  l’Inde 

La Mecque. Cette date correspond au 12 septembre 1333, ou bien, 
selon l’autre interprĂ©tation, au 23 aoĂ»t 1335. Pour arriver au bord de 
l’Indus Ă  ces dates, notre auteur part de Qunduz, au nord de 
l’Afghanistan, afin de traverser les montagnes d’Hindu Kush, Ă  la mi-
juillet (ou au dĂ©but aoĂ»t). Il a dĂ» attendre dans cette localitĂ© une qua-
rantaine de jours afin que les chaleurs atteignent leur maximum. Étant, 
en tout état de cause, arrivé à Qunduz en venant de Balkh, il a dû quit-
ter cette ville vers le dĂ©but (ou la fin) juin. Alors il lui reste, en tout et 
pour tout, pour son voyage du Khorasan, commençant et se terminant 
Ă  Balkh, et dans les deux hypothĂšses, moins d’un mois, et cela pour 
parcourir deux mille cinq cents kilomĂštres et visiter huit villes. 

A cĂŽtĂ© de l’aspect chronologique, pourtant dĂ©terminant, d’autres 

Ă©lĂ©ments viennent s’ajouter. A partir de Balkh et jusqu’à Qunduz, Ibn 
BattĂ»ta ne cite aucune rencontre avec des personnages vivants, aucun 
Ă©vĂ©nement direct, si ce n’est l’achat d’un esclave Ă  Nishapur, et ne 
donne aucune distance, sauf celle de Balkh Ă  HĂ©rat, laquelle risque 
fort d’ĂȘtre fausse, puisqu’il nous dit avoir parcouru plus de cinq cents 
kilomĂštres de terrain montagneux en sept jours. Toutefois, un aller-
retour Balkh-HĂ©rat est toujours possible dans le temps qui reste. Le 
trajet de Balkh Ă  cette ville est briĂšvement mentionnĂ© ; par contre, si 
l’histoire du souverain de cette ville, Mu’izz al-din Kurt, est relatĂ©e, 
Ibn BattĂ»ta ne dit pas l’avoir rencontrĂ©, ce qui n’est pas conforme Ă  
ses habitudes. On pourrait dire en conclusion que le voyage de HĂ©rat, 
oĂč notre auteur aurait, dans ce cas, passĂ© la fĂȘte du Ramadhan, tom-
bant le 26 mai 1335 (ou le 15 juin 1333), est possible mais non cer-
tain. L’autre hypothĂšse est celle d’un sĂ©jour prolongĂ© pendant une 
bonne partie du mois de Ramadhan dans Balkh ou sa 

p054

 rĂ©gion, en 

attendant l’étĂ© pour traverser l’Hindu Kush. Cela expliquerait 
l’absence de toute mention de la fĂȘte du Ramadhan de cette annĂ©e, 
puisqu’elle intervient au cours d’un voyage fictif. 

La raison de ce voyage imaginaire au Khorasan est sans doute liĂ©e 

au caractĂšre sacrĂ© des lieux dĂ©crits, puisqu’il s’agit encore d’un pĂšle-
rinage. DĂ©jĂ , en pĂ©nĂ©trant dans la Transoxiane, Ibn BattĂ»ta retrouve 
un hĂ©ritage sacrĂ© et surtout mystique dans cette terre lointaine, mais 
fertile de l’islam dont les racines subsistent Ă  travers les ruines. 

L’Asie centrale et le Khorasan furent des pĂ©piniĂšres mystiques 

aussi importantes que l’Irak ou l’Égypte. Ces rĂ©gions, lieux de ren-

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Ibn BattĂ»ta — Voyages 

44 

 

II. De La Mecque aux steppes russes et Ă  l’Inde 

contre de l’islam, du shamanisme, du bouddhisme, de l’hindouisme, 
avec les anciennes traditions zoroastriennes, ont donnĂ© naissance aux 
courants malamatis du mysticisme musulman (voir prĂ©face du t. I), 
dont l’origine remonte Ă  Abu Yazid al-Bistami, mort en 874, et c’est 
le tombeau de ce saint Ă  Bistam qui constitue le point extrĂȘme de 
l’excursion imaginaire d’Ibn BattĂ»ta dans le Khorasan. Ces courants 
qui se dĂ©veloppent au seuil des immenses territoires asiatiques par oĂč 
vont dĂ©ferler les peuples nomades des steppes influenceront de façon 
dĂ©cisive les nouveaux venus, et ceux-ci, Ă  leur tour, les transporteront 
vers d’autres lieux d’établissement dĂ©finitif. Ainsi les Turcs, de pas-
sage en Transoxiane et dans le Khorasan, vont s’initier aux courants 
mystiques parallĂšlement Ă  leur conversion Ă  l’islam, pour les vĂ©hicu-
ler, par la suite, vers l’Asie Mineure et l’Inde. LĂ , ces courants utilise-
ront leurs capacitĂ©s syncrĂ©tiques pour convertir des chrĂ©tiens ortho-
doxes ou des hindous Ă  un islam quasi animiste. Enfin, l’invasion 
mongole, avec l’anti-islamisme militant de ses dĂ©buts, dĂ©racinera les 
formations mystiques de la Transoxiane et du Khorasan. Les cheĂŻkhs 
et les derviches se dĂ©placeront alors vers l’extrĂȘme est ou l’extrĂȘme 
ouest afin de participer physiquement et 

p055

 spirituellement Ă  la 

conquĂȘte des nouvelles terres et des nouvelles Ăąmes pour l’islam. 

Ainsi, Ibn BattĂ»ta visite Ă  Urgentch, capitale du Khwarezm, la 

tombe de Nadjm al-din Kubra, disciple d’Abu’l Nadjib Suhrawardi, 
aĂźnĂ© des fondateurs de l’ordre de ce nom, et fondateur lui-mĂȘme de 
l’ordre soufi de Kubrawiyya qui se dispersera Ă  travers plusieurs bran-
ches dans l’Inde et dans le Khorasan. Il mentionne Ă©galement le tom-
beau du cheĂŻkh Haidar dans la ville khorasanienne de Zaveh, 
l’actuelle Torbat-i Haydarieh (le Tombeau de Haidar). Ce dernier est 
connu comme disciple de Djamal al-din al-Sawadji, fondateur de 
l’ordre malamati de Qalandariya mentionnĂ© par Ibn BattĂ»ta au cours 
de son passage Ă  Damiette (voir t. I, p. 116 et introduction). Haidar 
fonde Ă©galement son propre ordre, la haidariyya, connu pour ses prati-
ques antinomiques dont l’utilisation des stupĂ©fiants et les mutilations 
sexuelles. Celles-ci sont attestĂ©es par des voyageurs europĂ©ens plus 
tardifs qui nous ont laissĂ© des illustrations dont les plus anciennes da-
tent du 

XVI

e

 siĂšcle. 

Enfin, par ce voyage imaginaire Ă  travers le Khorasan, Ibn BattĂ»ta 

brosse, par petites touches dispersĂ©es selon son habitude, le tableau 
politique de la rĂ©gion au cours de la pĂ©riode qui suivit l’éclatement de 

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Ibn BattĂ»ta — Voyages 

45 

 

II. De La Mecque aux steppes russes et Ă  l’Inde 

l’empire ilkhanide. Il faut alors essayer encore une fois de relier ces 
informations dans un cadre plus gĂ©nĂ©ral. 

La formation politique la plus solide dans la rĂ©gion est sans doute 

le royaume des Kurt, ayant pour centre HĂ©rat et contrĂŽlant, aprĂšs 
l’éclatement de l’empire Tchaghatai, la quasi-totalitĂ© de l’Afghanistan 
actuel. Vassaux des Ilkhanides, les Kurt se sont mĂȘlĂ©s Ă  l’affaire de 
l’émir Tchoban (voir t. I, p. 449 et introduction) et ont accĂ©dĂ© Ă  
l’indĂ©pendance aprĂšs 1335, pour disparaĂźtre sous les coups de Timur, 
en 1389. 

p056

  

A cette stabilitĂ© relative de l’Afghanistan, le Khorasan oppose une 

situation plus complexe. Entre sa conquĂȘte en 1219-1221 et la fonda-
tion de l’empire ilkhanide en 1256, cette rĂ©gion Ă©tait gouvernĂ©e par 
des vice-rois mongols, dont le dernier, appelĂ© Arghun, chef de la tribu 
des Oirat, fut maintenu gouverneur du Khorasan sous Hulagu et ses 
successeurs. Il fit reconstruire la ville de Tus, et ses descendants s’y 
taillĂšrent un fief comprenant Djam et Nishapur. Ainsi, on trouvera en 
1338 un petit-fils et homonyme d’Arghun comme seigneur de ces 
contrĂ©es. De mĂȘme, un descendant d’un frĂšre de Gengis Khan, appelĂ© 
Togha Timur, qui fut mĂȘlĂ© pendant un moment aux luttes de succes-
sion de l’empire ilkhanide, et proclamĂ© khan en 1338-1339 (voir in-
troduction du t. I), se retira dans la rĂ©gion de Gurgan, entre le Mazan-
deran et le Khorassan, Ă  l’est de la mer Caspienne, pour former une 
petite principautĂ©. Au-delĂ  de ces limites, des dynasties locales indĂ©-
racinables gouvernent des rĂ©gions isolĂ©es, comme les forĂȘts du Ma-
zanderan, entre les monts Alborz et la mer Caspienne, ou les oasis du 
Sistan, au-delĂ  du grand dĂ©sert iranien. Celles-ci, protĂ©gĂ©es par leurs 
montagnes et leurs dĂ©serts, se retirent Ă  l’intĂ©rieur de leurs terres lors-
qu’un pouvoir fort s’exerce sur l’ensemble de l’Iran, pour ressortir et 
se rĂ©pandre dans les environs pendant les pĂ©riodes de faiblesse du 
pouvoir central. Ainsi les souverains du Mazanderan descendent les 
pentes sud de l’Alborz pour occuper Simnan, tandis que les princes de 
Sistan entrent en relation avec les Kurt de HĂ©rat. 

Mais c’est au centre du Khorasan qu’un bouillonnement va se pro-

duire. LĂ , l’activisme shi’ite qui ronge son frein depuis l’élimination 
du mouvement ismaĂŻlite (voir introduction du t. I) par Hulagu, les 
mouvements mystiques qui ne demandent que l’occasion d’exploser 
en rĂ©voltes sociales, et les mĂ©contents ou persĂ©cutĂ©s de toutes sortes, 

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Ibn BattĂ»ta — Voyages 

46 

 

II. De La Mecque aux steppes russes et Ă  l’Inde 

se rĂ©unissent pour former ce que les historiens bien-pensants appellent 
une rĂ©publique de brigands : les serbedars (le mot signifie pendard, 

p057

 desperado ou tout autre qualificatif du mĂȘme ordre). Le fondateur 

en est un certain Abd al-Razzak, collecteur d’impĂŽts au nom des Ilk-
hans qui prĂ©fĂ©ra dĂ©penser pour la cause les sommes reçues. LancĂ© sur 
la scĂšne politique en 1336, il fut assassinĂ© deux ans plus tard par son 
frùre Mas’ud, lequel associe à son pouvoir un derviche shi’ite en de-
venant en mĂȘme temps son disciple. La composante shi’ite et mysti-
que du mouvement sera ainsi prĂ©pondĂ©rante tout au long de son his-
toire. 

Les serbedars s’attaquent en 1338 Ă  Arghun, le seigneur de Nisha-

pur, et occupent cette ville ainsi que celle de Djam. Ensuite, c’est le 
tour de Togha Timur d’ĂȘtre battu et de perdre la ville de Gurgan. De-
vant ces succĂšs, la puissance principale de la rĂ©gion, les Kurt, inter-
vient. Une bataille est livrĂ©e en 1343 ; les serbedars sont vaincus mais 
point Ă©liminĂ©s. Ils se limiteront dorĂ©navant au Khorassan iranien ac-
tuel, ayant comme centre Sabzevar, au nord-ouest de Nishapur. 
Mas’ud mourut en 1346-1347, et ses successeurs, soumis Ă  l’influence 
des diffĂ©rents groupes de derviches et guerroyant avec les autres prin-
ces locaux, survivront jusqu’à l’arrivĂ©e de Timur dans les annĂ©es 
1380. Ibn BattĂ»ta apprend les faits concernant la premiĂšre partie de 
leur histoire Ă  son retour vers le Proche-Orient en 1347, mais prĂ©fĂšre 
les insĂ©rer, selon son habitude, dans cette partie du rĂ©cit. 

Quand notre homme a-t-il eu l’idĂ©e pour la premiĂšre fois de partir 

pour l’Inde non pour un bref passage, mais pour une installation lon-
gue, sinon dĂ©finitive ? Depuis son dĂ©part de La Mecque, deux ans plus 
tĂŽt, comme il le prĂ©cise lui-mĂȘme, ou depuis son arrivĂ©e en Asie cen-
trale ? Les deux hypothĂšses sont probablement vraies. Il avait dĂ©jĂ  dĂ» 
entendre des rĂ©cits sur les fabuleuses richesses de l’Inde pendant son 
sĂ©jour Ă  La Mecque, mais, ayant dĂ©cidĂ©, pour une raison ou une autre, 
de visiter l’Asie Mineure et la Russie, c’est en Asie centrale qu’il a dĂ» 
se rendre compte de ce remue-mĂ©nage de personnages importants, 
quittant une rĂ©gion 

p058

 dĂ©vastĂ©e et politiquement peu sĂ»re pour aller 

offrir leurs services au magnifique Muhammad bin Tughluk, empe-
reur de — presque — tout le sous-continent indien. C’est ainsi qu’Ibn 
BattĂ»ta s’incorpore Ă  la caravane des illustres voyageurs dont il cite 
abondamment les noms et les pĂ©ripĂ©ties vers le nouvel eldorado de 
l’islam, l’Inde. 

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Ibn BattĂ»ta — Voyages 

47 

 

II. De La Mecque aux steppes russes et Ă  l’Inde 

 

L’I

NDE 

(

PREMIÈRE PARTIE

)

 

 

Retour Ă  la Table des MatiĂšres

  

 

La description de l’Inde constitue la partie centrale des Voyages 

d’Ibn BattĂ»ta, aussi bien par son volume â€” elle couvre presque le 
tiers de l’ensemble de l’ouvrage — que par les informations. Elle se 
divise en cinq chapitres dont le premier et le dernier restent dans le 
style de l’ouvrage, tandis que les trois chapitres centraux se prĂ©sentent 
sous un aspect assez diffĂ©rent. Le premier relate le voyage de notre 
auteur depuis l’Indus jusqu’à Dihli et se termine avec la description de 
cette ville. Le dernier est consacrĂ© Ă  son dĂ©part dĂ©finitif de Dihli, en 
vue d’une ambassade à la cour chinoise, à son voyage le long des cî-
tes indiennes ainsi qu’à ses aventures aux Maldives, dans le sud de la 
pĂ©ninsule, Ă  Ceylan et au Bengale. LĂ  aussi les informations sur les 
endroits visitĂ©s se mĂȘlent aux pĂ©ripĂ©ties personnelles dans un ordre 
plus ou moins chronologique. Or, dans la partie centrale de son rĂ©cit 
indien, notre voyageur se transforme en historien et chroniqueur de 
sultanat de Dilhi. Ainsi le deuxiĂšme chapitre relate l’histoire du sulta-
nat depuis sa fondation jusqu’à l’avĂšnement de Muhammad bin Tug-
hluk, souverain contemporain d’Ibn BattĂ»ta ; le troisiĂšme est une prĂ©-
sentation du bon et du mauvais gouvernement de ce souverain, et le 
quatriĂšme, la chronique des Ă©vĂ©nements de son rĂšgne jusqu’en 1347, 
date du retour d’Ibn BattĂ»ta au Proche-Orient, puisqu’en dictant son 
ouvrage, en 1355, notre auteur ne semble pas ĂȘtre au courant de la 
mort du souverain indien survenue en 1351. 

p059

  

On ne peut pas dire qu’au cours de ces trois chapitres son style se 

modifie sensiblement. A l’époque, les diffĂ©rences de style entre le rĂ©-
cit d’histoire, le rĂ©cit gĂ©ographique et ce texte hybride qu’est le rĂ©cit 
de voyage ne sont d’ailleurs pas bien marquĂ©es. Toutefois, l’auteur 
prend bien soin, pour une fois, de citer ses sources dans sa partie his-
torique oĂč, mĂȘme si aucune date ne figure, un ordre chronologique est 
respectĂ© et son rĂ©cit s’écarte peu des autres sources. Il reste, enfin, 
qu’Ibn BattĂ»ta est une des trois ou quatre sources principales contem-
poraines qui nous font connaĂźtre l’histoire de l’Inde musulmane, et 
son texte, rédigé en dehors des influences de la cour de Dihli, est pro-
bablement le plus objectif. Ainsi, son rĂ©cit constitue l’élĂ©ment de base 
de tous les ouvrages traitant de l’Inde Ă  l’époque, et ses tĂ©moignages 

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Ibn BattĂ»ta — Voyages 

48 

 

II. De La Mecque aux steppes russes et Ă  l’Inde 

et jugements sont encore Ăąprement discutĂ©s parmi les historiens in-
diens. 

Le dĂ©coupage fait dans cette Ă©dition ne permet pas de concentrer 

l’ensemble du rĂ©cit indien en un seul volume. Ainsi ce deuxiĂšme vo-
lume contient les trois premiers chapitres. Le reste se trouve au dĂ©but 
du troisiĂšme volume. Cette partie de la prĂ©face sur l’Inde se rapporte 
donc au texte contenu dans ce volume. 

Notre auteur, ayant cette fois consacrĂ© un chapitre entier Ă  

l’histoire du sultanat de Dihli, et les quelques problĂšmes posĂ©s par ce 
rĂ©cit ayant Ă©tĂ© abordĂ©s dans les notes, il n’est plus besoin de les re-
prendre ici. Il suffit d’esquisser le cadre dans lequel les Ă©vĂ©nements 
mentionnĂ©s se dĂ©roulent. 

Les Ă©crivains arabes — et Ibn BattĂ»ta ne fait pas exception — divi-

sent l’Inde en deux parties fort inĂ©gales : le Sind, constituĂ© par la val-
lĂ©e de l’Indus, et le Hind, qui contient tout le reste. La raison en est 
que le Sind fut conquis au dĂ©but de l’expansion arabe, en 712, tandis 
que la conquĂȘte systĂ©matique du reste de l’Inde ne dĂ©bute qu’à la fin 
du 

XII

e

 siĂšcle. Entre ces deux 

p060

 dates, le Sind resta jusqu’à la fin du 

IX

e

 siĂšcle sous la tutelle du califat et fut, par la suite, gouvernĂ© par des 

dynasties musulmanes locales jusqu’à l’apparition des Ghaznavides 
dans l’Afghanistan actuel Ă  partir de la fin du 

X

e

 siĂšcle. Ce nouvel État 

prĂ©sentait dĂ©jĂ  la premiĂšre concentration de tribus turques islamisĂ©es 
en quĂȘte de nouvelles terres de colonisation, et c’est ainsi que Mahmut 
de Ghazna mĂšnera ses dix-sept cĂ©lĂšbres campagnes contre l’Inde en se 
rendant maĂźtre du Pendjab, la rĂ©gion des cinq affluents de l’Indus. 

La gloire des Ghaznavides sera de courte durĂ©e. La grande vague 

turque qui fonde l’empire seldjukide les relĂšgue Ă  la taille d’un État 
local du sud de l’Afghanistan et, lorsque la puissance seldjukide dĂ©-
clinera Ă  son tour, vers le milieu du 

XII

e

 siĂšcle, ce ne sont plus les 

Ghaznavides mais une autre puissance locale, les Ghurides, qui pren-
nent le contrĂŽle de l’Afghanistan. Les derniers Ghaznavides sont 
chassĂ©s de leur capitale, Ghazna, vers 1160, et se rĂ©fugient Ă  Lahore, 
dans le Pendjab ; les Ghurides contrĂŽlent toute la rĂ©gion et, Ă  partir de 
1173, deux frĂšres, Ghiyath al-din Muhammad dans le Ghur et Mu’izz 
al-din Muhammad Ă  Ghazna, se partagent le pouvoir. C’est ce dernier 
qui entreprend la conquĂȘte du nord de l’Inde aprĂšs avoir supprimĂ©, en 

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Ibn BattĂ»ta — Voyages 

49 

 

II. De La Mecque aux steppes russes et Ă  l’Inde 

1181, les derniers Ghaznavides de Lahore ; la conquĂȘte est menĂ©e par 
des chefs de guerre turcs, et l’un d’entre eux, Qutb al-din Aibak, reste-
ra seul maĂźtre des possessions indiennes aprĂšs la mort de Ghiyath al-
din Muhammad en 1206 et la conquĂȘte des territoires afghans des 
Ghurides par les Khwarezmshahs. 

La rapiditĂ© de la conquĂȘte des plaines indo-gangĂ©tiques, c’est-Ă -

dire de l’Inde du Nord, du Sind au Bengale, surprend, et plusieurs ex-
plications ont Ă©tĂ© Ă©videmment proposĂ©es. Parmi elles se dĂ©gage un 
fait : l’extrĂȘme morcellement politique de ces rĂ©gions Ă  l’époque de la 
conquĂȘte musulmane. Des coalitions Ă©phĂ©mĂšres et mal prĂ©parĂ©es 
n’ont presque jamais pu rĂ©sister 

p061

 aux attaques de la cavalerie tur-

que. Par contre, dans le Deccan et dans l’extrĂȘme sud de la pĂ©ninsule, 
Ă  cĂŽtĂ© d’une multitude de petites formations, quatre dynasties se par-
tagent la plus grande partie de la rĂ©gion. Ce sont les Yadavas de Deo-
gir, la future Daulatabad, dans la rĂ©gion actuelle de Maharashtra ; les 
Kakatiyas de Warangal dans l’actuelle Andhra Pradesh ; les Hoysalas 
de Dvarasamudra, ville aujourd’hui disparue dans la Mysore et les 
Pandyas de Madura Ă  l’extrĂȘme sud. Ces États ont rĂ©ussi Ă  opposer 
une rĂ©sistance hindoue tout au long du 

XIII

e

 siĂšcle, en maintenant le 

sultanat dans les limites des plaines de l’Indus et du Gange, tandis 
qu’au nord les possessions musulmanes s’arrĂȘtent aux premiĂšres col-
lines annonçant l’Himalaya, occupĂ©es, d’est en ouest, par les royau-
mes hindous d’Assam, de Mithila, du NĂ©pal et du Cachemire. Dans ce 
dernier, la dynastie locale sera supplantĂ©e, en 1346, par une dynastie 
musulmane, mais le pays vivra sĂ©parĂ© du reste de l’Inde jusqu’à la fin 
du 

XVI

e

 siĂšcle. Enfin, Ă  l’est et Ă  l’ouest, Ă  la racine de la pĂ©ninsule, 

l’Orissa et le Gudjarat maintiendront leurs royaumes hindous jusqu’au 

XIV

e

 siĂšcle, et mĂȘme au-delĂ . 

La conquĂȘte du Sud donnera un second souffle au sultanat de Dihli. 

Elle dĂ©bute en 1295 par un raid du futur souverain Ala al-din Khaldji, 
et les richesses fabuleuses qu’il recueille lui ouvrent le chemin du 
pouvoir. Cette premiĂšre opĂ©ration montre aussi bien la quantitĂ© des 
trĂ©sors qui y sont accumulĂ©s que la faiblesse de leurs dĂ©fenseurs. Les 
expĂ©ditions au sud deviennent alors monnaie courante aussi bien pour 
renflouer des trĂ©sors vides que pour prĂ©parer des nouvelles vocations 
Ă  la conquĂȘte du pouvoir suprĂȘme. Ces expĂ©ditions, qui finiront par 
importer la crise Ă©conomique Ă  travers l’inflation de l’or, et la crise 
politique Ă  travers l’inflation des prĂ©tendants, ne visent pas, dans un 

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Ibn BattĂ»ta — Voyages 

50 

 

II. De La Mecque aux steppes russes et Ă  l’Inde 

premier temps, la suppression des royaumes hindous, mais leur utili-
sation comme vaches Ă  lait. Ce n’est que quand les royaumes les plus 
proches deviendront des enjeux de luttes 

p062

 internes que leur sup-

pression s’imposera ; Deogir sera dĂ©finitivement annexĂ© en 1317, Wa-
rangal en 1323. Plus au sud, Madura est Ă©galement conquise, les der-
niers Pandya se retirent Ă  l’extrĂ©mitĂ© de la pĂ©ninsule, tandis que le 
dernier Hoysala arrive Ă  mĂ©nager les conquĂ©rants. 

Ainsi, Ă  l’arrivĂ©e d’Ibn BattĂ»ta, Muhammad bin Tughluk contrĂŽle 

la plus grande partie de la pĂ©ninsule, mais pas pour longtemps. Il part, 
en 1335, pour mater la rĂ©volte d’un de ses lieutenants Ă  Madura, mais, 
l’armĂ©e ayant Ă©tĂ© dĂ©cimĂ©e par une Ă©pidĂ©mie, un premier État musul-
man se fonde dans cette rĂ©gion. Par la suite, les interminables rĂ©voltes 
du rĂšgne de Muhammad Tughluk aboutiront Ă  l’indĂ©pendance du 
Deccan avec la crĂ©ation du royaume bahmanide, en 1347. Au sud de 
cette barriùre, les Hindous se regroupent pour fonder l’empire des Vi-
jayanagara, et les territoires du nord Ă©clatent progressivement en plu-
sieurs États. 

L’arrivĂ©e d’Ibn BattĂ»ta en Inde correspond donc Ă  l’apogĂ©e, mais 

aussi au commencement de la fin du sultanat de Dihli. MĂȘme si notre 
voyageur ne semble pas ĂȘtre conscient de son dĂ©clin, son rĂ©cit, trĂšs 
explicite, permet de le tracer. On y reviendra dans l’introduction du 
troisiĂšme volume. 

A l’époque du sĂ©jour d’Ibn BattĂ»ta, la diffusion du mysticisme 

islamique en Inde Ă©tait en trĂšs bonne voie. Absorbant les pratiques 
mystiques et ascĂ©tiques hindoues ; profitant de la crise religieuse qui 
rĂ©sulte de l’apparition de l’islam comme religion dominante, laquelle 
renie l’hindouisme dans son principe mĂȘme ; utilisant la crise politi-
que issue de la domination d’une nouvelle caste de guerriers turcs ou 
afghans, le mysticisme islamique s’enracine au point de devenir la 
religion de fait des grandes masses populaires. Sa toute-puissance ne 
peut pas ne pas avoir de dĂ©bordements politiques, et les grands saints 
ont tendance Ă  se 

p063

 transformer en faiseurs de rois. Ces derniers sont 

obligĂ©s de mener une politique Ă  deux faces : mĂ©nager ces saints per-
sonnages pour s’attirer les faveurs populaires et les mater quand ils 
deviennent trop dangereux. Muhammad bin Tughluk ira prĂ©cisĂ©ment 
assez loin dans cette derniĂšre politique, et c’est peut-ĂȘtre une des rai-

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Ibn BattĂ»ta — Voyages 

51 

 

II. De La Mecque aux steppes russes et Ă  l’Inde 

sons de sa mauvaise rĂ©putation, encore qu’il semble l’avoir largement 
mĂ©ritĂ©e. 

Parmi les grands ordres soufis, deux se partagent plus particuliĂšre-

ment les faveurs de la population. Le premier est une excroissance 
indienne du trĂšs officiel ordre irakien des suhrawardis. Plusieurs dis-
ciples du fondateur Shihab al-din Abu Hafs Umar s’installent en Inde, 
et le plus cĂ©lĂšbre d’entre eux, Baha al-din Zakariya (1183-1267), 
fonde une lignĂ©e hĂ©rĂ©ditaire, de cheikhs Ă  Multan oĂč Ibn BattĂ»ta ren-
contre son petit-fils, Rukn al-din, et raconte longuement les dĂ©mĂȘlĂ©s 
du petit-fils et successeur de Rukn al-din avec Muhammad bin Tug-
hluk. Un autre disciple de ce mĂȘme Baha al-din, Djalal al-din Bukhari, 
s’installera Ă  Uch sur l’Indus, et c’est probablement d’un de ses suc-
cesseurs qu’Ibn BattĂ»ta, dĂ©jĂ  vieil adepte de la Suhrawardiyya, reçoit 
de nouveau le froc Ă  son passage dans cette ville. Cet ordre, relative-
ment fidĂšle Ă  ses origines, dans les limites du contexte indien, mĂšnera 
une politique aussi bien orthodoxe qu’aristocratique et « sĂ©culaire Â», 
en gardant de bonnes relations avec le pouvoir et les docteurs de la loi 
islamique. 

Le deuxiĂšme grand ordre de l’époque est plus spĂ©cifiquement in-

dien, mĂȘme si son fondateur est nĂ© au Sistan, dans l’Est iranien. 
Mawdud al-Tchishti (1142-1236), dĂ©jĂ  mentionnĂ© par Ibn BattĂ»ta Ă  
propos d’évĂ©nements Ă  HĂ©rat, s’installe pourtant en Inde, et meurt Ă  
Ajmer. Son principal disciple, personnage le plus cĂ©lĂšbre de la 
Tchishtiyya, Ă©tait Qutb al-din Bakhtiyar Kaki, qui s’installa Ă  Dihli, et 
au nom duquel le cĂ©lĂšbre Qutb Minar, le grand minaret de Dihli, sem-
ble avoir Ă©tĂ© Ă©rigĂ©. 

p064

 Son tombeau devint un des principaux centres 

de pĂšlerinage. Un de ses disciples, Farid al-din Mas’ud, mort en 1271, 
crĂ©a le centre hĂ©rĂ©ditaire d’Adjodhan, l’actuel Pakpattan — visitĂ© par 
Ibn BattĂ»ta — et diffusa l’ordre dans l’ensemble de l’Inde musul-
mane. Le principal cheikh de l’ordre de la gĂ©nĂ©ration suivante fut Ni-
zam al-din Awliya, qui joua une rĂŽle politique en se mĂȘlant sans doute 
à la disparition controversée de Ghiyath al-din Tughluk, pÚre de Mu-
hammad. Enfin, le chef de file de l’ordre, Ă  l’époque d’Ibn BattĂ»ta, 
Ă©tait Nasir al-din, dit « la lumiĂšre de Dihli Â», qui eut plusieurs fois 
maille Ă  partir avec le souverain. La grande popularitĂ© de l’ordre et 
son implantation Ă  Dihli le rendaient probablement plus influent et par 
lĂ  plus redoutĂ© par le pouvoir. Ibn BattĂ»ta rend compte de ces person-
nages, mais il ne semble pas ĂȘtre particuliĂšrement impliquĂ©. 

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Ibn BattĂ»ta — Voyages 

52 

 

II. De La Mecque aux steppes russes et Ă  l’Inde 

La rencontre d’Ibn BattĂ»ta avec ces saints personnages, morts ou 

vivants, est relatĂ©e au cours du premier chapitre indien, c’est-Ă -dire 
dans le rĂ©cit du voyage Ă  Dihli et de la description de cette ville. Notre 
auteur va ensuite s’engager dans la grande digression qui vise à dessi-
ner une vaste fresque de la sociĂ©tĂ© indienne de l’époque. On 
l’abordera au cours de l’introduction du troisiĂšme volume afin de 
permettre au lecteur de prendre connaissance de l’ensemble du rĂ©cit. 

 

Retour Ă  la Table des MatiĂšres

  

 

 

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Ibn BattĂ»ta — Voyages 

53 

 

II. De La Mecque aux steppes russes et Ă  l’Inde 

 

1. L’ocĂ©an Indien et le golfe Persique 

 

 

Retour Ă  la Table des MatiĂšres

  

 

 

Je quittai La Mecque Ă  cette Ă©poque-lĂ , me dirigeant vers le Ya-

man, et j’arrivai Ă  Haddah 

1

, qui est Ă  moitiĂ© chemin entre La Mecque 

et Djouddah. Puis j’atteignis cette derniĂšre ville 

2

 qui est ancienne, et 

situĂ©e sur le bord de la mer ; on dit que Djouddah a Ă©tĂ© fondĂ©e par les 
Persans 

3

. A l’extĂ©rieur de cette citĂ©, il y a des citernes antiques, et 

dans la ville mĂȘme des puits pour l’eau, creusĂ©s dans la pierre dure. Ils 
sont trĂšs rapprochĂ©s l’un de l’autre, et l’on ne peut pas les compter, 
tant leur nombre est considĂ©rable 

4

. L’annĂ©e dont il s’agit manqua de 

pluie, et l’on transportait l’eau à Djouddah, de la distance d’une jour-
nĂ©e. Les pĂšlerins en demandaient aux habitants des maisons. 

p067

 

A

NECDOTE

 

Parmi les choses Ă©tranges qui me sont arrivĂ©es Ă  Djouddah se 

trouve ceci : un mendiant aveugle, conduit par un jeune garçon, s’ar-
rĂȘta Ă  ma porte, demandant de l’eau. Il me salua, m’appela par mon 

                                           

1

   L’actuelle Hadda, Ă  vingt-cinq kilomĂštres de La Mecque, Ă  l’endroit oĂč la 

route de Djedda traverse le Wadi Fatima. 

2

   Â« La citĂ© de Djedda est sise sur le bord de la mer ; ses habitations sont, pour la 

plupart, des cabanes en roseaux. Elle a des fondouks construits en pierre et en 
argile, en haut desquels il y a des chambres en roseau, pareilles Ă  nos ghorfas ; 
ces fondouks ont des terrasses, oĂč l’on cherche le repos, la nuit, contre 
l’accablement de la chaleur. On voit en cette ville des vestiges antiques qui 
dĂ©montrent que ce fut jadis une citĂ© considĂ©rable » (I

BN 

D

JUBAIR

). 

3

   Ibn al-Mudjawir, dans sa 

Description de l’Arabie mĂ©ridionale

, mentionne une 

occupation de Djedda par les Persans aprĂšs la destruction de Siraf en 977 par 
un tremblement de terre (voir plus loin n. 146) ainsi que leur Ă©viction par des 
Arabes locaux. 

4

   Ibn BattĂ»ta paraphrase ici aussi Ibn Djubair. Ibn al-Mudjawir donne une liste 

des citernes. 

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Ibn BattĂ»ta — Voyages 

54 

 

II. De La Mecque aux steppes russes et Ă  l’Inde 

nom, et prit ma main, quoique je ne l’eusse jamais connu et qu’il ne 
me connĂ»t pas non plus ; je fus Ă©tonnĂ© de cela. Ensuite, il saisit mon 
doigt avec sa main, et il dit : « OĂč est 

alfatkhah 

? Â», c’est-Ă -dire la ba-

gue. Or, au moment de ma sortie de La Mecque, un pauvre Ă©tait venu 
Ă  moi, et m’avait demandĂ© l’aumĂŽne. Je n’avais alors rien sur moi, et 
je lui livrai mon anneau. Lorsque cet aveugle m’en demanda des nou-
velles, je lui rĂ©pondis : « Je l’ai donnĂ© Ă  un fakir. Â» Il rĂ©pliqua : « Va Ă  
sa recherche, car il y a sur cet objet une inscription qui contient un des 
grands secrets. Â» Je fus trĂšs stupĂ©fait de l’action de cet homme, et de 
ce qu’il savait Ă  ce sujet. Mais Dieu sait le mieux ce qui le concerne ! 

A Djouddah, il y a une mosquée principale, célÚbre par son carac-

tĂšre de saintetĂ© ; on la nomme la mosquĂ©e djĂąmi’ de l’EbĂšne, et la 
priĂšre y est exaucĂ©e 

5

. Le commandant de la ville Ă©tait Abou Ya’koĂ»b, 

fils d’Abd arrazzĂąk ; son kĂądhi et aussi son khathib Ă©tait le docteur 
’Abd Allah, de La Mecque, et sectateur de ChĂąfi’y. Quand arrivait le 
vendredi, et que les gens se rendaient au temple pour la priĂšre, le 
moueddhin venait, et comptait les personnes de Djouddah qui Ă©taient 
prĂ©sentes. Si elles complĂ©taient le chiffre quarante, alors le prĂ©dica-
teur prononçait le sermon, et faisait avec elles la priĂšre du vendredi. 
Dans le cas contraire, il rĂ©citait quatre fois la priĂšre de midi, ne tenant 
aucun compte de ceux qui 

p068

 n’étaient point de Djouddah, quelque 

grand que fĂ»t leur nombre 

6

 

                                           

5

   Â« On y trouve une mosquĂ©e bĂ©nie qui porte le nom de Omar bin al-Khattab (le 

second calife), et une autre mosquĂ©e qui a deux piliers en bois d’ébĂšne, avec la 
mĂȘme affectation Ă  Omar. Suivant une autre opinion, celle-ci se rapporterait Ă  
Harun al-Rashid » (I

BN 

D

JUBAIR

). 

6

   Selon l’école shafi’ite, la priĂšre du vendredi n’est valide que si l’assistance 

compte au moins quarante personnes. Dans ce cas, ce nombre est restreint aux 
seuls habitants de Djedda. 

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Ibn BattĂ»ta — Voyages 

55 

 

II. De La Mecque aux steppes russes et Ă  l’Inde 

 

 

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Ibn BattĂ»ta — Voyages 

56 

 

II. De La Mecque aux steppes russes et Ă  l’Inde 

Nous nous embarquĂąmes dans cette ville sur un bĂątiment appelĂ© 

djalbah  

7

 et qui appartenait Ă  RĂąchid eddĂźn Alalfy alyamany, origi-

naire de l’Abyssinie. Le cherĂźf MansoĂ»r, fils d’Abou Nemy 

8

, monta 

sur un autre bĂątiment de ce genre, et me pria d’aller avec lui. Je ne le 
fis pas, car il avait embarquĂ© des chameaux sur son navire, et je fus 
effrayĂ© de cela, vu que je n’avais point, jusqu’à ce moment, traversĂ© la 
mer. Il y avait alors Ă  Djouddah une troupe d’habitants du Yaman qui 
avaient dĂ©jĂ  dĂ©posĂ© leur provisions de route et leurs effets dans les 
navires, et qui Ă©taient prĂȘts pour le voyage. 

 

A

NECDOTE

 

Lorsque nous prĂźmes la mer, le cherĂźf MansoĂ»r ordonna Ă  un de ses 

esclaves de lui apporter une 

’adülah

 

9

 de farine, c’est-Ă -dire la moitiĂ© 

d’une charge, ainsi qu’un pot de beurre, Ă  enlever l’un et l’autre des 
navires des gens du Yaman. Il le fit, et apporta ces objets au cherĂźf. 
Les marchands vinrent Ă  moi tout en pleurs ; ils me dirent que dans le 
milieu de l’adülah il y avait dix milles dirhems en argent, et me priù-
rent de 

p069

 demander Ă  MansoĂ»r sa restitution, et qu’il en prĂźt une au-

tre en Ă©change. J’allai le trouver et lui parlai Ă  ce sujet, en lui disant 
que, dans le centre de cette ’adĂźlah, il y avait quelque chose apparte-
nant aux marchands. Il rĂ©pondit : « Si c’est du vin, je ne le leur rendrai 
pas ; mais si c’est autre chose, ce sera pour eux. Â» On l’ouvrit, et l’on 
trouva des piĂšces d’argent, que MansoĂ»r leur rendit. Il me dit alors : 
« Si c’eĂ»t Ă©tĂ© ’AdjlĂąn 

10

 il ne les aurait point rendues. Â» Celui-ci est le 

fils de son frĂšre RomaĂŻthah ; il Ă©tait entrĂ© peu de jours auparavant 
dans la maison d’un marchand de Damas, qui se rendait dans le Ya-
man, et il avait enlevĂ© la majeure partie de ce qui s’y trouvait. ’AdjlĂąn 

                                           

7

   Grandes barques faites de planches jointes avec des cordes de fibres de coco-

tier dont les patrons « entassent [les pĂšlerins] [...] Ă  les y faire asseoir les uns 
sur les autres et ils manƓuvrent celles-ci comme si c’était des cages Ă  poulets 
pleines. Ce qui pousse ces gens-lĂ  Ă  agir ainsi, c’est leur cupiditĂ© et leur avidi-
tĂ© Ă  louer leurs barques. Cela va Ă  tel point que le maĂźtre d’une djalba en rĂ©cu-
pĂšre le prix en un seul voyage et n’a plus ensuite Ă  s’inquiĂ©ter de ce que la mer 
en fera : “A nous les planches. Aux pĂšlerins leurs Ăąmes !” rĂ©pĂštent-ils en un 
dicton qui a cours parmi eux » (I

BN 

D

JUBAIR

). 

8

   Pour Abu Numay et sa famille, voir t. I, p. 313 et ci-dessous chap. 3., n. 59. 

9

   Mesure ou sac. 

10

   Voir Ă©galement t. I, p. 314, et ci-dessous chap. 3, n. 60. 

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Ibn BattĂ»ta — Voyages 

57 

 

II. De La Mecque aux steppes russes et Ă  l’Inde 

est maintenant Ă©mir de La Mecque ; il a redressĂ© sa conduite, et a fait 
paraĂźtre de l’équitĂ© et de la vertu. 

Nous voyageĂąmes sur cette mer pendant deux jours avec un vent 

favorable ; puis il changea, et nous dĂ©tourna de la route que nous sui-
vions. Les vagues de la mer entrĂšrent au milieu de nous dans le na-
vire ; l’agitation fut grande parmi les passagers, et nos frayeurs ne 
cessĂšrent que quand nous abordĂąmes Ă  un port appelĂ© Ras Dawùïr 

11

entre ’AĂŻdhĂąb et SawĂąkin. Nous descendĂźmes Ă  terre, et trouvĂąmes sur 
le rivage une cabane de roseaux ayant la forme d’une mosquĂ©e. Il y 
avait Ă  l’intĂ©rieur une quantitĂ© considĂ©rable de coquilles d’Ɠufs 
d’autruche, remplies d’eau. Nous en bĂ»mes, et nous nous en servĂźmes 
pour cuisiner. 

Je vis dans ce port une chose Ă©tonnante : c’est un golfe, Ă  l’instar 

d’un torrent, formĂ© par la mer. Les gens prenaient leur vĂȘtement, 
qu’ils tenaient par les extrĂ©mitĂ©s, et ils le retiraient de cet endroit rem-
pli de poissons. Chacun de ceux-ci Ă©tait de la longueur d’une coudĂ©e ; 
et ils les nomment 

alboĂ»ry 

12

. Ils en font bouillir une 

p070

 grande quan-

titĂ©, et rĂŽtissent le reste. Une troupe de BodjĂąh 

13

 vint Ă  nous ; ce sont 

les habitants de cette contrĂ©e ; ils ont le teint noir, sont vĂȘtus de cou-
vertures jaunes, et ceignent leur tĂȘte de bandeaux rouges de la largeur 
d’un doigt. Ils sont forts et braves ; leurs armes sont la lance et le sa-
bre ; ils ont des chameaux qu’ils nomment 

sohb 

14

, et qu’ils montent 

avec des selles. Nous leur louĂąmes des chameaux, et partĂźmes avec 
eux par une plaine abondante en gazelles. Les BodjĂąh ne les mangent 
point, de sorte qu’elles s’apprivoisent avec l’homme et ne s’enfuient 
point Ă  son approche. 

AprĂšs deux jours de marche, nous arrivĂąmes Ă  un campement 

d’Arabes appelĂ©s les Fils de CĂąhil 

15

 ; ils sont mĂ©langĂ©s avec les Bod-

                                           

11

  Il s’agirait d’aprĂšs Gibb de l’actuel Mersa Darur, Ă  cinquante-trois milles au 

nord de Sawakin ou de Mersa cheĂŻkh Barud Ă  quatorze milles au sud du prĂ©-
cĂ©dent. 

12

   Voir t. I, chap. 1, n. 71, encore qu’il soit peu probable qu’il s’agisse du mĂȘme 

poisson. 

13

   Voir t. I, chap. 1, n. 209. 

14

   Voir t. I, chap. 1, n. 211. 

15

   GĂ©nĂ©ralement connus sous le nom de Kawahla. Bien que d’origines diverses, 

ils prĂ©tendent descendre de Kahil, fils d’un petit-fils de Fatima. 

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Ibn BattĂ»ta — Voyages 

58 

 

II. De La Mecque aux steppes russes et Ă  l’Inde 

jĂąh, et connaissent leur langue. Ce jour mĂȘme nous atteignĂźmes l’üle 
de SawĂąkin 

16

Elle est à environ six milles du continent, et n’a point d’eau pota-

ble, ni de grains, ni d’arbres. On y apporte l’eau dans des bateaux, et il 
y a des citernes pour recueillir l’eau de pluie. C’est une Ăźle vaste, oĂč 
l’on trouve de la viande d’autruche, de gazelle et d’onagre ; elle a 
beaucoup de chĂšvres, ainsi que du laitage et du beurre, dont on ex-
porte une partie Ă  La Mecque. La seule cĂ©rĂ©ale qu’on y rĂ©colte, c’est 
le 

djordjoûr

, c’est-Ă -dire une sorte de millet, dont le grain est trĂšs 

gros ; on en exporte aussi Ă  La Mecque. 

p071

 

D

U SULTAN DE 

S

AWÂKIN 

 

C’était au temps de mon arrivĂ©e dans cette Ăźle, le cherĂźf ZeĂŻd, fils 

d’Abou Nemy 

17

. Son pĂšre a Ă©tĂ© Ă©mir de La Mecque, ainsi que ses 

deux frĂšres, aprĂšs ce dernier. Ce sont ’AthĂźfah et RomaĂŻthah, que nous 
avons mentionnĂ©s plus haut. La domination de cette Ăźle lui appartient, 
comme prĂ©posĂ© des BodjĂąh, qui sont ses alliĂ©s par sa mĂšre. Il a avec 
lui une troupe formĂ©e de BodjĂąh, de fils de CĂąhil, et d’Arabes DjohaĂŻ-
nah 

18

Nous nous embarquĂąmes Ă  l’üle de SawĂąkin pour le pays du Ya-

man. On ne voyage pas la nuit sur cette mer, Ă  cause de la quantitĂ© de 
ses Ă©cueils, mais seulement depuis le lever du soleil jusqu’au soir ; 
alors on jette l’ancre, on descend Ă  terre, et le lendemain matin on re-
monte sur le bĂątiment. Ces gens appellent 

robbĂąn

 le chef du navire 

19

qui se tient toujours Ă  la proue de celui-ci pour avertir l’homme du 
gouvernail de l’approche des Ă©cueils ; ils nomment ces derniers 

anna-

bĂąt 

20

                                           

16

   Ce port situĂ© dans le Soudan actuel acquerra de l’importance aprĂšs la destruc-

tion d’Aidhab au 

XV

e

 siĂšcle. Il se compose de deux petites Ăźles trĂšs proches de 

la terre et situĂ©es Ă  l’intĂ©rieur d’un golfe trĂšs enclavĂ©. 

17

  Ce personnage ne se retrouve pas dans les gĂ©nĂ©alogies de la famille d’Abu 

Numay. 

18

   Tribu de l’Arabie du Sud dont la plupart des tribus arabes du Soudan prĂ©ten-

dent descendre. 

19

   Rubban est le pilote et non le chef du navire (

nakhuda

). 

20

  

Al-nabat

 : littĂ©ralement les plantes. 

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Ibn BattĂ»ta — Voyages 

59 

 

II. De La Mecque aux steppes russes et Ă  l’Inde 

Six jours aprĂšs notre dĂ©part de l’üle de SawĂąkin, nous arrivĂąmes Ă  

la ville de Hali 

21

. Elle est connue sous le nom de Hali d’Ibn 

Ya’koĂ»b ; c’était un des sultans du Yaman, et il demeura ancienne-
ment dans cette ville. Elle est vaste, d’une belle construction, et habi-
tĂ©e par deux peuplades d’Arabes, qui sont les Benou HarĂąm et les Be-
nou KinĂąnah 

22

. La mosquĂ©e principale de cette 

p072

 ville est une des 

plus jolies mosquĂ©es djĂąmi’s, et l’on y trouve une multitude de fakirs 
entiĂšrement livrĂ©s au culte de Dieu. 

Parmi eux, on remarque le pieux cheĂŻkh, le serviteur de Dieu, 

l’ascĂšte KaboĂ»lah alhindy, un des plus grands dĂ©vots. Son vĂȘtement 
consiste en une robe rapiĂ©cĂ©e, et un bonnet de feutre. Il a une cellule 
attenante Ă  la mosquĂ©e, et dont le sol est recouvert de sable, sans natte 
ni tapis d’aucune sorte. Je n’y ai vu, lorsque je le visitai, rien autre 
chose qu’une aiguiùre pour les ablutions, et un tapis de table, en feuil-
les de palmier, sur lequel Ă©taient des morceaux secs de pain d’orge, et 
une petite soucoupe contenant du sel et des origans (plantes aromati-
ques). Quand quelqu’un venait le voir, il commençait par lui offrir 
cela, et il informait de cet Ă©vĂ©nement ses camarades, et chacun appor-
tait ce qu’il avait, sans aucune difficultĂ©. Lorsqu’ils ont fait la priĂšre 
de l’aprĂšs-midi, ils se rĂ©unissent pour cĂ©lĂ©brer les louanges de Dieu 
devant le cheĂŻkh, jusqu’au moment de la priĂšre du coucher du soleil. 
AprĂšs celle-ci, chacun d’eux garde sa place pour se livrer aux priĂšres 
surĂ©rogatoires, jusqu’à l’instant de la derniĂšre priĂšre du soir. Ensuite, 
ils cĂ©lĂšbrent de nouveau les louanges de Dieu, jusqu’à la fin du pre-
mier tiers de la nuit. Ils se sĂ©parent aprĂšs cela, et ils reviennent Ă  la 
mosquée au commencement de la troisiÚme partie de la nuit, et veil-
lent jusqu’au point du jour. Alors ils cĂ©lĂšbrent les louanges de Dieu, 
jusqu’au moment de la priùre du lever du soleil, aprùs quoi ils se reti-
rent. Il y en a quelques-uns qui restent dans la mosquĂ©e jusqu’aprĂšs 
l’accomplissement de la priĂšre de l’avant-midi. Telle est toujours leur 
maniĂšre d’agir. J’avais dĂ©sirĂ© passer avec eux le restant de ma vie, 

                                           

21

  La ville de Haly se trouve en Arabie Ă  une cinquantaine de kilomĂštres Ă  

l’intĂ©rieur des terres sur la route reliant Djedda au YĂ©men ; son port porte le 
mĂȘme nom. Quant Ă  Ibn Ya’qub, il est inconnu par ailleurs. 

22

   Les Banu Haram sont une fraction importante de la tribu des Nahd. Les Banu 

Kinana sont originaires de l’Arabie du Nord. Al-Khazradji, l’historien du YĂ©-
men, mentionne un Musa bin Ali al-Kinani souverain de Haly au milieu du 

XIII

e

 siĂšcle. 

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Ibn BattĂ»ta — Voyages 

60 

 

II. De La Mecque aux steppes russes et Ă  l’Inde 

mais je n’ai pas reçu cette faveur. Dieu trĂšs haut m’accordera en 
Ă©change sa grĂące et son aide ! 

p073

 

D

U SULTAN DE 

H

ALI 

 

Son sultan est ’Amir, fils de DhouwaĂŻb, un des Benou KinĂąnah 

23

Il est au nombre des hommes de mĂ©rite, lettrĂ©s et poĂštes. Je voyageai 
en sa compagnie depuis La Mecque jusqu’à Djouddah, et il avait fait 
le pĂšlerinage l’an trente. Quand je fus arrivĂ© dans sa capitale, il me 
donna l’hospitalitĂ©, me traita honorablement, et je fus son hĂŽte pen-
dant plusieurs jours ; puis je pris la mer sur un navire qui lui apparte-
nait, et arrivai Ă  la ville de Sardjah 

24

C’est une petite ville, habitĂ©e par une troupe des fils d’Allahba 

25

qui sont une peuplade de nĂ©gociants du Yaman, dont la plupart habi-
tent Sa’dĂą. Ils sont remplis de mĂ©rite et de gĂ©nĂ©rositĂ© ; ils donnent Ă  
manger aux voyageurs, assistent les pĂšlerins, les embarquent sur leurs 
bĂątiments, et les approvisionnent pour la route avec leur argent. Ils 
sont connus sous ce rapport, et sont cĂ©lĂšbres pour cela. Que Dieu 
augmente leurs richesses, qu’il multiplie ses faveurs envers eux, et les 
aide Ă  faire le bien ! Il n’y a point dans aucun pays de personnage qui 
les Ă©gale en cela, exceptĂ© le cheĂŻkh Bedr eddĂźn AnnakkĂąs, demeurant 
dans la ville de Kahmah 

26

. Il accomplit de pareilles actions mĂ©mora-

bles et de semblables bienfaits. Nous restĂąmes une seule nuit Ă  Sard-
jah, jouissant de l’hospitalitĂ© des gens susmentionnĂ©s. Puis nous nous 
rendĂźmes au Port-Neuf 

27

, sans y mettre pied 

p074

 Ă  terre, ensuite au 

Havre des Portes 

28

, et enfin Ă  la ville de ZebĂźd 

29

                                           

23

   Inconnu par ailleurs. 

24

   Lieu situĂ© Ă  une journĂ©e de marche au nord d’al-Luhayya, port actuel du nord 

du YĂ©men. 

25

   Probablement les descendants du chĂ©rĂźf Izz al-din Hiba bin Fadl qui habitait la 

ville de San’a (sur les hauts plateaux du nord du YĂ©men) Ă  l’époque de sa 
conquĂȘte par le deuxiĂšme souverain Rasulide Shams al-din Yusuf en 1254. 

26

   Petite ville au nord de Zabid. 

27

   Marsa al-Hadith, non identifiĂ©e. 

28

  DĂ©crit par Ibn al-Mudjawir comme un port d’embarquement pour Aden. Il 

serait construit par un marchand iranien en 1138, mais sa localisation exacte 
est inconnue. SituĂ© Ă  trois fersakhs de Zabid, il devait se trouver prĂšs du port 
actuel d’al-Fazih. 

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Ibn BattĂ»ta — Voyages 

61 

 

II. De La Mecque aux steppes russes et Ă  l’Inde 

C’est une grande citĂ© du Yaman, Ă  quarante parasanges de San’ñ, 

et la plus considĂ©rable du pays, aprĂšs celle-ci, tant pour son Ă©tendue 
que pour la richesse de ses habitants. Elle possĂšde de vastes jardins, 
beaucoup d’eau et de fruits, tels que bananes et autres. ZebĂźd n’est 
point situĂ© sur le littoral, mais dans l’intĂ©rieur des terres. C’est une des 
capitales du pays de Yaman ; elle est grande, trĂšs peuplĂ©e, et pourvue 
de palmiers, de vergers et d’eau. ZebĂźd est la plus belle ville du Ya-
man et la plus jolie ; ses habitants se distinguent par leur naturel affa-
ble, la bontĂ© de leur caractĂšre, l’élĂ©gance de leurs formes, et les fem-
mes y sont douĂ©es d’une beautĂ© trĂšs Ă©clatante. Cette ville est situĂ©e 
dans la vallĂ©e d’AlhossaĂŻb, au sujet de laquelle on raconte, dans quel-
ques traditions, que le ProphĂšte avait dit Ă  Mo’ñdh, dans ses recom-
mandations : « Ă” Mo’ñdh, quand tu seras arrivĂ© dans la vallĂ©e du Hos-
saĂŻb, hĂąte ta marche 

30

 Â». 

Les habitants de cette ville célÚbrent les samedis des palmiers, les-

quels sont bien connus 

31

. Ils sortent, en effet, chaque samedi, Ă  

l’époque du commencement de la maturitĂ©, et lors de la complĂšte ma-
turitĂ© des dattes, et se rendent dans les enclos de palmiers. Il ne reste 
dans la ville aucun de ses habitants ni des Ă©trangers. Les musiciens 
sortent aussi, il en est de mĂȘme des marchands, 

p075

 qui vont dĂ©biter 

les fruits et les sucreries. Les femmes quittent la ville, portĂ©es par des 
chameaux dans des litiĂšres. Outre la beautĂ© parfaite que nous avons 
mentionnée, elles possÚdent de belles qualités et des vertus. Elles ho-
norent l’étranger, et ne refusent point de se marier avec lui, comme le 
font les femmes de notre pays. Quand ce dernier veut partir, sa femme 
sort avec lui, et lui dit adieu. S’ils ont un enfant, elle en prend soin, et 
fournit Ă  ses besoins, jusqu’au retour de son pĂšre. Elle ne lui rĂ©clame 
rien, ni pour sa dĂ©pense journaliĂšre, ni pour ses vĂȘtements, ni pour 
autre chose, pendant le temps de son absence. Lorsqu’il rĂ©side dans le 

                                                                                                                   

29

  Capitale mĂ©diĂ©vale des plaines, sunnites et shafi’ites, du YĂ©men face aux 

hauts plateaux shi’ites zaydites, dont la capitale Ă©tait San’a. 

30

  Pour Mu’adh bin Djabal, voir t. I, chap. 3, n. 52. Le hadith continue : « [...] 

parce qu’il se trouve lĂ  des femmes ressemblant aux houris aux yeux noirs du 
Paradis. Â» Ce qui n’est pas l’avis de tout le monde : « Je n’ai pas rencontrĂ© 
dans tout le YĂ©men, en plaine ou en montagne, un seul joli visage qui attirerait 
l’Ɠil, ou une seule Ă©lĂ©gance ou dĂ©licatesse dont on puisse tĂ©moigner Â» (I

BN 

AL

-M

UDJAWIR

). 

31

  FĂȘte bien attestĂ©e par al-Khazradji et Ibn al-Mudjawir, sans doute d’origine 

paĂŻenne. 

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Ibn BattĂ»ta — Voyages 

62 

 

II. De La Mecque aux steppes russes et Ă  l’Inde 

pays, elle se contente de bien peu de chose pour les frais de nourriture 
et d’habillement. Mais les femmes de cette contrĂ©e ne quittent jamais 
leur patrie. Si l’on donnait Ă  l’une d’elles ce qu’il y a de plus prĂ©cieux 
pour la dĂ©terminer Ă  quitter son pays, elle ne le ferait sans doute pas. 

Les savants de cette contrĂ©e et ses lĂ©gistes sont des gens probes, re-

ligieux, sĂ»rs, vertueux, et d’un excellent naturel. J’ai vu dans la ville 
de ZebĂźd le savant et pieux cheĂŻkh Abou Mohammed assa’ñny ; le fa-
kĂźh, le soĂ»fy contemplatif, Abou’l’abbĂąs alabĂŻĂąny, et le jurisconsulte 
traditionnaire Abou ’Aly azzebĂźdy. Je me mis sous leur protection : ils 
m’honorĂšrent, me donnĂšrent l’hospitalitĂ©, et j’entrai dans leurs ver-
gers. Je fis connaissance chez l’un d’eux avec le lĂ©giste, le juge et sa-
vant Abou ZeĂŻd ’abd arrahmĂąn assoĂ»fy, un des hommes distinguĂ©s du 
Yaman. On mentionna devant lui le serviteur de Dieu, l’ascĂšte et 
l’humble Ahmed, fils d’Al’odjaĂŻl alyamany 

32

, qui Ă©tait du nombre des 

grands personnages, et de ceux qui font des prodiges. 

p076

 

A

NECDOTE MIRACULEUSE

 

On raconte que les docteurs de la secte des zeĂŻdites et leurs grands 

personnages allĂšrent une fois rendre visite au cheĂŻkh Ahmed, fils 
d’Al’odjaĂŻl, qui s’assit pour les recevoir en dehors de la zĂąouĂŻah. Ses 
disciples allĂšrent Ă  leur rencontre, mais le cheĂŻkh ne quitta pas sa 
place. Les zeĂŻdites le saluĂšrent, il leur toucha la main, et leur dit : 
« Soyez les bienvenus ! Â» On se mit Ă  discourir sur la matiĂšre de la 
prĂ©destination, et les sectaires avancĂšrent qu’il n’y avait pas de fatali-
tĂ©, et que celui qui agissait Ă©tait le crĂ©ateur de ses actions 

33

. Le cheĂŻkh 

rĂ©pondit : « Si la chose est telle que vous le dites, levez-vous donc de 
la place oĂč vous ĂȘtes ! Â» Ils le voulurent faire, sans pouvoir y rĂ©ussir. 
Alors le cheĂŻkh les laissa dans cet Ă©tat, et entra dans la zĂąouĂŻah. Ils 
restĂšrent ainsi, mais la chaleur les incommoda ; ils furent tourmentĂ©s 
par l’ardeur du soleil, et gĂ©mirent de ce qui leur Ă©tait arrivĂ©. Alors les 
compagnons du cheĂŻkh allĂšrent le trouver, et lui dirent : « Ces gens 

                                           

32

  1212-1291 connu en son Ă©poque comme juriste, sa lĂ©gende de saintetĂ© a dĂ» 

ĂȘtre forgĂ©e par la suite. Les autres savants citĂ©s par Ibn BattĂ»ta n’ont pas Ă©tĂ© 
identifiĂ©s. 

33

   C’est la doctrine mu’tazilite, du libre arbitre, Ă  laquelle les zaydites adhĂšrent. 

Voir l’introduction du t. I. 

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Ibn BattĂ»ta — Voyages 

63 

 

II. De La Mecque aux steppes russes et Ă  l’Inde 

sont venus Ă  rĂ©sipiscence envers Dieu, et ont abandonnĂ© leur secte 
impie. Â» Le cheĂŻkh sortit, et, prenant leurs mains, il leur fit promettre 
de revenir Ă  la vĂ©ritĂ©, et de quitter leur doctrine perverse. Il les fit, 
aprĂšs cela, entrer dans sa zĂąouĂŻah, oĂč ils restĂšrent ses hĂŽtes pendant 
trois jours, Ă  l’expiration desquels ils retournĂšrent dans leur pays. 

J’allai visiter la tombe de ce saint personnage, qui se trouve dans 

un village nommĂ© Ghaçùnah 

34

, au-dehors de ZebĂźd. Or je rencontrai 

son fils, le pieux Abou’lwalĂźd IsmaĂźl 

35

, qui me donna l’hospitalitĂ©, et 

chez lequel je passai la nuit. Je fis mon pĂšlerinage au tombeau du 
cheĂŻkh, et restai avec son fils pendant trois jours ; puis 

p077

 je partis en 

sa compagnie pour visiter le jurisconsulte Abou’lhaçùn azzeĂŻla’y 

36

Celui-ci est au nombre des hommes les plus pieux, et commande les 
pĂšlerins du Yaman, lorsqu’ils vont Ă  La Mecque en pĂšlerinage. Les 
habitants de ces contrĂ©es, ainsi que les BĂ©douins, l’estiment et 
l’honorent beaucoup. 

Nous arrivĂąmes Ă  Djoblah 

37

, qui est une jolie petite ville, pourvue 

de palmiers, de fruits et de canaux. Quand le faküh Abou’lhaçñn azzeï-
la’y fut informĂ© de l’arrivĂ©e du cheĂŻkh Abou’lwalĂźd, il vint Ă  sa ren-
contre, et le fit descendre dans sa zĂąouĂŻah. Je le saluai, en compagnie 
d’Abou’lwalĂźd, et nous restĂąmes chez lui pendant trois jours, avec le 
traitement le plus agrĂ©able. 

Puis nous partĂźmes, mais Abou’lhaçùn envoya avec nous un fakĂźr, 

et nous nous dirigeĂąmes vers la ville de Ta’izz, rĂ©sidence du roi du 
Yaman. C’est une des plus belles et des plus grandes villes du pays ; 
et ses habitants sont orgueilleux, insolents et durs, comme cela a lieu, 
le plus souvent, dans les villes oĂč demeurent les rois. Ta’izz a trois 
quartiers ; l’un est occupĂ© par le sultan, ses mamloĂ»cs, ses domesti-
ques, et par les grands de l’État. Je ne me souviens pas maintenant de 
son nom. Le second est habitĂ© par les commandants et les troupes, et 

                                           

34

   Ce village Ă©tait dĂ©jĂ  connu Ă  l’époque sous le nom de Bait al-Faqih (la Maison 

du Juriste), sous lequel il figure encore aujourd’hui sur les cartes, Ă  mi-chemin 
entre Zabid et al-Hudayda. 

35

   D’aprĂšs al-Khazradji, IsmaĂŻl bin Ahmad bin Odjail mourut en 1317. 

36

   Ali bin Abu Bakr, originaire de Zeila (1260-1332). 

37

   SituĂ©e au nord de la ville actuelle d’Ibb, sur la route allant de Ta’izz Ă  San’a, 

elle fut au 

XI

e

 siĂšcle la capitale de la dynastie ismaĂŻlite des Sulaihis. 

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Ibn BattĂ»ta — Voyages 

64 

 

II. De La Mecque aux steppes russes et Ă  l’Inde 

il s’appelle ’OdaĂŻnah. Dans le troisiĂšme rĂ©side la gĂ©nĂ©ralitĂ© du peu-
ple ; on y voit le grand marchĂ©, et il se nomme AlmohĂąleb 

38

p078

 

D

U SULTAN DU 

Y

AMAN 

 

C’est le sultan belliqueux NoĂ»r eddĂźn ’Aly, fils du sultan secouru 

de Dieu, Hizbar eddĂźn DĂąoĂ»d, fils du sultan victorieux YoĂ»cef, fils 
d’Aly, fils de RaçoĂ»l 

39

. Son aĂŻeul a Ă©tĂ© cĂ©lĂšbre sous ce dernier nom, 

car un des khalifes ’abbĂącides l’envoya dans le Yaman en qualitĂ© 
d’émir, et plus tard ses enfants jouirent de la royautĂ© d’une maniĂšre 
indĂ©pendante. Le sultan actuel suit un ordre admirable, tant dans ses 
audiences que lorsqu’il monte Ă  cheval. Quand j’arrivai dans cette 
ville de Ta’izz, en compagnie du fakir que le cheĂŻkh, le jurisconsulte 
Abou’lhaçan azzeĂŻlay’, avait envoyĂ© avec moi, nous allĂąmes ensemble 
chez le grand juge, l’imñm traditionnaire Safy eddün Atthabary al-
mekky 

40

. Nous le saluĂąmes ; il nous accueillit fort bien, et nous re-

çûmes l’hospitalitĂ© chez lui pendant trois jours. Le quatriĂšme, qui Ă©tait 
un jeudi, jour dans lequel le sultan donne audience gĂ©nĂ©rale, le grand 
juge m’y conduisit, et je saluai le prince. 

La maniĂšre de lui adresser le salut consiste Ă  toucher la terre avec 

le doigt indicateur, puis Ă  le porter sur la tĂȘte, et Ă  dire : « Que Dieu 
fasse durer ta puissance ! Â» Je fis comme le kĂądhi, et celui-ci s’assit Ă  
la droite du roi, qui m’ordonna de m’asseoir devant lui. Alors il 
m’interrogea touchant mon pays, sur notre maĂźtre le commandant des 
musulmans, le trĂšs gĂ©nĂ©reux Abou Sa’üd ; que Dieu soit satisfait de 
lui ! sur le roi d’Égypte, celui de l’Irak, et le roi du LoĂ»r. Je rĂ©pondis Ă  

                                           

38

   La ville est citĂ©e par Yaqut (c. 1225) et Ibn al-Mudjawir (c. 1230) comme une 

forteresse cĂ©lĂšbre, mais elle a dĂ» prendre son essor sous les Rasulides. Le 
premier quartier citĂ© par Ibn BattĂ»ta s’appelait Mu’izziya. Udaina se trouvait 
au pied de la citadelle. Quant Ă  al-Mahalib, il n’est pas attestĂ© par ailleurs. 

39

   Al-Malik al-Mudjahid Nur al-din, cinquiĂšme souverain Rasulide (1321-1361), 

fils de Mu’ayyad Daud (1296-1321), fils de Muzaffar Yusuf, deuxiĂšme souve-
rain (1250-1295). L’ancĂȘtre Rasul, un TurkmĂšne, arriva au YĂ©men avec les 
conquĂ©rants Ayyubides. 

40

  Les Tabari Ă©taient cadis de La Mecque de pĂšre en fils pendant cette pĂ©riode 

(voir t. I, chap. 4, n. 214). Toutefois, ce membre de la famille est inconnu. Le 
grand cadi de Ta’izz Ă©tait Ă  l’époque Djamal al-din Muhammad bin Yusuf al-
Sabri, mort en 1342. 

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Ibn BattĂ»ta — Voyages 

65 

 

II. De La Mecque aux steppes russes et Ă  l’Inde 

toutes les questions qu’il me fit Ă  leur Ă©gard. Son vizir 

p079

 Ă©tait en sa 

prĂ©sence, et il lui ordonna de m’honorer et de me donner l’hospitalitĂ©. 

Voici l’ordre suivi dans les audiences de ce roi ; il s’assied sur une 

estrade, recouverte et ornĂ©e d’étoffes de soie, et il a Ă  sa droite et Ă  sa 
gauche les militaires. Ceux qui sont Ă  cĂŽtĂ© de lui, ce sont les porteurs 
de sabres et de boucliers, puis viennent les archers, et devant ceux-ci, 
Ă  droite et Ă  gauche le chambellan, les grands de l’État et le secrĂ©taire 
intime. L’émir DjandĂąr 

41

 est aussi devant le monarque, et enfin les 

chĂąouchs 

42

, qui sont au nombre de ses gardes, se tiennent debout Ă  

distance. Lorsque le sultan prend sa place, ils crient tous : « Au nom 
de Dieu ! Â» et quand il se lĂšve, ils rĂ©pĂštent la mĂȘme exclamation, de 
sorte que tous ceux qui se trouvent dans la salle d’audience connais-
sent l’instant oĂč il quitte sa place, de mĂȘme que celui oĂč il s’assied. 
Une fois le sultan assis, tous ceux qui ont l’habitude de le venir saluer 
entrent, et saluent le monarque ; puis chacun d’eux se tient Ă  l’endroit 
qui lui est destinĂ©, Ă  droite ou Ă  gauche ; personne ne quitte sa place, 
et aucun ne s’assied, Ă  moins que le sultan ne le lui ordonne. Dans ce 
cas, celui-ci dit Ă  l’émir DjandĂąr : « Commande Ă  un tel de s’asseoir. Â» 
Alors ce dernier s’avance Ă  une petite distance du lieu oĂč il se tenait 
debout, et s’assied sur un tapis, placĂ© devant ceux qui sont debout, Ă  
droite et Ă  gauche. 

On apporte ensuite les mets, qui sont de deux sortes : ceux destinĂ©s 

à la généralité des assistants et ceux réservés à quelques individus par-
ticuliers. Les derniers sont pour le sultan, le grand juge, les principaux 
chĂ©rĂźfs et jurisconsultes et pour les hĂŽtes. Les autres servent pour le 
restant des chĂ©rĂźfs, des jurisconsultes et des juges, pour les cheĂŻkhs, 
les Ă©mirs, et les notables de l’armĂ©e. La place de chacun Ă  table est 
dĂ©terminĂ©e ; personne ne la quitte ni ne foule les autres. Tel est exac-
tement aussi l’ordre qu’observe le roi de l’Inde dans ses repas ; et je 

p080

 ne sais point si les sultans de l’Inde l’ont pris de ceux du Yaman, 

ou bien si ces derniers l’ont empruntĂ© des sultans de l’Inde. 

                                           

41

   Voir t. I, chap. 5, n. 262. 

42

   Du turc 

tchaouch 

: huissier. 

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Ibn BattĂ»ta — Voyages 

66 

 

II. De La Mecque aux steppes russes et Ă  l’Inde 

Je restai plusieurs jours l’hĂŽte du sultan du Yaman, qui me combla 

de bienfaits et me pourvut d’une monture ; puis je partis, me dirigeant 
vers la ville de San’ñ 

43

C’est l’ancienne capitale du pays de Yaman, grande citĂ©, d’une 

belle construction, bĂątie de briques et de plĂątre ; elle est abondamment 
pourvue d’arbres, de fruits et de grains ; son climat est tempĂ©rĂ© et son 
eau excellente. Une chose Ă©tonnante, c’est que la pluie, dans les pays 
de l’Inde, du Yaman et de l’Abyssinie, ne tombe que dans le temps 
des grandes chaleurs, et que, le plus souvent, elle tombe dans cette 
saison tous les jours aprĂšs midi 

44

. C’est pour cela que les voyageurs 

se hĂątent, vers ce moment, d’arriver Ă  la station, afin de ne pas ĂȘtre 
atteints par la pluie. Les habitants des villes se retirent dans leurs de-
meures, car les pluies, dans ces contrées, sont des ondées trÚs copieu-
ses. San’ñ est entiĂšrement pavĂ©e, et lorsqu’il pleut, l’eau lave et net-
toie toutes ses rues. La mosquĂ©e djĂąmi’ de cette ville est au nombre 
des plus belles mosquĂ©es et elle contient la tombe d’un des prophĂštes, 
sur qui soit le salut ! 

Je partis pour la ville d’Aden 

45

, le port du pays de Yaman, situĂ© au 

bord du grand ocĂ©an ; les montagnes 

p081

 l’environnent, et l’on n’y 

peut entrer que par un seul cĂŽtĂ©. C’est une grande ville, mais elle ne 
possĂšde ni grains, ni arbres, ni eau douce. Elle a seulement des citer-
nes pour recevoir l’eau de pluie 

46

, car l’eau potable se trouve loin de 

la ville. Souvent les Arabes dĂ©fendent d’en puiser, et se mettent entre 

                                           

43

  San’a, capitale des hauts plateaux, se trouve Ă  deux cents kilomĂštres au nord 

de Ta’izz, et cette excursion constitue un dĂ©tour considĂ©rable sur le chemin 
d’Ibn BattĂ»ta. 

44

  Â« Tous les aprĂšs-midi souffle un vent froid et vivifiant, aprĂšs lequel le ciel 

devient nuageux et la pluie tombe pour une ou deux heures ; ensuite le ciel 
s’éclaircit. Â» Toutefois, cette description d’Ibn al-Mudjawir concerne la rĂ©gion 
de Ta’izz. 

45

  Â« Aden est situĂ©e au pied d’une montagne [...] c’est une petite ville mais trĂšs 

forte en murailles, tours et remparts. [...] Cette ville a un grand commerce avec 
Le Caire ainsi qu’avec les Indes, et les Indes commercent avec elle. Il y a 
beaucoup de marchands trĂšs riches. [...] La ville est un lieu de rencontre pour 
les marchands » (Tomé P

IRÈS

, c. 1500). 

46

  La coutume de construire des digues et des citernes caractĂ©ristiques de la 

vieille culture sabĂ©enne a laissĂ© des traces dans le territoire d’Aden. On trouve 
les vestiges de quelque cinquante réservoirs dans toute la péninsule. ils au-
raient Ă©tĂ© construits par des Persans venus de Siraf. 

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Ibn BattĂ»ta — Voyages 

67 

 

II. De La Mecque aux steppes russes et Ă  l’Inde 

les eaux et les habitants de la ville, jusqu’à ce que ceux-ci se soient 
accommodĂ©s avec eux, au moyen d’argent et d’étoffes. La chaleur est 
grande Ă  Aden. Cette ville est le port oĂč abordent les Indiens ; de gros 
vaisseaux y arrivent de Cambaie TĂąnah, Cawlem, KĂąlikoĂ»th, Fanda-
rùïnah, ChĂąliyĂąt, MandjaroĂ»r, FĂąkanwar, Hinaour, SindĂąbour, etc. 

47

Des nĂ©gociants de l’Inde demeurent dans cette ville, ainsi que des nĂ©-
gociants Ă©gyptiens. Les habitants d’Aden se partagent en marchands 
portefaix et pĂȘcheurs. Parmi les premiers, il y en a qui possĂšdent de 
grandes richesses, et quelquefois un seul nĂ©gociant est propriĂ©taire 
d’un grand navire avec tout ce qu’il contient, sans qu’aucune autre 
personne soit associĂ©e avec lui, tant il est riche par lui-mĂȘme. On re-
marque Ă  ce sujet, chez ces nĂ©gociants, de l’ostentation et de l’orgueil. 

 

A

NECDOTE

 

On m’a racontĂ© qu’un des nĂ©gociants envoya un de ses esclaves 

pour lui acheter un bĂ©lier, et qu’un autre nĂ©gociant expĂ©dia aussi un 
esclave Ă  lui pour le mĂȘme objet ; or il arriva, par hasard qu’il n’y 
avait dans le 

p082

 marchĂ©, ce jour-lĂ , qu’un seul bĂ©lier. Les deux escla-

ves enchĂ©rirent pour l’avoir, en sorte que son prix se monta Ă  quatre 
cents dinars ; et l’un d’eux l’acheta en disant : « Certes, le capital que 
je possĂšde est de quatre cents dĂźnĂąrs ; si mon maĂźtre me rembourse la 
dĂ©pense faite pour le bĂ©lier, tant mieux ; sinon je le payerai de mon 
argent, je me serai dĂ©fendu et je l’aurai emportĂ© sur mon compĂ©ti-
teur. Â» Il s’en alla chez son maĂźtre avec le bĂ©lier, et, quand le nĂ©go-
ciant fut informĂ© de l’évĂ©nement, il donna la libertĂ© Ă  l’esclave et lui 
fit cadeau de mille dĂźnĂąrs. L’autre esclave retourna frustrĂ© chez son 
maĂźtre ; celui-ci le battit, lui prit tout son pĂ©cule et le chassa de sa prĂ©-
sence 

48

Je logeai à Aden chez un négociant appelé Nùcir eddßn Alfary. En-

viron vingt nĂ©gociants assistaient tous les soirs Ă  son repas, et le nom-

                                           

47

   Cambay dans le Gudjarat, Tana Ă  proximitĂ© de Bombay, Quilon Ă  l’extrĂ©mitĂ© 

sud de l’Inde, Calicut, Pandalayini au nord de Calicut, Beypore au sud de Ca-
licut, Mangalore, Baccanore, Honavar et Goa. L’ensemble de ces villes sont 
des ports de la cĂŽte occidentale de l’Inde et seront dĂ©crites dans le t. III. 

48

   La mĂȘme anecdote, avec un poisson Ă  la place du bĂ©lier, est racontĂ©e par Ibn 

al-Mudjawir au sujet de deux marchands de Siraf. 

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Ibn BattĂ»ta — Voyages 

68 

 

II. De La Mecque aux steppes russes et Ă  l’Inde 

bre de ses esclaves et de ses domestiques Ă©tait encore plus considĂ©ra-
ble que celui des convives. MalgrĂ© tout ce que nous venons de dire, 
les habitants d’Aden sont des gens religieux, humbles, probes et douĂ©s 
de qualitĂ©s gĂ©nĂ©reuses. Ils sont favorables aux Ă©trangers, font du bien 
aux pauvres et payent ce qu’on doit Ă  Dieu, c’est-Ă -dire la dĂźme au-
mĂŽniĂšre, ainsi qu’il est ordonnĂ©. 

Je vis dans cette ville son kĂądhi, le pieux SĂąlim, fils d’Abd Allah 

Alhindy, dont le pĂšre avait Ă©tĂ© un esclave portefaix. Quant Ă  SĂąlim, il 
s’adonna Ă  la science, il y acquit le rang de chef et de maĂźtre, et c’est 
un des meilleurs kĂądhis et des plus distinguĂ©s. Je fus son hĂŽte pendant 
plusieurs jours. 

AprĂšs ĂȘtre parti d’Aden, je voyageai par mer durant quatre jours 

49

 

et j’arrivai Ă  la ville de ZeĂŻla’ 

50

. C’est la 

p083

 capitale des Berberah 

51

peuplade de Noirs qui suit la doctrine de ChĂąfi’y 

52

, Leur pays forme 

un dĂ©sert, qui s’étend l’espace de deux mois de marche, Ă  commencer 
de ZeĂŻla’ et en finissant par Makdachaou. Leurs bĂȘtes de somme sont 
des chameaux, et ils possĂšdent aussi des moutons, cĂ©lĂšbres par leur 
graisse. Les habitants de ZeĂŻla’ ont le teint noir, et la plupart sont hĂ©-
rĂ©tiques. 

ZeĂŻla’ est une grande citĂ©, qui possĂšde un marchĂ© considĂ©rable ; 

mais c’est la ville la plus sale qui existe, la plus triste et la plus puante. 
Le motif de cette infection, c’est la grande quantitĂ© de poisson que 
l’on y apporte, ainsi que le sang des chameaux que l’on Ă©gorge dans 
les rues. A notre arrivĂ©e Ă  ZeĂŻla’, nous prĂ©fĂ©rĂąmes passer la nuit en 

                                           

49

  Le dĂ©part d’Ibn BattĂ»ta d’Aden doit se placer dans la deuxiĂšme moitiĂ© du 

mois de janvier 1331, ce qui correspond Ă  l’époque des moussons qui ren-
daient possible le voyage. 

50

   Port situĂ© dans la Somalie actuelle immĂ©diatement au sud de Djibouti ; il Ă©tait 

Ă  l’époque un des principaux dĂ©bouchĂ©s de l’arriĂšre-pays Ă©thiopien dont les 
plaines se trouvaient sous la domination du royaume musulman d’Ifat et les 
plateaux sous la dynastie salomonienne (chrĂ©tienne). « En ce qui concerne le 
peuple de Zeila et leurs tribus, ils n’ont pas de rois. Mais ils sont divisĂ©s en 
sept tribus. Ils sont musulmans et leurs prĂȘcheurs rĂ©citent les priĂšres publiques 
au nom de leurs sept chefs » (M

UFAZZAL

XIV

e

 siĂšcle). 

51

  En principe, les Barbara des gĂ©ographes arabes contiennent les tribus hamiti-

ques qui ne sont ni abbyssines (Habash), ni nĂšgres (Zendj), et principalement 
les Somalis, mais ici Ibn BattĂ»ta parle de Noirs. 

52

  Gibb traduit rafidhis, c’est-Ă -dire shi’ites, et dans ce cas apparemment zaydi-

tes. 

background image

 

Ibn BattĂ»ta — Voyages 

69 

 

II. De La Mecque aux steppes russes et Ă  l’Inde 

mer, quoiqu’elle fĂ»t trĂšs agitĂ©e, plutĂŽt que dans la ville, Ă  cause de la 
malpropretĂ© de celle-ci. 

AprĂšs ĂȘtre partis de ZeĂŻla’, nous voyageĂąmes sur mer pendant 

quinze jours, et arrivĂąmes Ă  Makdachaou 

53

, ville extrĂȘmement vaste. 

Les habitants ont un grand nombre de chameaux, et ils en Ă©gorgent 
plusieurs centaines chaque jour. Ils ont aussi beaucoup de moutons, et 
sont de riches marchands. C’est Ă  Makdachaou que l’on 

p084

 fabrique 

les Ă©toffes qui tirent leur nom de celui de cette ville, et qui n’ont pas 
leurs pareilles. De Makdachaou, on les exporte en Égypte et ail-
leurs 

54

. Parmi les coutumes des habitants de cette ville est la sui-

vante : lorsqu’un vaisseau arrive dans le port, il est abordĂ© par des 

sonboûks

, c’est-Ă -dire de petits bateaux 

55

. Chaque sonboĂ»k renferme 

plusieurs jeunes habitants de Makdachaou, dont chacun apporte un 
plat couvert, contenant de la nourriture. Il le présente à un des mar-
chands du vaisseau, en s’écriant : « Cet homme est mon hĂŽte Â» ; et 
tous agissent de la mĂȘme maniĂšre. Aucun trafiquant ne descend du 
vaisseau, que pour se rendre Ă  la maison de son hĂŽte d’entre ces jeune 
gens, sauf toutefois le marchand qui est dĂ©jĂ  venu frĂ©quemment dans 
la ville, et en connaĂźt bien les habitants. Dans ce cas, il descend oĂč il 
lui plaĂźt. Lorsqu’un commerçant est arrivĂ© chez son hĂŽte, celui-ci vend 
pour lui ce qu’il a apportĂ© et lui fait ses achats. Si l’on achĂšte de ce 
marchand quelque objet pour un prix au-dessous de sa valeur, ou 
qu’on lui vende autre chose hors de la prĂ©sence de son hĂŽte, un pareil 
marchĂ© est frappĂ© de rĂ©probation aux yeux des habitants de Makda-
chaou. Ceux-ci trouvent de l’avantage Ă  se conduire ainsi. 

Lorsque les jeunes gens furent montĂ©s Ă  bord du vaisseau oĂč je me 

trouvais, un d’entre eux s’approcha de moi. Mes compagnons lui di-
rent : « Cet individu n’est pas un marchand, mais un jurisconsulte. Â» 
Alors le jeune homme appela ses compagnons et leur dit : « Ce per-

                                           

53

  53. Comptoir fondĂ© au 

X

e

 siĂšcle par des migrants arabes et peut-ĂȘtre persans, 

Mogadiscio, Ă©tait gouvernĂ© jusqu’au 

XIII

e

 siĂšcle par une fĂ©dĂ©ration de tribus. 

« Ils n’ont roi, mais quatre cheĂŻkhs, ce qui veut dire quatre hommes qui ont le 
gouvernement de toute cette Ăźle [sic] Â» (Marco P

OLO

). Un sultanat hĂ©rĂ©ditaire 

y fut Ă©tabli Ă  partir de la fin du 

XIII

e

 siĂšcle. 

54

  Le commerce de coton tissĂ© Ă©tait florissant. « [...] il Ă©tait exportĂ© vers 

l’Égypte, l’Arabie et le golfe Persique, mais commença Ă  dĂ©cliner aprĂšs la 
destruction des colonies arabes de la cĂŽte par les Portugais » (G

UILLAIN

). 

55

   Voir t. I, chap. 5, n. 62. 

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Ibn BattĂ»ta — Voyages 

70 

 

II. De La Mecque aux steppes russes et Ă  l’Inde 

sonnage est l’hĂŽte du kĂądhi. Â» Parmi eux se trouvait un des employĂ©s 
du kĂądhi, qui lui fit connaĂźtre cela. Le magistrat se rendit sur le rivage 
de la mer, accompagnĂ© d’un certain nombre de 

thĂąlibs 

 ; il me dĂ©pĂȘ-

cha un de 

p085

 ceux-ci. Je descendis Ă  terre avec mes camarades, et sa-

luai le kĂądhi et son cortĂšge. Il me dit : « Au nom de Dieu, allons sa-
luer le cheĂŻkh. — Quel est donc ce cheĂŻkh ? rĂ©pondis-je — C’est le 
sultan, rĂ©pliqua-t-il. Â» Car ce peuple a l’habitude d’appeler le sultan 
cheĂŻkh. Je rĂ©pondis au kĂądhi : « Lorsque j’aurai pris mon logement, 
j’irai trouver le cheĂŻkh. Â» Mais il repartit : « C’est la coutume, quand il 
arrive un lĂ©giste, ou un chĂ©rĂźf, ou un homme pieux, qu’il ne se repose 
qu’aprĂšs avoir vu le sultan. Â» Je me conformai donc Ă  leur demande, 
en allant avec eux trouver le souverain. 

 

D

U SULTAN DE 

M

AKDACHAOU 

 

Ainsi que nous l’avons dit, le sultan de Makdachaou n’est appelĂ© 

par ses sujets que du titre de cheĂŻkh. Il a nom Abou Becr, fils du 
cheĂŻkh Omar 

, et est d’origine berbĂšre ; il parle l’idiome makda-

chain, mais il connaĂźt la langue arabe. C’est la coutume, quand arrive 
un vaisseau, que le sonboĂ»k du sultan se rende Ă  son bord, pour de-
mander d’oĂč vient ce navire, quels sont son propriĂ©taire et son 

roub-

bĂąn

, c’est-Ă -dire son pilote ou capitaine, quelle est sa cargaison et 

quels marchands ou autres individus se trouvent Ă  bord. Lorsque 
l’équipage du sonboĂ»k a pris connaissance de tout cela, on en donne 
avis au sultan, qui loge prĂšs de lui les personnes dignes d’un pareil 
honneur. 

Quand je fus arrivĂ© au palais du sultan, avec le kĂądhi susmention-

nĂ©, qui s’appelait Ibn BorhĂąn eddĂźn et Ă©tait originaire d’Égypte 

, un 

eunuque en sortit et salua le 

p086

 juge, qui lui dit : « Remets le dĂ©pĂŽt 

                                           

56

   Ă‰tudiants. 

57

  57. Sur les sultans de Mogadiscio jusqu’au 

XVI

e

e

, on ne connaĂźt que le fonda-

teur de la dynastie Ă  la fin du 

XII

 siĂšcle, Abu Bakr bin Fakhr al-din, et cet Abu 

Bakr qui n’est citĂ© que par Ibn BattĂ»ta. 

58

  Il faudrait probablement lire al-Muqri Ă  la place d’al-Misri (originaire 

d’Égypte), puisque la fonction du cadi Ă©tait hĂ©rĂ©ditaire dans la tribu des Muqri 
Ă  la suite d’un compromis Ă©tabli Ă  l’avĂšnement du sultan Abu Bakr bin Fakhr 
al-din. Un certain Burhan al-din 

faqih

 (jurisconsulte) vivant au dĂ©but du 

XIV

e

 

siĂšcle apparaĂźt dans une gĂ©nĂ©alogie du 

XVIII

e

 siĂšcle. 

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Ibn BattĂ»ta — Voyages 

71 

 

II. De La Mecque aux steppes russes et Ă  l’Inde 

qui t’est confiĂ©, et apprends Ă  notre maĂźtre le cheĂŻkh que cet homme-ci 
est arrivĂ© du HidjĂąz. Â» L’eunuque s’acquitta de son message et revint, 
portant un plat dans lequel se trouvaient des feuilles de bĂ©tel et des 
noix d’arec. Il me donna dix feuilles du premier, avec un peu de faou-
fel et en donna la mĂȘme quantitĂ© au kĂądhi ; ensuite il partagea entre 
mes camarades et les disciples du kĂądhi ce qui restait dans le plat. Puis 
il apporta une cruche d’eau de roses de Damas, et en versa sur moi et 
sur le kĂądhi, en disant : « Notre maĂźtre ordonne que cet Ă©tranger soit 
logĂ© dans la maison des thĂąlibs. Â» C’était une maison destinĂ©e Ă  traiter 
ceux-ci. Le kĂądhi m’ayant pris par la main, nous allĂąmes Ă  cette mai-
son, qui est situĂ©e dans le voisinage de celle du cheĂŻkh, dĂ©corĂ©e de 
tapis et pourvue de tous les objets nĂ©cessaires. Plus tard ledit eunuque 
apporta de la maison du cheĂŻkh un repas ; il Ă©tait accompagnĂ© d’un 
des vizirs, chargĂ© de prendre soin des hĂŽtes, et qui nous dit : « Notre 
maĂźtre vous salue et vous fait dire que vous ĂȘtes les bienvenus Â» ; 
aprĂšs quoi il servit le repas et nous mangeĂąmes. La nourriture de ce 
peuple consiste en riz cuit avec du beurre, qu’ils servent dans un 
grand plat de bois, et par-dessus lequel ils placent des Ă©cuelles de 

coĂ»-

chĂąn 

, qui est un ragoĂ»t composĂ© de poulets, de viande, de poisson 

et de lĂ©gumes. Ils font cuire les bananes, avant leur maturitĂ©, dans du 
lait frais, et ils les servent dans une Ă©cuelle. Ils versent le lait caillĂ© 
dans une autre Ă©cuelle, et mettent par-dessus des limons confits et des 
grappes de poivre confit dans le vinaigre et la saumure, du gingembre 
vert et des mangues qui ressemblent Ă  des pommes, sauf qu’elles ont 
un noyau. Lorsque la mangue est parvenue Ă  sa maturitĂ©, elle est ex-
trĂȘmement douce et se mange comme un fruit ; mais, avant cela, elle 
est acide comme le limon, et on la confit dans du vinaigre. Quand les 
habitants de Makdachaou ont mangĂ© une bouchĂ©e de riz, ils avalent 

p087

 de ces salaisons et de ces conserves au vinaigre. Un seul de ces 

individus mange autant que plusieurs de nous : c’est lĂ  leur habitude ; 
ils sont d’une extrĂȘme corpulence et d’un excessif embonpoint. 

Lorsque nous eĂ»mes mangĂ©, le kĂądhi s’en retourna. Nous demeu-

rĂąmes en cet endroit pendant trois jours, et on nous apportait Ă  manger 
trois fois dans la journĂ©e, car telle est leur coutume. Le quatriĂšme 
jour, qui Ă©tait un vendredi, le kĂądhi, les Ă©tudiants et un des vizirs du 

                                           

59

   Le terme est probablement originaire du golfe Persique et indique une sorte de 

curry. 

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Ibn BattĂ»ta — Voyages 

72 

 

II. De La Mecque aux steppes russes et Ă  l’Inde 

cheĂŻkh vinrent me trouver, et me prĂ©sentĂšrent un vĂȘtement. Leur ha-
billement consiste en un pagne de filoselle, que les hommes 
s’attachent au milieu du corps, en place de caleçon, qu’ils ne connais-
sent pas ; en une tunique de toile de lin d’Égypte, avec une bordure ; 
en une 

fardjĂźyeh

 de 

kodsy 

 doublĂ©e, et en un turban d’étoffe 

d’Égypte, avec une bordure. On apporta pour mes compagnons des 
habits convenables. 

Nous nous rendĂźmes Ă  la mosquĂ©e principale, et nous y priĂąmes 

derriĂšre la tribune grillĂ©e. Lorsque le cheĂŻkh sortit de cet endroit, je le 
saluai avec le kĂądhi. Il rĂ©pondit par des vƓux en notre faveur, et 
conversa avec le kĂądhi dans l’idiome de la contrĂ©e ; puis il me dit en 
arabe : « Tu es le bienvenu, tu as honorĂ© notre pays et tu nous as rĂ©-
jouis. Â» Il sortit dans la cour de la mosquĂ©e, et s’arrĂȘta prĂšs du tom-
beau de son pĂšre, qui se trouve en cet endroit ; il y fit une lecture dans 
le Coran et une priĂšre, aprĂšs quoi les vizirs, les Ă©mirs et les chefs des 
troupes arrivĂšrent et saluĂšrent le sultan. On suit, dans cette cĂ©rĂ©monie, 
la mĂȘme coutume qu’observent les habitants du Yaman. Celui qui sa-
lue place son index sur la terre, puis il le pose sur sa tĂȘte, en disant : 
« Que Dieu perpĂ©tue ta gloire ! » 

AprĂšs cela, le cheĂŻkh franchit la porte de la mosquĂ©e, 

p088

 revĂȘtit ses 

sandales, et ordonna au kĂądhi et Ă  moi d’en faire autant. Il se dirigea Ă  
pied vers sa demeure, qui Ă©tait situĂ©e dans le voisinage du temple, et 
tous les assistants marchaient nu-pieds. On portait au-dessus de la tĂȘte 
du cheĂŻkh quatre dais de soie de couleur, dont chacun Ă©tait surmontĂ© 
d’une figure d’oiseau en or. Son vĂȘtement consistait ce jour-lĂ  en une 
robe flottante de kodsy vert, qui recouvrait de beaux et amples habits 
de fabrique Ă©gyptienne. Il Ă©tait ceint d’un pagne de soie et coiffĂ© d’un 
turban volumineux. On frappa devant lui les timbales et l’on sonna 
des trompettes et des clairons. Les chefs des troupes le prĂ©cĂ©daient et 
le suivaient ; le kĂądhi, les jurisconsultes et les chĂ©rĂźfs l’accompa-
gnaient. Ce fut dans cet appareil qu’il entra dans sa salle d’audience. 

                                           

60

   Robe flottante d’étoffe de JĂ©rusalem. Un voyageur chinois qui a visitĂ© Moga-

discio vers 1417-1419 note que les hommes avaient des cheveux en boucles 
qui pendaient de tous les cĂŽtĂ©s et portaient des Ă©toffes de coton ceintes autour 
de la taille et que les femmes appliquaient un vernis jaune sur leurs tĂȘtes ra-
sĂ©es et portaient des disques Ă  leurs oreilles ainsi que des anneaux d’argent au-
tour du cou. 

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Ibn BattĂ»ta — Voyages 

73 

 

II. De La Mecque aux steppes russes et Ă  l’Inde 

Les vizirs, les Ă©mirs et les chefs des troupes s’assirent sur une estrade, 
situĂ©e en cet endroit. On Ă©tendit pour le kĂądhi un tapis, sur lequel nul 
autre que lui ne prit place. Les fakĂźhs et les cherĂźfs accompagnaient ce 
magistrat. Ils restĂšrent ainsi jusqu’à la priĂšre de trois Ă  quatre heures 
de l’aprĂšs-midi. Lorsqu’ils eurent cĂ©lĂ©brĂ© cette priĂšre en sociĂ©tĂ© du 
cheĂŻkh, tous les soldats se prĂ©sentĂšrent et se placĂšrent sur plusieurs 
files, conformĂ©ment Ă  leurs grades respectifs ; aprĂšs quoi on fit rĂ©son-
ner les timbales, les clairons, les trompettes et les flĂ»tes. Pendant 
qu’on joue de ces instruments, personne ne bouge et ne remue de sa 
place, et quiconque se trouve alors en mouvement s’arrĂȘte, sans avan-
cer ni reculer. Lorsqu’on eut fini de jouer de la musique militaire, les 
assistants saluĂšrent avec leurs doigts, ainsi que nous l’avons dit, et 
s’en retournĂšrent. Telle est leur coutume chaque vendredi. 

Lorsqu’arrive le samedi, les habitants se prĂ©sentent Ă  la porte du 

cheïkh, et s’asseyent sur des estrades, en dehors de la maison. Le kñd-
hi, les fakĂźhs, les chĂ©rĂźfs, les gens pieux, les personnes respectables et 
les pĂšlerins entrent dans la seconde salle et s’asseyent sur des estrades 
en bois destinées à cet usage. Le kùdhi se tient sur une estrade sépa-
rĂ©e, et chaque classe a son estrade particuliĂšre, que personne ne par-
tage avec elle. Le cheĂŻkh 

p089

 s’assied ensuite dans son salon et envoie 

chercher le kĂądhi, qui prend place Ă  sa gauche, aprĂšs quoi les lĂ©gistes 
entrent, et leurs chefs s’asseyent devant le sultan ; les autres saluent et 
s’en retournent. Les chĂ©rĂźfs entrent alors, et les principaux d’entre eux 
s’asseyent devant lui ; les autres saluent et s’en retournent. Mais, s’ils 
sont les hĂŽtes du cheĂŻkh, ils s’asseyent Ă  sa droite. Le mĂȘme cĂ©rĂ©mo-
nial est observĂ© par les personnes respectables et les pĂšlerins, puis par 
les vizirs, puis par les Ă©mirs, et enfin par les chefs des troupes, cha-
cune de ces classes succĂ©dant Ă  une autre. On apporte des aliments ; le 
kùdhi, les chérßfs et ceux qui sont assis dans le salon mangent en pré-
sence du cheïkh, qui partage ce festin avec eux. Lorsqu’il veut hono-
rer un de ses principaux Ă©mirs, il l’envoie chercher et le fait manger en 
leur compagnie ; les autres individus prennent leur repas dans le rĂ©fec-
toire. Ils observent en cela le mĂȘme ordre qu’ils ont suivi lors de leur 
admission prĂšs du cheĂŻkh. 

Celui-ci rentre ensuite dans sa demeure ; le kĂądhi, les vizirs, le se-

crĂ©taire intime, et quatre d’entre les principaux Ă©mirs, s’asseyent, afin 
de juger les procĂšs et les plaintes. Ce qui a rapport aux prescriptions 
de la loi est dĂ©cidĂ© par le kĂądhi ; les autres causes sont jugĂ©es par les 

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Ibn BattĂ»ta — Voyages 

74 

 

II. De La Mecque aux steppes russes et Ă  l’Inde 

membres du conseil, c’est-Ă -dire les vizirs et les Ă©mirs. Lorsqu’une 
affaire exige que l’on consulte le sultan, on lui Ă©crit Ă  ce sujet, et il 
envoie sur-le-champ sa rĂ©ponse, tracĂ©e sur le dos du billet, conformĂ©-
ment Ă  ce que dĂ©cide sa prudence. Telle est la coutume que ces peu-
ples observent continuellement. 

Je m’embarquai sur la mer dans la ville de Makdachaou, me diri-

geant vers le pays des SaouĂąhil 

 et la ville de Couloua, dans le pays 

des Zendjs 

. Nous 

p090

 arrivĂąmes Ă  Manbaça 

, grande Ăźle, Ă  une dis-

tance de deux journĂ©es de navigation de la terre des SaouĂąhil. Cette Ăźle 
ne possĂšde aucune dĂ©pendance sur le continent, et ses arbres sont des 
bananiers, des limoniers et des citronniers. Ses habitants recueillent 
aussi un fruit qu’ils appellent 

djammoĂ»n 

, et qui ressemble Ă  l’olive ; 

il a un noyau pareil Ă  celui de l’olive, mais le goĂ»t de ce fruit est d’une 
extrĂȘme douceur. Ils ne se livrent pas Ă  la culture, et on leur apporte 
des grains des SaouĂąhil. La majeure partie de leur nourriture consiste 
en bananes et en poisson. Ils professent la doctrine de ChĂąfi’y, sont 
pieux, chastes et vertueux ; leurs mosquĂ©es sont construites trĂšs soli-
dement en bois. PrĂšs de chaque porte de ces mosquĂ©es se trouvent un 
ou deux puits, de la profondeur d’une ou deux coudĂ©es ; on y puise 
l’eau avec une Ă©cuelle de bois, Ă  laquelle est fixĂ© un bĂąton mince, de 
la longueur d’une coudĂ©e. La terre, Ă  l’entour de la mosquĂ©e et du 
puits, est tout unie. Quiconque veut entrer dans la mosquĂ©e commence 
par se laver les pieds ; il y a prĂšs de la porte un morceau de natte trĂšs 
grossier, avec lequel il les essuie. Celui qui dĂ©sire faire les lotions 
tient la coupe entre ses cuisses, verse l’eau sur ses mains et fait son 
ablution. Tout le monde ici marche nu-pieds. 

Nous passĂąmes une nuit dans cette Ăźle ; aprĂšs quoi nous reprĂźmes la 

mer pour nous rendre Ă  Couloua 

 grande ville situĂ©e sur le littoral, et 

                                           

61

   Les cĂŽtes. Le singulier 

sahil

 signifiait Ă©galement entrepĂŽt ou comptoir. 

62

   Le « Noir » ou « nĂšgre » dans le vocabulaire arabe. Le mot, d’origine sanskrite 

ou persane, dĂ©signait Ă  l’origine les Noirs de la cĂŽte orientale de l’Afrique. 

63

  Mombasa, qui n’est sĂ©parĂ©e de la terre ferme que par un chenal, n’avait pas 

encore une grande importance Ă  l’époque. 

64

   L’indien 

jamun

 (

Eugenia jambolata

). Voir p. 344 et t. III, chap. 3, n. 5. 

65

   Kilwa, la Quiloa des chroniques portugaises, est l’actuelle Kilwa Kisiwani en 

Tanzanie. Kilwa aurait Ă©tĂ© fondĂ©e Ă  la fin du 

X

e

 siĂšcle par des Arabes (ou Per-

sans) zaydites et constituait un centre important pour l’exportation de l’or. Ibn 
BattĂ»ta a dĂ» y arriver vers le dĂ©but mars 1331. 

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Ibn BattĂ»ta — Voyages 

75 

 

II. De La Mecque aux steppes russes et Ă  l’Inde 

dont les habitants sont pour la plupart des Zendjs, d’un teint extrĂȘme-
ment noir. Ils ont Ă  la figure des incisions semblables Ă  celles 

p091

 

qu’ont les LĂźmiĂźn de DjenĂądah 

66

. Un marchand m’a dit que la ville de 

SofĂąlah 

67

 est situĂ©e Ă  la distance d’un demi-mois de marche de Cou-

loua, et qu’entre SofĂąlah et YoĂ»fi 

68

, dans le pays des LĂźmiĂźn, il y a un 

mois de marche. De YoĂ»fi, on apporte Ă  SofĂąlah de la poudre d’or. 
Couloua est au nombre des villes les plus belles et les mieux construi-
tes ; elle est entiĂšrement bĂątie en bois ; la toiture de ses maisons et en 

dĂźs 

69

, et les pluies y sont abondantes. Ses habitants sont adonnĂ©s au 

djihĂąd 

70

, car ils occupent un pays contigu Ă  celui des Zendjs infidĂšles. 

Leurs qualitĂ©s dominantes sont la piĂ©tĂ© et la dĂ©votion, et ils professent 
la doctrine de ChĂąfi’y. 

 

D

U SULTAN DE 

C

OULOUA 

 

Lorsque j’entrai dans cette ville, elle avait pour sultan 

Abou’lmozhaffer Haçan, surnommĂ© Ă©galement Abou’lmewĂąhib 

71

cause de la multitude de ses dons et de ses actes de gĂ©nĂ©rositĂ©. Il fai-
sait de frĂ©quentes 

p092

 incursions dans le pays des Zendjs, les attaquait 

et leur enlevait du butin, dont il prĂ©levait la cinquiĂšme partie, qu’il 
dĂ©pensait de la maniĂšre fixĂ©e dans le Coran. Il dĂ©posait la part des 

                                           

66

  Limi, ou Lamlam, est le nom donnĂ© par les gĂ©ographes arabes aux tribus de 

l’intĂ©rieur, celles de l’Afrique inconnue, supposĂ©es anthropophages. Djanawa 
Ă©tait Ă©galement le nom donnĂ© au pays situĂ© au sud de l’Afrique de l’Ouest 
islamisĂ© ; il prendra Ă  travers le portugais la forme de GuinĂ©e en français. 

67

  Sofala Ă©tait le comptoir le plus mĂ©ridional des Arabes en Afrique orientale ; 

situĂ© au sud du ZambĂšze, elle drainait la production d’or de l’intĂ©rieur. 

68

   Youfi est le royaume de Nupe en Afrique de l’Ouest, dont Ibn BattĂ»ta reparle-

ra au t. III. Pour les Arabes, mais aussi pour les EuropĂ©ens, qui ne connais-
saient ni l’intĂ©rieur ni la configuration de l’Afrique, les rĂ©gions connues leur 
paraissaient communiquer entre elles. En 1658, ThĂ©venot, qui Ă©crit du Caire 
au sujet d’un royaume du sud-est du Soudan, le Nana, estime que « c’est dans 
ce pays-lĂ  que sont les mines d’oĂč l’on tire l’or qui passe dans les cĂŽtes de So-
fala et de GuinĂ©e ». 

69

   Le dis serait l’Ampelodesmos tenax. 

70

   La guerre sainte. 

71

   Une nouvelle dynastie arriva au pouvoir vers la fin du 

XIII

e

 siĂšcle dans la per-

sonne de Hasan bin Talut (1277-1294). Hasan bin Sulaiman, connu sous le 
nom d’Abu’l-Mawahib (le PĂšre des dons), Ă©tait le petit-fils de ce dernier (c. 
1310-1332). 

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Ibn BattĂ»ta — Voyages 

76 

 

II. De La Mecque aux steppes russes et Ă  l’Inde 

proches du ProphĂšte dans une caisse sĂ©parĂ©e, et lorsque des chĂ©rĂźfs 
venaient le trouver il la leur remettait 

72

, Ceux-ci se rendaient prĂšs de 

lui de l’IrĂąk, du HidjĂąz et d’autres contrĂ©es. J’en ai trouvĂ© Ă  sa cour 
plusieurs du HidjĂąz, parmi lesquels Mohammed, fils de DjammĂąz ; 
MansoĂ»r, fils de LebĂźdah, fils d’Abou Nemy, et Mohammed, fils de 
ChomaĂŻlah, fils d’Abou Nemy. J’ai vu, Ă  Makdachaou, Tabl, fils de 
CobaĂŻch, fils de DjammĂąz 

73

, qui voulait aussi se rendre prĂšs de lui. 

Ce sultan est extrĂȘmement humble, il s’assied et mange avec les fa-
kirs, et vĂ©nĂšre les hommes pieux et nobles. 

 

R

ÉCIT D

’

UNE DE SES ACTIONS GÉNÉREUSES 

 

Je me trouvais prĂšs de lui un vendredi, au moment oĂč il venait de 

sortir de la priĂšre, pour retourner Ă  sa maison. Un fakir du Yaman se 
prĂ©senta devant lui, et lui dit : Â« O Abou’lmewĂąhib ! — Me voici, rĂ©-
pondit-il ; ĂŽ fakir ! quel est ton besoin ? Donne-moi ces vĂȘtements qui 
te couvrent. — TrĂšs bien, je te les donnerai.— Sur l’heure.— Oui, 
certes, Ă  l’instant. Â» Il retourna Ă  la mosquĂ©e, entra dans la maison du 
prĂ©dicateur, ĂŽta ses vĂȘtements, en prit d’autres, et dit au fakir : « En-
tre, et prend-les. Â» Le fakir entra, les prit, les lia dans une serviette, les 
plaça sur sa tĂȘte, et s’en retourna. Les 

p093

 assistants comblĂšrent le sul-

tan d’actions de grĂąces, Ă  cause de l’humilitĂ© et de la gĂ©nĂ©rositĂ© qu’il 
avait montrĂ©es. Son fils et successeur dĂ©signĂ© reprit cet habit au fakir, 
et lui donna en Ă©change dix esclaves. Le sultan, ayant appris combien 
ses sujets louaient son action, ordonna de remettre au fakir dix autres 
esclaves et deux charges d’ivoire ; car la majeure partie des prĂ©sents, 
dans ce pays, consiste en ivoire 

74

, et l’on donne rarement de l’or. 

                                           

72

   Â« Sachez que, quel que soit le butin que vous preniez, le cinquiĂšme appartient 

Ă  Dieu, au ProphĂšte et Ă  ses proches, aux orphelins, aux pauvres et au voya-
geur... » (Coran, VIII, 41). Les proches du ProphĂšte sont, selon la tradition, ses 
descendants par sa fille Fatima, les chĂ©rĂźfs. Quant Ă  la guerre sainte faite par 
Abu’l-Mawahib, il s’agirait plutĂŽt de la traite des esclaves. 

73

   Pour Djammaz et ses fils, Ă©mirs de Medina, voir t. I, p. 273, et chap. 4, n. 72 ; 

pour Abu Numay et sa descendance, Ă©mirs de La Mecque, t. I, p. 313, et chap. 
4, n. 211. 

74

  Au Moyen Age, l’ivoire du Zendj est trĂšs recherchĂ©. Des navires arabes 

l’emportent au pays d’Oman ; de lĂ , les commerçants le chargent pour l’Inde 
et la Chine. 

background image

 

Ibn BattĂ»ta — Voyages 

77 

 

II. De La Mecque aux steppes russes et Ă  l’Inde 

Lorsque ce sultan vertueux et libéral fut mort, son frÚre Dùoûd de-

vint le roi 

75

, et tint une conduite tout opposĂ©e. Quand un pauvre ve-

nait le trouver, il lui disait : « Celui qui donnait est mort, et n’a rien 
laissĂ© Ă  donner. Â» Les visiteurs sĂ©journaient Ă  sa cour un grand nom-
bre de mois, et seulement alors il leur donnait trĂšs peu de chose ; si 
bien qu’aucun individu ne vint plus le trouver. 

Nous nous embarquĂąmes Ă  Couloua pour la ville de ZhafĂąr alhou-

moĂ»dh 

76

. Le mot Zhafùr est indéclinable, et sa derniÚre lettre est tou-

jours accompagnĂ©e de la voyelle 

kesrah

 (

i

, ZhafĂąri). Elle est situĂ©e Ă  

l’extrĂ©mitĂ© du Yaman, sur le littoral de la mer des Indes, et l’on en 
exporte dans l’Inde des chevaux de prix 

77

. La traversĂ©e dure un mois 

plein, si le vent est favorable, et pour ma part j’ai fait une fois en 
vingt-huit jours le voyage entre 

p094

 KĂąlikouth, ville de l’Inde, et Zha-

fĂąr 

78

, Le vent Ă©tait propice, et nous ne cessĂąmes pas d’avancer nuit et 

jour. La distance qu’il y a par terre entre ZhafĂąr et ’Aden est d’un 
mois, Ă  travers le dĂ©sert. Entre ZhafĂąr et Hadhramaout il y a seize 
jours, et entre la mĂȘme ville et ’OmĂąn vingt jours de marche. La ville 
de ZhafĂąr se trouve dans une campagne dĂ©serte, sans village ni dĂ©pen-
dances 

79

. Le marchĂ© est situĂ© hors de la ville, dans un faubourg appe-

lĂ© HardjĂĄ 

80

, et c’est un des plus sales marchĂ©s, des plus puants et des 

plus abondants en mouches, Ă  cause de la grande quantitĂ© de fruits et 
de poissons que l’on y vend. Ces derniers consistent, pour la plupart, 

                                           

75

  Da’ud bin Sulaiman (1332-1356), dĂ©crit comme pieux et ascĂ©tique par les 

chroniques. 

76

   Ancienne ville situĂ©e dans la province de Dhofar de l’actuel sultanat d’Oman, 

Ă  cinq kilomĂštres Ă  l’est de l’actuelle Salala. L’appellation Zhafar al-Humudh 
(aux Plantes Salines et AmĂšres) n’est pas autrement expliquĂ©e, Ă  moins que ce 
ne soit une dĂ©formation de Zhafar al-Habudi, surnom des souverains (originai-
res de Habuda dans le Hadramawt) qui possĂ©daient la ville avant sa conquĂȘte 
par les Rasulides du YĂ©men en 1278-1279. 

77

   Â« Et encore vous dis trĂšs vĂ©ritablement qu’on y exporte maints bons destriers 

arabes vers d’autres contrĂ©es de quoi les marchands font grand gain et grand 
profit » (Marco P

OLO

). 

78

   Voir t. III, p. 349. 

79

  La bourgade voisine de Mirbat aurait Ă©tĂ© dĂ©truite par Ahmad al-Habudi, fon-

dateur de la dynastie. Elle figure toutefois aujourd’hui sur les cartes, tandis 
que Zhafar a disparu. Ce mĂȘme souverain aurait transfĂ©rĂ© Zhafar en 1223 de 
l’intĂ©rieur au bord de la mer. 

80

   Al-Hadja est situĂ© Ă  l’ouest de la ville : « un bourg plaisant au bord de la mer » 

(I

BN AL

-M

UDJAWIR

). 

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Ibn BattĂ»ta — Voyages 

78 

 

II. De La Mecque aux steppes russes et Ă  l’Inde 

en sardines, qui sont dans ce pays extrĂȘmement grasses. Une chose 
Ă©tonnante, c’est que les bĂȘtes de somme s’y nourrissent de ces sardi-
nes, et il en est ainsi des brebis 

81

. Je n’ai point vu pareille chose dans 

aucune autre contrĂ©e. Presque tous les dĂ©bitants du marchĂ© sont des 
femmes esclaves, qui sont habillĂ©es de noir. 

La principale culture des habitants de ZhafĂąr consiste en millet 

qu’ils arrosent au moyen de puits trĂšs profonds. Pour cela, ils prĂ©pa-
rent un Ă©norme seau, auquel ils adaptent plusieurs cordes, Ă  chacune 
desquelles s’attache, par la ceinture, un esclave mĂąle ou femelle. Ils 
tirent le seau le long d’une grosse piĂšce de bois, placĂ©e en haut du 
puits, et le renversent dans une citerne, qui sert pour arroser. Ils ont 
aussi une sorte de blĂ©, qu’ils nomment 

’alas

, mais qui, en vĂ©ritĂ©, est 

une espĂšce d’orge. Le riz est importĂ© de l’Inde dans ce pays, et il 

p095

 

constitue la principale nourriture de ses habitants. Les dirhems de 
cette ville sont un alliage de cuivre et d’étain, et n’ont pas cours ail-
leurs 

82

. Les habitants sont des marchands, et vivent exclusivement du 

trafic. 

Ils ont cette habitude, quand un navire arrive, soit de l’Inde, soit 

d’un autre pays, que les esclaves du sultan se dirigent vers le rivage, 
qu’ils montent sur un bateau et se rendent Ă  bord de ce bĂątiment. Ils 
portent avec eux des habillements complets, pour le maĂźtre du navire 
ou son prĂ©posĂ©, pour le 

robbĂąn

, qui est le capitaine, et pour le 

kirĂąny

c’est-Ă -dire le scribe du bĂątiment. On amĂšne aussi pour ces individus 
trois chevaux, sur lesquels ils montent. On bat devant eux les tam-
bours, et l’on sonne les clairons, depuis le bord de la mer jusqu’au pa-
lais du sultan, et ils vont saluer le vizir et le commandant des gardes. 
On envoie le repas d’hospitalitĂ© pendant trois jours Ă  tous ceux qui se 
trouvent sur le navire ; aprĂšs cela, ils mangent dans le palais du sultan. 
Ces gens agissent ainsi pour se concilier l’esprit des maĂźtres des bĂąti-
ments. 

                                           

81

   Â« La nourriture de leurs animaux est composĂ©e d’un poisson sĂ©chĂ© appelĂ© 

aid

qu’ils utilisent Ă©galement comme engrais Â» (I

BN AL

-M

UDJAWIR

). « Sachez trĂšs 

vĂ©ritablement que leurs bĂȘtes [...] sont accoutumĂ©es Ă  manger du poisson, qui 
forme la plus grande part de leur nourriture quotidienne » (Marco P

OLO

). 

82

   Il s’agissait d’une sorte de monnaie fiduciaire (ici cuivre et Ă©tain Ă  la place du 

papier) visant Ă  empĂȘcher l’exportation du mĂ©tal argent. 

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Ibn BattĂ»ta — Voyages 

79 

 

II. De La Mecque aux steppes russes et Ă  l’Inde 

Les habitants de ZhafĂąr sont modestes, douĂ©s d’un bon naturel, 

vertueux, et ils aiment les Ă©trangers. Leurs vĂȘtements sont en coton, 
qui est importĂ© de l’Inde, et ils attachent des pagnes Ă  leur ceinture, en 
place de caleçon. La plupart se ceignent seulement d’une serviette au 
milieu du corps, et en mettent une autre sur le dos, Ă  cause de la 
grande chaleur. Ils se lavent plusieurs fois dans la journĂ©e. La ville 
possĂšde beaucoup de mosquĂ©es, dans chacune desquelles il y a de 
nombreux cabinets pour les purifications. On fabrique Ă  ZhafĂąr de trĂšs 
belles Ă©toffes de soie, de coton et de lin. La maladie qui attaque le plus 
souvent les gens de cette ville, hommes et femmes, c’est 
l’élĂ©phantiasis ; elle consiste en un gonflement des deux pieds. Le 
plus grand nombre des hommes sont tourmentĂ©s par des hernies ; que 
Dieu nous en 

p096

 prĂ©serve ! Une des belles habitudes de cette popula-

tion consiste Ă  se tenir mutuellement par la main dans la mosquĂ©e, 
immĂ©diatement aprĂšs la priĂšre du matin, et celle de trois heures. Ceux 
qui sont au premier rang s’appuient sur le cĂŽtĂ© qui regarde La Mec-
que, et ceux qui les suivent leur prennent la main. Ils agissent encore 
ainsi aprĂšs la priĂšre du vendredi, se tenant tous ensemble par les 
mains. 

Un des avantages particuliers, et une des merveilles de cette ville, 

c’est que, toutes les fois qu’un personnage se dirige vers elle, avec de 
mauvais desseins, la fraude se retourne contre lui-mĂȘme, et un obsta-
cle s’élĂšve entre lui et la place. On m’a racontĂ© que le sultan Kothb 
eddĂźn Temehten, fils de ThoĂ»rĂąn chĂąh, seigneur de Hormouz, 
l’attaqua une fois par terre et par mer ; mais que Dieu trĂšs haut dĂ©-
chaĂźna contre lui un vent violent. Ses vaisseaux furent brisĂ©s ; il re-
nonça alors au siĂšge de la ville, et fit la paix avec son roi 

83

. On m’a 

pareillement rapportĂ© qu’Almalic almodjĂąhid, sultan du Yaman, avait 
dĂ©signĂ© un de ses cousins, avec une armĂ©e nombreuse, dans le but 
d’arracher ZhafĂąr des mains de son roi, qui Ă©tait aussi un de ses cou-
sins. Lorsque le susdit commandant sortit de sa maison, un mur tomba 
sur lui et sur plusieurs de ses compagnons, et ils pĂ©rirent tous. Le roi 

                                           

83

  Pour Tehemten, voir plus loin p. 118. On ne connaĂźt qu’une expĂ©dition de 

Hormuz contre Zhafar datant de l’époque habudite, en 1262. 

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Ibn BattĂ»ta — Voyages 

80 

 

II. De La Mecque aux steppes russes et Ă  l’Inde 

abandonna alors son projet, il ne donna aucune suite au siĂšge de Zha-
fĂąr, et cessa de prĂ©tendre Ă  cette citĂ© 

84

Une autre chose merveilleuse, c’est que les habitants de cette ville 

sont ceux des hommes qui ressemblent le plus, dans leurs usages, aux 
gens du Maghreb. Je logeai, par exemple, dans la maison du prédica-
teur de la mosquĂ©e principale, lequel Ă©tait ’Iça, fils d’Aly, homme 
jouissant d’une grande considĂ©ration, et douĂ© d’une 

p097

 Ăąme gĂ©nĂ©-

reuse. Il avait des femmes esclaves, nommĂ©es Ă  l’instar de celles de la 
Mauritanie. L’une s’appelait BokhaĂŻt, l’autre ZĂąd almĂąl 

85

, noms que 

je n’avais entendu prononcer dans aucun autre pays. Presque tous les 
habitants de ZhafĂąr portent la tĂȘte dĂ©couverte et sans turban. Dans 
chacune de leurs maisons il y a une natte de feuilles de palmier, sus-
pendue dans l’intĂ©rieur du logement, et sur laquelle le chef de famille 
se place pour prier, et cela prĂ©cisĂ©ment Ă  la maniĂšre des Occidentaux. 
Enfin, ils se nourrissent de millet. Cette similitude entre les deux peu-
ples confirme l’opinion d’aprĂšs laquelle les SanhĂądjah et autres tribus 
de la Mauritanie tirent leur origine de Himyar, famille du Yaman 

86

Dans le voisinage de ZhafĂąr, et entre ses vergers, se voit la zĂąouĂŻah 

du pieux cheĂŻkh, le serviteur de Dieu, Abou Mohammed, fils d’Abou 
Becr, fils d’Iça 

87

, originaire de cette ville. Elle jouit d’une grande vĂ©-

nĂ©ration chez ces peuples, qui s’y rendent matin et soir, et se mettent 
sous sa protection. Quand l’individu qui cherche un refuge y est entrĂ©, 
le sultan n’a plus de pouvoir sur lui. J’y ai vu une personne, qu’on 
m’affirma ĂȘtre lĂ  retirĂ©e depuis plusieurs annĂ©es, sans que le souve-
rain lui eĂ»t fait subir aucun mauvais traitement. Dans le temps de mon 
sĂ©jour Ă  ZhafĂąr, le secrĂ©taire du sultan se mit sous la protection de 
cette zĂąouĂŻah, et y resta jusqu’à ce que la bonne harmonie eĂ»t Ă©tĂ© rĂ©ta-
blie entre eux deux. J’ai Ă©tĂ© dans cette zĂąouĂŻah, et j’y ai passĂ© une nuit 
sous l’hospitalitĂ© des deux cheĂŻkhs, Abou’l’abbĂąs Ahmed et Abou 

                                           

84

  Pour al-Malik al-Mudjahid, voir plus haut p. 73. Cette expĂ©dition n’est pas 

connue par ailleurs. 

85

  Bukhait, diminutif de Bakht (Bonheur) et ZĂąd al-mĂąl (Que ta richesse aug-

mente). 

86

  Cette croyance est basĂ©e sur la lĂ©gende d’une conquĂȘte prĂ©-islamique de 

l’Afrique du Nord-Ouest par les rois Himyarites du YĂ©men. 

87

  Une pierre tombale trouvĂ©e sur place signale un certain Abu Muhammad bin 

Abi Bakr bin Sa’d mort en 1315. 

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Ibn BattĂ»ta — Voyages 

81 

 

II. De La Mecque aux steppes russes et Ă  l’Inde 

’Abd Allah Mohammed, fils, l’un et l’autre, du cheĂŻkh Abou Becr 
susmentionnĂ©, et j’ai reconnu chez tous deux un grand mĂ©rite. Quand 
nous eĂ»mes lavĂ© nos mains, aprĂšs le repas, Abou’l’abbĂąs prit l’eau qui 
nous 

p098

 avait servi pour cet usage, et en but. Il envoya une servante 

avec le restant Ă  sa femme et Ă  ses enfants, qui le burent. C’est ainsi 
que ces individus agissent Ă  l’égard des visiteurs dont ils conçoivent 
une opinion favorable. De cette façon mĂȘme, je reçus l’hospitalitĂ© du 
kĂądhi de ZhafĂąr, le pieux Abou HĂąchim â€™Abd Almalic azzebĂźdy. Il me 
servait en personne, il lavait mes mains, et ne chargeait nul autre de 
ces soins. 

A peu de distance de ladite zĂąouĂŻah est la chapelle sĂ©pulcrale des 

prĂ©dĂ©cesseurs du sultan Almalic almoghĂźth 

88

. Elle est en grande vé-

nĂ©ration dans ce pays ; et c’est lĂ  que se rĂ©fugient, jusqu’à ce qu’ils 
soient satisfaits, ceux qui cherchent Ă  obtenir quelque chose. Les trou-
pes ont l’habitude de se mettre sous la protection de ce monument, 
lorsque le mois s’est Ă©coulĂ© sans qu’elles aient reçu leur solde ; et el-
les y restent jusqu’à ce qu’elles l’obtiennent. 

A une demi-journĂ©e de distance de ZhafĂąr se trouvent les AhkĂąf 

89

qui ont Ă©tĂ© jadis les demeures du peuple d’Âd. On y voit une zĂąouĂŻah, 
et une mosquĂ©e au bord de la mer, entourĂ©e par un village qu’habitent 
les pĂȘcheurs de poissons 

90

. Dans la zĂąouĂŻah est un tombeau, avec 

l’épitaphe suivante : « Ceci est le sĂ©pulcre de HoĂ»d, fils d’Abir 

91

, sur 

qui soient la meilleure bĂ©nĂ©diction et le salut ! Â» J’ai dĂ©jĂ  dit qu’il y a 
dans la mosquĂ©e 

p099

 de Damas un endroit avec cette inscription « Ceci 

est le sĂ©pulcre de HoĂ»d, fils d’Abir 

92

. Â» Mais le plus probable c’est 

                                           

88

   Voir plus loin, n. 97. Une pierre tombale au nom d’al Wathiq (1292-1311), fils 

du roi du YĂ©men Muzaffar Yusuf (1250-1295), a Ă©tĂ© trouvĂ©e sur place. 

89

  Â« Rappelle-toi le frĂšre des Ad, quand il avertit son peuple dans le pays d’al-

Ahqaf Â» (Coran, XLVI, 21). Les Ad sont un peuple du sud de l’Arabie et leur 
« frĂšre Â» est Hud, leur prophĂšte, selon le Coran. Les AhkĂąf (littĂ©r. Collines de 
Sable) ont Ă©tĂ© localisĂ©es en plusieurs endroits et ici probablement sur un an-
cien site sabĂ©en. 

90

  Ibn BattĂ»ta confond apparemment deux sites sabĂ©ens. Un, situĂ© Ă  une quin-

zaine de kilomĂštres Ă  l’intĂ©rieur, des terres, prĂšs d’une grotte sur le Djebel Qa-
ra et un autre au bord de la mer Ă  une quinzaine de kilomĂštres Ă  l’ouest de 
Zhafar. 

91

   Il s’agit probablement d’une tradition locale, le tombeau le plus connu de Hud 

Ă©tant localisĂ© au lieu-dit Qabr Hud, Ă  l’est de Tarim dans le Hadramawt. 

92

   Voir t. I, p. 217. 

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Ibn BattĂ»ta — Voyages 

82 

 

II. De La Mecque aux steppes russes et Ă  l’Inde 

que sa tombe est dans ces monticules de sable, car c’était lĂ  son pays ; 
et Dieu sait le mieux la vĂ©ritĂ© ! ZhafĂąr possĂšde des vergers oĂč sont 
beaucoup de bananes d’une forte dimension. On a pesĂ© devant moi un 
de ces fruits, qui se trouvait avoir le poids de douze onces ; il est d’un 
goĂ»t agrĂ©able, et trĂšs sucrĂ©. OĂč y voit aussi le bĂ©tel, de mĂȘme que le 
coco, qui est connu sous le nom de noix de l’Inde. On ne trouve ces 
deux derniùres productions que dans l’Inde et dans cette ville de Zha-
fĂąr, Ă  cause de sa ressemblance avec l’Inde, et de son voisinage de ce 
pays. Il est toutefois juste de dire que, dans la ville de ZebĂźd, on re-
marque dans le jardin du sultan de petits cocotiers. Et, puisque nous 
venons de parler du bĂ©tel et du coco, nous allons dĂ©crire ces deux 
plantes et mentionner leurs propriĂ©tĂ©s. 

 

D

U BÉTEL

 

Le bĂ©tel 

93

 est un arbre qu’on plante a l’instar des ceps de vigne, et 

on lui prĂ©pare des berceaux avec des cannes, ainsi qu’on le pratique 
pour la vigne ; ou bien on le plante dans le voisinage des cocotiers, et 
le bĂ©tel grimpe sur ceux-ci, comme le font encore les ceps de vigne et 
l’arbre Ă  poivre. Le bĂ©tel ne donne pas de fruit, et ce sont ses feuilles 
que l’on recherche. Elles ressemblent Ă  celles de la ronce ; leur meil-
leure partie est la partie jaune, et on les cueille tous les jours. Les In-
diens font un trĂšs grand cas du bĂ©tel. Quand un individu se rend dans 
la maison d’un de ses amis, et que celui-ci lui prĂ©sente cinq feuilles de 
cet arbre, c’est comme s’il lui donnait le monde et tout ce qu’il ren-
ferme ; surtout si 

p100

 celui qui les donne est un prince ou un grand 

personnage. Ce cadeau, chez les Indiens, est plus prisĂ© en lui-mĂȘme, 
et montre mieux l’honneur que l’on veut faire Ă  quelqu’un, qu’un don 
d’argent et d’or. 

La maniĂšre de s’en servir consiste Ă  prendre avant le bĂ©tel de la 

noix 

faoufel

, qui ressemble Ă  la noix de muscade 

94

, et Ă  la briser, jus-

qu’à ce qu’elle soit rĂ©duite en petits fragments. Alors on les met dans 
la bouche et on les mĂąche. On prend aprĂšs cela les feuilles du bĂ©tel, 

                                           

93

   Â« Le bĂ©tel est une variĂ©tĂ© de poivrier de Malaisie, dont les feuilles, mĂȘlĂ©es de 

chaux vive et de noix d’arec, donnent un masticatoire tonique et astringent Â» ( 
V. M

ONTEIL

). 

94

   La noix d’arec. 

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Ibn BattĂ»ta — Voyages 

83 

 

II. De La Mecque aux steppes russes et Ă  l’Inde 

sur lesquelles on met une trĂšs petite quantitĂ© de chaux, et on les mĂąche 
avec le faoufel. Il a la propriĂ©tĂ© de parfumer l’haleine, de chasser ainsi 
les mauvaises odeurs de la bouche, d’aider Ă  la digestion des aliments, 
et d’empĂȘcher que l’eau bue Ă  jeun ne soit nuisible. Son emploi porte 
Ă  la gaietĂ©, de mĂȘme qu’aux plaisirs de l’amour. On le place la nuit au 
chevet du lit, et lorsqu’un individu se rĂ©veille, ou est rĂ©veillĂ© par sa 
femme ou sa concubine, il en prend, et chasse par ce moyen la mau-
vaise odeur de sa bouche. On m’a racontĂ© que les jeunes filles, escla-
ves du sultan et des princes dans l’Inde, ne mangent que du bĂ©tel. 
Nous parlerons de cela quand il sera question de l’Inde. 

 

D

U COCO

 

C’est la noix de l’Inde, fruit d’un arbre des plus singuliers, quant Ă  

son Ă©tat, et des plus admirables pour ses particularitĂ©s. Il ressemble au 
palmier, et il n’y a pas d’autre diffĂ©rence entre les deux, si ce n’est 
que l’un produit des noix, et l’autre des dattes. La noix du cocotier 
ressemble Ă  la tĂȘte de l’homme, car on y aperçoit des ouvertures sem-
blables aux deux yeux, et à la bouche. Quand elle est verte, son inté-
rieur est pareil au cerveau de l’homme ; et tout autour de la noix on 
voit des filaments qui offrent l’image des cheveux. Les habitants de 
ZhafĂąr, et autres contrĂ©es, font avec ces fibres des 

p101

 cordes, qui leur 

servent Ă  joindre les planches des navires, en place de clous de fer, et 
ils en font aussi des cĂąbles pour les bĂątiments. Il y a de ces noix, et 
surtout celles qui croissent dans les Ăźles Maldives, qui ont la dimen-
sion de la tĂȘte d’un homme. 

On prĂ©tend dans ces pays qu’un des mĂ©decins de l’Inde Ă©tait, Ă  une 

Ă©poque reculĂ©e, attachĂ© Ă  un roi de cette contrĂ©e, et en trĂšs grande 
considĂ©ration prĂšs de lui ; mais que ce dernier avait un vizir, entre le-
quel et le mĂ©decin rĂ©gnait une inimitiĂ© rĂ©ciproque. Celui-ci dit un jour 
au roi : « Si l’on coupait la tĂȘte de ce vizir, et qu’ensuite on l’enterrĂąt, 
il en sortirait un palmier, qui produirait de magnifiques dattes, lesquel-
les seraient d’une grande utilitĂ© aux Indiens et autres peuples du 
monde. Â» Le roi lui rĂ©pondit : « Et s’il ne sort pas de la tĂȘte du vizir ce 
que tu prĂ©tends ?... Â» Le mĂ©decin rĂ©pliqua : « Dans ce cas, fais de ma 
tĂȘte ce que tu auras fait de celle du vizir. » Le roi ordonna de couper la 
tĂȘte de ce dernier, ce qui fut exĂ©cutĂ© ; le mĂ©decin la prit et planta un 

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Ibn BattĂ»ta — Voyages 

84 

 

II. De La Mecque aux steppes russes et Ă  l’Inde 

noyau de datte dans le cerveau, et le soigna jusqu’à ce qu’il devĂźnt un 
arbre et qu’il produisĂźt cette noix !... Mais cette anecdote est un conte 
mensonger, et nous ne l’avons mentionnĂ©e qu’à cause de sa grande 
cĂ©lĂ©britĂ© chez les peuples de l’Inde. 

Parmi les propriĂ©tĂ©s de cette noix, il faut observer qu’elle donne de 

la force au corps, qu’elle produit l’embonpoint, et augmente l’incarnat 
du visage. Quant au secours qu’elle procure pour les plaisirs de 
l’amour, son action en cela est admirable. Une des merveilles de ce 
fruit, c’est que, dans son commencement, lorsqu’il est encore vert, 
celui qui coupe avec un couteau une partie de son Ă©corce, et qui creuse 
ainsi la tĂȘte de la noix, y boit une eau trĂšs douce et extrĂȘmement fraĂź-
che, mais dont la nature, au contraire, est chaude, et excite aux plaisirs 
de VĂ©nus. Il arrive que, aprĂšs avoir avalĂ© cette eau, il prend un mor-
ceau de l’écorce, et le façonne Ă  l’instar d’une cuiller, avec laquelle il 
enlĂšve l’aliment qui se trouve dans l’intĂ©rieur de la noix, et dont le 
goĂ»t ressemble Ă  celui de l’Ɠuf, lorsqu’il est rĂŽti, mais qu’il 

p102

 n’est 

point encore tout Ă  fait cuit ; et il s’en nourrit. C’était lĂ  ma nourriture 
tout le temps de mon sĂ©jour aux Ăźles Maldives, qui fut d’une annĂ©e et 
demie. Une autre merveille de cette noix, c’est que l’on fabrique avec 
elle de l’huile, du lait et du miel. 

Quand on veut en extraire du miel, les domestiques qui ont soin de 

cette sorte de palmiers, et qui s’appellent 

alfĂązĂąniyah

, montent sur le 

cocotier, matin et soir, Ă  l’époque oĂč ils veulent recueillir l’eau de cet 
arbre, dont ils font le miel et Ă  laquelle ils donnent le nom 
d’

athwĂąk

 

95

. Pour cela, ils coupent le rameau d’oĂč sort le fruit, et ils 

en laissent subsister la longueur de deux doigts, oĂč ils attachent un 
petit chaudron. L’eau qui coule du rameau tombe goutte Ă  goutte dans 
cet ustensile, et s’il a Ă©tĂ© attachĂ© le matin, le domestique revient le 
soir, portant avec lui deux coupes, faites avec l’écorce de la noix men-
tionnĂ©e plus haut ; l’une de celles-ci est remplie d’eau. Il verse le li-
quide qui se trouve dans le chaudron dans la coupe vide, et lave le ra-
meau avec l’eau contenue dans l’autre ; il enlĂšve ensuite un peu de 
son bois, et y fixe de nouveau le chaudron ; puis il agit le matin sui-
vant comme il avait pratiquĂ© le soir, et quand il a ainsi rĂ©uni une quan-
titĂ© suffisante de ce liquide il le cuit Ă  l’instar de la liqueur des raisins, 

                                           

95

   Ces deux termes sont inconnus par ailleurs. 

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Ibn BattĂ»ta — Voyages 

85 

 

II. De La Mecque aux steppes russes et Ă  l’Inde 

lorsque l’on fait le 

robb 

96

. On a de la sorte un miel excellent, d’une 

grande utilitĂ©, qu’achĂštent les marchands de l’Inde, du Yaman et de la 
Chine, lesquels l’importent dans leurs pays, et dont ils fabriquent des 
sucreries. 

Le lait de coco se prĂ©pare de la maniĂšre qui suit : dans chaque mai-

son il y a un meuble, ressemblant Ă  un fauteuil, sur lequel une femme 
s’assied, tenant Ă  la main un bĂąton qui est garni, Ă  une des extrĂ©mitĂ©s, 
d’un morceau de fer proĂ©minent. On fait dans la noix une ouverture 
par laquelle passe ce fer en guise d’éperon avec ce fer on casse ce qui 
se trouve dans l’intĂ©rieur de la noix. On recueille tout ce qui en sort 
dans un grand plat, 

p103

 jusqu’à ce que le coco soit entiĂšrement vide ; 

puis on fait macĂ©rer dans l’eau toutes ces parties concassĂ©es, qui 
prennent la couleur blanche et le goĂ»t du lait frais, et qu’on mange 
gĂ©nĂ©ralement avec le pain. 

Pour obtenir l’huile, on prend la noix de coco, aprĂšs sa maturitĂ© et 

sa chute de l’arbre ; on ĂŽte son Ă©corce, puis on coupe le contenu par 
morceaux, qu’on place au soleil. Quand ils sont dessĂ©chĂ©s, on les cuit 
dans des chaudiĂšres, et on en extrait l’huile. On emploie celle-ci pour 
l’éclairage, aussi bien que pour la prĂ©paration des aliments ; les fem-
mes s’en servent pour mettre sur leurs cheveux, et elle est ainsi d’une 
grande utilitĂ©. 

 

D

U SULTAN DE 

Z

HAFÂR 

 

C’est le sultan Almalic almoghĂźth, fils d’Almalic alfùïz, cousin du 

roi du Yaman 

97

. Son pĂšre Ă©tait commandant de ZhafĂąr, sous la suze-

rainetĂ© du seigneur du Yaman, auquel il devait un prĂ©sent, qu’il lui 
envoyait chaque annĂ©e ; mais plus tard Almalic almoghĂźth se fit prince 
indĂ©pendant de ZhafĂąr, et se refusa Ă  l’envoi du tribut. Il arriva alors 
ce que nous avons racontĂ© plus haut, savoir : l’intention qu’eut le roi 
du Yaman de le combattre, la nomination de son cousin pour cet objet, 

                                           

96

   Suc Ă©paissi. 

97

   Le dernier des souverains Habudites, Salim bin Idris, fut Ă©vincĂ© en 1278 par le 

Rasulide Muzaffar Yusuf qui a nommĂ© en 1292 son fils al-Wathiq ; si al-Faiz 
indiquĂ© ici comme pĂšre d’al-Mugith est bien fils d’al-Wathiq, al-Mugith doit 
ĂȘtre cousin au second degrĂ© du sultan du YĂ©men al-Mudjahid Nur al-din (voir 
ci-dessus n. 39). 

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Ibn BattĂ»ta — Voyages 

86 

 

II. De La Mecque aux steppes russes et Ă  l’Inde 

et la chute de la muraille sur lui. Le sultan de ZhafĂąr a dans l’intĂ©rieur 
de la ville un palais appelĂ© Alhisn 

, qui est magnifique et vaste ; la 

mosquĂ©e principale est vis-Ă -vis de cet Ă©difice. 

Il est d’usage de jouer des tambours, des clairons, des trompettes et 

des fifres Ă  la porte du sultan, tous les jours, aprĂšs la priĂšre de trois 
heures. Les lundis et les 

p104

 jeudis, les troupes se rendent devant le 

palais, et elles restent une heure au-dehors de la salle d’audience ; puis 
elles s’en retournent. Le sultan ne sort pas, et personne ne le voit, ex-
ceptĂ© le vendredi, oĂč il se rend Ă  la priĂšre, et retourne tout de suite 
aprĂšs Ă  son palais. Il ne dĂ©fend Ă  qui que ce soit l’entrĂ©e de la salle 
d’audience Ă  la porte de laquelle se tient assis le commandant des gar-
des, et c’est Ă  lui que s’adressent ceux qui ont quelque chose Ă  sollici-
ter, ou quelque plainte Ă  porter. Celui-ci expose l’affaire au sultan, et 
apporte immĂ©diatement la rĂ©ponse. Quand ce prince dĂ©sire monter Ă  
cheval, on fait sortir du chĂąteau ses montures, ainsi que ses armes et 
ses mamloĂ»cs, jusqu’à ce que l’on arrive Ă  l’extĂ©rieur de la ville. On 
amĂšne un chameau, portant une litiĂšre recouverte d’un rideau blanc 
brodĂ© d’or, dans laquelle se placent le sultan et son commensal, de 
façon que nul ne les voie. Lorsque ce roi est arrivĂ© dans son jardin, s’il 
veut monter un cheval, il le fait, et descend alors de son chameau. Une 
autre de ses habitudes, c’est que personne ne doit se trouver Ă  cĂŽtĂ© de 
lui sur son chemin ni s’arrĂȘter pour le regarder, soit pour se plaindre, 
soit pour tout autre motif. Celui qui oserait commettre pareille chose 
serait sĂ©vĂšrement battu ; c’est Ă  cause de cela que l’on voit les gens 
s’enfuir, et Ă©viter de suivre la mĂȘme route que le sultan, lorsqu’ils ap-
prennent sa sortie. 

Le vizir de ce prince est le jurisconsulte Mohammed al’adeny. Il 

Ă©tait d’abord instituteur de jeunes enfants ; il enseigna ainsi au sultan 
la lecture et l’écriture, et lui fit promettre de le nommer son vizir s’il 
devenait roi. Quand cela arriva, le prince accomplit sa promesse ; 
mais le ministre ne remplissait pas bien ses fonctions ; il possĂ©dait 
seulement le nom de vizir, et un autre avait l’autoritĂ© attachĂ©e Ă  
l’emploi. 

                                           

98

   Le chĂąteau ; mentionnĂ© par Bent quand il a visitĂ© les ruines de la ville Ă  la fin 

du 

XIX

e

 siĂšcle. 

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Ibn BattĂ»ta — Voyages 

87 

 

II. De La Mecque aux steppes russes et Ă  l’Inde 

Nous nous embarquĂąmes sur mer Ă  ZhafĂąr, nous dirigeant vers 

l’OmĂąn, dans un petit navire appartenant Ă  un individu nommĂ© Aly, 
fils d’IdrĂźs almassĂźry, originaire de l’üle de MassĂźrah. Le deuxiĂšme 
jour, nous 

p105

 abordĂąmes au port de HĂącic 

99

, habitĂ© par des gens de 

race arabe, pĂȘcheurs de profession. Ici se trouve l’arbre qui fournit 
l’encens 

100

 ; ses feuilles sont minces, et lorsqu’on pratique des inci-

sions dans celles-ci il en dĂ©goutte une liqueur semblable au lait, et qui 
devient ensuite une gomme ; et c’est lĂ  l’encens, qui est trĂšs abondant 
dans ce pays. Les habitants de ce port ne vivent que de la pĂȘche d’un 
genre de poisson appelĂ© 

alloukham

 et qui ressemble Ă  celui qui est 

nommĂ© chien de mer. On le coupe par tranches, et aussi par laniĂšres ; 
on le fait sĂ©cher au soleil, on le sale, et on s’en nourrit. Les maisons de 
ces gens sont faites avec les arĂȘtes des poissons, et leurs toits avec des 
peaux de chameaux. 

Nous voyageĂąmes encore quatre jours depuis le port de HĂącic ; en-

suite nous arrivĂąmes Ă  la montagne Loum’àn 

101

, Elle est situĂ©e au 

milieu de la mer, et Ă  son sommet se voit un couvent construit en 
pierre, mais dont la couverture est formĂ©e d’arĂȘtes de poissons. A 
l’extĂ©rieur de l’édifice se voit un Ă©tang, qui est le produit de l’eau plu-
viale. 

 

M

ENTION D

’

UN SAINT PERSONNAGE 

 

QUE NOUS VÎMES SUR CETTE MONTAGNE 

 

AprĂšs avoir jetĂ© l’ancre au pied de cette montagne, nous la gravĂź-

mes pour nous rendre audit couvent, et nous y trouvĂąmes un vieillard 
qui dormait. Nous prononçùmes la formule du salut, il se rĂ©veilla, et 
nous rendit les salutations par signes. Nous lui adressĂąmes la parole, 
mais il ne nous rĂ©pondit pas, et secoua 

p106

 seulement la tĂȘte. Les ma-

rins lui apportĂšrent des mets, et il refusa de les recevoir. Nous lui de-

                                           

99

   Bandar Hasik, toujours dans le Dhofar, Ă  cent vingt kilomĂštres Ă  l’est de Zha-

far. 

100

  Marco Polo mentionne l’encens Ă  Zhafar : « Et encore vous dis que l’encens 

blanc y naĂźt fort bon, en abondance. » 

101

  La description correspond Ă  l’üle de Hallaniya, du groupe des Kuria Muria, oĂč 

Marco Polo placerait ses Ăźles mĂąle et femelle, mais cette Ăźle n’est qu’à une cin-
quantaine de kilomĂštres Ă  l’est de Hasik. 

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Ibn BattĂ»ta — Voyages 

88 

 

II. De La Mecque aux steppes russes et Ă  l’Inde 

mandĂąmes de prier pour nous ; il remua les lĂšvres, mais nous ne sĂ»-
mes pas ce qu’il disait. Il portait une robe rapiĂ©cĂ©e, un bonnet de feu-
tre, et il n’avait avec lui ni petite outre, ni aiguiĂšre, ni bĂąton ferrĂ©, ni 
chaussure. Les gens de l’équipage dirent qu’ils ne l’avaient jamais vu 
dans cette montagne. Nous passĂąmes la journĂ©e en ce lieu et nous 
priĂąmes avec ce cheĂŻkh dans l’aprĂšs-midi et au moment du coucher du 
soleil. Nous lui prĂ©sentĂąmes des aliments, qu’il ne voulut pas accep-
ter, et il continua Ă  prier jusqu’à la nuit close. Alors il fit l’appel Ă  la 
priĂšre correspondante Ă  cette heure, et nous la cĂ©lĂ©brĂąmes en sa com-
pagnie. Il avait une belle voix et lisait fort bien. Quand ladite priĂšre 
eut Ă©tĂ© terminĂ©e, il nous fit signe de nous retirer, ce que nous accom-
plĂźmes, aprĂšs lui avoir dit adieu ; et nous Ă©tions trĂšs Ă©tonnĂ©s de sa 
conduite. AprĂšs l’avoir quittĂ©, je voulus retourner vers lui ; mais, 
quand je me fus approchĂ©, je fus retenu par un sentiment de vĂ©nĂ©ra-
tion Ă  son Ă©gard, et la crainte l’emporta. Mes camarades Ă©taient reve-
nus aussi sur leurs pas, et je m’en retournai avec eux. 

Nous nous embarquĂąmes de nouveau, et aprĂšs deux jours nous ar-

rivĂąmes Ă  l’üle des Oiseaux 

102

, qui est dĂ©pourvue de population. Nous 

jetñmes l’ancre, nous montñmes dans l’üle, et nous la trouvñmes rem-
plie d’oiseaux ressemblant aux moineaux, mais plus gros que ceux-ci. 
Les gens du navire apportĂšrent des Ɠufs, les firent cuire et les mangĂš-
rent. Ils se mirent Ă  chasser ces mĂȘmes oiseaux, et en prirent un bon 
nombre, qu’ils firent cuire aussi, sans les avoir prĂ©alablement Ă©gorgĂ©s. 
Il y avait, assis Ă  mon cĂŽtĂ©, un marchand de l’üle de MassĂźrah qui habi-
tait ZhafĂąr et dont le nom Ă©tait Moslim. Je le vis manger ces oiseaux 
avec les matelots, et je 

p107

 lui reprochai une telle action. Il en fut tout 

honteux, et il me rĂ©pondit : « Je croyais qu’ils leur avaient coupĂ© la 
gorge 

103

. Â» AprĂšs cela, il se tint Ă©loignĂ© de moi, par l’effet de la 

honte, et il ne m’approchait que lorsque je l’appelais. 

Ma nourriture, pendant le voyage sur ce navire, Ă©tait composĂ©e de 

dattes et de poissons. Les marins pĂȘchaient, matin et soir, une sorte de 

                                           

102

  Une toute petite Ăźle situĂ©e dans le golfe de Masira, prĂšs des cĂŽtes, et appelĂ©e 

Hamar Nafur. Elle est dĂ©crite comme frĂ©quentĂ©e par des milliers d’oiseaux. 

103

  Selon la loi et la pratique musulmanes, pour qu’un animal soit comestible, il 

faut que sa gorge soit tranchĂ©e. 

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Ibn BattĂ»ta — Voyages 

89 

 

II. De La Mecque aux steppes russes et Ă  l’Inde 

poisson nommĂ© en persan 

chĂźr mĂąhy

 

104

 mots dont la signification est 

« le lion du poisson Â». En effet, 

chĂźr

 veut dire « lion Â» et 

mĂąhy

 Â« pois-

son Â». Il ressemble Ă  celui qui est appelĂ© chez nous 

tĂązart

. Ces gens 

ont l’habitude de le couper par petites tranches, de les faire rĂŽtir, et 
d’en donner une seulement par personne Ă  tous ceux qui montent le 
navire, sans accorder de prĂ©fĂ©rence Ă  qui que ce soit, y compris mĂȘme 
le maĂźtre du bĂątiment. Ils mangent ce poisson avec les dattes. J’avais 
avec moi du pain et du biscuit, que j’avais emportĂ©s de ZhafĂąr ; et, 
lorsqu’ils furent Ă©puisĂ©s, je me nourris, comme eux, de ce poisson. 
Nous cĂ©lĂ©brĂąmes en mer la fĂȘte des Sacrifices 

105

 ; un vent violent 

souffla contre nous toute la journĂ©e ; il commença aprĂšs l’aurore, et 
dura jusqu’au lever du soleil (le jour suivant). Il fut bien prĂšs de nous 
submerger. 

 

P

RODIGE

 

Il y avait avec nous sur le navire un pĂšlerin de l’Inde nommĂ© 

Khidhr, mais qu’on appelait MaoulĂąnĂą, car il savait par cƓur le Coran 
et il Ă©crivait bien. Quand il vit l’extrĂȘme agitation de la mer, il enve-
loppa sa tĂȘte dans son manteau, et fit semblant de dormir. Lorsque 
Dieu 

p108

 eut dissipĂ© le danger qui nous menaçait, je lui dis : « ĂŽ notre 

maĂźtre Khidhr, qu’as-tu vu ? Â» il me rĂ©pondit : Â« Pendant la bourras-
que, j’ouvrais les yeux pour voir si les anges qui saisissent les Ăąmes 
venaient. Je ne les voyais point, et je m’écriais “Louange Ă  Dieu !” 
car, si la submersion devait avoir lieu, ils viendraient prendre posses-
sion des Ăąmes ; puis je fermais les yeux, et ensuite je les ouvrais de 
nouveau, pour regarder ce que je viens de dire, jusqu’à ce que Dieu 
eĂ»t dĂ©tournĂ© de nous le pĂ©ril. Â» Un navire appartenant Ă  un nĂ©gociant 
nous avait devancĂ©s ; il fut submergĂ©, et il n’en Ă©chappa qu’une seule 
personne, qui se sauva Ă  la nage, aprĂšs de grands efforts. 

Je goĂ»tai, sur le bĂątiment, un genre de mets que je n’avais jamais 

mangĂ© auparavant, et que je ne goĂ»tai plus aprĂšs cette fois. Il avait Ă©tĂ© 
prĂ©parĂ© par un des marchands de l’OmĂąn, et consistait en millet 

dhou-

                                           

104

  Poisson aux Ă©cailles blanches et Ă  la chaire dĂ©licieuse d’aprĂšs les dictionnai-

res. 

105

  On est donc le 14 septembre 1331. 

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Ibn BattĂ»ta — Voyages 

90 

 

II. De La Mecque aux steppes russes et Ă  l’Inde 

rah

, non moulu, que cet individu fit cuire, et sur lequel il versa du 

saĂŻ-

lĂąn

, qui est un miel tirĂ© des dattes 

106

 ; puis nous le mangeĂąmes. 

Nous continuĂąmes notre voyage et nous arrivĂąmes Ă  l’üle de MassĂź-

rah, patrie du maĂźtre du navire sur lequel nous Ă©tions embarquĂ©s. Son 
nom se prononce Ă  la maniĂšre du mot 

massĂźr

 (ce que l’on devient, is-

sue, etc.), avec addition du 

tĂą

 (

hĂą

), qui marque le fĂ©minin. C’est une 

Ăźle vaste, et ses habitants n’ont point d’autre nourriture que des pois-
sons 

107

. Nous n’y dĂ©barquĂąmes pas, Ă  cause de l’éloignement oĂč sa 

rade est du rivage. Au reste, j’avais pris en horreur ces gens-lĂ , lors-
que je les eus vus manger les oiseaux sans leur couper la gorge. Nous 
y restĂąmes un jour, pendant lequel le patron du navire descendit Ă  
terre chez lui, puis il revint. 

AprĂšs cela nous marchĂąmes un jour et une nuit, et 

p109

 nous arrivĂą-

mes Ă  la rade d’un gros bourg au bord de la mer nommĂ© SoĂ»r 

108

. De 

cet endroit, nous vĂźmes la ville de KalhĂąt, situĂ©e au pied d’une monta-
gne, et qui nous sembla trĂšs proche. Nous jetĂąmes l’ancre un peu 
avant midi, et, quand nous aperçûmes ladite ville, je dĂ©sirai m’y ren-
dre Ă  pied et y passer la nuit, car je dĂ©testais la sociĂ©tĂ© de nos marins. 
Je pris des informations touchant la distance, et l’on me dit que 
j’arriverais Ă  KhalĂąt Ă  trois ou quatre heures de l’aprĂšs-midi du mĂȘme 
jour. Alors je louai un des matelots pour m’indiquer la route, et 
Khidhr, l’Indien dont nous avons dĂ©jĂ  parlĂ©, vint avec moi. Je laissai 
dans le bĂątiment mes compagnons avec mes effets, et ils devaient ve-
nir me rejoindre le lendemain. Je pris un paquet de mes propres habil-
lements, que je remis au guide, afin qu’il m’évitĂąt la fatigue de les 
porter, et je saisis dans ma main une lance. 

Mais ce guide voulait s’emparer de mes habillements. Il nous 

conduisit Ă  un canal formĂ© par la mer et oĂč ont lieu le flux et le reflux, 
et il se disposa Ă  le traverser avec les hardes. Je lui dis alors : « Passe-
le toi seul et laisse ici les effets ; nous traverserons si nous le pouvons, 

                                           

106

  Voir t. I, chap. 5, n. 40. 

107

  L’üle de Massira, proche des cĂŽtes d’Oman. Ses habitants sont dĂ©crits comme 

des 

ichtyophagi

, des mangeurs de poissons par l’auteur du 

PĂ©riple

, fait vers 

l’annĂ©e soixante de l’ùre chrĂ©tienne. 

108

  Port situĂ© immĂ©diatement Ă  l’ouest de la pointe la plus orientale de l’Arabie, le 

Ras al-Hadd. Qalhat est situĂ© Ă  une vingtaine de kilomĂštres Ă  vol d’oiseau vers 
le nord-ouest. 

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Ibn BattĂ»ta — Voyages 

91 

 

II. De La Mecque aux steppes russes et Ă  l’Inde 

sinon nous remonterons pour chercher le guĂ©. Â» Il revint sur ses pas, et 
nous vĂźmes peu aprĂšs des hommes qui passĂšrent le canal Ă  la nage, ce 
qui nous prouva que l’intention du guide Ă©tait de nous noyer, et de se 
sauver avec les vĂȘtements. Alors je simulai l’allĂ©gresse ; mais je me 
tins sur mes gardes, je serrai ma ceinture et je brandis ma lance ; le 
conducteur eut peur de moi. Nous montĂąmes jusqu’à ce que nous eus-
sions rencontrĂ© un passage ; ensuite nous nous trouvĂąmes dans une 
plaine dĂ©serte et sans eau. Nous eĂ»mes soif et souffrĂźmes beaucoup ; 
mais Dieu nous envoya un cavalier, suivi de plusieurs camarades, dont 
l’un tenait en main une petite outre pleine d’eau. Il me donna Ă  boire, 
ainsi qu’à mon compagnon, et nous continuĂąmes Ă  marcher, pensant 

p110

 que la ville Ă©tait tout prĂšs de nous tandis que nous en Ă©tions sĂ©pa-

rés par de larges fossés, dans lesquels nous cheminùmes plusieurs mil-
les. 

Quand ce fut le soir, le guide voulut nous entraĂźner du cĂŽtĂ© de la 

mer, qui n’offre pas ici de chemin, car le rivage est une suite de ro-
chers. Son intention Ă©tait que nous fussions embarrassĂ©s parmi les 
pierres, et qu’il pĂ»t ainsi s’en aller avec le paquet ; mais je lui dis : 
« Nous  ne  marcherons  que sur la route oĂč nous sommes. Â» Or il y 
avait environ un mille de distance de ce point Ă  la mer. Lorsque la soi-
rĂ©e fut devenue obscure, il nous dit : Â« Certes, la ville est proche de 
nous ; allons, marchons, afin que nous puissions passer la nuit au-
dehors de la ville, en attendant l’aurore ! Â» Je craignis d’ĂȘtre attaquĂ© 
par quelqu’un pendant la route, et je ne savais pas au juste quel inter-
valle il restait encore Ă  parcourir. Je rĂ©pondis donc au conducteur : « Il 
vaut mieux que nous sortions du chemin et que nous dormions, et 
quand nous serons au matin, nous nous rendrons, s’il plaĂźt Ă  Dieu, Ă  la 
ville. Â» J’avais vu, en effet, une troupe d’hommes au pied d’une mon-
tagne qui se trouvait en cet endroit ; j’eus peur qu’ils ne fussent des 
voleurs, et me dis, Ă  part moi : « Il est prĂ©fĂ©rable de se dĂ©rober aux 
regards. Â» Quant Ă  mon camarade, il Ă©tait vaincu par la soif, et 
n’approuvait pas ma dĂ©termination. 

Cependant, je quittai la route, et me dirigeai vers un de ces arbres 

appelĂ©s 

oumm GhaĂŻlĂąn

 

109

, car j’étais fatiguĂ© et je souffrais ; mais je 

simulais la force et la constance, par crainte du guide. Mon compa-

                                           

109

  Ă‰pine d’Égypte, espĂšce d’acacia. 

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Ibn BattĂ»ta — Voyages 

92 

 

II. De La Mecque aux steppes russes et Ă  l’Inde 

gnon Ă©tait malade et n’avait plus d’énergie. Je plaçai le conducteur 
entre lui et moi, je mis le paquet de hardes entre mes vĂȘtements et 
mon corps, et je tins ma lance Ă  la main. Mon camarade dormit, ainsi 
que le guide ; pour moi, je restai Ă©veillĂ©, et toutes les fois que ce der-
nier bougeait, je lui parlais, pour lui montrer que je ne dormais pas. 
Nous demeurĂąmes ainsi jusqu’à l’aurore ; nous nous dirigeĂąmes alors 
vers le chemin, et vĂźmes des gens qui 

p111

 apportaient des denrĂ©es Ă  la 

ville. J’envoyai le guide pour chercher de l’eau, mon compagnon 
ayant pris les habillements ; et il y avait entre nous et la ville des val-
lons et des fossĂ©s. Le guide nous apporta de l’eau, que nous bĂ»mes, et 
cela se passait Ă  l’époque des chaleurs. 

Enfin, nous arrivĂąmes Ă  KhalĂąt, oĂč nous entrĂąmes dans un Ă©tat 

d’extrĂȘme souffrance. Ma chaussure Ă©tait devenue trop Ă©troite pour 
mon pied, de sorte qu’il s’en fallut de peu que le sang ne coulĂąt de 
dessous les ongles. Lorsque nous atteignĂźmes la porte de la ville, il 
arriva, pour comble de malheur, que le gardien nous dit : « Il faut ab-
solument que tu ailles avec moi chez le commandant de la ville, afin 
qu’il soit informĂ© de ton aventure, et qu’il sache d’oĂč tu viens. Â» 
J’allai avec lui, et je trouvai que l’émir Ă©tait un homme de bien et d’un 
bon naturel. Il me fit des questions sur mon Ă©tat, il me donna 
l’hospitalitĂ©, et je restai prĂšs de lui six jours. Pendant ce temps, je ne 
pus point me tenir debout sur mes pieds, tant ils Ă©taient endoloris. 

La ville de KalhĂąt est situĂ©e sur le littoral 

110

 ; elle possĂšde de 

beaux marchĂ©s, une des plus jolies mosquĂ©es qu’on puisse voir, et 
dont les murailles sont recouvertes de faĂŻence colorĂ©e de KĂąchĂąn, qui 
ressemble au zĂ©lĂźdj. Cette mosquĂ©e est trĂšs Ă©levĂ©e, elle domine la mer 
et le port, et sa construction est due Ă  la pieuse BĂźbi MerĂŻam 

111

. Le 

                                           

110

  Â« Calatu (Qalhat) est une grande citĂ© qui est dans le golfe de Calatu. [...] Cette 

citĂ© a un trĂšs bon port, et vous dis trĂšs vĂ©ritablement qu’il y arrive de l’Inde 
maintes nefs avec maintes marchandises et les y vendent fort bien, parce que, 
de cette ville, se portent les marchandises et les Ă©pices vers l’intĂ©rieur, Ă  
mainte cité et village » (Marco P

OLO

). 

111

  Qalhat, tout au long de la pĂ©riode de sa prospĂ©ritĂ©, resta soumise aux princes 

d’Hormuz, Ɠ qui n’empĂȘcha pas des gouverneurs de Qalhat de s’instaurer 
comme souverains d’Hormuz. Un d’entre eux, Mahmud Qalhati, rĂ©gna sur 
Hormuz de 1243 Ă  1277. AprĂšs sa mort, un de ses esclaves turcs, Ayaz, usurpa 
le pouvoir (c. 1291-1311), et Ă  la mort de ce dernier sa femme, Bibi Maryain, 
rĂ©gna sur Qaihat jusqu’aux environs de 1320. 

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Ibn BattĂ»ta — Voyages 

93 

 

II. De La Mecque aux steppes russes et Ă  l’Inde 

sens du mot 

bĂźbi

, chez ces gens, c’est « femme libre, noble Â». J’ai 

mangĂ© Ă  KalhĂąt du poisson 

p112

 tel que je n’en ai jamais goĂ»tĂ© dans 

aucun autre pays ; je le prĂ©fĂ©rais Ă  toute sorte de viandes, et c’était lĂ  
ma seule nourriture. Les habitants le font rĂŽtir sur des feuilles d’arbre, 
le mettent sur du riz, et le mangent ; quant Ă  ce dernier, il leur est ap-
portĂ© de l’Inde. KalhĂąt est habitĂ© par des marchands qui tirent leur 
subsistance de ce qui leur arrive par la mer de l’Inde. Lorsqu’un na-
vire aborde chez eux, ils s’en rĂ©jouissent beaucoup. Bien qu’ils soient 
arabes, ils ne parlent point un langage correct. AprĂšs chaque phrase 
qu’ils prononcent, ils ont l’habitude d’ajouter la particule non. Ils di-
sent par exemple : « Tu manges, 

non 

; tu marches, 

non 

; tu fais telle 

chose, 

non 

112

. Â» La plupart sont schismatiques 

113

, mais ils ne peuvent 

point pratiquer ostensiblement leur croyance, car ils sont sous 
l’autoritĂ© du sultan Kothb eddĂźn Temehten, roi de Hormouz 

114

, qui 

fait partie de la communion orthodoxe. 

PrĂšs de KalhĂąt se voit le bourg de ThĂźby 

115

. Ce nom se prononce 

comme le mot 

thĂźb

, lorsque celui qui parle le met en rapport 

d’annexion avec lui-mĂȘme (ce qui fait 

thĂźby

, « mon parfum Â», etc.). 

C’est un des plus jolis bourgs et des plus admirables par sa beautĂ© ; il 
possĂšde des canaux dont le cours est rapide, des arbres verdoyants, 
des vergers nombreux, et l’on en exporte des fruits Ă  KalhĂąt. Il fournit 
une sorte de banane appelĂ©e 

almorouĂąrĂźd

, c’est-à-dire, en persan, per-

les, et qui est y trĂšs abondante. On en exporte aussi Ă  Hormouz et ail-
leurs. On y voit encore du bĂ©tel, mais ses feuilles sont petites. Quant 
aux dattes, on les apporte de l’OmĂąn dans ces contrĂ©es. 

p113

Nous nous dirigeĂąmes ensuite vers ce dernier pays, et marchĂąmes 

six jours dans une plaine dĂ©serte ; puis nous arrivĂąmes dans le pays 
d’OmĂąn le septiĂšme jour 

116

. C’est une province fertile, riche en ca-

naux, en arbres, en vergers, en enclos plantés de palmiers, et en beau-

                                           

112

  Cette habitude est Ă©galement signalĂ©e par ailleurs. 

113

  Kharidjites ibadites (voir introduction au tome I). 

114

  Qutb al-din Tehemten (1319-1347), arriĂšre-petit-fils de Mahmud Qalhati, a dĂ» 

reconquérir Hormuz sur un usurpateur, Shihab al-din Yusuf, à partir de Qal-
hat. 

115

  L’actuel Tiwi, Ă  une quinzaine de kilomĂštres au nord de Qalhat sur la cĂŽte. 

116

  L’Oman proprement dit, les rĂ©gions avoisinant le Djabal Akhdar, au nord du 

sultanat actuel d’Oman. 

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Ibn BattĂ»ta — Voyages 

94 

 

II. De La Mecque aux steppes russes et Ă  l’Inde 

coup de fruits de diffĂ©rentes espĂšces. Nous entrĂąmes dans la capitale 
de ce pays, qui est la ville de Nazoua 

Elle est situĂ©e au pied d’une montagne ; des canaux l’entourent, 

ainsi que des vergers, et elle possÚde de beaux marchés et des mos-
quĂ©es magnifiques et propres. Ses habitants ont coutume de prendre 
leurs repas dans les cours des mosquĂ©es, chacun d’eux apportant ce 
qu’il possĂšde ; ils mangent ainsi tous ensemble, et les voyageurs sont 
admis Ă  leur festin. Ils sont forts et braves, toujours en guerre entre 
eux. Ils sont de la secte ibĂądhite, et font quatre fois la priĂšre du ven-
dredi, Ă  midi. AprĂšs cela, l’imĂąm lit des versets du Coran et dĂ©bite un 
discours, Ă  l’instar du prĂŽne, dans lequel il fait des vƓux pour Abou 
Becr et ’Omar, et passe sous silence ’OthmĂąn et ’Aly 

. Quand ces 

gens veulent parler de ce dernier, ils emploient comme mĂ©tonymie le 
mot 

homme

, et ils disent : « On raconte au sujet de 

l’homme 

», ou 

bien :  Â« 

l’homme

 dit Â». Ils font des vƓux pour le scĂ©lĂ©rat, le maudit 

Ibn Moldjam 

 et l’appellent « le pieux serviteur de Dieu, le vain-

queur de la sĂ©dition Â». Leurs femmes sont trĂšs corrompues, et ils n’en 
Ă©prouvent aucune jalousie et ne blĂąment point leur conduite. Nous ra-
conterons bientĂŽt, aprĂšs cet article, 

p114

 une anecdote qui tĂ©moignera 

de ce que nous venons d’avancer. 

 

D

U SULTAN D

’O

MÂN 

 

Le sultan d’OmĂąn est un Arabe de la tribu d’Azd, fils d’Alghaouth, 

et il est connu sous le nom d’Abou Mohammed, fils de NebhĂąn 

Chez ces peuples, Abou Mohammed est une dĂ©nomination usitĂ©e pour 
tous les sultans qui gouvernent l’OmĂąn, comme celle d’atĂąbec est em-
ployĂ©e pour les rois des LoĂ»r. Il a l’habitude de s’asseoir, pour donner 

                                           

117

  Nizwa, sur les flancs sud du Djebel Akhdar, capitale des imams d’Oman. 

118

  La raison de l’absence du 

khutba

, le sermon solennel du vendredi, est liĂ©e Ă  la 

nĂ©cessitĂ© de la prĂ©sence, selon les kharidjites, de l’imam Ă  la cĂ©rĂ©monie ; or 
les souverains de l’époque Ă©taient considĂ©rĂ©s comme des usurpateurs (voir ci-
dessous n. 120). Les kharidjites n’acceptaient que les deux premiers califes. 

119

  Voir t. I, chap. 5, n. 180. 

120

  Les Nabhanides ont usurpĂ© le pouvoir des imams Ă©lectifs en 1162 et ont rĂ©gnĂ© 

jusqu’en 1481. Au retour de l’imamat, tout souvenir des Nabhanides Ă©tant vo-
lontairement effacĂ©, on ne possĂšde quasiment aucune information sur cette 
Ă©poque. 

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Ibn BattĂ»ta — Voyages 

95 

 

II. De La Mecque aux steppes russes et Ă  l’Inde 

ses audiences, dans un endroit situĂ© hors de son palais ; il n’a ni 
chambellan ni vizir, et tout individu, Ă©tranger ou non, est libre de 
l’approcher. Ce sultan honore son hĂŽte suivant la coutume des Ara-
bes ; il lui assigne le repas de l’hospitalitĂ© et lui fait des prĂ©sents pro-
portionnĂ©s Ă  son rang ; il est douĂ© de qualitĂ©s excellentes. On mange Ă  
sa table la viande de l’ñne apprivoisĂ© 

, et l’on en vend dans le mar-

chĂ©, car ces gens croient qu’elle est permise ; mais ils la cachent Ă  
l’étranger, et ne la font jamais paraĂźtre en sa prĂ©sence. 

Parmi les villes de l’OmĂąn est celle de Zaky 

, je ne l’ai point vi-

sitĂ©e, mais on m’a assurĂ© que c’est une grande citĂ©. Il renferme aussi 
AlkouriyyĂąt, Chaba, Calba, Khaour-FouccĂąn et SouhĂąr 

, Ce sont 

des villes toutes bien pourvues de canaux, de jardins et de 

p115

 pal-

miers. La plus grande partie du pays d’OmĂąn est placĂ©e sous le gou-
vernement de Hormouz. 

 

A

NECDOTE

 

Je me trouvais un jour chez ce sultan Abou Mohammed, fils de 

NebhĂąn, quand une femme trĂšs jeune, belle et d’une figure admirable 
vint Ă  lui. Elle se tint debout devant le prince, et lui dit : « O Abou 
Mohammed ! le dĂ©mon s’agite dans ma tĂȘte. Â» Il lui rĂ©pondit : « Va-t-
en et chasse ce dĂ©mon. Â» Elle rĂ©pliqua : « Je ne le peux pas et je suis 
sous ta protection, ĂŽ Abou Mohammed ! Â» Le sultan reprit : « Sors, et 
fais ce que tu voudras. Â» J’ai su, aprĂšs avoir quittĂ© ce roi, que cette 
femme, et toutes celles qui agissent comme elle, se mettent ainsi sous 
la tutelle du sultan et se livrent ensuite au libertinage. Ni son pĂšre ni 
son plus proche parent n’ont le pouvoir de s’en montrer jaloux, et s’ils 
la tuent ils sont condamnĂ©s Ă  mort, car elle est protĂ©gĂ©e par le sultan. 

Je partis de l’OmĂąn pour le pays de Hormouz. On nomme ainsi une 

ville situĂ©e sur le rivage de la mer, et que l’on appelle aussi MoĂ»ghos-

                                           

121

  La viande de l’ñne apprivoisĂ© est interdite par un hadith du ProphĂšte ; par 

contre, les tribus de l’intĂ©rieur d’Oman mangeaient la viande de l’ñne sauvage. 

122

  Izki, Ă  une cinquantaine de kilomĂštres Ă  l’est de Nizwa. 

123

  Qurayat, entre Tiwi et Masqat sur la cĂŽte ; Sohar, au nord de l’actuel sultanat 

d’Oman ; Kalba et Khor Fakkan, sur le golfe d’Oman, faisant partie de 
l’émirat actuel de Fujaira (Émirats arabes unis). Shaba seule n’a pas Ă©tĂ© identi-
fiĂ©e. 

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Ibn BattĂ»ta — Voyages 

96 

 

II. De La Mecque aux steppes russes et Ă  l’Inde 

tĂąn 

124

. La nouvelle ville de Hormouz s’élĂšve en face de la premiĂšre, 

au milieu de la mer 

125

, et elle n’en est sĂ©parĂ©e que par un canal de 

trois parasanges de largeur. Nous arrivĂąmes Ă  la nouvelle Hormouz, 
qui forme une Ăźle, dont la capitale se nomme Djeraoun. C’est une citĂ© 
grande et belle qui possĂšde des marchĂ©s bien approvisionnĂ©s. Elle sert 
d’entrepĂŽt Ă  l’Inde et au Sind ; les marchandises de l’Inde sont 

p116

 

transportĂ©es de cette ville dans les deux IrĂąks, le Fars et le Khorùçùn. 
C’est dans cette place que rĂ©side le sultan. L’üle oĂč se trouve la ville a 
de longueur un jour de marche ; la plus grande partie se compose de 
terres d’une nature saline et de montagnes de sel, de l’espĂšce appelĂ©e 

dĂąrĂąni 

126

. On fabrique avec ce sel des vases destinĂ©s Ă . servir 

d’ornements et les colonnes sur lesquelles on place les lampes. La 
nourriture des habitants consiste en poissons et en dattes qui leur sont 
apportĂ©es de Basrah et d’OmĂąn. Ils disent dans leur langue : 

KhormĂą 

we mĂąhy louti pĂądichĂąhy

, c’est-Ă -dire, en arabe : « La datte et le pois-

son sont le manger des rois. Â» L’eau potable a une grande valeur dans 
cette Ăźle, et il y a des fontaines et des rĂ©servoirs artificiels, oĂč l’eau de 
pluie est recueillie. Ils sont Ă  une certaine distance de la ville, et les 
habitants s’y rendent avec de grandes outres, qu’ils remplissent et 
qu’il portent sur leur dos jusqu’à la mer. Alors ils les chargent sur des 
barques et les apportent Ă  la ville. J’ai vu, en fait de choses merveil-
leuses, prĂšs de la porte de la mosquĂ©e djĂąmi’, entre celle-ci et le mar-
chĂ©, une tĂȘte de poisson aussi Ă©levĂ©e qu’une colline, et dont les yeux 
Ă©taient aussi larges que des portes 

127

. Des hommes entraient dans 

cette tĂȘte par un des yeux et sortaient par l’autre. 

Je rencontrai Ă  Djeraoun le cheĂŻkh pieux et dĂ©vot Abou’l’haçan 

alaksarĂąny, originaire du pays de RoĂ»m 

128

. Il me traita, me visita et 

                                           

124

  L’ancienne ville de Hormuz se situait sur le continent, Ă  une quinzaine de ki-

lomĂštres de la cĂŽte, Ă  l’intĂ©rieur d’un estuaire et Ă  l’emplacement de la ville 
actuelle de Minab. Mughistan Ă©tait le nom du district de la rĂ©gion de Kirman 
avoisinant la cĂŽte. 

125

  Hormuz fut transfĂ©rĂ©e par Ayaz (voir n. 111 ci-dessus) sur l’üle de Djarun, 

situĂ©e en face de l’estuaire de Minab et au nord du dĂ©troit du mĂȘme nom. 

126

  Il faudrait lire 

darabi

, de Darabdjird, situĂ© au sud-est de Shiraz oĂč des collines 

de sel multicolore servent Ă  la fabrication de vases. Le sol de l’üle de Djarun 
est Ă©galement constituĂ© de sel et l’eau Ă©tait amenĂ©e du continent. 

127

  Apparemment une baleine, appelĂ©e 

bal

 ou 

wal

 dans les textes arabes. 

128

  Le pays de Roum est l’Asie Mineure. 

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Ibn BattĂ»ta — Voyages 

97 

 

II. De La Mecque aux steppes russes et Ă  l’Inde 

me fit prĂ©sent d’un vĂȘtement. Il me donna 

la ceinture de l’amitiĂ©

, dont 

il se servait pour maintenir sa robe retroussĂ©e ; elle aide celui qui est 
assis et lui sert, pour ainsi dire de support. La plupart des fakirs per-
sans portent cette espĂšce de ceinture. 

p117

A six mille de cette ville est un sanctuaire que l’on appelle le sanc-

tuaire de Khidhr et d’Elie 

129

 ; on dit qu’ils y font leurs priĂšres. Des 

bénédictions et des preuves évidentes attestent la sainteté de cet en-
droit. Il y a lĂ  un ermitage habitĂ© par un cheĂŻkh, qui y reçoit les voya-
geurs. Nous passĂąmes un jour prĂšs de lui, et nous partĂźmes de lĂ  afin 
de visiter un homme pieux retirĂ© Ă  l’extrĂ©mitĂ© de cette Ăźle. Il a creusĂ© 
une grotte pour lui servir d’habitation, et celle-ci contient un ermitage, 
une salle de rĂ©ception et un petit appartement qu’occupe une jeune 
esclave, laquelle appartient au saint personnage. L’ermite a des escla-
ves, qui demeurent hors de la caverne, et font paĂźtre ses bƓufs et ses 
moutons. Il Ă©tait jadis au nombre des principaux marchands ; il fit le 
pĂšlerinage du temple de La Mecque, renonça Ă  tous les attachements 
du monde, et se retira ici pour se livrer Ă  la dĂ©votion. Auparavant, il 
remit son argent Ă  un de ses confrĂšres, afin qu’il le lui fit valoir dans 
le commerce. Nous passĂąmes une nuit prĂšs de cet homme, et il nous 
fit un accueil trĂšs hospitalier. Les signes distinctifs de la bontĂ© et de la 
piĂ©tĂ© Ă©taient reconnaissables sur sa personne. 

 

H

ISTOIRE DU SULTAN DE 

H

ORMOUZ 

 

C’est le sultan Kothb eddĂźn Temehten, fils de ThourĂąn chĂąh 

130

, il 

est au nombre des sultans gĂ©nĂ©reux ; son caractĂšre est trĂšs humble, ses 
qualitĂ©s sont louables. Il a coutume de visiter les jurisconsultes, les 
hommes pieux et les chĂ©rĂźfs qui arrivent dans sa capitale et de leur 
rendre les honneurs qui leur sont dus. Lorsque nous entrĂąmes dans son 
Ăźle, nous le trouvĂąmes prĂ©parĂ© pour la guerre dans laquelle il Ă©tait en-
gagĂ© contre les deux fils 

p118

 de son frĂšre NizhĂąm eddĂźn 

131

. Toutes les 

                                           

129

  Voir t. I, chap. 3, n. 298. 

130

  Voir ci-dessus n. 114. Il faut lire fils de Kurdan Chah, lequel succĂ©da Ă  Ayaz 

et rĂ©gna jusqu’en 1317. 

131

  Ici, selon son habitude, Ibn BattĂ»ta mĂ©lange les deux visites qu’il a effectuĂ©es 

Ă  Hormuz, celle d’octobre-novembre 1331 et celle de mai-juin 1347. Qutb al-
din Tehemten avait conquis le pouvoir en 1319 avec l’aide de son frĂšre Nizam 

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Ibn BattĂ»ta — Voyages 

98 

 

II. De La Mecque aux steppes russes et Ă  l’Inde 

nuits il se disposait Ă  combattre, quoique la disette rĂ©gnĂąt dans l’üle. 
Son vizir Chems eddĂźn Mohammed, fils d’Aly, son kĂądhi ’ImĂąd eddĂźn 
achchĂ©ouancĂąry et plusieurs hommes distinguĂ©s vinrent nous trouver, 
et s’excusĂšrent sur les occupations que leur donnait la guerre. Nous 
passĂąmes seize jours auprĂšs d’eux. Lorsque nous voulĂ»mes nous en 
retourner, je dis Ă  un de mes compagnons : « Comment partirons-nous 
sans voir ce sultan ? Â» Nous allĂąmes Ă  la maison du vizir, qui se trou-
vait dans le voisinage de la zĂąouĂŻah oĂč j’étais descendu, et je lui dis : 
« Je dĂ©sire saluer le roi. Â» Il rĂ©pondit : 

BismillĂąhi 

132

, me prit par la 

main et me conduisit au palais du roi. Cet édifice est situé sur le ri-
vage de la mer, et les vaisseaux sont Ă  sec dans son voisinage. 

J’aperçus tout Ă  coup un vieillard couvert de vĂȘtements Ă©triquĂ©s et 

malpropres. Sur sa tĂȘte il portait un turban, et il Ă©tait ceint d’un mou-
choir. Le vizir le salua, et je fis de mĂȘme ; mais j’ignorais que c’était 
le roi. Il avait Ă  ses cĂŽtĂ©s le fils de sa sƓur, Aly chĂąh, fils de DjĂ©lĂąl 
eddĂźn AlkĂźdjy 

133

, avec lequel j’étais en relations. Je commençai Ă  

converser avec lui, car je ne connaissais pas le roi ; mais le vizir me le 
fit connaĂźtre. Je fus honteux vis-Ă -vis du monarque, parce que j’avais 
osĂ© causer avec son neveu au lieu de m’entretenir avec lui, et je 
m’excusai auprĂšs de ce prince. Ensuite il se leva et entra dans son pa-
lais, suivi par les Ă©mirs, les vizirs et les grands du royaume ; j’entrai 
aussi en compagnie du 

p119

 vizir. Nous trouvĂąmes le roi assis sur son 

trĂŽne, et portant absolument les mĂȘmes habits que j’ai mentionnĂ©s tout 
Ă  l’heure. Dans sa main Ă©tait un chapelet de perles, dont personne n’a 
vu les pareilles, car les pĂȘcheries de ces coquillages se trouvent sou-
mises Ă  l’autoritĂ© de ce prince 

134

. Un des Ă©mirs s’assit Ă  son cĂŽtĂ©, et je 

m’assis Ă  cĂŽtĂ© de cet Ă©mir. 

Le sultan m’interrogea touchant mon Ă©tat de santĂ©, le temps de 

mon arrivĂ©e et les rois que j’avais vus dans le cours de mes voyages : 
je l’informai de ces diverses circonstances. On apporta des mets ; les 

                                                                                                                   

al-din Kayqubad, mais ce dernier ne se rĂ©volta qu’en 1344-1345. Sa mort Ă©tant 
survenue en 1346, ses fils continuĂšrent la lutte Ă  partir de l’üle de Qays jusqu’à 
la mort de Tehemten, au printemps de 1347, peu aprĂšs le passage d’Ibn BattĂ»-
ta, lequel a eu donc connaissance de ces Ă©vĂ©nements Ă  sa deuxiĂšme visite. 

132

  Au nom de Dieu ; soit. 

133

  Personnage appartenant probablement Ă  la maison royale de Kidj, dont les 

liens avec celle de Hormuz sont connus, Pour Kidj, voir t. I, chap. 5, n. 255. 

134

  SituĂ©es dans l’üle de Qays ; voir plus loin n. 145. 

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Ibn BattĂ»ta — Voyages 

99 

 

II. De La Mecque aux steppes russes et Ă  l’Inde 

assistants en mangĂšrent, mais le prince n’en goĂ»ta pas avec eux. 
AprĂšs le repas, il se leva ; je lui fis mes adieux et m’en retournai. 

Voici le motif de la guerre qui existait entre le sultan et ses deux 

neveux. Le premier s’embarqua un jour sur une mer, Ă  la ville neuve, 
afin de se rendre en partie de plaisir au vieux Hormouz et Ă  ses jar-
dins. La distance qui sĂ©pare ces deux villes, par mer, est de trois para-
sanges, ainsi que nous l’avons dit plus haut. Le frĂšre du sultan, Niz-
hĂąm eddĂźn, se rĂ©volta contre lui, et s’arrogea le pouvoir. Les habitants 
de l’üle lui prĂȘtĂšrent serment, ainsi que les troupes. Kothb eddĂźn 
conçut des craintes pour sa sĂ»retĂ©, et s’embarqua pour la ville de Kal-
hĂąt, dont il a Ă©tĂ© parlĂ© ci-dessus, et qui fait partie de ses États. Il y sĂ©-
journa plusieurs mois, Ă©quipa des vaisseaux et fit voile vers l’üle. Les 
habitants de celle-ci le combattirent, de concert avec son frĂšre, et 
l’obligĂšrent de s’enfuir Ă  KalhĂąt. Il renouvela la mĂȘme tentative Ă  plu-
sieurs reprises ; il n’eut aucun succĂšs, jusqu’à ce qu’il recourĂ»t au 
stratagĂšme d’envoyer Ă  une des femmes de son frĂšre un Ă©missaire qui 
la dĂ©termina Ă  l’empoisonner. L’usurpateur Ă©tant mort, le sultan mar-
cha de nouveau vers l’üle et y fit son entrĂ©e. Ses deux neveux 
s’enfuirent, avec les trĂ©sors, les biens et les troupes, dans l’üle de KaĂŻs, 
oĂč se trouvent les pĂȘcheries de perles. De cet endroit ils se mirent Ă  
intercepter le chemin Ă  ceux des habitants de l’Inde et du Sind qui se 
dirigeaient vers 

p120

 l’üle, et Ă  faire des incursions dans les contrĂ©es du 

littoral ; de sorte que la plupart furent dĂ©vastĂ©es. 

Nous partĂźmes de la ville de Djeraoun pour visiter un pieux per-

sonnage dans la ville de KhondjopĂąl. Lorsque nous eĂ»mes franchi le 
dĂ©troit, nous louĂąmes des montures aux Turcomans 

135

, qui sont les 

habitants de ce pays. On n’y voyage pas, si ce n’est avec eux, Ă  cause 
de leur bravoure et de la connaissance qu’ils possĂšdent des chemins. 
On trouve en ces lieux un dĂ©sert, d’une Ă©tendue de quatre jours de 
marche, oĂč les voleurs arabes exercent leurs brigandages 

136

, et oĂč le 

                                           

135

  Il s’agit probablement des nomades appelĂ©s aujourd’hui Qashqa’i. 

136

  Â« Dans cette plaine, plusieurs villes, bourgs et villages ont des murs de terre 

Ă©pais et hauts et de hautes tours pour se dĂ©fendre de leurs ennemis, le peuple 
Caraunas, qui est trĂšs nombreuse, cruelle et mĂ©chante race de voleurs qui vont 
courant le pays et faisant grand mal Â» (Marco P

OLO

). On ne connaĂźt pas plus 

ces Caraunas que les Qufs qui seraient originaires de l’Arabie du Sud, Ă  moins 
que ce ne soient des Kurdes, mais il reste que la rĂ©gion Ă©tait Ă  l’époque un re-
paire de « brigands et voleurs de grands chemins » (M

USTAWFI

). 

background image

 

Ibn BattĂ»ta — Voyages 

100 

 

II. De La Mecque aux steppes russes et Ă  l’Inde 

vent appelĂ© 

semoĂ»m 

137

 souffle durant les mois de tamoĂ»z 

138

. Ce vent 

fait mourir tous ceux qu’il rencontre dans le dĂ©sert, et l’on m’a ra-
contĂ© que quand il a tuĂ© quelqu’un, et que les compagnons du mort 
veulent laver son corps, chacun des membres se dĂ©tache des autres 
parties. 

Dans ce dĂ©sert se trouvent de nombreux tombeaux, 

p121

 renfermant 

ceux qui ont Ă©tĂ© tuĂ©s par ce vent. Nous voyagions durant la nuit, et 
lorsque le soleil Ă©tait levĂ©, nous nous mettions Ă  l’ombre sous les ar-
bres, du genre de ceux nommĂ©s oumm GhaĂŻlĂąn 

139

. Nous marchions 

depuis l’asr jusqu’au lever du soleil. Dans ce dĂ©sert et dans la contrĂ©e 
qui l’avoisine habitait le voleur DjemĂąl allouc, qui jouit en ces lieux 
d’une grande rĂ©putation. 

 

A

NECDOTE

 

DjemĂąl allouc Ă©tait un habitant du SidjistĂąn, d’origine persane 

140

Allouc signifie « Celui qui a la main coupĂ©e Â», et, en effet, la main de 
cet homme avait Ă©tĂ© coupĂ©e dans un combat. Il commandait un corps 
considĂ©rable de cavaliers arabes et persans, Ă  l’aide desquels il exer-
çait le brigandage sur les chemins. Il fondait des ermitages et fournis-
sait Ă  manger aux voyageurs, avec l’argent qu’il volait. On rapporte 
qu’il prĂ©tendait ne pas employer la violence, exceptĂ© contre ceux qui 
ne donnaient pas la dĂźme aumĂŽniĂšre de leurs biens. Il persĂ©vĂ©ra long-

                                           

137

  Â« On appelle ce vent pestifĂ©rĂ© 

bad-samoun

, c’est-Ă -dire vent de poison ; mais 

sur les lieux on l’appelle 

samyel

. Il se lĂšve seulement entre le 15 juin et le 15 

aoĂ»t, qui est le temps de l’excessive chaleur le long de ce golfe ; ce vent [...] 
tue les gens, qui frappe par une maniĂšre d’étouffement, surtout quand c’est de 
jour. Son effet le plus surprenant n’est pas mĂȘme la mort qu’il cause, c’est que 
les corps qui en meurent sont comme dissous, sans perdre pour autant leur fi-
gure ni mĂȘme leur couleur ; en sorte qu’on dirait qu’ils ne sont qu’endormis, 
quoiqu’ils soient morts, et que, si on les prend quelque part, la piùce en de-
meure à la main » (C

HARDIN

, 1668). 

138

  Tammouz et haziran sont respectivement les mois de juillet et juin du calen-

drier syrien ; ce qui indique que ces impressions doivent Ă©galement dater du 
second voyage d’Ibn BattĂ»ta, effectuĂ© en juin-juillet, tandis que le premier a 
dĂ» se faire en novembre. 

139

  Voir n. 109 ci-dessus. 

140

  Ce personnage sera capturĂ© et exĂ©cutĂ© par Muhammad bin Muzaffar (voir t. I, 

chap. 5, n. 146) avant 1318. 

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Ibn BattĂ»ta — Voyages 

101 

 

II. De La Mecque aux steppes russes et Ă  l’Inde 

temps dans cette conduite ; lui et ses cavaliers faisaient des incursions 
et traversaient des dĂ©serts que nul autre qu’eux ne connaissait, et ils y 
enterraient de grandes et de petites outres pleines d’eau. Lorsque 
l’armĂ©e du sultan les poursuivait, ils entraient dans le dĂ©sert et dĂ©ter-
raient ces outres. L’armĂ©e renonçait Ă  les poursuivre, de peur de pĂ©rir. 
DejmĂąl persista donc dans cette conduite pendant un certain nombre 
d’annĂ©es, ni le roi de l’IrĂąk ni aucun prince ne pouvant le vaincre ; 
puis il fit pĂ©nitence et se livra Ă  des exercices de dĂ©votion jusqu’à sa 
mort. Son tombeau, qui se trouve dans son pays, le SidjistĂąn, est visitĂ© 
comme un lieu de pĂšlerinage. 

p122

Nous traversĂąmes ce dĂ©sert jusqu’à ce que nous fussions arrivĂ©s Ă  

CawrestĂąn 

141

, petite ville oĂč l’on voit des riviĂšres et des jardins, et 

dont l’air est trĂšs chaud. Nous marchĂąmes durant trois jours dans un 
dĂ©sert semblable au premier, et nous arrivĂąmes Ă  LĂąr 

142

, grande ville 

pourvue de sources, de riviÚres considérables et de jardins, et qui pos-
sĂšde de beaux marchĂ©s. Nous y logeĂąmes dans la zĂąouĂŻah du pieux 
cheĂŻkh Abou Dolaf Mohammed, celui-lĂ  mĂȘme que nous avions le 
projet de visiter Ă  KhondjopĂąl. Dans celle-ci se trouvait son fils Abou 
Zeïd Abd errahmñn, ainsi qu’une troupe de fakirs. Une de leurs cou-
tumes consiste Ă  se rĂ©unir chaque jour dans l’ermitage, aprĂšs la priĂšre 
de l’asr ; puis ils font le tour des maisons de la ville ; on leur donne 
dans chaque maison un pain ou deux, et c’est avec cela qu’ils nourris-
sent les voyageurs. Les habitants des maisons sont accoutumĂ©s Ă  cette 
offrande ; ils la regardent comme faisant partie de leurs aliments et la 
prĂ©parent pour ces religieux, afin de les aider dans leurs distributions 
de vivres. Dans chaque nuit du jeudi au vendredi, les fakirs et les dĂ©-
vots de la ville se rassemblent dans cet ermitage, et chacun d’eux ap-
porte autant de dirhems qu’il a pu s’en procurer. Ils le mettent en 
commun et les dĂ©pensent dans cette nuit mĂȘme ; ils la passent en acte 
de dĂ©votion, comme la priĂšre, la mention rĂ©pĂ©tĂ©e du nom de Dieu, et 
la lecture du Coran ; enfin, ils s’en retournent aprĂšs la priĂšre de 
l’aurore. 

 

                                           

141

  Â« Un assez bon village nommĂ© Cauvrestan Â», Ă  quatre Ă©tapes de Lar et Ă  une 

de Bender Abbas (T

AVERNIER

, 1665). 

142

  Le nom de Lar apparaĂźt pour la premiĂšre fois en tant que rĂ©gion chez Mustaw-

fi, contemporain d’Ibn BattĂ»ta, et en tant que ville ici. 

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Ibn BattĂ»ta — Voyages 

102 

 

II. De La Mecque aux steppes russes et Ă  l’Inde 

D

U SULTAN DE 

L

ÂR 

 

Il y a dans cette ville un sultan d’origine turcomane nommĂ© DjĂ©lĂąl 

eddĂźn 

143

. Il nous envoya les mets de 

p123

 l’hospitalitĂ© ; mais nous ne le 

visitĂąmes point et ne le vĂźmes pas. 

Nous partĂźmes de LĂąr pour la ville de KhondjopĂąl 

144

 ; le 

khĂą

 de ce 

mot est remplacĂ© quelquefois par un 

hĂą

. C’est lĂ  qu’habite le cheĂŻkh 

Abou Dolaf, que nous voulions visiter. Nous logeĂąmes dans son ermi-
tage, et lorsque j’y fus entrĂ©, je vis le cheĂŻkh assis par terre, dans un 
coin. Il Ă©tait couvert d’une tunique de laine verte, tout usĂ©e, et portait 
sur la tĂȘte un turban de laine noir. Je le saluai ; il me rendit poliment 
mon salut, m’interrogea touchant le temps de mon arrivĂ©e et sur mon 
pays, et me donna l’hospitalitĂ©. Il m’envoyait des aliments et des 
fruits par un de ses fils, qui Ă©tait au nombre des gens pieux, trĂšs hum-
ble, jeĂ»nant presque continuellement et fort assidu Ă  dire ses priĂšres. 
La condition de ce cheĂŻkh Abou Dolaf est extraordinaire et Ă©trange, 
car la dĂ©pense qu’il fait dans cet ermitage est considĂ©rable : il distri-
bue des dons superbes, fait prĂ©sent aux autres de vĂȘtements et de che-
vaux de selle ; en un mot, il fait du bien Ă  tous les voyageurs, de sorte 
que je n’ai pas vu son pareil dans cette contrĂ©e ; et pourtant on ne lui 
connaĂźt pas d’autre ressource que les offrandes qu’il reçoit de ses frĂš-
res et de ses compagnons. Aussi beaucoup de personnes prĂ©tendent 
qu’il tire du trĂ©sor invisible de Dieu les sommes nĂ©cessaires Ă  sa dĂ©-
pense. 

Dans son ermitage se trouve le tombeau du pieux cheĂŻkh, de l’ami 

de Dieu, du pĂŽle, DĂąnĂŻĂąl 

145

, dont le nom est cĂ©lĂšbre dans ce pays, et 

qui jouit d’un rang Ă©minent parmi les contemplatifs. Ce sĂ©pulcre est 

                                           

143

  Lar avait une dynastie locale installĂ©e depuis la pĂ©riode prĂ©-islamique, mais 

d’aprĂšs les chroniques le souverain rĂ©gnant Ă  l’époque s’appelait Bakalindjar 
II (1331-1352). 

144

  Khundj-u Bal est un district situĂ© Ă  l’ouest de Lar ; son nom est composĂ© de 

celui de deux villes : Khundj Ă  une soixantaine de kilomĂštres Ă  l’ouest de Lar, 
sur un des chemins menant Ă  Shiraz, et Bal ou Fal, entre Khundj et la mer, 
prĂšs de l’actuel Galeh Dar. Il n’existe donc pas de ville de Khundj-u Bal, mais 
Ibn BattĂ»ta doit parler de la premiĂšre (voir note suivante). 

145

  Cheikh Daniyal avait jouĂ© un rĂŽle dans la conquĂȘte du pouvoir par Ayaz Ă  

Hormuz en 1291. Barros mentionne dĂ©jĂ  au 

XVI

e

 siĂšcle une mosquĂ©e au nom 

de ce cheikh situĂ©e Ă  Khundj, et cette ville possĂšde encore aujourd’hui une 
mosquĂ©e Ă  ce nom. 

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Ibn BattĂ»ta — Voyages 

103 

 

II. De La Mecque aux steppes russes et Ă  l’Inde 

surmontĂ© 

p124

 d’une haute coupole, Ă©levĂ©e par le sultan Kothb eddĂźn 

Temehten, fils de ThoĂ»rĂąn chĂąh. Je passai un seul jour prĂšs du cheĂŻkh 
Abou Dolaf, Ă  cause de l’empressement Ă  partir de la caravane que 
j’accompagnais. 

J’appris qu’il y avait dans cette ville de KhondjopĂąl un ermitage 

habitĂ© par plusieurs hommes pieux qui se livraient Ă  des pratiques de 
dĂ©votion. Je m’y rendis dans la soirĂ©e, et je les saluai, eux et leur 
cheĂŻkh. Je vis des gens comblĂ©s de bĂ©nĂ©dictions, et sur la personne 
desquels les exercices de piĂ©tĂ© avaient laissĂ© des traces profondes. Ils 
avaient le teint jaune, le corps maigre ; ils gĂ©missaient beaucoup et 
pleuraient abondamment. Lorsque j’arrivai auprĂšs d’eux, ils 
m’apportĂšrent des aliments, et leur chef dit : « Faites-moi venir mon 
fils Mohammed. Â» Celui-ci Ă©tait retirĂ© dans un coin de la zĂąouĂŻah ; il 
vint nous trouver, et il ressemblait Ă  un mort Ă©chappĂ© de son tombeau, 
tant les actes de dĂ©votion l’avaient extĂ©nuĂ©. Il salua et s’assit. Son 
pĂšre lui dit : « Ă” mon cher fils, partage le repas de ces voyageurs, afin 
que tu participes Ă  leurs bĂ©nĂ©dictions ! Â» Il jeĂ»nait alors ; mais il rom-
pit le jeĂ»ne avec nous. Ces gens-lĂ  sont de la secte de ChĂąfi’y ; lors-
que nous eĂ»mes cessĂ© de manger, ils firent des vƓux en notre faveur, 
et nous nous en retournĂąmes. 

De là nous nous rendßmes à la ville de Kaïs, nommée aussi Sß-

rĂąf 

146

. Elle est situĂ©e sur le rivage de la mer de l’Inde, qui est contiguĂ« 

Ă  celles du Yaman et de la Perse ; on la compte au nombre des dis-
tricts du Fars. C’est une ville d’une Ă©tendue considĂ©rable et sur un sol 

p125

 excellent. Elles est entourĂ©e de jardins magnifiques, oĂč croissent 

des plantes odorifĂ©rantes et des arbres verdoyants. L’eau que boivent 
ses habitants provient de sources qui coulent des montagnes voisines. 
Les SĂźrĂąfiens sont Persans et distinguĂ©s par une noble origine. Parmi 

                                           

146

  Siraf, situĂ© sur la cĂŽte au sud de Kangan et prĂšs de la localitĂ© actuelle de Tahe-

ri, fut le port le plus important du golfe au 

X

e

 siĂšcle. DĂ©truit par un sĂ©isme en 

977, il fut progressivement abandonné au profit de Qays et Yaqut qui le visite-
ra au dĂ©but du 

XIII

e

 siĂšcle, le trouvera en ruines. Ibn BattĂ»ta a donc dĂ» confon-

dre avec l’üle de Qays qui fut le siĂšge, Ă  partir de la fin du 

XIII

e

 siĂšcle, d’une 

dynastie marchande fondĂ©e par Djamal al-din Ibrahim al-Sawamili, richissime 
commerçant du golfe ; la ville fut conquise sur ses descendants en 1331 par 
Tehemten. 

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Ibn BattĂ»ta — Voyages 

104 

 

II. De La Mecque aux steppes russes et Ă  l’Inde 

eux se trouve une tribu d’Arabes des Benou-SefĂąf 

147

, et ce sont ces 

derniers qui plongent Ă  la recherche de perles. 

 

D

E LA PÊCHERIE DES PERLES 

 

La pĂȘcherie des perles est situĂ©e entre SĂźrĂąf et BahraĂŻn 

148

, dans un 

golfe dont l’eau est calme, et qui ressemble à un grand fleuve. Lors-
que les mois d’avril et de mai sont arrivĂ©s, des barques nombreuses se 
rendent en cet endroit, montĂ©es par les pĂȘcheurs et des marchands du 
Fars, de BahraĂŻn et d’AlkathĂźf. Le pĂȘcheur place sur son visage, toutes 
les fois qu’il veut plonger, une plaque en Ă©caille de tortue, qui le cou-
vre complĂštement. Il fabrique aussi avec cette Ă©caille un objet sem-
blable Ă  des ciseaux, qui lui sert Ă  comprimer ses narines ; puis il atta-
che une corde Ă  sa ceinture et plonge. Ces gens-lĂ  diffĂšrent les uns des 
autres dans la durĂ©e du temps qu’ils peuvent rester sous l’eau. Parmi 
eux il y en a qui y demeurent une heure ou deux, ou plus que cela. 
Quand le plongeur arrive au fond de la mer, il y trouve les coquillages 
fixĂ©s dans le sable, au milieu de petites pierres ; il les dĂ©tache avec la 
main, ou les enlĂšve Ă  l’aide d’un couteau dont il s’est muni dans cette 
intention, et les place dans un sac de cuir suspendu Ă  son cou. Lorsque 
la respiration commence Ă  lui manquer, il agite la corde ; l’homme qui 
tient cette corde sur le rivage sent son appel, et le remonte Ă  bord de la 
barque. On lui enlĂšve son sac, et l’on ouvre les coquillages ; on 

p126

 y 

trouve Ă  l’intĂ©rieur des morceaux de chair que l’on dĂ©tache avec un 
couteau. DĂšs que ceux-ci sont mis en contact avec l’air, ils se durcis-
sent et se changent en perles, et toutes sont rassemblĂ©es, les petites 
comme les grosses. Le sultan en prĂ©lĂšve le quint 

149

, et le reste est 

achetĂ© par les marchands qui se trouvent dans les barques. La plupart 
sont crĂ©anciers des plongeurs, et reçoivent toutes les perles en 
Ă©change de leur crĂ©ance, ou bien une quantitĂ© proportionnĂ©e Ă  la dette. 

                                           

147

  Tribu arabe, originaire d’Oman, Ă©tablie sur le littoral du Fars. 

148

  L’ensemble de ce rĂ©cit semble ĂȘtre de seconde main et le site des pĂȘcheries ne 

peut pas ĂȘtre dĂ©terminĂ©. 

149

  Si le rĂ©cit qui prĂ©cĂšde contient des passages fantaisistes, cette derniĂšre partie 

correspond aux pratiques de l’époque. 

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Ibn BattĂ»ta — Voyages 

105 

 

II. De La Mecque aux steppes russes et Ă  l’Inde 

De SĂźrĂąf, nous allĂąmes Ă  la ville de BahraĂŻn 

150

, qui est une citĂ© 

considĂ©rable, belle, possĂ©dant des jardins, des arbres et des riviĂšres. 
On s’y procure de l’eau Ă  peu de frais : il suffit pour cela de creuser la 
terre avec les mains, et on trouve l’eau. Il y a en cet endroit des enclos 
de palmiers, de grenadiers, de citronniers, et l’on y cultive le coton. La 
tempĂ©rature y est trĂšs chaude, les sables y abondent, et souvent ils 
s’emparent de quelques habitations. Il y avait entre BahraĂŻn et OmĂąn 
un chemin que les sables ont envahi, et sur lequel, pour cette raison, la 
communication a Ă©tĂ© interrompue. On ne se rend plus d’OmĂąn en cette 
ville, si ce n’est par mer. Dans le voisinage de BahraĂŻn se trouvent 
deux hautes montagnes, dont l’une Ă  l’occident, qui s’appelle CoceĂŻr, 
l’autre Ă  l’orient, qui s’appelle OweĂŻr. Elles ont passĂ© en proverbe, car 
on dit « CoceĂŻr et OweĂŻr : or tout cela n’est pas bon 

151

 Â» (Ă  cause du 

danger qu’elles offrent aux navigateurs). 

p127

Nous nous rendĂźmes de BahraĂŻn Ă  la ville d’AlkothaĂŻf 

152

, dont le 

nom se prononce Ă  l’instar du diminutif du mot 

kathf 

153

. C’est une 

place grande, belle et possĂ©dant beaucoup de palmiers. Elle est habitĂ©e 
par des tribus d’Arabes, qui sont des rĂąfidhites outrĂ©s, et manifestent 
ouvertement leur hĂ©rĂ©sie, sans craindre personne. Leur moueddhin 
prononce les paroles suivantes dans l’appel Ă  la priĂšre, aprĂšs les deux 
professions de foi : « J’atteste qu’Aly est l’ami de Dieu 

154

. Â» Il ajoute, 

aprĂšs les deux formules : « Accourez Ă  la priĂšre, accourez au salut Â», 
la formule suivante : « Accourez Ă  la meilleure des Ɠuvres Â». Il dit 

                                           

150

  Le nom de Bahrein dĂ©signait Ă  l’époque la cĂŽte situĂ©e en face de l’üle actuelle 

de Bahrein ; l’üle elle-mĂȘme s’appelait Uwal. Par contre, il n’existait pas de 
ville portant le nom de Bahrein, et les deux principales villes de la cĂŽte seront 
mentionnĂ©es par la suite. 

151

  Le proverbe dit : « Kusair et Uwair et un troisiĂšme, et dans tout cela rien de 

bon. Â» Il ne s’agit pas de montagnes mais d’un groupe de rĂ©cifs situĂ©s dans le 
dĂ©troit de Hormuz. 

152

  Al-Qatif, sur la cĂŽte, en face de l’üle de Bahrein, Ă©tait un des derniers bastions 

des Karmates (voir introduction du t. I). La rĂ©gion fut conquise en 1305 par un 
Arabe quraishite appelĂ© Djarwan al-Maliki qui fonda une dynastie shi’ite lo-
cale. Toutefois, Qatif semble avoir Ă©tĂ© conquis, en mĂȘme temps que l’üle de 
Bahrein, par Tehemten en 1330. 

153

  Vendanges. 

154

  Voir t. I, chap. 5, n. 6. 

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Ibn BattĂ»ta — Voyages 

106 

 

II. De La Mecque aux steppes russes et Ă  l’Inde 

aprĂšs le dernier 

tecbĂźr 

155

 : Â« Mohammed et Aly sont les meilleurs des 

hommes, et quiconque s’est dĂ©clarĂ© leur ennemi a Ă©tĂ© infidĂšle. » 

De KathĂźf, nous allĂąmes Ă  Hedjer, maintenant appelĂ© Alhaça 

156

ville au sujet de laquelle on dit en proverbe : « C’est comme celui qui 
apporte des dattes Ă  Hedjer. Â» Car il s’y trouve plus de palmiers que 
dans aucune autre ville ; aussi les habitants en font-ils manger les 
fruits Ă  leurs bĂȘtes de somme. Ces habitants sont des Arabes apparte-
nant pour la plupart Ă  la tribu d’Abd AlkaĂŻs, fils d’Aksa 

157

p128

D’Alhaça, nous nous rendĂźmes Ă  la ville d’AlyemĂąmah, aussi appe-

lĂ©e Hadjr 

158

. C’est une ville belle, fertile, possĂ©dant des riviĂšres et des 

arbres. Elle est habitĂ©e par des tribus d’Arabes qui appartiennent pour 
la plupart aux Benou HanĂźfah 

159

, dont elle est de toute antiquitĂ© la 

capitale, et qui ont pour Ă©mir ThofaĂŻl, fils de GhĂąnim. 

Je quittai YemĂąmah, en compagnie de cet Ă©mir, afin de faire le pĂš-

lerinage. On Ă©tait alors dans l’annĂ©e 732, (et j’arrivai ainsi Ă  La Mec-
que). Dans cette mĂȘme annĂ©e, Almelic annĂącir, sultan d’Égypte, fit le 
pĂšlerinage 

160

, ainsi qu’un certain nombre de ses Ă©mirs. Ce fut la der-

niĂšre fois qu’il l’accomplit, et il accorda des prĂ©sents magnifiques aux 
habitants des deux villes saintes et nobles, et aux personnages qui s’y 
Ă©taient fixĂ©s par esprit de dĂ©votion. Pendant le mĂȘme voyage, Almelic 
annĂącir tua l’émir Ahmed, de qui l’on dit qu’il Ă©tait le pĂšre. Il fit aussi 
pĂ©rir le principal de ses Ă©mirs, BectomoĂ»r assĂąky 

161

 

                                           

155

  Louange du nom de Dieu. 

156

  L’actuel al-Hufuf, Ă  l’intĂ©rieur des terres, al-Hasa Ă©tant le nom de la province. 

157

  Une des principales tribus du nord-est de l’Arabie Ă©tablies depuis le 

VI

e

 siĂšcle 

dans la rĂ©gion. 

158

  Auparavant capitale du Nadjd, actuellement al-Yamama, Ă  quatre-vingt-dix 

kilomĂštres au sud-est de Riyadh, prĂšs d’al-Salamiya. 

159

  Les Banu Hanifa d’al-Yamama sont cĂ©lĂšbres dans l’histoire de l’islam pour 

leur rĂ©sistance dĂ©sespĂ©rĂ©e aux forces islamiques en 633 ; par contre, leur his-
toire ultĂ©rieure dans cette rĂ©gion n’est pas connue. 

160

  Le pĂšlerinage de Malik Nasir en cette annĂ©e 1332 est attestĂ© par les sources. 

161

  Ibn BattĂ»ta relate une version populaire de la mort de Baktamur (voir t. I, 

chap. 1, n. 140) dont les dĂ©tails sont donnĂ©s dans les chroniques. 

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Ibn BattĂ»ta — Voyages 

107 

 

II. De La Mecque aux steppes russes et Ă  l’Inde 

A

NECDOTE

 

On raconte qu’Almelic annĂącir donna Ă  BectomoĂ»r assĂąky une 

jeune esclave. Lorsque l’émir voulut s’en approcher, elle lui dit : « Je 
suis enceinte des Ɠuvres du roi AnnĂącir. » Alors BectomoĂ»r la respec-
ta, et dans la suite elle mit au monde un fils qu’il appela l’émir 

p129

 

Ahmed, et qui grandit sous sa tutelle. La noblesse de cet enfant se ré-
vĂ©la, et il fut connu sous le nom de fils d’Almelic annĂącir. Or, pendant 
ce pĂšlerinage, lui et BectomoĂ»r complotĂšrent de tuer le monarque ; 
aprĂšs quoi l’émir Ahmed serait devenu maĂźtre du royaume. En consĂ©-
quence. BectomĂŽur emporta avec lui des Ă©tendards, des tambours, des 
vĂȘtements [royaux] et de l’argent. La nouvelle du complot fut rĂ©vĂ©lĂ©e 
Ă  Almelic annĂącir. Alors celui-ci envoya chercher l’émir Ahmed, un 
jour qu’il faisait extrĂȘmement chaud ; et l’émir vint le trouver. Le sul-
tan avait devant lui des coupes pleines de boisson ; il en but une et en 
prĂ©senta Ă  l’émir Ahmed une autre, dans laquelle il y avait du poison. 
Ahmed l’ayant vidĂ©e, Melic NĂącir donna l’ordre de dĂ©camper sur-le-
champ, afin d’occuper le temps. Le cortĂšge royal se mit en marche ; 
mais il n’était pas encore arrivĂ© Ă  la prochaine station que l’émir Ah-
med rendit le dernier soupir. BectomoĂ»r fut affligĂ© de sa mort, dĂ©chira 
ses vĂȘtements et refusa de boire et de manger. Cette nouvelle Ă©tant 
parvenue Ă  Melic NĂącir, il vint le trouver, lui donna des marques 
d’intĂ©rĂȘt, lui adressa des consolations et, prenant une coupe dans la-
quelle il y avait du poison, il la lui prĂ©senta et lui dit : « Je t’en adjure 
par ma vie, ne boiras-tu pas pour amortir le feu qui brĂ»le ton cƓur ? Â» 
BectomoĂ»r vida le vase et mourut sur l’heure. On trouva chez lui les 
vĂȘtements, insigne de la souverainetĂ© et des sommes considĂ©rables, et 
c’est ainsi que fut vĂ©rifiĂ©e l’accusation qui avait Ă©tĂ© portĂ©e contre lui 
d’attenter aux jours d’Almelic annĂącir. 

 

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Ibn BattĂ»ta — Voyages 

108 

 

II. De La Mecque aux steppes russes et Ă  l’Inde 

 

2. L’Asie Mineure 

 

 

Retour Ă  la Table des MatiĂšres

  

 

 

Lorsque le pĂšlerinage fut terminĂ©, je me dirigeai vers Djouddah, 

afin de m’embarquer pour le Yaman et l’Inde ; mais cela ne me rĂ©ussit 
pas ; je ne pus me procurer de compagnons, et je passai Ă  Djouddah 
environ quarante jours. Il y avait en cette ville un navire appartenant Ă  
un individu nommĂ© Abd Allah AttoĂ»necy, qui voulait se rendre Ă  Ko-
ceĂŻr 

162

, dans le gouvernement de KoĂ»s. Je montai Ă  bord, afin 

d’examiner dans quel Ă©tat se trouvait ce navire, mais il ne me satisfit 
pas, et je ne me plus pas Ă  l’idĂ©e de voyager sur ce bĂątiment. Cela fut 
un effet de la bontĂ© de Dieu, car ce vaisseau partit, et lorsqu’il fut ar-
rivĂ© au milieu de la mer, il coula Ă  fond, dans un endroit appelĂ© RĂąs 
Aby Mohammed 

163

. Le propriĂ©taire du navire et quelques marchands 

se sauvĂšrent dans une barque, non sans de grands efforts ; ils se virent 
sur le point de pĂ©rir, et il en pĂ©rit mĂȘme quelques-uns. Le reste des 
passagers fut englouti, et il y avait Ă  bord environ soixante et dix pĂšle-
rins. 

Cependant, je montai ensuite dans une barque, pour me rendre Ă  

’AĂŻdhĂąb ; mais, le vent nous ayant repoussĂ©s vers un port appelĂ© Ras 
Dawùïr 

164

, nous partĂźmes de 

p131

 cet endroit, par la voie de terre, avec 

les BodjĂąh, et nous traversĂąmes un dĂ©sert oĂč se trouvaient beaucoup 
d’autruches et de gazelles. On y rencontrait des Arabes des tribus de 
DjohaĂŻnah et de Benou CĂąhil, qui sont soumises aux BodjĂąh 

165

. Nous 

arrivĂąmes prĂšs des sources nommĂ©es MefroĂ»r et AldjedĂźd. Les vivres 

                                           

162

  Le port de la mer Rouge le plus proche de la vallĂ©e du Nil, Ă  cinq Ă©tapes de 

Qus. 

163

  Le cap Abu Muhammad n’est pas identifiable. 

164

  Voir chap. 1, n. 11. 

165

  4. Pour les Bedja, voir t. I, chap. 2, n. 209 pour les Banu Kahil, ci-dessus chap. 

1, n. 15 et pour les Djuhaina n. 18. 

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Ibn BattĂ»ta — Voyages 

109 

 

II. De La Mecque aux steppes russes et Ă  l’Inde 

nous manquĂšrent ; nous achetĂąmes des brebis Ă  une troupe de BodjĂąh 
dont nous fĂźmes rencontre dans le dĂ©sert, et nous nous approvision-
nĂąmes de la chair de ce bĂ©tail. Je vis dans ce dĂ©sert un jeune garçon 
arabe, qui m’adressa la parole en sa langue et m’informa que les Bod-
jĂąh l’avaient fait prisonnier. Il prĂ©tendait n’avoir pris depuis une annĂ©e 
aucun autre aliment que du lait de chameau. 

La viande que nous avions achetĂ©e ayant Ă©tĂ© consommĂ©e, il ne 

nous resta aucune provision de route ; j’avais avec moi environ une 
charge de dattes, des espĂšces appelĂ©es assaĂŻhĂąny et alberny 

166

 , que je 

rĂ©servais pour faire des prĂ©sents Ă  mes amis. Je les distribuai Ă  la ca-
ravane, et nous en vĂ©cĂ»mes pendant trois jours. 

 

 

 

AprÚs une marche de neuf jours, à partir du Ras Dawùïr, nous arri-

vĂąmes Ă  ’AĂŻdhĂąb 

167

, oĂč quelques individus de la caravane nous 

avaient prĂ©cĂ©dĂ©s. Les habitants vinrent Ă  notre rencontre, avec du 
pain, des dattes et de l’eau, et nous passĂąmes plusieurs jours dans cette 

                                           

166

  La datte 

al-birni

, « pour laquelle il a Ă©tĂ© dit : “elle rend malade au dĂ©but mais 

il n’y a pas de maladie en elle” [...] la sayhani, appelĂ©e ainsi parce que, quand 
un jour le ProphĂšte passa en tenant Ali par la main elle cria : “Celui-ci est 
Muhammad le prince des ProphĂštes, et celui-ci Ali le prince des Croyants et le 
pĂšre des imams immaculĂ©s !” » (B

URTON

). 

167

  Pour Aidhab, voit t. I, chap. 2, n. 208. 

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Ibn BattĂ»ta — Voyages 

110 

 

II. De La Mecque aux steppes russes et Ă  l’Inde 

ville. AprĂšs avoir louĂ© des chameaux, nous partĂźmes, en compagnie 
d’une troupe d’Arabes de la tribu de DaghĂźm, et nous arrivĂąmes prĂšs 
d’une source appelĂ©e AldjanĂźb. Nous campĂąmes ensuite Ă  HomaĂŻthira, 
oĂč se trouve le 

p134

 tombeau de l’ami de Dieu Abou’lhaçan achchĂądhi-

ly 

168

. Nous le visitĂąmes pour la seconde fois, et nous passĂąmes une 

nuit dans son voisinage, aprĂšs quoi nous arrivĂąmes Ă  la bourgade 
d’Al’athouĂąny 

169

, situĂ©e sur le bord du Nil, vis-Ă -vis de la ville 

d’Adfou, dans le Sa’üd supĂ©rieur. 

Nous passĂąmes le Nil pour nous rendre Ă  la ville d’Esna, puis Ă  

Arment, puis Ă  Alaksor, oĂč nous vĂźmes une seconde fois le cheĂŻkh 
Abou’lhaddjĂądj alaksory. Nous nous rendĂźmes ensuite Ă  la ville de 
KoĂ»s, puis Ă  Kina, oĂč nous visitĂąmes derechef le cheĂŻkh Abd ArrahĂźm 
alkinùwy. De là nous vßnmes à Hou, à Ikhmßm, à Acioûth, à Manfa-
loĂ»th, Ă  Manlaouy, Ă  AlochmoĂ»naĂŻn, Ă  Moniat ibn AlkhacĂźb, Ă  Behne-
çah, Ă  BoĂ»ch et Ă  Moniat-Alkùïd. Toutes ces localitĂ©s ont dĂ©jĂ  Ă©tĂ© 
mentionnĂ©es par nous. 

Enfin nous arrivĂąmes Ă  Misr, oĂč je m’arrĂȘtai plusieurs jours, aprĂšs 

quoi je partis pour la Syrie, par le chemin de BilbeĂŻs, en compagnie du 
pĂšlerin Abd Allha, fils d’Abou Becr, fils d’AlferhĂąn attoĂ»zery. Il ne 
cessa de m’accompagner durant plusieurs annĂ©es, jusqu’à ce que nous 
fussions sur le point de quitter l’Inde, et il mourut Ă  SendaboĂ»r, ainsi 
que nous le dirons ci-dessous. Cependant, nous arrivĂąmes Ă  la ville de 
Ghazzah, puis Ă  la ville d’Abraham (HĂ©bron), oĂč nous renouvelĂąmes 
la visite de sa sĂ©pulture, puis Ă  JĂ©rusalem, Ă  Ramlah, Ă  Acre, Ă  Tripoli, 
Ă  Djabalah, oĂč nous visitĂąmes pour la seconde fois le mausolĂ©e 
d’IbrĂąhĂźm, fils d’Adhem, et enfin Ă  LĂądhikiyah. Toutes ces villes ont 
Ă©tĂ© dĂ©crites par nous ci-dessus. 

Nous nous embarquĂąmes sur mer Ă  Ladhikiyah, dans un grand 

vaisseau appartenant Ă  des GĂ©nois, et dont le 

p135

 patron Ă©tait nommĂ© 

MartelemĂźm 

170

. Nous nous dirigeĂąmes vers la terre de Turquie, 

connue sous le nom de pays des Grecs. On l’a nommĂ©e ainsi parce 

                                           

168

  Pour Shadili et Mumaithira, voir t. I, chap. 2, n. 23 et 27. 

169

  Voir t. I, chap. 2, n. 205. Également tous les noms de lieux citĂ©s ci-dessous 

jusqu’à Ladhikiya se trouvent dans le t. I. 

170

  Le mot arabe utilisĂ© ici pour le vaisseau : 

qurqura

, indique un grand navire 

marchand Ă  deux ou trois ponts. Martelemin pourrait signifier Bartolomeo. 

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Ibn BattĂ»ta — Voyages 

111 

 

II. De La Mecque aux steppes russes et Ă  l’Inde 

qu’elle a Ă©tĂ© jadis le pays de cette nation. C’est de lĂ  que vinrent les 
anciens Grecs et les IoĂ»nĂąnis 

171

. Par la suite, les musulmans la 

conquirent, et il s’y trouve maintenant beaucoup de chrĂ©tiens, sous la 
protection des Turcomans 

172

 mahomĂ©tans. Nous naviguĂąmes pendant 

dix jours avec un bon vent ; le chrĂ©tien [c’est-Ă -dire le maĂźtre du bĂąti-
ment] nous traita avec considĂ©ration, et n’exigea pas de nous le prix 
de notre passage 

173

Le dixiĂšme jour, nous arrivĂąmes Ă  la ville d’Alùïa 

174

, oĂč com-

mence le pays de RoĂ»m. C’est une des plus belles contrĂ©es du monde, 
et Dieu y a rĂ©uni les beautĂ©s dispersĂ©es dans le reste de l’univers. Ses 
habitants sont les plus beaux des hommes et les plus propres sur leurs 
vĂȘtements ; ils se nourrissent des aliments les plus exquis, et ce sont 
les plus bienveillantes crĂ©atures de Dieu. C’est pourquoi on dit : « La 
BĂ©nĂ©diction se trouve en Syrie et la bontĂ© dans le RoĂ»m. Â» On n’a eu 
en vue dans cette phrase que les habitants de cette contrĂ©e. 

p136

Lorsque nous nous arrĂȘtions dans un ermitage ou dans une maison 

de ce pays, nos voisins des deux sexes prenaient soin de nous ; les 
femmes n’étaient pas voilĂ©es. Quand nous quittions ces bonnes gens, 
ils nous faisaient des adieux comme s’ils avaient Ă©tĂ© de nos parents et 
des membres de nos familles ; tu aurais vu les femmes pleurer, et 
s’attrister de notre sĂ©paration. Une des coutumes de ce pays consiste 
en ce que l’on cuit le pain une seule fois tous les huit jours, et l’on 
prĂ©pare alors ce qui doit suffire Ă  la nourriture de toute la semaine. 
Les hommes venaient nous trouver, le jour oĂč l’on cuisait, apportant 
du pain chaud, et des aliments exquis dont ils nous faisaient prĂ©sent. 

                                           

171

  Rum (de Rome) est le nom donnĂ© par les Arabes, et ensuite par les Turcs, aux 

Byzantins, tandis que les Yunan (Ioniens) sont les anciens Grecs. 

172

  La  protection, 

dhimma

, d’oĂč le nom de 

dhimmis

 donnĂ© aux chrĂ©tiens et les 

juifs, « gens du livre Â», placĂ©s sous la « protection Â» des musulmans. L’Asie 
Mineure byzantine avait Ă©tĂ© conquise et colonisĂ©e par les TurkmĂšnes dans un 
premier temps, aprĂšs la victoire des Seldjukides Ă  Mantzikert en 1071, et dans 
un deuxiĂšme temps avec la fondation et le dĂ©veloppement des principautĂ©s 
turkmĂšnes sur les marches de l’État seldjukide d’Anatolie Ă  partir de la fin du 

XIII

e

 siĂšcle. 

173

  

Naul

 en arabe, 

nolo

 en italien, 

nolis

174

  Ala’iyya, l’actuelle Alanya Ă  l’est du golfe d’Adalia. Le « Kalon Oros Â» by-

zantin, Candelore dans les chroniques latines, tire son nom d’Alauddin 
Kayqubad I

er

, sultan seldjukide d’Anatolie (1219-1237) qui l’a conquis en 

1220 et la fortifia comme dĂ©bouchĂ© de son État sur la MĂ©diterranĂ©e. 

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Ibn BattĂ»ta — Voyages 

112 

 

II. De La Mecque aux steppes russes et Ă  l’Inde 

Ils nous disaient : « Les femmes vous envoient cela et implorent vos 
priĂšres. » 

Tous les habitants de ce pays professent la doctrine de l’imĂąm 

Abou-HanĂźfah, et ils sont fermes dans la 

sonnah

. Il n’y a parmi eux ni 

kadary

, ni 

rĂąfidhy

, ni 

mo’tazily

, ni 

khĂąridjy

, ni 

mobtadi 

175

. C’est un 

mĂ©rite par lequel Dieu les a favorisĂ©s ; mais ils mangent du 

hachĂźch

et ne rĂ©prouvent pas l’usage de cette plante. 

La ville d’Alùïa, mentionnĂ©e ci-dessus, est une grande place situĂ©e 

sur le rivage de la mer et habitĂ©e par des Turcomans. Des marchands 
de Misr (Le Caire), d’Alexandrie, de la Syrie y descendent ; elle est 
trĂšs abondante en bois, que l’on transporte de cette ville Ă  Alexandrie 
et Ă  Damiette et de lĂ  dans tout le reste de l’Égypte. ’Alùïa possĂšde un 
chĂąteau situĂ© Ă  l’extrĂ©mitĂ© supĂ©rieure de la ville 

176

. C’est un Ă©difice 

admirable et trùs fort, construit par le sultan illustre ’Alñ eddün Ar-
roĂ»my. Je visitai le kĂądhi de cette ville, DjĂ©lĂąl eddĂźn AlarzendjĂąny. Il 
monta avec moi dans la citadelle un vendredi, et nous y fĂźmes la 
priĂšre. Il me traita avec 

p137

 honneur et me donna l’hospitalitĂ©, ainsi 

que Chems eddĂźn, fils d’ArredjĂźhĂąny, dont le pĂšre, ’AlĂą eddĂźn, mourut 
Ă  MĂąly 

177

, dans le SoudĂąn. 

 

D

U SULTAN D

’A

LÂÏA 

 

Le samedi, le kĂądhi DjĂ©lĂąl eddĂźn monta Ă  cheval avec moi, et nous 

nous mĂźmes en route, afin de visiter le roi d’Alùïa, Youcef bec 

178

, fils 

de KaramĂąr. Son habitation Ă©tait situĂ©e Ă  dix milles de la ville, et nous 
le rencontrĂąmes assis, tout seul, prĂšs du rivage, au haut d’une colline 

                                           

175

  Les qadaris sont partisans de la doctrine du libre arbitre ; le terme 

mubtadi

 

(novateur) dĂ©signe les hĂ©rĂ©tiques ; pour les autres termes, voir l’introduction 
du t. I. 

176

  Le chĂąteau construit par Alauddin Kayqubad I

er

, sur des fondations byzantines 

et qui existe encore aujourd’hui. 

177

 Capitale du royaume noir du Mali (voir t. III, p. 411). 

178

  Ala’iyya fut conquise en 1293 par les Karamanoghlu, successeurs des Seldju-

kides dans le centre-sud de l’Anatolie. Umari, gĂ©ographe contemporain d’Ibn 
BattĂ»ta, cite Ă©galement Yusuf comme gouverneur d’Ala’iyya au nom des Ka-
ramanoghlu, mais ce personnage ne figure pas dans les gĂ©nĂ©alogies de cette 
dynastie. 

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Ibn BattĂ»ta — Voyages 

113 

 

II. De La Mecque aux steppes russes et Ă  l’Inde 

qui se trouve dans cet endroit. Les Ă©mirs et les vizirs se tenaient plus 
bas, et les soldats Ă©taient rangĂ©s Ă  sa droite et Ă  sa gauche. Il avait les 
cheveux teints en noir. Je lui donnai le salut, et il m’interrogea tou-
chant le temps de mon arrivĂ©e. Je l’informai de ce qu’il dĂ©sirait savoir 
et je pris congĂ© de lui ; il m’envoya un prĂ©sent. 

Je me rendis d’Alùïa Ă  AnthĂąlĂŻah 

179

. Le nom de cette derniĂšre ville 

ne diffĂšre pas de celui d’AnthĂąkĂŻah, en Syrie, si ce n’est que le 

cĂąf

 y 

est remplacĂ© par un 

lĂąm

. C’est une des plus belles villes du monde : 

elle est extrĂȘmement vaste, c’est la plus jolie citĂ© que l’on puisse voir, 
et la mieux construite. Chaque classe de ses habitants est entiĂšrement 
sĂ©parĂ©e des autres. Les marchands chrĂ©tiens y demeurent dans un en-
droit appelĂ© 

almĂźnĂą 

180

. Leur quartier est entourĂ© d’un mur, dont les 

portes sont fermĂ©es extĂ©rieurement pendant la nuit et durant la 

p138

 

priùre du vendredi. Les Grecs, anciens habitants d’Anthñlïah, demeu-
rent dans un autre endroit ; ils y sont Ă©galement sĂ©parĂ©s des autres 
corps de nation et entourĂ©s d’un mur. Les Juifs habitent aussi un quar-
tier sĂ©parĂ© et ceint d’une muraille. Le roi, les gens de sa cour et ses 
esclaves habitent une ville entourĂ©e d’un mur qui la sĂ©pare des quar-
tiers susmentionnĂ©s. 

Toute la population musulmane demeure dans la ville proprement 

dite, oĂč se trouve une mosquĂ©e principale, un collĂšge, des bains nom-
breux et des marchĂ©s considĂ©rables, disposĂ©s dans l’ordre le plus mer-
veilleux. Cette ville est entourĂ©e d’un grand mur, qui renferme aussi 
toutes les constructions que nous avons Ă©numĂ©rĂ©es. Elle contient de 
nombreux jardins, et produit des fruits excellents, parmi lesquels est 
l’abricot admirable nommĂ© dans le pays 

kamar eddĂźn

 

181

. Son noyau 

renferme une amande douce ; on fait sĂ©cher ce fruit et on le transporte 
en Égypte, oĂč il est considĂ©rĂ© comme quelque chose de rare. Il y a 
dans cette ville des sources d’une eau excellente, agrĂ©able au goĂ»t et 
trĂšs fraĂźche pendant l’étĂ©. 

Nous logeĂąmes Ă  AnthĂąlĂŻah dans la medrĂ©ceh dont le supĂ©rieur 

Ă©tait ChihĂąb eddĂźn Alhamawy. Une des coutumes des habitants de 

                                           

179

 Antalya, l’antique Attaleia et mĂ©diĂ©vale Satalia, occupĂ©e en 1207 par le Seld-

jukide Ghiyasuddin Kayhusrav I

er

180

  Le port ; par « chrĂ©tiens », on entend ici les marchands occidentaux. 

181

  Voir t. I, chap. 5, n. 104. 

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Ibn BattĂ»ta — Voyages 

114 

 

II. De La Mecque aux steppes russes et Ă  l’Inde 

cette ville consiste en ce que plusieurs enfants lisent tous les jours, 
avec de belles voix, aprĂšs la priĂšre de l’asr, dans la mosquĂ©e djĂąmi’ et 
dans la medrĂ©ceh, la soĂ»rate de la Victoire, celle de l’empire et la soĂ»-
rate ’Amma 

182

 

D

ES FRÈRES

-

JEUNES

-

GENS

 

183

 

(« 

ALAKHIYYET ALFITIÂN

 Â»)

 

 

Le singulier d’

akhiyyet

 est 

akhy

, qui se prononce comme le mot 

akh

, frĂšre, lorsque celui qui parle 

p139

 [c’est-Ă -dire la premiĂšre per-

sonne] le met en rapport d’annexion avec lui-mĂȘme [ce qui fait 

akhy

mon frĂšre]. Les Akhiyyet existent dans toute l’étendue du pays habitĂ© 
par des Turcomans en Asie Mineure, dans chaque province, dans cha-
que ville et dans chaque bourgade. On ne trouve pas, dans tout 
l’univers, d’hommes tels que ceux-ci, remplis de la plus vive sollici-
tude pour les Ă©trangers, trĂšs prompts Ă  leur servir des aliments, Ă  satis-
faire les besoins d’autrui, Ă  rĂ©primer les tyrans, Ă  tuer les satellites de 
la tyrannie et les mĂ©chants qui se joignent Ă  eux. Alakhy signifie, chez 
eux, un homme que des individus de la mĂȘme profession, et d’autres 
jeunes gens cĂ©libataires et vivant seuls, s’accordent Ă  mettre Ă  leur 
tĂȘte. Cette communautĂ© s’appelle aussi 

foutouwweh 

184

. Son chef bĂątit 

un ermitage et y place des tapis, des lampes et les meubles nécessai-
res. Ses compagnons travaillent pendant le jour Ă  se procurer leur sub-
sistance ; ils lui apportent aprĂšs l’asr ce qu’ils ont gagnĂ©. Avec cela ils 
achĂštent des fruits, des mets et autres objets qui sont consommĂ©s dans 
l’ermitage. Si un voyageur arrive ce jour-lĂ  dans la place, ils le logent 
chez eux ; ces objets leur servent Ă  lui donner le repas de l’hospitalitĂ©, 
et il ne cesse d’ĂȘtre leur hĂŽte jusqu’à son dĂ©part. S’il n’arrive pas 
d’étrangers, ils se rĂ©unissent pour manger leurs provisions ; puis ils 

                                           

182

  Les sourates 48, 67 et 78 du Coran. 

183

  SituĂ©es entre les confrĂ©ries religieuses et les guildes professionnelles, les akhis 

constituent une des organisations typiques d’Asie Mineure dans cette pĂ©riode 
de conquĂȘte et de bouillonnement politique et religieux. Toutefois, le plus 
grand nombre de renseignements qu’on possĂšde sur eux proviennent d’Ibn 
BattĂ»ta (voir aussi l’introduction). 

184

  Pour  les 

futuwwas

, associations professionnelles ou populaires urbaines du 

monde musulman, voir l’introduction. Les akhis constituent la forme anato-
lienne de la futuwwa arabe. A cette Ă©poque, aussi bien la futuwwa que les ak-
his sont liĂ©s avec les confrĂ©ries soufis. 

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Ibn BattĂ»ta — Voyages 

115 

 

II. De La Mecque aux steppes russes et Ă  l’Inde 

chantent et dansent. Le lendemain, ils retournent Ă  leur mĂ©tier, et 
aprĂšs l’asr ils viennent trouver leur chef, avec ce qu’ils ont gagnĂ©. Ils 
sont appelĂ©s les jeunes-gens et l’on nomme leur chef, ainsi que nous 
l’avons dit, Alakhy. Je n’ai pas vu dans tout l’univers d’hommes plus 
bienfaisants qu’eux ; les habitants de ChĂźrĂąz et ceux d’IspahĂąn leur 

p140

 ressemblent sous ce rapport, si ce n’est que ces jeunes-gens aiment 

davantage les voyageurs, et leur tĂ©moignent plus de considĂ©ration et 
d’intĂ©rĂȘt. 

Le second jour aprĂšs notre arrivĂ©e Ă  AnthĂąlĂŻah, un de ces 

fitiĂąns

 

vint trouver le cheĂŻkh ChihĂąb eddĂźn Alhamawy et lui parla en turc, 
langue que je ne comprenais pas alors 

185

. Il portait des vĂȘtements usĂ©s 

et avait sur sa tĂȘte un bonnet de feutre. Le cheĂŻkh me dit : « Sais-tu ce 
que veut dire cet homme ? Â» Je rĂ©pondis : « Je l’ignore. — Il vous in-
vite, reprit-il, Ă  un festin, toi et tes compagnons. Â» Je fus Ă©tonnĂ© de 
cela et je lui dis : « C’est bien. Â» Mais, lorsqu’il s’en fut retournĂ©, je 
dis au cheĂŻkh : « C’est un homme pauvre ; il n’a pas le moyen de nous 
traiter et nous ne voulons pas l’incommoder. Â» Le cheĂŻkh se mit Ă  rire 
et rĂ©pliqua : « Cet individu est un des chefs des jeunes-gens-frĂšres, 
c’est un cordonnier et il est douĂ© d’une Ăąme gĂ©nĂ©reuse ; ses compa-
gnons, qui sont au nombre de deux cents artisans, l’ont mis Ă  leur 
tĂȘte ; ils ont bĂąti un ermitage pour y recevoir des hĂŽtes, et ce qu’ils 
gagnent pendant le jour ils le dĂ©pensent durant la nuit. Â» Lorsque j’eus 
fait la priĂšre du coucher du soleil, cet homme revint nous trouver et 
nous nous rendĂźmes avec lui dans sa zĂąouĂŻah. 

Nous trouvĂąmes un bel ermitage, tendu de superbes tapis grecs, et 

oĂč il y avait beaucoup de lustres en verres de l’IrĂąk. Dans la salle de 
rĂ©ception se voyaient cinq 

baïçoĂ»s 

: on appelle ainsi une espĂšce de 

colonne ou candĂ©labre de cuivre portĂ© sur trois pieds ; Ă  son extrĂ©mitĂ© 
supĂ©rieure il a une sorte de lampe, aussi de cuivre, au milieu de la-
quelle il y a un tuyau pour la mĂšche. Cette lampe est remplie de 
graisse fondue, et on place Ă  son cĂŽtĂ© des vases de cuivre, pleins de 
graisse, et dans lesquels se trouvent des ciseaux pour arranger les mĂš-
ches. Un des frĂšres est prĂ©posĂ© Ă  ce soin et on lui donne le nom de 

tcherĂąghtchy 

186

, Une troupe de jeunes-gens Ă©taient rangĂ©s dans le sa-

                                           

185

  Et qu’il n’a pas dĂ» apprendre depuis. 

186

  

Tchiraghdji 

: lampiste ; du persan 

tchiragh

, lampe. 

background image

 

Ibn BattĂ»ta — Voyages 

116 

 

II. De La Mecque aux steppes russes et Ă  l’Inde 

lon ; leur costume Ă©tait un 

p141

 

kabĂą 

187

, et ils portaient aux pieds des 

bottines. Chacun d’eux avait une ceinture, Ă  laquelle pendait un cou-
teau de la longueur de deux coudĂ©es. Leur tĂȘte Ă©tait couverte d’une 

kalançoueh 

188

 blanche, en laine, au sommet de laquelle Ă©tait cousue 

une piĂšce d’étoffe, longue d’une coudĂ©e et large de deux doigts. Lors-
qu’ils tiennent leurs sĂ©ances, chacun d’eux ĂŽte sa kalançoueh et la 
place devant lui ; une autre kalançoueh, d’un bel aspect, en 

zerdkhĂą-

ny 

189

 ou toute autre Ă©toffe, reste sur sa tĂȘte. Au milieu de leur salle de 

rĂ©union se trouve une espĂšce d’estrade, placĂ©e pour les Ă©trangers. 
Lorsque nous eĂ»mes pris place prĂšs d’eux, on apporta des mets nom-
breux, des fruits et des pĂątisseries ; ensuite ils commencĂšrent Ă  chanter 
et Ă  danser. Leurs actes nous frappĂšrent d’admiration ; notre Ă©tonne-
ment de leur gĂ©nĂ©rositĂ© et de la noblesse de leur Ăąme fut trĂšs grand. 
Nous les quittĂąmes Ă  la fin de la nuit, et les laissĂąmes dans leur 
zĂąouĂŻah. 

 

D

U SULTAN D

’A

NTHÂLÏAH 

 

C’est Khidrh bec, fils de YoĂ»nis bec 

190

. Nous le trouvĂąmes ma-

lade, lors de notre arrivĂ©e dans cette ville : nous le visitĂąmes dans son 
palais, et il Ă©tait alitĂ©. Il nous 

p142

 parla dans les termes les plus affa-

bles et les plus bienveillants ; nous lui fĂźmes nos adieux et il nous en-
voya des prĂ©sents. 

                                           

187

  Robe longue. 

188

  Un pan de tissu attachĂ© aux bonnets. Ce couvre-chef deviendra plus tard celui 

des janissaires de l’armĂ©e ottomane. 

189

  Du persan 

zard

, jaune ; probablement Ă©toffe de soie fine ressemblant au taffe-

tas. 

190

  Cette dynastie turkmĂšne qui a contrĂŽlĂ© tout au long du 

XIV

e

 siĂšcle le littoral du 

golfe d’Antalya et l’arriĂšre-pays, dit « rĂ©gion des lacs Â», formait deux bran-
ches engendrĂ©es par deux frĂšres : Dundar Beg, dont les descendant seront 
connus sous le nom des Hamit-Oghlu, Ă  Egridir, et Yunus Beg, qui donnera 
souche aux Teke-Oghlu Ă  Antalya. Timurtash, le fils de Tchoban (voir t. I), 
soumettra les deux branches de la principautĂ© en 1324 et donnera Antalya Ă  un 
fils de Yunus, Mahmud. AprĂšs la fuite de Timurtash en Égypte en 1327, un 
autre fils Hizir (Khidr) contrĂŽlera Antalya. C’est lui que rencontrera Ibn BattĂ»-
ta. Peu aprĂšs son frĂšre Sinan al-din lui succĂ©dera. 

background image

 

Ibn BattĂ»ta — Voyages 

117 

 

II. De La Mecque aux steppes russes et Ă  l’Inde 

Nous nous mĂźmes en route pour la ville de BordoĂ»r 

191

, petite citĂ©, 

riche en jardins et en riviĂšres, et possĂ©dant un chĂąteau situĂ© sur la 
cime d’une haute montagne. Nous logeĂąmes dans la maison de son 
prĂ©dicateur. Les frĂšres se rĂ©unirent et voulurent nous hĂ©berger ; mais 
celui-ci n’y consentit pas. Ils prĂ©parĂšrent pour nous un repas dans un 
jardin appartenant Ă  l’un d’eux, et oĂč ils nous conduisirent. C’était une 
chose merveilleuse que la joie et l’allĂ©gresse qu’ils montraient, Ă  
cause de notre prĂ©sence. Cependant, ils ignoraient notre langue 
comme nous ignorions la leur, et il n’y avait pas de truchement qui pĂ»t 
nous servir d’intermĂ©diaire. Nous passĂąmes un jour chez eux, et nous 
nous en retournĂąmes. 

Nous partĂźmes ensuite de BordoĂ»r pour Sabarta 

192

, ville bien cons-

truite, pourvue de beaux marchĂ©s, de nombreux jardins et de plusieurs 
riviĂšres ; elle a un chĂąteau bĂąti sur une haute montagne. Nous y arri-
vĂąmes le soir, et nous nous logeĂąmes chez son kĂądhi. 

Nous quittĂąmes cet endroit pour nous rendre Ă  AkrĂźdoĂ»r 

193

, qui est 

une grande ville, bien peuplée et possédant de beaux marchés, des ri-
viĂšres, des arbres, et des jardins. Elle a aussi un lac d’eau douce, par 
lequel les vaisseaux se rendent en deux jours Ă  Akchehr, Ă  Bakchehr 
et autres villes et bourgades 

194

. Nous y logeĂąmes 

p143

 dans une Ă©cole 

situĂ©e en face de la grande mosquĂ©e, et oĂč enseignait le savant profes-
seur, le dĂ©vot pĂšlerin, le vertueux Moslih eddĂźn. Ce personnage a pro-
fessĂ© en Égypte et en Syrie, et il a habitĂ© l’IrĂąk pendant quelque 
temps. C’était un homme disert et Ă©loquent, une des merveilles de son 
siĂšcle. Il nous traita avec la plus grande considĂ©ration et nous reçut de 
la maniĂšre la plus honorable. 

 

                                           

191

  L’actuel Burdur, prĂšs du lac du mĂȘme nom, Ă  cent soixante kilomĂštres au nord 

d’Antalya. Il ne reste plus aucune trace du chĂąteau. 

192

  

Isparta, l’antique Baris, conquise en 1203 par les Seldjukides, faisait Ă  
l’époque partie de la principautĂ© des Hamid-Oghlu. 

193

  Egridir, Ă  trente kilomĂštres Ă  l’est d’Isparta et au bord du lac du mĂȘme nom, 

Ă©tait Ă  l’époque la capitale des Hamid-Oghlu. 

194

  Aksehir se trouve Ă  cent vingt-cinq kilomĂštres au nord-est d’Egridir, derriĂšre 

les montagnes de Sultan Dagh et Beysehir au sudest, au bord du lac du mĂȘme 
nom. Alors, soit Ibn BattĂ»ta se trompe en supposant toutes ces villes au bord 
du mĂȘme lac, soit il faut interprĂ©ter cette phrase comme si le chemin pour ces 
deux villes passait Ă  travers le lac. 

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Ibn BattĂ»ta — Voyages 

118 

 

II. De La Mecque aux steppes russes et Ă  l’Inde 

D

U SULTAN D

’A

KRÎDOÛR 

 

Le sultan de cette ville est Abou IshĂąk bec, fils d’AddendĂąr bec 

195

un des principaux souverains de ce pays. Il habita l’Égypte du vivant 
de son pĂšre, et fit le pĂšlerinage de La Mecque. Il est douĂ© de belles 
qualitĂ©s, et c’est sa coutume d’assister chaque jour Ă  la priĂšre de l’asr, 
dans la mosquĂ©e djĂąmi’. Lorsque cette priĂšre est terminĂ©e, il s’adosse 
au mur de la kiblah ; les lecteurs du Coran s’asseyent devant lui, sur 
une estrade de bois Ă©levĂ©e, et lisent la soĂ»rate de la Victoire, celle de 
l’empire et la sourate ’Amma, avec de belles voix qui agissent sur les 
Ăąmes et font que les cƓurs s’humilient, les corps frissonnent et les 
yeux versent des larmes. AprĂšs cette cĂ©rĂ©monie, le sultan retourne Ă  
son palais. 

Nous passĂąmes prĂšs de ce prince les premiers jours du moi de ra-

madhĂąn 

196

. Il s’asseyait, chacune des nuits de 

p144

 ce mois, sur un ta-

pis qui touchait immĂ©diatement la terre, sans estrade, et il s’appuyait 
sur un grand coussin. Le docteur Moslih eddĂźn s’asseyait Ă  son cĂŽtĂ©, je 
m’asseyais Ă  cĂŽtĂ© du fakĂźh, et les grands de son empire, ainsi que les 
Ă©mirs de sa cour, venaient aprĂšs nous. On apportait ensuite des ali-
ments. Le premier mets avec lequel on rompait le jeĂ»ne Ă©tait du 

the-

rĂźd 

197

, servi dans une petite Ă©cuelle et recouvert de lentilles trempĂ©es 

dans le beurre et sucrĂ©es. Les Turcs servent d’abord le therĂźd parce 
qu’ils le regardent comme un mets de bon augure. « Le ProphĂšte, di-
sent-ils, le prĂ©fĂ©rait Ă  tous les autres mets, et nous commençons par le 
manger Ă  cause de cela. Â» On apporte ensuite les autres plats ; c’est 

                                           

195

  AprĂšs l’occupation de la principautĂ© par Timurtash (voir n. 29 ci-dessus) et le 

meurtre de Dundar Beg, ses fils se rĂ©fugiĂšrent en Égypte. Un premier, nommĂ© 
Hizir (Ă  ne pas confondre avec son cousin d’Antalya), apparaĂźt en 1327 pour 
rĂ©cupĂ©rer les possessions paternelles. Son frĂšre Ishak lui succĂšde l’annĂ©e sui-
vante, et il rĂ©gnera jusqu’en 1344. 

196

  Le premier du mois de ramadhan de l’annĂ©e 733 correspond au 16 mai 1333. 

Ibn BattĂ»ta a dĂ» dĂ©barquer Ă  Alanya fin dĂ©cembre ou dĂ©but janvier 1333. Si on 
place le point de dĂ©part de la longue digression qui le mĂšnera vers le centre et 
le nord-est d’Anatolie Ă  Egridir, le point le plus proche de Konya, l’étape sui-
vante de cette dĂ©viation, et non Ă  Milas (voir plus loin et carte) oĂč le texte le 
place, notre voyageur aurait le temps de parcourir ce trajet de déviation jus-
qu’à Erzeroum et revenir Ă  Egridir pour le Ramadhan. 

197

  Potage composĂ© de bouillon et de pain Ă©miettĂ©. D’aprĂšs la tradition attribuĂ©e 

au ProphĂšte au sujet de sa femme AĂŻsha, celui-ci aurait dit : « La supĂ©rioritĂ© 
d’AĂŻsha sur les autres femmes est comme celle du tharid sur les autres mets. » 

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Ibn BattĂ»ta — Voyages 

119 

 

II. De La Mecque aux steppes russes et Ă  l’Inde 

ainsi qu’agissent les Turcs pendant toutes les nuits du mois de ramad-
hĂąn. 

Le fils du sultan mourut un jour de ce mĂȘme mois 

198

. Ces gens 

n’ajoutĂšrent rien aux lamentations habituelles pour implorer la misĂ©ri-
corde divine en faveur du mort, ainsi que font en pareil cas les habi-
tants de l’Égypte et de la Syrie, et, contrairement Ă  ce que nous avons 
racontĂ© ci-dessus touchant les pratiques des LoĂ»rs, quand le fils de 
leur sultan vint Ă  mourir 

199

. Lorsque le prince eĂ»t Ă©tĂ© enseveli, le sul-

tan et les 

thĂąlibs 

200

 continuĂšrent pendant trois jours Ă  visiter son tom-

beau, aprĂšs la priĂšre de l’aurore. Le jour qui suivit ses obsĂšques, je 
sortis avec les autres personnes dans le mĂȘme but. Le sultan m’aperçut 
marchant Ă  pied ; il m’envoya un cheval et me fit faire ses excuses. 
Lorsque je fus de retour Ă  la medrĂ©ceh, je renvoyai le cheval ; mais le 
sultan refusa de le reprendre et dit : « Je l’ai donnĂ© comme cadeau, et 

p145

 non comme prĂȘt. Â» Il m’envoya aussi un vĂȘtement et une somme 

d’argent. 

Nous nous rendĂźmes d’AkrĂźdoĂ»r Ă  Koul HissĂąr 

201

, petite ville en-

tourĂ©e d’eau de tous cĂŽtĂ©s ; des roseaux ont poussĂ© au milieu des 
eaux. On n’y arrive que par un seul chemin, semblable Ă  une chaus-
sĂ©e, pratiquĂ© entre les roseaux et l’eau, et oĂč il ne passe qu’un cavalier 
Ă  la fois. La ville, qui est situĂ©e sur une colline au milieu du lac, est 
trĂšs forte et on ne peut la prendre. Nous y logeĂąmes dans la zĂąouĂŻah 
d’un des jeunes-gens-frĂšres. 

 

D

U SULTAN DE 

K

OUL 

H

ISSÂR 

 

C’est Mohammed Tchelebi, et ce dernier mot, dans la langue du 

pays de RoĂ»m, signifie monsieur, seigneur 

202

. Il est frĂšre du sultan 

                                           

198

  C’est le fils de son frĂšre Mehmed, souverain de Gölhisar (qui sera mentionnĂ© 

plus loin) qui succĂ©dera Ă  IshĂąk. 

199

  Voir t. I, p. 393 et suiv. 

200

  Voir t. I, chap. 1, n. 58. 

201

  40. Gölhisar, Ă  quatre-vingt-dix kilomĂštres au sud-ouest de Burdur, au bord 

d’un petit lac. 

202

  Ce titre est donnĂ© aux chefs soufis, aux princes et plus tard, dans l’empire ot-

toman, aux lettrĂ©s. 

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Ibn BattĂ»ta — Voyages 

120 

 

II. De La Mecque aux steppes russes et Ă  l’Inde 

Abou IshĂąk, roi d’AkrĂźdoĂ»r. Lorsque nous arrivĂąmes dans sa capitale, 
il en Ă©tait absent. Nous y passĂąmes quelques jours, au bout desquels le 
sultan revint. Il nous traita avec considĂ©ration, et nous fournit des 
montures et des provisions de route. Nous partĂźmes par le chemin de 
KarĂą AghĂądj 

203

 ; 

karĂą

 signifie noir, et 

aghĂądj

 bois. C’est une plaine 

verdoyante, habitĂ©e par des Turcomans. Le sultan envoya avec nous 
plusieurs cavaliers, chargĂ©s de nous conduire jusqu’à la ville de LĂąd-
hik, parce qu’une troupe de brigands, appelĂ©s les DjermĂŻĂąn 

204

, inter-

ceptent les chemins dans 

p146

 cette plaine. On dit qu’ils descendent de 

YezĂźd, fils de Mo’ñwiyah, et ils possĂšdent une ville appelĂ©e CoĂ»tĂą-
hiyah. Dieu nous prĂ©serva de leurs attaques, et nous arrivĂąmes Ă  la 
ville de LĂądhik, appelĂ©e aussi DoĂ»n Ghozloh, ce qui signifie la Ville 
des Porcs 

205

Elle est au nombre des villes les plus grandes et les plus admira-

bles. Il s’y trouve sept mosquĂ©es oĂč l’on fait la priĂšre du vendredi ; 
elle possĂšde de beaux jardins, des riviĂšres qui coulent abondamment, 
des sources jaillissantes et des marchĂ©s superbes. On y fabrique des 
Ă©toffes de coton brodĂ©es d’or, qui n’ont pas leurs pareilles, et dont la 
durĂ©e est fort longue, Ă  cause de l’excellente qualitĂ© du coton et de la 
force des fils employĂ©s. Elles sont connues par un nom empruntĂ© de 
celui de la ville oĂč elles se fabriquent. La plupart des personnes qui 
exercent des mĂ©tiers Ă  LĂądhik sont des femmes grecques ; car il y a ici 
beaucoup de Grecs tributaires. Ils payent au sultan des redevances, 
telles que la capitation et autres. Leur signe distinctif consiste en des 
bonnets longs, parmi lesquels il y en a de rouges et de blancs. Les 
femmes des Grecs portent de grands turbans. 

                                           

203

  

Plaine arrosĂ©e par la riviĂšre Dalaman, dont le centre est le bourg actuel 
d’Acipayam. 

204

  Les Germiyan-Oghlu sont la seule principautĂ© turkmĂšne anatolienne qu’Ibn 

BattĂ»ta ne visitera pas. Ses renseignements tirent apparemment leur origine de 
l’apprĂ©hension des autres souverains face Ă  la puissance et Ă  l’agressivitĂ© des 
Germiyan-Oghlu, lesquels, enclavĂ©s dans le centre-ouest d’Anatolie, n’avaient 
d’autre issue pour s’étendre que de soumettre les principautĂ©s voisines. Leur 
capitale Ă  l’époque Ă©tait Kutahya et leur souverain Mehmed Beg (1325 ?-
l360 ?). 

205

  

L’antique Laodhikeia du MĂ©andre, dont le nom fut dĂ©formĂ© en LĂądik Ă  
l’époque de la conquĂȘte. Le nom de Dongouzlou, dĂ» probablement Ă  la prĂ©-
sence des chrĂ©tiens, Ă©leveurs de porcs, est Ă  l’origine du nom actuel de la 
ville : Denizli. 

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Ibn BattĂ»ta — Voyages 

121 

 

II. De La Mecque aux steppes russes et Ă  l’Inde 

Les gens de cette ville ne rĂ©prouvent pas les mauvaises mƓurs ; 

bien plus, les habitants de tout ce pays en usent de mĂȘme. Ils achĂštent 
de belles esclaves grecques et les laissent se prostituer ; chacune 
d’elles doit payer une redevance Ă  son maĂźtre. J’ai entendu dire, en 
cette ville, que les jeunes filles esclaves y entrent dans le bain avec les 
hommes, et que quiconque veut se livrer Ă  la dĂ©bauche se satisfait 
dans le bain, sans que personne lui en fasse reproche. On m’a racontĂ© 
que le kĂądhi de cette ville possĂšde des jeunes filles esclaves livrĂ©es Ă  
ce sale trafic. 

Lors de notre arrivĂ©e Ă  LĂądhik, nous passĂąmes par un marchĂ©. Des 

individus sortirent de leurs boutiques 

p147

 au-devant de nous, et prirent 

la bride de nos chevaux. D’autres personnes voulurent les en empĂȘ-
cher, et la dispute se prolongea entre les deux partis, si bien que plu-
sieurs individus tirùrent leurs couteaux. Nous ignorions ce qu’ils di-
saient. En consĂ©quence, nous eĂ»mes peur d’eux et nous pensĂąmes que 
c’étaient ces DjermiĂąn qui pratiquent le brigandage sur les chemins, 
que c’était lĂ  leur ville et qu’ils voulaient nous piller ; mais Dieu nous 
envoya un homme qui avait fait le pĂšlerinage et qui connaissait la lan-
gue arabe. Je lui demandai ce que ces gens nous voulaient. Il rĂ©pon-
dit :  Â« Ce  sont  des 

fitiĂąns

. Ceux qui sont arrivĂ©s les premiers prĂšs de 

vous sont les compagnons d’alfata Akhy Sinñn, et les autres, les com-
pagnons d’alfata Akhy ThoĂ»mĂąn 

206

. Chaque troupe dĂ©sire que vous 

logiez chez elle. » Nous fĂ»mes Ă©tonnĂ©s de la gĂ©nĂ©rositĂ© de leur Ăąme. 

Ils firent ensuite la paix, Ă  condition qu’ils tireraient au sort, et que 

nous logerions d’abord chez ceux en faveur desquels le sort se dĂ©cla-
rerait. Il Ă©chut Ă  Akhy SinĂąn. Il apprit cette nouvelle, et vint nous 
trouver avec plusieurs de ses compagnons, qui nous donnĂšrent le sa-
lut. Nous logeĂąmes dans un ermitage qui lui appartenait, et l’on nous 
offrit diffĂ©rentes espĂšces de mets. Akhy SinĂąn nous conduisit ensuite 
au bain, y entra avec nous et se chargea de me servir lui-mĂȘme ; ses 
compagnons furent prĂ©posĂ©s au service des miens, trois ou quatre 
d’entre eux prenant soin d’un de ceux-ci. Quand nous fĂ»mes sortis du 
bain, on apporta un festin somptueux, des sucreries et beaucoup de 
fruits, et lorsque nous eûmes fini de manger, les lecteurs du Coran lu-

                                           

206

  Evliya Tchelebi, le voyageur turc du 

XVII

e

 siĂšcle, en passant par Denizli y 

trouva les tombeaux d’Akhi Sinan et d’Akhi Tuman, vĂ©nĂ©rĂ©s comme des 
saints. 

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Ibn BattĂ»ta — Voyages 

122 

 

II. De La Mecque aux steppes russes et Ă  l’Inde 

rent des versets de ce livre divin. Puis tous ces hommes commencĂš-
rent Ă  chanter et Ă  danser. Ils informĂšrent le sultan de notre arrivĂ©e, et 
le lendemain au soir il nous envoya chercher. Nous l’allĂąmes trouver, 
ainsi que son fils, comme nous le raconterons ci-dessous. 

p148

Nous retournĂąmes ensuite Ă  l’ermitage ; nous rencontrĂąmes le frĂšre 

ThoĂ»man et ses compagnons, qui nous attendaient. Ils nous menĂšrent 
Ă  leur zĂąouĂŻah, et imitĂšrent la conduite de leurs confrĂšres en ce qui 
regardait le bain et le repas. Ils y ajoutĂšrent mĂȘme quelque chose, en 
rĂ©pandant sur nous de l’eau de rose, aprĂšs que nous fĂ»mes sortis du 
bain. Ensuite ils retournĂšrent avec nous Ă  la zĂąouĂŻah, et se conduisi-
rent absolument comme leurs compagnons, ou mieux encore, sous le 
rapport de l’excellence des mets, des sucreries et des fruits ; il en fut 
ainsi de la lecture du Coran aprĂšs la fin du repas, du chant et de la 
danse. Nous passĂąmes plusieurs jours prĂšs d’eux Ă  la zĂąouĂŻah 

 

D

U SULTAN DE 

L

ÂDHIK

 

C’est Yenendj bec 

207

, et il est au nombre des principaux sultans du 

pays de RoĂ»m. Lorsque nous fĂ»mes descendus dans l’ermitage 
d’Akhy SinĂąn, ainsi que nous l’avons racontĂ©, il nous envoya le prĂ©di-
cateur, le donneur d’avertissements, le savant ’AlĂą eddĂźn Alkastha-
moûny, et le fit accompagner par des chevaux en nombre égal au nÎ-
tre. Cela se passait dans le mois de ramadhĂąn. Nous allĂąmes le trouver 
et nous lui donnĂąmes le salut. C’est la coutume des rois de ce pays de 
tĂ©moigner de l’humilitĂ© envers les voyageurs, de leur parler avec dou-
ceur, mais de leur faire peu de prĂ©sents. Nous fĂźmes avec ce prince la 
priĂšre du coucher du soleil ; on lui servit Ă  manger ; nous rompĂźmes le 
jeĂ»ne prĂšs de lui et nous nous en retournĂąmes. Il nous envoya des dir-
hems. Son fils MourĂąd bec nous manda ensuite ; il habitait un 

p149

 jar-

din situĂ© hors de la ville, car c’était alors la saison des fruits. Il envoya 
un nombre de chevaux Ă©gal au nĂŽtre, ainsi qu’avait fait son pĂšre. Nous 

                                           

207

  Ladik avait Ă©tĂ© donnĂ©e comme fief par les Seldjukides aux descendants d’un 

de leurs vizirs, Sahib Ata, Ă  la fin du 

XIII

e

 siĂšcle. Au cours de leur expansion, 

les Germiyan sont entrĂ©s en conflit avec les Sahib Ata et la ville a changĂ© trois 
fois de mains, pour Ă©choir dĂ©finitivement en 1289 Ă  Ali Beg, de la famille des 
Germiyan. Yinantch Ă©tait le fils de ce dernier. Mort aprĂšs 1335, c’est son fils 
Murad Arslan, mentionnĂ© plus loin, qui lui succĂ©da. 

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Ibn BattĂ»ta — Voyages 

123 

 

II. De La Mecque aux steppes russes et Ă  l’Inde 

allĂąmes Ă  son jardin et nous passĂąmes prĂšs de lui la nuit entiĂšre. Il 
avait un lĂ©giste qui servit d’interprĂšte entre nous et le prince. 

Nous nous en retournĂąmes au matin, et, la fĂȘte de la rupture du 

jeĂ»ne nous ayant trouvĂ©s Ă  LĂądhik 

208

, nous nous rendĂźmes au lieu de 

la priĂšre. Le sultan sortit avec son armĂ©e et les jeunes-gens-frĂšres sor-
tirent aussi, tous munis de leurs armes. Les individus de tous les corps 
de mĂ©tiers portaient des Ă©tendards, des clairons, des trompettes et des 
tambours. Ils s’efforcent de remporter les uns sur les autres le prix de 
la louange, et de se surpasser par l’éclat de leur costume et 
l’excellence de leurs armes. Ils ont avec eux des bƓufs, des moutons 
et des charges de pain ; ils Ă©gorgent les animaux prĂšs des sĂ©pultures, 
et font des aumĂŽnes avec leur chair et avec le pain. Ils se rendent 
d’abord aux tombeaux, puis au lieu de la priĂšre. Lorsque nous eĂ»mes 
fait la priĂšre de la fĂȘte, nous entrĂąmes avec le sultan dans son palais, et 
l’on servit des aliments. Une table sĂ©parĂ©e fut dressĂ©e pour les doc-
teurs de la loi, les cheĂŻkhs et les fitiĂąns. Une autre table est destinĂ©e 
aux fakĂźrs et aux malheureux ; car dans ce jour ni pauvre ni riche n’est 
repoussĂ© du palais du sultan. 

Nous sĂ©journĂąmes quelque temps dans cette ville, Ă  cause du dan-

ger qu’offraient les chemins ; mais, une caravane s’étant prĂ©parĂ©e Ă  
partir, nous marchĂąmes avec elle pendant un jour et une portion de la 
nuit suivante, et nous arrivĂąmes Ă  la forteresse de ThaouĂąs 

209

, qui est 

grande. On raconte que SohaĂŻb, compagnon de Mahomet, Ă©tait origi-
naire de cette place 

210

p150

Nous passĂąmes la nuit hors de ses murailles, et arrivĂąmes au matin 

prĂšs de sa porte. Les habitants du fort nous interrogĂšrent, du haut du 
mur, sur notre arrivĂ©e, et nous satisfĂźmes Ă  leurs questions. Alors le 
commandant du chĂąteau, EliĂąs bec 

211

, sortit Ă  la tĂȘte de ses troupes, 

afin d’explorer les environs de la forteresse et le chemin, de peur que 
les voleurs ne fondissent sur les troupeaux. Lorsque ces hommes eu-

                                           

208

  Le 15 juin 1333. 

209

  L’actuel Tavas, Ă  quarante kilomĂštres par la route au sud de Denizli. 

210

  Suhail serait, d’aprĂšs la tradition, d’origine grecque. 

211

  Ilyas Beg est mentionnĂ© par Umari comme souverain d’une principautĂ© ayant 

comme centre Tavas qui sera absorbĂ©e par la suite par les MentechĂ© (voir plus 
loin). 

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Ibn BattĂ»ta — Voyages 

124 

 

II. De La Mecque aux steppes russes et Ă  l’Inde 

rent fait le tour de la place, les troupeaux sortirent ; et c’est ainsi qu’ils 
agissent continuellement. Nous logeĂąmes dans le faubourg de cette 
forteresse, dans la zĂąouĂŻah d’un homme pauvre. L’émir de la place 
nous envoya les mets de l’hospitalitĂ©, ainsi que des provisions de 
route. 

De ThaouĂąs nous nous rendĂźmes Ă  Moghlah 

212

, et nous logeĂąmes 

dans l’ermitage d’un des cheĂŻkhs de cet endroit, qui Ă©tait au nombre 
des hommes gĂ©nĂ©reux et vertueux. Il venait souvent nous trouver dans 
sa zĂąouĂŻah, et n’arrivait jamais sans apporter des mets ou des fruits, ou 
des sucreries. Nous rencontrĂąmes dans cette ville IbrahĂźm bec, fils du 
sultan de la ville de MĂźlĂąs, dont nous parlerons ci-aprĂšs. Il nous traita 
avec considĂ©ration, et nous fit prĂ©sent de vĂȘtements. 

Nous nous rendĂźmes ensuite Ă  MĂźlĂąs 

213

, qui est une des plus belles 

et des plus grandes villes du pays de RoĂ»m ; elle abonde en fruits, en 
jardins et en eaux, et nous y logeñmes dans la zñouïah d’un des jeu-
nes-gens-frĂšres. Celui-ci surpassa de beaucoup, sous le rapport de la 
gĂ©nĂ©rositĂ©, du repas d’hospitalitĂ©, de l’entrĂ©e dans le 

p151

 bain, et au-

tres actions louables et actes biensĂ©ants, ceux qui l’avaient prĂ©cĂ©dĂ© 
prĂšs de nous. Nous rencontrĂąmes Ă  MĂźlĂąs un homme vertueux et ĂągĂ©, 
nommĂ© BĂąbĂą echchouchtery 

214

 ; on racontait que son Ăąge dĂ©passait 

cent cinquante ans ; mais il avait encore de la force et de l’activitĂ© ; 
son intelligence Ă©tait ferme et sa mĂ©moire excellente. Il fit des vƓux 
en notre faveur et nous obtĂźnmes sa bĂ©nĂ©diction. 

 

D

U SULTAN DE 

M

ÎLÂS 

 

C’est le sultan honorĂ© Chodjñ’ eddĂźn OrkhĂąn bec, fils 

d’Almentecha 

215

. Il est au nombre des meilleurs souverains, il est 

                                           

212

  A cent treize kilomĂštres par la route au sud-ouest de Tavas, l’actuelle Mugla. 

Ibn BattĂ»ta entre ici dans l’émirat de MentechĂ©. 

213

  A quatre-vingt-un kilomĂštres au nord-ouest de Mugla, aujourd’hui sous prĂ©-

fecture de cette derniĂšre ville ; c’est l’antique Mylasa, capitale de la Carie. La 
rĂ©gion fut conquise en 1261 par les TurkmĂšnes au nom des Seldjukides. 

214

  Son tombeau, mentionnĂ© par Evliya Tchelebi, est encore de nos jours objet de 

vĂ©nĂ©ration. 

215

  Les anciennes rĂ©gions de la Lycie et de la Carie, aux mains des Byzantins, 

sont conquises par des TurkmĂšnes, venus de la mer Ă  partir des rivages du 

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Ibn BattĂ»ta — Voyages 

125 

 

II. De La Mecque aux steppes russes et Ă  l’Inde 

douĂ© d’une jolie figure et tient une belle conduite. Sa compagnie habi-
tuelle se compose de lĂ©gistes, qui jouissent prĂšs de lui d’une grande 
considĂ©ration. Plusieurs de ces hommes vivent Ă  sa cour, parmi les-
quels le fakĂźh AlkhĂąrezmy, homme excellent et versĂ© dans les diverses 
branches des sciences. Le sultan Ă©tait mĂ©content de lui, lorsque je le 
vis, parce qu’il avait fait un voyage Ă  la ville d’AyĂą SoloĂ»k, qu’il en 
avait visitĂ© le prince et avait acceptĂ© ses dons. Ce docteur me pria de 
dire devant le roi, touchant son affaire, des choses capables d’effacer 
les mauvaises impressions qu’il avait dans l’esprit. Je fis son Ă©loge en 
prĂ©sence du sultan, et je rapportai ce que je connaissais de la science 
de ce jurisconsulte et de son mérite. Je ne cessai de parler ainsi, jus-
qu’à ce que la colĂšre du prince contre lui eĂ»t disparu. Ce sultan nous 
fit du bien, et nous donna des montures et des provisions de route. Sa 
rĂ©sidence Ă©tait dans la 

p152

 ville de BardjĂźn, voisine de MĂźlĂąs ; ces deux 

villes ne sont sĂ©parĂ©es que par une distance de deux milles 

. Celle 

de BardjĂźn est nouvelle, situĂ©e sur une colline, et pourvue de beaux 
Ă©difices et de mosquĂ©es. Le sultan avait commencĂ© d’y bĂątir une mos-
quĂ©e djĂąmi’, dont la construction n’était pas encore achevĂ©e 

. Nous 

le vĂźmes dans cette ville, et nous y logeĂąmes dans la zĂąouĂŻah du jeune-
homme-frĂšre Aly. 

Nous partĂźmes lorsque le sultan nous eut fait du bien, comme nous 

l’avons dit ci-dessus, et arrivĂąmes Ă  KoĂ»niyah 

 ville grande, bien 

bĂątie, abondante en eaux, en riviĂšres, en jardins et en fruits. Elle pro-
duit l’abricot appelĂ© kamar eddĂźn, dont il a Ă©tĂ© question plus haut, et 

                                                                                                                   

golfe d’Antalya. MentechĂ© Beg, le fondateur Ă©ponyme de la dynastie, mourut 
aprĂšs 1282, laissant un fils, Mas’ud, Ă  Muas (1282 ?-1318 ?) et un autre, Kir-
man, Ă  Finike. Le successeur de Mas’ud fut son fils Orhan (1318 ?-1344 ?), 
rencontrĂ© par Ibn BattĂ»ta. Son fils Ibrahim, que notre auteur mentionne Ă  Mu-
gla, lui succĂ©dera. 

216

  Par la suite, Pecin ou Becin, Ă  cinq kilomĂštres au sud de Mitas. 

217

  Une inscription sur cette mosquĂ©e porterait, d’aprĂšs Evliya Tchelebi, la date 

de 7(3)2 (1331-1332), mais le chiffre du milieu n’est pas sĂ»r. 

218

  Ici commence dans le texte le digression qui va mener Ibn BattĂ»ta jusqu’à 

Erzeroum au nord-est d’Anatolie. Konya Ă©tant Ă  six cents kilomĂštres Ă  l’est de 
Mitas, il serait plus logique de placer cette digression Ă  partir d’Egridir et 
Beysehir, cette derniĂšre ville Ă©tant distante de quatre-vingt-dix kilomĂštres de 
Konya (voir aussi n. 33, ci-dessus). Konya fut la capitale des Seldjukides 
d’Anatolie jusqu’à la fin de leur rĂšgne en 1308. DisputĂ©e ensuite aux Mongols 
par les Karamanoghlu, elle fut occupĂ©e par ces derniers aprĂšs la fuite de Ti-
murtash en 1327. 

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Ibn BattĂ»ta — Voyages 

126 

 

II. De La Mecque aux steppes russes et Ă  l’Inde 

on l’exporte aussi de cette ville en Ă‰gypte et en Syrie. Les rues de 
KoĂ»niyah sont fort vastes, ses marchĂ©s admirablement disposĂ©s et les 
gens de chaque profession y occupent une place sĂ©parĂ©e. On dit que 
cette ville a Ă©tĂ© bĂątie par Alexandre, et elle fait partie des États du sul-
tan Bedr eddĂźn, fils de KaramĂąn, dont nous reparlerons ci-dessous ; 
mais le souverain de l’Irak s’en est quelquefois emparĂ©, Ă  cause de sa 
proximitĂ© des villes qu’il possĂšde dans ce pays. 

Nous logeĂąmes Ă  KoĂ»niyah dans la zĂąouĂŻah du kĂądhi de cette ville, 

nommĂ© Ibn Kalam chĂąh 

219

. Il est au nombre des fitiĂąns et son ermi-

tage est un des plus grands qui 

p153

 existent. Il a beaucoup de disciples, 

dont l’affiliation Ă  la chevalerie remonte au prince des croyants ’Aly, 
fils d’Abou ThĂąlib 

220

. Le vĂȘtement qui, chez eux, sert d’insigne Ă  

cette distinction est le caleçon. C’est ainsi que les soĂ»fis revĂȘtent le 
froc comme marque de leur corporation. Le kĂądhi agit encore d’une 
façon plus gĂ©nĂ©reuse et plus belle que les personnes qui l’avaient prĂ©-
cĂ©dĂ©, en nous traitant avec considĂ©ration et en nous donnant 
l’hospitalitĂ©. Il envoya son fils Ă  sa place, pour nous introduire dans le 
bain. 

On voit dans cette ville le mausolĂ©e du cheĂŻkh, de l’imĂąm pieux, du 

pĂŽle, DjĂ©lĂąl eddĂźn, connu sous le nom de MaoulĂąnĂą 

221

, Cet homme 

jouissait d’une grande considĂ©ration, et il y a dans le pays de RoĂ»m 
une confrĂ©rie qui lui doit sa naissance et qui porte son nom. On ap-
pelle donc ceux qui en font partie djelĂąliens, Ă  l’instar des ahmediens 

                                           

219

  Tadj al-din bin Kalam Shah, mentionnĂ© par d’autres sources. 

220

  La futuwwa, organisation populaire d’un pouvoir politique grandissant dans la 

sociĂ©tĂ© urbaine musulmane, fut rĂ©cupĂ©rĂ©e par le calife abbasside al-Nasir 
(1181-1223) et transformĂ©e en une sorte d’ordre de chevalerie qui devait relier 
les souverains de l’islam sous le saint patronage d’Ali. Al-Nasir enverra, 
comme ambassadeur-missionnaire au profit de cette cause, auprĂšs du souve-
rain seldjukide de Konya Alauddin Kayqubad I

er

 (1219-1237), Abu Hafs 

Omar al-Suhrawardi, le fondateur de l’ordre soufi « aristocratique » du mĂȘme 
nom (voir introduction du t. I). Ainsi l’implantation de la futuwwa dans la ca-
pitale seldjukide a dĂ» conserver un caractĂšre diffĂ©rent de celui, plus populaire, 
des akhis des autres villes. 

221

  Djalal al-din al-Rumi, dit Mawlana (Notre MaĂźtre) [1207-1284], est le fonda-

teur de l’ordre soufi des mawiawis, connus en Occident sous le nom de « der-
viches tourneurs Â». L’ordre est inspirĂ© de la tradition khorasanienne du sou-
fisme. Djalal al-din est originaire de Balkh, et son 

silsila

 (affiliation) retrouve 

celui des suhrawardis. ProtĂ©gĂ© par les seldjukides et ensuite par les Ottomans, 
l’ordre s’est surtout implantĂ© parmi les classes dirigeantes. 

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Ibn BattĂ»ta — Voyages 

127 

 

II. De La Mecque aux steppes russes et Ă  l’Inde 

dans l’IrĂąk, et des haĂŻderiens dans le Khorùçùn 

222

. Par-dessus le mau-

solĂ©e de DjĂ©lĂąl eddĂźn, on a Ă©levĂ© une grande zĂąouĂŻah, oĂč l’on sert de la 
nourriture aux voyageurs 

223

p154

 

A

NECDOTE

 

On raconte que Djélùl eddßn était, au début de sa carriÚre, un lé-

giste et un professeur. Les Ă©tudiants se rĂ©unissaient auprĂšs de lui, dans 
son Ă©cole, Ă  KoĂ»niyah. Un homme qui vendait des sucreries entra un 
jour dans la medrĂ©ceh, portant sur sa tĂȘte un plateau de pĂątes douces, 
coupĂ©es en morceaux, dont chacun se vendait une obole. Lorsqu’il fut 
arrivĂ© dans la salle des leçons, le cheĂŻkh lui dit : « Apporte ton pla-
teau. Â» Le marchand y prit un morceau de sucrerie et le donna au 
cheĂŻkh ; celui-ci le reçut dans sa main et le mangea. Le pĂątissier s’en 
alla sans faire goĂ»ter de sa marchandise Ă  aucune autre personne. Le 
cheĂŻkh laissa la leçon, sortit pour le suivre et nĂ©gligea ses disciples 

224

Ceux-ci l’attendirent longtemps ; enfin, ils allĂšrent Ă  sa recherche, 
mais ne purent dĂ©couvrir oĂč il se tenait. Il revint les trouver au bout de 
quelques annĂ©es ; mais son esprit Ă©tait dĂ©rangĂ© ; il ne parlait plus 
qu’en poĂ©sie persane liĂ©e (dont les hĂ©mistiches rimaient l’un avec 
l’autre, et qu’on ne comprenait pas). Ses disciples le suivaient en Ă©cri-
vant les vers qu’il rĂ©citait, et ils en composĂšrent un livre, qu’ils appe-
lĂšrent 

Mathnawy 

225

. Les habitants de ce pays rĂ©vĂšrent cet ouvrage, en 

mĂ©ditent le contenu, l’enseignent et le lisent dans leurs zĂąouĂŻahs, tou-
tes les nuits du jeudi au vendredi. On voit aussi Ă  KoĂ»niyah le tom-
beau du jurisconsulte Ahmed, qui, Ă  ce qu’on raconte, fut le profes-
seur du susdit DjĂ©lĂąl eddĂźn. 

p155

                                           

222

  Les rifais (voir introduction du t. I). Pour les haidaris voir plus loin p. 313 et 

introduction. 

223

  Le complexe contenant le tombeau de Mawlana et la zawiya existe toujours Ă  

Konya. 

224

  Il s’agit de Shams al-din Tabrizi, dont les rapports avec Mawiana datent de 

1244. Ils durĂšrent quinze mois, jusqu’à ce que les disciples et la famille de 
Mawlana, inquiets de l’influence de Tabrizi, dĂ©cident de le tuer. 

225

  Double, rĂ©pĂ©tĂ© ; forme poĂ©tique contenant des vers de la mĂȘme mesure, et 

dont les deux hĂ©mistiches riment ensemble. Écrit en persan considĂ©rĂ© par les 
adeptes de l’ordre comme contenant le sens cachĂ© du Coran et appelĂ© « le Co-
ran en persan ». 

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Ibn BattĂ»ta — Voyages 

128 

 

II. De La Mecque aux steppes russes et Ă  l’Inde 

Nous partĂźmes de KoĂ»niyah pour LĂąrendah 

226

, ville belle et abon-

dante en eaux et en jardins. 

 

D

U SULTAN DE 

L

ÂRENDAH 

 

Le sultan de cette ville est le roi Bedr eddĂźn, fils de KaramĂąn 

227

elle appartenait à son frÚre utérin Moûça. Celui-ci la céda à Melic Nù-
cir, qui lui donna en place un Ă©quivalent, et y envoya un Ă©mir et une 
armĂ©e 

228

, mais ensuite le sultan Bedr eddĂźn s’en empara et y bĂątit un 

palais royal ; son autoritĂ© s’y consolida. Je rencontrai ce sultan hors de 
la ville, qui revenait d’une partie de chasse. Je descendis devant lui de 
ma monture, et il descendit de la sienne ; je le saluai et il s’avança 
vers moi. C’est la coutume des rois de ce pays de mettre pied Ă  terre, 
lorsqu’un voyageur descend de sa monture devant eux. Son action 
leur plaĂźt, et ils lui tĂ©moignent alors beaucoup de considĂ©ration ; mais, 
s’il les salue sans descendre de cheval, cela leur dĂ©plaĂźt, les mĂ©-
contente, et devient une cause de dĂ©sappointement pour le voyageur. 
C’est ce qui m’est arrivĂ© avec un de ces rois, ainsi que je le raconterai. 
Lorsque j’eus donnĂ© le salut Ă  celui-ci et que je fus remontĂ© Ă  cheval 
aprĂšs lui, il m’interrogea touchant mon Ă©tat de santĂ© et le temps de 
mon arrivĂ©e ; j’entrai avec lui dans la ville. Il ordonna de me donner 
l’hospitalitĂ© la plus parfaite ; il m’envoya des mets copieux, des fruits 
et des sucreries dans des 

p156

 bassins d’argent, ainsi que des bougies. Il 

me donna des vĂȘtements, une monture et d’autres prĂ©sents. 

                                           

226

  L’actuelle Karaman, Ă  cent sept kilomĂštres au sud-est de Konya, dĂ©truite par 

l’Ilhan Gaikhatu aprĂšs 1291, fut rebĂątie vers 1311 par le Karamanoghlu Musa 
qui en fit sa rĂ©sidence. 

227

  Badr al-din Ibrahim, fils de Badr al-din Mahmud (1300-1308) et petit-fils de 

Karaman, fondateur Ă©ponyme de la dynastie, succĂ©da Ă  son frĂšre Yakhchi et 
prit possession de Larende vers 1317-1318. Il abdiqua en 1333, l’annĂ©e de 
passage d’Ibn BattĂ»ta, au profit de son frĂšre Khalil, mais conserva probable-
ment une partie de l’émirat comme fief. 

228

  Musa possĂ©da Larende de 1311 Ă  1318. Il fut comme la plupart des Karama-

noghlu alliĂ© aux mameluks ; Ibn BattĂ»ta le rencontra au pĂšlerinage de La 
Mecque en 1328 (voir t. I, p. 472). Toutefois, il ne semble pas que des déta-
chements mameluks soient venus Ă  Larende. 

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Ibn BattĂ»ta — Voyages 

129 

 

II. De La Mecque aux steppes russes et Ă  l’Inde 

Nous ne sĂ©journĂąmes pas longtemps prĂšs de ce prince, et nous nous 

rendĂźmes Ă  Aksera 

229

, une des villes les plus belles et les plus solide-

ment bĂąties du pays de RoĂ»m. Des sources d’eau courante et des jar-
dins l’entourent de tous cĂŽtĂ©s ; trois riviĂšres la traversent, et l’eau 
coule prĂšs de ses maisons. Elle a des arbres et des ceps de vignes, et 
elle renferme dans son enceinte un grand nombre de vergers. On y 
fabrique des tapis de laine de brebis, appelĂ©s de son nom, et qui n’ont 
leurs pareils dans aucune autre ville 

230

. On les exporte en Égypte, en 

Syrie, dans l’IrĂąk, dans l’Inde, Ă  la Chine et dans le pays des Turcs. 
Cette ville obĂ©it au roi de l’IrĂąk. Nous y logeĂąmes dans la zĂąouĂŻah du 
chĂ©rĂźf HoceĂŻn, lieutenant de l’émir Artena 

231

. Celui-ci est le représen-

tant du roi de l’IrĂąk, dans la portion du pays de RoĂ»m dont il s’est 
emparĂ©. Le chĂ©rĂźf HoceĂŻn fait partie de la corporation des fitiĂąns, et 
commande Ă  une nombreuse confrĂ©rie. Il nous traita avec une extrĂȘme 
considĂ©ration, et se conduisit comme ceux qui l’avaient prĂ©cĂ©dĂ©. 

Nous partĂźmes ensuite pour la ville de Nacdeh 

232

, qui appartient au 

roi de l’IrĂąk. C’est une place considĂ©rable et trĂšs peuplĂ©e, mais dont 
une partie est en ruines. La riviĂšre appelĂ©e fleuve Noir la traverse. Ce-
lui-ci est au nombre des plus grands fleuves et porte trois ponts, 

p157

 

dont un dans l’intĂ©rieur de la ville et deux Ă  l’extĂ©rieur. On y a placĂ©, 
tant au-dedans qu’au-dehors de la ville, des roues hydrauliques qui 
arrosent les jardins. Les fruits sont fort abondants Ă  Nacdeh. Nous y 
logeĂąmes dans la zĂąouĂŻah du jeune-homme Akhy DjĂąroĂ»k, qui remplit 
Ă  Nacdeh les fonctions de commandant. Il nous traita gĂ©nĂ©reusement, 
selon la coutume de ces jeunes-gens. 

Nous passĂąmes trois jours Ă  Nacdeh ; puis nous partĂźmes pour la 

ville de KaïçùrĂŻah 

233

, qui appartient aussi au prince de l’Irak. C’est 

                                           

229

  68. Aksaray se trouve sur le chemin de Konya Ă  Kayseri et non sur celui de 

Konya Ă  Nigde par Larende apparemment suivi par Ibn BattĂ»ta. Mais il peut 
trĂšs bien s’agir d’un itinĂ©raire de retour. La ville construite par le Seldjukide 
Izzeddin Kilidj Arslan II en 1171 Ă©tait, d’aprĂšs Mustawui, un endroit fertile 
produisant d’excellentes cĂ©rĂ©ales et d’abondants raisins. 

230

  

« Dans la province de Turcomanie [...] sont faits les plus beaux tapis du 
monde et des plus magnifiques couleurs » (Marco P

OLO

). 

231

  Voir t. I, chap. 5, n. 250. 

232

  Nigde sur la petite riviĂšre de Kara Su (riviĂšre Noire), qui n’a rien d’un grand 

fleuve. 

233

  Kayseri, Ă  cent vingt kilomĂštres au nord-est de Nigde. 

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Ibn BattĂ»ta — Voyages 

130 

 

II. De La Mecque aux steppes russes et Ă  l’Inde 

une des grandes villes du pays de RoĂ»m ; une armĂ©e des habitants de 
l’Irak y rĂ©side, ainsi qu’une des khĂątoĂ»ns de l’émir ’Ala eddĂźn Artena, 
nommĂ© plus haut, laquelle est au nombre des princesses les plus no-
bles et les plus vertueuses. Elle est parente du roi de l’IrĂąk, et on 
l’appelle Agha 

234

 ce qui signifie Grand. Toutes les personnes qui ont 

quelque parentĂ© avec le sultan sont appelĂ©es de ce titre. Le nom de 
cette princesse est Taghy KhĂątoĂ»n, et nous la visitĂąmes. Elle se leva 
devant nous, nous donna un salut grĂącieux, nous parla avec bontĂ©, et 
ordonna de nous servir des aliments. Nous mangeĂąmes, et lorsque 
nous nous en fĂ»mes retournĂ©s elle nous envoya, par un de ses escla-
ves, un cheval sellĂ© et bridĂ©, une robe d’honneur et des dirhems, et 
elle nous fit prĂ©senter ses excuses. 

Nous logeĂąmes Ă  CaïçùrĂŻah dans la zĂąouĂŻah du jeune-homme-frĂšre, 

l’émir Aly. C’est un Ă©mir considĂ©rable et un des principaux frĂšres de 
ce pays. Il est le supĂ©rieur d’une corporation composĂ©e de plusieurs 
des chefs et des grands de la ville 

235

. Son ermitage est au nombre des 

plus beaux par ses tapis, ses lampes, l’abondance de ses mets, et la 
soliditĂ© de sa construction. Les notables de la 

p158

 ville d’entre ses 

compagnons, ainsi que les autres, se rassemblent chaque nuit auprĂšs 
de lui, et font, pour traiter généreusement les nouveaux venus, beau-
coup plus que n’en font les autres. Une des coutumes de ce pays 
consiste en ce que, dans toute localitĂ© oĂč il n’y a pas de sultan, c’est 
l’

akhy

 qui remplit les fonctions de gouverneur 

236

. Il donne des che-

vaux et des vĂȘtements aux voyageurs, et leur fait du bien selon la me-
sure de leur mĂ©rite. L’ordre que suit ce gouverneur, dans l’exercice de 
son autoritĂ© et ses promenades Ă  cheval, est le mĂȘme que celui des 
rois. 

Nous nous rendĂźmes ensuite Ă  la ville de SĂźwĂą 

237

. C’est une des 

possessions du roi de l’IrĂąk, et la plus grande ville qui lui appartienne 

                                           

234

  Le terme agha, dĂ©rivĂ© du mongol (frĂšre aĂźnĂ©), est devenu un terme honorifi-

que. 

235

  C’est encore la futuwwa sous sa forme aristocratique (voir ci-dessus n. 59). 

236

  A la fin de la domination seldjukide en Anatolie, Konya avait des gouverneurs 

akhis, et en 1314 le Karamanoghlu Yakhchi conquit Konya sur Akhi Mustafa ; 
de mĂȘme Ă  Ankara existait un gouvernement akhi. 

237

  Une des villes les plus importantes d’Anatolie Ă  l’époque l’ancienne Sebaste, 

siĂšge des gouverneurs mongols depuis 1304. 

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Ibn BattĂ»ta — Voyages 

131 

 

II. De La Mecque aux steppes russes et Ă  l’Inde 

dans ce pays. Ses Ă©mirs et ses percepteurs y font rĂ©sidence. Elle est 
bien construite ; ses rues sont larges et ses marchĂ©s regorgent de 
monde. On y voit une maison qui ressemble Ă  un collĂšge et qui est 
appelĂ©e la maison du 

seĂŻdat 

238

. Il n’y loge que des chĂ©rĂźfs et leur chef 

y habite ; on leur y assigne, pour tout le temps de leur sĂ©jour, des lits, 
de la nourriture, des bougies et autres objets, et lorsqu’ils partent on 
leur fournit des provisions de route. 

Quand nous fĂ»mes arrivĂ©s prĂšs de cette ville, les compagnons du 

jeune-homme Akhy Ahmed Bitchakty sortirent Ă  notre rencontre. 

Bit-

chak

 signifie en turc couteau, et le nom de Bitchaktchy est dĂ©rivĂ© de 

ce mot. Ils formaient une troupe nombreuse ; les uns Ă©taient Ă  cheval, 
les autres Ă  pied. Nous rencontrĂąmes ensuite les compagnons du 
jeune-homme Akhy Tcheleby. Celui-ci est un des principaux frĂšres, et 
son rang surpasse celui 

p159

 d’Akhy Bitchaktchy. Ses compagnons 

nous invitĂšrent Ă  loger chez eux ; mais cela ne me fut pas possible, car 
ils avaient Ă©tĂ© prĂ©venus par les autres. Nous entrĂąmes dans la ville 
avec eux tous ; ils se vantaient Ă  l’envi les uns des autres ; ceux qui 
Ă©taient arrivĂ©s les premiers prĂšs de nous tĂ©moignĂšrent la plus vive al-
lĂ©gresse de ce que nous descendions chez eux. Ils agirent en toutes 
choses, repas, bain, sĂ©jour pendant la nuit, comme ceux qui les avaient 
prĂ©cĂ©dĂ©s. 

Nous passĂąmes trois jours chez eux, au milieu de la plus parfaite 

hospitalitĂ©. Le kĂądhi vint ensuite nous trouver, accompagnĂ© d’une 
troupe d’étudiants, amenant avec eux des chevaux de l’émir ’AlĂą ed-
dĂźn ArtĂ©na, lieutenant du roi de l’IrĂąk dans le pays de RoĂ»m. Ainsi 
nous montĂąmes Ă  cheval pour l’aller trouver. Il vint au-devant de nous 
jusqu’au vestibule de son palais, nous donna le salut et nous souhaita 
la bienvenue ; il s’exprimait en arabe avec Ă©loquence. Il me question-
na touchant les deux IrĂąks, IsfahĂąn, ChĂźrĂąz, le KermĂąn 

239

, le sultan 

AtĂąbec, la Syrie, l’Égypte et les sultans des Turcomans. Il voulait que 
je louasse ceux d’entre les derniers qui s’étaient montrĂ©s gĂ©nĂ©reux, et 
que je blĂąmasse les avares. Je n’agis pas ainsi, mais je fis l’éloge de 

                                           

238

  La  maison  des 

sayyids

, descendants de Muhammad. Celle de Sivas avait Ă©tĂ© 

fondĂ©e par l’Ilkhan Ohazan et restaurĂ©e par le vizir Rashid al-din (voir t. I, 
chap. 5, n. 231). 

239

  Probablement Hormuz, qui est considĂ©rĂ©e comme incluse dans la province de 

Kirman. 

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Ibn BattĂ»ta — Voyages 

132 

 

II. De La Mecque aux steppes russes et Ă  l’Inde 

tous indistinctement. Il fut content de moi, Ă  cause de cette conduite, 
et m’en fit compliment ; puis il ordonna d’apporter des mets et nous 
mangeĂąmes. Il nous dit : « Vous serez mes hĂŽtes. Â» Akhy Tcheleby lui 
rĂ©pondit : « Ils n’ont pas encore logĂ© dans mon ermitage ; qu’ils de-
meurent donc chez moi ; les mets de ton hospitalitĂ© leur y seront re-
mis. Â» L’émir rĂ©pliqua : « Qu’il en soit ainsi ! Â» En consĂ©quence, nous 
nous transportĂąmes dans l’ermitage d’Akhy Tcheleby, et nous y pas-
sĂąmes six jours, traitĂ©s par lui et par l’émir, aprĂšs quoi celui-ci envoya 
un cheval, un vĂȘtement et des piĂšces d’argent. Il Ă©crivit Ă  ses lieute-
nants, dans les pays voisins, de nous donner l’hospitalitĂ©, de nous 

p160

 

traiter avec honneur et de nous fournir des provisions de route. 

Nous partĂźmes pour la ville d’AmĂąciyah 

240

, place grande et belle, 

possĂ©dant des riviĂšres, des vergers, des arbres, et produisant beaucoup 
de fruits. Sur ses riviÚres on a placé des roues hydrauliques pour arro-
ser les jardins et fournir de l’eau aux maisons. Elle a des rues spacieu-
ses et des marchĂ©s fort larges ; son souverain est le roi de l’IrĂąk. Dans 
son voisinage se trouve la ville de SoĂ»noça 

241

, qui appartient aussi au 

roi de l’IrĂąk, et oĂč habitent les descendants de l’ami de Dieu 
Aboul’l’abbĂąs Ahmed arrifñ’y ; parmi eux, le cheĂŻkh Izz eddĂźn, qui est 
Ă  prĂ©sent chef d’ArriwĂąk et propriĂ©taire du tapis Ă  prier d’Arrifñ’y, et 
les frĂšres d’Izz eddĂźn, le cheĂŻkh Aly, le cheĂŻkh IbrahĂźm et le cheĂŻkh 
Yahia, tous fils du cheĂŻkh Ahmed Cutchuc. Ce dernier est le fils de 
TĂądj eddĂźn Arrifñ’y 

242

, Nous logeĂąmes dans leur zĂąouĂŻah, et nous les 

trouvĂąmes supĂ©rieurs Ă  tous les autres hommes. 

                                           

240

  Amasya sur le Yesilirmak, ayant appartenu au dĂ©but du 

XIV

e

 siĂšcle Ă  Gazi 

Tchelebi, souverain de Sinop (voir plus loin n. 162), elle sera incorporée à par-
tir de 1341 au royaume d’Artena. 

241

  L’actuel village de Sonusa, Ă  soixante-dix kilomĂštres par la route, Ă  l’est 

d’Amasya, en aval du Yesilirmak. 

242

  Pour les descendants d’al-Rifai et Ahmad Kutchuk (le Petit), voir t. I, chap. 5, 

n, 28. La rĂ©gion Ă©tait gouvernĂ©e pendant le 

XIV

e

 siĂšcle par une famille appelĂ©e 

« fils de Tadjuddin Â», dont le souverain Ă  l’époque Ă©tait Tadjuddin Dogan 
Shah (1308-1348), mais il est difficile d’établir une relation quelconque avec 
les Rifais citĂ©s par Ibn BattĂ»ta, dont la liaison avec cette rĂ©gion n’est pas 
connue par ailleurs. 

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Ibn BattĂ»ta — Voyages 

133 

 

II. De La Mecque aux steppes russes et Ă  l’Inde 

Puis nous nous rendĂźmes Ă  la ville de Cumich 

243

, qui 

p161

 appartient 

au roi de l’IrĂąk. C’est une ville grande et peuplĂ©e, oĂč il vient des mar-
chands de l’IrĂąk et de la Syrie, et oĂč il se trouve des mines d’argent. A 
deux jours de distance, on rencontre des montagnes Ă©levĂ©es et 
Ăąpres 

244

, oĂč je n’allai pas. Nous logeĂąmes Ă  Cumich, dans l’ermitage 

du frĂšre Medjd eddĂźn, et nous y passĂąmes trois jours, dĂ©frayĂ©s par lui. 
Il se conduisit comme ceux qui l’avaient prĂ©cĂ©dĂ©. Le lieutenant de 
l’émir Artena vint nous trouver, et nous envoya les mets de 
l’hospitalitĂ© et des provisions de route. 

Nous partĂźmes de cette place et nous arrivĂąmes Ă  ArzendjĂąn 

245

, qui 

est du nombre des villes du prince de l’IrĂąk. C’est une citĂ© grande et 
peuplĂ©e ; la plupart de ses habitants sont des ArmĂ©niens, et les mu-
sulmans y parlent la langue turque. ArzendjĂąn possĂšde des marchĂ©s 
bien disposĂ©s ; on y fabrique de belles Ă©toffes, qui sont appelĂ©es de 
son nom 

246

. Il y a des mines de cuivre, avec lequel on fabrique des 

vases, ainsi que les baïçoĂ»s que nous avons dĂ©crits. Ils ressemblent 
aux candĂ©labres en usage chez nous. Nous logeĂąmes Ă  ArzendjĂąn, 
dans la zĂąouĂŻah du fata Akhy NizhĂąm eddĂźn, laquelle est une des plus. 
belles qui existent. Ce personnage est aussi un des meilleurs et des 
principaux jeunes-gens ; et il nous traita parfaitement. 

p162

                                           

243

  A partir de ce point, la rĂ©alitĂ© de l’itinĂ©raire d’Ibn BattĂ»ta devient problĂ©mati-

que. GĂŒmĂŒshane, l’Argyroupolis des Byzantins, les deux mots signifiant Ville 
d’Argent, devait appartenir Ă  l’époque au royaume byzantin de TrĂ©bizonde. En 
plus, la ville, situĂ©e Ă  plus de trois cents kilomĂštres Ă  l’est de Sonusa, devait 
ĂȘtre trĂšs difficilement accessible par cette voie Ă  l’époque oĂč on peut placer le 
voyage d’Ibn BattĂ»ta, c’est-Ă -dire au mois de mars. 

244

  83. Peut-ĂȘtre les montagnes de Kop sur la route allant de GĂŒmĂŒshane Ă  Erze-

roum, livrant passage Ă  prĂšs de deux mille quatre cents mĂštres, ce qui expli-
querait le dĂ©tour d’Ibn BattĂ»ta par Erzincan, si on maintient la rĂ©alitĂ© de 
l’itinĂ©raire. 

245

  Â« Les gens sont pour la plus grande part armĂ©niens et sujets des Tartares. Il y a 

maints villages et bonnes citĂ©s. Mais la plus noble destout le royaume est Ar-
çingan, qui a un archevĂȘque gouvernant les chrĂ©tiens Â» (Marco P

OLO

, parlant 

de l’ArmĂ©nie). 

246

  Â« (... Arçingan, oĂč l’on fait les meilleurs boquerants qui soient au monde Â» 

(Marco P

OLO

). Le nom 

boquerant

 ou 

bougran

 vient probablement de celui de 

Bukhara. 

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Ibn BattĂ»ta — Voyages 

134 

 

II. De La Mecque aux steppes russes et Ă  l’Inde 

D’ArzendjĂąn, nous allĂąmes Ă  Arz-erroĂ»m 

247

, une des villes qui ap-

partiennent au roi de l’IrĂąk. Elle est fort vaste, mais en grande partie 
ruinĂ©e, Ă  cause d’une guerre civile qui survint entre deux tribus de 
Turcomans qui l’habitaient. Trois riviĂšres la traversent, et la plupart 
de ses maisons ont des jardins oĂč croissent des arbres et des ceps de 
vignes. Nous y logeĂąmes dans l’ermitage du fata Akhy ThoĂ»mĂąn. Cet 
homme est fort ĂągĂ© : on dit qu’il a plus de cent trente annĂ©es. Je l’ai 
vu, qui allait et venait Ă  pied, appuyĂ© sur un bĂąton. Sa mĂ©moire Ă©tait 
encore ferme ; il Ă©tait assidu Ă  faire la priĂšre aux heures dĂ©terminĂ©es, 
et il ne se reprochait rien, si ce n’est de ne pouvoir jeĂ»ner. Il nous ser-
vit lui-mĂȘme pendant le repas, et ses fils nous servirent dans le bain. 
Nous voulĂ»mes le quitter le second jour, mais cela lui dĂ©plut ; il refusa 
d’y consentir et dit : « Si vous agissez ainsi, vous diminuerez ma 
considĂ©ration ; car le terme le plus court de l’hospitalitĂ© est de trois 
jours. » Nous passĂąmes donc trois jours prĂšs de lui. 

Puis nous partĂźmes pour la ville de Birgui 

248

. Nous arrivĂąmes 

aprĂšs quatre heures du soir, et nous rencontrĂąmes un de ses habitants, 
Ă  qui nous demandĂąmes oĂč se trouvait la zĂąouĂŻah du frĂšre dans cette 
ville. Il rĂ©pondit : « Je vous y conduirai. Â» Nous le suivĂźmes ; mais il 
nous mena Ă  sa propre demeure, situĂ©e au milieu d’un jardin qui lui 
appartenait, et il nous logea tout en haut de la terrasse de sa maison. 
Des arbres ombrageaient cet endroit, et c’était alors le temps des 
grandes chaleurs. Cet homme nous apporta toutes sortes de fruits, 
nous 

p163

 hĂ©bergea parfaitement, et donna la provende Ă  nos chevaux ; 

nous passĂąmes la nuit chez lui. 

Nous avions appris qu’il se trouvait dans cette ville un maütre dis-

tinguĂ©, nommĂ© Mohiy eddĂźn, et notre hĂŽte, qui Ă©tait un Ă©tudiant, nous 
conduisit dans le collĂšge. Ce professeur venait d’y arriver, montĂ© sur 
une mule fringante ; ses esclaves et ses serviteurs l’entouraient Ă  
droite et Ă  gauche, et les Ă©tudiants marchaient devant lui. Il portait des 

                                           

247

  Auparavant  appelĂ©e  Qaliqala par les Arabes et Karin par les ArmĂ©niens, elle 

fut nommĂ©e Arzan al-Rum (Arzan des Byzantins) aprĂšs que des ArmĂ©niens 
Ă©migrĂ©s d’Arzan, dĂ©truite par les Seldjukides en 1049, y Ă©migrĂšrent. A part ce-
la, la ville, situĂ©e Ă  prĂšs de deux mille mĂštres d’altitude, ne possĂšde pas de vi-
gnes ni de riviĂšres qui la traversent. 

248

  Ici on trouve l’itinĂ©raire interrompu Ă  Milas. Birgi, situĂ©e Ă  proximitĂ© du by-

zantin Pyrgion, fut conquise en 1307-1308 par Mehmed, fils d’Aydin, fonda-
teur de la principautĂ© des Aydinoghlu. 

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Ibn BattĂ»ta — Voyages 

135 

 

II. De La Mecque aux steppes russes et Ă  l’Inde 

vĂȘtements amples et superbes, brodĂ©s d’or. Nous le saluĂąmes ; il nous 
souhaita la bienvenue, nous fit un gracieux salut et nous parla avec 
bontĂ© ; puis il me prit par la main et me fit asseoir Ă  son cĂŽtĂ©. BientĂŽt 
aprĂšs arriva le kĂądhi Izz eddĂźn Firichta ; ce mot persan signifie ange, 
et le juge a Ă©tĂ© surnommĂ© ainsi Ă  cause de sa piĂ©tĂ©, de sa chastetĂ© et de 
sa vertu. Il s’assit Ă  la droite du professeur. Celui-ci commença Ă  faire 
une leçon sur les sciences fondamentales et celles dérivées ou acces-
soires. Lorsqu’il eut achevĂ©, il se rendit dans une cellule situĂ©e dans 
l’école, il ordonna de la garnir de tapis et m’y logea. Puis il m’envoya 
un festin copieux. 

Ce personnage me manda aprĂšs la priĂšre du coucher du soleil. Je 

me rendis prĂšs de lui, et le trouvai dans une salle de rĂ©ception situĂ©e 
dans un jardin qui lui appartenait. Il y avait en cet endroit un rĂ©servoir, 
dans lequel l’eau descendait d’un bassin de marbre blanc, entourĂ© de 
faĂŻence de diverses couleurs. Le professeur avait devant lui une troupe 
d’étudiants ; ses esclaves et ses serviteurs Ă©taient debout Ă  ses cĂŽtĂ©s. Il 
Ă©tait assis sur une estrade recouverte de beaux tapis peints, et lorsque 
je le vis, je le pris pour un roi. Il se leva devant moi, vint Ă  ma ren-
contre, me prit par la main et me fit asseoir Ă  son cĂŽtĂ©, sur son estrade. 
On apporta des mets ; nous en mangeĂąmes et nous retournĂąmes dans 
la medrĂ©ceh. Un des disciples me dit que c’était la coutume de tous les 
Ă©tudiants qui s’étaient trouvĂ©s cette fois prĂšs du maĂźtre d’assister cha-
que nuit Ă  son repas. Ce professeur Ă©crivit au sultan pour l’informer de 
notre arrivĂ©e, et dans sa lettre il fit notre Ă©loge. Le prince se trouvait 
alors sur une montagne voisine, oĂč il passait l’étĂ©, Ă  cause de 

p164

 

l’extrĂȘme chaleur. Cette montagne Ă©tait froide, et il avait coutume d’y 
passer le temps des chaleurs 

249

 

                                           

249

  Bozdag, au nord de Birgi, culminant Ă  deux mille cent trente mĂštres. 

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Ibn BattĂ»ta — Voyages 

136 

 

II. De La Mecque aux steppes russes et Ă  l’Inde 

D

U SULTAN DE 

B

IRGUI 

 

C’est Mohammed, fils d’AĂŻdĂźn 

250

, un des meilleurs souverains, des 

plus gĂ©nĂ©reux et des plus distinguĂ©s. Lorsque le professeur lui eut ex-
pĂ©diĂ© un message pour l’informer de ce qui me concernait, il 
m’envoya son lieutenant, afin de m’inviter à l’aller trouver. Le profes-
seur me conseilla d’attendre jusqu’à ce qu’il me mandĂąt une seconde 
fois. Une plaie qui venait de se dĂ©clarer sur son pied l’empĂȘchait de 
monter Ă  cheval, et lui avait fait mĂȘme discontinuer ses leçons. Ce-
pendant, le sultan m’ayant envoyĂ© chercher une seconde fois, cela lui 
fit de la peine et il me dit : « Je ne puis monter Ă  cheval, et c’était mon 
intention de t’accompagner, afin de convenir avec le sultan du traite-
ment auquel tu as droit. Â» Mais il brava la douleur, enveloppa autour 
de son pied des lambeaux d’étoffe, et monta Ă  cheval sans placer le 
pied dans l’étrier. Moi et mes compagnons nous montĂąmes aussi Ă  
cheval, et nous gravĂźmes la hauteur sur un chemin qui avait Ă©tĂ© taillĂ© 
dans le roc et bien aplani. 

Nous arrivĂąmes vers une heure au campement du sultan, et nous 

descendĂźmes sur les bords d’une riviĂšre, Ă  l’ombre des noyers. Nous 
trouvĂąmes le prince dans une grande agitation et ayant l’esprit prĂ©oc-
cupĂ©, Ă  cause de la fuite de son fils cadet, SoleĂŻmĂąn, qui s’était retirĂ© 
prĂšs 

p165

 de son beau-pĂšre, le sultan OrkhĂąn bec 

251

. Lorsqu’il reçut la 

nouvelle de notre arrivĂ©e, il nous envoya ses deux fils, Khidhr bec et 
’Omar bec 

252

. Ces deux princes donnĂšrent le salut au docteur. Celui-

ci leur ayant ordonnĂ© de me saluer, ils obĂ©irent et m’interrogĂšrent tou-
chant mon Ă©tat et le temps de mon arrivĂ©e, puis ils s’en retournĂšrent. 

                                           

250

  La vallĂ©e du MĂ©andre (Menderes), conquise dans les premiĂšres annĂ©es du siĂš-

cle par les MentechĂ© et reprise quelques annĂ©es plus tard par les Catalans au 
service d’Andronic II PalĂ©ologue, empereur byzantin, fut finalement soumise 
par Mehmed fils d’Aydin et ses frĂšres, au dĂ©but vassaux des Germiyan et in-
dépendants à partir de 1317. Mehmed Beg mourut quelques mois aprÚs le pas-
sage d’Ibn BattĂ»ta, au dĂ©but de l’annĂ©e 1334. 

251

  Pour Orhan Beg, voir n. 54 ci-dessus. Suleyman, quatriĂšme fils de Mehmed, 

avait reçu comme fief Tire (voir plus loin). AprĂšs la mort de son pĂšre, il ren-
trera en possession de son fief jusqu’à sa mort en 1349. 

252

  Umur, hĂ©ros d’une des plus anciennes Ă©popĂ©es turques d’Anatolie, reçut de la 

part de son pĂšre Izmir comme fief et succĂ©da Ă  celui-ci (1334-1348). Khizir, 
fils aĂźnĂ© de Mehmed Beg, reçut ÉphĂšse et succĂ©da Ă  Umur (1348-1360). 

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Ibn BattĂ»ta — Voyages 

137 

 

II. De La Mecque aux steppes russes et Ă  l’Inde 

Le sultan m’envoya une tente, appelĂ©e chez les Turcs 

khargĂąh 

253

Elle se compose de morceaux de bois, rĂ©unis en forme de coupole, et 
sur lesquels on Ă©tend des piĂšces de feutre. On ouvre la partie supĂ©-
rieure pour laisser entrer la lumiĂšre et l’air, Ă  l’instar du 

bĂądhendj

 ou 

ventilateur, et l’on bouche cette ouverture lorsqu’il est nĂ©cessaire. On 
apporta un tapis qu’on Ă©tendit par terre ; le docteur s’assit et j’en fis 
autant ; ses compagnons et les miens Ă©taient en dehors de la tente, Ă  
l’ombre des noyers. Ce lieu (comme nous l’avons dit) est trĂšs froid il 
me mourut un cheval cette nuit, Ă  cause de la violence du froid. 

Le lendemain, le professeur monta Ă  cheval pour aller trouver le 

sultan, et s’exprima Ă  mon Ă©gard selon ce que lui dicta sa bontĂ© ; puis 
il revint me trouver et m’informa de cela. Au bout d’un certain temps, 
le prince nous envoya chercher tous les deux. Nous nous rendĂźmes Ă  
sa demeure ; nous le trouvĂąmes debout et le 

p166

 saluĂąmes. Le docteur 

s’assit Ă  sa droite ; pour moi, je pris place immĂ©diatement aprĂšs celui-
ci. Il m’interrogea sur mon Ă©tat et mon arrivĂ©e, et m’adressa des ques-
tions relativement au HidjĂąz, Ă  l’Égypte, Ă  la Syrie, au Yaman, aux 
deux IrĂąks et Ă  la Perse, aprĂšs quoi on servit des aliments ; nous man-
geĂąmes et nous nous en retournĂąmes. Le sultan nous envoya du riz, de 
la farine et du beurre, dans des ventricules de brebis : telle est la cou-
tume des Turcs. 

Nous restĂąmes plusieurs jours dans cet Ă©tat ; le sultan nous en-

voyait chercher chaque jour, pour assister Ă  son repas. Il vint une fois 
nous visiter aprĂšs l’heure de midi. Le docteur occupa la place 
d’honneur du salon ; je me plaçai Ă  sa gauche et le sultan s’assit Ă  sa 
droite. Il en agit ainsi Ă  cause de la considĂ©ration dont les hommes de 
loi jouissent chez les Turcs. Il me pria de lui Ă©crire des paroles mĂ©mo-
rables, ou traditions du ProphĂšte 

254

. J’en traçai plusieurs pour lui, et 

le docteur les lui prĂ©senta sur l’heure. Le sultan prescrivit Ă  ce savant 
de lui en Ă©crire un commentaire en langue turque ; puis il se leva et 

                                           

253

  Â« Les maisons sur lesquelles ils dorment, ils les construisent sur des roues 

avec des baguettes entrelacĂ©es qui convergent toutes en haut de maniĂšre Ă  
former une espĂšce de cheminĂ©e qu’ils recouvrent d’un feutre blanc. Ils endui-
sent trĂšs souvent ce feutre de chaux et de poudre d’os afin que le tout resplen-
disse davantage. Cependant, ils emploient aussi quelquefois le noir. Ils sus-
pendent devant la porte une peau chatoyante. Ce feutre est couvert de peintu-
res » (Guillaume 

DE 

R

UBROUCK

). 

254

  La capacitĂ© de rĂ©citer des hadiths par cƓur faisait la renommĂ©e des lettrĂ©s. 

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Ibn BattĂ»ta — Voyages 

138 

 

II. De La Mecque aux steppes russes et Ă  l’Inde 

sortit. En se retirant, il vit nos serviteurs qui nous faisaient cuire des 
aliments, Ă  l’ombre des noyers, sans aromates ni herbes potagĂšres. Il 
ordonna pour cela de chĂątier son trĂ©sorier, et nous envoya des Ă©pices 
et du beurre. 

Cependant, notre sĂ©jour sur cette montagne se prolongea ; l’ennui 

me prit, et je dĂ©sirai m’en retourner. Le docteur aussi Ă©tait las de de-
meurer en cet endroit, et il expĂ©dia un message au sultan, pour 
l’informer que je voulais me remettre en route. Le lendemain, le sou-
verain envoya son lieutenant, et celui-ci parla au professeur en turc, 
langue que je ne connaissais pas alors. Ce dernier lui rĂ©pondit dans le 
mĂȘme langage ; l’officier s’en retourna. Le professeur me dit : « Sais-
tu ce que veut cet homme ? Â» Je rĂ©pliquai :  Â« Je  l’ignore. »  Â« Le  sul-
tan, reprit-il, m’a envoyĂ© demander ce qu’il te 

p167

 donnerait ; j’ai dit Ă  

son messager : “Le prince possĂšde de l’or, de l’argent, des chevaux et 
des esclaves. Qu’il lui donne lĂ -dessus ce qu’il prĂ©fĂ©rera.” L’officier 
alla donc retrouver le sultan, puis il revint prĂšs de nous et nous dit : 
“Le souverain ordonne que vous sĂ©journiez tous deux ici aujourd’hui, 
et que vous descendiez avec lui demain, dans son palais en ville”. » 

Le jour suivant, il envoya un excellent cheval de ses Ă©curies, et 

descendit avec nous dans la ville. Les habitants sortirent Ă  sa ren-
contre, et parmi eux le kĂądhi dont il a Ă©tĂ© question tout Ă  l’heure. Le 
sultan fit ainsi son entrĂ©e, accompagnĂ© par nous. Lorsqu’il eut mis 
pied Ă  terre Ă  la porte de son palais, je m’en allais avec le professeur, 
me dirigeant vers la medrĂ©ceh ; mais il nous rappela, et nous ordonna 
d’entrer avec lui dans son palais. Lorsque nous fĂ»mes arrivĂ©s dans le 
vestibule, nous y trouvĂąmes environ vingt serviteurs du sultan, tous 
douĂ©s d’une trĂšs belle figure et couverts de vĂȘtements de soie. Leurs 
cheveux Ă©taient divisĂ©s et pendants ; leur teint Ă©tait d’une blancheur 
Ă©clatante et mĂȘlĂ© de rouge. Je dis au docteur : « Quelles sont ces belles 
figures ? — Ce sont, me rĂ©pondit-il, des pages grecs. » 

Nous montĂąmes avec le sultan un grand nombre de degrĂ©s, jusqu’à 

ce que nous fussions arrivĂ©s dans un beau salon, au milieu duquel se 
trouvait un bassin plein d’eau ; il y avait, en outre, Ă  chacun des angles 
une figure de lion en bronze, qui lançait de l’eau par la gueule. Des 
estrades, contiguĂ«s les unes aux autres et couvertes de tapis, faisaient 
le tour de ce salon ; sur une de celles-ci se trouvait le coussin du sul-
tan. Lorsque nous fĂ»mes arrivĂ©s prĂšs de cette derniĂšre, le souverain 

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Ibn BattĂ»ta — Voyages 

139 

 

II. De La Mecque aux steppes russes et Ă  l’Inde 

enleva de sa propre main son coussin et s’assit avec nous sur le tapis. 
Le docteur prit place Ă  sa droite, le kĂądhi, Ă  la suite du fĂąkĂźh, quant Ă  
moi, je venais immĂ©diatement aprĂšs le juge. Les lecteurs du Coran 
s’assirent au bas de l’estrade ; car ils ne quittent jamais le sultan, 
quelque part qu’il donne audience. On apporta des plats d’or et 
d’argent, remplis de sirop dĂ©layĂ© oĂč l’on avait exprimĂ© du jus de ci-
tron et mis de petits biscuits, cassĂ©s 

p168

 en morceaux ; il y avait dans 

ces plats des cuillers d’or et d’argent. On apporta en mĂȘme temps des 
Ă©cuelles de porcelaine, remplies du mĂȘme breuvage, et oĂč il y avait 
des cuillers de bois. Les gens scrupuleux se servirent de ces Ă©cuelles 
de porcelaine et de ces cuillers de bois 

255

. Je pris la parole pour ren-

dre des actions de grĂąces au sultan et faire l’éloge du docteur ; j’y mis 
le plus grand soin, cela plut au sultan et le rĂ©jouit. 

 

A

NECDOTE

 

Tandis que nous Ă©tions assis avec le sultan, il arriva un vieillard 

dont la tĂȘte Ă©tait couverte d’un turban garni d’un appendice qui tom-
bait par-derriĂšre. Il salua le prince, et le juge et le docteur se levĂšrent 
en son honneur. Il s’assit vis-Ă -vis du sultan, sur l’estrade, et les lec-
teurs du Coran Ă©taient au-dessous de lui. Je dis au docteur : « Quel est 
ce cheĂŻkh ? Â» Il sourit et garda le silence ; mais je renouvelai ma ques-
tion, et il me rĂ©pondit : « C’est un mĂ©decin juif ; nous avons tous be-
soin de lui, et Ă  cause de cela nous nous sommes levĂ©s lorsqu’il est 
entrĂ©, ainsi que tu as vu. Â» Je fus saisi de colĂšre et je dis au juif : « Ă” 
maudit, fils de maudit, comment oses-tu t’asseoir au-dessus des lec-
teurs du Coran, toi qui n’es qu’un juif ? Â» Je lui fis des reproches et 
j’élevai la voix. Le sultan fut Ă©tonnĂ© et demanda le sens de mes paro-
les. Le professeur l’en informa, et le juif se fĂącha et sortit du salon, 
dans le plus piteux Ă©tat. Lorsque nous nous en fĂ»mes retournĂ©s, le fa-
kĂźh me dit : « Tu as bien fait ; que Dieu te bĂ©nisse ! Nul autre que toi 
n’aurait osĂ© parler ainsi Ă  ce juif. Tu lui as appris Ă  se connaĂźtre. » 

p169

 

                                           

255

  Interdiction de l’utilisation d’ustensiles en or en Islam. 

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Ibn BattĂ»ta — Voyages 

140 

 

II. De La Mecque aux steppes russes et Ă  l’Inde 

A

UTRE ANECDOTE 

 

Pendant cette audience, le sultan m’interrogea et me dit : « As-tu 

vu une pierre tombĂ©e du ciel ! Â» Je rĂ©pondis : « Je n’en ai jamais vu et 
n’en ai pas entendu parler. — Une pierre, reprit-il, est tombĂ©e du ciel 
prĂšs de la ville oĂč nous sommes. Â» Puis il appela plusieurs individus et 
leur ordonna d’apporter l’aĂ©rolithe. Ils apportĂšrent une pierre noire, 
compacte, trĂšs brillante et excessivement dure. Je conjecturai que son 
poids s’élevait Ă  un quintal. Le sultan ordonna de faire venir des tail-
leurs de pierres, et il en vint quatre, auxquels il commanda de frapper 
l’aĂ©rolithe. Ils le frappĂšrent quatre fois, tous ensemble, comme un seul 
homme, avec des marteaux de fer ; mais, Ă  mon grand Ă©tonnement, ils 
ne laissĂšrent aucune trace sur la pierre. Le sultan ordonna de la repor-
ter oĂč elle se trouvait auparavant. 

Le troisiĂšme jour aprĂšs notre entrĂ©e dans la ville avec le sultan, ce 

prince donna un grand festin, auquel il invita les lĂ©gistes, les cheĂŻkhs, 
les chefs de l’armĂ©e et les principaux habitants de la ville. Lorsqu’on 
eut mangĂ©, les lecteurs du Coran lurent avec leurs belles voix ; puis 
nous retournĂąmes Ă  notre demeure, dans la medrĂ©ceh. Le sultan nous 
envoyait chaque nuit des mets, des fruits, des sucreries et des bou-
gies ; puis il me donna cent mithkĂąls 

256

 ou piĂšces d’or, mille dirhems, 

un vĂȘtement complet, un cheval et un esclave grec, appelĂ© MĂźkhùïyl. Il 
fit remettre Ă  chacun de mes compagnons un vĂȘtement et des piĂšces 
d’argent. Nous dĂ»mes tous ces bienfaits Ă  la compagnie du professeur 
Mohiy eddĂźn. (Que Dieu l’en rĂ©compense !) Il nous fit ses adieux et 
nous partĂźmes. La durĂ©e de notre sĂ©jour prĂšs de celui-ci, tant sur la 
montagne que dans la ville, avait Ă©tĂ© de quatorze jours. 

p170

Nous nous dirigeĂąmes ensuite vers la ville de TĂźreh 

257

, qui fait par-

tie des États de ce sultan, et qui est une belle citĂ©, possĂ©dant des riviĂš-
res, des jardins et des arbres fruitiers. Nous y logeĂąmes dans la 
zĂąouĂŻah du fata Akhy Mohammed. Cet homme est au nombre des plus 
saints personnages ; il pratique une grande abstinence, et a des com-

                                           

256

  1 mithqal = 4,25 g. 

257

  Tire, Ă  cinquante kilomĂštres sud-ouest de Birgi. AprĂšs avoir visitĂ© la capitale 

de la principautĂ©, Ibn BattĂ»ta revient maintenant vers le sud-ouest pour visiter 
les fiefs des fils de Mehmed Beg. 

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Ibn BattĂ»ta — Voyages 

141 

 

II. De La Mecque aux steppes russes et Ă  l’Inde 

pagnons qui suivent sa maniĂšre de vivre. Il nous donna l’hospitalitĂ© et 
fit des vƓux en notre faveur. 

Nous partĂźmes pour la ville d’AyĂą SoloĂ»k 

258

 citĂ© grande, ancienne 

et vĂ©nĂ©rĂ©e par les Grecs. Il y a ici une vaste Ă©glise construite en pier-
res Ă©normes ; la longueur de chacune est de dix coudĂ©es et au-dessus, 
et elles sont taillĂ©es de la maniĂšre la plus admirable. La mosquĂ©e djĂą-
mi’ de cette vile est une des plus merveilleuses mosquĂ©es du monde, 
et n’a pas sa pareille en beautĂ©. C’était jadis une Ă©glise appartenant 
aux Grecs ; elle Ă©tait fort vĂ©nĂ©rĂ©e chez eux, et ils s’y rendaient de di-
vers pays. Lorsque cette ville eut Ă©tĂ© conquise, les musulmans firent 
de cette Ă©glise une mosquĂ©e cathĂ©drale 

259

. Ses murs sont en marbre 

de diffĂ©rentes couleurs, et son pavĂ© est de marbre blanc. Elle est cou-
verte en plomb et a onze coupoles de diverses formes, au milieu de 
chacune desquelles se trouve un bassin d’eau. Un fleuve la tra-
verse 

260

, sur les deux rives duquel sont plantĂ©s des arbres de diverses 

espĂšces, des ceps de vignes et des berceaux de jasmin. Elle a quinze 
portes. 

p171

L’émir de cette ville est Khidrh bec, fils du sultan Mohammed, fils 

d’AĂŻdĂźn. Je l’avais vu chez son pĂšre Ă  Birgui ; je le rencontrai ensuite 
en dehors de cette ville, et je le saluai sans descendre de cheval. Cela 
lui dĂ©plut, et ce fut le motif du dĂ©sappointement que j’éprouvai de sa 
part. La coutume de ces princes est de mettre pied Ă  terre devant un 
voyageur, lorsqu’il leur en donne l’exemple, et cela leur fait plaisir. 
Khidrh bec ne m’envoya qu’une piĂšce d’étoffe de soie dorĂ©e, que l’on 
appelle 

annakh 

261

. J’achetai dans cette ville une jeune vierge chrĂ©-

tienne, moyennant quarante dĂźnĂąrs d’or 

262

                                           

258

  AltĂ©ration du nom Aghios ThĂ©ologos (saint Jean l’ÉvangĂ©liste) donnĂ© par les 

Byzantins Ă  l’antique Ă‰phĂšse Ă  cause de la basilique de Saint-Jean bĂątie par 
Justinien. La ville s’appelle aujourd’hui Seluk. 

259

  Une nouvelle mosquĂ©e, existant de nos jours, fut construite Ă  proximitĂ© par 

Isa, cinquiĂšme fils et troisiĂšme successeur de Mehmed Beg (1360-1390), et la 
basilique de Saint-Jean fut dĂ©truite, probablement par Timur en 1402. 

260

  L’antique CaĂŻstre, l’actuel petit Menderes. 

261

  

Al-makh

, terme persan dĂ©signant les brocards de soie. 

262

  Mathieu, nommĂ© mĂ©tropolite d’ÉphĂšse par le patriarche orthodoxe de Cons-

tantinople et installĂ© dans son diocĂšse Ă  partir de 1339, n’aura comme ouailles 
que les esclaves des Turcs et des Juifs. 

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Ibn BattĂ»ta — Voyages 

142 

 

II. De La Mecque aux steppes russes et Ă  l’Inde 

Nous nous dirigeĂąmes ensuite vers YazmĂźr 

263

, grande ville situĂ©e 

sur le rivage de la mer, mais dont la portion la plus considĂ©rable est en 
ruine. Elle possĂšde un chĂąteau contigu Ă  sa partie supĂ©rieure. Nous 
logeĂąmes en cette ville dans la zĂąouĂŻah du cheĂŻkh Ya’koĂ»b, un des 
AhmĂ©diens, homme pieux et vertueux. Nous rencontrĂąmes prĂšs de 
YazmĂźr le cheĂŻkh Izz eddĂźn ibn Ahmed arrifñ’y 

264

, qui avait avec lui 

ZĂądeh alakhlĂąthy, un des principaux cheĂŻkhs, et cent fakirs, de ceux 
qui sont privĂ©s de leur raison. L’émir avait fait dresser pour eux des 
tentes ; et le cheĂŻkh Ya’koĂ»b leur donna un festin, auquel j’assistai ; 
j’eus ainsi une entrevue avec ces malheureux. 

L’émir de cette ville est Omar bec, fils du sultan Mohammed, fils 

d’AĂŻdĂźn, dont il a Ă©tĂ© question tout Ă  l’heure, et il habite une citadelle. 
Lors de notre arrivĂ©e, 

p172

 il se trouvait prĂšs de son pĂšre ; mais il revint 

cinq jours aprĂšs. Une de ses actions gĂ©nĂ©reuses, ce fut de venir me 
visiter Ă  la zĂąouĂŻah ; il me donna le salut et me fit des excuses. Puis il 
m’envoya un repas copieux, il me donna un petit esclave chrĂ©tien haut 
de cinq empans nommĂ© NikoĂ»lah et deux vĂȘtements de 

kemkha 

265

C’est une Ă©toffe de soie fabriquĂ©e Ă  Baghdad, Ă  TibrĂźz, Ă  NeïçaboĂ»r et 
dans la Chine. Le docteur qui remplissait prĂšs de cet Ă©mir les fonc-
tions d’imĂąm m’apprit qu’il ne lui Ă©tait pas restĂ©, Ă  cause de sa gĂ©nĂ©-
rositĂ©, d’autre esclave que celui qu’il me donna. Que Dieu ait pitiĂ© de 
lui ! Il fit aussi prĂ©sent au cheĂŻkh Izz eddĂźn de trois chevaux tout har-
nachĂ©s, de grands vases d’argent remplis de dirhems (cette sorte 
d’ustensile est nommĂ©e chez les Turcs 

almichrebeh 

266

), de vĂȘtements 

de drap, de 

mer’izz

, de 

kodsy 

267

 et de 

kemkha 

; enfin, de jeunes escla-

ves des deux sexes. 

Ledit Ă©mir Ă©tait gĂ©nĂ©reux et pieux, il combattait souvent contre les 

infidĂšles 

268

. Il avait des vaisseaux de guerre avec lesquels il faisait 

                                           

263

  Smyrne (Izmir) possĂ©dait Ă  l’époque deux chĂąteaux : un sur le mont Pagus, 

dont les ruines subsistent encore, conquis en 1317 par Mehmet Beg, et un prĂšs 
du port tenu par Martino Zaccaria, GĂ©nois, seigneur de l’üle de Chio, occupĂ© 
en 1329 par Umur Beg. 

264

  Voir p. 161. 

265

  Brocard tissĂ© avec des fils d’or ou d’argent. 

266

  

Machraba 

: gobelet. 

267

  Ă‰toffe de laine et Ă©toffe de JĂ©rusalem de qualitĂ© inconnue. 

268

  Umur a fait sa premiĂšre expĂ©dition contre les Dardanelles en 1332. 

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Ibn BattĂ»ta — Voyages 

143 

 

II. De La Mecque aux steppes russes et Ă  l’Inde 

des incursions dans les environs de Constantinople la Grande ; il pre-
nait des esclaves, du butin et dissipait tout cela par sa gĂ©nĂ©rositĂ© et sa 
libĂ©ralitĂ© ; puis il retournait Ă  la guerre sainte, si bien que ses attaques 
devinrent trÚs pénibles pour les Grecs, qui eurent recours au pape. Ce-
lui-ci ordonna aux chrĂ©tiens de GĂȘnes et de France de faire la guerre 
au prince YazmĂźr, ce qui eut lieu. De plus, il fit partir de Rome une 
armĂ©e, et ces troupes attaquĂšrent la ville de YazmĂźr pendant la nuit, 
avec un grand nombre de vaisseaux ; elles s’emparĂšrent du port et de 
la ville. L’émir Omar descendit du chĂąteau Ă  leur rencontre, les com-
battit, et succomba martyr de la foi, avec un grand 

p173

 nombre de ses 

guerriers 

269

. Les chrĂ©tiens s’établirent solidement dans la ville ; mais 

ils ne purent s’emparer du chĂąteau, Ă  cause de sa force. 

Nous partĂźmes de cette ville pour celle de MaghnĂźciyah 

270

, et nous 

y logeĂąmes, le soir du jour d’arafah 

271

, dans l’ermitage d’un des jeu-

nes-gens. C’est une ville grande et belle, situĂ©e sur la pente d’une 
montagne, et dont le territoire possĂšde beaucoup de riviĂšres, de sour-
ces, de jardins et d’arbres fruitiers. 

 

D

U SULTAN DE 

M

AGHNÎCIYAH 

 

Il se nomme SĂąroĂ» khĂąn 

272

, et lorsque nous arrivĂąmes dans cette 

ville nous le trouvĂąmes dans la chapelle sĂ©pulcrale de son fils, qui 
Ă©tait mort depuis plusieurs mois. Il y passa avec la mĂšre du dĂ©funt, la 
nuit de la fĂȘte 

273

, et la matinĂ©e suivante. Le corps du jeune prince 

                                           

269

  Umur attaquera plus ou moins en accord avec Andronic III PalĂ©ologue les 

possessions latines dans les Ăźles et en GrĂšce. Par la suite, Jean VI CantacuzĂšne 
voudra se servir de lui dans sa lutte contre les PalĂ©ologues. AprĂšs son entrĂ©e Ă  
Constantinople en 1347, l’empereur cherchera Ă  se dĂ©barrasser d’Umur en 
s’alliant avec les Latins. Umur sera tuĂ© sous les murs d’Izmir en mai 1348. Ibn 
BattĂ»ta a dĂ» apprendre ces Ă©vĂ©nements en Égypte oĂč il se trouvait en ce mo-
ment. 

270

  L’antique MagnĂ©sie, l’actuelle Manisa, Ă  quarante-trois kilomĂštres au nord-est 

d’Izmir. Elle fut conquise sur les Byzantins par Saruhan, fondateur de la dy-
nastie turkmĂšne du mĂȘme nom en 1313. 

271

  C’est-Ă -dire le jour de la station Ă  Arafat pendant le pĂšlerinage qui tombait en 

cette annĂ©e 1333 le 21 aoĂ»t. 

272

  Saruhan et ses frĂšres s’établirent dans la vallĂ©e de Gediz Ă  partir des premiĂšres 

annĂ©es du 

XIV

e

 siĂšcle. Saruhan mourut en 1345. 

273

  La fĂȘte du Sacrifice, le 22 aoĂ»t. 

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Ibn BattĂ»ta — Voyages 

144 

 

II. De La Mecque aux steppes russes et Ă  l’Inde 

avait Ă©tĂ© embaumĂ©, et placĂ© dans un cercueil de bois recouvert de fer 
Ă©tamĂ© ; on le voyait ainsi suspendu au milieu d’une chapelle sans 
toit 

274

, afin que l’odeur du cadavre pĂ»t s’exhaler au-dehors, aprĂšs 

quoi on la recouvrira d’un toit, la biĂšre sera placĂ©e en Ă©vidence sur le 

p174

 sol, et les vĂȘtements du mort seront dĂ©posĂ©s sur celle-ci. J’ai vu 

agir de cette façon d’autres souverains que celui de MaghnĂźciyah. 
Nous saluĂąmes ce dernier en cet endroit, nous fĂźmes avec lui la priĂšre 
de la fĂȘte, et nous retournĂąmes Ă  la zĂąouĂŻah. 

Le jeune esclave qui m’appartenait prit nos chevaux, et partit pour 

les mener Ă  l’abreuvoir, avec un autre esclave, appartenant Ă  un de 
mes compagnons ; mais ils tardĂšrent Ă  revenir, et quand le soir fut ar-
rivĂ© on ne reconnut d’eux aucune trace. Le jurisconsulte et professeur, 
l’excellent Molih eddĂźn, habitait dans cette ville ; il alla avec moi 
trouver le sultan, et nous lui apprĂźmes cet Ă©vĂ©nement. Le souverain 
envoya Ă  la recherche de ces fugitifs, et on ne les trouva pas alors, car 
les habitants Ă©taient occupĂ©s Ă  cĂ©lĂ©brer la fĂȘte. Ils s’étaient dirigĂ©s tous 
deux vers une ville appartenant aux infidĂšles, situĂ©e sur le rivage de la 
mer, Ă  une journĂ©e de marche de MaghnĂźciyah, et nommĂ©e FoĂ»d-
jah 

275

. Ceux-ci occupent une place trĂšs forte, et envoient chaque an-

nĂ©e un prĂ©sent au sultan de MaghnĂźciyah, qui s’en contente, Ă  cause de 
la force de leur ville. Lorsque l’heure de midi [du jour suivant] fut 
Ă©coulĂ©e, quelques Turcs ramenĂšrent les deux fugitifs, ainsi que les 
chevaux. Ils racontĂšrent que, les esclaves ayant passĂ© prĂšs d’eux le 
soir prĂ©cĂ©dent, ils avaient conçu des soupçons Ă  leur Ă©gard, et avaient 
insistĂ© jusqu’à ce qu’ils avouassent le projet qu’ils avaient formĂ© de 
s’enfuir. 

Nous partĂźmes ensuite de MaghnĂźciyah, et nous passĂąmes la nuit 

prĂšs d’une horde de Turcomans, campĂ©s dans un pĂąturage qui leur 
appartenait. Nous ne 

p175

 trouvĂąmes pas chez eux de quoi nourrir nos 

                                           

274

  Probablement rĂ©miniscence d’une coutume sibĂ©rienne oĂč le corps du dĂ©funt 

Ă©tait placĂ© sur un arbre jusqu’à ce qu’il se dessĂšche. 

275

  Les frĂšres Manuele et Benedetto I Zaccaria reçurent de Michel VIII PalĂ©olo-

gue la concession d’alun de PhocĂ©e, ville situĂ©e au bord de la mer au nord 
d’Izmir. Benedetto y construisit entre 1286 et 1296 un nouveau port appelĂ© 
Nouvelle PhocĂ©e, au nord-est de l’ancienne. En 1329, Andronic III dĂ©logea les 
Zaccaria de l’üle de Chio et d’ancienne PhocĂ©e, la nouvelle restant aux mains 
des GĂ©nois dans la personne d’Andreolo Cattaneo. Saruhan est l’alliĂ© 
d’Andronic dans sa lutte contre les GĂ©nois. 

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Ibn BattĂ»ta — Voyages 

145 

 

II. De La Mecque aux steppes russes et Ă  l’Inde 

bĂȘtes de somme pendant cette nuit. Nos compagnons montĂšrent la 
garde Ă  tour de rĂŽle, de peur d’ĂȘtre volĂ©s. Quand ce fut le tour du doc-
teur ’Afif eddĂźn AtoĂ»zery, je l’entendis qui lisait le chapitre de la Va-
che  

276

, et je lui dis : « Lorsque tu voudras dormir, prĂ©viens-moi, afin 

que je voie qui devra monter la garde. Â» Puis je m’endormis ; mais il 
ne me rĂ©veilla que quand le matin fut arrivĂ©, et dĂ©jĂ  les voleurs 
m’avaient pris un cheval, qui Ă©tait montĂ© d’ordinaire par ledit ’Afif 
eddĂźn, avec sa selle et sa bride. C’était un animal excellent, que j’avais 
achetĂ© Ă  AyĂą SoloĂ»k. 

Nous partĂźmes le lendemain et nous arrivĂąmes Ă  Berghamah 

277

ville en ruine, qui possĂšde une citadelle grande et trĂšs forte, situĂ©e sur 
la cime d’une montagne. On dit que le philosophe Platon Ă©tait un des 
habitants de cette ville, et la maison qu’il occupait est encore connue 
sous son nom 

278

. Nous logeĂąmes Ă  Berghamah dans l’ermitage d’un 

fakir ahmĂ©dien ; mais un des grands de la ville survint, nous emmena 
Ă  sa maison, et nous traita avec beaucoup de considĂ©ration. 

 

D

U SULTAN DE 

B

ERGHAMAH 

 

Il est appelĂ© Yakhchy khĂąn 

279

KhĂąn

, chez ces peuples, signifie la 

mĂȘme chose que Sultan, et 

yakhchy

 veut dire excellent. Nous le trou-

vĂąmes dans son habitation d’étĂ© ; on lui annonça notre arrivĂ©e, et il 
nous envoya un festin et une piĂšce de cette Ă©toffe appelĂ©e 

kodsy

p176

Nous louĂąmes quelqu’un pour nous montrer le chemin, et nous 

voyageĂąmes dans des montagnes Ă©levĂ©es et Ăąpres, jusqu’à ce que nous 
fussions arrivĂ©s Ă  BalĂźkesrĂź 

280

. C’est une ville belle, bien peuplĂ©e et 

pourvue de beaux marchĂ©s, mais il n’y avait pas de mosquĂ©e djĂąmi’ 

                                           

276

  La deuxiĂšme sourate du Coran et la plus longue. 

277

  L’antique Pergame, conquise vers 1306 par Karasi Beg, fondateur de la dynas-

tie du mĂȘme nom. A une centaine de kilomĂštres au nord de Manisa. 

278

  Il s’agirait plutĂŽt du mĂ©decin Gallien. 

279

  Yakhshi, qui devint souverain de Bergama aprĂšs la mort de son pĂšre Karasi 

vers 1320, fut connu comme corsaire et fit des expĂ©ditions infructueuses vers 
la Thrace en 1341 et 1342. Il fut expulsĂ© de Bergama probablement vers 1344-
1345 par le sultan ottoman Orhan. 

280

  BalĂŻkesir succĂ©da probablement Ă  une place forte byzantine appelĂ©e Palaiocas-

tron, Ă  cent vingt kilomĂštres au nord de Bergama. 

background image

 

Ibn BattĂ»ta — Voyages 

146 

 

II. De La Mecque aux steppes russes et Ă  l’Inde 

oĂč l’on pĂ»t faire la priĂšre du vendredi. Les habitants voulurent en bĂątir 
une Ă  l’extĂ©rieur, tout prĂšs de la ville. Ils en construisirent les murail-
les, mais ils n’y mirent pas de toit. Ils y priaient nĂ©anmoins, et y cĂ©lĂ©-
braient l’office du vendredi, Ă  l’ombre des arbres. Nous logeĂąmes Ă  
BalĂźkesri, dans l’ermitage du jeune-homme Akhy SinĂąn, qui est au 
nombre des hommes les plus distinguĂ©s de sa corporation. Le juge et 
prĂ©dicateur de cette citĂ©, le lĂ©giste Moûça, vint nous visiter. 

 

D

U SULTAN DE 

B

ALÎKESRI 

 

Il se nomme DomoĂ»r khĂąn 

281

, et il ne possĂšde aucune bonne quali-

tĂ©. C’est son pĂšre qui a bĂąti cette ville, dont la population s’est accrue 
d’un grand nombre de vauriens, sous le rĂšgne du prince actuel ; « car 
les hommes suivent la religion de leur roi Â» (tel roi, tel peuple). Je vi-
sitai ce prince, et il m’envoya une piĂšce d’étoffe de soie. J’achetai 
dans cette ville une jeune esclave chrĂ©tienne, nommĂ©e MarghalĂźthah. 

De lĂ , nous nous rendĂźmes Ă  Boursa 

282

, ville grande et possĂ©dant 

de beaux marchĂ©s et des larges rues. Des jardins et des sources d’eau 
vive l’entourent de toutes parts. Proche de ses murailles coule un ca-
nal, dont l’eau est trĂšs chaude et tombe dans un grand Ă©tang. On a bĂąti 

p177

 prĂšs de celui-ci deux Ă©difices, dont l’un est consacrĂ© aux hommes 

et l’autre aux femmes. Les malades viennent chercher leur guĂ©rison 
dans cette source d’eau thermale, et s’y rendent des contrĂ©es les plus 
Ă©loignĂ©es. Il y a lĂ  une zĂąouĂŻah pour les voyageurs ; ils y logent et y 
sont nourris tout le temps de leur sĂ©jour, c’est-Ă -dire trois journĂ©es. 
Elle a Ă©tĂ© construite par un roi turcoman. 

Nous logeĂąmes Ă  Boursa dans la zĂąouĂŻah du jeune-homme Akhy 

Chems eddĂźn 

283

, un des principaux jeunes-gens, et nous passĂąmes 

prĂšs de lui le jour de l’ñchourĂą 

284

. Il prĂ©para un grand festin, et invita 

les chefs de l’armĂ©e et des habitants de la ville, pendant la nuit. Ils 

                                           

281

  Fils ou neveu de Yakhshi, petit-fils de Karasi, il rĂ©gna jusqu’à la conquĂȘte de 

l’émirat par les Ottomans en 1345. 

282

  Bursa, conquise par Orhan quelques jours avant la mort de son pĂšre Osman en 

1326. CĂ©lĂšbre jusqu’à nos jours pour ses sources d’eau chaude. 

283

  IdentifiĂ© comme le pĂšre d’Akhi Hasan, conseiller spirituel du sultan Orhan. 

284

  Le 10 de muharram, tombant le 21 septembre 1333. 

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Ibn BattĂ»ta — Voyages 

147 

 

II. De La Mecque aux steppes russes et Ă  l’Inde 

rompirent le jeĂ»ne chez lui, et les lecteurs du Coran firent une lecture 
avec leurs belles voix. Le légiste et prédicateur Medjd eddßn Alkoû-
newy Ă©tait prĂ©sent ; il prononça un sermon et une exhortation, et fut 
trĂšs Ă©loquent. Ensuite on se mit Ă  chanter et Ă  danser, et ce fut une nuit 
trĂšs imposante. Ce prĂ©dicateur Ă©tait un homme fort pieux ; il jeĂ»nait 
habituellement, et ne rompait le jeĂ»ne que tous les trois jours ; il ne 
mangeait que ce qu’il avait gagnĂ© par le travail de ses mains, et l’on 
disait qu’il n’acceptait de repas chez qui que ce fĂ»t. Il n’avait ni habi-
tation ni d’autre meubles que les vĂȘtements dont il se couvrait ; il ne 
dormait que dans le cimetiĂšre, et il prĂȘchait et exhortait dans les rĂ©-
unions. Un certain nombre d’hommes faisaient pĂ©nitence entre ses 
mains, dans chaque assemblĂ©e. Je le cherchai, aprĂšs cette nuit-lĂ , mais 
je ne le trouvai pas. Je me rendis au cimetiĂšre sans le rencontrer ; et 
l’on me dit qu’il y allait lorsque tout le monde dormait. 

 

A

NECDOTE

 

Pendant que nous nous trouvions, cette nuit de l’ñchourĂą, dans 

l’ermitage de Chems eddĂźn, le susdit 

p178

 Medjed eddĂźn y prononça un 

sermon Ă  la fin de la nuit. Un des fakirs poussa un grand cri, Ă  la suite 
duquel il perdit connaissance. On rĂ©pandit sur lui de l’eau de rose, 
mais il ne recouvra pas ses sens ; on rĂ©itĂ©ra cette effusion sans plus de 
succĂšs. Les assistants n’étaient pas d’accord touchant son Ă©tat : les uns 
disaient qu’il Ă©tait mort, les autres qu’il n’était qu’évanoui. Le prĂ©di-
cateur termina son discours, les lecteurs du Coran firent leur lecture, 
et nous rĂ©citĂąmes la priĂšre de l’aurore. Enfin le soleil se leva ; alors on 
s’assura de la position de cet homme, et l’on reconnut qu’il Ă©tait mort. 
Que Dieu ait compassion de lui ! On s’occupa de laver son corps et de 
l’envelopper dans un linceul. Je fus du nombre de ceux qui assistĂšrent 
Ă  la priĂšre que l’on rĂ©cita sur lui et Ă  son enterrement. 

Ce fakir Ă©tait appelĂ© le Criard ; et l’on raconte qu’il se livrait aux 

exercices de la dĂ©votion dans une caverne situĂ©e dans une montagne 
voisine. Lorsqu’il savait que le prĂ©dicateur Medjd eddĂźn devait prĂȘ-
cher, il l’allait trouver, et assistait à son sermon. Il n’acceptait à man-
ger de personne. Quand Medjd eddĂźn prĂȘchait, il criait fort et perdait 
connaissance. Ensuite il revenait Ă  lui, faisait ses ablutions et une 
priĂšre de deux rec’ahs ; mais, lorsqu’il entendait Medjd eddĂźn, il se 

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Ibn BattĂ»ta — Voyages 

148 

 

II. De La Mecque aux steppes russes et Ă  l’Inde 

remettait Ă  crier, il agissait ainsi Ă  plusieurs reprises dans une mĂȘme 
nuit. C’est Ă  cause de cela qu’il fut surnommĂ© le Criard. Il Ă©tait estro-
piĂ© de la main et du pied, et il ne pouvait pas travailler ; mais il avait 
une mĂšre qui le nourrissait du produit de son fuseau. Lorsqu’elle fut 
morte, il se sustentait au moyen des plantes de la terre. 

Je rencontrai dans cette ville le pieux cheĂŻkh ’Abd Allah almisry, le 

voyageur ; c’était un homme de bien. Il fit le tour du globe, sauf qu’il 
n’entra pas dans la Chine, ni dans l’üle de SerendĂźb, ni dans le Mag-
hreb, ni dans l’Espagne, ni dans le SoĂ»dĂąn. Je l’ai surpassĂ© en visitant 
ces rĂ©gions. 

p179

 

D

U SULTAN DE 

B

OURSA 

 

C’est IkhtiyĂąr eddĂźn OrkhĂąn bec, fils du sultan ’OthmĂąn tchoĂ»k 

285

En turc, 

tchoûk

 signifie petit. Ce sultan est le plus puissant des rois 

turcomans, le plus riche en trĂ©sors, en villes et en soldats. Il possĂšde 
prĂšs de cent chĂąteaux forts, dont il ne cesse presque jamais de faire le 
tour. Il passe plusieurs jours dans chacun d’eux, afin de les rĂ©parer et 
d’inspecter leur situation. On dit qu’il ne sĂ©journa jamais un mois en-
tier dans une ville. Il combat les infidĂšles et les assiĂšge. C’est son pĂšre 
qui a conquis sur les Grecs la ville de Boursa, et le tombeau de celui-
ci se voit dans la mosquĂ©e de cette ville, qui Ă©tait auparavant une 
Ă©glise des chrĂ©tiens 

286

. On raconte que ce prince assiĂ©gea la ville de 

YeznĂźc pendant environ vingt ans, et qu’il mourut avant de la prendre. 
Son fils, que nous venons de mentionner, en fit un siĂšge durant douze 
ans, et s’en rendit maĂźtre 

287

. Ce fut lĂ  que je le vis, et il m’envoya 

beaucoup de piĂšces d’argent. 

                                           

285

  DeuxiĂšme souverain ottoman (1326-1356), fils et successeur du fondateur de 

la dynastie Osman I

er

 (1299-1326). Au passage d’Ibn BattĂ»ta, l’émirat ottoman 

ne semble pas avoir Ă©tĂ© plus important en Ă©tendue et en puissance que les au-
tres, mais, situĂ© face Ă  un Ă‰tat byzantin de plus en plus affaibli et dĂ©chirĂ©, il se 
trouvait promu Ă  un grand avenir. 

286

  L’ancien monastĂšre de Saint-Elie sur la citadelle. Le tombeau actuel d’Osman, 

situĂ© au mĂȘme emplacement, a Ă©tĂ© reconstruit Ă  la fin du 

XIX

e

 siĂšcle. 

287

  Iznik fut prise par Orhan en mars 1331. 

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Ibn BattĂ»ta — Voyages 

149 

 

II. De La Mecque aux steppes russes et Ă  l’Inde 

Nous partĂźmes de Boursa pour la ville de YeznĂźc. Avant d’arriver, 

nous passĂąmes une nuit dans une bourgade appelĂ©e Corleh 

288

, dans la 

zĂąouĂŻah d’un des jeunes-gens-frĂšres. 

En quittant cette bourgade, nous marchĂąmes un jour entier parmi 

des riviĂšres dont les bords Ă©taient plantĂ©s de grenadiers, qui portaient 
les uns des fruits doux, les autres des fruits acides. Nous arrivĂąmes 
ensuite prĂšs 

p180

 d’un lac, Ă  huit milles de YeznĂźc, qui produit des ro-

seaux. On ne peut entrer dans cette ville que par un seul chemin, sem-
blable Ă  un pont, et sur lequel il ne peut passer qu’un cavalier Ă  la fois. 
La ville de NicĂ©e est ainsi dĂ©fendue, et le lac l’entoure de tous cĂŽ-
tĂ©s 

289

. Mais elle est en ruine et n’est habitĂ©e que par un petit nombre 

d’hommes au service du sultan 

290

. L’épouse de ce prince, BeĂŻaloĂ»n 

khĂątoĂ»n 

291

, y rĂ©side et commande Ă  ces hommes : c’est une femme 

pieuse et excellente. 

La ville est entourĂ©e de quatre murs, dont chacun est sĂ©parĂ© de 

l’autre par un fossĂ© rempli d’eau 

292

. On y entre par des ponts de bois, 

que l’on enlĂšve Ă  volontĂ©. A l’intĂ©rieur de la ville se trouvent des jar-
dins, des maisons, des terres et des champs ensemencĂ©s. Chaque habi-
tant a sa demeure, son champ et son verger, contigus les uns aux au-
tres. L’eau potable est fournie par des puits, situĂ©s dans le voisinage. 
Cette ville produit toutes sortes de fruits ; les noix et les chĂątaignes y 
abondent, et sont Ă  bas prix. Les Turcs appellent celles-ci 

kasthanah

et les noix 

koûz

. On y trouve aussi le raisin nommĂ© 

’adhĂąri 

293

, dont je 

n’ai vu le pareil en aucun endroit ; il est extrĂȘmement doux, trĂšs gros, 
d’une couleur claire et a la peau mince. Chaque grain n’a qu’un seul 
pĂ©pin. 

                                           

288

  L’actuel GĂŒrle, Ă  mi-chemin entre Bursa et Iznik. 

289

  Iznik, l’ancienne NicĂ©e, se trouve Ă  l’extrĂ©mitĂ© est du lac du mĂȘme nom, mais 

elle n’est pas entourĂ©e d’eau. 

290

  A la conquĂȘte de ta ville, les anciens habitants l’avaient abandonnĂ© et elle fut 

repeuplĂ©e progressivement par la suite. 

291

  L’épouse d’Orhan, d’origine grecque, s’appelait NilĂŒfer. Il est possible qu’Ibn 

BattĂ»ta, qui mentionnera ce mĂȘme nom pour une des Ă©pouses d’Uzbek Khan, 
utilise le nom Bayalun comme titre. 

292

  La ville avait uniquement deux murailles sĂ©parĂ©es par un fossĂ©. 

293

  Ainsi appelĂ©s parce qu’ils ressemblent aux bouts des doigts des jeunes filles. 

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Ibn BattĂ»ta — Voyages 

150 

 

II. De La Mecque aux steppes russes et Ă  l’Inde 

Le jurisconsulte, l’imĂąm, le dĂ©vot pĂšlerin, ’AlĂą eddĂźn assultha-

nyoĂ»ky nous donna l’hospitalitĂ© dans cette ville. C’est une homme 
vertueux et gĂ©nĂ©reux ; je n’allais jamais lui rendre visite sans qu’il me 
servĂźt Ă  manger. Sa figure Ă©tait belle, et sa conduite plus belle encore. 
Il alla trouver avec moi la khĂątoĂ»n susmentionnĂ©e ; elle me 

p181

 traita 

avec honneur, me donna un festin et me fit du bien. Quelques jours 
aprĂšs notre arrivĂ©e Ă  YeznĂźc, le sultan OrkhĂąn bec, dont nous avons 
parlĂ© ci-dessus, arriva dans cette ville. Je sĂ©journai Ă  YeznĂźc environ 
quarante jours, Ă  cause de la maladie d’un cheval qui m’appartenait. 
Lorsque je fus las du retard, j’abandonnai cette bĂȘte, et je partis avec 
trois de mes compagnons, une jeune fille et deux esclaves. Il n’y avait 
avec nous personne qui parlĂąt bien la langue turque et qui pĂ»t nous 
servir d’interprĂšte. Nous en avions un qui nous quitta Ă  YeznĂźc. 

AprĂšs ĂȘtre sortis de cette ville, nous passĂąmes la nuit dans une 

bourgade appelĂ©e Mekedja 

294

, chez un lĂ©giste qui nous traita avec 

considĂ©ration et nous donna le festin de l’hospitalitĂ©. 

Nous le quittĂąmes et nous nous remĂźmes en route. Une femme tur-

que nous prĂ©cĂ©dait Ă  cheval, accompagnĂ©e d’un serviteur ; elle se diri-
geait vers la ville de Yenidja, et nous suivions ses traces. Cette femme 
Ă©tant arrivĂ©e prĂšs d’une grande riviĂšre appelĂ©e Sakary (ce mot signifie 
infernale) 

295

, comme si elle tirait son nom de l’Enfer ; que Dieu nous 

en prĂ©serve ! cette femme, dis-je, entreprit de passer le fleuve. Lors-
qu’elle parvint au milieu du courant, sa monture fut sur le point de se 
noyer avec elle, et la jeta en bas de son dos. Le serviteur qui 
l’accompagnait voulut la sauver ; mais le fleuve les entraĂźna tous les 
deux. Il y avait sur la rive des gens qui se jetĂšrent Ă  la nage aprĂšs eux, 
et retirĂšrent la femme ayant encore un souffle de vie. L’homme fut 
aussi retrouvĂ©, mais il Ă©tait mort. Que Dieu ait compassion de lui ! 

p182

Ces gens nous informĂšrent que le bac se trouvait plus bas, et nous 

nous dirigeĂąmes vers celui-ci. Il consiste en quatre poutres, liĂ©es avec 
des cordes, et sur lesquelles on place les selles des montures et les ef-
fets ; il est tirĂ© par des personnes postĂ©es sur l’autre rive. Les hommes 
y montent, et on fait passer Ă  la nage les bĂȘtes de somme. C’est ainsi 

                                           

294

  Mekece, Ă  mi-chemin entre Iznik et Geyve sur le fleuve Sakarya. 

295

  Fausse Ă©tymologie Ă  partir de 

saqar

 (grande chaleur), un des noms de l’enfer ; 

le nom Sakarya est une dĂ©formation du grec Sangarios. 

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Ibn BattĂ»ta — Voyages 

151 

 

II. De La Mecque aux steppes russes et Ă  l’Inde 

que nous pratiquĂąmes, et nous arrivĂąmes la mĂȘme nuit Ă  CĂąouiyah 

296

Ce mot est formĂ© Ă  l’instar du nom d’agent fĂ©minin, dĂ©rivĂ© de 

cay

cautĂ©risation (ou mieux du verbe 

caoua

, cautĂ©riser et signifie « celle 

qui cautĂ©rise Â»). Nous y logeĂąmes dans l’ermitage d’un des frĂšres ; 
nous lui parlĂąmes en arabe ; il ne nous comprit pas, et nous adressa la 
parole en turc, mais nous ne le comprĂźmes pas Ă  notre tour. Il dit 
alors : « Appelez le fakĂźh, car il connaĂźt l’arabe. Â» Celui-ci arriva et 
nous parla en persan ; nous lui rĂ©pondĂźmes en arabe ; il ne comprit pas 
nos paroles, et dit au jeune-homme dans l’idiome persan : 

Ichñn ’ara-

by kuhna mükouñn wemen ’araby nau müdñnem

IchĂąn

 veut dire « ces 

gens-ci » ; 

kuhna

  signifie  Â« ancien » ; 

mĂźkouĂąn

  (

mßgoûïend

), « ils di-

sent » ; 

men

,  Â« moi » ; 

nau

,  Â« nouveau » ; 

mĂźdĂąnem

, « nous connais-

sons (je connais) Â». Le fakĂźh voulait seulement, par ce discours, se 
mettre Ă  couvert du dĂ©shonneur, parce que ces gens-lĂ  croyaient qu’il 
connaissait la langue arabe, tandis qu’il ne la savait pas. Il leur dit 
donc : « Ces Ă©trangers parlent l’arabe ancien et je ne connais que 
l’arabe moderne. 

» Le jeune-homme pensa que la chose Ă©tait 

conforme Ă  ce que disait le fakĂźh, et cette opinion nous servit prĂšs de 
lui, car il mit tous ses soins Ă  nous traiter honorablement, et se dit : 
« Il est nĂ©cessaire de tĂ©moigner de la considĂ©ration Ă  ces gens-ci, 
puisqu’ils parlent la vieille langue arabe, qui Ă©tait celle du ProphĂšte et 
de ses compagnons. Â» Nous ne comprĂźmes pas alors les paroles du fa-
kĂźh ; mais je les gravai dans ma mĂ©moire, et lorsque j’eus appris la 
langue persane, j’en saisis le sens. 

p183

Nous passĂąmes la nuit dans la zĂąouĂŻah, dont le propriĂ©taire fit partir 

avec nous un guide qui nous conduisit Ă  Ienidja 

297

, ville grande et 

belle ; et nous y cherchĂąmes aprĂšs la zĂąouĂŻah du frĂšre. Sur ces entre-
faites, nous rencontrĂąmes un de ces fakirs privĂ©s de la raison, et je lui 
dis : « Cette maison est-elle la zĂąouĂŻah du frĂšre ? — Oui Â», me rĂ©pon-
dit-il. Je fus joyeux de cela, puisque j’avais ainsi trouvĂ© quelqu’un qui 
comprenait la langue arabe. Mais, lorsque je l’eus mis Ă  l’épreuve, le 
secret fut divulguĂ©, vu qu’il ne savait de cet idiome que le seul mot 

na’am’

, « oui, c’est bien Â». Nous logeĂąmes dans la zĂąouĂŻah, et un des 

Ă©tudiants nous apporta des aliments. Le frĂšre n’était pas prĂ©sent, mais 

                                           

296

  Geyve, en aval sur le Sakarya et sur la ligne de chemin de fer Istanbul-Ankara. 

297

  Yenice, appelĂ©e plutĂŽt aujourd’hui TaraklĂŻ, petite bourgade Ă  trente-six kilo-

mĂštres par la route, au sud-est de Geyve. 

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Ibn BattĂ»ta — Voyages 

152 

 

II. De La Mecque aux steppes russes et Ă  l’Inde 

la familiaritĂ© s’établit entre nous et ce thĂąlib. Il ne connaissait pas la 
langue arabe, mais il nous montra de la bontĂ© et parla au gouverneur 
de la ville, qui me donna un de ses cavaliers. 

Celui-ci se dirigea avec nous vers KeĂŻnoĂ»c 

298

, petite ville habitĂ©e 

par des Grecs infidĂšles, qui vivent sous la protection des musulmans. 
Il n’y a qu’une seule maison occupĂ©e par des mahomĂ©tans, qui com-
mandent au Grecs. La ville fait partie des États du sultan OrkhĂąn bec. 
Nous y logeĂąmes dans la maison d’une vieille infidĂšle, et c’était alors 
la saison de l’hiver et de la neige. Nous fĂźmes du bien Ă  cette femme, 
et nous passĂąmes la nuit chez elle. Il n’y a dans cette ville ni ceps de 
vignes ni arbres, et l’on n’y cultive que du safran. Notre vieille hĂŽ-
tesse nous en apporta beaucoup, car elle nous prenait pour des mar-
chands et pensait que nous lui achĂšterions son safran. 

Lorsque le matin fut arrivĂ©, nous montĂąmes Ă  cheval ; le cavalier 

(ou guide) que le jeune-homme avait envoyĂ© avec nous de KĂąouĂŻyah 
prit congĂ© de nous et fit partir Ă  sa place un autre cavalier, qui devait 
nous conduire Ă  la ville de Mothorni. Or il Ă©tait tombĂ© 

p184

 pendant la 

nuit beaucoup de neige, qui avait effacĂ© les chemins. Ce guide prit les 
devants et nous suivümes ses traces, jusqu’à ce que nous fussions arri-
vĂ©s, vers le milieu du jour, Ă  une bourgade de Turcomans, qui nous 
apportĂšrent des vivres, dont nous mangeĂąmes. Notre guide parla aux 
Turcomans, et l’un d’eux partit à cheval avec nous. Il nous fit traver-
ser des lieux Ăąpres, des montagnes et un cours d’eau, que nous dĂ»mes 
passer plus de trente fois. Lorsque nous fĂ»mes sortis de ces difficultĂ©s, 
il nous dit : « Donnez-moi un peu d’argent. Â» Nous lui rĂ©pondĂźmes : 
« Lorsque nous serons arrivĂ©s Ă  la ville, nous t’en donnerons et nous 
te rendrons satisfait. Â» Il ne fut pas content de cela, ou bien il ne com-
prit pas le sens de nos paroles. Il prit un arc appartenant Ă  un de mes 
compagnons, et s’éloigna Ă  courte distance ; puis il revint et nous ren-
dit l’arc. Je lui donnai quelques piĂšces d’argent, il les prit, s’enfuit et 
nous laissa, ignorants de quel cĂŽtĂ© nous devions nous diriger ; car 
nous n’apercevions aucun chemin. 

Nous cherchions Ă  reconnaĂźtre les traces du chemin sous la neige, 

et nous les suivĂźmes jusqu’à ce que nous fussions arrivĂ©s, vers le cou-
cher du soleil, Ă  une montagne sur laquelle on distinguait clairement la 

                                           

298

  137. GöynĂŒk, Ă  vingt-neuf kilomĂštres Ă  l’est de TaraklĂŻ. 

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Ibn BattĂ»ta — Voyages 

153 

 

II. De La Mecque aux steppes russes et Ă  l’Inde 

route, Ă  cause de la grande quantitĂ© de pierres qui s’y trouvaient. Je 
craignis la mort tant pour moi que pour mes compagnons, car je 
m’attendais Ă  ce que la neige tombĂąt pendant la nuit, et il n’y avait 
aucune habitation en cet endroit. Si nous descendions de nos montu-
res, nous pĂ©ririons ; si nous marchions pendant la nuit, nous ne sau-
rions de quel cĂŽtĂ© nous diriger. J’avais un cheval excellent, et je son-
geai Ă  me tirer du danger ; car je disais en moi-mĂȘme : « Lorsque je 
serai sain et sauf, peut-ĂȘtre pourrai-je trouver un expĂ©dient pour sau-
ver mes compagnons. Â» Il en fut ainsi. Je les recommandai Ă  Dieu, et 
je me mis en marche. 

Les habitants de ce pays construisent sur les sĂ©pulcres des maisons 

de bois que celui qui les aperçoit prend d’abord pour des habitations, 
jusqu’à ce qu’il reconnaisse que ce sont des tombeaux. J’en vis un 
grand 

p185

 nombre. Lorsque l’heure de la priĂšre de la nuit fut Ă©coulĂ©e, 

j’arrivai Ă  des maisons et je dis : Â« O mon Dieu ! fais qu’elles soient 
habitĂ©es. Â» En effet, je les trouvai habitĂ©es, et Dieu me fit arriver Ă  la 
porte d’une demeure oĂč je vis un vieillard. Je lui adressai la parole en 
arabe ; il me parla en turc et me fit signe d’entrer. Je l’informai de la 
situation de mes compagnons ; mais il ne me comprit pas. Il se trouva, 
grĂące Ă  la bontĂ© de Dieu, que cette maison Ă©tait une zĂąouĂŻah apparte-
nant Ă  des fakĂźrs, et que l’homme placĂ© Ă  la porte en Ă©tait le supĂ©rieur. 
Quand les fakĂźrs qui se trouvaient Ă  l’intĂ©rieur de l’ermitage 
m’entendirent parler au cheĂŻkh, l’un d’eux, qui Ă©tait connu de moi, 
sortit et me donna le salut. Je l’instruisis de ce qui Ă©tait arrivĂ© Ă  mes 
compagnons, et je lui conseillai de partir avec les autres fakĂźrs, afin de 
les dĂ©livrer. Ils y consentirent, et se dirigĂšrent avec moi vers eux. 
Nous revĂźnmes tous ensemble Ă  l’ermitage, et rendĂźmes grĂąces Ă  Dieu 
de notre dĂ©livrance. C’était la nuit du jeudi au vendredi. Les habitants 
de la bourgade se rĂ©unirent, et passĂšrent la nuit Ă  prier Dieu. Chacun 
d’eux apporta les aliments qu’il put se procurer et notre peine cessa. 

Nous partĂźmes Ă  l’aurore et nous arrivĂąmes Ă  la ville de Mothor-

ni 

299

, au moment de la priĂšre du vendredi. Nous logeĂąmes dans la 

zĂąouĂŻah de l’un des jeunes-gens-frĂšres, oĂč Ă©tait dĂ©jĂ  une troupe de 
voyageurs. Nous n’y trouvĂąmes pas d’écurie pour nos montures. Nous 

                                           

299

  Mudurnu est Ă  cinquante kilomĂštres Ă  l’est de GöynĂŒk et le chemin est effecti-

vement montagneux. 

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Ibn BattĂ»ta — Voyages 

154 

 

II. De La Mecque aux steppes russes et Ă  l’Inde 

fĂźmes la priĂšre du vendredi. Nous Ă©tions inquiets, Ă  cause de la quanti-
tĂ© de la neige, du froid et du manque d’écurie. Sur ces entrefaites, 
nous vĂźmes un pĂšlerin, habitant de Mothorni, qui nous donna le salut ; 
il connaissait la langue arabe. Je fus joyeux de le voir, et le priai de 
nous indiquer une Ă©curie Ă  louer pour nos montures. Il me rĂ©pondit : 
« Quant Ă  ce qui est de les attacher dans une habitation, cela n’est pas 
possible ; car les portes des 

p186

 maisons de cette ville sont petites et 

des bĂȘtes de somme ne sauraient y passer ; mais je vous indiquerai un 
banc dans la place oĂč les voyageurs et ceux qui viennent pour assister 
au marchĂ© attachent leurs montures. Â» Il nous le montra effectivement, 
nous y liĂąmes nos montures, et l’un de mes compagnons s’établit dans 
une boutique vide, situĂ©e en face de ce banc, afin de les garder. 

 

A

NECDOTE

 

Voici une aventure surprenante qui nous arriva. J’envoyai un des 

serviteurs acheter de la paille pour les bĂȘtes de somme, et j’en expĂ©-
diai un autre pour se procurer du beurre. Un d’eux revint avec de la 
paille ; mais l’autre revint en riant, et ne rapportant rien. Nous 
l’interrogeĂąmes touchant le motif de ses rires. Il rĂ©pondit : Â« Nous 
nous arrĂȘtĂąmes prĂšs d’une boutique dans le marchĂ©, et nous deman-
dĂąmes du beurre Ă  son propriĂ©taire. Il nous fit signe d’attendre et parla 
Ă  son garçon. Nous remĂźmes Ă  celui-ci des piĂšces d’argent ; il tarda 
quelque temps, et nous rapporta de la paille. Nous la lui prĂźmes et lui 
dĂźmes : « Nous voulons du beurre (

samn

). — Ceci, rĂ©pondit-il, est du 

samn

. Â» Il nous fut dĂ©montrĂ© par lĂ  que l’on dit, dans la langue des 

Turcs, 

samn

 pour exprimer de la paille. Quant au beurre, on le nomme 

chez eux 

roûghùn

Lorsque nous eĂ»mes rencontrĂ© ce pĂšlerin, qui connaissait la langue 

arabe, nous le priĂąmes de nous accompagner Ă  Khasthan oĂ»niyah, qui 
est Ă©loignĂ©e de Mothorni de dix jours de marche. Je lui fis prĂ©sent 
d’un de mes vĂȘtements, dont l’étoffe Ă©tait de fabrique Ă©gyptienne ; je 
lui donnai une somme d’argent, qu’il laissa Ă  sa famille, je lui assignai 
une monture et lui promis de le bien traiter. Il partit avec nous. Nous 
dĂ©couvrĂźmes qu’il Ă©tait trĂšs riche, et qu’il possĂ©dait des crĂ©ances sur 
diverses personnes ; mais qu’il avait des sentiments bas, un caractĂšre 
vil, et qu’il agissait mal. Nous lui remettions des drachmes pour notre 

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Ibn BattĂ»ta — Voyages 

155 

 

II. De La Mecque aux steppes russes et Ă  l’Inde 

dĂ©pense ; mais il prenait le 

p187

 pain qui restait, achetait avec cela des 

Ă©pices, des herbes potagĂšres et du sel, et gardait pour lui le prix de ces 
denrĂ©es. On me raconta qu’il volait, en outre, sur l’argent destinĂ© Ă  la 
dĂ©pense. Nous le supportions Ă  cause des dĂ©sagrĂ©ments que nous 
souffrions par notre ignorance de la langue turque. La conduite de cet 
homme alla si loin que nous lui en fĂźmes des reproches outrageants, et 
nous lui disions, Ă  la fin de la journĂ©e : « O pĂšlerin, combien nous as-
tu volĂ© aujourd’hui sur la dĂ©pense ? Â» Il rĂ©pondait : « Tant. Â» Nous 
riions de lui et nous nous contentions de cela. Voici quelques-unes de 
ses mĂ©prisables actions. 

Un de nos chevaux Ă©tant mort dans une station, il l’écorcha de ses 

propres mains et en vendit la peau. Nous logeĂąmes une certaine nuit 
chez une sƓur de ce pùlerin, qui habitait une bourgade. Elle nous ap-
porta de la nourriture et des fruits secs, savoir : des poires, des pom-
mes, des abricots et des pĂȘches, que l’on met dĂ©tremper dans l’eau, 
jusqu’à ce qu’ils ramollissent ; aprĂšs quoi, on les mange et l’on boit 
l’eau. Nous voulĂ»mes rĂ©compenser cette femme ; son frĂšre le sut et 
nous dit : « Ne lui donnez rien, mais remettez-moi ce que vous lui 
destiniez. Â» Nous lui donnĂąmes quelque chose pour le satisfaire ; mais 
nous remĂźmes en cachette un prĂ©sent Ă  sa sƓur, et il n’en sut rien. 

Nous arrivĂąmes ensuite Ă  la ville de BoĂ»li 

300

. Lorsque nous en fĂ»-

mes tout prĂšs, nous rencontrĂąmes une riviĂšre qui semblait, Ă  premiĂšre 
vue, peu considĂ©rable ; mais, quand quelques-uns de nos compagnons 
y furent entrĂ©s, ils lui trouvĂšrent un courant trĂšs fort et trĂšs agitĂ©. Ce-
pendant, ils la franchirent tous, et il ne resta qu’une petite esclave, 
qu’ils craignirent de faire passer. Mon cheval Ă©tant meilleur que les 
leurs, je fis monter cette 

p188

 jeune fille en croupe, et j’entrepris de tra-

verser la riviĂšre. Lorsque je fus arrivĂ© au milieu, il s’abattit sous moi 
et la fille tomba. Mes compagnons la retirĂšrent de l’eau, ayant Ă  peine 
un dernier souffle de vie. Quant Ă  moi, je fus prĂ©servĂ© du danger. 

Nous entrĂąmes dans la ville, et nous nous dirigeĂąmes vers la 

zĂąouĂŻah d’un des jeunes-gens-frĂšres. C’est une de leurs coutumes de 
tenir toujours un feu allumé dans leurs ermitages, pendant toute la du-

                                           

300

  Bolu, Ă  cinquante-deux kilomĂštres au nord-est de Mudurnu sur la roue actuelle 

d’Istanbul Ă  Ankara ; elle faisait partie Ă  l’époque des possessions ottomanes, 
ayant Ă©tĂ© conquise vers la fin du rĂšgne d’Osman. 

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Ibn BattĂ»ta — Voyages 

156 

 

II. De La Mecque aux steppes russes et Ă  l’Inde 

rĂ©e de l’hiver. Ils placent Ă  chaque angle de la zĂąouĂŻah un foyer, et y 
adaptent des conduits ou Ă©vents, par lesquels la fumĂ©e monte, sans 
incommoder les habitants. On donne Ă  ces Ă©vents le nom de 

bakhĂąry

dont le singulier est 

bakhĂźry

Ibn Djozay dit ce qui suit : Â« Safy eddĂźn Abd al’azĂźz, fils de SarĂąya 

alhilly 

301

, a mentionnĂ© heureusement le bakhĂźry dans les vers sui-

vants, oĂč il a employĂ© des expressions dĂ©tournĂ©es. C’est la mention ici 
faite du bakhĂźry, qui me les remet en mĂ©moire. » 

Certes, depuis que vous avez laissĂ© le bakhĂźry, les cendres sont rĂ©pandues 
sur son foyer indigent. 
Si vous aviez voulu qu’il fĂ»t au soir le pĂšre de la flamme, vos mules se-
raient venues apportant du bois 

302

Nous revenons au rĂ©cit du voyageur. Lorsque nous entrĂąmes dans 

l’ermitage, nous trouvĂąmes le feu allumĂ© ; j’îtai mes vĂȘtements, j’en 
mis d’autres et je me rĂ©chauffai devant le feu. Le frĂšre apporta des 
aliments et des fruits en abondance. Que Dieu bĂ©nisse cette admirable 
classe d’hommes ! Combien leurs Ăąmes sont gĂ©nĂ©reuses, combien sont 
grandes leur libĂ©ralitĂ© et leur tendresse pour les Ă©trangers ! Comme ils 
sont propices au voyageur, comme ils l’aiment et sont remplis d’une 
tendre sollicitude pour lui ! L’arrivĂ©e d’un Ă©tranger auprĂšs 

p189

 d’eux 

est comme son arrivĂ©e chez celui de ses proches qui l’aime le mieux. 
Nous passĂąmes cette nuit de la maniĂšre la plus agrĂ©able. 

Nous partĂźmes au matin et arrivĂąmes Ă  GheredaĂŻ BoĂ»li 

303

, grande 

et belle ville, situĂ©e dans une plaine. Elle a des rues et des marchĂ©s 
fort Ă©tendus ; elle est au nombre des villes les plus froides, et se com-
pose de quartiers sĂ©parĂ©s les uns des autres, dont chacun est habitĂ© par 
une classe d’hommes distincte, qui ne se mĂȘle avec aucune autre. 

 

                                           

301

  CĂ©lĂšbre poĂšte irakien contemporain, mort en 1349. 

302

  Allusion Ă  deux personnages citĂ©s par le Coran, sourate CXI (voir t. I, chap. 4, 

n. 199). 

303

  Gerede de Bolu, l’actuelle Gerede, Ă  cinquante kilomĂštres Ă  l’est de Bolu sur 

la route d’Istanbul Ă  Ankara. De Bursa jusqu’à Gerede, Ibn BattĂ»ta cite toutes 
ses Ă©tapes. 

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Ibn BattĂ»ta — Voyages 

157 

 

II. De La Mecque aux steppes russes et Ă  l’Inde 

D

U SULTAN DE 

K

EREDEH 

 

C’est ChĂąh bec 

304

, un des sultans de ce pays qui jouissent d’un 

mĂ©diocre pouvoir. Il est beau de visage, il tient une belle conduite et a 
un bon caractĂšre ; mais il est peu libĂ©ral. Nous fĂźmes dans cette ville la 
priĂšre du vendredi, et nous y logeĂąmes dans une zĂąouĂŻah. Je rencontrai 
le jurisconsulte et prĂ©dicateur Chems eddĂźn addimichky, le hanbalite. 
Il Ă©tait fixĂ© dans cette ville depuis un bon nombre d’annĂ©es, et y avait 
eu plusieurs enfants. C’est le lĂ©giste et prĂ©dicateur de ce sultan, et il 
jouit auprĂšs de lui d’un grand crĂ©dit. Il nous visita dans la zĂąouĂŻah, et 
nous informa que le sultan venait nous voir. Je lui rendis grĂąces de son 
action ; j’allai au-devant du sultan et je le saluai. Il s’assit, et 
m’interrogea touchant mon Ă©tat de santĂ© et mon arrivĂ©e et touchant les 
sultans que j’avais vus. Je l’informai de tout cela. Il resta une heure, 
aprĂšs quoi il s’en retourna, et m’envoya une monture toute sellĂ©e et un 
vĂȘtement. 

p190

Nous nous rendĂźmes Ă  BorloĂ» 

305

, petite ville situĂ©e sur une colline, 

et au bas de laquelle il y a un fossĂ© ; elle a un chĂąteau placĂ© sur la 
cime d’une haute montagne. Nous y logeĂąmes dans un beau collĂšge ; 
le pĂšlerin qui voyageait avec nous en connaissait le professeur et les 
Ă©tudiants, et assistait avec eux aux leçons. Dans quelque situation 
qu’il se trouvĂąt, il ne cessait de faire partie du corps des Ă©tudiants, et il 
professait la doctrine hanĂ©fite. L’émir de cette ville, Aly bec, fils du 
sultan illustre SoleĂŻman pĂądichĂąh, roi de KasthamoĂ»niyah, dont il sera 
parlĂ© plus loin, nous invita. Nous l’allĂąmes trouver dans le chĂąteau, et 
nous le saluĂąmes. Il nous souhaita la bienvenue, nous traita avec hon-
neur et m’interrogea touchant mes voyages et ma situation. Je satisfis 
Ă  ses questions, et il me fit asseoir Ă  son cĂŽtĂ©. Son kĂądhi et secrĂ©taire, 
le pĂšlerin AlĂą eddĂźn Mohammed, un des principaux KhathĂźb 

306

, Ă©tait 

prĂ©sent. On apporta des aliments et nous mangeĂąmes ; aprĂšs quoi les 
lecteurs du Coran firent une lecture avec des voix touchantes et des 
modulations admirables. 

                                           

304

  Pratiquement rien n’est connu de cet Ă©mirat et de son souverain appelĂ© Shahin 

par al-Umari. Gerede fut conquise par les Ottomans en 1354. 

305

  L’actuelle Safranbolu, Ă  soixante-quinze kilomĂštres au nord-est de Gerede. 

Conquise par les Djandaroghlu en 1326. 

306

  SecrĂ©taire. 

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Ibn BattĂ»ta — Voyages 

158 

 

II. De La Mecque aux steppes russes et Ă  l’Inde 

Nous nous en retournĂąmes, et nous partĂźmes le lendemain matin 

pour KasthamoĂ»niyah 

307

, qui est au nombre des plus grandes et des 

plus belles villes. Elle abonde en biens, et les denrĂ©es y sont trĂšs bon 
marchĂ©. Nous y logeĂąmes dans l’ermitage d’un cheĂŻkh appelĂ© le Sour-
daud Ă  cause de la duretĂ© de son oreille, et je fus tĂ©moin d’une chose 
merveilleuse de sa part. En effet, un des Ă©tudiants traçait avec son 
doigt les lettres dans l’air ou parfois sur le sol, en prĂ©sence de ce 
cheĂŻkh, qui le comprenait et lui rĂ©pondait. On lui racontait par ce 
moyen des histoires tout entiĂšres, qu’il saisissait parfaitement. 

Nous restĂąmes Ă  KasthamoĂ»niyah environ quarante 

p191

 jours. Nous 

achetions, moyennant deux dirhems, la moitiĂ© d’un mouton bien gras, 
et pour deux dirhems une quantitĂ© de pain qui nous suffisait pour la 
journĂ©e ; or nous Ă©tions au nombre de dix. Nous prenions des sucre-
ries au miel pour la mĂȘme somme, et cela nous suffisait Ă  tous. Nous 
nous procurions des noix pour un dirhem, et des chĂątaignes pour la 
mĂȘme somme ; nous en mangions tous, et il en restait encore. Nous 
payions la charge de bois un seul dirhem, et cela pendant un froid vio-
lent. Je n’ai vu aucune ville oĂč le prix des denrĂ©es soit moins considĂ©-
rable. 

Je rencontrai Ă  KasthamoĂ»niyah le cheĂŻkh, l’imĂąm savant, le mouf-

ti, le professeur Tùdj eddßn Assulthùnyoûky, un des principaux sa-
vants de son temps. Il avait enseignĂ© dans les deux IrĂąks et Ă  TibrĂźz, et 
avait habitĂ© cette derniĂšre ville pendant quelque temps ; il avait aussi 
professĂ© Ă  Damas, et avait jadis sĂ©journĂ© dans les deux villes saintes, 
La Mecque et MĂ©dine. Je rencontrai aussi Ă  KasthamoĂ»niyah le savant 
professeur Sadr eddĂźn SoleĂŻmĂąn alfenĂźky, originaire de FenĂźkah 

308

dans le pays de Roûm. Il me traita dans son école, située prÚs du mar-
chĂ© aux chevaux 

309

. Je vis aussi dans cette ville le cheĂŻkh vĂ©nĂ©rable et 

pieux DĂądĂą Ă©mĂźr Aly. Je le visitai dans sa zĂąouĂŻah, situĂ©e dans le voi-
sinage du mĂȘme marchĂ©, et je le trouvai Ă©tendu sur le dos. Un de ses 
serviteurs le mit sur son sĂ©ant ; un autre lui ayant soulevĂ© les paupiĂš-

                                           

307

  Kastamonu, Ă  cent sept kilomĂštres Ă  l’est de Safranbolu ; fief de la famille 

turkmĂšne des Tchoban depuis 1204, elle fut conquise au plus tard vers 1320 
par les Djandaroghlu. 

308

  Finike, sur la cĂŽte sud de l’Anatolie, au sud-ouest d’Antalya, Ă©tait Ă  l’époque 

aux mains d’une branche de la famille des MentechĂ© (voir ci-dessus n. 54). 

309

  Kastamonu Ă©tait cĂ©lĂšbre pour ses chevaux d’aprĂšs al-Umari. 

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Ibn BattĂ»ta — Voyages 

159 

 

II. De La Mecque aux steppes russes et Ă  l’Inde 

res il ouvrit les yeux, me parla dans un arabe fort Ă©lĂ©gant et me dit : 
« Sois le bienvenu ! Â» Je l’interrogeai sur son Ăąge et il me rĂ©pondit 
« J’étais au nombre des compagnons du khalife Almostancir Billah ; 
lorsqu’il mourut, j’étais ĂągĂ© de trente ans, et j’ai maintenant soixante-
trois ans 

310

. » Je 

p192

 lui demandai de prier pour moi, ce qu’il fit, et je 

m’en retournai. 

 

D

U SULTAN DE 

K

ASTHAMOÛNIYAH 

 

C’est le sultan illustre SoleĂŻman pĂądchĂąh 

311

 ; il est vieux, car son 

Ăąge dĂ©passe soixante et dix ans ; il a une belle figure, une longue 
barbe, et son extĂ©rieur est majestueux et imposant. Les fakĂźhs et les 
gens de bien ont accĂšs prĂšs de lui. Je le visitai dans sa salle de rĂ©cep-
tion ; il me fit asseoir Ă  son cĂŽtĂ© et m’interrogea touchant mon Ă©tat, le 
temps de mon arrivĂ©e, et touchant les deux villes saintes, l’Égypte et 
la Syrie. Je satisfis Ă  ses questions. Il commanda de me loger dans son 
voisinage, et me donna ce jour-lĂ  un beau cheval blanc, un vĂȘtement 
et m’assigna une somme pour mon entretien, ainsi que du fourrage. Il 
m’assigna ensuite, sur une bourgade dĂ©pendante de la ville et Ă©loignĂ©e 
de celle-ci d’une demi-journĂ©e, une certaine quantitĂ© de froment et 
d’orge qui fut perdue pour moi. En effet, je ne trouvai personne qui 
voulĂ»t me l’acheter, Ă  cause du bas prix des denrĂ©es, et j’en fis don au 
pĂšlerin qui nous accompagnait. 

C’est la coutume de ce sultan de donner une audience tous les 

jours, aprĂšs la priĂšre de l’asr. On apporte alors des aliments, on ouvre 
les portes et l’on n’empĂȘche aucun individu de manger, qu’il soit cita-
din ou habitant de la campagne, Ă©tranger ou voyageur. Au commen-
cement de la journĂ©e, ce prince tient une audience particuliĂšre. Son 
fils vient alors le trouver, lui baise les mains et s’en retourne Ă  sa pro-
pre salle de rĂ©ception. Les grands de l’empire viennent ensuite, man-
gent chez le souverain et s’en retournent. 

                                           

310

  Mustansir Billah, l’avant-dernier calife de Bagdad, Ă©tant mort en 640 (1242), 

Ibn BattĂ»ta se trompe dans ses calculs, mais cela fait quand mĂȘme cent vingt-
trois annĂ©es lunaires d’ñge pour le cheikh. 

311

  Shudja al-din Sulaiman (1301-1340), fils de Demir Djandar qui possĂ©dait de-

puis 1291 le petit fief d’Eflani, au nord-est de Safranbolu. 

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Ibn BattĂ»ta — Voyages 

160 

 

II. De La Mecque aux steppes russes et Ă  l’Inde 

C’est aussi sa coutume de se rendre Ă  cheval, le 

p193

 vendredi, Ă  la 

mosquée, qui est éloignée de son palais. Elle se compose de trois éta-
ges construits en bois. Le sultan, les grands de sa cour, le kĂądhi, les 
jurisconsultes et les chefs des troupes prient dans l’étage infĂ©rieur. 
L’éfendi 

312

 frĂšre du sultan, ses compagnons, son successeur dĂ©signĂ©, 

qui est le plus jeune de ses enfants et que l’on appelle AldjewĂąd 

313

ses compagnons, ses esclaves, ses serviteurs et le reste de la popula-
tion prient dans l’étage supĂ©rieur. Les lecteurs du Coran se rassem-
blent et s’asseyent en cercle devant le mihrĂąb ; l’orateur et le kĂądhi 
s’asseyent prĂšs d’eux. Le sultan se trouve placĂ© en face du mihrĂąb. 
Les lecteurs lisent le chapitre de la Caverne 

314

 avec de belles voix, et 

rĂ©pĂštent les versets d’aprĂšs un ordre admirable. Lorsqu’ils ont fini leur 
lecture, le khathĂźb monte en chaire et prĂȘche ; aprĂšs quoi il rĂ©cite la 
priĂšre. Quand celle-ci est finie, on fait des priĂšres surĂ©rogatoires ; le 
lecteur lit une deuxiĂšme partie du Coran devant le sultan, puis ce der-
nier et ceux qui l’ont accompagnĂ© s’en retournent. 

Alors le lecteur du Coran fait une lecture devant le frĂšre du sultan. 

Lorsqu’il l’a terminĂ©e, celui-ci et ses compagnons se retirent, et le 
mĂȘme individu fait une lecture devant le sultan. Quand il a fini, le 

mo’arrif

, qui est la mĂȘme chose que le 

modhakkir 

315

 se lĂšve, cĂ©lĂšbre 

en vers turcs le sultan et son fils, et fait des vƓux en leur faveur ; 
aprĂšs quoi il se retire. Le fils du souverain se rend au palais de son 
pĂšre, aprĂšs avoir, sur son chemin, baisĂ© la main de son oncle, qui se 
tient debout en l’attendant. Ils entrent ensuite tous deux prĂšs du sultan, 
et le frĂšre de ce dernier s’avance vers lui, baise sa main et s’assied de-
vant ce prince. Le fils du sultan s’avance 

p194

 ensuite, baise la main de 

son pĂšre et s’en retourne dans son propre salon, oĂč il s’assied en com-
pagnie de ses officiers. Lorsqu’arrive le temps de la priĂšre de l’aprĂšs-
midi, ils la cĂ©lĂšbrent tous ensemble ; le frĂšre du sultan lui baise la 
main et se retire, et il ne revient le visiter que le vendredi suivant. 
Quant Ă  son fils, il vient chaque matin, ainsi que nous l’avons dit. 

                                           

312

  Du grec 

afthentes

 (seigneur). Il s’agit ici d’une des premiĂšres utilisations de ce 

terme en turc. Ce frĂšre est peut-ĂȘtre l’émir Yaqub, seul frĂšre de Sulaiman 
connu par ailleurs qui succĂ©da au fils de ce dernier Ibrahim (1342-1345). 

313

  Il n’est pas connu par ailleurs. Sulaiman aura pour successeur Ă  sa mort son 

fils Ibrahim, Ă  l’époque Ă©mir de Sinop (voir plus loin). 

314

  XVIII

e

 du Coran. 

315

  Sorte de chambellan. Voir Ă©galement p. 407 et suiv. 

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Ibn BattĂ»ta — Voyages 

161 

 

II. De La Mecque aux steppes russes et Ă  l’Inde 

Nous partĂźmes de KasthamoĂ»niyah et descendĂźmes dans une 

grande zĂąouĂŻah, situĂ©e dans une bourgade, et qui est au nombre des 
plus beaux ermitages que j’aie vus dans cette contrĂ©e. Elle a Ă©tĂ© cons-
truite par un puissant Ă©mir appelĂ© Fakhr eddĂźn, qui fit pĂ©nitence de ses 
pĂ©chĂ©s 

316

. Il donna Ă  son fils l’inspection sur cet Ă©difice et la surveil-

lance des moines qui y demeurent. Les revenus de la bourgade ont Ă©tĂ© 
lĂ©guĂ©s Ă  cet Ă©tablissement. L’émir susnommĂ© a construit en face de la 
zĂąouĂŻah un bain gratuit ; chaque passant peut y entrer sans ĂȘtre obligĂ© 
de rien payer. Il a bĂąti aussi dans la bourgade un marchĂ© qu’il a lĂ©guĂ© 
Ă  la mosquĂ©e djĂąmi’. Sur les biens lĂ©guĂ©s Ă  cette zĂąouĂŻah, il assigna Ă  
chaque fakir qui arriverait des deux villes saintes et nobles, ou de la 
Syrie, de l’Égypte, des deux IrĂąks, du Khorùçan, etc., un vĂȘtement 
complet, et, de plus, cent dirhems pour le jour de son arrivĂ©e, et trois 
cents le jour de son dĂ©part. Tout cela sans prĂ©judice de sa nourriture 
durant son sĂ©jour, c’est-Ă -dire du pain, de la viande, du riz cuit au 
beurre et des sucreries. Il assigna Ă  chaque fakir du pays de RoĂ»m dix 
dirhems, outre le droit de se faire hĂ©berger pendant trois jours. 

Nous partĂźmes de cette zĂąouĂŻah et passĂąmes la nuit suivante dans 

une autre zĂąouĂŻah, situĂ©e sur une haute 

p195

 montagne oĂč il n’y avait 

pas d’habitants. Elle avait Ă©tĂ© bĂątie par un des jeunes-gens-frĂšres, ori-
ginaire de KasthamoĂ»niyah et appelĂ© NizhĂąm eddĂźn, qui lui lĂ©gua une 
bourgade dont le revenu devait ĂȘtre dĂ©pensĂ© Ă  traiter, dans cet Ă©difice, 
les allants et venants. 

Nous partĂźmes de lĂ  pour SanoĂ»h 

317

, ville trÚs populeuse et qui ré-

unit la force Ă  la beautĂ©. La mer l’entoure de tous cĂŽtĂ©s, sauf un seul, 
qui est celui de l’orient. Elle a en cet endroit une porte, et l’on n’y en-
tre qu’avec la permission de son Ă©mir. C’est IbrĂąhĂźm bec 

318

, fils du 

sultan SoleĂŻmĂąn pĂądichĂąh, dont il a Ă©tĂ© question ci-dessus. Lorsqu’on 
lui eut demandĂ© la permission en notre faveur, nous pĂ©nĂ©trĂąmes dans 
la ville et nous logeĂąmes dans la zĂąouĂŻah d’Izz eddĂźn Akhy TchĂ©lĂ©bi, 

                                           

316

  D’aprĂšs la description, il doit s’agir de la madrasa fondĂ©e Ă  TĂ€sköprĂŒ, qua-

rante-quatre kilomĂštres au nord-est de Kastamonu, par Muzaffar al-din YĂŒlĂŒk 
Arslan Beg, Ă©mir Tcobanoghlu de Kastamonu (1284-1292). De nouvelles do-
nations de biens ont Ă©tĂ© faites par Sulaiman en 1329. 

317

  Sinop, un des principaux ports anatoliens de la mer Noire Ă  l’époque, situĂ©e 

sur une pĂ©ninsule reliĂ©e Ă  la terre ferme du cĂŽtĂ© ouest (et non est). 

318

  Ibrahim, Ă©mir de Sinop probablement Ă  partir de 1322 et souverain des Djan-

daroghlu (1340-1342). 

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Ibn BattĂ»ta — Voyages 

162 

 

II. De La Mecque aux steppes russes et Ă  l’Inde 

situĂ©e hors de la porte de la mer. De cet endroit, on grimpe sur une 
montagne qui s’avance dans la mer, comme celle du port MĂźna Ă  Ceu-
ta 

319

, et oĂč il se trouve des vergers, des champs cultivĂ©s et des ruis-

seaux. La plupart des fruits qu’elle produit sont des figues et des rai-
sins. C’est une montagne inaccessible et qu’on ne saurait escalader. Il 
s’y trouve onze bourgades habitĂ©es par des Grecs infidĂšles, sous la 
protection des musulmans. Sur sa cime, il y a un ermitage appelĂ© 
l’ermitage de Khirdhr et d’Elie 

320

, et qui n’est jamais dĂ©pourvu de 

dĂ©vots. PrĂšs de celui-ci se trouve une source, et les priĂšres qu’on y 
prononce sont exaucĂ©es. Au bas de cette montagne est le tombeau du 
pieux et saint compagnon de Mahomet, BĂ©lĂąl l’Abyssin 

321

 ; il est 

p196

 

surmontĂ© d’une zĂąouĂŻah oĂč l’on sert de la nourriture Ă  tout venant. 

La mosquĂ©e djĂąmi’ de la ville de Sinope est au nombre des plus 

belles cathĂ©drales 

322

. Elle a au milieu un bassin d’eau, surmontĂ© 

d’une coupole soutenue par quatre piliers. Chaque pilier est accompa-
gnĂ© de deux colonnes de marbre, au-dessus desquelles se trouve une 
tribune, oĂč l’on monte par un escalier de bois. C’est une construction 
du sultan PerouĂąneh, fils du sultan Ala eddĂźn ErroĂ»my. Il priait le 
vendredi en haut de cette coupole. Il fut remplacĂ© par son fils GhĂązy 
TchĂ©lĂ©bi, et lorsque celui-ci fut mort, le sultan SoleĂŻmĂąn, dont il a Ă©tĂ© 
parlĂ© ci-dessus, s’empara de Sinope 

323

. GhĂązi TchĂ©lĂ©bi Ă©tait un 

homme brave et audacieux ; Dieu l’avait douĂ© d’une aptitude toute 
particuliĂšre Ă  rester longtemps sous l’eau et Ă  nager avec vigueur. Il 

                                           

319

  Ce promontoire de six kilomĂštres de long s’appelle Bozdagh ; le Djabal Mina 

commande le cĂŽtĂ© est de la pĂ©ninsule de Ceuta. 

320

  Voir t. I, chap. 3, n. 298. 

321

  Tombeau Ă©galement mentionnĂ© Ă  Damas (voir t. I, chap. 3, n. 256). 

322

  Construite en 1267 par Sulaiman Pervane, vizir seldjukide, elle a persistĂ© Ă  

travers plusieurs restaurations jusqu’à nos jours. Elle est connue sous le nom 
de mosquĂ©e d’Alauddin. 

323

  Ici Ibn BattĂ»ta prend des libertĂ©s avec l’histoire. Sulaiman Pervane Ă©tait vizir 

du Seldjukide Kilidj Arslan II et maĂźtre rĂ©el du royaume pendant la minoritĂ© 
du fils de ce dernier, Ghiyasuddin Kayhusrev III. AprĂšs avoir reconquis Sinop 
entre-temps occupĂ©e par le royaume de TrĂ©bizonde, Pervane installa un de ses 
fils, fondant ainsi un Ă©mirat qui dura de 1277 Ă  1300. A cette date, les Pervane 
furent remplacĂ©s par Ghazi Tchelebi, Seldjukide et fils du dernier souverain 
Mas’ud II. La date du passage de Sinop aux Djandar n’est pas connue. 
L’existence supposĂ©e d’un autre Ibrahim Beg, fils et successeur de Ghazi 
Tchelebi et l’incertitude sur la date de la mort de ce dernier compliquent les 
choses. 

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Ibn BattĂ»ta — Voyages 

163 

 

II. De La Mecque aux steppes russes et Ă  l’Inde 

s’embarquait souvent sur des navires de guerre, afin de combattre les 
Grecs. Lorsque les deux flottes Ă©taient en prĂ©sence et que l’on Ă©tait 
occupĂ© Ă  combattre, il plongeait sous les vaisseaux grecs, la main ar-
mĂ©e d’un fer aigu, avec lequel il les perçait. Les ennemis 
n’apprenaient le sort qui les menaçait qu’en se voyant couler Ă  fond. 
Des vaisseaux ennemis envahirent une fois le port de 

p197

 Sinope ; 

GhĂązi TchĂ©lĂ©bi les coula Ă  fond et fit prisonniers ceux qui les mon-
taient 

324

Il avait un mĂ©rite sans Ă©gal ; seulement on raconte qu’il faisait une 

grande consommation de hachĂźch et qu’il mourut Ă  cause de cela, car 
il partit un jour pour la chasse, exercice qu’il aimait passionnĂ©ment, et 
il poursuivit une gazelle, qui se rĂ©fugia au milieu des arbres. A cette 
vue, il accĂ©lĂ©ra beaucoup la course de son cheval ; mais un arbre, 
s’étant rencontrĂ© sur son chemin, le frappa Ă  la tĂȘte et la brisa ; il mou-
rut de cette blessure. Le sultan SoleĂŻmĂąn s’empara de la ville de Si-
nope, oĂč il mit, en qualitĂ© de gouverneur, son fils IbrahĂźm. On dit que 
ce prince mange du hachĂźch, tout comme son prĂ©dĂ©cesseur. Au reste, 
les habitants de toute l’Asie Mineure ne blĂąment pas l’usage de cette 
drogue. Je passai un jour prĂšs de la porte de la mosquĂ©e djĂąmi’ de Si-
nope ; il y a en cet endroit des estrades oĂč les habitants s’asseyent. J’y 
vis plusieurs des chefs de l’armĂ©e, devant lesquels se tenait un servi-
teur, qui portait dans ses mains un sac, rempli d’une substance sem-
blable au 

hinnĂą 

325

. L’un d’eux y puisait avec une cuiller et mangeait 

de cette substance. Je le regardais faire, ignorant ce que contenait le 
sac. J’interrogeai lĂ -dessus quelqu’un qui m’accompagnait, et il 
m’apprit que c’était du hachĂźch. 

Le kĂądhi de cette ville nous y traita ; il Ă©tait en mĂȘme temps substi-

tut de l’émĂźr et son prĂ©cepteur, et il Ă©tait appelĂ© Ibn ’Abd ArrazzĂąk. 

 

                                           

324

  L’évĂ©nement daterait, d’aprĂšs les sources gĂ©noises, de 1324, mais selon ces 

derniĂšres Ghazi Tchelebi aurait attaquĂ© dix navires gĂ©nois lui rendant visite Ă  
Sinop. La date pose encore des problĂšmes sur l’arrivĂ©e des Djandaroghlu. 

325

  HennĂ© : poudre colorante. 

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Ibn BattĂ»ta — Voyages 

164 

 

II. De La Mecque aux steppes russes et Ă  l’Inde 

A

NECDOTE

 

Lorsque nous fĂ»mes entrĂ©s Ă  Sinope, les habitants nous virent prier, 

les mains pendantes sur les cĂŽtĂ©s du 

p198

 corps 

326

. Ils sont hanĂ©fites et 

ne connaissent pas la secte de MĂąlic, ni sa maniĂšre de prier. Or celle 
qui est prĂ©fĂ©rĂ©e, d’aprĂšs sa doctrine, consiste Ă  laisser pendre les 
mains sur les cĂŽtĂ©s. Quelques-uns d’entre eux avaient vu, dans le Hid-
jĂąz et dans l’Irak, des rĂąfidhites prier en laissant ainsi pendre leurs 
mains. Ils nous soupçonnÚrent de partager les doctrines de ces der-
niers, et nous interrogĂšrent lĂ -dessus. Nous leur apprĂźmes que nous 
suivions la doctrine de MĂąlik. Mais ils ne se contentĂšrent pas de cette 
assertion, et le soupçon s’affermit dans leur esprit Ă  un tel point que le 
lieutenant du sultan nous envoya un liĂšvre, et ordonna Ă  un de ses ser-
viteurs de rester prĂšs de nous, afin de voir ce que nous en ferions. 
Nous l’égorgeĂąmes, le fĂźmes cuire et le mangeĂąmes. Le serviteur s’en 
retourna et instruisit son maĂźtre de notre conduite. Alors tout soupçon 
cessa sur notre compte et l’on nous envoya les mets de l’hospitalitĂ©. 
En effet, les rĂąfidhites ne mangent pas de liĂšvre. 

Quatre jours aprĂšs notre arrivĂ©e Ă  Sinope, la mĂšre de l’émĂźr Ibra-

hĂźm y mourut et je suivis son cortĂšge funĂšbre. Son fils le suivit Ă  pied 
et ayant la tĂȘte dĂ©couverte. Les Ă©mirs et les esclaves firent de mĂȘme, 
et ils portaient leurs vĂȘtements retournĂ©s Ă  l’envers 

327

. Quant au kĂąd-

hi, au prédicateur et aux jurisconsultes, ils retournÚrent aussi leurs ha-
bits, mais ils ne dĂ©couvrirent pas leur tĂȘte ; seulement ils y mirent des 
mouchoirs de laine noire, en place de turbans. On servit des aliments 
aux pauvres pendant quarante jours, car telle est la durĂ©e du deuil chez 
ces peuples. 

 

Retour Ă  la Table des MatiĂšres

   

 

                                           

326

  La maniĂšre malikite de prier, au lieu de tendre les avant-bras comme c’est le 

cas dans la coutume hanafite. 

327

  MĂȘme coutume chez les Atabeks du Lur (voir t. I. 393). 

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Ibn BattĂ»ta — Voyages 

165 

 

II. De La Mecque aux steppes russes et Ă  l’Inde 

 

3. La Russie mĂ©ridionale 

 

 

Retour Ă  la Table des MatiĂšres

  

 

 

Nous sĂ©journĂąmes Ă  Sinope environ quarante jours, attendant une 

occasion favorable de nous rendre par mer Ă  la ville de Kiram 

328

Nous louĂąmes un vaisseau appartenant Ă  des Grecs, et nous attendĂź-
mes encore onze jours, dans l’espoir d’un vent favorable ; aprĂšs quoi 
nous nous embarquĂąmes. Au bout de trois jours, lorsque nous nous 
trouvions dĂ©jĂ  parvenus au milieu de la mer, celle-ci devint trĂšs agi-
tĂ©e ; notre situation fut pĂ©nible et nous vĂźmes la mort de trĂšs prĂšs. Je 
me trouvai dans la cabine du vaisseau en compagnie d’un habitant du 
Maghreb, qui s’appelait Abou Becr. Je lui ordonnai de monter sur le 
tillac du navire, afin d’examiner l’état de la mer. Il obĂ©it, vint me re-
joindre dans la cabine et me dit : « Je vous recommande Ă  Dieu. Â» Une 
tempĂȘte sans pareille survint ; puis le vent changea et nous repoussa 
jusqu’aux environs de la ville de Sinope, que nous venions de quitter. 
Un des marchands voulut descendre dans le port de cette ville ; mais 
j’empĂȘchai le propriĂ©taire du vaisseau de le faire dĂ©barquer. BientĂŽt le 
vent redevint favorable, et nous nous remĂźmes en route. Lorsque nous 
eĂ»mes parcouru la moitiĂ© de la mer, elle fut de nouveau trĂšs agitĂ©e, et 
nous nous vĂźmes dans une situation pareille Ă  la prĂ©cĂ©dente. Enfin le 
vent se remit, et nous aperçûmes les montagnes du continent voisin. 

p201 

 

                                           

328

 Sinop, seul port des Seldjukides sur la mer Noire au 

XIII

e

 siĂšcle, constituait le 

lien principal entre l’Anatolie et la CrimĂ©e. Ibn BattĂ»ta a dĂ» s’embarquer vers 
le mois de mars 1334. 

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Ibn BattĂ»ta — Voyages 

166 

 

II. De La Mecque aux steppes russes et Ă  l’Inde 

 

 

Nous nous dirigeĂąmes vers un port appelĂ© 

Kerch 

329

 et voulĂ»mes y 

entrer. Des hommes, qui se trouvaient sur la montagne, nous firent 
signe de ne pas y aborder. En conséquence, nous craignßmes pour no-
tre vie, dans la croyance qu’il se trouvait lĂ  des vaisseaux ennemis, et 
nous retournĂąmes vers le continent. Lorsque nous nous approchĂąmes, 
je dis au maĂźtre de vaisseau : « Je veux descendre ici. Â» Il me fit des-
cendre sur le rivage. J’y vis une Ă©glise 

330

, je m’y rendis et y trouvai 

un moine. J’aperçus, sur une des murailles de l’église, la reprĂ©senta-
tion d’un Arabe, coiffĂ© d’un turban et ceint d’un sabre. Dans sa main 
Ă©tait une lance et devant lui brĂ»lait une lampe. Je dis au moine : 
« Quelle est cette figure ? Â» Il me rĂ©pondit : « C’est la figure du pro-
phĂšte Aly 

331

 Â», et je fus Ă©tonnĂ© de sa rĂ©ponse. Nous passĂąmes cette 

nuit dans l’église et nous fĂźmes cuire des poulets ; mais nous ne pĂ»mes 
les manger, car ils Ă©taient au nombre des provisions que nous avions 

                                           

329

  Kertch, sur la rive ouest du dĂ©troit du mĂȘme nom reliant la mer Noire Ă  celle 

d’Azov. La CrimĂ©e faisait Ă  l’époque partie de l’empire mongol de la Horde 
d’Or, mais les GĂ©nois s’étaient Ă©tablis sur son littoral mĂ©ridional, ayant 
comme centre Kaffa, l’actuelle Feodosia, et possĂ©daient un consul Ă  Kertch. 

330

  Kertch Ă©tait un siĂšge Ă©piscopal depuis 1332. 

331

  A moins qu’il ne s’agisse d’Elie. 

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Ibn BattĂ»ta — Voyages 

167 

 

II. De La Mecque aux steppes russes et Ă  l’Inde 

embarquĂ©es dans le vaisseau, et tous les objets qui se trouvaient Ă  
bord Ă©taient imprĂ©gnĂ©s de l’odeur de la mer. 

L’endroit oĂč nous dĂ©barquĂąmes faisait partie de la plaine connue 

sous le nom de Decht Kifdjak 

332

. Decht, dans la langue des Turcs, 

signifie la mĂȘme chose que SahrĂą, en arabe. Cette plaine est ver-
doyante et fleurie ; mais il ne s’y trouve ni montagne, ni arbre, ni col-
line, ni pente. Il n’y a pas de bois Ă  brĂ»ler, et l’on y connaĂźt point 
d’autre combustible que, la fiente d’animaux, 

p202

 laquelle est appelĂ©e 

tezec

. Tu verrais les principaux d’entre les indigùnes ramasser ce fu-

mier, et le porter dans les pans de leurs vĂȘtements. On ne voyage pas 
dans cette plaine, sinon sur des chariots. Elle s’étend l’espace de six 
mois de marche, dont trois dans les Ă©tats du sultan Mohammed Uzbec, 
et trois dans ceux d’autres princes. Le lendemain de notre arrivĂ©e dans 
ce port, un des marchands, nos compagnons, alla trouver ceux des ha-
bitants de cette plaine qui appartiennent Ă  la nation connue sous le 
nom de Kifdjak, et qui professent la religion chrĂ©tienne 

333

. Il loua 

d’eux un chariot traĂźnĂ© par des chevaux. Nous y montĂąmes, et nous 
arrivĂąmes Ă  la ville de Cafa, grande citĂ© qui s’étend sur le bord de la 
mer, et qui est habitĂ©e par des chrĂ©tiens, la plupart gĂ©nois 

334

. Ils ont 

un chef appelĂ© AddemedĂźr. Nous y logeĂąmes dans la mosquĂ©e des 
musulmans. 

 

A

NECDOTE

 

Lorsque nous fĂ»mes descendus dans cette mosquĂ©e et que nous y 

eĂ»mes restĂ© environ une heure, nous entendĂźmes retentir de tous cĂŽtĂ©s 

                                           

332

  Steppe des Kiptchaks, peuple appelĂ© Huns (Khoun) par les Hongrois, Polovtsi 

par les Russes, Comani par les Byzantins et qui se nommait lui-mĂȘme Kipt-
chak. Il a remplacĂ© les Khazars en Russie mĂ©ridionale avant d’ĂȘtre Ă©vincĂ© par 
les Mongols. Le nom de Dasht’i-Qiptchaq Ă©tait donnĂ© par les gĂ©ographes ara-
bes aux steppes russes. 

333

  Une partie des Kiptchaks Ă©tait convertie au christianisme Ă  la suite de leurs 

contacts avec les Byzantins et les Russes. 

334

  Kaffa Ă©tait l’aboutissement des routes maritimes partant de Constantinople et 

de Sinope. En 1420, sa population Ă©tait estimĂ©e Ă  quarante mille personnes. 
On pourrait traduire le nom du « chef Â» de la ville par Demetrio, mais on ne 
possĂšde pas plus de renseignements sur sa personne. 

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Ibn BattĂ»ta — Voyages 

168 

 

II. De La Mecque aux steppes russes et Ă  l’Inde 

le son des cloches 

335

. Je n’avais alors jamais entendu ce bruit ; j’en 

fus effrayĂ© et j’ordonnai Ă  mes compagnons de monter sur le minaret, 
de lire le Coran, de louer Dieu et de rĂ©citer l’appel Ă  la priĂšre ; ils 
obĂ©irent. Or nous aperçûmes qu’un homme s’était introduit prĂšs de 
nous, couvert d’une cuirasse et armĂ©. Il nous salua et nous le priĂąmes 
de nous 

p203

 apprendre qui il Ă©tait. Il nous fit savoir qu’il Ă©tait le kĂądhi 

des musulmans de l’endroit, et ajouta : « Lorsque j’ai entendu la lec-
ture du Coran et l’appel Ă  la priĂšre, j’ai tremblĂ© pour vous, et je suis 
venu vous trouver comme vous voyez. Â» Puis il s’en retourna ; mais 
nous n’éprouvĂąmes que de bons traitements. 

Le lendemain, l’émir vint nous visiter et nous fit servir un festin. 

Nous mangeĂąmes chez lui et nous nous promenĂąmes dans la ville, que 
nous trouvĂąmes pourvue de beaux marchĂ©s. Tous ses habitants sont 
des mĂ©crĂ©ants. Ensuite nous descendĂźmes dans le port, et nous vĂźmes 
qu’il Ă©tait admirable. Il s’y trouvait environ deux cents vaisseaux, tant 
bĂątiments de guerre que de transport, petits et grands. Ce port est au 
nombre des plus cĂ©lĂšbres de l’univers. 

Nous louĂąmes un chariot et nous nous rendĂźmes Ă  Kiram 

336

, ville 

grande et belle, qui fait partie des États du sultan illustre Mohammed 
Uzbec khĂąn ; elle a un gouverneur nommĂ© par lui et appelĂ© Tolocto-
moĂ»r 

337

. Nous avions Ă©tĂ© accompagnĂ©s pendant le voyage par un des 

serviteurs de cet Ă©mir. Cet homme ayant annoncĂ© Ă  son maĂźtre notre 
arrivĂ©e, celui-ci m’envoya un cheval par son imĂąm Sa’d eddĂźn. Nous 
logeĂąmes dans un ermitage, dont le supĂ©rieur Ă©tait ZĂądeh alkhorùçùny. 
Ce cheĂŻkh nous tĂ©moigna de la considĂ©ration, nous complimenta sur 
notre arrivĂ©e, et nous traita gĂ©nĂ©reusement. Il est fort vĂ©nĂ©rĂ© de ces 
peuples ; je vis les habitants de la ville, kĂądhis, prĂ©dicateurs, juris-
consultes et autres, venir le saluer. Ce cheĂŻkh ZĂądeh m’apprit qu’un 

                                           

335

  Son dĂ©plaisant aux oreilles musulmanes d’aprĂšs le hadith du ProphĂšte : « Les 

anges n’entreront pas dans la maison oĂč sonnent des cloches. » 

336

  La mĂ©diĂ©vale Solghat, l’actuelle Stary Krim d’oĂč la pĂ©ninsule tire son nom, 

ville Ă  quarante-deux kilomĂštres de Feodosia Ă  l’intĂ©rieur des terres. 

337

  Il est Ă©galement mentionnĂ© dans les sources europĂ©ennes sous le nom de To-

laktemur. La rĂ©gion de CrimĂ©e constituait l’apanage de Toka Timur, fils de 
Djoetchi et petit-fils de Gengis Khan, ancĂȘtre des khans de CrimĂ©e, tandis que 
Uzbek Khan, le souverain rĂ©gnant de ta Horde d’Or, descendait de Batu, autre 
fils de Djoetchi. Ce personnage semble donc ĂȘtre Tulek Timur, descendant Ă  la 
cinquiĂšme gĂ©nĂ©ration de Toka Timur. 

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Ibn BattĂ»ta — Voyages 

169 

 

II. De La Mecque aux steppes russes et Ă  l’Inde 

moine 

p204

 chrĂ©tien habitait un monastĂšre situĂ© hors de la ville, qu’il 

s’y livrait aux pratiques de la dĂ©votion et jeĂ»nait trĂšs frĂ©quemment ; 
qu’il allait mĂȘme jusqu’à jeĂ»ner quarante jours de suite ; aprĂšs quoi il 
rompait le jeĂ»ne avec une seule fĂšve ; enfin, qu’il dĂ©couvrait claire-
ment les choses cachĂ©es. Le cheĂŻkh me pria de l’accompagner dans 
une visite Ă  ce personnage. Je refusai ; mais, dans la suite, je me re-
pentis de ne l’avoir pas vu, et de ne pas avoir ainsi reconnu la vĂ©ritĂ© 
de ce qu’on disait de lui. 

Je vis Ă  Kiram le grand kĂądhi de cette ville, Chems eddĂźn Assùïly, 

juge des hanĂ©fites ; le kĂądhi des chĂąfeĂŻtes, qui s’appelait Khidrh ; le 
jurisconsulte et professeur ’Ala eddĂźn alassy ; le prĂ©dicateur des chĂą-
feĂŻtes, Abou Becr, qui remplissait les fonctions d’orateur dans la mos-
quĂ©e djĂąmi’, fondĂ©e dans cette ville par le dĂ©funt AlmĂ©lic annĂącir 

338

Je vis aussi le cheĂŻkh, le sage et pieux Mozhaffer eddĂźn (il Ă©tait grec 
de naissance, mais il embrassa sincĂšrement l’islamisme) ; enfin le 
cheĂŻkh pieux et dĂ©vot Mozhhir eddĂźn qui Ă©tait au nombre des lĂ©gistes 
les plus considĂ©rĂ©s. L’émir ToloctomoĂ»r Ă©tait alors malade, et nous 
allĂąmes le visiter ; il nous tĂ©moigna de la considĂ©ration et nous traita 
bien. Il Ă©tait sur le point de se mettre en route pour la ville de SerĂą, 
rĂ©sidence du sultan Mohammed Uzbec. Je me disposai Ă  partir en sa 
compagnie, et j’achetai pour cela des chariots. 

 

D

ESCRIPTION DES CHARIOTS SUR LESQUELS ON VOYAGE DANS CE PAYS 

 

Les habitants de cette contrĂ©e les appellent 

’arabahs

, et ce sont des 

chariots dont chacun est pourvu de quatre grandes roues 

339

. Il y en a 

qui sont traĂźnĂ©s par deux 

p205

 chevaux, ou mĂȘme davantage ; des bƓufs 

et des chameaux les traßnent également, selon la pesanteur ou la légÚ-
retĂ© du char. L’individu qui conduit l’arabah monte sur un des che-
vaux qui tirent ce vĂ©hicule, et sa monture est sellĂ©e. Il tient dans sa 

                                           

338

  Un architecte et 1 000 dinars furent envoyĂ©s par BaĂŻbars, le sultan d’Égypte, 

en 1288 pour la construction de la mosquée de Krim. Mais la mosquée princi-
pale fut bĂątie par Uzbek Khan en 1314. 

339

  Â« Les maisons sur lesquelles ils dorment, ils les construisent sur des roues [...]. 

Et ils font ces maisons si grandes qu’elles ont parfois trente pieds de largeur. 
J’ai comptĂ© attelĂ©s Ă  un seul chariot vingt-deux bƓufs, onze qui marchaient en 
ligne parallĂšlement Ă  la largeur du chariot et onze qui les prĂ©cĂ©daient Â» (Guil-
laume 

DE 

R

UBROUCK

). 

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Ibn BattĂ»ta — Voyages 

170 

 

II. De La Mecque aux steppes russes et Ă  l’Inde 

main un fouet, afin d’exciter les chevaux Ă  la marche, et un grand 
morceau de bois, avec lequel il les touche, lorsqu’ils se dĂ©tournent du 
chemin. On place sur le chariot une espĂšce de pavillon, fait de baguet-
tes de bois liĂ©es ensemble avec de minces laniĂšres de cuir. Cette sorte 
de tente est trĂšs lĂ©gĂšre, elle est recouverte de feutre ou de drap, et il y 
a des fenĂȘtres grillĂ©es, par lesquelles celui qui est assis en dedans voit 
les gens, sans en ĂȘtre vu. Il y change de position Ă  volontĂ© ; il dort, il 
mange, il lit et il Ă©crit pendant la marche. Ceux de ces chariots qui 
portent les bagages, les provisions de route et les magasins de vivres 
sont recouverts d’un pavillon pareil, fermant par une serrure. 

Lorsque je voulus me mettre en route, je prĂ©parai, pour mon usage, 

un chariot recouvert de feutre, et oĂč je pris place avec une jeune es-
clave qui m’appartenait ; un autre plus petit, pour mon compagnon 
’AfĂźf eddĂźn EttoĂ»zery ; et pour mes autres compagnons, un grand cha-
riot, traĂźnĂ© par trois chameaux, sur l’un desquels Ă©tait montĂ© le 
conducteur de l’arabah. 

Nous partĂźmes en compagnie de l’émir ToloctomoĂ»r, de son frĂšre 

’Iça et de ses deux fils, CothloĂ»domoĂ»r et SĂąroĂ»bec. Ledit Ă©mir fut 
aussi accompagnĂ© dans ce voyage par son imam Sad’ eddĂźn, par le 
prĂ©dicateur Abou Becr, le kĂądhi Chems eddĂźn, le jurisconsulte Cherf 
eddßn Moûça, et le nomenclateur Alù eddßn. Les fonctions de ce der-
nier officier consistent Ă  se tenir devant l’émir dans sa salle de rĂ©cep-
tion, et, lorsqu’arrive le kĂądhi, Ă  se lever devant lui et Ă  dire Ă  haute 
voix : Â« 

BismillĂąhi

 (au nom de Dieu), voici notre seigneur, notre maĂź-

tre, le chef des kĂądhis et des magistrats, 

p206

 celui qui rend des rĂ©pon-

ses juridiques et des sentences claires et Ă©videntes ; au nom de 
Dieu ! Â» Lorsqu’arrive un jurisconsulte respectĂ© ou un homme consi-
dĂ©rable, le nomenclateur dit ces mots : « Au nom de Dieu ! voici notre 
seigneur, N... de la religion ; 

bismillĂąhi !

 Â» Les assistants se prĂ©parent 

Ă  recevoir le nouveau venu, ils se lĂšvent devant lui, et lui font place 
dans la salle. 

C’est la coutume des Turcs de voyager dans cette plaine de la 

mĂȘme maniĂšre que les pĂšlerins voyagent sur la route du HidjĂąz. Ils se 
mettent en marche aprĂšs la priĂšre de l’aurore, campent vers neuf ou 
dix heures du matin, repartent aprĂšs l’heure de midi, et s’arrĂȘtent de 
nouveau le soir. Lorsqu’ils se sont arrĂȘtĂ©s quelque part, ils dĂ©lient 
leurs chevaux, leurs chameaux et leurs bƓufs des arabahs oĂč ils sont 

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Ibn BattĂ»ta — Voyages 

171 

 

II. De La Mecque aux steppes russes et Ă  l’Inde 

attachĂ©s et les mettent en libertĂ©, afin qu’ils se repaissent, soit de nuit, 
soit de jour. Personne ne fait donner de fourrage Ă  un herbivore, pas 
mĂȘme le sultan. C’est le propre de cette plaine, que ses plantes rem-
placent l’orge pour les bĂȘtes de somme, et aucun autre pays ne pos-
sĂšde cette propriĂ©tĂ©. Pour ce motif, les bĂȘtes de somme sont en grand 
nombre dans le Kifdjak ; elles n’ont ni pasteurs ni gardiens, Ă  cause de 
la sĂ©vĂ©ritĂ© des lois des Turcs contre le vol. Voici quelle est leur juris-
prudence Ă  cet Ă©gard : celui en la possession duquel on trouve un che-
val dĂ©robĂ© est obligĂ© de le rendre Ă  son maĂźtre, et de lui en donner 
neuf semblables ; s’il ne peut le faire 

340

, ses enfants sont saisis en 

remplacement de cette amende ; si enfin il n’a pas d’enfant, il est 
Ă©gorgĂ© comme une brebis. 

Ces Turcs ne mangent pas de pain ni aucun autre aliment solide. Ils 

prĂ©parent un mets avec un ingrĂ©dient que l’on trouve dans leur pays, 
qui ressemble à l’

anly

 et que l’on appelle 

addoĂ»ghy 

341

. Pour cela, ils 

placent de 

p207

 l’eau sur le feu, et, lorsqu’elle bout, ils y versent un peu 

de ce doĂ»ghy. S’ils ont de la viande, ils la coupent en petits morceaux 
et la font cuire avec ces grains. Ensuite, on sert Ă  chaque personne sa 
portion dans une Ă©cuelle, on verse par-dessus du lait caillĂ©, et on avale 
le tout. Ils boivent encore, aprĂšs cela, du lait de jument aigri, qu’ils 
appellent 

kimizz

Ce sont des gens forts, vigoureux et d’un bon tempĂ©rament. Ils font 

quelquefois usage d’un mets qu’ils appellent 

alboûrkhùny

. C’est une 

pĂąte qu’ils coupent en petits morceaux ; ils y font un trou au milieu et 
les placent dans un chaudron ; lorsqu’ils sont cuits, ils rĂ©pandent des-
sus du lait aigri et les avalent. Ils ont aussi une liqueur fermentĂ©e, fa-
briquée avec les grains du doûghy dont il a été question précédem-
ment. Ces gens regardent comme une honte l’usage des sucreries. Je 
me trouvais un jour prĂšs du sultan Uzbec pendant le mois de ramad-
hĂąn. On apporta de la viande de cheval, qui est celle dont ces peuples 
mangent le plus, de la viande de mouton et du 

richta

, lequel est une 

espĂšce de vermicelle, que l’on fait cuire, et que l’on boit avec du lait 
caillĂ©. J’apportai cette mĂȘme nuit au sultan un plateau de sucreries, 

                                           

340

  Â« Si un homme a volĂ© un cheval ou tout autre chose pour quoi il doive perdre 

la vie, il est tranchĂ© en deux avec une Ă©pĂ©e ; mais, s’il peut payer et veut don-
ner neuf fois tant ce qu’il a volĂ©, il se sauve » (Marco P

OLO

). 

341

  

Anli

 est le mot berbĂšre pour le millet ; 

al-dugi

 est ici le millet concassĂ©. 

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Ibn BattĂ»ta — Voyages 

172 

 

II. De La Mecque aux steppes russes et Ă  l’Inde 

qu’avait prĂ©parĂ©es un de mes compagnons, et je les lui prĂ©sentai. Il y 
porta son doigt et le fourra ensuite dans la bouche, mais il s’en tint lĂ . 
L’émir ToloctomoĂ»r me raconta qu’un des principaux esclaves de ce 
sultan avait environ quarante enfants ou petits-enfants, et que le sultan 
lui dit un jour : « Mange des sucreries et je vous affranchirai tous Â» ; 
mais que cet homme refusa et rĂ©pondit : Â« Quand bien mĂȘme tu de-
vrais me tuer, je n’en mangerais pas. » 

Lorsque nous fĂ»mes sortis de la ville de Kiram, nous campĂąmes 

prĂšs de l’ermitage de l’émir ToloctomoĂ»r, dans un endroit appelĂ© Sed-
jidjĂąn, et il m’envoya inviter Ă  l’aller trouver. J’enfourchai mon che-
val, car j’en savais un toujours prĂȘt Ă  ĂȘtre montĂ© par moi et que 
conduisait le cocher de l’arabah ; je m’en servais quand je voulais. Je 
me rendis donc Ă  l’ermitage, et je trouvai 

p208

 que l’émir y avait prĂ©pa-

rĂ© des mets abondants, parmi lesquels il y avait du pain 

342

. On appor-

ta ensuite, dans de petites Ă©cuelles, une liqueur de couleur blanchĂątre, 
et les assistants en burent. Le cheĂŻkh Mozhaffer eddĂźn Ă©tait assis tout 
prĂšs de l’émir, et je venais aprĂšs le cheĂŻkh. Je dis Ă  celui-ci : « Qu’est-
ce que cela ? — C’est, me rĂ©pondit-il, de l’eau de 

dohn

. Â» Je ne com-

pris pas ce qu’il voulait dire ; je goĂ»tai de ce breuvage, mais je lui 
trouvai une saveur acide, et je le laissai. Lorsque je fus sorti, je 
m’informai de cette boisson ; on me dit : « C’est du 

nebĂźdh

, fait avec 

des grains de doĂ»ghy. Â» Ces peuples, en effet, sont du rite hanĂ©fite, et 
le nebĂźdh est considĂ©rĂ© par eux comme permis. Ils appellent cette 
boisson fabriquĂ©e avec du doĂ»ghy du nom d’

alboûzah

 

343

. Le cheĂŻkh 

Mozhaffer eddĂźn m’avait sans doute dit : « C’est de l’eau de 

dokhn

. » 

Mais il avait une prononciation barbare, et je crus qu’il disait : Â« C’est 
de l’eau de 

dohn 

344

. » 

AprĂšs avoir dĂ©passĂ© dix-huit stations, Ă  partir de Kiram, nous arri-

vĂąmes prĂšs d’un grand amas d’eau, que nous mĂźmes un jour entier Ă  
traverser Ă  guĂ© 

345

. Lorsque les bĂȘtes de somme et les voitures y furent 

                                           

342

  Rare chez les Mongols. 

343

  

Boza

, boisson Ă©paisse, lĂ©gĂšrement fermentĂ©e, fabriquĂ©e Ă  partir des graines de 

millet. Le 

nebidh

, Ă  l’origine boisson de dattes lĂ©gĂšrement fermentĂ©e, dĂ©signe 

les boissons peu alcoolisĂ©es autorisĂ©es par l’école hanafite. 

344

  

Dokhn 

: millet ; 

dohn 

: graisse. 

345

  Probablement la riviĂšre de Mius Ă  l’ouest de Taganrog. Ibn BattĂ»ta a dĂ» re-

monter la CrimĂ©e et longer le littoral nord de la mer d’Azov. 

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Ibn BattĂ»ta — Voyages 

173 

 

II. De La Mecque aux steppes russes et Ă  l’Inde 

entrĂ©es en grand nombre, la boue augmenta et le passage devint plus 
difficile. L’émir pensa Ă  ma commoditĂ©, et me fit partir devant lui, 
avec un de ses serviteurs. Il Ă©crivit en ma faveur une lettre Ă  l’émir 
d’AzĂąk pour l’informer que je dĂ©sirais me rendre prĂšs du roi, et pour 
l’engager Ă  me traiter avec considĂ©ration. Nous marchĂąmes jusqu’à ce 
que nous atteignissions un autre amas d’eau, que nous mĂźmes une 
demi-journĂ©e Ă  traverser ; puis ayant 

p209

 encore voyagĂ© pendant trois 

jours, nous arrivĂąmes Ă  la ville d’AzĂąk 

346

, qui est situĂ©e sur le rivage 

de la mer. 

C’est une place bien bĂątie ; les GĂ©nois et d’autres peuples s’y ren-

dent avec des marchandises. Un des jeunes-gens-frĂšres, Akhy Bit-
chaktchy, y habite ; il est au nombre des grands personnages, et donne 
Ă  manger aux voyageurs. Lorsque la lettre de l’émir ToloctomoĂ»r par-
vint au gouverneur d’AzĂąk, Mohammed Khodjah alkhĂąrizmy 

347

, il 

sortit Ă  ma rencontre accompagnĂ© du kĂądhi et des Ă©tudiants et me fit 
apporter des aliments. Quand nous lui eĂ»mes donnĂ© le salut, nous 
nous arrĂȘtĂąmes dans un endroit oĂč nous mangeĂąmes. Nous arrivĂąmes 
ensuite Ă  la ville, et nous logeĂąmes en dehors, non loin d’un couvent 
appelĂ© le couvent de Khidhr et d’Elie. Un cheĂŻkh habitant Ă  AzĂąk, et 
appelĂ© Radjab Ennahr Meliky, par allusion Ă  une bourgade de 
l’IrĂąk 

348

, sortit de la ville, et nous donna un beau festin dans un ermi-

tage qui lui appartenait. L’émir ToloctomoĂ»r arriva deux jours aprĂšs 
nous, et l’émir Mohammed sortit Ă  sa rencontre, avec le kĂądhi et les 
Ă©tudiants ; on prĂ©para pour lui des festins, et l’on dressa trois tentes 
contiguĂ«s l’une Ă  l’autre ; l’une d’elles Ă©tait de soie de diverses cou-
leurs et magnifique, et les deux autres de toile de lin. On les entoura 
d’une 

serĂątcheh

, ou enceinte de toile, que l’on appelle chez nous 

afrĂądj 

349

. En dehors se trouvait le vestibule, qui a la mĂȘme forme que 

le bordj, ou tour, dans notre pays. Lorsque l’émir fut descendu de 
cheval, on Ă©tendit devant lui des piĂšces de soie, sur lesquelles il mar-
cha. Ce fut par une suite de sa gĂ©nĂ©rositĂ© et de sa bontĂ© qu’il me fit 

                                           

346

  La mĂ©diĂ©vale Tana, l’actuelle Azov. Le nom turc d’Azak apparaĂźt sur des 

monnaies Ă  partir de 1317. D’abord les GĂ©nois vers 1316, puis les VĂ©nitiens 
en 1332 y installĂšrent des colonies commerciales. 

347

  MentionnĂ© comme gouverneur dans un texte vĂ©nitien de 1334. 

348

  A trente kilomĂštres au sud de Bagdad sur le canal Royal (nahr al-Malik). 

349

  Terme berbĂšre utilisĂ© au Maroc pour dĂ©signer le camp royal. 

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Ibn BattĂ»ta — Voyages 

174 

 

II. De La Mecque aux steppes russes et Ă  l’Inde 

partir avant lui, afin que cet autre Ă©mir vĂźt dans quelle estime il me 
tenait. 

Nous arrivĂąmes ensuite Ă  la premiĂšre tente, qui Ă©tait 

p210

 prĂ©parĂ©e 

pour que ToloctomoĂ»r s’y reposĂąt. A la place d’honneur Ă©tait un grand 
siĂšge de bois, incrustĂ© d’or et revĂȘtu d’un beau coussin, pour que 
l’émir pĂ»t s’y asseoir. Celui-ci me fit marcher devant lui, et il agit ain-
si Ă  l’égard du cheĂŻkh Mozhaffer eddĂźn ; puis il monta et s’assit entre 
nous deux. Nous nous trouvions ainsi tous trois sur le coussin. Le 
kĂądhi et le prĂ©dicateur de ToloctomoĂ»r s’assirent, de mĂȘme que le 
kĂądhi et les Ă©tudiants de cette ville, Ă  la gauche de l’estrade et sur de 
riches tapis. Les deux fils de l’émir ToloctomoĂ»r, son frĂšre, l’émir 
Mohammed et ses enfants se tinrent debout, en signe de respect. 
AprĂšs cela on apporta des aliments, consistant en chair de cheval et 
autres viandes, ainsi que du laitage de jument. Puis on servit la bois-
son dite 

boûzah

. Lorsqu’on eĂ»t fini de manger, les lecteurs du Coran 

firent une lecture avec leurs belles voix. Ensuite on dressa une chaire 
et le prĂ©dicateur y monta. Les lecteurs du Coran s’assirent devant lui, 
et il fit un discours Ă©loquent, pria pour le sultan pour l’émir et pour les 
assistants. Il parlait d’abord en arabe, puis il traduisait ses paroles en 
turc. Dans l’intervalle, les lecteurs du Coran rĂ©pĂ©taient des versets de 
ce livre avec des modulations merveilleuses ; puis ils commencĂšrent Ă  
chanter. Ils chantaient d’abord en arabe et ils nomment cela 

al-

kaoul 

350

, puis en persan et en turc ce qu’ils appellent 

almolamma 

351

On apporta plus tard d’autres mets, et l’on ne cessa d’agir ainsi jus-
qu’au soir. Toutes les fois que je voulus sortir, l’émir m’en empĂȘcha. 
Enfin, on apporta un vĂȘtement pour l’émir, et d’autres pour ses deux 
fils, pour son frĂšre, pour le cheĂŻkh Mozhaffer eddĂźn, et pour moi. On 
amena dix chevaux pour l’émir et pour son frĂšre, six pour ses deux 
fils, pour chaque grand de sa suite un cheval, et un aussi pour moi. 

Les chevaux sont trĂšs nombreux dans cette contrĂ©e et 

p211

 ils coĂ»-

tent fort peu. Le prix d’un excellent cheval est de cinquante ou 
soixante dirhems du pays, qui correspondent Ă  un dĂźnĂąr du Maghreb, 
ou environ. Ces chevaux sont les mĂȘmes que l’on connaĂźt en Égypte 

                                           

350

  

LittĂ©ralement, « la parole Â», mais figurant dans des dictionnaires persans 
comme une forme de chanson. 

351

  BigarrĂ© ; terme appliquĂ© Ă  des poĂšmes composĂ©s des vers alternants persans et 

turcs. 

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Ibn BattĂ»ta — Voyages 

175 

 

II. De La Mecque aux steppes russes et Ă  l’Inde 

sous le nom d’

acĂądĂźch

 

352

. C’est d’eux que les habitants tirent leur 

subsistance, et ils sont aussi nombreux dans ce pays que les moutons 
dans le nĂŽtre, ou mĂȘme bien davantage : un seul Turc en possĂšde 
quelquefois des milliers. C’est la coutume des Turcs Ă©tablis dans ce 
pays, et possesseurs de chevaux, de placer, sur les ’arabahs dans les-
quels montent leurs femmes, un morceau de feutre de la longueur d’un 
empan, liĂ© Ă  un bĂąton mince, long d’une coudĂ©e, et fixĂ© Ă  l’un des an-
gles du chariot. On y place un morceau par chaque millier de chevaux, 
et j’en ai vu qui avaient dix morceaux et au-dessus. Ces chevaux sont 
transportĂ©s dans l’Inde, et il y en a dans une caravane jusqu’à six 
mille, tantĂŽt moins et tantĂŽt plus. Chaque marchand en a cent ou deux 
cents, plus ou moins. Les marchands prennent Ă  gage, pour chaque 
troupe de cinquante chevaux, un gardien qui en a soin et les fait paĂźtre 
comme des moutons ; cet homme se nomme chez eux 

alkachy 

353

 

monte un des chevaux et tient dans sa main un long bĂąton auquel est 
attachĂ©e une corde. Quand il veut saisir un de ces animaux, il se place 
vis-Ă -vis de celui-ci avec le cheval qu’il a pour monture ; il lui lance la 
corde au cou, le tire Ă  soi, monte sur son dos, et laisse paĂźtre l’autre. 

Lorsque les marchands sont arrivĂ©s avec leurs chevaux dans le 

Sind, ils leur font manger des grains, parce que les plantes du Sind ne 
sauraient remplacer l’orge. Il meurt beaucoup de ces animaux, et il en 
est aussi dĂ©robĂ©. On fait payer aux propriĂ©taires un droit de sept dĂźnĂąrs 
d’argent par cheval dans une localitĂ© du Sind appelĂ©e ChechnakĂąr 

354

 ; 

ils sont aussi taxĂ©s Ă  MoltĂąn, 

p212

 capitale du Sind. Autrefois, ils 

Ă©taient imposĂ©s au quart de la valeur de ce qu’ils importaient. Mais le 
roi de l’Inde, le sultan Mohammed, a aboli ce droit ; il a ordonnĂ© que 
l’on perçût sur les marchands musulmans la 

zekĂąh 

355

, et sur les infi-

dĂšles, le dixiĂšme. MalgrĂ© cela, il reste aux marchands de chevaux un 
grand bĂ©nĂ©fice, car ils vendent dans l’Inde un cheval de peu de valeur 
cent dĂźnĂąrs d’argent ; ceux-ci Ă©quivalant, en or du Maghreb, Ă  vingt-
cinq dinars. Souvent, ils en retirent le double ou le triple de cette 
somme. Un excellent cheval vaut cinq cents dĂźnĂąrs ou davantage. Les 

                                           

352

  Pluriel d’

iqdish

, cheval de race mĂ©langĂ©e et aussi cheval hongre. 

353

  Terme uighur, 

ulaktchi

354

  Probablement Hashtnagar, Ă  vingt kilomĂštres au nord-ouest de Pashawar. 

355

  DĂźme aumĂŽniĂšre, consistant en deux et demi pour cent du capital en gĂ©nĂ©ral, 

mais de cinq pour cent pour les chevaux. 

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Ibn BattĂ»ta — Voyages 

176 

 

II. De La Mecque aux steppes russes et Ă  l’Inde 

habitants de l’Inde ne les achĂštent pas pour la marche prĂ©cipitĂ©e et la 
course, car ils revĂȘtent dans les combats des cottes de mailles, et ils en 
couvrent aussi leurs chevaux. Ils prisent seulement, dans un cheval, sa 
force et la longueur de ses pas. Quant aux chevaux qu’ils recherchent 
pour la course, on les leur amĂšne du Yaman, de l’OmĂąn et du Fars. Un 
de ces derniers se vend depuis mille jusqu’à quatre mille dĂźnĂąrs. 

Lorsque l’émir ToloctomoĂ»r fut parti d’AzĂąk, je restai dans cette 

ville trois jours aprĂšs lui, jusqu’à ce que l’émir Mohammed Khodjah 
m’eĂ»t prĂ©parĂ© les objets nĂ©cessaires pour le voyage. Je me mis alors 
en route pour MĂątchar 

356

, qui est une citĂ© considĂ©rable, et l’une des 

plus belles villes qui appartiennent aux Turcs ; elle est situĂ©e sur un 
grand fleuve. Il s’y trouve des jardins, et les fruits y abondent. Nous y 
logeĂąmes dans l’ermitage du cheĂŻkh pieux et dĂ©vot, du vĂ©nĂ©rable Mo-
hammed albathùïhy, originaire des Bathùïh, ou marais de l’IrĂąk. Il 
Ă©tait le successeur et vicaire du cheĂŻkh Ahmed arrifñ’y, dont Dieu soit 
satisfait. Il y avait dans sa zĂąouĂŻah environ soixante et dix fakĂźrs ara-
bes, persans, 

p213

 turcs et grecs, tant mariĂ©s que cĂ©libataires. Leurs 

moyens d’existence consistaient en aumĂŽnes. Les habitants de ce pays 
ont une trĂšs bonne opinion des fakĂźrs, et toutes les nuits ils amĂšnent Ă  
l’ermitage des chevaux, des bƓufs et des moutons. Le sultan et les 
princesses viennent visiter le cheĂŻkh et recevoir ses bĂ©nĂ©dictions ; ils 
le traitent avec la plus grande libéralité, et lui font des présents consi-
dérables, particuliÚrement les femmes. Celles-ci répandent de nom-
breuses aumĂŽnes et recherchent les bonnes Ɠuvres. Nous fĂźmes dans 
la ville de MĂądjar la priĂšre du vendredi. Lorsque l’on se fut acquittĂ© 
de cette priĂšre, le prĂ©dicateur Izz eddĂźn monta en chaire. C’était un des 
docteurs Ăšs lois et des hommes distinguĂ©s de BokhĂąra ; il avait un bon 
nombre de disciples, et de lecteurs du Coran, qui lisaient ce livre de-
vant lui. Il prĂȘcha et exhorta les assistants en prĂ©sence de l’émir et des 
grands de la ville ; puis le cheĂŻkh Mohammed albathùïhy se leva et 
dit : « Le jurisconsulte et prĂ©dicateur dĂ©sire voyager, et nous voulons 
pour lui des provisions de route. Â» Ensuite il ĂŽta une tunique d’étoffe 
de laine qui le couvrait et ajouta : « VoilĂ  le don que je lui fais. Â» 
Parmi les assistants, les uns se dĂ©pouillĂšrent, les autres donnĂšrent un 

                                           

356

  IdentifiĂ©e comme l’actuel Burgomadzhary sur la riviĂšre Kuma dans le district 

actuel de Stavropol, Ă  quatre cent cinquante kilomĂštres environ au sud-est 
d’Azov. 

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Ibn BattĂ»ta — Voyages 

177 

 

II. De La Mecque aux steppes russes et Ă  l’Inde 

cheval, d’autres de l’argent. Beaucoup de ces divers objets furent re-
cueillis pour le docteur. 

Je vis dans le bazar de cette ville un juif qui me salua et me parla 

en arabe. Je l’interrogeai touchant son pays, et il me dit qu’il Ă©tait ori-
ginaire d’Espagne, qu’il Ă©tait arrivĂ© par la voie de terre, qu’il n’avait 
pas voyagĂ© sur mer, et Ă©tait venu, par le chemin de Constantinople la 
Grande, de l’Asie Mineure et du pays des Circassiens 

357

. Il ajouta que 

l’époque de son dĂ©part de l’Espagne remontait Ă  quatre mois. Les 
marchands voyageurs, qui connaissent ces matiĂšres, m’informĂšrent de 
la vĂ©ritĂ© de son discours. 

Je fus tĂ©moin, dans cette contrĂ©e, d’une chose 

p214

 remarquable, 

c’est-Ă -dire de la considĂ©ration dont les femmes jouissent chez les 
Turcs ; elles y tiennent, en effet, un rang plus Ă©levĂ© que celui des 
hommes. Quant aux femmes des Ă©mirs, la premiĂšre fois que j’en vis 
une, ce fut lorsque je sortis de Kiram. J’aperçus alors la princesse, 
femme de l’émir Salthiyah, dans son chariot. Toute la voiture Ă©tait 
recouverte de drap bleu d’un grand prix ; les fenĂȘtres et les portes du 
pavillon Ă©taient ouvertes. Devant la princesse se tenaient quatre jeunes 
filles, d’une exquise beautĂ© et merveilleusement vĂȘtues. Par-derriĂšre 
venaient plusieurs autres chariots, oĂč se trouvaient les jeunes filles qui 
la servaient. Lorsqu’elle approcha de la station de l’émir, elle descen-
dit de l’arabah ; environ trente jeunes filles descendirent aussi, pour 
soulever les pans de sa robe. Ses vĂȘtements Ă©taient pourvus de bou-
tonniĂšres ; chaque jeune fille en prenait une ; elles soulevaient ainsi 
les pans de tous cĂŽtĂ©s, et de cette maniĂšre la khĂątoĂ»n marchait avec 
majestĂ©. Lorsqu’elle fut arrivĂ©e prĂšs de l’émir, il se leva devant elle, 
lui donna le salut et la fit asseoir Ă  son cĂŽtĂ©, les jeunes esclaves entou-
rant leur maĂźtresse. On apporta des outres de kimizz, ou lait de cavale. 
Elle en versa dans une coupe, s’assit sur ses genoux devant l’émir, et 
la lui prĂ©senta. Lorsqu’il eut bu, elle fit boire son beau-frĂšre, et l’émir 
la fit boire Ă  son tour. On servit des aliments, la princesse en mangea 
avec l’émir, il lui donna un vĂȘtement et elle s’en retourna. C’est de 
cette maniĂšre que sont traitĂ©es les femmes des Ă©mirs, et nous parlerons 
ci-aprĂšs des femmes du roi. Quant Ă  celles des trafiquants et des petits 
marchands, je les ai vues aussi. L’une de celles-ci sera, par exemple, 

                                           

357

  La partie nord-ouest du Caucase, proche du littoral de la mer Noire. 

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Ibn BattĂ»ta — Voyages 

178 

 

II. De La Mecque aux steppes russes et Ă  l’Inde 

dans un chariot traĂźnĂ© par des chevaux. PrĂšs d’elle se trouveront trois 
ou quatre jeunes filles, portant les pans de sa robe, et sur sa tĂȘte sera 
un 

boghthĂąk 

358

, c’est-Ă -dire un 

p215

 

ĂąkroĂ»f 

359

, incrustĂ© de joyaux et 

garni, Ă  son extrĂ©mitĂ© supĂ©rieure, de plumes de paons. Les fenĂȘtres de 
la tente du chariot seront ouvertes, et l’on verra la figure de cette 
femme ; car les femmes des Turcs ne sont pas voilĂ©es. Une autre, en 
observant ce mĂȘme ordre et accompagnĂ©e de ses serviteurs, apportera 
au marchĂ© des brebis et du lait, qu’elle vendra aux gens pour des par-
fums. Souvent la femme est accompagnĂ©e de son mari, que quiconque 
le voit prend pour un de ses serviteurs. Il n’a d’autre vĂȘtement qu’une 
pelisse de peau de mouton, et il porte sur sa tĂȘte un haut bonnet qui est 
en rapport avec cet habit, et qu’on appelle 

alcula 

360

Nous nous prĂ©parĂąmes Ă  partir de la ville de Madjar, pour nous di-

riger vers le camp du sultan, qui Ă©tait placĂ© Ă  quatre journĂ©es de dis-
tance, dans un endroit nommĂ© Bichdagh 

361

. Le sens de 

bich

, dans la 

langue des Turcs, est cinq, et 

dagh

 a la signification de montagne. 

Dans ces cinq montagnes se trouve une source d’eau thermale, dans 
laquelle les Turcs se lavent ; car ils prĂ©tendent que quiconque s’y est 
baignĂ© est Ă  l’abri des attaques de la maladie. Nous nous mĂźmes donc 
en marche vers l’emplacement du camp, et nous y arrivĂąmes le pre-
mier jour de ramadhĂąn 

362

. Nous trouvĂąmes que le cortĂšge du sultan 

avait changĂ© de place, et nous revĂźnmes au lieu d’oĂč nous Ă©tions par-
tis, parce que le camp devait ĂȘtre plantĂ© dans le voisinage. Je dressai 
ma tente sur une colline situĂ©e en cet endroit ; je fixai devant la tente 
un 

p216

 Ă©tendard et je plaçai les chevaux et les chariots par-derriĂšre. 

                                           

358

  Â« Les femmes ont un ornement de tĂȘte qu’elles appellent 

boca

 ou 

botta

. Elles 

le font d’écorce d’arbre ou de tout autre matiĂšre la plus lĂ©gĂšre qu’elles puis-
sent trouver. Cette coiffure est longue d’une coudĂ©e et davantage et carrĂ©e par 
en haut comme un chapiteau. Elles recouvrent cet ornement d’une Ă©toffe de 
soie précieuse et sur cette espÚce de chapiteau elles fixent des tuyaux de plu-
mes Ă©galement de la longueur d’une coudĂ©e et plus. Et dans ces tuyaux elles 
placent des plumes de paon et tout Ă  l’entour des plumes de queues de malart 
(mĂąle de cane sauvage) avec des pierres prĂ©cieuses 

» (Guillaume 

DE 

R

UBROUCK

). 

359

  Bonnet haut, de forme conique. 

360

  

KulĂąh

 en persan : bonnet. 

361

  L’actuel P’atigorsk sur un affluent amont de Kuma, au nord du Caucase. Les 

sources thermales existent toujours. 

362

  Le 6 mai 1334. 

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Ibn BattĂ»ta — Voyages 

179 

 

II. De La Mecque aux steppes russes et Ă  l’Inde 

Sur ces entrefaites arriva le cortĂšge impĂ©rial que les Turcs appellent 

ordou 

363

. Nous vĂźmes ainsi une grande ville qui se meut avec ses ha-

bitants, qui renferme des mosquĂ©es et des marchĂ©s, et oĂč la fumĂ©e des 
cuisines s’élĂšve dans les airs ; car les Turcs font cuire leurs mets pen-
dant le voyage mĂȘme. Des chariots traĂźnĂ©s par des chevaux, transpor-
tent ces peuples, et lorsqu’ils sont arrivĂ©s au lieu du campement ils 
dĂ©chargent les tentes qui se trouvent sur les ’arabahs et les dressent 
sur le sol car elles sont trĂšs lĂ©gĂšres. Ils en usent de mĂȘme avec les 
mosquĂ©es et les boutiques. Les Ă©pouses du sultan passĂšrent prĂšs de 
nous, chacune avec son cortĂšge sĂ©parĂ©. Lorsque la quatriĂšme en rang 
vint Ă  passer (c’est la fille de l’émir ’Iça bec, et nous en parlerons ci-
aprĂšs), elle vit la tente dressĂ©e au sommet de la colline, et l’étendard 
qui Ă©tait plantĂ© devant, lequel indiquait un nouvel arrivĂ©. Elle envoya 
des pages et des jeunes filles, qui me saluĂšrent et me donnĂšrent le sa-
lut de sa part. Pendant ce temps, elle Ă©tait arrĂȘtĂ©e Ă  les attendre. Je lui 
envoyai un prĂ©sent, par un de mes compagnons et par le mo’arrif ou 
chambellan de l’émir ToloctomoĂ»r. Elle accueillit ce don comme un 
prĂ©sage favorable, et ordonna que je logeasse dans son voisinage ; 
puis elle se remit en marche. Le sultan arriva ensuite et campa dans 
son quartier sĂ©parĂ©. 

 

D

U SULTAN ILLUSTRE 

M

OHAMMED 

U

ZBEC KHÂN 

 

Son nom est Mohammed Uzbec 

364

, et le sens de 

khĂąn

, chez les 

Turcs, est celui de sultan. Il possĂšde un grand royaume, il est trĂšs 
puissant, illustre, Ă©levĂ© en dignitĂ©, vainqueur des ennemis de Dieu, les 
habitants de 

p217

 Constantinople la Grande, et plein d’ardeur pour les 

combattre. Ses États sont vastes, et ses villes considĂ©rables. Parmi cel-
les-ci, on compte Cafa, Kiram, MĂądjar, AzĂąk, Sordak 

365

, KhĂąrezm et 

sa capitale, AsserĂą 

366

                                           

363

  Horde, le camp du souverain. 

364

  

Uzbek Khan (1312-1341), souverain mongol de la Horde d’Or. A partir 
d’Uzbek, les souverains de la Horde d’Or deviennent musulmans. 

365

  SoldaĂŻa, l’actuel Sudak en CrimĂ©e, au sud-est de Feodosia, comptoir vĂ©nitien 

et le principal port de la CrimĂ©e avant la montĂ©e de Kaffa. 

366

  Saray. Une premiĂšre ville de ce nom fut fondĂ©e par Batu, le premier souverain 

de la Horde d’Or (1227-1256), comme rĂ©sidence d’hiver prĂšs de l’actuel vil-
lage de Selitrennoje Ă  cent kilomĂštres en amont d’Astrakhan sur la Volga. La 

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Ibn BattĂ»ta — Voyages 

180 

 

II. De La Mecque aux steppes russes et Ă  l’Inde 

C’est un des sept plus grands et plus puissants rois du monde, sa-

voir : notre maĂźtre le prince des croyants, l’ombre de Dieu sur la terre, 
chef de la troupe victorieuse, laquelle ne cessera de dĂ©fendre la vĂ©ritĂ© 
jusqu’au jour de la rĂ©surrection ; que Dieu affermisse son autoritĂ© et 
ennoblisse sa victoire ! le sultan d’Égypte et de Syrie ; le sultan des 
deux IrĂąks ; le sultan Uzbec, dont il est ici question ; le sultan du Tur-
kistĂąn et de MĂąwarñ’nnahi 

367

 ; le sultan de l’Inde ; le sultan de la 

Chine. Lorsque le sultan Uzbec est en voyage, il n’a avec lui, dans son 
camp, que ses mamloĂ»cs et les grands de son empire. Chacune de ses 
femmes occupe un quartier sĂ©parĂ© ; quand il veut se rendre prĂšs de 
l’une d’elles, il l’envoie prĂ©venir, et elle se prĂ©pare Ă  le recevoir. Il 
observe, dans ses audiences, dans ses voyages et dans ses affaires un 
ordre surprenant et merveilleux. 

Il a coutume de s’asseoir le vendredi, aprùs la priùre, dans un pavil-

lon appelĂ© le pavillon d’or, et qui est richement ornĂ© et magnifique. Il 
est formĂ© de baguettes de bois, revĂȘtues de feuilles du mĂȘme mĂ©tal. 
Au milieu est un trĂŽne de bois recouvert de lames d’argent dorĂ© ; ses 
pieds sont d’argent massif, et leur partie supĂ©rieure est incrustĂ©e de 
pierreries. Le sultan s’assied sur le trĂŽne, ayant Ă  sa droite la princesse 
ThaĂŻthoghly, aprĂšs laquelle vient la khĂątoĂ»n Kebec, et Ă  sa gauche la 

p218

 khĂątoĂ»n BeĂŻaloĂ»n, que suit la khĂątoĂ»n Ordodjy. Le fils du sultan, 

TĂźna bec, est debout au bas du trĂŽne, Ă  droite, et son second fils, DjĂąni 
bec, se tient debout au cĂŽtĂ© opposĂ©. La fille d’Uzbec, It Cudjudjuc, est 
assise devant lui, Lorsqu’une de ces princesses arrive, il se lĂšve de-
vant elle et la tient par la main, jusqu’à ce qu’elle soit montĂ©e sur le 
trĂŽne. Quant Ă  ThaĂŻthoghly, qui est la reine, et la plus considĂ©rĂ©e des 
khĂątoĂ»ns aux yeux d’Uzbec, il va au-devant d’elle jusqu’à la porte de 
la tente, lui donne le salut, la prend par la main, et quant elle est mon-
tĂ©e sur le trĂŽne, et qu’elle est assise, alors seulement il s’assied. Tout 
cela se passe aux yeux des Turcs, et sans aucun voile. Les principaux 
Ă©mirs arrivent aprĂšs ces cĂ©rĂ©monies, et leurs siĂšges sont dressĂ©s Ă  
droite et Ă  gauche ; car, lorsque chacun d’eux vient Ă  la rĂ©ception du 
sultan, un page l’accompagne, portant son siĂšge. Les fils de roi, cou-

                                                                                                                   

nouvelle Saray fut probablement fondĂ©e par Berke (1257-1266), plus au nord, 
sur le site de l’actuel Car’ov, Ă  soixante-dix kilomĂštres Ă  l’est de Stalingrad. 

367

  La Transoxiane, c’est-Ă -dire les souverains mongols de la lignĂ©e de Djaghatay 

(voir plus loin). 

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Ibn BattĂ»ta — Voyages 

181 

 

II. De La Mecque aux steppes russes et Ă  l’Inde 

sins germains, neveux et proches parents du sultan se tiennent debout 
devant lui. Les enfants des principaux Ă©mirs restent debout vis-Ă -vis 
d’eux, prĂšs de la porte de la tente. Les chefs des troupes se tiennent 
Ă©galement debout derriĂšre les fils des Ă©mirs, Ă  droite et Ă  gauche. En-
suite les sujets entrent pour saluer le sultan, selon leurs rangs respec-
tifs, trois par trois ; ils saluent, s’en retournent et s’asseyent Ă  quelque 
distance. 

Lorsque la priĂšre de l’aprĂšs-midi a Ă©tĂ© prononcĂ©e, la reine s’en re-

tourne. Les autres khĂątoĂ»ns s’en vont aussi et la suivent jusqu’à son 
campement. Quand elle y est rentrĂ©e, elles retournent Ă  leur propre 
quartier, montĂ©es sur des chariots. Chacune est accompagnĂ©e 
d’environ cinquante jeunes filles, montĂ©es sur des chevaux. Devant 
l’arabah, il y a environ vingt femmes ĂągĂ©es 

368

, Ă  cheval, entre les pa-

ges et le chariot, et derriĂšre le tout, environ cent jeunes esclaves. De-
vant les pages sont environ cent esclaves ĂągĂ©s, Ă  cheval, et autant Ă  
pied. Ceux-ci tiennent dans leurs mains des baguettes, et ont des 

p219

 

Ă©pĂ©es attachĂ©es Ă  leurs ceintures ; ils marchent entre les cavaliers et 
les pages. Tel est l’ordre que suit chaque princesse en arrivant et en 
s’en retournant. 

Je me logeai dans le camp, non loin du fils du sultan, DjĂąni bec, 

dont il sera encore fait mention ci-aprĂšs. Le lendemain de mon arri-
vĂ©e, je visitai le sultan, aprĂšs la priĂšre de trois Ă  quatre heures. Il avait 
dĂ©jĂ  rassemblĂ© les cheĂŻkhs, les kĂądhis, les docteurs de la loi, les chĂ©-
rĂźfs, les fakĂźrs, et il avait fait prĂ©parer un festin considĂ©rable. Nous 
rompĂźmes le jeĂ»ne en sa prĂ©sence. Le noble seigneur, chef des des-
cendants de Mahomet, Ibn ’Abd ElhamĂźd, ainsi que le kĂądhi Hamzah 
parlĂšrent tous deux de moi, en termes favorables, et conseillĂšrent au 
sultan de me traiter honorablement. Ces Turcs ne suivent pas l’usage 
de loger les voyageurs et de leur assigner une somme pour leur entre-
tien. Ils se contentent de leur envoyer des brebis et des chevaux desti-
nĂ©s Ă  ĂȘtre Ă©gorgĂ©s, et des outres de kimizz ou lait de jument. C’est lĂ  
leur maniĂšre de montrer de la gĂ©nĂ©rositĂ©. Quelques jours plus tard, je 
fis la priĂšre de l’aprĂšs-midi avec le sultan, et lorsque je voulus m’en 
retourner il m’ordonna de m’asseoir. On apporta des aliments liqui-
des, comme on en apprĂȘte avec la graine appelĂ©e doĂ»ghy ; puis on 

                                           

368

  LittĂ©ralement : « en retraite », ayant dĂ©passĂ© l’ñge de procrĂ©er ou veuves. 

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Ibn BattĂ»ta — Voyages 

182 

 

II. De La Mecque aux steppes russes et Ă  l’Inde 

servit de la viande bouillie, tant de mouton que de cheval. Dans la 
mĂȘme nuit, je prĂ©sentai au sultan un plateau de sucreries. Il y porta le 
doigt, qu’il mit ensuite dans sa bouche ; mais il s’en tint lĂ . 

 

D

ÉTAILS SUR LES KHÂTOÛNS ET SUR L

’

ORDRE QU

’

ELLES OBSERVENT 

 

Chacune d’elles monte dans un chariot, et la tente dans laquelle la 

princesse se tient sur ce vĂ©hicule a un dĂŽme d’argent dorĂ©, ou de bois 
incrustĂ© d’or. Les chevaux qui traĂźnent l’arabah sont couverts de hous-
ses de soie dorĂ©e, Le conducteur qui monte un des chevaux est 

p220

 un 

jeune homme qui est appelĂ© 

alkachy 

369

, La khĂątoĂ»n est assise dans 

son chariot, ayant Ă  sa droite une espĂšce de duĂšgne, que l’on nomme 

oûloû khùtoûn

, c’est-Ă -dire la conseillĂšre, et Ă  sa gauche une autre 

duĂšgne, nommĂ©e 

cutchuc khùtoûn

 

370

, c’est-Ă -dire la camĂ©riste. Elle a 

devant elle six petites esclaves, appelĂ©es filles, d’une beautĂ© exquise 
et parfaite, et enfin derriĂšre elle deux autres toutes pareilles, sur qui 
elle s’appuie. Sur la tĂȘte de la khĂątoĂ»n se trouve un 

boghthĂąk 

371

 qui 

est une espĂšce de petite tiare, ornĂ©e de joyaux, et terminĂ©e Ă  sa partie 
supĂ©rieure par des plumes de paon. La princesse est couverte d’étoffes 
de soie incrustĂ©es de pierreries, et semblables au 

menoĂ»t 

372

 que revĂȘ-

tent les Grecs. Sur la tĂȘte de la conseillĂšre et de la camĂ©riste est un 
voile de soie, dont les bords sont brodĂ©s d’or et de perles. Chacune 
des filles porte sur la tĂȘte un bonnet qui ressemble Ă  l’

ùkroûf

 

373

, et Ă  

la partie supĂ©rieure duquel est un cercle d’or incrustĂ© de joyaux, et 
surmontĂ© de plumes de paon. Chacune est vĂȘtue d’une Ă©toffe de soie 
dorĂ©e, qui s’appelle 

annekh 

374

. Il y a devant la khĂątoĂ»n dix ou quinze 

eunuques grecs et indiens, revĂȘtus d’étoffes de soie dorĂ©e, incrustĂ©es 
de pierreries, et portant chacun Ă  la main une massue d’or ou d’argent, 
ou bien de bois recouvert d’un de ces mĂ©taux. DerriĂšre le char de la 
khĂątoĂ»n en viennent environ cent autres, dans chacun desquels sont 

                                           

369

  Du kiptchak 

kosci 

: esclave, page. 

370

  

Ulu 

: la grande ; 

kĂŒcĂŒk 

: la petite. 

371

  Voir n. 31 ci-dessus. 

372

  D’aprĂšs Defremery, de 

melluta

, lui-mĂȘme du grec 

malloté

, mais qui signifie 

tissus de laine. 

373

  Voir n. 35 ci-dessus. 

374

  Voir chap. 2, n. 100. 

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Ibn BattĂ»ta — Voyages 

183 

 

II. De La Mecque aux steppes russes et Ă  l’Inde 

trois ou quatre esclaves, grandes et petites, vĂȘtues de soie et coiffĂ©es 
de bonnets. DerriĂšre ces chariots marchent environ trois cents autres, 
que traĂźnent des chameaux et des bƓufs, et qui portent les trĂ©sors de la 
khĂątoĂ»n, ses richesses, ses vĂȘtements, son mobilier et ses provisions 
de bouche. Chaque ’arabah a son esclave, chargĂ© d’en prendre soin, et 
mariĂ© Ă  une 

p221

 des jeunes femmes mentionnĂ©es ci-dessus. La cou-

tume des Turcs est que celui-lĂ  seul des jeunes esclaves mĂąles qui a 
une Ă©pouse parmi les jeunes esclaves de l’autre sexe puisse 
s’introduire au milieu d’elles. Chaque princesse suit l’ordre que nous 
venons d’exposer, et nous allons maintenant les mentionner toutes 
sĂ©parĂ©ment. 

 

D

E LA GRANDE KHÂTOÛN 

 

Celle-ci est la reine, mĂšre des deux fils du sultan, DjĂąni bec et TĂźna 

bec, dont nous parlerons ci-aprĂšs. Mais elle n’est pas la mĂšre de la 
fille du sultan, It Cudjudjuc ; la mĂšre de cette princesse est la reine qui 
a prĂ©cĂ©dĂ© celle d’à prĂ©sent. Le nom de cette khĂątoĂ»n est ThaĂŻthog-
hly 

375

 ; elle est la plus favorisĂ©e des femmes de ce sultan, et c’est prĂšs 

d’elle qu’il passe la plupart des nuits. Le peuple la respecte, Ă  cause de 
la considĂ©ration que lui tĂ©moigne le souverain, et bien qu’elle soit la 
plus avare des khĂątoĂ»ns. Quelqu’un en qui j’ai confiance, et qui 
connaĂźt bien les aventures de cette reine, m’a contĂ© que le sultan la 
chĂ©rit Ă  cause d’une qualitĂ© particuliĂšre qu’elle possĂšde. Celle-ci 
consiste en ce que le sultan la trouve chaque nuit semblable Ă  une 
vierge. Un autre individu m’a racontĂ© que cette princesse descendait 
de la femme qui, Ă  ce qu’on prĂ©tend, fut cause que Salomon perdit le 
pouvoir pour un temps. Lorsqu’il l’eut recouvrĂ©, il ordonna de la 
conduire dans une plaine sans habitations ; en consĂ©quence, elle fut 
menĂ©e dans le dĂ©sert de Kifdjak 

376

. Ce mĂȘme individu assure 

p222

 que 

                                           

375

  Connue par une lettre du pape BenoĂźt XII datĂ©e du 17 aoĂ»t 1340 et adressĂ©e Ă  

« l’impĂ©ratrice des Tartares septentrionaux Taydola Â» et exprimant l’espoir 
que « Taydola, favorable aux chrĂ©tiens, se convertisse Â», ainsi que par une let-
tre du doge Andrea Dandolo Ă  Djani Bek mentionnant « Thaytholu Katou ». 

376

  La tradition juive raconte que Salomon, Ă  la suite de ses fautes ou de la perte 

de son anneau magique, fut temporairement dĂ©possĂ©dĂ© de la royautĂ© ; il erra Ă  
travers le monde, appuyĂ© sur un bĂąton, la seule chose qui lui restait ; un dĂ©-
mon, prenant l’apparence de Salomon, se serait alors assis sur le trĂŽne royal. 

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Ibn BattĂ»ta — Voyages 

184 

 

II. De La Mecque aux steppes russes et Ă  l’Inde 

la matrice de la khĂątoĂ»n ressemble, par sa forme, Ă  un anneau, et qu’il 
en est ainsi chez toutes les femmes qui descendent de celle en ques-
tion. Je n’ai rencontrĂ©, dans le Kifdjak ni ailleurs, personne qui m’ait 
certifiĂ© avoir vu une femme ainsi conformĂ©e, ou qui en ait mĂȘme en-
tendu parler, si l’on excepte le cas de cette khĂątoĂ»n. Seulement un ha-
bitant de la Chine m’a informĂ© que, dans ce pays, il y a une espĂšce de 
femmes qui ont cette mĂȘme conformation. Une pareille femme n’est 
pas tombĂ©e entre mes mains ; je ne connais donc pas la vĂ©ritĂ© du fait. 

Le lendemain de mon entrevue avec le sultan, Je visitai cette khĂą-

toûn. Je la trouvai assise au milieu de dix femmes ùgées, qui parais-
saient comme ses servantes. Devant elle, il y avait environ cinquante 
de ces petites esclaves nommĂ©es par les Turcs les filles ; devant cel-
les-ci se trouvaient des plats creux d’or et d’argent, remplis de cerises, 
qu’elles Ă©taient occupĂ©es Ă  nettoyer. Devant la khĂątoĂ»n, il y avait un 
plat d’or plein des mĂȘmes fruits, qu’elle mondait aussi. Nous la sa-
luĂąmes. Il y avait parmi mes compagnons un lecteur du Coran, qui 
lisait ce livre Ă  la maniĂšre des Égyptiens, avec une mĂ©thode excellente 
et une voix agrĂ©able. Il fit une lecture, aprĂšs laquelle la reine ordonna 
qu’on apportĂąt du lait de jument. On en apporta dans des coupes de 
bois Ă©lĂ©gantes et lĂ©gĂšres. Elle en prit une de sa propre main et me 
l’avança. C’est la plus grande marque de considĂ©ration chez les Turcs. 
Je n’avais pas bu de kimizz auparavant ; mais je ne pus me dispenser 
d’en accepter. Je le goĂ»tai, je n’y trouvai aucun agrĂ©ment, et le passai 
Ă  un de mes compagnons. La khĂątoĂ»n m’interrogea touchant beaucoup 
de circonstances de notre voyage, et nous rĂ©pondĂźmes Ă  ses questions ; 
aprĂšs quoi nous nous en 

p223

 retournĂąmes. Nous commençùmes nos 

visites par cette princesse, Ă  cause de la considĂ©ration dont elle jouit 
auprĂšs du roi. 

 

D

E LA SECONDE KHÂTOÛN

,

 QUI VIENT IMMÉDIATEMENT APRÈS LA REINE 

 

Son nom est Kebec khĂątoĂ»n ; et le mot kebec, en turc, veut dire le 

son de la farine. Elle est fille de l’émir NaghathaĂŻ, qui est encore en 

                                                                                                                   

Salomon recouvra ensuite, avec son anneau, toutes ses prĂ©rogatives. Le Coran 
rĂ©sume : « Oui, nous avons Ă©prouvĂ© Salomon en plaçant un corps sur son 
trĂŽne ; mais il se repentit ensuite Â» (XXXVIII, 34). A partir de lĂ , un grand 
nombre de lĂ©gendes se sont dĂ©veloppĂ©es. 

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Ibn BattĂ»ta — Voyages 

185 

 

II. De La Mecque aux steppes russes et Ă  l’Inde 

vie ; mais il souffre de la goutte, et je l’ai vu. Le lendemain de notre 
visite Ă  la reine, nous visitĂąmes cette seconde khĂątoĂ»n, et nous la trou-
vĂąmes assise sur un coussin, occupĂ©e Ă  lire le noble Coran. Devant 
elle se tenaient environ dix femmes ĂągĂ©es, et environ vingt filles qui 
brodaient des Ă©toffes. Nous la saluĂąmes ; elle rĂ©pondit trĂšs bien Ă  no-
tre salut, et nous parla avec bontĂ©. Notre lecteur fit une lecture dans le 
Coran ; elle lui accorda des Ă©loges, et ordonna d’apporter du kimizz. 
On en servit, et elle m’avança elle-mĂȘme la coupe, comme l’avait fait 
la reine ; aprĂšs quoi nous nous en retournĂąmes. 

 

D

E LA TROISIÈME KHÂTOÛN 

 

Elle se nomme BeĂŻaloĂ»n, et elle est fille du roi de Constantinople la 

Grande, le sultan de TacfoĂ»r 

377

. Nous 

p224

 la visitĂąmes, et la trouvĂą-

mes assise sur un trĂŽne incrustĂ© d’or et de pierreries, et dont les pieds 
Ă©taient d’argent. Devant elle environ cent jeunes filles grecques, tur-
ques, nubiennes, se tenaient debout ou assises, Des eunuques Ă©taient 
placĂ©s auprĂšs de cette princesse, et il y avait devant elle des chambel-
lans grecs. Elle s’informa de notre Ă©tat, de notre arrivĂ©e, de 
l’éloignement de notre demeure ; elle pleura de tendresse et de com-
passion, et s’essuya le visage avec un mouchoir qu’elle tenait entre ses 
mains. Elle ordonna d’apporter des aliments, ce qui fut fait ; et nous 
mangeĂąmes en sa prĂ©sence, pendant qu’elle nous regardait. Lorsque 
nous voulĂ»mes nous en retourner, elle nous dit : « Ne vous sĂ©parez 
pas de nous pour toujours, revenez nous voir, et informez-nous de vos 
besoins. » Elle montra des qualitĂ©s gĂ©nĂ©reuses, et nous envoya, aussi-
tĂŽt aprĂšs notre sortie, des aliments, beaucoup de pain, du beurre, des 
moutons, de l’argent, un vĂȘtement magnifique, et treize chevaux, dont 
trois excellents. Ce fut en compagnie de cette khĂątoĂ»n que je fis mon 

                                           

377

  Les empereurs byzantins sont connus dans la littĂ©rature arabe sous le nom de 

takfur

, dĂ©rivĂ© de l’armĂ©nien 

tagavor

. On possĂšde une seule mention indirecte 

de cette princesse, qui ne figure pas dans les gĂ©nĂ©alogies byzantines, dans la 
lettre Ă©crite en 1341 par l’homme de lettres et moine byzantin GrĂ©goire Akin-
dynos Ă  son ami David Dishypatos, alors moine dans les Balkans. Elle rappor-
tait la rĂ©ception Ă  Constantinople d’une lettre de la fille de l’empereur, Ă©pouse 
du souverain des Scythes (c’est-Ă -dire les Mongols) annonçant une expĂ©dition 
de soixante mille hommes contre la rĂ©gion danubienne et la Thrace. Bayalun 
devait ĂȘtre alors une fille naturelle d’Andronic III PalĂ©ologue. 

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Ibn BattĂ»ta — Voyages 

186 

 

II. De La Mecque aux steppes russes et Ă  l’Inde 

voyage Ă  Constantinople la Grande, ainsi que nous le raconterons ci-
dessous. 

 

D

E LA QUATRIÈME KHÂTOÛN 

 

Son nom est OurdoudjĂą ; 

ourdou

, dans la langue des Turcs, signifie 

le camp, et cette princesse fut ainsi nommĂ©e parce qu’elle naquit dans 
un camp. Elle est fille du grand Ă©mir ’Iça bec, Ă©mir 

aloloĂ»s 

378

, et le 

sens de ce dernier mot est Ă©mir des Ă©mirs. J’ai vu ce personnage, qui 
Ă©tait encore en vie, et mariĂ© Ă  la fille du sultan, It Cudjudjuc. Cette 
quatriĂšme khĂątoĂ»n est au nombre des princesses les meilleures, les 
plus gĂ©nĂ©reuses de caractĂšre, et les plus compatissantes. C’est elle qui 
m’envoya un message lorsqu’elle vit ma tente sur la colline, lors du 
passage du camp, comme nous l’avons racontĂ© 

p225

 ci-dessus. Nous la 

visitĂąmes, et nous reçûmes de la bontĂ© de son caractĂšre et de la gĂ©nĂ©-
rositĂ© de son Ăąme un traitement qui ne pourrait ĂȘtre surpassĂ©. Elle 
commanda d’apporter des mets, et nous mangeĂąmes devant elle ; puis 
elle demanda du kimizz, et mes compagnons en burent. La khĂątoĂ»n 
nous interrogea touchant notre Ă©tat, et nous satisfĂźmes Ă  ses questions. 
Nous rendĂźmes aussi visite Ă  sa sƓur, femme de l’émir ’Aly, fils 
d’Arzak. 

 

D

E LA FILLE DU SULTAN ILLUSTRE 

U

ZBEC 

 

Elle se nomme It Cudjudjuc, c’est-Ă -dire la Caniche ; car 

Ăźt

 signifie 

chien, et 

cudjudjuc

 petit 

379

. Nous avons dĂ©jĂ  dit que les Turcs, ou 

Mongols, reçoivent les noms que le sort a dĂ©signĂ©s, ainsi que font les 
Arabes. Nous nous rendĂźmes prĂšs de cette khĂątoĂ»n, fille du roi, la-
quelle se trouvait dans un camp sĂ©parĂ©, Ă  environ six milles de celui 
de son pĂšre. Elle ordonna de mander les docteurs de la loi, les kĂądhis, 
le seigneur chĂ©tif Ibn ’Abd elhamĂźd, le corps des Ă©tudiants, les cheĂŻkhs 
et les fakirs. Son mari, l’émir ’Iça, dont la fille est l’épouse du sultan, 
assistait Ă  cette rĂ©union. Il s’assit avec la princesse sur un mĂȘme tapis ; 

                                           

378

  

Ulus

, en mongol, dĂ©signe une fĂ©dĂ©ration de tribus gouvernĂ©e par un chef supĂ©-

rieur. 

379

  En rĂ©alitĂ©, tout petit. 

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Ibn BattĂ»ta — Voyages 

187 

 

II. De La Mecque aux steppes russes et Ă  l’Inde 

il souffrait de la goutte, et ne pouvait marcher ni monter Ă  cheval, et il 
montait seulement dans un chariot. Lorsqu’il voulait visiter le sultan, 
ses serviteurs le descendaient de voiture, et l’introduisaient dans la 
salle d’audience en le portant. C’est dans le mĂȘme Ă©tat que je vis 
l’émir NaghathaĂŻ, pĂšre de la seconde khĂątoĂ»n : car la maladie de la 
goutte est fort rĂ©pandue parmi ces Turcs. Nous vĂźmes chez cette khĂą-
toĂ»n, fille du sultan, en fait d’actions gĂ©nĂ©reuses et de bonnes qualitĂ©s, 
ce que nous n’avions vu chez aucune autre. Elle nous fit des prĂ©sents 
magnifiques, et nous combla de bienfaits. Que Dieu l’en rĂ©compense ! 

p226

 

D

ES DEUX FILS DU SULTAN 

 

Ils sont nĂ©s de la mĂȘme mĂšre, qui est la reine ThaĂŻthoghly, dont 

nous avons parlĂ© ci-dessus. L’aĂźnĂ© s’appelle TĂźna bec 

380

bec

 a le sens 

d’émir, et 

tĂźn

 celui de corps ; c’est donc comme s’il se nommait Emir 

du Corps. Le nom de son frĂšre est DjĂąni bec 

381

DjĂąn

 signifie l’ñme ; 

c’est comme s’il s’appelait Emir de l’Ame. Chacun de ces deux prin-
ces a son camp sĂ©parĂ©. TĂźna bec Ă©tait au nombre des hommes les plus 
beaux, et son pĂšre l’avait dĂ©clarĂ© son successeur. Il jouissait prĂšs 
d’Uzbec d’une grande considĂ©ration et d’un rang distinguĂ©. Mais Dieu 
ne voulut pas qu’il possĂ©dĂąt le royaume paternel. Lorsque son pĂšre fut 
mort, il rĂ©gna fort peu de temps, puis il fut tuĂ©, Ă  cause d’affaires hon-
teuses qui lui survinrent. Son frĂšre DjĂąni bec lui succĂ©da ; il Ă©tait meil-
leur et plus vertueux que son aĂźnĂ©. Le seigneur chĂ©rĂźf Ibn ’Abd alha-
mĂźd avait pris soin de l’éducation de DjĂąni bec. 

Ledit chĂ©rif, le kĂądhi Hamzah, l’imĂąm Bedr eddĂźn AlkiwĂąmy, 

l’imĂąm et professeur de lecture coranique Hoçùm eddĂźn AlbokhĂąry et 
d’autres personnes me conseillĂšrent, lorsque j’arrivai, de me loger 
dans le camp de DjĂąni bec, Ă  cause de son mĂ©rite ; et j’agis de la sorte. 

 

                                           

380

  Tini Bek, successeur de son pĂšre pour quelques mois en 1342-1343. Il faut 

chercher l’étymologie du nom plutĂŽt dans le turc 

tin

, esprit, que dans le persan 

tan

, corps. 

381

  Il succĂ©da Ă  son frĂšre en l’éliminant (1342-1357). 

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Ibn BattĂ»ta — Voyages 

188 

 

II. De La Mecque aux steppes russes et Ă  l’Inde 

R

ÉCIT DE MON VOYAGE À LA VILLE DE 

B

OLGHÂR 

 

J’avais entendu parler de la ville de BolghĂąr 

382

. Je voulus m’y ren-

dre, afin de vĂ©rifier par mes yeux ce 

p227

 qu’on en racontait, savoir 

l’extrĂȘme briĂšvetĂ© de la nuit dans cette ville, et la briĂšvetĂ© du jour 
dans la saison opposĂ©e. Il y avait entre BolghĂąr et le camp du sultan 
une distance de dix jours de marche. Je demandai Ă  ce prince quel-
qu’un pour m’y conduire, et il envoya avec moi un homme qui me 
mena Ă  BolghĂąr, et me ramena prĂšs du sultan. J’arrivai dans cette ville 
pendant le mois de ramadhĂąn. Lorsque nous eĂ»mes fait la priĂšre du 
coucher de soleil, nous rompĂźmes le jeĂ»ne ; on appela les fidĂšles Ă  la 
priĂšre du soir, tandis que nous faisions notre repas. Nous cĂ©lĂ©brĂąmes 
cette priĂšre, ainsi que les priĂšres 

terĂąwih

chef’

witr

, et le crĂ©puscule 

du matin parut aussitĂŽt aprĂšs 

383

. Le jour est aussi court Ă  BolghĂąr 

dans la saison des jours courts, c’est-Ă -dire l’hiver. Je passai trois 
journĂ©es dans cette ville. 

 

D

U PAYS DES 

T

ÉNÈBRES 

 

J’avais dĂ©sirĂ© entrer dans la terre des TĂ©nĂšbres 

384

 ; on y pĂ©nĂštre en 

passant par BolghĂąr, et il y a entre ces deux points une distance de 
quarante jours ; mais ensuite je renonçai Ă  mon projet, Ă  cause de la 
grande difficultĂ© que prĂ©sentait le voyage, et du peu de profit qu’il 
promettait. On ne voyage pas vers cette contrĂ©e, sinon avec de petits 
chariots tirĂ©s par de gros chiens ; car, ce dĂ©sert Ă©tant couvert de glace, 

                                           

382

  Les ruines de la ville de Bulghar se trouvent Ă  cent quinze kilomĂštres au sud 

de Kazan, Ă  sept kilomĂštres de la rive gauche de la Volga. Capitale des Bulga-
res de la Volga convertis Ă  l’islam au 

X

e

 siĂšcle, elle fut prise par les Mongols 

en 1237 et conserva son caractĂšre de centre commercial pendant cette pĂ©riode. 
Étant situĂ©e Ă  plus de mille kilomĂštres au nord de Bes Dag, il est impossible 
qu’Ibn BattĂ»ta ait pu rĂ©aliser ce voyage au courant du mois de Ramadhan. 

383

  PriĂšres spĂ©ciales observĂ©es pendant le Ramadhan. 

384

  Â« [...] encore vers tramontane est une province qui est appelĂ©e la vallĂ©e de 

l’ObscuritĂ©, et l’on peut dire qu’elle est bien nommĂ©e, parce qu’en tout temps 
il y fait sombre, sans soleil, ni lune, ni Ă©toiles ; la plus grande partie de 
l’annĂ©e, il y fait aussi obscur que chez nous au crĂ©puscule du soir, lorsqu’on y 
voit et n’y voit point. C’est Ă  cause de l’épais brouillard qui s’y Ă©tend toujours, 
et n’est jamais ni dĂ©truit ni chassĂ© Â» (Marco P

OLO

). Le thĂšme est trĂšs popu-

laire Ă  l’époque et aussi bien Marco Polo qu’Ibn BattĂ»ta qui ne se sont jamais 
aventurĂ©s vers le Grand Nord puisent dans les mĂȘmes sources. 

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Ibn BattĂ»ta — Voyages 

189 

 

II. De La Mecque aux steppes russes et Ă  l’Inde 

les pieds des hommes et les sabots des bĂȘtes de charge y glissent. 
Mais les chiens ont 

p228

 des ongles, et leurs pattes ne glissent pas sur la 

glace. Il n’entre dans ce dĂ©sert que de riches marchands, dont chacun 
a cent chariots ou environ, chargĂ©s de provisions de bouche, de bois-
sons et de bois Ă  brĂ»ler. Il ne s’y trouve, en effet, ni arbres, ni pierres, 
ni habitations. Le guide des voyageurs dans cette contrĂ©e, c’est le 
chien qui l’a dĂ©jĂ  traversĂ©e nombre de fois. Le prix d’un tel animal 
monte jusqu’à mille dinars ou environ. Le chariot est attachĂ© Ă  son 
cou, trois autres chiens sont attelĂ©s avec celui-lĂ  ; il est le chef, et tous 
les autres chiens le suivent avec les ’arabahs. Lorsqu’il s’arrĂȘte, ils 
s’arrĂȘtent aussi. Le maĂźtre de cet animal ne le maltraite pas et ne le 
gronde point. Quand on sert des aliments, il fait d’abord manger les 
chiens, avant les hommes. Si le contraire a lieu, le chef des animaux 
est mĂ©content ; il s’enfuit et abandonne son maĂźtre Ă  sa perte. Lorsque 
les voyageurs ont marchĂ© quarante jours dans ce dĂ©sert, ils campent 
prĂšs du pays des TĂ©nĂšbres. Chacun d’eux laisse en cet endroit les 
marchandises qu’il a apportĂ©es, puis ils vont tous Ă  leur station accou-
tumĂ©e. Le lendemain, ils reviennent examiner leurs marchandises. Ils 
trouvent vis-Ă -vis de celles-ci des peaux de martre-zibeline, de petits-
gris et d’hermine. Si le propriĂ©taire des marchandises est satisfait de 
ce qu’il voit vis-Ă -vis de sa pacotille, il le prend ; sinon, il le laisse. 
Les habitants du pays des TĂ©nĂšbres augmentent les objets qu’ils ont 
laissĂ©s ; mais souvent aussi ils enlĂšvent leurs marchandises et laissent 
celles des trafiquants Ă©trangers. C’est ainsi que se fait leur commerce. 
Les gens qui se dirigent vers cet endroit ne connaissent pas si ceux qui 
leur vendent et leur achĂštent sont des gĂ©nies ou des hommes, et ils ne 
voient jamais personne 

385

L’hermine est la plus belle espĂšce de fourrure. Une pelisse de cette 

derniùre vaut, dans l’Inde, mille dünñrs, dont le change en or du Mag-
hreb Ă©quivaut Ă  deux cent cinquante dĂźnĂąrs. Elle est d’une extrĂȘme 
blancheur, et 

p229

 provient de la peau d’un petit animal de la longueur 

d’un empan. La queue de celui-ci est longue, et on la laisse dans la 
fourrure, dans son Ă©tat naturel. 

                                           

385

  Abu’l-Feda, le gĂ©ographe contemporain d’Ibn BattĂ»ta, raconte la mĂȘme his-

toire. 

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Ibn BattĂ»ta — Voyages 

190 

 

II. De La Mecque aux steppes russes et Ă  l’Inde 

La zibeline est infĂ©rieure en prix Ă  l’hermine ; une pelisse de cette 

fourrure vaut quatre cents dĂźnĂąrs et au-dessous. Une des propriĂ©tĂ©s de 
ces peaux, c’est que la vermine ne s’y met pas, aussi les princes et les 
grands de la Chine en placent une attachĂ©e Ă  leur pelisse, autour du 
cou. Les marchands de la Perse et des deux IrĂąks en usent de mĂȘme. 

Je revins de la ville de BolghĂąr avec l’émir que le sultan avait en-

voyĂ© en ma compagnie. Je retrouvai le camp de ce souverain dans 
l’endroit appelĂ© Bichdagh, le 28 de ramadhĂąn ; j’assistai avec le 
prince Ă  la priĂšre de la Rupture du jeĂ»ne. Le jour de cette solennitĂ© se 
trouva ĂȘtre un vendredi 

386

 

D

ESCRIPTION DE L

’

ORDRE QUE CES PEUPLES OBSERVENT 

 

DANS LA FÊTE DE LA RUPTURE DU JEÛNE 

 

Le matin de cette fĂȘte, le sultan monta Ă  cheval, accompagnĂ© de ses 

nombreux soldats. Chaque khĂątoĂ»n prit place dans son chariot, suivie 
de ses troupes particuliĂšres. La fille du sultan monta aussi dans un 
chariot, la couronne en tĂȘte, parce qu’elle Ă©tait la vraie reine, ayant 
hĂ©ritĂ© de sa mĂšre de la dignitĂ© royale 

387

. Les fils du sultan montĂšrent 

Ă  cheval, chacun avec son armĂ©e. Le kĂądhi des kĂądhis ChihĂąb eddĂźn 
Assùïly Ă©tait arrivĂ©, pour assister Ă  la fĂȘte, accompagnĂ© d’une troupe 
de jurisconsultes et de cheĂŻkhs. Ils montĂšrent Ă  cheval, 

p230

 ainsi que le 

kĂądhi Hamzah, l’imĂąm Bedr eddĂźn alkiwĂąmy et le chĂ©rĂźf Ibn ’Abd al-
hamĂźd, en compagnie de TĂźna bec, hĂ©ritier prĂ©somptif du sultan. Ils 
avaient avec eux des timbales et des Ă©tendards. Le kĂądhi ChihĂąb eddĂźn 
pria avec eux, et prononça un magnifique sermon. 

Cependant, le sultan monta Ă  cheval et arriva Ă  une tour de bois 

nommĂ©e chez ce peuple 

alcochc 

388

 ; il y prit place accompagnĂ© de ses 

khĂątoĂ»ns. Une seconde tour avait Ă©tĂ© Ă©levĂ©e Ă  cĂŽtĂ©, et l’hĂ©ritier prĂ©-
somptif du sultan, ainsi que sa fille, la maĂźtresse du 

tĂądj

, ou couronne, 

s’y assirent. Deux autres tours furent construites auprĂšs de celles-lĂ , Ă  

                                           

386

  La fĂȘte de la Rupture du jeĂ»ne datait pour l’annĂ©e 1334, du dimanche 5 juin. 

387

  Sa mĂšre Ă©tait probablement la premiĂšre femme de Uzbek, appelĂ©e Baalin dans 

les chroniques russes (encore une Bayalun ?), morte en 1323 ; mais on ne voit 
pas comment elle aurait pu hĂ©riter de sa mĂšre la dignitĂ© royale. 

388

  

Kuskh

, d’oĂč kiosque. 

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Ibn BattĂ»ta — Voyages 

191 

 

II. De La Mecque aux steppes russes et Ă  l’Inde 

droite et Ă  gauche de la premiĂšre, oĂč se placĂšrent les fils du sultan et 
ses proches. Des siĂšges, appelĂ©s 

sandaly 

389

, furent dressĂ©s, pour les 

Ă©mirs et les fils de rois, Ă  droite et Ă  gauche de la tour du souverain, et 
chacun s’assit sur son siĂšge. Ensuite on dressa des disques ou cibles, 
pour lancer des flĂšches, et chaque Ă©mir de 

thoĂ»mĂąn 

390

 avait sa cible 

particuliĂšre. L’émir de thoĂ»mĂąn, chez ces peuples, est celui qui a sous 
ses ordres dix mille cavaliers. Les Ă©mirs de cette espĂšce, prĂ©sents en 
cet endroit, Ă©taient au nombre de dix-sept, conduisant ensemble cent 
soixante et dix mille hommes, et l’armĂ©e d’Uzbec dĂ©passe ce chiffre. 
On Ă©leva pour chaque Ă©mir une sorte de tribune, sur laquelle il s’assit 
pendant que ses soldats tiraient de l’arc devant lui. Ils s’occupĂšrent 
ainsi durant une heure. On apporta ensuite des robes d’honneur, et un 
de ces vĂȘtements fut donnĂ© Ă  chaque Ă©mir. AprĂšs l’avoir revĂȘtu, il 
s’avançait sous la tour du sultan, et lui rendait hommage. Cette cĂ©rĂ©-
monie consiste Ă  toucher la terre avec le genou droit, et Ă  Ă©tendre le 
pied sous ce genou, pendant que l’autre jambe reste perpendiculaire. 
AprĂšs cela on amĂšne un cheval sellĂ© et bridĂ© ; on lui soulĂšve le sabot 
et l’émir le baise ; puis il le conduit lui-mĂȘme Ă  son siĂšge, et lĂ  il le 
monte 

p231

 et se tient en place avec son corps d’armĂ©e. Chaque Ă©mir de 

thoĂ»mĂąn accomplit le mĂȘme acte. 

Alors le sultan descend de la tour et monte Ă  cheval, ayant Ă  sa 

droite son fils et successeur dĂ©signĂ©, et Ă  cĂŽtĂ© de celui-ci sa fille, la 
reine It Cudjudjuc ; Ă  sa gauche il a son second fils, et devant lui les 
quatre khĂątoĂ»ns dans des chariots recouverts d’étoffes de soie dorĂ©e. 
Les chevaux qui traĂźnent ces voitures portent des housses, Ă©galement 
de soie dorée. Tous les émirs, grands et petits, les fils de rois, les vi-
zirs, les chambellans, les grands de l’empire mettent pied Ă  terre et 
marchent ainsi devant le sultan jusqu’à ce qu’il arrive au 

withĂąk

, qui 

est une grande tente, afrĂądj 

391

. On a dressĂ© en cet endroit une vaste 

bĂąrghĂąh 

392

 ou salle d’audience. La bĂąrghĂąh, chez les Turcs, est une 

grande tente, soutenue par quatre piliers de bois, recouverts de feuilles 
d’argent dorĂ©. Au sommet de chaque pilier, il y a un chapiteau 
d’argent dorĂ©, qui brille et resplendit, et cette bĂąrghĂąh apparaĂźt de loin 

                                           

389

  

Sandali

 en persan : fauteuil, trĂŽne. 

390

  Du turc 

tĂŒmen 

: dix mille. 

391

  

Withaq

, du turc 

otagh 

: tente ; pour afradj, voir ci-dessus n. 22. 

392

  Du persan 

bargĂąh 

: salle d’audience, tribunal. 

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Ibn BattĂ»ta — Voyages 

192 

 

II. De La Mecque aux steppes russes et Ă  l’Inde 

comme une colline. On place Ă  sa droite et Ă  sa gauche des tendelets 
de toile de coton et de lin, et partout le sol est recouvert de tapis de 
soie ; le grand trĂŽne est dressĂ© au milieu, et les Turcs l’appellent 

at-

takht 

393

. Il est en bois incrustĂ© de pierreries, et ses planches sont revĂȘ-

tues de feuilles d’argent dorĂ© ; ses pieds sont en argent massif dorĂ©, et 
il est recouvert d’un vaste tapis. Au milieu de ce grand trĂŽne est un 
coussin, sur lequel s’assirent le sultan et la grande khĂątoĂ»n ; Ă  la 
droite, un autre, sur lequel s’assirent sa fille It Cudjudjuc et la khĂątoĂ»n 
Ordodja ; Ă  sa gauche, un troisiĂšme, oĂč prirent place la khĂątoĂ»n BeĂŻa-
loĂ»n et la khĂątoĂ»n Kebec. On avait dressĂ©, Ă  la droite du trĂŽne, un 
siĂšge sur lequel s’assit TĂźna bec, fils du sultan, et Ă  la gauche un autre, 
destinĂ© au second fils de ce souverain, DjĂąni bec. Plusieurs siĂšges 
avaient Ă©tĂ© placĂ©s Ă  droite et Ă  gauche, sur 

p232

 lesquels s’assirent les 

fils de rois et les grands Ă©mirs, puis les petits Ă©mirs, comme ceux de 

hĂ©zĂąreh 

394

, lesquels commandent Ă  mille hommes. On servit ensuite 

des mets sur ces tables d’or et d’argent, dont chacune Ă©tait portĂ©e par 
quatre hommes ou davantage. 

Les mets des Turcs consistent en chair de cheval ou de mouton 

bouillie. Une table est placĂ©e devant chaque Ă©mir. Le 

bĂąwerdjy 

395

c’est-Ă -dire l’écuyer tranchant, arrive, vĂȘtu d’habits de soie, par-
dessus lesquels est attachĂ©e une serviette de la mĂȘme Ă©toffe. Il porte Ă  
sa ceinture plusieurs couteaux dans leurs gaines. Chaque Ă©mir a un 
bĂąwerdjy, et lorsque la table a Ă©tĂ© dressĂ©e cet officier s’assied devant 
son maĂźtre. On apporte une petite Ă©cuelle d’or ou d’argent, renfermant 
du sel dissous dans de l’eau. Le bĂąwerdjy coupe la viande en petits 
morceaux. Ces gens-lĂ  possĂšdent une grande habiletĂ© pour dĂ©pecer la 
viande, de façon qu’elle se trouve mĂ©langĂ©e d’os ; car les Turcs ne 
mangent que de celle-lĂ . 

On apporte ensuite des vases Ă  boire, d’or et d’argent. La princi-

pale boisson des Turcs, c’est un vin prĂ©parĂ© avec le miel ; car ils sont 
de la secte hanĂ©fite et regardent comme permis l’usage d’un tel 
vin 

396

. Lorsque le sultan veut boire, sa fille prend la coupe dans sa 

                                           

393

  

Al-takht

 : trĂŽne en persan. 

394

  Du persan 

hezar 

: mille. 

395

  Du mongol 

bao’urchin 

: office important de la cour mongole. 

396

  Voir ci-dessus n. 16. 

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Ibn BattĂ»ta — Voyages 

193 

 

II. De La Mecque aux steppes russes et Ă  l’Inde 

main ; elle fait une salutation en flĂ©chissant le genou devant son pĂšre, 
puis elle lui prĂ©sente la coupe. Lorsque le sultan a bu, elle prend une 
autre coupe, la donne Ă  la grande khĂątoĂ»n, qui y boit ; puis elle la prĂ©-
sente aux autres khĂątoĂ»ns, selon leur rang. AprĂšs cela l’hĂ©ritier prĂ©-
somptif saisit la coupe, fait une salutation respectueuse devant son 
pĂšre, lui donne Ă  boire, ainsi qu’aux khĂątoĂ»ns et Ă  sa sƓur, en les sa-
luant toutes. Cela fait, le second fils du sultan se lĂšve, prend la coupe, 
donne Ă  boire Ă  son frĂšre et le salue. Ensuite les principaux Ă©mirs se 
lĂšvent, chacun d’eux offre Ă  boire Ă  l’hĂ©ritier prĂ©somptif, et le salue. 
Les fils de rois se lĂšvent Ă  leur tour, 

p233

 servent Ă  boire au second fils 

du sultan et le saluent. Enfin, les Ă©mirs d’un rang infĂ©rieur se lĂšvent, et 
servent Ă  boire aux fils de rois. Pendant ce temps-lĂ , ils chantent des 

mawĂąliyahs 

397

On avait dressĂ© une grande tente vis-Ă -vis de la mosquĂ©e, pour le 

kĂądhi, le prĂ©dicateur, le chĂ©rif, tous les jurisconsultes et les cheĂŻkhs. Je 
me trouvais avec eux. On nous apporta des tables d’or et d’argent, 
portĂ©es chacune par quatre des principaux Turcs ; car les grands seuls 
vont et viennent, en ce jour, devant le sultan ; et il leur ordonne de 
porter Ă  qui il veut les tables qu’il dĂ©signe. Parmi les docteurs de la 
loi, il y en eut qui mangĂšrent, et d’autres qui s’abstinrent de prendre 
leur repas sur ces tables d’argent et d’or. Aussi loin que ma vue pou-
vait s’étendre, Ă  droite et Ă  gauche, je vis des chariots chargĂ©s 
d’outres, pleines de lait de jument aigri. Le sultan ordonna de les dis-
tribuer aux assistants, et l’on m’amena une voiture chargĂ©e de ce 
breuvage. Je le donnai aux Turcs mes voisins. 

Nous nous rendĂźmes ensuite Ă  la mosquĂ©e, afin d’y attendre le 

moment de la priĂšre du vendredi. Le sultan ayant tardĂ© d’arriver, il y 
eut des personnes qui dirent qu’il ne viendrait pas, parce que l’ivresse 
s’était emparĂ©e de lui ; d’autres disaient qu’il ne nĂ©gligerait pas la 
priĂšre du vendredi. AprĂšs une longue attente, le sultan arriva en se ba-
lançant Ă  droite et Ă  gauche. Il salua le seigneur cherĂźf et lui sourit ; il 
l’appelait du nom d’ñthĂą, qui signifie pĂšre en langue turque. Nous fĂź-
mes la priĂšre du vendredi, et les assistants regagnĂšrent leurs demeures. 
Le sultan retourna dans la salle d’audience, et y resta ainsi jusqu’à la 

                                           

397

  Sorte de chansons courtes ou couplets. 

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Ibn BattĂ»ta — Voyages 

194 

 

II. De La Mecque aux steppes russes et Ă  l’Inde 

priĂšre de l’aprĂšs-midi. Alors tous les Turcs s’en allĂšrent ; les Ă©pouses 
et la fille du roi passĂšrent cette nuit-lĂ  auprĂšs de lui. 

Lorsque la fĂȘte fut terminĂ©e, nous partĂźmes avec le sultan et le 

camp, et nous arrivĂąmes Ă  la ville de HĂąddj 

p234

 TerkhĂąn 

398

. Le mot 

terkhĂąn

, chez les Turcs, dĂ©signe un lieu exemptĂ© de toute imposition. 

Le personnage qui a donnĂ© son nom Ă  cette ville Ă©tait un dĂ©vot pĂšlerin 
(hĂąddj) turc, qui s’établit sur l’emplacement qu’elle occupe. Le sultan 
exempta cet endroit de toute charge, Ă  la considĂ©ration de cet homme. 
Le lieu devint une bourgade ; celle-ci s’accrut et devint une ville. Elle 
est au nombre des plus belles citĂ©s ; elle a des marchĂ©s considĂ©rables, 
et est bĂątie sur le fleuve Itil 

399

, un des plus grands fleuves de 

l’univers. Le sultan sĂ©journe en cet endroit jusqu’à ce que le froid de-
vienne violent et que le fleuve gĂšle, ainsi que les riviĂšres qui s’y rĂ©-
unissent. Alors le sultan donne ses ordres aux habitants de ce pays, 
lesquels apportent des milliers de charges de paille, et la rĂ©pandent sur 
la glace qui recouvre le fleuve. Les bĂȘtes de somme de cette contrĂ©e 
ne mangent pas de paille, parce qu’elle leur fait du mal ; et il en est de 
mĂȘme dans l’Inde. La nourriture de ces animaux consiste seulement 
en herbe verte, Ă  cause de la fertilitĂ© du pays. On voyage dans des 
traĂźneaux sur ce fleuve et les canaux, ses affluents, l’espace de trois 
journĂ©es de marche. Souvent les caravanes le traversent, quoique 
l’hiver approche de son terme ; mais elles sont parfois submergĂ©es et 
pĂ©rissent. 

Lorsque nous fĂ»mes arrivĂ©s Ă  la ville de HĂąddj TerkhĂąn, la khĂątoĂ»n 

BeĂŻaloĂ»n, fille du roi des Grecs, demanda au sultan la permission de 
visiter son pĂšre, afin de faire ses couches prĂšs de lui, et de revenir en-
suite. Il lui accorda cette autorisation. Je le priai qu’il me permĂźt de 
partir en compagnie de la princesse, afin de voir Constantinople la 
Grande. Il me le dĂ©fendit 

p235

 d’abord, par crainte pour ma sĂ»retĂ© ; 

mais je le sollicitai et lui dis : « Je n’entrerai Ă  Constantinople que 
sous ta protection et ton patronage, et je ne craindrai personne. Â» Il me 
donna la permission de partir, et nous lui fĂźmes nos adieux. Il me fit 

                                           

398

  Il s’agit d’Astrakhan, Ă  l’embouchure de la Volga. L’origine du mot doit rĂ©si-

der soit dans le nom d’un souverain Hazare, soit dans celui des As (OssĂštes), 
peuple du nord du Caucase. Par contre, de fausses Ă©tymologies le font dĂ©river 
du turc 

tarkan

, titre royal, ou du mongol 

darkan

, personnage exempt d’impĂŽts. 

399

  Nom donnĂ© par les Arabes Ă  la Volga. 

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Ibn BattĂ»ta — Voyages 

195 

 

II. De La Mecque aux steppes russes et Ă  l’Inde 

prĂ©sent de quinze cents ducats, d’une robe d’honneur et d’un grand 
nombre de chevaux. Chaque khĂątoĂ»n me donna des lingots d’argent, 
que ces peuples appellent 

saoum

, pluriel de 

saoumah 

400

. La fille du 

sultan me fit un cadeau plus considĂ©rable que les leurs, et elle me 
fournit des habits et une monture. Je me trouvai possesseur d’un grand 
nombre de chevaux, de vĂȘtements et de pelisses de petit-gris et de zi-
beline. 

 

R

ÉCIT DE MON VOYAGE À 

C

ONSTANTINOPLE 

 

Nous nous mĂźmes en route le 10 de chawwĂąl 

401

, en compagnie de 

la khĂątoĂ»n BeĂŻaloĂ»n et sous sa protection. Le sultan l’accompagna 
l’espace d’une journĂ©e de marche ; puis il retourna sur ses pas, avec la 
reine et le successeur dĂ©signĂ©. Les autres khĂątoĂ»ns marchĂšrent encore 
une journĂ©e en sociĂ©tĂ© de la princesse ; aprĂšs quoi elles s’en retournĂš-
rent. L’émir BeĂŻdarah escortait BeĂŻaloĂ»n, avec cinq mille de ses sol-
dats. La troupe de la khĂątoĂ»n s’élevait Ă  environ cinq cents cavaliers, 
parmi lesquels ses serviteurs Ă©taient au nombre d’à peu prĂšs deux 
cents, tant mamloĂ»cs 

402

 que Grecs ; le reste se composait de Turcs. 

Elle Ă©tait accompagnĂ©e d’environ deux cents jeunes filles esclaves, la 
plupart grecques. Elle avait prĂšs de quatre cents chariots et deux mille 
chevaux, tant pour le trait que pour la selle ; environ 

p236

 trois cents 

bƓufs et deux cents chameaux, aussi pour traĂźner les ’arabahs. La 
princesse avait encore avec elle dix pages grecs, et autant d’Indiens ; 
leur chef Ă  tous s’appelait Sunbul l’Indien ; quant au chef des Grecs, il 
se nommait MikhĂąil, et les Turcs l’appelaient LoĂ»loĂ» 

403

. Il Ă©tait au 

nombre des plus braves guerriers. La princesse avait laissĂ© la plupart 
de ses femmes esclaves et de ses bagages dans le camp du sultan, 
parce qu’elle n’était partie que pour visiter son pĂšre et faire ses cou-
ches. 

                                           

400

  Petites barres d’argent qui valaient Ă  l’époque 5 florins d’or. Le terme, dĂ©rivĂ© 

du bulgare ancien 

som

, dĂ©signe encore dans le turc oriental les roubles et dans 

le turc occidental l’argent — ou l’or — pur. 

401

  Le 14 juin 1334. 

402

  Ici, esclaves. 

403

  Perle ; nom donnĂ© souvent aux eunuques. 

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Ibn BattĂ»ta — Voyages 

196 

 

II. De La Mecque aux steppes russes et Ă  l’Inde 

Cependant, nous marchions vers la ville d’Ocac 

404

, qui est une 

place d’une importance moyenne, bien construite, riche en biens, mais 
d’une tempĂ©rature trĂšs froide. Entre elle et SĂ©rĂą, capitale du sultan, il 
y a dix jours de marche. A un jour de distance d’Ocac se trouvent les 
montagnes des Russes, qui sont chrĂ©tiens 

405

 ; ils ont des cheveux 

roux, des yeux bleus, ils sont laids de visage et rusĂ©s de caractĂšre. Ils 
possĂšdent des mines d’argent, et on apporte de leur pays des 

saoums

c’est-Ă -dire des lingots d’argent, avec lesquels on vend et on achĂšte 
dans cette contrĂ©e. Le poids de chaque lingot est de cinq onces. 

Dix jours aprĂšs ĂȘtre partis de cette citĂ©, nous arrivĂąmes Ă  Sor-

dĂąk 

406

. C’est une des villes de la vaste plaine du Kifdjak ; elle est si-

tuĂ©e sur le rivage de la mer, et son port est au nombre des plus grands 
ports et des plus beaux. Il y a en dehors de la ville des jardins et des 
riviĂšres. Des Turcs l’habitent, avec une troupe de Grecs qui 

p237

 vivent 

sous leur protection, et sont des artisans ; la plupart des maisons sont 
construites en bois. Cette citĂ© Ă©tait autrefois fort grande ; mais la ma-
jeure partie en fut ruinĂ©e, Ă  cause d’une guerre civile qui s’éleva entre 
les Grecs et les Turcs. La victoire resta d’abord aux premiers, mais les 
Turcs reçurent du secours de leurs compatriotes, qui massacrĂšrent 
sans pitiĂ© les Grecs et expulsĂšrent la plupart des survivants. Quelques 
autres sont restĂ©s dans la ville jusqu’à prĂ©sent, sous le patronage des 
Turcs 

407

Dans chaque station de ce pays on apportait Ă  la khĂątoĂ»n des provi-

sions, consistant en chevaux, brebis, bƓufs, doĂ»ghy 

408

 lait de jument, 

de vache et de brebis. On voyage dans cette contrĂ©e matin et soir. 
Chacun des Ă©mirs de ces lieux accompagnait la khĂątoĂ»n, avec son 
corps d’armĂ©e, jusqu’à l’extrĂȘme limite de son gouvernement, par 

                                           

404

  Ici, il ne s’agit pas de l’Ukak mentionnĂ©e par Marco Polo et situĂ©e sur la Vol-

ga au sud de Saratov, mais de la ville appelée Locaq dans les portulans médié-
vaux et situĂ©e sur le littoral nord de la mer d’Azov Ă  proximitĂ© de Mariupol 
(Jdanov). 

405

  L’information est vague ; il existait toutefois des gisements de plomb argenti-

fĂšre prĂšs de la riviĂšre Mius, entre Azov et Ukak. 

406

  Sudak (voir ci-dessus n. 38), situĂ©e au sud de la pĂ©ninsule de CrimĂ©e, ne pou-

vait pas se trouver sur la route. Elle a dĂ» ĂȘtre visitĂ©e par Ibn BattĂ»ta pendant 
son passage Ă  Kaffa et Staryi Krim (voir p. 204). 

407

  Le rĂ©cit se rĂ©fĂšre probablement Ă  la prise de Sudak par Uzbek Khan en 1322. 

408

  Voir ci-dessus n. 14. 

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Ibn BattĂ»ta — Voyages 

197 

 

II. De La Mecque aux steppes russes et Ă  l’Inde 

considĂ©ration pour elle, et non point par crainte pour sa sĂ»retĂ©, car le 
pays est tranquille. 

Nous arrivĂąmes Ă  la ville nommĂ©e BĂąbĂą SalthoĂ»k 

409

BĂąbĂą

 a, chez 

les Turcs, la mĂȘme signification que chez les Berbers (c’est-Ă -dire 
celle de pĂšre) ; seulement, ils font sentir plus fortement le 

bĂą

 (

b

). On 

dit que ce Salthoûk était un contemplatif ou un devin, mais on rap-
porte de lui des choses que rĂ©prouve la loi religieuse. La ville de BĂąbĂą 
SalthoĂ»k est la derniĂšre appartenant aux Turcs ; entre celle-ci et le 
commencement de l’empire 

p238

 des Grecs, il y a dix-huit jours de 

marche dans un dĂ©sert entiĂšrement dĂ©pourvu d’habitants. Sur ces dix-
huit jours, on en passe huit sans trouver d’eau. En consĂ©quence, on en 
fait provision pour ce temps, et on la porte sur des chariots, dans des 
outres tant petites que grandes. Nous entrĂąmes dans ce dĂ©sert pendant 
les froids ; nous n’eĂ»mes donc pas besoin de beaucoup d’eau 

410

. Les 

Turcs transportaient du lait dans de grandes outres, le mĂȘlaient avec le 
doĂ»ghy cuit, et le buvaient ; cela les dĂ©saltĂ©rait pleinement. 

Nous fĂźmes nos prĂ©paratifs Ă  BĂąbĂą SalthoĂ»k, pour traverser le dĂ©-

sert. Ayant eu besoin d’un surcroĂźt de chevaux, je me rendis prĂšs de la 
khĂątoĂ»n et l’informai de cette circonstance. Or j’avais pris l’habitude 
d’aller la saluer matin et soir ; et toutes les fois qu’on lui apportait des 
provisions elle m’envoyait deux ou trois chevaux et des moutons ; je 
m’abstenais d’égorger les chevaux. Les esclaves et les serviteurs qui 
Ă©taient avec moi mangeaient en compagnie des Turcs, nos camarades. 
De cette maniĂšre, je rĂ©unis environ cinquante chevaux. La khĂątoĂ»n 
m’en assigna quinze autres, et ordonna Ă  son chargĂ© d’affaires, SĂą-

                                           

409

  D’aprĂšs la tradition turque, Sari Saltuk est un saint qui colonisa avec un 

groupe de TurkmĂšnes la Dobrudja, le littoral actuel de la Roumanie, aprĂšs 
1260 ; il y mourut aprĂšs 1300. Son tombeau se trouve Ă  Babadagh, au nord de 
la Dobrudja, mais il ne peut s’agir de la ville indiquĂ©e par Ibn BattĂ»ta, la fron-
tiĂšre mongole se trouvant beaucoup plus au nord oĂč ces derniers avaient oc-
cupĂ© Akkerman (l’actuel Belgorod) au sud de l’estuaire du Dniestr. Or Evliya 
Tchelebi mentionne, vers 1660, un village appelé Sari-Ata Sultan à seize heu-
res d’Akkerman (

ata

 = 

baba

 = pĂšre), oĂč il rencontre le tombeau d’un saint 

dont la lĂ©gende se rapproche de celle de Baba — ou Sari — Saltuk. 

410

  Ici, Ibn BattĂ»ta semble avoir mĂ©langĂ© l’itinĂ©raire de l’aller avec celui du re-

tour, puisque le dĂ©sert en question est la steppe de Nogai se trouvant au nord 
de la Crimée, donc bien avant Akkerman, et le froid mentionné doit corres-
pondre au passage du retour, fin octobre. 

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Ibn BattĂ»ta — Voyages 

198 

 

II. De La Mecque aux steppes russes et Ă  l’Inde 

roĂ»djah le Grec 

411

 d’en choisir de gras, parmi les chevaux destinĂ©s Ă  

ĂȘtre mangĂ©s. Elle me dit : « Ne crains rien ; si tu as besoin d’un plus 
grand nombre, nous t’augmenterons. Â» Nous entrĂąmes dans le dĂ©sert, 
au milieu du mois de dhou’lka’dah 

412

. Nous avions marchĂ© dix-neuf 

jours, depuis celui oĂč nous avions quittĂ© le sultan, jusqu’à l’entrĂ©e du 
désert, et nous nous étions reposés pendant cinq jours. Nous marchù-
mes dans ce dĂ©sert durant dix-huit jours, matin et soir. Nous 
n’éprouvĂąmes rien que 

p239

 d’avantageux ; grĂąces en soient rendues Ă  

Dieu ! Au bout de ce temps, nous arrivĂąmes Ă  la forteresse de MahtoĂ»-
ly 

413

, oĂč commence l’empire grec. 

Or les Grecs avaient appris la venue de la princesse dans son pays. 

CafĂąly 

414

 Nicolas, le Grec, arriva prĂšs d’elle dans cette forteresse, 

avec une armĂ©e considĂ©rable et d’amples provisions. Des princesses et 
des nourrices arrivĂšrent aussi du palais de son pĂšre, le roi de Constan-
tinople. Entre cette capitale et Mahtoûly, il y a une distance de vingt-
deux jours de marche, dont seize jusqu’au canal et six depuis cet en-
droit jusqu’à Constantinople. A partir de MahtoĂ»ly, on ne voyage plus 
qu’avec des chevaux et des mulets, et l’on y laisse les chariots, Ă  
cause des lieux Ăąpres et des montagnes qui restent Ă  franchir. Le susdit 
Cafñly amena un grand nombre de mulets, et la princesse m’en en-
voya six. Elle recommanda au gouverneur de la forteresse ceux de 
mes compagnons et de mes esclaves que j’y laissai avec les chariots et 
les bagages ; et cet officier leur assigna une maison. 

L’émir BeĂŻdarah s’en retourna avec ses troupes, et la princesse 

n’eut plus pour compagnons de voyage que ses propres gens. Elle 
abandonna sa chapelle dans cette forteresse, et la coutume d’appeler 
les hommes Ă  la priĂšre fut abolie. On apportait Ă  la princesse, parmi 
les provisions, des liqueurs enivrantes dont elle buvait ; on lui offrait 
aussi des porcs, et un de ses familiers m’a racontĂ© qu’elle en man-

                                           

411

  Le nom est turc mais signifie blondin. 

412

  Ici on retrouve l’itinĂ©raire d’aller, vers le 14 juillet. Et il faut lire par la suite 

29 jours au lieu de 19 (15 juin-13 juillet). 

413

  La frontiĂšre de l’empire byzantin se trouvait Ă  Diainpolis, l’actuelle Janbol sur 

le Tundza en Bulgarie. La distance mentionnée pourrait correspondre à la ré-
alitĂ©, avec la diffĂ©rence qu’à la place d’un dĂ©sert on traverse le delta du Da-
nube. 

414

  

KephalĂ© 

: chef en grec. 

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Ibn BattĂ»ta — Voyages 

199 

 

II. De La Mecque aux steppes russes et Ă  l’Inde 

geait. Il ne resta prĂšs d’elle personne qui fĂźt la priĂšre, exceptĂ© un Turc, 
qui priait avec nous. Les sentiments cachĂ©s se modifiĂšrent, Ă  cause de 
notre entrĂ©e dans le pays des infidĂšles ; mais la princesse prescrivit Ă  
l’émir CafĂąly de me traiter avec honneur 

p240

 aussi, dans une circons-

tance, cet officier frappa un de ses esclaves parce qu’il s’était moquĂ© 
de notre priĂšre. 

Cependant, nous arrivĂąmes Ă  la forteresse de Maslamah, fils d’Abd 

Almelic 

415

. Elle est situĂ©e au bas d’une montagne sur un fleuve trĂšs 

considĂ©rable, que l’on appelle IsthafĂźly ; il n’en reste que des vesti-
ges ; mais, hors de son enceinte, il y a un grand village. Nous mar-
chĂąmes ensuite pendant deux jours, et nous arrivĂąmes au canal 

416

, sur 

le rivage duquel s’élĂšve une bourgade considĂ©rable. Nous vĂźmes que 
c’était le moment du flux, et nous attendĂźmes jusqu’à ce que vĂźnt 
l’instant du reflux ; alors nous passĂąmes Ă  guĂ© le canal, dont la largeur 
est d’environ deux milles ; puis nous marchĂąmes l’espace de quatre 
milles dans des sables, et parvĂźnmes au second canal, que nous traver-
sĂąmes aussi Ă  guĂ© ; sa largeur est d’environ trois milles. Nous fĂźmes 
ensuite deux milles dans un terrain pierreux et sablonneux, et nous 
atteignĂźmes le troisiĂšme canal, lorsque dĂ©jĂ  le flux avait recommencĂ©. 
Nous Ă©prouvĂąmes en le passant beaucoup de fatigue ; sa largeur est 
d’un mille ; celle du canal tout entier est donc de douze milles, en 
comptant les parties oĂč il y a de l’eau et celles qui sont Ă  sec. Mais 
dans les temps de pluie il est entiùrement rempli d’eau, et on ne le tra-
verse qu’avec des barques. 

Sur le rivage de ce troisiĂšme canal s’élĂšve la ville de FenĂźcah 

417

qui est petite, mais belle et trĂšs forte ; ses 

p241

 Ă©glises et ses maisons 

                                           

415

  Maslama, fils du calife Abd al-Malik, commandait l’expĂ©dition qui assiĂ©gea 

Constantinople en 716-717. Les lĂ©gendes ont brodĂ© autour de cette expĂ©dition, 
mais cette forteresse n’est pas connue, et le fleuve citĂ© par la suite n’est pas 
identifiable. 

416

 

 

Ibn BattĂ»ta marche Ă  reculons, puisqu’ici on retrouve apparemment 
l’embouchure du Danube. 

417

  Les incertitudes de l’itinĂ©raire rendent cette identification extrĂȘmement malai-

sĂ©e. Si elle se trouve au sud de l’embouchure du Danube, ce doit ĂȘtre Vicina, 
enclave byzantine Ă  la fin du 

XIII

e

 siĂšcle, occupĂ©e par les Mongols avant 1338 ; 

le fait qu’elle soit une enclave explique peut-ĂȘtre sa situation au nord de la 
premiĂšre ville byzantine identifiĂ©e comme Janbol. Par contre, l’endroit oĂč le 
cortĂšge fut accueilli pourrait correspondre Ă  Agathonike, la moderne Kizil 
Agatch en aval sur la Tundza au sud de Janbol. 

background image

 

Ibn BattĂ»ta — Voyages 

200 

 

II. De La Mecque aux steppes russes et Ă  l’Inde 

sont jolies ; des riviĂšres la traversent et des vergers l’entourent. On y 
conserve, d’une annĂ©e Ă  l’autre, des raisins, des poires, des pommes et 
des coings. Nous y passĂąmes trois jours, la princesse occupant le pa-
lais que son pĂšre possĂšde en cet endroit. Au bout de ce temps, son 
frĂšre utĂ©rin, appelĂ© CafĂąly KarĂąs 

418

, arriva avec cinq mille cavaliers, 

armĂ©s de toutes piĂšces. Lorsqu’ils se disposĂšrent Ă  paraĂźtre devant la 
princesse, le frĂšre de celle-ci monta sur un cheval gris, se vĂȘtit 
d’habits blancs, et fit porter au-dessus de sa tĂȘte un parasol brodĂ© de 
perles. Il mit Ă  sa droite cinq fils de rois et Ă  sa gauche un pareil nom-
bre, revĂȘtus Ă©galement d’habits blancs et ombragĂ©s sous des parasols 
brodĂ©s d’or. Il plaça devant lui cent fantassins et autant de cavaliers, 
qui avaient couvert leurs corps et celui de leurs chevaux d’amples cot-
tes de mailles ; chacun d’eux conduisait un cheval sellĂ© et carapaçon-
nĂ©, qui portait les armes d’un cavalier, savoir : un casque enrichi de 
pierreries, une cotte de mailles, un carquois, un arc et un sabre ; dans 
la main, il tenait une lance, au sommet de laquelle il y avait un Ă©ten-
dard. La plupart de ces lances Ă©taient couvertes de feuilles d’or et 
d’argent. Les chevaux de main Ă©taient les montures du fils du sultan. 
Ce prince partagea ses cavaliers en plusieurs escadrons, dont chacun 
comprenait deux cents hommes. Ils avaient un commandant, qui en-
voya en avant dix cavaliers armĂ©s de toutes piĂšces, et conduisant cha-
cun un cheval. DerriĂšre le chef de corps se trouvaient dix Ă©tendards de 
diverses couleurs, portĂ©s par dix cavaliers, et dix timbales que por-
taient au cou autant de cavaliers, accompagnĂ©s de six autres, qui son-
naient du clairon, de la trompette et jouaient de la flĂ»te ou du fifre, 
instrument que l’on appelle aussi 

ghaĂŻthah 

419

La princesse monta Ă  cheval, en compagnie de ses 

p242

 esclaves, de 

ses suivantes, de ses pages et de ses eunuques ; tous ceux-ci Ă©taient au 
nombre d’environ cinq cents, et vĂȘtus d’étoffes de soie brodĂ©es d’or et 
de pierreries. La princesse Ă©tait couverte d’un manteau de l’étoffe ap-
pelĂ©e 

annakh

 et aussi 

annĂ©cĂźdj 

420

, lequel était brodé de pierres pré-

cieuses. Elle avait sur la tĂȘte une couronne incrustĂ©e de pierreries, et 

                                           

418

  On voit mal le frĂšre utĂ©rin d’une fille naturelle d’un empereur byzantin faire 

partie de la cĂ©rĂ©monie d’accueil. Quant au fils aĂźnĂ© d’Andronic III, le futur 
Jean V, il avait deux ans Ă  l’époque. 

419

  Cornemuse. 

420

  Al-nakh : voir chap. 2, n. 100 ; 

al-nasidj

 : Ă©toffe tissĂ©e. 

background image

 

Ibn BattĂ»ta — Voyages 

201 

 

II. De La Mecque aux steppes russes et Ă  l’Inde 

son cheval Ă©tait couvert d’une housse de soie brodĂ©e d’or ; il avait aux 
quatre pieds des anneaux d’or, et Ă  son cou des colliers enrichis de 
pierres prĂ©cieuses ; le bois de sa selle Ă©tait revĂȘtu d’or et ornĂ© de pier-
reries. La rencontre de la princesse et de son frĂšre eut lieu dans une 
plaine, Ă  environ un mille de la ville ; le second mit pied Ă  terre devant 
sa sƓur, car il Ă©tait plus jeune qu’elle ; il baisa son Ă©trier et elle 
l’embrassa sur la tĂȘte. Les Ă©mirs et les fils de rois descendirent de 
cheval et baisĂšrent tous aussi l’étrier de la princesse, laquelle partit 
ensuite avec son frĂšre. 

Nous arrivĂąmes le lendemain Ă  une grande ville, situĂ©e sur le ri-

vage de la mer, et dont je ne me rappelle plus le nom avec certi-
tude 

421

. Elle possĂšde des riviĂšres et des arbres, et nous campĂąmes 

hors de son enceinte. Le frĂšre de la princesse, hĂ©ritier dĂ©signĂ© du 
trĂŽne, vint avec un cortĂšge magnifique et une armĂ©e considĂ©rable, sa-
voir dix mille hommes couverts de cottes de mailles. Il portait sur sa 
tĂȘte une couronne, il avait Ă  sa droite environ vingt fils de rois et Ă  sa 
gauche un pareil nombre. Il avait disposĂ© sa cavalerie absolument 
dans le mĂȘme ordre que son frĂšre, sauf que la pompe Ă©tait plus grande 
et le rassemblement plus nombreux. Sa sƓur le rencontra, vĂȘtue du 
mĂȘme costume qu’elle avait la premiĂšre fois. Ils mirent pied Ă  terre en 
mĂȘme temps, et l’on apporta une tente de soie, dans laquelle ils entrĂš-
rent, et j’ignore comment se passa leur entrevue. 

Nous campĂąmes Ă  dix milles de Constantinople, et le 

p243

 lende-

main la population de cette ville, hommes, femmes et enfants, en sor-
tit, tant Ă  pied qu’à cheval, dans le costume le plus beau et avec les 
vĂȘtements les plus magnifiques. DĂšs l’aurore, on fit retentir les timba-
les, les clairons et les trompettes ; les troupes montĂšrent Ă  cheval, et le 
sultan, ainsi que sa femme, mĂšre de la khĂątoĂ»n, les grands de l’empire 
et les courtisans sortirent. Sur la tĂȘte de l’empereur se voyait un pavil-
lon, que portaient un certain nombre de cavaliers et de fantassins, te-
nant dans leurs mains de longs bĂątons, terminĂ©s Ă  la partie supĂ©rieure 
par une espĂšce de boule de cuir, et avec lesquels ils soutenaient le pa-
villon. Au centre de celui-ci se trouvait une sorte de dais, supportĂ© Ă  
l’aide de bĂątons par des cavaliers. Lorsque le sultan se fut avancĂ©, les 

                                           

421

  S’il s’agit d’un endroit proche de Constantinople, il doit correspondre Ă  Se-

lymbria, l’actuelle Silivri sur le bord de la mer de Marmara Ă  soixante-dix ki-
lomĂštres de Constantinople. 

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Ibn BattĂ»ta — Voyages 

202 

 

II. De La Mecque aux steppes russes et Ă  l’Inde 

troupes se mĂȘlĂšrent et le bruit devint considĂ©rable. Je ne pus pĂ©nĂ©trer 
au milieu de cette foule, et je me tins prĂšs des bagages de la princesse 
et de ses compagnons, par crainte pour ma sĂ»retĂ©. On m’a racontĂ© 
que, quand la princesse approcha de ses parents, elle mit pied Ă  terre 
et baisa le sol devant eux ; puis elle baisa les sabots de leurs montures, 
et ses principaux officiers en firent autant. Notre entrĂ©e dans Constan-
tinople la Grande eut lieu vers midi, ou un peu aprĂšs. Cependant, les 
habitants faisaient retentir les cloches, de sorte que les cieux furent 
Ă©branlĂ©s par le bruit mĂ©langĂ© de leurs sons. 

Lorsque nous parvĂźnmes Ă  la premiĂšre porte du palais du roi, nous 

y trouvĂąmes environ cent hommes, accompagnĂ©s de leur chef, qui se 
tenait sur une estrade. Je les entendis qui disaient : « les Sarazzins, les 
Sarazzins Â», mot qui dĂ©signe chez eux les musulmans ; et ils nous em-
pĂȘchĂšrent d’entrer. Les compagnons de la princesse leur dirent : « Ces 
gens-lĂ  sont de notre suite. Â» Mais ils rĂ©pondirent : « Ils n’entreront 
qu’avec une permission. Â» Nous restĂąmes donc Ă  la porte, et l’un des 
officiers de la khĂątoĂ»n s’en alla, et lui envoya quelqu’un pour 
l’instruire de cet incident. Elle se trouvait alors prĂšs de son pĂšre, Ă  qui 
elle raconta ce qui nous concernait. L’empereur ordonna de nous lais-
ser entrer, et nous 

p244

 assigna une maison dans le voisinage de celle 

de la princesse. De plus, il Ă©crivit en notre faveur un ordre prescrivant 
de ne nous causer aucun empĂȘchement dans quelque partie de la ville 
que nous allassions, et cela fut proclamĂ© dans les marchĂ©s. Nous res-
tĂąmes durant trois jours dans notre demeure, oĂč l’on nous envoyait des 
provisions, savoir : de la farine, du pain, des moutons, des poulets, du 
beurre, des fruits et du poisson ; ainsi que de l’argent et des tapis. Le 
quatriĂšme jour nous visitĂąmes le sultan. 

 

D

E L

’

EMPEREUR DE 

C

ONSTANTINOPLE 

 

Il se nomme TacfoĂ»r, fils de l’empereur DjirdjĂźs 

422

. Ce dernier est 

encore en vie, mais il a embrassĂ© la vie religieuse, s’est fait moine, et 

                                           

422

  Pour takfur, voir ci-dessus, n. 50 En rĂ©alitĂ©, il s’appelait Andronic III (1328-

1341). Son pĂšre, Michel IX, co-empereur, Ă©tait mort en 1320 ; il a donc succĂ©-
dĂ© Ă  son grand-pĂšre Andronic II (1283-1328) aprĂšs une longue guerre civile Ă  
l’issue de laquelle Andronic II, vaincu, se fit moine ; il mourut le 12 fĂ©vrier 
1332, donc avant l’arrivĂ©e d’Ibn BattĂ»ta. 

background image

 

Ibn BattĂ»ta — Voyages 

203 

 

II. De La Mecque aux steppes russes et Ă  l’Inde 

se livre uniquement Ă  des actes de dĂ©votion dans les Ă©glises ; c’est 
pourquoi il a abandonnĂ© le royaume Ă  son fils. Nous parlerons de lui 
ci-aprĂšs. Le quatriĂšme jour depuis notre arrivĂ©e Ă  Constantinople, la 
khĂątoĂ»n m’envoya l’eunuque Sunbul, l’Indien, qui me prit par la main 
et me fit entrer dans le palais 

423

. Nous franchĂźmes quatre portes, prĂšs 

de chacune desquelles se trouvaient des bancs, oĂč se tenaient des 
hommes armĂ©s, dont le chef Ă©tait placĂ© sur une estrade garnie de tapis. 
Lorsque nous fĂ»mes arrivĂ©s Ă  la cinquiĂšme porte, l’eunuque Sunbul 
me laissa et entra ; puis il revint, accompagnĂ© de quatre eunuques 
grecs. Ceux-ci me fouillĂšrent, de peur que je n’eusse sur moi un cou-
teau. Le chef me dit : « Telle est leur coutume ; 

p245

 on ne peut se dis-

penser d’examiner minutieusement quiconque pĂ©nĂštre prĂšs du roi, que 
ce soit un grand personnage ou un homme du peuple, un Ă©tranger ou 
un regnicole. » C’est aussi l’usage dans l’Inde. 

Lorsqu’on m’eut fait subir cet examen, le gardien de la porte se le-

va, prit ma main et ouvrit la porte. Quatre individus m’entourĂšrent, 
dont deux saisirent mes manches, et les deux autres me tenaient par-
derriĂšre. Ils me firent entrer dans une grande salle d’audience, dont les 
murs Ă©taient en mosaĂŻque ; on y avait reprĂ©sentĂ© des figures de pro-
ductions naturelles, soit animales, soit minĂ©rales. Il y avait au milieu 
du salon un ruisseau dont les deux rives Ă©taient bordĂ©es d’arbres ; des 
hommes se tenaient debout Ă  droite et Ă  gauche ; on gardait le silence, 
et personne ne parlait. Au milieu de la salle de rĂ©ception, il y avait 
trois hommes debout, auxquels mes quatre conducteurs me confiĂšrent, 
et qui me prirent par mes habits, comme avaient fait les premiers. Un 
autre individu leur ayant fait un signe, ils s’avancĂšrent avec moi. Un 
d’eux, qui Ă©tait juif, me dit en arabe : « Ne crains rien ; ils ont cou-
tume d’agir ainsi envers les Ă©trangers ; je suis l’interprĂšte, et je tire 
mon origine de la Syrie. Â» Je lui demandai comment je devais saluer, 
et il reprit : « Dis : Que le salut soit sur vous ! » 

J’arrivai ensuite Ă  un grand dais, oĂč je vis l’empereur assis sur son 

trĂŽne, ayant devant lui sa femme, mĂšre de la khĂątoĂ»n 

424

. Celle-ci, ain-

si que ses frĂšres, se tenaient au bas du trĂŽne. A la droite du souverain 

                                           

423

  Le palais des PalĂ©ologues Ă©tait situĂ© dans l’angle nord-ouest de la ville. Une 

partie des ruines est connue aujourd’hui sous le nom de Tekfur Saray. 

424

  Jeanne, fille d’AmĂ©dĂ©e V de Savoie, sa deuxiĂšme femme ; ils Ă©taient mariĂ©s 

en 1326. 

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Ibn BattĂ»ta — Voyages 

204 

 

II. De La Mecque aux steppes russes et Ă  l’Inde 

il y avait six hommes, quatre Ă  sa gauche et autant derriĂšre lui ; tous 
Ă©taient armĂ©s. Avant que je le saluasse et que je parvinsse prĂšs de lui, 
il me fit signe de m’asseoir un instant, afin que ma crainte s’apaisĂąt. 
J’agis ainsi, puis j’arrivai prĂšs du monarque et je le saluai. Il m’invita, 
par un geste, Ă  m’asseoir, mais je n’en fis rien. Il me questionna au 
sujet de JĂ©rusalem, de la roche bĂ©nie 

p246

 d’AlkomĂąmah 

425

 du berceau 

de JĂ©sus, de BethlĂ©em et d’AlkhalĂźl ; puis il m’interrogea touchant 
Damas, Le Caire, l’IrĂąk et l’Asie Mineure. Je rĂ©pondis Ă  toutes ses 
demandes, le juif faisant entre nous l’office d’interprĂšte. Mes paroles 
lui plurent, et il dit Ă  ses enfants : « Traitez cet homme avec considĂ©-
ration et protĂ©gez-le. Â» Puis il me fit revĂȘtir d’un habit d’honneur et 
m’assigna un cheval sellĂ© et bridĂ©, ainsi qu’un parasol d’entre ceux 
qu’il fait porter au-dessus de sa tĂȘte ; car c’est lĂ  une marque de pro-
tection. Je le priai de dĂ©signer quelqu’un pour se promener chaque 
jour Ă  cheval avec moi dans la ville, afin que j’en visse les raretĂ©s et 
les merveilles, et que je pusse les raconter dans ma patrie. Il obtempé-
ra Ă  mon dĂ©sir. Une des coutumes de ce peuple, c’est que l’individu 
qui reçoit du roi un habit d’honneur et qui monte un cheval de ses Ă©cu-
ries doit ĂȘtre promenĂ© dans les places de la ville aux sons des trompet-
tes, des clairons et des timbales, afin que la population le voie. Le plus 
souvent on agit de la sorte avec les Turcs qui viennent des États du 
sultan Uzbec, et cela pour qu’ils ne souffrent pas de vexations. On me 
conduisit ainsi dans les marchĂ©s. 

 

D

ESCRIPTION DE LA VILLE 

 

Elle est extrĂȘmement grande et divisĂ©e en deux portions que sĂ©pare 

un grand fleuve, oĂč se font sentir le flux et le reflux, Ă  la maniĂšre de 
ce qui a lieu dans le fleuve de SalĂ©, ville du Maghreb 

426

. Il y avait 

anciennement sur ce fleuve un pont de pierres ; mais il a Ă©tĂ© dĂ©truit, et 
maintenant on passe l’eau dans des barques. Le nom du fleuve est Ab-
somy 

427

. Une des deux 

p247

 portions de la ville s’appelle Estham-

                                           

425

  L’église du Saint-SĂ©pulcre (voir t. I, p. 163). 

426

  Le Bou Regreg, qui sĂ©pare Rabat de SalĂ©. 

427

  

Al-psomi

 : le pain en grec. On imaginerait plutĂŽt une facĂ©tie de dragoman. Il 

s’agit Ă©videmment de la Corne d’Or. Il est Ă©galement peu probable qu’il y ait 
eu un pont Ă  l’époque. 

background image

 

Ibn BattĂ»ta — Voyages 

205 

 

II. De La Mecque aux steppes russes et Ă  l’Inde 

boĂ»l 

428

 ; c’est celle qui s’élĂšve sur le bord oriental de la riviĂšre, et 

c’est lĂ  qu’habitent le sultan, les grands de son empire et le reste de la 
population grecque. Ses marchĂ©s et ses rues sont larges, et pavĂ©s de 
dalles de pierres. Les gens de chaque profession y occupent une place 
distincte, et qu’ils ne partagent avec ceux d’aucun autre mĂ©tier. Cha-
que marchĂ© est pourvu de portes que l’on ferme pendant la nuit ; la 
plupart des artisans et des marchands y sont des femmes. Cette partie 
de la ville est situĂ©e au pied d’une montagne qui s’avance dans la mer, 
l’espace d’environ neuf milles, sur une largeur Ă©gale, ou mĂȘme plus 
considĂ©rable. Sur la cime du mont s’élĂšve une petite citadelle, ainsi 
que le palais du sultan. La muraille fait le tour de cette montagne, qui 
est trĂšs forte, et que personne ne saurait gravir du cĂŽtĂ© de la mer. Elle 
contient environ treize villages bien peuplĂ©s, et la principale Ă©glise se 
trouve au milieu de cette portion de la ville. 

Quant Ă  la seconde partie de celle-ci, on la nomme Galata 

429

 ; elle 

est situĂ©e sur le bord occidental de la riviĂšre, et ressemble Ă  RibĂąth 
alfath par sa proximitĂ© de la mer. Elle est destinĂ©e particuliĂšrement 
aux chrĂ©tiens francs, et ils l’habitent. Ces gens-lĂ  sont de plusieurs 
nations ; il y a parmi eux des GĂ©nois, des VĂ©nitiens, des individus de 
Rome et d’autres de France. L’autoritĂ© sur eux appartient Ă  l’empereur 
de Constantinople, qui met Ă  leur tĂȘte un des leurs, dont ils agrĂ©ent le 
choix, et qu’ils appellent 

alkomes 

430

. Ils doivent un tribut annuel Ă  

l’empereur ; mais ils se rĂ©voltent souvent contre lui, et il leur fait la 
guerre jusqu’à ce que le pape rĂ©tablisse la paix entre eux. Tous sont 
vouĂ©s au commerce, et leur port est un des plus grands qui existent. 
J’y ai vu 

p248

 environ cent navires, tels que des galĂšres et autres gros 

bĂątiments. Quant aux petits, ils ne peuvent ĂȘtre comptĂ©s, Ă  cause de 
leur multitude. Les marchĂ©s de cette portion de la ville sont beaux, 
mais les ordures y dominent ; une petite riviĂšre fort sale les traverse. 
Les Ă©glises de ces peuples sont dĂ©goĂ»tantes aussi, et elles n’offrent 
rien de bon. 

 

                                           

428

  Istanbul, le nom actuel de la ville est une dĂ©formation du grec 

eis ten polin

 : Ă  

la ville. On le trouve pour la premiĂšre fois chez Yaqut (v. 1220). 

429

  La ville gĂ©noise, situĂ©e de l’autre cĂŽtĂ© de la Corne d’Or, comparĂ©e Ă  Rabat. 

430

  

Comes

, c’est-Ă -dire comte ; toutefois, le magistrat gĂ©nois s’appelait 

podestat

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Ibn BattĂ»ta — Voyages 

206 

 

II. De La Mecque aux steppes russes et Ă  l’Inde 

D

ESCRIPTION DE LA GRANDE ÉGLISE OU CATHÉDRALE 

 

Je n’en dĂ©crirai que l’extĂ©rieur ; car, quant Ă  l’intĂ©rieur, je ne l’ai 

pas vu. Elle est appelĂ©e, chez les Grecs, AyĂą SoĂ»fĂŻĂą, et l’on raconte 
qu’elle a Ă©tĂ© fondĂ©e par Assaf, fils de BarakhĂŻĂą 

431

, qui Ă©tait fils de la 

tante maternelle de Salomon. C’est une des plus grandes Ă©glises des 
Grecs ; elle a une muraille qui en fait le tour, comme si c’était une 
ville, et ses portes sont au nombre de treize. Elle a pour dĂ©pendance 
un terrain consacrĂ©, d’environ un mille, qui est pourvu d’une grande 
porte. Personne n’est empĂȘchĂ© de pĂ©nĂ©trer dans cette enceinte, et j’y 
suis entrĂ© avec le pĂšre du roi, dont il sera fait mention ci-aprĂšs. Cet 
enclos consacrĂ© ressemble Ă  une salle d’audience ; il est recouvert de 
marbre et traversĂ© par un ruisseau qui sort de l’église, et qui coule en-
tre deux quais, Ă©levĂ©s d’environ une coudĂ©e et bĂątis en marbre veinĂ©, 
sculptĂ© avec l’art le plus admirable. Des arbres sont plantĂ©s avec sy-
mĂ©trie de chaque cĂŽtĂ© du cours d’eau ; et, depuis la porte de l’église 
jusqu’à celle de cette enceinte, il y a un berceau de bois trĂšs haut sur 
lequel s’étendent des ceps de vigne, et dans le bas des jasmins et des 
plantes odorifĂ©rantes. En dehors de la porte de l’enclos s’élĂšve un 
grand dĂŽme de bois, oĂč se trouvent des bancs de la mĂȘme matiĂšre, sur 
lesquels s’asseyent les gardiens de cette porte ; et Ă  la droite du 

p249

 

dĂŽme, il y a des estrades et des boutiques, la plupart en bois, oĂč siĂš-
gent les juges et les Ă©crivains des bureaux de la trĂ©sorerie 

432

. Au mi-

lieu de ces boutiques existe une coupole en bois, Ă  laquelle on monte 
par un escalier de charpente, et oĂč se trouve un grand siĂšge recouvert 
en drap, sur lequel s’assied leur juge, dont nous reparlerons plus loin. 
A la gauche du dĂŽme, situĂ© Ă  la porte de ce lieu, s’étend le marchĂ© des 
droguistes. Le canal que nous avons dĂ©crit se divise en deux bras, dont 
un passe par ce marchĂ© et l’autre par celui oĂč sont les juges et les 
Ă©crivains. 

A la porte de l’église, il y a des bancs oĂč se tiennent les gardiens, 

qui ont le soin d’en balayer les avenues, d’en allumer les lampes et 
d’en fermer les portes. Ils ne permettent Ă  personne d’y entrer, jusqu’à 

                                           

431

  Vizir de Salomon selon les lĂ©gendes juives et musulmanes. Evliya Tchelebi 

prĂ©sente Ă©galement Salomon comme le premier fondateur de l’église de 
Sainte-Sophie. 

432

  Une basilique civile et une agora existaient, d’aprĂšs les tĂ©moignages des Ă©cri-

vains byzantins, Ă  proximitĂ© de Sainte-Sophie. 

background image

 

Ibn BattĂ»ta — Voyages 

207 

 

II. De La Mecque aux steppes russes et Ă  l’Inde 

ce qu’il se soit agenouillĂ© devant la croix, qui jouit de la plus grande 
vĂ©nĂ©ration parmi ces gens. Ils prĂ©tendent que c’est un reste de celle 
sur laquelle fut crucifiĂ© le personnage ressemblant Ă  JĂ©sus 

433

. Elle se 

trouve au-dessus de la porte de l’église, et elle est placĂ©e dans un cof-
fret d’or, de la longueur d’environ dix coudĂ©es. On a mis en travers de 
cette enveloppe un autre coffret d’or, pareil au premier, de maniĂšre Ă  
figurer une croix. Cette porte est revĂȘtue de lames d’argent et d’or, et 
ses deux anneaux sont d’or pur. On m’a rapportĂ© que le nombre des 
moines et des prĂȘtres qui demeurent dans l’église s’élĂšve Ă  plusieurs 
milliers, et que quelques-uns d’entre eux descendent des apĂŽtres de 
JĂ©sus ; que dans son enceinte se trouve une autre Ă©glise destinĂ©e parti-
culiĂšrement aux femmes, et oĂč il y a plus de mille vierges vouĂ©es uni-
quement aux pratiques de la dévotion. Quant aux femmes ùgées et vi-
vant dans le veuvage, qui s’y trouvent aussi, leur nombre est encore 
plus considĂ©rable. 

Le roi, les grands de son empire et le reste de la population ont 

coutume de venir, chaque matin, visiter cette 

p250

 Ă©glise. Le pape 

434

 

s’y rend une fois l’an et, lorsqu’il est Ă  quatre journĂ©es de distance de 
la ville, le roi sort Ă  sa rencontre, met pied Ă  terre devant lui, et, au 
moment de son entrĂ©e dans la ville, il marche devant le pontife. Il 
vient le saluer matin et soir pendant tout le temps de son sĂ©jour Ă  
Constantinople, et jusqu’à son dĂ©part. 

 

D

ES MONASTÈRES DE 

C

ONSTANTINOPLE 

 

Le mot 

mĂąnistĂąr

 s’écrit comme le mot 

mĂąristĂąn

, si ce n’est que, 

dans le premier, le 

noûn

  (

n

) vient avant le 

rĂą

  (

r

435

. Le monastĂšre, 

chez les Grecs, correspond Ă  la zĂąouĂŻah des musulmans, et les Ă©difices 
de cette espĂšce sont nombreux Ă  Constantinople. Parmi ceux-ci, on 
distingue le couvent qu’a fondĂ© le roi DjirdjĂźs, pĂšre du roi de Constan-
tinople, dont nous ferons mention ci-aprĂšs. Il est situĂ© hors 
d’EsthanboĂ»l, vis-Ă -vis de Galata. 

                                           

433

  Voir t. I, chap. 3, n. 32. 

434

  Pour notre malheur, Ibn BattĂ»ta avait un dragoman trĂšs inventif. 

435

  

Manistar 

: monastĂšre ; 

maristan 

: hĂŽpital. 

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Ibn BattĂ»ta — Voyages 

208 

 

II. De La Mecque aux steppes russes et Ă  l’Inde 

On cite encore deux monastĂšres Ă  l’extĂ©rieur de la grande Ă©glise, Ă  

droite de l’entrĂ©e ; ils sont placĂ©s dans un jardin, et une riviĂšre les tra-
verse ; l’un d’eux est consacrĂ© aux hommes et l’autre aux femmes, et 
chacun comprend une Ă©glise. Ils sont entourĂ©s de cellules destinĂ©es 
aux hommes et aux femmes qui se sont vouĂ©s aux pratiques de la dĂ©-
votion. Chacun de ces deux monastĂšres a Ă©tĂ© l’objet de legs destinĂ©s Ă  
pourvoir au vĂȘtement et Ă  l’entretien des religieux, et ils ont Ă©tĂ© fondĂ©s 
par un roi. 

On mentionne aussi deux monastĂšres, Ă  la gauche de l’entrĂ©e de la 

grande Ă©glise, et semblables aux deux prĂ©cĂ©dents 

436

. Ils sont aussi 

entourĂ©s de cellules ; l’un d’eux est habitĂ© par des aveugles, et le se-
cond par des vieillards qui ne peuvent plus travailler, parmi ceux qui 

p251

 ont atteint soixante ans ou environ. Chacun d’eux reçoit 

l’habillement et la nourriture sur des legs consacrĂ©s Ă  cette destina-
tion. A l’intĂ©rieur de chaque couvent de Constantinople est un petit 
appartement destinĂ© Ă  servir de retraite au roi, fondateur de l’édifice ; 
car la plupart de ces rois, lorsqu’ils ont atteint soixante ou soixante et 
dix ans, construisent un monastĂšre et revĂȘtent des 

moçoûhs

, c’est-à-

dire des vĂȘtements de crin ; ils transmettent la royautĂ© Ă  leur fils, et 
s’occupent, jusqu’à leur mort, d’exercices de dĂ©votion. Ils dĂ©ploient la 
plus grande magnificence dans la construction de ces monastĂšres, les 
bĂątissant de marbre et les ornant de mosaĂŻques, et ces Ă©difices sont en 
grand nombre dans la ville. 

J’entrai, avec le Grec que le roi avait dĂ©signĂ© pour m’accompagner 

Ă  cheval, dans un monastĂšre que traversait un canal ; on y voyait une 
Ă©glise oĂč se trouvaient environ cinq cents vierges, revĂȘtues d’habits de 
poil (ou de bure) ; sur leurs tĂȘtes, qui Ă©taient rasĂ©es, elles portaient des 
bonnets de feutre. Ces filles Ă©taient douĂ©es d’une exquise beautĂ© ; 
mais les austĂ©ritĂ©s avaient laissĂ© sur elles des traces profondes. Un 
jeune garçon, assis dans une chaire, leur lisait l’Évangile, avec une 
voix telle que je n’en ai jamais entendue de plus belle. Il Ă©tait entourĂ© 
de huit autres enfants, Ă©galement assis dans des chaires et accompa-
gnĂ©s de leur prĂȘtre. Quand ce garçon eĂ»t fini de lire, un autre fit la lec-
ture. Le Grec, mon conducteur, me dit : « Celles-ci sont des filles de 
rois, qui se sont vouĂ©es au service de cette Ă©glise ; il en est de mĂȘme 

                                           

436

  DiffĂ©rentes identifications ont Ă©tĂ© proposĂ©es pour ces monastĂšres. 

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Ibn BattĂ»ta — Voyages 

209 

 

II. De La Mecque aux steppes russes et Ă  l’Inde 

de ces jeunes lecteurs, qui ont une autre Ă©glise Ă  l’extĂ©rieur de celle-
ci. Â» J’entrai Ă©galement, avec le Grec, dans une Ă©glise situĂ©e dans un 
jardin ; nous y trouvĂąmes environ cinq cents vierges, ou mĂȘme davan-
tage. Un enfant leur faisait la lecture, du haut d’une estrade, et il tait 
accompagnĂ© d’une troupe de jeunes garçons assis, comme les prĂ©cĂ©-
dents, dans des chaires. Le Grec me dit : « Ces femmes sont des filles 
de vizirs et d’émirs, qui se livrent, en cette Ă©glise, Ă  des exercices de 
dĂ©votion. Â» J’entrai, avec le mĂȘme individu, dans des Ă©glises oĂč se 
trouvaient des vierges, filles des principaux 

p252

 habitants de la ville, et 

dans d’autres Ă©glises, occupĂ©es par de vieilles femmes et des veuves ; 
enfin, dans des Ă©glises habitĂ©es par des moines. Il y a, dans chacune 
de ces derniĂšres, cent hommes, plus ou moins. La majeure partie de la 
population de cette ville consiste en moines, en religieux et en prĂȘtres. 
Les Ă©glises y sont innombrables. Les habitants, soit militaires ou au-
tres, grands et petits, placent sur leur tĂȘte de vastes parasols, hiver 
comme Ă©tĂ©. Les femmes portent des turbans volumineux. 

 

D

U ROI 

D

JIRDJÎS

,

 LE MÊME QUI S

’

EST FAIT MOINE 

 

Ce roi donna l’investiture de la royautĂ© Ă  son fils et se consacra, 

dans la retraite, Ă  des actes de dĂ©votion. Il bĂątit un monastĂšre hors de 
la ville, sur le rivage, ainsi que nous l’avons dit. Je me trouvais un 
jour en compagnie du Grec, dĂ©signĂ© pour monter Ă  cheval avec moi, 
lorsque nous rencontrĂąmes tout Ă  coup ce roi, marchant Ă  pied, vĂȘtu 
d’habits de crin, et coiffĂ© d’un bonnet de feutre. Il avait une longue 
barbe blanche et une belle figure, qui prĂ©sentait des traces des prati-
ques pieuses auxquelles il se livrait. Devant et derriĂšre lui marchaient 
une troupe de moines. Il tenait Ă  la main un bĂąton et avait au cou un 
chapelet. Lorsque le Grec le vit, il mit pied Ă  terre et me dit : « Des-
cends, car c’est le pĂšre du roi 

437

 Â» Quand le Grec l’eut saluĂ©, il lui 

demanda qui j’étais, puis il s’arrĂȘta et m’envoya chercher. Je me ren-
dis prĂšs de lui ; il me prit par la main et dit Ă  ce Grec, qui connaissait 
la langue arabe : « Dis Ă  ce Sarrazin, c’est-Ă -dire musulman, que je 

                                           

437

  MĂȘme dans l’hypothĂšse oĂč on avancerait la visite d’Ibn BattĂ»ta de deux ans, il 

n’aurait pas pu rencontrer Andronic mort le 12 fĂ©vrier 1332. De plus, en reli-
gion il s’appelait Antonios, et non Georges (Djirdjis), comme le nomme Ibn 
BattĂ»ta.  

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Ibn BattĂ»ta — Voyages 

210 

 

II. De La Mecque aux steppes russes et Ă  l’Inde 

presse la main qui est entrĂ©e Ă  JĂ©rusalem et le pied qui a marchĂ© dans 
la Sakhrah 

438

, dans la grande Ă©glise appelĂ©e KomĂąmah et 

p253

 dans 

BethlĂ©em. Â» Cela dit, il mit la main sur mes pieds et la passa ensuite 
sur son visage. Je fus Ă©tonnĂ© de la bonne opinion que ces gens-lĂ  pro-
fessent Ă  l’égard des individus d’une autre religion que la leur, qui 
sont entrĂ©s dans ces lieux. L’ancien roi me prit ensuite par la main et 
je marchai avec lui. Il me questionna au sujet de JĂ©rusalem et des 
chrĂ©tiens qui s’y trouvaient, et il m’adressa de longues interrogations. 
J’entrai en sa compagnie dans le terrain consacrĂ©, dĂ©pendant de 
l’église, et que nous avons dĂ©crit tout Ă  l’heure. Lorsqu’il approcha de 
la principale porte, une troupe de prĂȘtres et de moines sortit pour le 
saluer ; car il Ă©tait un de leurs chefs dans le monachisme. DĂšs qu’il les 
vit, il lĂącha ma main, et je lui dis : « Je dĂ©sire entrer avec toi dans 
l’église. Â» Il dit Ă  l’interprĂšte : Â« Apprends-lui que quiconque y entre 
doit absolument se prosterner devant la principale croix ; c’est lĂ  une 
chose prescrite par les anciens, et qu’on ne peut transgresser. Je le 
quittai donc ; il entra seul, et je ne le revis plus. 

 

D

U JUGE DE 

C

ONSTANTINOPLE 

 

Lorsque j’eus pris congĂ© de ce roi, devenu moine, j’entrai dans le 

marchĂ© des Ă©crivains. Le kĂądhi m’aperçut et m’envoya un de ses ai-
des, lequel questionna le Grec qui m’accompagnait. Celui-ci lui dit 
que j’étais un savant musulman. Quand cet Ă©missaire fut retournĂ© prĂšs 
du magistrat et qu’il l’eut instruit de cela, celui-ci me dĂ©pĂȘcha un de 
ses officiers. Or les Grecs appellent le juge Annedjchi CafĂąly 

439

L’envoyĂ© me dit : « Annedjchy CafĂąly te demande. Â» Je montai pour 
le voir dans le dĂŽme qui a Ă©tĂ© dĂ©crit ci-dessus, et j’aperçus un vieillard 
d’une belle figure et ayant une chevelure superbe. Il portait l’habit des 
moines, lequel est en gros drap noir, et il avait devant lui environ dix 
Ă©crivains occupĂ©s Ă  

p254

 Ă©crire. Il se leva devant moi, ainsi que ses em-

ployĂ©s, et me dit : « Tu es l’hĂŽte du roi, et il convient que nous te trai-
tions avec honneur. Â» Il m’interrogea touchant JĂ©rusalem, la Syrie et 
l’Égypte, et prolongea la conversation. Une foule considĂ©rable 
s’amassa autour de lui. Il me dit enfin : Â« Il faut absolument que tu 

                                           

438

  La Roche, c’est-Ă -dire la mosquĂ©e d’Omar. 

439

  L’origine du terme n’est pas identifiable. 

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Ibn BattĂ»ta — Voyages 

211 

 

II. De La Mecque aux steppes russes et Ă  l’Inde 

viennes Ă  ma maison et je t’y traiterai. Â» Je le quittai et ne le revis 
plus. 

 

R

ÉCIT DE MON DÉPART DE 

C

ONSTANTINOPLE 

 

Lorsqu’il sembla aux Turcs qui Ă©taient dans la sociĂ©tĂ© de la khĂą-

toĂ»n qu’elle professait la religion de son pĂšre, et qu’elle dĂ©sirait rester 
prĂšs de lui, ils demandĂšrent Ă  cette princesse la permission de retour-
ner dans leur pays. Elle la leur accorda, leur fit de riches prĂ©sents, et 
envoya avec eux une personne chargĂ©e de les reconduire dans leur 
patrie. C’était un Ă©mir, appelĂ© SĂąroĂ»djah AssaghĂźr, qui commandait Ă  
cinq cents cavaliers. La princesse m’envoya chercher, et me donna 
trois cents dĂźnĂąrs en or du pays, qu’on appelle 

alberbĂ©rah 

440

, mais cet 

or n’est pas bon. Elle y joignit deux mille drachmes de Venise, une 
piĂšce de drap, de la façon des filles esclaves, et qui Ă©tait de la meil-
leure espĂšce, dix vĂȘtements de soie, de toile de lin et de laine, et enfin 
deux chevaux que me donnait son pùre. La princesse m’ayant recom-
mandĂ© Ă  SĂąroĂ»djah, je lui fis mes adieux et m’en retournai. J’avais 
sĂ©journĂ© chez les Grecs un mois et six jours 

441

Nous voyageĂąmes en compagnie de SĂąroĂ»djah, qui me tĂ©moignait 

de la considĂ©ration, jusqu’à ce que nous fussions arrivĂ©s Ă  l’extrĂ©mitĂ© 
du pays des Grecs, oĂč nous avions laissĂ© nos compagnons et nos cha-
riots. Nous remontĂąmes dans ceux-ci, et nous entrĂąmes dans le dĂ©sert. 
SĂąroĂ»djah alla avec nous jusqu’à la ville de BĂąbĂą 

p255

 SalthoĂ»k, et s’y 

arrĂȘta trois jours, en qualitĂ© d’hĂŽte, aprĂšs quoi il retourna dans son 
pays. 

On Ă©tait alors au plus fort de l’hiver. Je revĂȘtais trois pelisses et 

deux caleçons, dont un doublĂ© ; je portais aux pieds des bottines de 
laine, et par-dessus une autre paire de toile de lin doublĂ©e, et enfin, 
par-dessus le tout, une troisiĂšme paire en 

borghĂąly 

442

, c’est-Ă -dire en 

cuir de cheval, fourrĂ© de peau de loup. Je faisais mes ablutions avec 
de l’eau chaude, tout prĂšs du feu, mais il ne coulait pas une goutte 

                                           

440

  

Hyperpyra 

: les piĂšces d’or byzantines, qui commençaient Ă  ĂȘtre dĂ©valuĂ©es Ă  

l’époque. 

441

  Il a dĂ» quitter Constantinople le 22-23 septembre 1334. 

442

  

Bulghari 

: cuir de Bulgarie. 

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Ibn BattĂ»ta — Voyages 

212 

 

II. De La Mecque aux steppes russes et Ă  l’Inde 

d’eau qui ne gelĂąt pas Ă  l’instant. Lorsque je me lavais la figure, l’eau, 
en touchant ma barbe, se changeait en glace, et si je secouais ma 
barbe, il en tombait une espĂšce de neige. L’eau qui dĂ©gouttait de mon 
nez se gelait sur mes moustaches. Je ne pouvais monter moi-mĂȘme Ă  
cheval, Ă  cause du grand nombre de vĂȘtements dont j’étais couvert ; 
en sorte que mes compagnons Ă©taient obligĂ©s de me mettre Ă  cheval. 

J’arrivai enfin Ă  la ville de HĂąddj TerkhĂąn, oĂč nous avions pris 

congĂ© du sultan Uzbec. Nous apprĂźmes qu’il en Ă©tait parti, et qu’il ha-
bitait en ce moment la capitale de son royaume. Nous marchĂąmes 
pendant trois jours sur le fleuve Itil et sur les riviĂšres voisines, qui 
Ă©taient alors gelĂ©s. Lorsque nous avions besoin d’eau, nous cassions 
des morceaux de glace, et nous les mettions Ă  fondre dans un chau-
dron ; puis nous buvions de cette eau, et nous nous en servions pour 
faire notre cuisine. 

Nous arrivĂąmes ensuite Ă  la ville de SerĂą, qui est aussi connue sous 

le nom de SerĂą Berekeh 

443

, et c’est la capitale du sultan Uzbec. Nous 

visitĂąmes ce souverain ; il nous interrogea touchant les Ă©vĂ©nements de 
notre voyage, touchant le roi des Grecs et sa capitale. Nous 
l’instruisĂźmes de ce qu’il dĂ©sirait savoir. Il ordonna de nous loger et de 
nous fournir les objets nĂ©cessaires Ă  notre entretien. 

SerĂą est au nombre des villes les plus belles, et sa 

p256

 grandeur est 

trĂšs considĂ©rable 

; elle est situĂ©e dans une plaine et regorge 

d’habitants ; elle possĂšde de beaux marchĂ©s et de vastes rues. Nous 
montĂąmes un jour Ă  cheval, en compagnie d’un des principaux habi-
tants, afin de faire le tour de la ville et d’en connaĂźtre l’étendue. Notre 
demeure Ă©tait Ă  l’une de ses extrĂ©mitĂ©s. Nous partĂźmes de grand ma-
tin, et nous n’arrivĂąmes Ă  l’autre extrĂ©mitĂ© qu’aprĂšs l’heure de midi. 
Alors nous fĂźmes la priĂšre et prĂźmes notre repas. Enfin nous 
n’atteignĂźmes notre demeure qu’au coucher du soleil. Nous traversĂą-
mes aussi une fois la ville en largeur, aller et retour, dans l’espace 
d’une demi-journĂ©e. Il faut observer que les maisons y sont contiguĂ«s 
les unes aux autres, et qu’il n’y a ni ruines ni jardins. Il s’y trouve 
treize mosquĂ©es principales pour faire la priĂšre du vendredi ; l’une de 
celles-ci appartient aux chĂąfeĂŻtes. Quant aux autres mosquĂ©es, elles 
sont en trĂšs grand nombre. SerĂą est habitĂ© par des individus de plu-

                                           

443

  Saray Berke, la nouvelle Saray (voir ci-dessus n. 39.) 

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Ibn BattĂ»ta — Voyages 

213 

 

II. De La Mecque aux steppes russes et Ă  l’Inde 

sieurs nations, parmi lesquels on distingue les Mongols, qui sont les 
indigĂšnes et les maĂźtres du pays ; une partie professe la religion mu-
sulmane ; les Ass 

444

, qui sont musulmans ; les Kifdjaks 

445

 ;  les 

Tcherkesses ;  les  Russes ; les Grecs, et tous ceux-lĂ  sont chrĂ©tiens. 
Chaque nation habite un quartier sĂ©parĂ©, oĂč elle a ses marchĂ©s. Les 
nĂ©gociants et les Ă©trangers, originaires des deux IrĂąks, de l’Égypte, de 
la Syrie, etc. habitent un quartier qui est entourĂ© d’un mur, afin de 
prĂ©server les richesses des marchands. Le palais du sultan, Ă  SerĂą, est 
appelĂ© AlthoĂ»n-ThĂąch. 

Althoûn

 signifie or, et 

thĂąch

 tĂȘte 

446

Le kĂądhi de SerĂą, Bedr eddĂźn ala’radj, est au nombre des meilleurs 

kĂądhis. On y trouve aussi, parmi les professeurs des chĂąfeĂŻtes, le doc-
teur, l’imĂąm distinguĂ© Sadr eddĂźn SoleĂŻmĂąn Alleczy 

447

, qui est un 

homme de 

p257

 mĂ©rite ; et parmi les mĂąlekites, Chems eddĂźn Almisry, 

qui est en butte aux reproches touchant le manque de puretĂ© de sa foi. 
On voit Ă  SerĂą l’ermitage du pieux pĂšlerin NizhĂąm eddĂźn ; il nous y 
traita et nous montra de la considĂ©ration. On y voit encore celui du 
docteur et du savant imĂąm No’mĂąn eddĂźn AlkhĂąrezmy, que je visitai. 
Il est au nombre des cheĂŻkhs distinguĂ©s ; c’est un homme douĂ© de bel-
les qualitĂ©s, d’une Ăąme gĂ©nĂ©reuse, plein d’humilitĂ©, mais fort rude en-
vers les riches. Le sultan Uzbec le visite chaque vendredi ; mais ce 
cheĂŻkh ne va pas Ă  sa rencontre et ne se lĂšve pas devant le roi. Celui-ci 
s’assied vis-Ă -vis du cheĂŻkh, lui parle du ton le plus doux et s’humilie 
devant lui, et le cheĂŻkh tient une conduite tout opposĂ©e. Sa maniĂšre 
d’agir avec les fakĂźrs, les malheureux et les Ă©trangers est le contraire 
de sa conduite envers le sultan ; car il leur tĂ©moigne de l’humilitĂ©, leur 
parle du ton le plus doux et les honore. Il me traita avec considĂ©ration 
(que Dieu l’en rĂ©compense !) et me fit prĂ©sent d’un jeune esclave turc. 
Je fus tĂ©moin d’un miracle de sa part. 

 

                                           

444

  Les OssĂštes, peuple qui habite aujourd’hui le Caucase du Nord, dont les ancĂȘ-

tres, les Alains, sont d’origine indo-europĂ©enne. 

445

  Voir ci-dessus n. 5. 

446

  Confusion entre 

tas

, pierre, et 

bas

, tĂȘte. 

447

  Le Lezgui. Les Lezguiens sont un peuple du Caucase. 

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Ibn BattĂ»ta — Voyages 

214 

 

II. De La Mecque aux steppes russes et Ă  l’Inde 

A

CTION MIRACULEUSE DE CE CHEÏKH 

 

J’avais dĂ©sirĂ© me rendre de SerĂą Ă  KhĂąrezm ; mais le cheĂŻkh me le 

dĂ©fendit, en me disant : « Attends quelques jours encore, puis mets-toi 
en route. Â» Ma volontĂ© s’y opposa. Je trouvai une grande caravane qui 
se prĂ©parait Ă  partir, et parmi laquelle il y avait des marchands de ma 
connaissance. Je convins que je partirais avec eux, et j’annonçai au 
cheĂŻkh cet accord ; mais il me dit : « Tu ne peux te dispenser 
d’attendre ici. » NĂ©anmoins, je me disposai au dĂ©part ; mais un de mes 
esclaves s’enfuit, et je restai Ă  cause de son Ă©vasion. Ce retard est au 
nombre des miracles Ă©vidents. Au bout de trois jours, un de mes com-
pagnons trouva mon esclave fugitif Ă  HĂąddj TerkhĂąn et me le ramena. 
Je partis alors pour KhĂąrezm. 

Entre cette ville et la rĂ©sidence royale de SerĂą, il y a un dĂ©sert de 

quarante jours de marche, dans lequel on ne voyage pas avec ses che-
vaux, Ă  cause de la disette du fourrage. Les chameaux seuls y traĂźnent 
les chariots. 

 

Retour Ă  la Table des MatiĂšres

  

 

 

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Ibn BattĂ»ta — Voyages 

215 

 

II. De La Mecque aux steppes russes et Ă  l’Inde 

 

4. L’Asie centrale 

 

 

Retour Ă  la Table des MatiĂšres

  

 

 

AprĂšs ĂȘtre partis de SerĂą, nous marchĂąmes pendant dix jours et ar-

rivĂąmes Ă  la ville de SerĂątchoĂ»k 

448

. Le mot 

tchoûk

 signifiant petit, 

c’est comme si l’on disait le Petit-SerĂą. Cette ville est situĂ©e sur le 
bord d’un fleuve immense, que l’on appelle OloĂ» SoĂ», ce qui signifie 
la Grande Eau. Il est traversĂ© par un pont de bateaux semblable Ă  celui 
de BaghdĂąd 

449

. C’est ici que nous cessñmes de voyager avec des che-

vaux traĂźnant des chariots ; nous les vendĂźmes moyennant quatre dĂź-
nĂąrs d’argent par tĂȘte, et moins encore, Ă  cause de leur Ă©tat 
d’épuisement et de leur peu de valeur dans cette ville. Nous louĂąmes 
des chameaux pour tirer les chariots. On voit Ă  SerĂątchoĂ»k une 
zĂąouĂŻah appartenant Ă  un pieux personnage turc avancĂ© en Ăąge, que 
l’on appelle AthĂą, c’est-Ă -dire PĂšre. Il nous y donna l’hospitalitĂ© et fit 
des vƓux en notre faveur. Le kĂądhi nous traita aussi ; mais j’ignore 
son nom. 

AprĂšs notre dĂ©part de SerĂątchoĂ»k, nous marchĂąmes, durant trente 

jours, d’une marche rapide, ne nous arrĂȘtant que deux heures chaque 
jour, l’une vers dix heures de la matinĂ©e, et la seconde au coucher du 
soleil. Chacune de ces stations durait seulement le temps nĂ©cessaire 

p261

 pour faire cuire le doĂ»ghy 

450

 et pour le boire. Or il est cuit aprĂšs 

un seul bouillon. Ces peuples ont de la viande salĂ©e et sĂ©chĂ©e au so-
leil, qu’ils Ă©tendent par-dessus cette boisson ; enfin, ils versent sur le 
tout du lait aigri. Chaque homme mange et dort seulement dans son 
chariot durant le temps de la marche. J’avais dans mon ’arabah trois 

                                           

448

  

L’actuelle SaraĂŻtchik, Ă  soixante kilomĂštres au nord de l’embouchure de 
l’Oural, appelĂ© Ulu Su par les Turcs et Yayik par les gĂ©ographes arabes. 

449

  DĂ©crit t. I, p. 438. 

450

  Voir p. 207. 

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Ibn BattĂ»ta — Voyages 

216 

 

II. De La Mecque aux steppes russes et Ă  l’Inde 

jeunes filles. C’est la coutume des voyageurs d’user de vitesse en 
franchissant ce dĂ©sert, Ă  cause du peu d’herbage qu’il produit : les 
chameaux qui le traversent pĂ©rissent pour la plupart, et ceux qui sur-
vivent ne servent de nouveau que l’annĂ©e suivante, lorsqu’ils ont re-
pris de l’embonpoint. L’eau, dans ce dĂ©sert, se trouve dans des en-
droits placés des intervalles déterminés, à deux ou trois jours de dis-
tance l’un de l’autre ; elle est fournie par la pluie ou par des puits 
creusĂ©s dans le gravier 

451

Lorsque nous eĂ»mes traversĂ© ce dĂ©sert, ainsi que nous l’avons dit, 

nous arrivĂąmes Ă  KhĂąrezm 

452

. C’est la plus grande et la plus belle 

ville des Turcs ; elle possĂšde de jolis marchĂ©s, de vastes rues, de 
nombreux Ă©difices, et se recommande par des beautĂ©s remarquables. 
Ses habitants sont si nombreux qu’elle tremble, pour ainsi dire, sous 
leur poids, et qu’ils la font ressembler, par leurs ondulations, Ă  une 
mer agitĂ©e. Je m’y promenai Ă  cheval pendant un jour, et j’entrai dans 
le marchĂ©. Lorsque 

p262

 j’arrivai au milieu et que j’atteignis l’endroit 

oĂč l’on se serrait le plus, et que l’on appelle 

chaour 

453

, je ne pus dé-

passer ce lieu, Ă  cause de la foule qui s’y pressait. Je voulus revenir 
sur mes pas ; cela me fut Ă©galement impossible, et par le mĂȘme motif. 
Je demeurai confondu, et je ne parvins Ă  m’en retourner qu’aprĂšs de 
grands efforts. Quelqu’un me dit que ce marchĂ© Ă©tait peu frĂ©quentĂ© le 
vendredi, parce qu’on ferme ce jour-lĂ  le marchĂ© de la Kaïçùrieh 

454

et d’autres marchĂ©s. Je montai Ă  cheval le vendredi, et je me dirigeai 
vers la mosquĂ©e cathĂ©drale et le collĂšge. 

 

                                           

451

  Ibn BattĂ»ta traverse ce dĂ©sert en dĂ©cembre 1334-janvier 1335. En mars 922, 

quand Ibn Fadhlan le traversa, dans l’autre sens, la neige arrivait aux genoux 
des chameaux et la caravane faillit pĂ©rir. 

452

  Le Khwarezm en tant que rĂ©gion correspond Ă  la partie infĂ©rieure du fleuve 

Amu Darya, au sud du lac d’Aral et, ici, en tant que ville, Ă  l’ancienne Gur-
gandj, l’actuelle Kunya Urgentch, situĂ©e sur le delta d’Amu Darya. Conquise 
par les Mongols en 1221 et dĂ©truite, elle fut rebĂątie sur un site voisin en 1231 
et appartenait Ă  l’époque Ă  l’empire de la Horde d’Or. Elle Ă©tait situĂ©e sur les 
grands axes commerciaux ; al-Umari (v. 1340) constate que les prix Ă©taient 
presque identiques Ă  ceux de Saray et que les deux places utilisaient les mĂȘ-
mes poids et mesures. La ville fut encore une fois dĂ©truite par Timur en 1388. 

453

  En persan, 

shur

 signifie agitation. 

454

  Voir t. I, chap. 3, n. 105. 

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Ibn BattĂ»ta — Voyages 

217 

 

II. De La Mecque aux steppes russes et Ă  l’Inde 

 

 

Cette ville fait partie des États du sultan Uzbec 

455

, qui y a placĂ© un 

puissant Ă©mir nommĂ© KothloĂ»domoĂ»r 

456

. C’est cet Ă©mir qui a cons-

                                           

455

  Voir p. 217 et suiv. 

456

  Kutlugh-Timur doit ĂȘtre un descendant Ă  la cinquiĂšme gĂ©nĂ©ration de Djoetchi, 

fils de Gengis, par le fils de Djoetchi Toka-Timur qui avait reçu comme apa-

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Ibn BattĂ»ta — Voyages 

218 

 

II. De La Mecque aux steppes russes et Ă  l’Inde 

truit le collĂšge et ses dĂ©pendances ; la mosquĂ©e a Ă©tĂ© bĂątie par sa 
femme, la pieuse princesse TorĂąbec 

457

. On voit Ă  KhĂąrezm un hĂŽpital, 

auquel est attachĂ© un mĂ©decin syrien connu sous le nom 
d’AssahioĂ»ny, qui est un adjectif relatif dĂ©rivĂ© de SahioĂ»n 

458

 nom 

d’une ville de Syrie. 

Je n’ai pas vu, dans tout l’univers, d’hommes meilleurs que les ha-

bitants de KhĂąrezm ni qui aient des Ăąmes plus gĂ©nĂ©reuses ou qui chĂ©-
rissent davantage les Ă©trangers 

459

. Ils observent, dans leurs priĂšres, 

une coutume louable que je n’ai point remarquĂ©e chez d’autres peu-
ples : cette coutume consiste en ce que chaque moueddhin des mos-
quĂ©es de KhĂąrezm fait le tour des maisons occupĂ©es par des voisins de 
sa mosquĂ©e, afin 

p263

 d’avertir ceux-ci d’assister Ă  la priĂšre. L’imĂąm 

frappe, en prĂ©sence de toute la communautĂ©, quiconque a manquĂ© Ă  la 
priĂšre faite en commun ; il y a un nerf de bƓuf, suspendu dans chaque 
mosquĂ©e, pour servir Ă  cet usage 

460

. Outre ce chĂątiment, le dĂ©linquant 

doit payer une amende de cinq dĂźnĂąrs, qui est appliquĂ©e aux dĂ©penses 
de la mosquĂ©e, ou employĂ©e Ă  nourrir les fakĂźrs et les malheureux. On 
prĂ©tend que cette coutume est en vigueur chez eux depuis les temps 
anciens. 

AuprĂšs de KhĂąrezm coule le fleuve DjeĂŻhoĂ»n, un des quatre fleu-

ves qui sortent du Paradis 

461

. Il gĂšle dans la saison froide, comme le 

fleuve Itil. On marche alors sur la glace qui le recouvre, et il demeure 
gelĂ© durant cinq mois 

462

. Souvent des imprudents ont osĂ© le passer au 

moment oĂč il commençait Ă  dĂ©geler, et ils ont pĂ©ri. Durant l’étĂ© on 

                                                                                                                   

nage la CrimĂ©e. Il avait aidĂ© Uzbek khan Ă  conquĂ©rir le pouvoir en 1313 et fut 
nommĂ© gouverneur du Khwarezm. 

457

  Le mausolĂ©e de Turabak Khatoun existe toujours dans les ruines de l’ancienne 

Urgentch. 

458

  Voir t. I, chap. 3, n. 138. 

459

  Un auteur contemporain, Abd al-Razzak Samarkandi, qualifie Urgentch de 

« rendez-vous des personnages les plus distinguĂ©s du monde ». 

460

  13. Cet usage Ă©tait encore en cours Ă  Bukhara au dĂ©but du 

XIX

e

 siĂšcle. 

461

  L’Amu Darya voit t. I, p. 128 et chap. 2, n. 126. L’Itil, c’est la Volga. 

462

  Ibn Fadhlan reste Ă  Urgentch pendant deux mois en dĂ©cembre 923-fĂ©vrier 

922 : « Le Djeihun avait gelĂ© d’un bout Ă  l’autre. L’épaisseur de la glace Ă©tait 
de dix-sept empans. Les chevaux, les mulets et les Ăąnes passaient sur la glace, 
comme sur un chemin. La couche de glace restait telle quelle sans bouger. La 
glace est ainsi restĂ©e pendant trois mois. » 

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Ibn BattĂ»ta — Voyages 

219 

 

II. De La Mecque aux steppes russes et Ă  l’Inde 

navigue sur l’Oxus, dans des bateaux, jusqu’à Termedh 

463

, et l’on 

rapporte de cette ville du froment et de l’orge. Cette navigation prend 
dix jours Ă  quiconque descend le fleuve. 

Dans le voisinage de KhĂąrezm se trouve un ermitage, bĂąti auprĂšs 

du mausolĂ©e du cheĂŻkh Nedjm eddĂźn Alcobra 

464

, qui Ă©tait au nombre 

des plus saints personnages. On y sert de la nourriture aux voyageurs. 
Le supĂ©rieur de cet ermitage est le professeur SeĂŻf eddĂźn, fils 
d’Açabah, un des principaux habitants de KhĂąrezm. 

p264

 

Dans cette 

ville se trouve encore un ermitage dont le supĂ©rieur est le pieux, le 
dĂ©vot DjĂ©lĂąl eddĂźn Assamarkandy, un des hommes les plus pieux qui 
existent ; il nous y traita. 

PrĂšs de KhĂąrezm, on voit le tombeau de l’imĂąm trĂšs savant 

Abou’lkĂącim MahmoĂ»d, fils d’Omar azzamakhchary 

465

, au-dessus 

duquel s’élĂšve un dĂŽme. Zamakhchar est une bourgade Ă  quatre milles 
de distance de KhĂąrezm. 

Lorsque j’arrivai Ă  KhĂąrezm, je logeai en dehors de cette ville. Un 

de mes compagnons alla trouver le kĂądhi Sadr eddĂźn Abou Hafs’Omar 
albecry 

466

, Celui-ci m’envoya son substitut NoĂ»r alislĂąm, la LumiĂšre 

de l’islamisme, qui me donna le salut, et retourna ensuite prĂšs de son 
chef. Le kùdhi vint en personne, accompagné de plusieurs de ses ad-
hĂ©rents, et me salua. C’était un tout jeune homme, mais dĂ©jĂ  vieux par 
ses Ɠuvres ; il avait deux substituts dont l’un Ă©tait le susdit NoĂ»r ali-
slĂąm et l’autre NoĂ»r eddĂźn AlkermĂąny, un des principaux jurisconsul-
tes. Ce personnage se montre hardi dans ses dĂ©cisions et ferme dans la 
dĂ©votion. 

Lorsque j’eus mon entrevue avec le kĂądhi, il me dit :« Cette ville 

est remplie d’une population extrĂȘmement dense, et vous ne rĂ©ussirez 
pas facilement Ă  y entrer de jour. NoĂ»r alislĂąm viendra vous trouver, 
pour que vous fassiez votre entrĂ©e avec lui Ă  la fin de la nuit. Â» Nous 

                                           

463

  Voir plus loin, n. 95. 

464

  Nadjm al-din Kubra (1145-1221), saint personnage de l’ordre soufi des su-

hrawardi et fondateur de son propre ordre, la Kubrawiyya, fut tuĂ© par les 
Mongols lors de la prise d’Urgentch ; son tombeau est toujours prĂ©servĂ©. 

465

  Auteur d’un commentaire grammatical du Coran, mort en 1143. 

466

  Gibb traduit 

sadr

 et non Sadr al-din, sadr Ă©tant le titre donnĂ© aux cadis en chef 

Ă  l’est de l’Iran et en Transoxiane. 

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Ibn BattĂ»ta — Voyages 

220 

 

II. De La Mecque aux steppes russes et Ă  l’Inde 

agĂźmes ainsi, et nous logeĂąmes dans un collĂšge tout neuf, oĂč il ne se 
trouvait encore personne. 

AprĂšs la priĂšre du matin, le kĂądhi vint nous visiter, accompagnĂ© de 

plusieurs des principaux de la ville, parmi lesquels MewlĂąnĂą HomĂąn 
eddßn, Mewlùnù Zeïn eddßn Almokaddécy, Mewlùnù Ridha eddßn Ia-
hia, MewlĂąnĂą Fadhl allah Arridhawy, MewlĂąnĂą DjĂ©lĂąl eddĂźn Al’imĂądy 
et MewlĂąnĂą Chems eddĂźn Assindjary, chapelain de 

p265

 l’émir de KhĂą-

rezm. Ces hommes Ă©taient vertueux et douĂ©s de qualitĂ©s fort louables. 
Le principal dogme de leur croyance est l’

’tizñl

 

467

, mais ils ne le lais-

sent pas voir, parce que le sultan Uzbec et son vice-roi en cette ville, 
KothloĂ»domoĂ»r, sont orthodoxes. 

Durant le temps de mon sĂ©jour Ă  KhĂąrezm, je priais le vendredi 

avec le kĂądhi Abou Hafs ’Omar, et dans sa mosquĂ©e. Lorsque j’avais 
fini de prier, je me rendais avec lui dans sa maison, qui est voisine de 
la mosquĂ©e. J’entrais en sa compagnie dans son salon, qui est un des 
plus magnifiques que l’on puisse voir. Il Ă©tait dĂ©corĂ© de superbes ta-
pis ; ses murs Ă©taient tendus de drap ; on y avait pratiquĂ© de nombreu-
ses niches, dans chacune desquelles se trouvaient des vases d’argent 
dorĂ© et des vases de verre de l’IrĂąk. C’est la coutume des habitants de 
ce pays d’en user ainsi dans leurs demeures. On apportait ensuite des 
mets en grande quantité, car le kùdhi est au nombres des hommes ai-
sĂ©s et opulents et qui vivent trĂšs bien. Il est l’alliĂ© de l’émir KothloĂ»-
domoĂ»r, ayant Ă©pousĂ© la sƓur de sa femme, nommĂ©e DjĂźdjĂą AghĂą 

468

On trouve Ă  Kharezm plusieurs prĂ©dicateurs 

469

, dont le principal 

est MewlĂąnĂą ZeĂŻn eddĂźn Almokaddecy. On y voit aussi le khathĂźb 
MewlĂąnĂą Hoçùm eddĂźn AlmecchĂąthy, l’éloquent prĂ©dicateur, et un des 
quatre meilleurs orateurs que j’aie entendu dans tout l’univers. 

L’émir de KhĂąrezm est le grand Ă©mir KothloĂ»domoĂ»r, dont le nom 

signifie le Fer bĂ©ni ; car 

kothloĂ»

 veut dire bĂ©ni, et 

domoûr

 est 

l’équivalent du mot fer. Cet Ă©mir est fils de la tante maternelle du sul-
tan illustre Mohammed Uzbec ; il est le principal de ses Ă©mirs et son 

                                           

467

  Pour les mu’tazilites, voir l’introduction du t. I. 

468

  Pour le titre d’agha, voir ci-dessus chap. 2, n. 73. 

469

  Gibb traduit « prĂ©dicateurs et revivalistes Â», les seconds incitant l’auditoire Ă  

se souvenir des promesses de rĂ©compense et de punition du Coran. 

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Ibn BattĂ»ta — Voyages 

221 

 

II. De La Mecque aux steppes russes et Ă  l’Inde 

vice-roi dans le Khorùçùn. Son fils, HĂąroĂ»n Bec, a Ă©pousĂ© la fille du 
sultan et de la reine ThaĂŻthogly, dont il a Ă©tĂ© question ci-dessus. Sa 
femme, la khĂątoĂ»n TorĂąbec, 

p266

 s’est signalĂ©e par d’illustres actes de 

gĂ©nĂ©rositĂ©. Lorsque le kĂądhi vint me voir pour me saluer, ainsi que je 
l’ai racontĂ©, il me dit : « L’émir a appris ton arrivĂ©e, mais il a un reste 
de maladie qui l’empĂȘche de te visiter, Â» Je montais Ă  cheval avec le 
kĂądhi, pour rendre visite Ă  l’émir. Nous arrivĂąmes Ă  son palais, et nous 
entrĂąmes dans un grand 

michwer 

470

, dont la plupart des appartements 

Ă©taient en bois. De lĂ  nous passĂąmes dans une petite salle d’audience 
oĂč se trouvait un dĂŽme de bois dorĂ© dont les parois Ă©taient tendues de 
drap de diverses couleurs et le plafond recouvert d’une Ă©toffe de soie 
brochĂ©e d’or. L’émir Ă©tait assis sur un tapis de soie Ă©tendu pour son 
usage particulier ; il tenait ses pieds couverts, Ă  cause de la goutte dont 
il souffrait, et qui est une maladie fort rĂ©pandue parmi les Turcs. Je lui 
donnai le salut, et il me fit asseoir Ă  son cĂŽtĂ©. 

Le kĂądhi et les docteurs s’assirent aussi. L’émir m’interrogea tou-

chant son souverain, le roi Mohammed Uzbec, la khĂątoĂ»n BeĂŻaloĂ»n, le 
pĂšre de cette princesse et la ville de Constantinople. Je satisfis Ă  toutes 
ses questions. On apporta ensuite des tables, sur lesquelles se trou-
vaient des mets, c’est-Ă -dire des poulets rĂŽtis, des grues, des pigeon-
neaux, du pain pĂ©tri avec du beurre, et que l’on appelle 

alculidja 

471

du biscuit et des sucreries. Ensuite on apporta d’autres tables couver-
tes de fruits, savoir des grenades Ă©pluchĂ©es, dans des vases d’or ou 
d’argent, avec des cuillers d’or. Quelques-uns de ces fruits Ă©taient 
dans des vases de verre de l’IrĂąk, avec des cuillers de bois 

472

. Il y 

avait aussi des raisins et de melons superbes. 

Parmi les coutumes de cet Ă©mir est la suivante : le kĂądhi vient cha-

que jour Ă  sa salle d’audience et s’assied, dans un endroit destinĂ© Ă  cet 
usage, avec les docteurs de la loi et ses secrĂ©taires. Un des principaux 
Ă©mirs s’assied 

p267

 en face de lui, avec huit des grands Ă©mirs ou 

cheĂŻkhs turcs, qui sont appelĂ©s 

alarghodji 

473

. Les habitants de la ville 

viennent soumettre leurs procĂšs Ă  la dĂ©cision de ce tribunal. Les cau-

                                           

470

  Partie d’un palais sĂ©parĂ©e du reste de l’édifice. 

471

  

Al-kulitché

 : pain de forme ronde, en persan. 

472

  Probablement destinĂ©s aux hommes pieux qui s’interdisaient l’usage de la 

vaisselle d’or, selon les prĂ©ceptes de l’islam. 

473

  

Yargudji

, d’oĂč 

yargic

 (juge) en turc moderne. 

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Ibn BattĂ»ta — Voyages 

222 

 

II. De La Mecque aux steppes russes et Ă  l’Inde 

ses qui sont du ressort de la loi religieuse sont jugĂ©es par le kĂądhi 

474

 ; 

les autres le sont par ces Ă©mirs. Leurs jugements sont justes et fermes ; 
car ils ne sont pas soupçonnĂ©s d’avoir de l’inclination pour l’une des 
parties, et ne se laissent pas gagner par des prĂ©sents. 

Lorsque nous fĂ»mes de retour au collĂšge, aprĂšs l’entrevue avec 

l’émir, il nous envoya du riz, de la farine, des moutons, du beurre, des 
Ă©pices et plusieurs charges de bois Ă  brĂ»ler. On ignore l’usage du 
charbon dans toute cette contrĂ©e, ainsi que dans l’Inde, le Khorùçùn et 
la Perse. Quant Ă  la Chine, on y brĂ»le des pierres, qui s’enflamment 
comme le charbon 

475

. Lorsqu’elles sont converties en cendres, on les 

pĂ©trit avec de l’eau, puis on les fait sĂ©cher au soleil, et on s’en sert une 
seconde fois pour faire la cuisine, jusqu’à ce qu’elles soient tout Ă  fait 
consumĂ©es. 

 

A

NECDOTE

,

 ET ACTION GÉNÉREUSE DE CE KHÂDI ET DE L

’

ÉMIR 

 

Je faisais ma priĂšre un certain vendredi, selon ma coutume, dans la 

mosquĂ©e du kĂądhi Abou Hafs. Il me dit : « L’émir a ordonnĂ© de te 
payer une somme de cinq cents dirhems, et de prĂ©parer Ă  ton intention 
un festin qui coĂ»tĂąt cinq cents autres piĂšces d’argent, et auquel assiste-
raient les cheĂŻkhs, les docteurs et les principaux de la ville. Lorsqu’il 
eut donnĂ© cet ordre, je lui dis : “Ô 

p268

 Ă©mir, tu feras prĂ©parer un repas 

dans lequel les assistants mangeront seulement une ou deux bou-
chĂ©es ! Si tu assignes Ă  cet Ă©tranger toute la somme, ce sera plus utile 
pour lui.” Il rĂ©pondit â€œJ’agirai ainsi”, et il a commandĂ© de te payer les 
mille dirhems entiers. Â» L’émir les envoya, avec son chapelain Chems 
eddĂźn Assindjary, dans une bourse portĂ©e par son page. Le change de 
cette somme en or du Maghreb Ă©quivaut Ă  trois cents dĂźnĂąrs

476

J’avais achetĂ© ce jour-lĂ  un cheval noir, pour trente-cinq dĂźnĂąrs 

d’argent, et je le montai pour aller Ă  la mosquĂ©e. J’en payai le prix sur 

                                           

474

  Mariages, hĂ©ritages et autres causes s’apparentant au droit civil. 

475

  Â« Il est vrai que par toute la province du Catai il y a une maniĂšre de pierres 

noires qui s’extrait des montagnes et qui brĂ»lent en faisant des flammes 
comme bûches elles se consument tout entiÚres comme le charbon de bois. El-
les tiennent le feu et produisent la cuisson mieux que ne fait le bois Â» (Marco 
P

OLO

). 

476

  Un dinar marocain pesait 4,722 g contre 4,233 g pour un dinar de l’Est. 

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Ibn BattĂ»ta — Voyages 

223 

 

II. De La Mecque aux steppes russes et Ă  l’Inde 

cette somme de mille dirhems. A la suite de cet Ă©vĂ©nement, je me vis 
possesseur d’un si grand nombre de chevaux que je n’ose le rĂ©pĂ©ter 
ici, de peur d’ĂȘtre accusĂ© de mensonge. Ma position ne cessa de 
s’amĂ©liorer, jusqu’à mon entrĂ©e dans l’Inde. Je possĂ©dais beaucoup de 
chevaux ; mais je prĂ©fĂ©rais ce cheval noir et je l’attachais devant tous 
les autres. Il vĂ©cut trois annĂ©es entiĂšres Ă  mon service, et aprĂšs sa 
mort, ma situation changea. 

La khĂąthoĂ»n DjĂźdjĂą AghĂą, femme du kĂądhl, m’envoya cent dinars 

d’argent. Sa sƓur TorĂąbec, femme de l’émir, donna en mon honneur 
un festin, dans l’ermitage fondĂ© par elle, et y rĂ©unit les docteurs et les 
chefs de la ville. Dans cet Ă©difice, on prĂ©pare de la nourriture pour les 
voyageurs. La princesse m’envoya une pelisse de martre-zibeline et 
un cheval de prix. Elle est au nombre des femmes les plus distinguĂ©es, 
les plus vertueuses et les plus généreuses. (Puisse Dieu la récompen-
ser par ses bienfaits !) 

 

A

NECDOTE

 

Lorsque je quittai le festin que cette princesse avait donnĂ© en mon 

honneur et que je sortis de l’ermitage, 

p269

 une femme s’offrit Ă  ma 

vue, sur la porte de cet Ă©difice. Elle Ă©tait couverte de vĂȘtements mal-
propres et avait la tĂȘte voilĂ©e. Des femmes, dont j’ai oubliĂ© le nombre, 
l’accompagnaient. Elle me salua ; je lui rendis son salut, sans 
m’arrĂȘter et sans faire autrement attention Ă  elle. Lorsque je fus sorti, 
un certain individu me rejoignit et me dit : « La femme qui t’a saluĂ© 
est la khĂątoĂ»n. Â» Je fus honteux de ma conduite, et je voulus retourner 
sur mes pas, afin de rejoindre la princesse, mais je vis qu’elle s’était 
Ă©loignĂ©e. Je lui fis parvenir mes salutations par un de ses serviteurs, et 
je m’excusai de ma maniĂšre d’agir envers elle, sur ce que je ne la 
connaissais pas. 

 

D

ESCRIPTION DU MELON DE 

K

HÂREZM 

 

Le melon de KhĂąrezm n’a pas son pareil dans tout l’univers, tant Ă  

l’est qu’à l’ouest, si l’on en excepte celui de BokhĂąra. Le melon 
d’IsfahĂąn vient immĂ©diatement aprĂšs celui-ci. L’écorce du premier est 
verte et le dedans est rouge ; son goĂ»t est extrĂȘmement doux, mais sa 

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Ibn BattĂ»ta — Voyages 

224 

 

II. De La Mecque aux steppes russes et Ă  l’Inde 

chair est ferme. Ce qu’il y a d’étonnant, c’est qu’on le coupe par tran-
ches, qu’on le fait sĂ©cher au soleil, qu’on le place dans des paniers, 
ainsi qu’on en use chez nous avec les figues sĂšches et les figues de 
Malaga ; et, dans cet Ă©tat, on le transporte de KhĂąrezm Ă  l’extrĂ©mitĂ© 
de l’Inde et de la Chine. Il n’y a pas, parmi tous les fruits secs, un fruit 
plus agrĂ©able au goĂ»t. Pendant le temps de mon sĂ©jour Ă  Dihly, dans 
l’Inde, toutes les fois que des voyageurs arrivaient, j’envoyais quel-
qu’un pour m’acheter, de ces gens-lĂ , des tranches de melon. Le roi de 
l’Inde, lorsqu’on lui apportait de ces melons, m’en envoyait, parce 
qu’il connaissait mon goĂ»t pour cet aliment. C’est la coutume de ce 
prince de donner en prĂ©sent aux Ă©trangers des fruits de leur pays, et de 
les favoriser de cette maniĂšre. 

p270

 

A

NECDOTE

 

Un chĂ©rĂźf, du nombre des habitants de KerbelĂą, m’avait accompa-

gnĂ© de SerĂą Ă  KhĂąrezm. Il s’appelait â€™Aly, fils de MançoĂ»r, et exerçait 
la profession de marchand. Je le chargeais d’acheter pour moi des vĂȘ-
tements et d’autres objets. Il m’achetait un habit pour dix dinars, et me 
disait : « Je l’ai payĂ© huit piĂšces d’or. Â» Il portait Ă  mon compte huit 
dĂźnĂąrs, et payait de sa bourse les deux autres. J’ignorai sa conduite 
jusqu’à ce qu’elle me fĂ»t rĂ©vĂ©lĂ©e par d’autres personnes. Outre cela, le 
chĂ©rĂźf m’avait prĂȘtĂ© plusieurs dĂźnĂąrs. Lorsque je reçus le prĂ©sent de 
l’émir de KhĂąrezm, je lui rendis ce qu’il m’avait prĂȘtĂ©, et je voulus 
ensuite lui faire un cadeau, en retour de ses belles actions. Il le refusa 
et jura qu’il ne l’accepterait pas. Je voulus donner le prĂ©sent Ă  un 
jeune esclave qui lui appartenait et que l’on appelait CĂąfoĂ»r ; mais il 
m’adjura de n’en rien faire. Ce chĂ©rĂźf Ă©tait le plus gĂ©nĂ©reux habitant 
des deux IrĂąks que j’eusse encore vu. Il rĂ©solut de se rendre avec moi 
dans l’Inde ; mais, dans la suite, plusieurs de ses concitoyens arrivĂš-
rent Ă  KhĂąrezm, afin de faire un voyage en Chine ; et il forma le projet 
de les accompagner. Je lui fis des reprĂ©sentations Ă  ce sujet ; mais il 
me rĂ©pondit : « Ces habitants de ma ville natale retourneront auprĂšs de 
ma famille et de mes proches, et rapporteront que j’ai fait un voyage 
dans l’Inde pour mendier. Ce serait un sujet de blĂąme pour moi d’agir 
ainsi, et je ne le ferai pas. Â» En consĂ©quence, il partit avec eux pour la 

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Ibn BattĂ»ta — Voyages 

225 

 

II. De La Mecque aux steppes russes et Ă  l’Inde 

Chine. J’appris par la suite, durant mon sĂ©jour dans l’Inde, que cet 
homme, lorsqu’il fut arrivĂ© dans la ville d’AlmĂąlik 

, situĂ©e Ă  

l’extrĂ©mitĂ© de la principautĂ© de MavĂ©ra’nnhar et Ă  l’endroit oĂč com-
mence la Chine, s’y arrĂȘta, et envoya Ă  la Chine un jeune esclave, Ă  lui 
appartenant, avec ce qu’il possĂ©dait de marchandises. 

p271

 L’esclave 

tarda Ă  revenir. Sur ces entrefaites, un marchand arriva de la patrie du 
chĂ©rĂźf Ă  AlmĂąlik et se logea dans le mĂȘme caravansĂ©rail que lui. Le 
chĂ©rĂźf le pria de lui prĂȘter quelque argent, en attendant le retour de son 
esclave. Le marchand refusa ; ensuite il ajouta Ă  la honte de la 
conduite qu’il avait tenue en manquant de secourir le chĂ©rĂźf, celle de 
vouloir encore lui faire supporter la location de l’endroit du khĂąn oĂč il 
logeait lui-mĂȘme. Le chĂ©rĂźf apprit cela ; il en fut mĂ©content, entra dans 
son appartement et se coupa la gorge. On survint dans un instant oĂč il 
lui restait encore un souffle de vie, et l’on soupçonna de l’avoir tuĂ© un 
esclave qui lui appartenait. Mais il dit aux assistants : « Ne lui faites 
pas de mal ; c’est moi qui me suis traitĂ© ainsi Â» ; et il mourut le mĂȘme 
jour. Puisse Dieu lui faire misĂ©ricorde ! 

Ce chĂ©rĂźf m’a racontĂ© le fait suivant, comme lui Ă©tant arrivĂ©. Il re-

çut un jour un prĂȘt, d’un certain marchand de Damas, six mille dir-
hems. Ce marchand le rencontra dans la ville de HamĂąh, en Syrie, et 
lui rĂ©clama son argent. Or il avait vendu Ă  terme les marchandises 
qu’il avait achetĂ©es avec cette somme. Il fut honteux de ne pouvoir 
payer son crĂ©ancier, entra dans sa maison, attacha son turban au toit, 
et voulut s’étrangler. Mais, la mort ayant tardĂ© Ă  l’atteindre, il se rap-
pela un changeur de ses amis, l’alla trouver et lui exposa son embar-
ras. Le changeur lui prĂȘta une somme avec laquelle il paya le mar-
chand. 

Lorsque je voulus partir de KhĂąrezm, je louai des chameaux et 

j’achetai une double litiĂšre. J’avais pour contrepoids, dans un des cĂŽ-
tĂ©s de cette litiĂšre, ’AfĂźf eddĂźn AttaouzĂ©ry. Mes serviteurs montĂšrent 
quelques-uns de mes chevaux, et nous couvrĂźmes les autres avec des 
housses, Ă  cause du froid. Nous entrĂąmes dans le dĂ©sert qui s’étend 
entre KhĂąrezm et BokhĂąra, et qui a dix-huit journĂ©es d’étendue. Pen-
dant ce temps, on marche dans des sables entiĂšrement inhabitĂ©s, si 

                                           

477

  Almalik, situĂ©e dans la vallĂ©e d’Ili, prĂšs de l’actuelle frontiĂšre sino-soviĂ©tique, 

Ă©tait la capitale de l’empire mongol de Tchaghatai, qui comprenait la Tran-
soxiane (Mavera’unnahr). Voir ci-dessous n. 38. 

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Ibn BattĂ»ta — Voyages 

226 

 

II. De La Mecque aux steppes russes et Ă  l’Inde 

l’on en excepte une seule ville. Je fis mes adieux Ă  l’émir KothloĂ»do-
mĂ»r, qui me fit don d’un habit d’honneur, ainsi 

p272

 que le kĂądhi. Ce 

dernier sortit de la ville avec les docteurs pour me dire adieu. Nous 
marchĂąmes pendant quatre jours, et nous arrivĂąmes Ă  la ville 
d’AlcĂąt 

478

. Il n’y a pas sur le chemin de KhĂąrezm Ă  BokhĂąra d’autre 

lieu habitĂ© que cette ville ; elle est petite, mais belle. Nous logeĂąmes 
en dehors, prĂšs d’un Ă©tang qui avait Ă©tĂ© gelĂ© par la rigueur du froid, et 
sur lequel les enfants jouaient et glissaient. Le kĂądhi d’AlcĂąt, appelĂ© 
Sadr acchĂ©ri’ah, le Chef de la loi, apprit mon arrivĂ©e. Je l’avais prĂ©cĂ©-
demment rencontrĂ© dans la maison du kĂądhi de KhĂąrezm. Il vint me 
saluer avec les Ă©tudiants et le cheĂŻkh de la ville, le vertueux et dĂ©vot 
MahmoĂ»d alkhaĂŻwaky 

479

. Le kĂądhi me proposa de visiter l’émir 

d’AlcĂąt ; mais le cheĂŻkh MahmoĂ»d lui dit : « Il convient que l’étranger 
reçoive la visite, au lieu de la faire ; si nous avons quelque grandeur 
d’ñme, nous irons trouver l’émir et nous l’amĂšnerons. Â» Ils agirent de 
la sorte. L’émir, ses officiers et ses serviteurs arrivĂšrent au bout d’une 
heure, et nous saluĂąmes ce chef. Notre intention Ă©tait de nous hĂąter 
dans notre voyage. Mais il nous pria de nous arrĂȘter, et donna un fes-
tin dans lequel il rĂ©unit les docteurs de la loi, les chefs de l’armĂ©e, etc. 
Des poĂštes y rĂ©citĂšrent les louanges de l’émir. Ce prince me fit prĂ©-
sent d’un vĂȘtement et d’un cheval de prix. Nous suivĂźmes la route 
connue sous le nom de Sibùïeh 

480

Dans ce dĂ©sert, on marche l’espace de six journĂ©es sans rencontrer 

d’eau. Au bout de ce temps, nous arrivĂąmes Ă  la ville de WabkĂ©-
neh 

481

, Ă©loignĂ©e d’un jour de 

p273

 marche de BokhĂąra. C’est une belle 

ville qui possĂšde des riviĂšres et des jardins. On y conserve des raisins 
d’une annĂ©e Ă  l’autre, et ses habitants cultivent un fruit qu’ils appel-
lent 

al’alloĂ» 

482

. Ils le font sĂ©cher, et on le transporte dans l’Inde et Ă  

                                           

478

  Kath, situĂ©e sur la rive est d’Amu Darya, Ă©tait l’ancienne capitale du Khwa-

rezm. Partiellement dĂ©truite au dĂ©but du 

X

e

 siĂšcle par une inondation, elle fut 

reconstruite au sud-ouest de son ancien site. Elle a dĂ» apparemment peu souf-
frir de l’invasion mongole. 

479

  De Khiva, situĂ©e Ă  l’ouest de l’Amu Darya, future capitale du Khwarezm. 

480

  Ce nom n’a pas Ă©tĂ© retrouvĂ© ailleurs. Ibn Fadhlan voyage de Bukhara Ă  Kath 

en bateau en descendant l’Amu Darya. Ibn BattĂ»ta a dĂ» longer le dĂ©sert situĂ© Ă  
l’est de la riviĂšre. 

481

  L’actuelle Vabkent, Ă  une quarantaine de kilomĂštres au nord-est de Bukhara. 

482

  

Al-alu

 : la prune en persan. Les prunes jaunes de Bukhara Ă©taient cĂ©lĂšbres. 

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Ibn BattĂ»ta — Voyages 

227 

 

II. De La Mecque aux steppes russes et Ă  l’Inde 

la Chine ; on verse de l’eau par-dessus et l’on boit ce breuvage. Le 
goĂ»t de ce fruit est doux lorsqu’il est encore vert ; mais, quand il est 
sĂ©chĂ©, il contracte une saveur lĂ©gĂšrement acide ; sa partie pulpeuse est 
abondante. Je n’ai pas vu son pareil dans l’Andalousie, ni dans le 
Maghreb, ni en Syrie. 

Nous marchĂąmes ensuite, pendant toute une journĂ©e, au milieu de 

jardins contigus les uns aux autres, de riviĂšres, d’arbres et de champs 
cultivĂ©s, et nous arrivĂąmes Ă  la ville de BokhĂąra 

483

, qui a donnĂ© nais-

sance au chef des mohaddiths Abou Abd Allah Mohammed, fils 
d’Isma’ïl albokhĂąry 

484

. Cette ville a été la capitale des pays situés au-

delĂ  du fleuve DjeĂŻhoĂ»n 

485

. Le maudit TenkĂźz. Le Tatar, l’aĂŻeul des 

rois de l’IrĂąk 

486

, l’a dĂ©vastĂ©e. Actuellement ses mosquĂ©es, ses collĂš-

ges et ses marchĂ©s sont ruinĂ©s, Ă  l’exception d’un petit nombre. Ses 

p274

 habitants sont mĂ©prisĂ©s ; leur tĂ©moignage n’est pas reçu Ă  KhĂą-

rezm, ni ailleurs, Ă  cause de leur rĂ©putation de partialitĂ©, de faussetĂ© et 
d’impudence. Il n’y a plus aujourd’hui Ă  BokhĂąra d’homme qui pos-
sĂšde quelques connaissances, ou qui se soucie d’en acquĂ©rir. 

 

                                           

483

  Bukhara, conquise par les armĂ©es de Gengis Khan en 1220, fut repeuplĂ©e peu 

aprĂšs. DĂ©truite deux fois de suite par les Ilkhans de Perse en 1279 et 1316, elle 
n’a pas pu se relever de ses ruines et ne joua pas de rĂŽle prĂ©pondĂ©rant dans 
l’empire des TchaghataĂŻ ou dans celui des Timurides. 

484

  Le plus cĂ©lĂšbre compilateur de hadiths, traditions du ProphĂšte, (810-870) ; son 

ouvrage, le 

Sahih

, en contient 7 397. 

485

  Le terme grec Transoxiane et arabe Mavera’unnahr ont le mĂȘme sens ; il s’agit 

de territoires situĂ©s entre l’Amu Darya (Oxus, Djeihun) et le Siri Darya (Iaxar-
tes, Seihun). 

486

  Temudjin, devenu souverain des Mongols en 1206, avait pris le nom de Gen-

gis, forme mongole du turc Tenkiz ou Teniz, OcĂ©an ; d’oĂč la transcription 
arabe. Les Tatars Ă©taient Ă  l’origine une tribu turque mongolisĂ©e qui dominait 
les autres tribus mongoles Ă  l’époque de la naissance de Gengis. Elle sera la 
premiĂšre soumise par lui, mais son nom restera, Ă  travers les chroniques chi-
noises, arabes ou russes, attachĂ© Ă  celui des Mongols. Enfin les rois de l’Irak 
sont Ă©videmment les Ilkhans de la Perse, descendants de Hulagu, petit-fils de 
Gengis. 

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Ibn BattĂ»ta — Voyages 

228 

 

II. De La Mecque aux steppes russes et Ă  l’Inde 

R

ÉCIT DES COMMENCEMENTS DES 

T

ATARS ET DE LA DESTRUCTION 

 

DE 

B

OKHÂRA ET D

’

AUTRES VILLES PAR CE PEUPLE 

 

TenkĂźz khĂąn Ă©tait forgeron 

487

, dans le pays de KhithĂą 

488

. Il avait 

une ùme généreuse, un corps vigoureux, une stature élevée. Il réunis-
sait ses compagnons et leur donnait Ă  manger. Une bande d’individus 
se rassemblĂšrent auprĂšs de lui, et le mirent Ă  leur tĂȘte. Il s’empara de 
son pays natal, il devint puissant, ses forces augmentĂšrent, et son pou-
voir fut immense. Il fit la conquĂȘte du royaume de KhithĂą, puis de la 
Chine, et ses troupes prirent un accroissement considĂ©rable. Il conquit 
les pays de Khoten, de CĂąchkhar et d’AlmĂąlik 

489

. Djélùl eddßn Sind-

jar, fils de KhĂąrezm chĂąh, Ă©tait roi du KhĂąrezm, du 

p275

 Khorùçùn et du 

MavĂ©rñ’nnahi 

490

 et possĂ©dait une puissance considĂ©rable. En consĂ©-

quence, TenkĂźz le craignit, s’abstint de l’attaquer et n’exerça aucun 
acte d’hostilitĂ© contre lui. 

Or il arriva que TenkĂźz envoya des marchands avec des produc-

tions de la Chine et du KhithĂą, telles qu’étoffes de soie et autres, dans 
la ville d’OthrĂąr, la derniĂšre place des États de DjĂ©lĂąl eddĂźn. Le lieute-
nant de ce prince Ă  OthrĂąr lui annonça l’arrivĂ©e de ces marchands et 
lui fit demander quelle conduite il devait tenir envers eux. Le roi lui 

                                           

487

  Gengis Ă©tait fils d’un chef de clan et son arriĂšre-grand-pĂšre Ă©tait chef d’une 

premiĂšre confĂ©dĂ©ration mongole. La lĂ©gende du forgeron est aussi mentionnĂ©e 
par Guillaume de Rubrouck qui visita Qaraqorum, la capital mongole, en 
1254. Elle tire peut-ĂȘtre son origine du nom de naissance de Gengis, Temudjin 
(Forgeron ;  de 

tĂ€mĂŒr

timur

demir 

: fer), ou de la vieille légende turque, re-

prise par les Mongols, d’Ergenekon, oĂč le futur clan souverain enfermĂ© dans 
un territoire enclavĂ© put sortir grĂące Ă  un forgeron qui fit fondre une montagne 
de fer. Cette lĂ©gende, appliquĂ©e Ă  Gengis-Temudjin, symbolise bien 
l’expansion mongole, n’attachant aucun caractĂšre pĂ©joratif aux origines de 
Gengis, comme semble vouloir faire Ibn BattĂ»ta. Ceci expliquerait comment 
Rubrouck a pu la recueillir Ă  Qaraqorum et Ă  une Ă©poque si prĂ©coce. 

488

  Nom donnĂ© Ă  la Chine du Nord, tirant son origine des Khitans qui y avaient 

fondĂ© un empire de 907 Ă  1122. 

489

  La conquĂȘte de la Chine commencĂ©e en 1209 se termina en 1279, sous Qubi-

lai ; Khotan et Kashgar dans le Sinkiang, ainsi qu’Almalik furent conquises en 
1218. 

490

  Les Khwarezmshahs ont rĂ©gnĂ© sur cette rĂ©gion depuis la fin du 

XII

e

 siĂšcle jus-

qu’à l’arrivĂ©e des Mongols. Ibn BattĂ»ta mĂ©lange ici Muhammad Khwarezm-
shah, surnommĂ© Sindjar (1200-1220), de l’époque duquel date l’épisode 
d’Otrar racontĂ© plus loin, et son fils Djalal al-din, personnage devenu lĂ©gen-
daire, qui combattit les Mongols, de l’Inde jusqu’en Anatolie, pendant dix ans 
(1221-1231). 

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Ibn BattĂ»ta — Voyages 

229 

 

II. De La Mecque aux steppes russes et Ă  l’Inde 

Ă©crivit de s’emparer de leurs richesses, de leur infliger un chĂątiment 
exemplaire, de les mutiler et de les renvoyer ensuite dans leur pays ; 
car Dieu avait dĂ©cidĂ© d’affliger et d’éprouver les habitants des 
contrĂ©es de l’Orient, en leur inspirant une rĂ©solution imprudente, un 
dessein mĂ©chant et de mauvais augure. 

Lorsque le gouverneur d’OthrĂąr se fut conduit de la sorte, TenkĂźz 

se mit en marche, Ă  la tĂȘte d’une armĂ©e innombrable, pour envahir les 
pays musulmans. Quand ledit gouverneur reçut l’avis de son appro-
che, il envoya des espions, afin qu’ils lui apportassent des nouvelles 
de l’ennemi. On raconte que l’un d’eux entra dans le camp d’un des 
Ă©mirs de TenkĂźz, sous le dĂ©guisement d’un mendiant, et ne trouva per-
sonne qui lui donnĂąt Ă  manger. Il s’arrĂȘta prĂšs d’un Tatar ; mais il ne 
vit chez cet homme aucune provision, et n’en reçut pas le moindre 
aliment. Lorsque le soir fut arrivĂ©, le Tatar prit des tripes, ou intestins 
dessĂ©chĂ©s qu’il conservait, les humecta avec de l’eau, fit une saignĂ©e Ă  
son cheval, remplit ces boyaux du sang qui coulait de cette saignĂ©e, 
les lia et les fit rĂŽtir ; ce mets fut toute sa nourriture. L’espion, Ă©tant 
retournĂ© Ă  OthrĂąr, informa le gouverneur de cette 

p276

 ville de ce qui 

regardait les ennemis, et lui dĂ©clara que personne n’était assez puis-
sant pour les combattre 

491

. Le gouverneur demanda du secours Ă  son 

souverain DjĂ©lĂąl eddĂźn. Ce prince le secourut par une armĂ©e de 
soixante et dix mille hommes, sans compter les troupes qu’il avait 
prĂ©cĂ©demment. Lorsque l’on en vint aux mains, TenkĂźz les mit en dĂ©-
route ; il entra de vive force dans la ville d’OthrĂąr, tua les hommes et 
fit prisonniers les enfants. DjĂ©lĂąl eddĂźn marcha en personne contre 
lui ; et ils se livrĂšrent des combats si sanglants qu’on n’en avait pas 
encore vus de pareils sous l’islamisme 

492

. Enfin TenkĂźz s’empara du 

                                           

491

  Â« Quand l’armĂ©e part pour la guerre ou pour toute autre nĂ©cessitĂ©, plus volon-

tiers et bravement que le reste du monde, ils se soumettent aux labeurs, et 
maintes fois, s’il le faut, l’homme ira ou demeurera tout un mois sans autre 
nourriture que le lait d’une jument et la chair des bĂȘtes qu’il tuera avec son 
arc. Et son cheval paĂźtra n’importe quelle herbe il trouvera au bord des pistes 
en marchant, tant qu’il n’a nul besoin de porter avoine, foin ou paille [...] Ce 
sont les gens au monde qui plus durement travaillent et supportent fatigue, 
font la plus faible dĂ©pense et se contentent d’un petit manger ; et voilĂ  pour-
quoi mieux sont que d’autres pour conquĂ©rir citĂ©s, terres et royaumes Â» (Mar-
co P

OLO

). 

492

  Otrar, situĂ©e sur le Siri Darya, fut conquise en 1219, Bukhara et Samarkande 

en 1220, enfin Urgentch en 1221. C’est pan la suite que Djalal al-din infligea 

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Ibn BattĂ»ta — Voyages 

230 

 

II. De La Mecque aux steppes russes et Ă  l’Inde 

MavĂ©rĂąnnahr, dĂ©truisit BokhĂąra, Samarkand et Termedh, et passa le 
fleuve, c’est-Ă -dire le DjeĂŻhoĂ»n, se dirigeant vers Balkh, dont il fit la 
conquĂȘte. Puis il marcha sur BĂąrniĂąn, qu’il prit Ă©galement ; enfin, il 
s’avança au loin dans le Khorùçùn et dans l’IrĂąk ’Adjem 

493

. Les mu-

sulmans se soulevĂšrent contre lui Ă  Balkh et dans le MavĂ©rñ’nnahr. Il 
revint sur eux,entra de vive force dans Balkh, et ne la quitta qu’aprĂšs 
en avoir fait un monceau de ruines 

494

 ; il fit 

p277

 ensuite de mĂȘme Ă  

Termedh. Cette ville fut dĂ©vastĂ©e, et elle n’est jamais redevenue flo-
rissante depuis lors mais on a bĂąti, Ă  deux milles de lĂ , un ville que 
l’on appelle aujourd’hui Termedh. TenkĂźz massacra les habitants de 
BĂąmiĂąn, et la ruina de fond en comble, exceptĂ© le minaret de sa mos-
quĂ©e djĂąrni’. Il pardonna aux habitants de BokhĂąra et de Samarkand ; 
puis il retourna dans l’IrĂąk 

495

. La puissance des Tatars ne cessa de 

faire des progrùs au point qu’ils entrùrent de vive force dans la capi-
tale de l’islamisme et dans le sĂ©jour du khalifat, c’est-Ă -dire Ă  Bagh-
dĂąd, et qu’ils Ă©gorgĂšrent le khalife Mosta’cim Billah, l’AbbĂącide. 

Voici ce que dit Ibn DjozaĂŻ : « Notre cheĂŻkh, le kĂądhi des kĂądhis, 

Abou’l BĂ©rĂ©cĂąt, fils du pĂšlerin (Ibn alhĂąddj), m’a fait le rĂ©cit suivant 
“J’ai entendu dire ce qui suit au prĂ©dicateur Abou ’Abd Allah, fils de 
RĂ©chĂźd : Je rencontrai Ă  La Mecque NoĂ»r eddĂźn, fils d’AzzeddjĂądj, un 
des savants de l’IrĂąck, accompagnĂ© du fils de son frĂšre. Nous conver-
sĂąmes ensemble et il me dit : Il a pĂ©ri dans la catastrophe causĂ©e par 
les Tatars, dans l’IrĂąk, vingt-quatre mille savants. Il ne reste plus de 
toute cette classe que moi et cet homme, dĂ©signant du geste le fils de 
son frĂšre.” » 

Mais revenons au rĂ©cit de notre voyageur. 

                                                                                                                   

aux Mongols leur seule dĂ©faite du vivant de Gengis, Ă  Parwar, au nord de Ka-
boul, mais finit par ĂȘtre battu sur les bords de l’Indus le 25 novembre 1221. 

493

  Tirmidh, Balkh (voir plus loin) et Bamiyan, capitale Ă  l’époque du nord de 

l’Afghanistan, furent conquises Ă©galement en 1221. Par la suite un raid menĂ© 
par Tului, fils cadet de Gengis et pĂšre de Hulagu, pĂ©nĂ©tra en Iran et dĂ©truisit 
Merv, Nishapur, Rey, Qazvin et Tabriz. 

494

  L’historien Ibn al-Athir parle aussi de cette rĂ©volte, mais Balkh paraĂźt avoir 

dĂ©jĂ  Ă©tĂ© dĂ©truite au passage de 1221. 

495

  Il ne retourna pas en Irak mais en Mongolie ; la conquĂȘte de Bagdad a Ă©tĂ© faite 

en 1258 par Hulagu. 

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Ibn BattĂ»ta — Voyages 

231 

 

II. De La Mecque aux steppes russes et Ă  l’Inde 

Nous logeĂąmes, dit-il, dans le faubourg de BokhĂąra, nommĂ© Feth 

AbĂąd 

496

, le SĂ©jour de la victoire, oĂč se trouve le tombeau du cheĂŻkh, 

du savant, du pieux et dĂ©vot SeĂŻf eddĂźn albĂąkharzy 

497

 ; cet homme 

Ă©tait au nombre des principaux saints. L’ermitage qui porte son nom, 
et oĂč nous descendĂźmes, est considĂ©rable. Il jouit de legs importants, Ă  
l’aide desquels on donne Ă  manger 

p278

 Ă  tout-venant. Le supĂ©rieur de 

cet ermitage est un descendant de BĂąkharzy ; c’est le pĂšlerin, le voya-
geur Yahia albĂąkharzy. Ce cheĂŻkh me traita dans sa maison, et y rĂ©unit 
les principaux habitants de la ville. Les lecteurs du Coran firent une 
lecture avec de belles voix ; le prĂ©dicateur fit un sermon, et on chanta 
des chansons turques et persanes, d’aprĂšs une mĂ©thode excellente 
Nous passĂąmes en cet endroit une nuit admirable, et qui peut compter 
parmi les plus merveilleuses. J’y rencontrai le jurisconsulte, le savant 
et vertueux Sadr accherü’ah, le Chef de la loi, qui Ă©tait arrivĂ© de HĂ©-
rĂąt 

498

 ; c’était un homme pieux et excellent. Je visitai Ă  BokhĂąra le 

tombeau du savant imĂąm Abou ’Abd Allah albokhĂąry 

499

, professeur 

des musulmans et auteur du recueil [de traditions] intitulĂ© : 

AldjĂą-

mi’ssahüh

, la Collection véridique. Sur ce tombeau se trouve cette ins-

cription : « Ceci est la tombe de Mohammed, fils d’Ismñ’ïl albokhĂąry, 
qui a composĂ© tels et tels ouvrages. Â» C’est ainsi qu’on lit, sur les 
tombes des savants de BokhĂąra, leurs noms et les titres de leurs Ă©crits. 
J’avais copiĂ© un grand nombre de ces Ă©pitaphes ; mais je les ai per-
dues avec d’autres objets, lorsque les infidĂšles de l’Inde me dĂ©pouillĂš-
rent sur mer. 

Nous partĂźmes de BokhĂąra, afin de nous rendre au camp du sultan 

pieux et honorĂ© AlĂą eddĂźn ThermachĂźrĂźn, dont il sera question ci-
aprĂšs. Nous passĂąmes par Nakhcheb 

500

, ville dont le cheĂŻkh Abou 

                                           

496

  Le faubourg situĂ© au-delĂ  de la porte est de la ville. 

497

  Ce disciple de Nadjm al-din Kubra (voir ci-dessus n. 17), mort en 1261, aurait 

converti Berke, le souverain de la Horde d’Or. Son tombeau, toujours existant, 
et les bĂątiments qui l’accompagnent furent Ă©difiĂ©s par Sorgaqtani, Ă©pouse de 
Tului, laquelle Ă©tait nĂ©anmoins chrĂ©tienne. 

498

  Il s’agit peut-ĂȘtre de Fakhr al-din Khisar, qui portait le titre de sadr et fut 

nommĂ© cadi de HĂ©rat en 1314-1315. 

499

  Voir ci-dessus n. 37. Son tombeau serait dans le village de Khartank Ă  deux 

farsakhs de Samarkande, d’aprĂšs ses premiers biographes. 

500

  Nakhshab, situĂ©e sur la route reliant Bukhara Ă  Balkh, Ă  quatre jours de la 

premiĂšre et Ă  huit de la seconde Ă©tait choisie depuis Gengis, en 1220, pour les 
campements d’étĂ©. Les souverains TchaghataĂŻdes Kebek (1318-1326) et Kaz-

background image

 

Ibn BattĂ»ta — Voyages 

232 

 

II. De La Mecque aux steppes russes et Ă  l’Inde 

TorĂąb 

p279

 annakhchĂ©by 

501

 a empruntĂ© son surnom. C’est une petite 

citĂ©, entourĂ©e de jardins et de canaux. Nous logeĂąmes hors de ses 
murs, dans une maison appartenant Ă  son gouverneur. J’avais avec 
moi une jeune esclave qui Ă©tait enceinte et prĂšs de son terme ; j’avais 
rĂ©solu de la conduire Ă  Samarkand, pour qu’elle y fit ses couches. Or 
il se trouva qu’elle Ă©tait dans une litiĂšre qui fut chargĂ©e sur un cha-
meau. Nos camarades partirent de nuit et cette esclave les accompa-
gna, avec les provisions et d’autres objets Ă  moi appartenant. Pour 
moi, je restai prĂšs de Nakhcheb, afin de me mettre en route de jour, 
avec quelques autres de mes compagnons. Les premiers suivirent un 
chemin diffĂ©rent de celui que nous prĂźmes. Nous arrivĂąmes le soir du 
mĂȘme jour au camp du sultan. Nous Ă©tions affamĂ©s, et nous descen-
dĂźmes dans un endroit Ă©loignĂ© du marchĂ© ; un de nos camarades ache-
ta de quoi apaiser notre faim. Un marchand nous prĂȘta une tente oĂč 
nous passĂąmes la nuit. Nos compagnons partirent le lendemain Ă  la 
recherche des chameaux et du reste de la troupe ; ils les trouvĂšrent 
dans la soirĂ©e, et les amenĂšrent avec eux. Le sultan Ă©tait alors absent 
du camp pour une partie de chasse. Je visitai son lieutenant, l’émir 
Takbogha ; il me logea dans le voisinage de sa mosquĂ©e et me donna 
une kharghĂą ; c’est une espĂšce de tente, que nous avons dĂ©crite ci-
dessus 

502

. J’établis la jeune esclave dans cette kharghĂą ; et elle y ac-

coucha dans la mĂȘme nuit. On m’informa que l’enfant Ă©tait du sexe 
masculin, mais il n’en Ă©tait pas ainsi : ce ne fut qu’aprĂšs l’

akĂźkah

 

503

 

qu’un de mes compagnons m’apprit que l’enfant Ă©tait une fille. Je fis 
venir les esclaves femelles, et je les interrogeai ; elles me 

p280

 confir-

mĂšrent la vĂ©ritĂ© du fait. Cette fille Ă©tait nĂ©e sous une heureuse Ă©toile ; 
depuis sa naissance, j’éprouvai toutes sortes de joies et de satisfac-
tions. Elle mourut deux mois aprĂšs mon arrivĂ©e dans l’Inde, ainsi que 
je le raconterai ci-dessous. 

                                                                                                                   

gan (1343-1346) y ont construit des palais et c’est ainsi que la ville acquit son 
nom actuel Karshi (Palais en mongol). 

501

  Un des ancĂȘtres de la tradition khorasanienne du soufisme. Il aurait fait une 

quarantaine de fois le pĂšlerinage et mourut en 859 en route pour La Mecque. 

502

  Voir ci-dessus chap. 2, n. 92. 

503

  CĂ©rĂ©monie su septiĂšme jour de la naissance au cours de laquelle on sacrifie 

une brebis ou une chĂšvre selon le rite malikite. On rase Ă©galement les cheveux 
du nouveau-nĂ©, on les pĂšse et on distribue une quantitĂ© Ă©gale d’or ou d’argent. 

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Ibn BattĂ»ta — Voyages 

233 

 

II. De La Mecque aux steppes russes et Ă  l’Inde 

Je visitai dans ce camp le cheĂŻkh, le jurisconsulte, le dĂ©vot MewlĂą-

nĂą Hoçùm eddĂźn alyĂąghi (le sens de ce dernier mot, en turc, est le re-
belle), qui est un habitant d’OthrĂąr, et le cheĂŻkh Haçan, beau-frĂšre du 
sultan. 

 

H

ISTOIRE DU SULTAN DU 

M

AVÉRÂ

’

NNAHR 

(

LA TRANSOXIANE

)

 

 

C’est le sultan honorĂ© ’AlĂą eddĂźn ThermachĂźrmn 

504

 qui est un 

prince trĂšs puissant. Il possĂšde des armĂ©es nombreuses, un royaume 
considĂ©rable et un pouvoir Ă©tendu ; il exerce l’autoritĂ© avec justice. 
Ses provinces sont situĂ©es entre celles de quatre des plus puissants 
souverains de l’univers : le roi de la Chine, le roi de l’Inde, le roi de 
l’IrĂąk et le roi Uzbec. Ces quatre princes lui font des prĂ©sents, et lui 
tĂ©moignent de la considĂ©ration et du respect. Il est parvenu Ă  la royau-
tĂ© aprĂšs son frĂšre IltchacathaĂŻ 

505

. Ce dernier Ă©tait infidĂšle, et il Ă©tait 

montĂ© sur le trĂŽne aprĂšs son frĂšre aĂźnĂ© Kebec 

506

. Kebec Ă©tait aussi 

infidĂšle ; mais il Ă©tait juste dans l’exercice de son 

p281

 autoritĂ©, rendait 

justice aux opprimĂ©s, et traitait les musulmans avec Ă©gard et considĂ©-
ration. 

 

A

NECDOTE

 

On raconte que ce roi Kebec, s’entretenant un jour avec le juris-

consulte et prĂ©dicateur Bedr eddĂźn al meldĂąny, lui dit : « Tu prĂ©tends 
que Dieu a mentionnĂ© toutes choses dans son livre respectable [c’est-

                                           

504

  Tarmashirin (1326-1334) Ă©tait le sixiĂšme fils et septiĂšme successeur de Duwa 

(1282-1306) qui avait plus ou moins rĂ©ussi Ă  stabiliser l’empire mongol des 
Tchaghatai, coincĂ© entre les grandes formations mongoles sĂ©dentarisĂ©es des 
Ilkhans en Perse et des Yuan en Chine. Tarmashirin fut un des premiers sou-
verains de sa lignĂ©e Ă  accepter l’islamisme : toutefois, l’origine de son nom, 
Darma Shri est bouddhiste. 

505

 IltchigidaĂŻ (1326), quatriĂšme fils de Duwa. Entre lui et Tannashirin, il y a en-

core le rÚgne éphémÚre de Duwa Timur (1326). Ces souverains étaient boudd-
histes et pendant le rĂšgne d’IltchigidaĂŻ les dominicains rĂ©pandirent une propa-
gande catholique en Asie centrale. 

506

  Kebek rĂ©gna de 1309 Ă  1310 et de 1318 Ă  1326, l’intervalle Ă©tant rempli par un 

autre frĂšre, Esen Buqa. Il fut le premier de sa lignĂ©e Ă  centrer son empire sur la 
Transoxiane en choisissant comme rĂ©sidence Nakhshab. D’autres auteurs at-
testent sa justice. 

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Ibn BattĂ»ta — Voyages 

234 

 

II. De La Mecque aux steppes russes et Ă  l’Inde 

Ă -dire le Coran] ? Â» Le docteur rĂ©pondit : Â« Oui, certes. — OĂč donc se 
trouve mon nom dans ce livre ? Â» Le fakĂźh repartit : « Dans ce verset : 
“[ton maĂźtre gĂ©nĂ©reux], qui t’a façonnĂ© (

rakkebec

) d’aprĂšs la forme 

qu’il a voulue 

507

” Â» Cela plut Ă  Kebec ; il s’écria : 

Iakhchy

, ce qui, en 

turc, veut dire excellent ; il tĂ©moigna Ă  cet homme une grande consi-
dĂ©ration, et accrut celle qu’il montrait aux musulmans. 

 

A

UTRE ANECDOTE 

 

Parmi les jugements rendus par Kebec, on raconte le suivant. Une 

femme vint se plaindre Ă  lui d’un des Ă©mirs ; elle exposa qu’elle Ă©tait 
pauvre et chargĂ©e d’enfants, qu’elle possĂ©dait du lait, avec le prix du-
quel elle comptait les nourrir ; mais que cet Ă©mir le lui avait enlevĂ© de 
force et l’avait bu. Kebec lui dit : « Je le ferai fendre en deux ; si le 
lait sort de son ventre, il sera mort justement ; sinon je te ferai fendre 
en deux aprĂšs lui. Â» La femme dit : Â« Je lui abandonne mes droits sur 
ce lait, et je ne lui rĂ©clame plus rien. Â» Kebec fit couper en deux cet 
Ă©mir, et le lait coula de son ventre 

508

Mais revenons au sultan ThermachĂźrĂźn. 

Lorsque j’eus passĂ© quelques jours dans le camp, que 

p282

 les Turcs 

appellent 

ordou 

509

, je m’en allai un jour, pour faire la priĂšre de 

l’aurore dans la mosquĂ©e, selon ma coutume. Quand j’eus fini ma 
priĂšre, un des assistants me dit que le sultan se trouvait dans la mos-
quĂ©e. AprĂšs que ce prince se fut levĂ© de son tapis Ă  prier, je m’avançai 
pour le saluer. Le cheĂŻkh Haçan et le lĂ©giste Hoçùm eddĂźn AlyĂąghi se 
levĂšrent, et instruisirent le sultan de ma situation et de mon arrivĂ©e 
depuis quelques jours. Il me dit en turc : 

Khoch mĂźsen, yakhchi mĂźsen, 

kothloû eïoûsen

. Le sens de 

khoch mĂźsen

 est : « Es-tu bien portant ? Â» 

Yakhchi mĂźsen

 signifie : « Tu es un homme excellent Â» ; enfin, 

kothloĂ» 

eïoûsen

 signifie : « Ton arrivĂ©e est bĂ©nie 

510

 Â». 

 

                                           

507

  LXXXII, 8. 

508

  Voir t. I, chap. 3, n. 79. 

509

  Voir ci-dessus chap. 3, n. 36. 

510

  La traduction approximative serait : « Que tu sois heureux. » 

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Ibn BattĂ»ta — Voyages 

235 

 

II. De La Mecque aux steppes russes et Ă  l’Inde 

Le sultan Ă©tait couvert en ce moment d’une tunique de kodsy, ou 

Ă©toffe de JĂ©rusalem, de couleur verte ; il portait sur sa tĂȘte une calotte 
de pareille Ă©toffe. Il retourna Ă  pied Ă  sa salle d’audience ; ses sujets se 
prĂ©sentaient devant lui sur la route, pour lui exposer leurs griefs. Il 
s’arrĂȘtait pour chaque plaignant, grand ou petit, homme ou femme ; 
ensuite il m’envoya chercher. J’arrivai prĂšs de lui et je le trouvai dans 
une tente, en dehors de laquelle les hommes se tenaient, Ă  droite et Ă  
gauche. Tous les Ă©mirs Ă©taient assis sur des siĂšges ; leurs serviteurs se 
tenaient debout derriĂšre et devant eux. Tous les soldats Ă©taient assis 
sur plusieurs rangs ; devant chacun d’eux se trouvaient ses armes ; ils 
Ă©taient alors de garde, et devaient rester en cet endroit jusqu’à quatre 
heures de l’aprĂšs-midi ; d’autres devaient venir les relever et rester 
jusqu’à la fin de la nuit. On avait placĂ© en ce lieu des tentures d’étoffe 
de coton, sous lesquelles ces hommes Ă©taient abritĂ©s. 

Lorsque je fus introduit prĂšs du roi, dans la tente, je le trouvai assis 

sur un siĂšge semblable Ă  une chaire Ă  prĂȘcher, et recouvert de soie 
brochĂ©e d’or. Le dedans de la tente Ă©tait doublĂ© d’étoffe de soie do-
rĂ©e ; une couronne incrustĂ©e de perles et de pierres prĂ©cieuses Ă©tait 

p283

 

suspendue, Ă  la hauteur d’une coudĂ©e, au-dessus de la tĂȘte du sultan. 
Les principaux Ă©mirs Ă©taient assis sur des siĂšges, Ă  la droite et Ă  la 
gauche du prince. Des fils de rois 

511

, portant dans leurs mains des 

Ă©mouchoirs, se tenaient devant lui. PrĂšs de la porte de la tente Ă©taient 
postĂ©s le lieutenant du souverain, le vizir, le chambellan et le secrĂ©-
taire de l’

alĂąmah

, que les Turcs appellent 

al thamgha

  (

al

 signifie 

rouge, et 

thamgha

 parafe) 

512

. Tous les quatre se levĂšrent devant moi, 

lorsque j’entrai, et m’accompagnĂšrent Ă  l’intĂ©rieur. Je saluai le sultan, 
et il m’interrogea touchant La Mecque, MĂ©dine, JĂ©rusalem, HĂ©bron, 
Damas, l’Égypte, AlmĂ©lic annĂącir, les deux IrĂąks, leur souverain et la 
Perse. Le secrĂ©taire de l’alĂąmah nous servait de truchement. Ensuite le 
moueddhin appela les fidĂšles Ă  la priĂšre de midi, et nous nous en re-
tournĂąmes. 

Nous assistions aux priĂšres, en compagnie du sultan, et cela pen-

dant des journĂ©es d’un froid excessif et mortel. Le sultan ne nĂ©gligeait 

                                           

511

  Apparemment les princes de sa lignĂ©e. 

512

  Le sceau impĂ©rial, le porteur, appelĂ© 

tamgaci

, Ă©tant ainsi un garde des sceaux 

dans le sens originel du terme. 

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Ibn BattĂ»ta — Voyages 

236 

 

II. De La Mecque aux steppes russes et Ă  l’Inde 

pas de faire la priĂšre de l’aurore ni celle du soir avec les fidĂšles. Il 
s’asseyait pour rĂ©citer les louanges de Dieu, en langue turque, aprĂšs la 
priĂšre de l’aurore jusqu’au lever du soleil. Tous ceux qui se trouvaient 
dans la mosquĂ©e s’approchaient de lui ; il leur prenait la main et la 
leur pressait. Ils agissent de mĂȘme Ă  la priĂšre de l’aprĂšs-midi. Lors-
qu’on apportait au sultan un prĂ©sent de raisins secs ou de dattes (or les 
dattes sont rares chez eux et ils les recherchent fort), il en donnait de 
sa propre main Ă  tous ceux qui se trouvaient dans la mosquĂ©e. 

 

A

NECDOTE

 

Parmi les actions gĂ©nĂ©reuses de ce roi, je citerai la suivante : 

j’assistai un jour Ă  la priĂšre de l’aprĂšs-midi, et le 

p284

 sultan ne s’y 

trouva pas. Un de ses pages vint avec un tapis, qu’il Ă©tendit en face du 
mihrĂąb, oĂč le prince avait coutume de prier. Il dit Ă  l’imĂąm Hoçùm 
eddĂźn AlyĂąghi : « Notre maĂźtre veut que tu l’attendes un instant pour 
faire la priĂšre, jusqu’à ce qu’il ait achevĂ© ses ablutions. Â» L’imĂąm se 
leva et dit en persan : « Le 

namĂąz

 [c’est-Ă -dire la priĂšre] est-il pour 

Dieu ou pour ThermachĂźrĂźn ? Â» Puis il ordonna au moueddhin de rĂ©ci-
ter le second appel Ă  la priĂšre 

513

. Le sultan arriva lorsqu’on avait dĂ©jĂ  

terminĂ© deux rec’ahs ou gĂ©nuflexions de la priĂšre. Il fit les deux der-
niĂšres rec’ahs derriĂšre tout le monde, et cela dans l’endroit oĂč les fidĂš-
les dĂ©posent leurs sandales, prĂšs de la porte de la mosquĂ©e ;  aprĂšs 
quoi, la priĂšre publique fut achevĂ©e, et il accomplit seul les deux 
rec’ahs qu’il avait passĂ©es. Puis il se leva, s’avança en riant vers 
l’imĂąm, afin de lui prendre la main, et s’assit en face du mihrĂąb. Le 
cheĂŻkh et imĂąm Ă©tait Ă  son cĂŽtĂ©, et moi j’étais Ă  cĂŽtĂ© de l’imĂąm. Le 
prince me dit : « Quand tu seras retournĂ© dans ton pays, racontes-y 
qu’un fakĂźr persan agit de la sorte avec le sultan des Turcs. » 

Ce cheĂŻkh prĂȘchait les fidĂšles tous les vendredis ; il ordonnait au 

sultan d’agir conformĂ©ment Ă  la loi, et lui dĂ©fendait de commettre des 
actes illĂ©gaux ou tyranniques. Il lui parlait avec duretĂ© ; le sultan se 
taisait et pleurait. Le cheĂŻkh n’acceptait aucun prĂ©sent du prince, ne 

                                           

513

  Le premier appel Ă  la priĂšre, l’

Ă©zan

  (

adhan

), est répété avec quelques varia-

tions Ă  l’intĂ©rieur de la mosquĂ©e une fois que l’assistance est alignĂ©e pour la 
priĂšre. Ce deuxiĂšme appel est nommĂ© 

iqama

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Ibn BattĂ»ta — Voyages 

237 

 

II. De La Mecque aux steppes russes et Ă  l’Inde 

mangeait mĂȘme pas Ă  sa table, et ne revĂȘtait pas d’habits donnĂ©s par 
lui ; en un mot, c’était un des plus vertueux serviteurs de Dieu. Je 
voyais souvent sur lui une tunique d’étoffe de coton, doublĂ©e et pi-
quĂ©e de coton, toute usĂ©e et toute dĂ©chirĂ©e. Sur sa tĂȘte il portait un 
haut bonnet de feutre, dont le pareil pouvait valoir un 

kĂźrĂąth 

514

p285

 et 

il n’avait pas d’

imĂąmah

 

515

. Je lui dis un jour : « Ă” mon seigneur, 

qu’est-ce que cette tunique dont tu es vĂȘtu ? Certes elle n’est pas 
belle. Â» Il me rĂ©pondit : « O mon fils, cette tunique ne m’appartient 
pas, mais elle appartient Ă  ma fille. Â» Je le priai d’accepter quelques-
uns de mes vĂȘtements. Il me dit : « J’ai fait vƓu Ă  Dieu, il y a cin-
quante ans, de ne rien recevoir de personne ; si j’acceptais un don de 
quelqu’un, ce serait de toi. » 

Lorsque j’eus rĂ©solu de partir, aprĂšs avoir sĂ©journĂ© prĂšs de ce sul-

tan durant cinquante-quatre jours, il me donna sept cents dĂźnĂąrs, et une 
pelisse de zibeline qui valait cent dĂźnĂąrs, et que je lui demandai, Ă  
cause du froid. Lorsque je la lui eus demandĂ©e, il prit mes manches et 
se mit Ă  me la passer de sa propre main, marquant ainsi son humilitĂ©, 
sa vertu et la bontĂ© de son caractĂšre. Il me donna deux chevaux et 
deux chameaux. Quand je voulus lui faire mes adieux, je le rencontrai 
au milieu du chemin, se dirigeant vers une rĂ©serve de chasse. La jour-
nĂ©e Ă©tait excessivement froide ; en vĂ©ritĂ©, je ne pus profĂ©rer une seule 
parole, Ă  cause de la violence du froid. Il comprit cela, sourit et me 
tendit la main ; aprĂšs quoi, je m’en retournai. 

Deux ans aprĂšs mon arrivĂ©e dans l’Inde, nous apprĂźmes que les 

principaux de ses sujets et de ses Ă©mirs s’étaient rĂ©unis dans la plus 
Ă©loignĂ©e de ses provinces qui avoisinent la Chine. C’est lĂ  que se 
trouvait la plus grande partie de ses troupes. Ils prĂȘtĂšrent serment Ă  un 
de ses cousins nommĂ© Bouzoun Oghly 

516

 ; or tous les 

p286

 fils de rois 

                                           

514

  Le qirat ou carat Ă©tait le 1/24 du mithqal d’or ou le 1/16 du dirham d’argent. 

515

  PiĂšce de mousseline que l’on roule autour de la calotte ; turban. 

516

  L’islamisation et le recentrage de l’empire sur la Transoxiane, qui procĂšdent 

du mĂȘme objectif : profiter de la production agricole et artisanale, ainsi que du 
flux commercial d’un pays de vieille civilisation, indisposent les chefs tribaux, 
shamanistes du vieux noyau oriental de l’empire. D’oĂč la rĂ©action qui se mani-
feste en 1334 avec Buzan, fils de Duwa Timur (voir ci-dessus, n. 58) et donc 
neveu de Tarmashirin. On possĂšde des monnaies de Buzan datant de 1334, 
mais avec la dĂ©position de Tarmashirin on entre dans une pĂ©riode d’anarchie 
et il n’est pas impossible que des rĂšgnes se superposent et que ces Ă©vĂ©nements 

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Ibn BattĂ»ta — Voyages 

238 

 

II. De La Mecque aux steppes russes et Ă  l’Inde 

sont appelĂ©s par les Turcs 

oghly 

517

. Bouzoun Ă©tait musulman ; mais 

c’était un homme impie et mĂ©chant. Les Tartares le reconnurent pour 
roi et dĂ©posĂšrent ThermachĂźrĂźn, parce que ce dernier avait agi contrai-
rement aux prĂ©ceptes de leur aĂŻeul commun, le maudit TenkĂźz, celui-lĂ  
mĂȘme qui a dĂ©vastĂ© les contrĂ©es musulmanes, et dont il a Ă©tĂ© question 
ci-dessus. TenkĂźz avait composĂ© un livre contenant ses lois, et qui est 
appelĂ©, chez ces peuples, Aliaçùk 

518

. Il est d’obligation pour les Tar-

tares de dĂ©poser tout prince qui dĂ©sobĂ©it aux prescriptions de ce livre. 
Parmi ses prĂ©ceptes, il y en a un qui leur commande de se rĂ©unir une 
fois tous les ans. On appelle ce jour 

Thoi 

519

, c’est-à-dire jour de Fes-

tin. Les descendants de TenkĂźz et les Ă©mirs viennent Ă  cette rĂ©union de 
tous les points de l’empire. Les khĂątoĂ»ns et les principaux officiers de 
l’armĂ©e y assistent aussi. Si le sultan a changĂ© quelque chose aux 
prescriptions de TenkĂźz, les chefs des Tartares s’approchent de lui et 
lui disent : Â« Tu as fait tel et tel changement et tu t’es conduit ainsi. Il 
est donc devenu nĂ©cessaire de te dĂ©poser. Â» Ils le prennent par la 
main, le font descendre de dessus son trĂŽne et y placent un autre des-
cendant de TenkĂźz. Si un des principaux Ă©mirs a commis une faute 
dans son gouvernement, ils prononcent contre lui la peine qu’il a mĂ©-
ritĂ©e. 

Le sultan ThermachĂźrĂźn avait mis fin aux jugements prononcĂ©s ce 

jour-lĂ , et abrogĂ© la coutume de cette rĂ©union. Les Tartares supportĂš-
rent avec beaucoup de peine cette conduite du sultan. Ils lui repro-
chaient aussi d’avoir sĂ©journĂ© quatre ans de suite dans la portion des 
États contigu au Khorùçùn, et de n’ĂȘtre pas venu dans 

p287

 la portion 

qui touche Ă  la Chine. Il est d’usage que le roi se rende chaque annĂ©e 
dans ces rĂ©gions, qu’il y examine leur situation et l’état des troupes 
qui s’y trouvent ; car c’est de lĂ  que leurs rois sont originaires 

520

Leur capitale est la ville d’AlmĂąlik. 

                                                                                                                   

qui ne sont nulle part datĂ©s se soient dĂ©roulĂ©s en 1335 (voir la prĂ©face pour les 
problĂšmes de chronologie). 

517

  Le titre serait plutĂŽt 

oghlan

518

  

Yasa

 ou 

Yasak

, le code Ă©dictĂ© par Gengis. 

519

  Le 

toy

 (festin) est ici employĂ© dans le sens de 

kurultay

 (assemblĂ©e), mais les 

deux termes dĂ©signent une rĂ©union officielle des dignitaires mongols. 

520

  L’apanage d’origine de TchaghataĂŻ Ă©tait situĂ© dans la rĂ©gion d’Almalik. 

background image

 

Ibn BattĂ»ta — Voyages 

239 

 

II. De La Mecque aux steppes russes et Ă  l’Inde 

Lorsque les Tartares eurent prĂȘtĂ© serment Ă  Bouzoun, il se mit en 

marche avec une armĂ©e considĂ©rable. ThermachĂźrĂźn craignit quelque 
complot de la part de ses Ă©mirs, ne se fia point Ă  eux, et monta Ă  che-
val, accompagnĂ© de quinze cavaliers seulement, afin de gagner la pro-
vince de Ghaznah, qui faisait partie de son empire. Le vice-roi de cette 
province Ă©tait le principal de ses Ă©mirs et son confident, BoronthaĂŻh. 
Cet Ă©mir aime l’islamisme et les musulmans ; il a construit dans son 
gouvernement environ quarante ermitages, oĂč l’on distribue des ali-
ments aux voyageurs. Il commande Ă  une armĂ©e nombreuse. Je n’ai 
pas rencontrĂ© parmi tous les mortels que j’ai vus dans toute l’étendue 
de l’univers, un homme d’une stature plus Ă©levĂ©e que la sienne. 

Lorsque ThermachĂźrĂźn eut traversĂ© le fleuve DjeĂŻhoĂ»n, et qu’il eut 

pris le chemin de Balkh, il fut vu d’un Turc, au service de Ianki, fils 
de son frĂšre Kebec. Or le sultan ThermachĂźrĂźn avait tuĂ© son frĂšre Ke-
bec 

521

, dont il a été question plus haut. Le fils de ce prince, Ianki, res-

tait Ă  Balkh. Lorsque le Turc l’informa de la rencontre de son oncle, il 
dit : « Il ne s’est enfui qu’à cause de quelque affaire grave qui lui sera 
survenue. Â» il montai cheval avec ses officiers, se saisit de ThermachĂź-
rĂźn et l’emprisonna. 

Cependant Bouzoun arriva Ă  Samarkand et Ă  BokhĂąra dont les ha-

bitants le reconnurent pour souverain. Ianki lui amena ThermachĂźrĂźn. 
On raconte que quand ce 

p288

 prince fut arrivĂ© Ă  NĂ©cef, prĂšs de Samar-

kand, il y fut mis Ă  mort et y fut enseveli 

522

, et que le cheĂŻkh Chems 

eddĂźn Guerden BurĂźdĂą est le gardien de son mausolĂ©e. On dit aussi 
que ThermachĂźrĂźn ne fut pas tuĂ©, ainsi que nous le raconterons ci-
dessous. 

Guerden

 (en persan) signifie cou et 

burĂźdĂą

 (

burĂźdeh

) coupĂ©. 

Ce cheĂŻkh fut appelĂ© de ce nom Ă  cause d’une blessure qu’il avait re-
çue au cou ; je l’ai rencontrĂ© dans l’Inde et je parlerai de lui ci-aprĂšs. 

Lorsque Bouzoun fut devenu roi, le fils du sultan ThermachĂźrĂźn, 

BĂ©chùï Oghoul (ou mieux Oghly, d’aprĂšs un manuscrit), sa sƓur et le 

                                           

521

  D’aprĂšs  l’« Anonyme  d’Iskandar »,  pratiquement la seule source historique 

qui traite de ces Ă©vĂ©nements Kebek serait mort de mort naturelle. De mĂȘme on 
ne connaĂźt pas ce Ianki, Ă  moins qu’il ne s’agisse de Tchengshi, successeur de 
Buzan (1334-1338), gĂ©nĂ©ralement connu comme fils d’EbĂŒgen, septiĂšme fils 
de Duwa, mais parfois donnĂ© comme fils de Kebek. 

522

  

Cette Necef est la mĂȘme que Nakhshab mentionnĂ©e plus haut. D’aprĂšs 
d’autres sources aussi, Tarmashirin serait mort dans cette ville. 

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Ibn BattĂ»ta — Voyages 

240 

 

II. De La Mecque aux steppes russes et Ă  l’Inde 

mari de celle-ci, FĂźroĂ»z s’enfuirent Ă  la cour du roi de l’Inde. Il les 
traita avec considĂ©ration et leur assigna un logement splendide, Ă  
cause de l’amitiĂ© et de l’échange de lettres et de prĂ©sents qui existaient 
entre lui et ThermachĂźrĂźn, Ă  qui il donnait le titre de frĂšre. Dans la 
suite, un individu arriva du Sind et prĂ©tendit ĂȘtre ThermachĂźrĂźn. Les 
hommes furent d’opinions diffĂ©rentes touchant ce qui le regardait. 
’ImĂąd almulc SertĂźz, affranchi du roi de l’Inde et vice-roi du Sind, ap-
prit cela. Il Ă©tait appelĂ© 

MĂ©lic’Arz

, le Roi des revues, car c’était devant 

lui que les troupes de l’Inde passaient en revue, et il en avait le com-
mandement. Il rĂ©sidait Ă  MoltĂąn, capitale du Sind. Il envoya prĂšs de 
cet individu quelques Turcs qui avaient connu ThermachĂźrĂźn. Ils revin-
rent et dirent Ă  SertĂźz que cet homme Ă©tait vraiment ThermachĂźrĂźn. Sur 
ce rapport, SertĂźz ordonna d’élever pour lui une 

sérùdjeh

 ou 

afrĂądj

c’est-Ă -dire une tente 

523

, Elle fut dressĂ©e en dehors de la ville. SertĂźz 

fit, pour recevoir cet individu, les prĂ©paratifs que l’on fait ordinaire-
ment pour les princes. Il sortit Ă  sa rencontre, mit pied Ă  terre devant 
lui, le salua et le conduisit respectueusement Ă  la sĂ©rĂądjeh, oĂč cet 
homme entra Ă  cheval, selon la coutume des rois. Personne ne 

p289

 

douta que ce ne fĂ»t ThermachĂźrĂźn. Il envoya annoncer son arrivĂ©e au 
roi de l’Inde. Le roi lui dĂ©pĂȘcha des Ă©mirs, afin qu’ils allassent au-
devant de lui avec les mets de l’hospitalitĂ©. 

Il y avait au service du roi de l’Inde un mĂ©decin qui avait prĂ©cĂ©-

demment servi ThermachĂźrĂźn, et qui Ă©tait devenu le premier des mĂ©de-
cins de l’Inde. Il dit au roi : « J’irai trouver cet homme, et je saurai si 
ses prĂ©tentions sont fondĂ©es. J’ai soignĂ© un abcĂšs que ThermachĂźrĂźn 
avait au-dessous du genou, et dont la marque est restĂ©e visible ; je sau-
rai la vĂ©ritĂ© par ce moyen. Â» Ce mĂ©decin alla donc trouver le nouveau 
venu, et se joignit aux Ă©mirs qui Ă©taient chargĂ©s de le recevoir. Il fut 
admis en sa prĂ©sence et resta assidĂ»ment prĂšs de lui Ă  la faveur de leur 
ancienne connaissance ; enfin, un jour aprĂšs, il palpa ses jambes et 
dĂ©couvrit la cicatrice. Cet homme lui fit des reproches et lui dit : « Tu 
veux regarder l’abcĂšs que tu as guĂ©ri ; en voici la place. Â» En mĂȘme 
temps il lui fit voir la cicatrice. Le mĂ©decin connut par lĂ , Ă  n’en plus 
douter, que cet homme Ă©tait ThermachĂźrĂźn. Il retourna prĂšs du roi de 
l’Inde et lui annonça la nouvelle. 

                                           

523

  Voir aussi chap. 3, n. 22. 

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Ibn BattĂ»ta — Voyages 

241 

 

II. De La Mecque aux steppes russes et Ă  l’Inde 

Quelque temps aprĂšs, le vizir Khodjah DjihĂąn Ahmed, fils d’AĂŻĂąs, 

et le chef des Ă©mirs, KothloĂ» KhĂąn 

524

, qui avait été précepteur du sul-

tan de l’Inde dans son enfance, allĂšrent trouver ce roi et lui dirent : 
« Ă” seigneur du monde, ce sultan ThermachĂźrĂźn es arrivĂ© ; il est vĂ©ri-
table que cet hommes est bien le sultan. Il y a ici environ quarante 
mille de ses sujets, son fils et son gendre 

525

. As-tu bien examinĂ© ce 

qui arrivera s’ils se joignent Ă  lui ? Â» Ce discours fit une vive impres-
sion sur le sultan, et il ordonna d’amener ThermachĂźrĂźn en toute hĂąte. 
Lorsque ce prince parut devant le sultan, il reçut l’ordre de lui tĂ©moi-
gner son respect, comme tout le monde, et fut traité sans considéra-
tion. Le sultan lui 

p290

 dit : 

YĂą mĂąder gĂąny

, « Ô fils d’une prostituĂ©e ! » 

(ce qui est un reproche dĂ©shonorant), comme tu mens ! Tu dis que tu 
es ThermachĂźrĂźn ; cependant ce prince a Ă©tĂ© tuĂ© et voici le gardien de 
son mausolĂ©e. Par Dieu, sans la crainte de commettre un crime, certes, 
je te tuerais ! Qu’on lui donne, ajouta-t-il cinq mille dinars, qu’on le 
mĂšne Ă  la maison de BĂ©chùï Oghoul et de sa sƓur, les deux enfants de 
ThermachĂźrĂźn, et qu’on leur dise : Â« Cet imposteur prĂ©tend ĂȘtre votre 
pĂšre. Â» Cet homme alla donc trouver le prince et sa sƓur ; ils le recon-
nurent et il passa la nuit prĂšs d’eux, surveillĂ© par des gardiens. Le len-
demain matin, il fut tirĂ© de cette maison ; le prince et la princesse 
craignirent qu’on ne les fĂźt pĂ©rir, Ă  cause de cet homme. En consĂ©-
quence, ils le dĂ©savouĂšrent pour leur pĂšre. Il fut exilĂ© de l’Inde et du 
Sind, et prit le chemin de KĂźdj et du MecrĂąn. Les habitants des pro-
vinces situĂ©es sur sa route lui tĂ©moignaient du respect, lui donnaient 
l’hospitalitĂ© et lui faisaient des prĂ©sents. Il arriva enfin Ă  ChĂźrĂąz. Le 
prince de cette ville, Abou IshĂąk, le traita avec considĂ©ration et lui as-
signa une somme suffisante pour son entretien. Lorsque j’entrai dans 
ChĂźrĂąz, Ă  mon retour de l’Inde, on me dit que cet homme y Ă©tait en-
core. Je dĂ©sirais le voir ; mais je ne le fis pas, parce qu’il demeurait 
dans une maison oĂč personne ne le visitait sans la permission du sul-
tan Abou IshĂąk, et que je craignis les consĂ©quences de cette visite. 
Dans la suite je me repentis de ne l’avoir pas vu. 

Mais revenons Ă  Bouzoun. 

                                           

524

  Pour ces personnages, voir plus loin p. 353 et 354. 

525

  Ces Ă©lĂ©ments sont peut-ĂȘtre en liaison avec une invasion controversĂ©e de Tar-

mashirin en Inde en 1326-1327. 

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Ibn BattĂ»ta — Voyages 

242 

 

II. De La Mecque aux steppes russes et Ă  l’Inde 

Lorsque ce prince se fut emparĂ© de la royautĂ©, il tourmenta les mu-

sulmans, traita injustement ses sujets, et permit aux chrĂ©tiens et aux 
juifs de rĂ©parer leurs temples. Les musulmans se plaignirent de cela, 
et attendirent impatiemment que quelque revers vĂźnt atteindre Bou-
zoun. La conduite tyrannique de ce prince arriva Ă  la connaissance de 
KhĂąlĂźl, fils du sultan YaçaoĂ»n 

526

p291

 celui-lĂ  mĂȘme qui avait Ă©tĂ© 

vaincu dans sa tentative pour s’emparer du Khorùçùn. Il se rendit prĂšs 
du roi de HĂ©rĂąt, qui Ă©tait le sultan HoçaĂŻn, fils du sultan GhiyĂąth eddĂźn 
alghoĂ»ry 

527

, lui rĂ©vĂ©la ses projets et le pria de l’aider d’hommes et 

d’argent, Ă  condition qu’il partagerait avec lui son royaume, lorsqu’il 
en aurait fait la conquĂȘte. Le roi HoçaĂŻn fit partir avec lui une armĂ©e 
considĂ©rable. Entre HĂ©rĂąt et Termedh, il y a neuf jours de distance. 
Lorsque les Ă©mirs musulmans apprirent l’arrivĂ©e de KhalĂźl, ils lui fi-
rent leur soumission et lui tĂ©moignĂšrent leur dĂ©sir de combattre les 
infidĂšles 

528

. Le premier qui vint le trouver fut ’AlĂą almulc KhodhĂą-

wend ZĂądeh, prince de Termedh 

529

. C’était un Ă©mir puissant, un des-

cendant de Mahomet par HoçaĂŻn. Il joignit KhalĂźl avec quatre mille 
musulmans. KhalĂźl fut joyeux de son arrivĂ©e, l’investit du vizirat et lui 
confia l’exercice de l’autoritĂ©. ’AlĂą almulc Ă©tait au nombre des hom-
mes les plus braves. D’autres Ă©mirs vinrent de toutes parts se rĂ©unir Ă  
KhalĂźl, qui engagea le combat contre Bouzoun. Les troupes de celui-ci 

                                           

526

  Yasa’ur, descendant de TchaghataĂŻ, n’a jamais Ă©tĂ© souverain ; il se mĂȘla dans 

les luttes entre TchaghataĂŻdes et Ilkhans, envahit le Khorasan Ă  deux reprises 
en 1314 et 1319 et fut tuĂ© en 1320. On ne lui reconnaĂźt qu’un seul fils, Kaz-
gan, qui rĂ©gna de 1343 Ă  1346. Par contre, ce Khalil est connu comme un der-
viche turc, prĂ©tendant ĂȘtre un descendant de Gengis Khan et chef spirituel de 
Baha al-din Naqshabandi (1318.1389), fondateur Ă©ponyme d’un ordre mysti-
que. On possĂšde des monnaies frappĂ©es Ă  son nom datant de 1342 et 1344. Il a 
dĂ» apparaĂźtre dans le vide politique installĂ© en Transoxiane aprĂšs la mort de 
Tchengshi et le retrait de son frĂšre Yisen Timur (1338-1340) Almalik. Il n’est 
donc peut-ĂȘtre pas directement liĂ© Ă  la mort de Buzan. 

527

  Voir plus loin p. 302 et n. 109. 

528

  Il s’agit apparemment d’une alliance des chefs mongols musulmans, c’est-Ă -

dire principalement ceux de la Transoxiane contre les Mongols paĂŻens de 
l’Est. 

529

  Les Sayyids, descendants de Muhammad, de Tirmidh (voir plus loin n. 95), 

avaient acquis suffisamment d’importance dĂšs le dĂ©but du 

XIII

e

 siĂšcle pour que 

Muhammad Khwarezmshah, en conflit avec le calife abbasside al-Nasir, 
nomme un « anticalife Â» dans la personne d’un membre de cette famille, 
connue plus tard sous le nom de Khudawandzade. Le personnage citĂ© par Ibn 
BattĂ»ta comme « prince Â» de Tirmidh semble donc descendre de cette mĂȘme 
famille. 

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Ibn BattĂ»ta — Voyages 

243 

 

II. De La Mecque aux steppes russes et Ă  l’Inde 

passĂšrent du cĂŽtĂ© de KhalĂźl, et lui 

p292

 livrĂšrent Bouzoun chargĂ© de 

chaĂźnes. KhalĂźl le fit Ă©trangler avec des cordes d’arc ; car c’est la cou-
tume de ces peuples de ne faire périr les fils des rois que par strangu-
lation. 

Le royaume tout entier fut soumis Ă  KhalĂźl. Il passa ses troupes en 

revue Ă  Samarkand. Elles montaient Ă  quatre-vingt mille hommes, 
couverts de cuirasses et dont les chevaux Ă©taient bardĂ©s de fer 

530

. Il 

congĂ©dia l’armĂ©e avec laquelle il Ă©tait venu de HĂ©rĂąt et marcha vers le 
pays d’AlmĂąlik. Les Tartares mirent Ă  leur tĂȘte un des leurs, et ren-
contrĂšrent KhalĂźl Ă  la distance de trois journĂ©es de marche d’AlmĂąlik, 
dans le voisinage de TharĂąz 

531

. Le combat fut chaud, et les deux ar-

mĂ©es tinrent ferme. L’émir KhodhĂąwend ZĂądeh, vizir de KhalĂźl, fit, Ă  
la tĂȘte de vingt mille musulmans, une charge Ă  laquelle les Tartares ne 
purent rĂ©sister. Ils furent mis en dĂ©route et eurent un grand nombre de 
morts. KhalĂźl s’arrĂȘta trois jours Ă  AlmĂąlik, et en sortit pour extermi-
ner ceux des Tartares qui avaient survĂ©cu. Ils se soumirent Ă  lui. Alors 
il s’avança jusqu’à la frontiĂšre du KhithĂą et de la Chine et conquit les 
villes de KarĂąkoroum et de BichbĂąligh 

532

. Le sultan de la Chine en-

voya contre lui des troupes, mais dans la suite la paix fut conclue entre 
eux. La puissance de KhalĂźl devint considĂ©rable, et les autres rois le 
craignirent ; il montra de l’équitĂ©, plaça des troupes Ă  AlmĂąlik, y lais-
sa son vizir KhodhĂąwend ZĂądeh, et retourna Ă  Samarkand et Ă  BokhĂą-
ra. 

Par la suite, les Turcs voulurent exciter du dĂ©sordre : ils calomniĂš-

rent le vizir prĂšs de KhalĂźl, prĂ©tendant qu’il avait l’intention de se rĂ©-
volter et disait qu’il Ă©tait plus digne du trĂŽne que KhalĂźl, Ă  cause de sa 
parentĂ© avec le 

p293

 ProphĂšte, de sa libĂ©ralitĂ© et de sa bravoure. KhalĂźl 

envoya un vice-roi Ă  AlmĂąlik, en remplacement du vizir, et ordonna Ă  
celui-ci de venir le trouver avec un petit nombre de personnes. DĂšs 
qu’il fut arrivĂ©, il le tua sans plus ample information. Ce meurtre fut la 

                                           

530

  Jean du Plan Carpin, qui fut envoyĂ© Ă  Qaraqorum en 1243, mentionne les cui-

rasses mongoles. 

531

  Sur la riviĂšre Talas, Ă  trois cents miles Ă  l’ouest d’Almalik. 

532

  Qaraqorum, sur la riviĂšre Orkhon, Ă©tait situĂ©e au nord de la Mongolie actuelle, 

Beshbaliq dans la rĂ©gion de Turfan, en Turkistan chinois. Ces berceaux de 
l’empire mongol Ă©taient sous le contrĂŽle de l’empire mongol des Yuan de 
Chine dont les souverains portaient Ă©galement le titre de Khan suprĂȘme des 
Mongols. 

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Ibn BattĂ»ta — Voyages 

244 

 

II. De La Mecque aux steppes russes et Ă  l’Inde 

cause de la ruine de son royaume. Lorsque l’autoritĂ© de KhalĂźl fut de-
venue considĂ©rable, il se rĂ©volta contre le prince de HĂ©rĂąt, qui l’avait 
fait hĂ©riter du trĂŽne, et lui avait fourni des troupes et de l’argent. Il lui 
Ă©crivit de faire la priĂšre en son nom, dans le royaume de HĂ©rĂąt, et de 
frapper Ă  son coin la monnaie d’or et d’argent. Cette conduite mĂ©-
contenta fort MĂ©lic HoçaĂŻn ; il fit Ă  KhalĂźl une rĂ©ponse trĂšs grossiĂšre. 
KhalĂźl se prĂ©para Ă  le combattre. Mais les troupes musulmanes ne le 
secoururent pas et le jugĂšrent rebelle Ă  son bienfaiteur. Cette nouvelle 
parvint à Mélic Hoçaïn. Il fit marcher son armée sous le commande-
ment de son cousin germain MĂ©lic WernĂą. Les deux armĂ©es en vinrent 
aux mains. KhalĂźl fut mis en dĂ©route, fait prisonnier et menĂ© Ă  MĂ©lic 
HoçaĂŻn. Ce prince lui accorda la vie, le logea dans un palais, lui donna 
une jeune esclave et lui assigna une pension. C’est dans cet Ă©tat que je 
le laissai, Ă  la fin de l’annĂ©e 747, lors de ma sortie de l’Inde 

533

Mais revenons Ă  notre propos. 

Lorsque j’eus fait mes adieux au sultan Thermachürün, je me diri-

geai vers la ville de Samarkand 

534

, une des plus grandes, des plus bel-

les et des plus magnifiques citĂ©s du monde. Elle est bĂątie sur le bord 
d’une riviĂšre nommĂ©e riviĂšre des Foulons, et couverte de machines 
hydrauliques, qui arrosent des jardins. C’est prĂšs de 

p294

 cette riviĂšre 

que se rassemblent les habitants de la ville, aprĂšs la priĂšre de quatre 
heures du soir, pour se divertir et se promener. Ils y ont des estrades et 
des siĂšges pour s’asseoir, et des boutiques oĂč l’on vend des fruits et 
d’autres aliments. Il y avait aussi sur le bord du fleuve des palais 
considĂ©rables et des monuments qui annonçaient l’élĂ©vation de 
l’esprit des habitants de Samarkand. La plupart sont ruinĂ©s, et une 
grande partie de la ville a Ă©tĂ© aussi dĂ©vastĂ©e. Elle n’a ni muraille ni 
portes. Des jardins se trouvent compris dans l’intĂ©rieur de la ville. Les 
habitants de Samarkand possĂšdent des qualitĂ©s gĂ©nĂ©reuses, et ont de 
l’amitiĂ© pour les Ă©trangers ; ils valent mieux que ceux de BokhĂąra. 

                                           

533

  Il faudrait lire « j’ai laissĂ© la situation Â», puisqu’Ibn BattĂ»ta ne passa pas par 

HĂ©rat Ă  son retour en 1347. 

534

  Samarkande est situĂ©e sur la rive ouest de Zarafshan dans l’actuel Uzbekistan 

soviĂ©tique. Ibn BattĂ»ta doit confondre avec la riviĂšre des Foulons qui coule Ă  
Nakhshab. La ville, dĂ©truite par les Mongols en 1219, n’a repris de 
l’importance qu’à la fin du 

XIV

e

 siĂšcle, quand elle est devenue la capitale de 

Timur. 

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Ibn BattĂ»ta — Voyages 

245 

 

II. De La Mecque aux steppes russes et Ă  l’Inde 

PrĂšs de Samarkand est le tombeau de Kotham, fils d’AbbĂąs, fils 

d’Abd almotthalib 

535

, qui fut tuĂ© lors de la conquĂȘte de cette ville par 

les musulmans. Les habitants de Samarkand sortent chaque nuit du 
dimanche au lundi et du jeudi au vendredi, pour visiter ce tombeau. 
Les Tartares y viennent aussi en pĂšlerinage, lui vouent des offrandes 
considĂ©rables, et y apportent des bƓufs, des moutons, des dirhems et 
des dĂźnĂąrs. Tout cela est dĂ©pensĂ© pour traiter les voyageurs et pour 
l’entretien des serviteurs de l’ermitage et du tombeau bĂ©ni. Au-dessus 
de ce monument est un dĂŽme Ă©levĂ© sur quatre pilastres Ă  chaque pilas-
tre sont jointes deux colonnes de marbre il y en a de vertes, de noires, 
de blanches et de rouges. Les murailles du dĂŽme sont de marbre nuan-
cĂ© de diverses couleurs, peint et dorĂ© ; et son toit est en plomb. Le 
tombeau est recouvert de planches d’ébĂšne incrustĂ©es d’or et de pier-
reries, et revĂȘtues d’argent aux angles. Au-dessus de lui sont suspen-
dues trois lampes d’argent. Les tapis du dĂŽme sont de laine et de co-
ton 

536

. En 

p295

 dehors coule un grand fleuve, qui traverse l’ermitage 

voisin, et sur les bords duquel il y a des arbres, des ceps de vigne et 
des jasmins. Dans l’ermitage se trouvent des habitations oĂč logent les 
voyageurs. Les Tartares, durant le temps de leur idolĂątrie, n’ont rien 
changĂ© Ă  l’état de cet endroit bĂ©ni ; au contraire, ils regardaient sa 
possession comme d’un heureux augure, Ă  cause des miracles dont ils 
y Ă©taient tĂ©moins. 

L’inspecteur gĂ©nĂ©ral 

537

, de ce sĂ©pulcre bĂ©ni et de ce qui lui est 

contigu, lorsque nous y logeĂąmes, Ă©tait l’émir GhiyĂąth eddĂźn Mo-
hammed, fils d’Abd alkĂądir, fils d’Abd al’azĂźz, fils de YoĂ»cef, fils du 
khalife Almostancir Billah, l’AbbĂącide. Le sultan ThermachĂźrĂźn 
l’éleva Ă  cette dignitĂ©, lorsqu’il arriva de l’IrĂąk Ă  sa cour ; mais il se 
trouve actuellement prĂšs du roi de l’Inde, et il sera fait mention de lui 
ci-aprĂšs. Je vis Ă  Samarkand le kĂądhi de cette ville, appelĂ©, chez les 

                                           

535

  Qutham aurait Ă©tĂ© tuĂ© en 676, pendant le siĂšge de cette ville, mais il s’agit 

probablement d’un culte promu par les abbassides pour la gloire de leur fa-
mille. Le tombeau, connu sous le nom de Mazarshah ou Shah Zindeh, consti-
tue aujourd’hui une des principales antiquitĂ©s de la ville. 

536

  Il doit plutĂŽt s’agir de tapis suspendus autour du mausolĂ©e. 

537

  Surintendant des revenus affectĂ©s Ă  la fondation pieuse constituĂ©e pour entre-

tenir le tombeau. L’histoire de Ghiyath al-din, dĂ©jĂ  mentionnĂ© (t. I, p. 326), se-
ra contĂ©e plus loin p. 429 et suiv. 

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Ibn BattĂ»ta — Voyages 

246 

 

II. De La Mecque aux steppes russes et Ă  l’Inde 

Tartares, Sadr aldjihĂąn 

538

, le Chef du monde. C’était un homme ver-

tueux et douĂ© de belles qualitĂ©s. Il se rendit dans l’Inde aprĂšs moi, 
mais il fut surpris par la mort dans la ville de MoltĂąn, capitale du Sind. 

 

A

NECDOTE 

 

Lorsque ce kĂądhi fut mort Ă  MoltĂąn, le secrĂ©taire chargĂ© 

d’annoncer au roi les nouvelles lui Ă©crivit cet Ă©vĂ©nement, et lui apprit 
que ce personnage Ă©tait venu dans l’intention de visiter sa cour, mais 
que la mort l’en avait empĂȘchĂ©. A cette nouvelle, le roi ordonna 
d’envoyer Ă  ses enfants je ne me rappelle plus combien de milliers de 
dĂźnĂąrs, et de compter Ă  ses serviteurs ce qu’il leur aurait donnĂ©, s’ils 
Ă©taient arrivĂ©s Ă  la cour du vivant de leur maĂźtre et avec lui. Le roi de 
l’Inde a, dans chaque ville 

p296

 de ses États, un correspondant qui lui 

Ă©crit tout ce qui se passe dans cette ville et lui annonce tous les Ă©tran-
gers qui y arrivent. DĂšs l’arrivĂ©e d’un de ceux-ci, on Ă©crit de quel pays 
il vient ; on prend note de son nom, de son signalement, des ses vĂȘte-
ments, de ses compagnons, du nombre de ses chevaux et de ses servi-
teurs, de quelle maniĂšre il s’assied et mange ; en un mot, de toute sa 
maniĂšre d’ĂȘtre, de ses occupations et des qualitĂ©s ou des dĂ©fauts qu’on 
remarque en lui. Le voyageur ne parvient Ă  la cour que quand le roi 
connaĂźt tout ce qui le regarde, et les largesses que le prince lui fait 
sont proportionnĂ©es Ă  son mĂ©rite. 

Nous partĂźmes de Samarkand et nous traversĂąmes la ville de NĂ©-

cef 

539

, a laquelle doit son surnom Abou Hafs ’Omar AnnĂ©cĂ©fy 

540

auteur du livre intitulĂ© 

Almanzhoûmah, Le PoÚme

, et traitant des ques-

tions controversĂ©es entre les quatre fakĂźhs 

541

                                           

538

  Pour le titre de sadr, voir ci-dessus, n. 19. 

539

  Ibn BattĂ»ta semble croire que Nakhshab, dĂ©jĂ  visitĂ©e (voir ci-dessus n. 53). et 

« Necef Â» sont deux villes diffĂ©rentes. Or il s’agit de la mĂȘme (voir aussi n. 75 
ci-dessus). Par contre, cette ville situĂ©e sur le chemin de Samarkande Ă  Tir-
midh pourrait ĂȘtre Kish, l’actuelle Shahrisabz. 

540

  Al-Nasafi est mort en 1142. La versification de son ouvrage Ă©tait destinĂ©e Ă  

faciliter la mĂ©morisation des sujets thĂ©ologiques traitĂ©s. 

541

  C’est-Ă -dire les fondateurs des quatre Ă©coles du sunnisme (voir introduction du 

t. I). 

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Ibn BattĂ»ta — Voyages 

247 

 

II. De La Mecque aux steppes russes et Ă  l’Inde 

Ensuite nous arrivĂąmes Ă  la ville de Termedh 

542

, qui a donné nais-

sance Ă  l’imĂąm Abou ’Iça Mohammed, fils d’Iça, fils de SoĂ»rah at-
termedhy 

543

, auteur du 

Aldjñmi’ alkebür, la Grande Collection

, qui 

traite des traditions. C’est une grande ville, bien construite, pourvue 
de beaux marchĂ©s, traversĂ©e par des riviĂšres, et oĂč l’on voit de nom-
breux jardins. Des raisins et surtout des coings, d’une qualitĂ© supĂ©-
rieure, y sont fort abondants, ainsi 

p297

 que la viande et le lait. Les ha-

bitants lavent leur tĂȘte dans des bains chauds avec du lait, en place de 
terre glaise. Il y a chez le propriĂ©taire de chaque bain de grands vases 
remplis de lait. Lorsque quelqu’un entre dans le bain, il en prend dans 
un petit vase et se lave la tĂȘte avec ce lait, qui rafraĂźchit les cheveux et 
les rend lisses. Les habitants de l’Inde emploient pour leurs cheveux 
l’huile de sĂ©same, qu’ils appellent 

assĂźrĂądj

. AprĂšs quoi, ils lavent leur 

tĂȘte avec de la terre glaise. Cela fait du bien au corps, rend les che-
veux lisses et les fait pousser. C’est par ce moyen que la barbe des 
habitants de l’Inde et des gens qui demeurent parmi eux devient lon-
gue. 

L’ancienne ville de Termedh Ă©tait bĂątie sur le bord du DjeĂŻhoĂ»n. 

Lorsque TenkĂźz l’eut ruinĂ©e, la ville actuelle fut construite Ă  deux mil-
les du fleuve. Nous y logeĂąmes, dans l’ermitage du vertueux cheĂŻkh 
’AzĂźzĂąn, un des principaux cheĂŻkhs et des plus gĂ©nĂ©reux, qui possĂšde 
beaucoup d’argent, ainsi que des maisons et des jardins, dont il dĂ©-
pense le produit Ă  recevoir les voyageurs. Je joignis, avant mon arri-
vĂ©e dans cette ville, son prince ’Ala elmulc KhodhĂąwend ZĂądeh 

544

. Il 

y envoya l’ordre de me fournir les provisions dues Ă  un hĂŽte. On nous 
les apportait chaque jour, pendant le temps de notre rĂ©sidence Ă  Ter-
medh. Je rencontrai aussi le kĂądhi de cette ville, KiwĂąm eddĂźn, qui 
Ă©tait en route, afin de voir le sultan ThermachĂźrĂźn, et de lui demander 
la permission de faire un voyage dans l’Inde. Le rĂ©cit de mon entrevue 
avec lui et avec ses deux frĂšres, DhiĂą eddĂźn et BorhĂąn eddĂźn, Ă  MoltĂąn, 
et du voyage que nous fĂźmes tous ensemble dans l’Inde, sera donnĂ© ci-
dessous. Il sera fait aussi mention, s’il plaĂźt Ă  Dieu, de ses deux autres 
frĂšres, ’ImĂąd eddĂźn et SeĂŻf eddĂźn, de ma rencontre avec eux Ă  la cour 

                                           

542

  L’actuelle Termez sur la rive nord de l’Amu Darya Ă  la frontiĂšre soviĂ©to-

afghane. Elle fut rasĂ©e en 1220 par les Mongols. 

543

  Mort en 892, auteur d’une des grandes collections de hadiths. 

544

  Voir ci-dessus, n. 82. 

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Ibn BattĂ»ta — Voyages 

248 

 

II. De La Mecque aux steppes russes et Ă  l’Inde 

du roi de l’Inde, de ses deux fils, de leur arrivĂ©e prĂšs du mĂȘme souve-
rain, aprĂšs le meurtre de leur pĂšre, de leur mariage avec les deux filles 
du vizir Khodjah DjihĂąn, et de tout ce qui arriva Ă  cette occasion. 

p298

Nous passĂąmes ensuite le fleuve DjeĂŻhoĂ»n, pour entrer dans le 

Khorùçùn, et, Ă  compter de notre dĂ©part de Termedh et du passage du 
fleuve, nous marchĂąmes un jour et demi, dans un dĂ©sert et des sables 
oĂč il n’y a aucune habitation, jusqu’à la ville de Balkh 

545

, qui est en 

ruine et inhabitĂ©e. Quiconque la voit la pense florissante, Ă  cause de la 
soliditĂ© de sa construction. Elle a Ă©tĂ© jadis considĂ©rable et Ă©tendue. 
Les vestiges de ses mosquĂ©es et de ses collĂšges subsistent encore, ain-
si que les peintures de ses Ă©difices, tracĂ©es avec de la couleur d’azur. 
Le vulgaire attribue la production de la pierre d’azur Ă  la province de 
Khorùçùn ; mais on la tire des montagnes de BadakhchĂąn, qui ont 
donnĂ© leur nom au rubis badakhchy, ou, comme l’appelle le vulgaire, 

al-balakhch

, rubis balais 

546

. Cette contrĂ©e sera mentionnĂ©e ci-aprĂšs, 

s’il plaĂźt Ă  Dieu. 

Le maudit TenkĂźz a dĂ©vastĂ© Balkh et a dĂ©moli environ le tiers de sa 

[principale] mosquĂ©e, Ă  cause d’un trĂ©sor qui, Ă  ce qu’on lui avait rap-
portĂ©, Ă©tait cachĂ© sous une colonne de ce temple. C’est une des plus 
belles et des plus vastes mosquĂ©es du monde. La mosquĂ©e de RibĂąth 
alfeth 

547

, dans le Maghreb, lui ressemble par la grandeur de ses co-

lonnes ; mais celle de Balkh est plus belle sous les autres rapports. 

p299

 

                                           

545

  Balkh, l’antique Bactres, ville trĂšs importante du Khorasan oriental, le nord-

ouest de l’Afghanistan actuel, fut dĂ©truite Ă  deux reprises pendant l’invasion 
mongole et n’a jamais pu complĂštement se relever. 

546

  Â« En cette province sont produites les pierres prĂ©cieuses appelĂ©es 

balasci

, qui 

sont trĂšs belles et de grande valeur. On les appelle balasci d’aprĂšs Badascian, 
la province ou royaume oĂč on les trouve. [...] Et sachez encore en vĂ©ritĂ© que 
dans une autre montagne de la mĂȘme contrĂ©e on trouve les pierres dont est fait 
l’azur, et c’est le plus fin et le meilleur qui soit au monde. Les pierres dont je 
vous ai parlĂ© et dont on fait l’azur forment des veines qui naissent en monta-
gne comme les autres. Et cette veine est appelĂ©e lapis-lazzuli Â» (Marco P

OLO

). 

Le Badakhshan se trouve Ă  l’extrĂȘme nord-est de l’Afghanistan. 

547

  La mosquĂ©e de Rabat commencĂ©e par le calife almohade Abu Yusuf Ya’qub 

(1189-1199). 

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Ibn BattĂ»ta — Voyages 

249 

 

II. De La Mecque aux steppes russes et Ă  l’Inde 

A

NECDOTE 

 

Un homme versĂ© dans la science de l’histoire m’a racontĂ© que la 

mosquĂ©e de Balkh a Ă©tĂ© construite par une femme, dont le mari, appe-
lĂ© DĂąoĂ»d, fils d’Aly 

548

, Ă©tait Ă©mir ou gouverneur de Balkh pour les 

AbbĂącides. Il advint que le khalife se mit un jour en colĂšre contre les 
habitants de Balkh, Ă  cause d’une action qu’ils avaient commise. Il 
envoya dans leur ville quelqu’un chargĂ© de leur faire payer une 
amende considérable. Lorsque cet officier fut arrivé à Balkh, les fem-
mes et les enfants de la ville se rendirent prĂšs de cette femme dont il a 
Ă©tĂ© question plus haut comme ayant construit la mosquĂ©e, et qui Ă©tait 
l’épouse de leur Ă©mir. Ils se plaignirent Ă  elle de leur situation et de 
l’amende qui leur Ă©tait imposĂ©e. Elle envoya Ă  l’émir, qui Ă©tait venu 
pour lever sur eux cette taxe, un vĂȘtement brodĂ© de perles, Ă  elle ap-
partenant, et dont la valeur surpassait la somme que l’émir avait reçu 
l’ordre de leur faire payer. Elle lui dit, en mĂȘme temps : « Porte ce 
vĂȘtement au khalife, car je le donne comme une offrande en faveur 
des habitants de Balkh, Ă  cause de leur triste situation. Â» Cet Ă©mir alla 
trouver le khalife, jeta le vĂȘtement devant lui et lui raconta ce qui 
s’était passĂ©. Le khalife fut honteux, et dit : « Est-ce que cette femme 
sera plus gĂ©nĂ©reuse que nous ? Â» Il ordonna Ă  l’émir de dispenser de 
l’amende les habitants de Balkh, et de retourner dans cette ville, afin 
de rendre Ă  la femme du gouverneur son vĂȘtement. En outre, il remit 
aux Balkhiens le tribut d’une annĂ©e. L’émir revint Ă  Balkh, se rendit Ă  
la demeure de la femme du gouverneur, lui rĂ©pĂ©ta ce qu’avait dit le 
khalife, et lui rendit le vĂȘtement. Elle lui dit : « Est-ce que l’Ɠil du 
khalife a fixĂ© cet habillement ? Â» Il rĂ©pondit : « Oui. — En ce cas, re-
prit-elle, je ne revĂȘtirai point un habit sur lequel est tombĂ© le regard 
d’un homme qui n’est pas au nombre de ceux dont le 

p300

 mariage 

avec moi est dĂ©fendu [pĂšre, frĂšre, fils, etc.]. Â» Elle ordonna de le ven-
dre, et c’est avec le prix qu’on en retira que furent bĂątis la mosquĂ©e, 
l’ermitage et un caravansĂ©rail situĂ© vis-Ă -vis de la mosquĂ©e, et cons-
truit avec les pierres appelĂ©es 

keddhĂąns

, moellons. Ce dernier est en-

core en bon Ă©tat. Il resta un tiers du prix du vĂȘtement ; et on raconte 
que cette femme ordonna d’ensevelir cette somme sous une des co-
lonnes de la mosquĂ©e, afin qu’on pĂ»t s’en servir en cas de besoin. 

                                           

548

  Le personnage pourrait ĂȘtre un souverain local mort vers 871, mais l’histoire 

n’est pas connue par ailleurs. 

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Ibn BattĂ»ta — Voyages 

250 

 

II. De La Mecque aux steppes russes et Ă  l’Inde 

TenkĂźz fut instruit de cette histoire ; il ordonna de renverser les co-

lonnes de la mosquĂ©e. Environ le tiers fut abattu ; mais on ne trouva 
rien. Le reste fut laissĂ© dans son premier Ă©tat. 

A l’extĂ©rieur de Balkh se trouve un tombeau, qu’on dit ĂȘtre celui 

d’OccĂąchah, fils de Mihçan alaçady, compagnon de Mahomet, celui-
lĂ  mĂȘme qui entrera dans le Paradis sans avoir de compte Ă  rendre au 
jour du jugement 

549

. Au-dessus de ce tombeau s’élĂšve un ermitage 

vĂ©nĂ©rĂ©, dans lequel nous logeĂąmes. PrĂšs de l’ermitage on voit un su-
perbe Ă©tang, ombragĂ© d’un grand noyer, Ă  l’abri duquel les voyageurs 
s’arrĂȘtent pendant l’étĂ©. Le cheĂŻkh de cet ermitage est appelĂ© AlhĂąddj 
Khord, c’est-Ă -dire le Petit PĂšlerin. C’est un homme vertueux. Il mon-
ta Ă  cheval avec nous, et nous fit voir les mausolĂ©es de la ville, parmi 
lesquels on remarque celui de HizkĂźl 

550

, le prophĂšte, qui est surmontĂ© 

d’un beau dĂŽme. Nous visitĂąmes aussi Ă  Balkh un grand nombre de 
tombeaux d’hommes de bien, que je ne me rappelle plus Ă  prĂ©sent. 
Nous nous arrĂȘtĂąmes prĂšs de la maison d’IbrĂąhĂźm, fils d’Adhem 

551

C’est une maison considĂ©rable, construite en pierres de couleur blan-
che et semblables au moellon. Les grains de l’ermitage y Ă©taient dĂ©po-
sĂ©s, et elle avait Ă©tĂ© fermĂ©e Ă  cause de cela ; 

p301

 nous n’y entrĂąmes 

donc pas. Elle est situĂ©e dans le voisinage de la mosquĂ©e principale. 

Nous partĂźmes de Balkh, et nous marchĂąmes pendant sept jours 

dans les montagnes du KouhistĂąn 

552

. On y trouve des villages nom-

breux, bien peuplĂ©s, arrosĂ©s d’eaux courantes et plantĂ©s d’arbres ver-
doyants, dont la plupart sont des figuiers. Il y a un grand nombre 
d’ermitages, habitĂ©s par des hommes pieux qui se sont vouĂ©s au ser-
vice de la divinitĂ©. Au bout de cet espace de temps, nous arrivĂąmes Ă  
la ville de HĂ©rĂąt, la plus grande des citĂ©s encore florissantes dans le 
Khorùçùn. Il y a quatre grandes villes dans cette province : deux flo-
rissantes, HĂ©rĂąt et NeïçùboĂ»r 

553

, et deux en ruines, Balkh et 

                                           

549

  Okkasha fut tuĂ© dans une guerre tribale en Arabie en 632. 

550

  Ă‰zĂ©chiel. Le site le plus connu de son tombeau se trouve prĂšs de Hilla (voir t. 

I, chap. 5, n. 189), mais Ibn BattĂ»ta ne le mentionne pas Ă  cet endroit. 

551

  Voir t. I, p. 197 et chap. 3, n. 151. 

552

  Il s’agit de la rĂ©gion montagneuse situĂ©e entre Balkh et HĂ©rat en ligne directe ; 

or la route principale contourne cette rĂ©gion par le nord. 

553

  HĂ©rat, visitĂ©e par le gĂ©ographe Yaqut en 1217, est dĂ©crite comme la ville la 

plus grande et la plus riche que celui-ci aurait vue. Quatre ans plus tard, elle 

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Ibn BattĂ»ta — Voyages 

251 

 

II. De La Mecque aux steppes russes et Ă  l’Inde 

Merve 

554

. HĂ©rĂąt est fort Ă©tendue et trĂšs peuplĂ©e ; ses habitants sont 

vertueux, chastes et dĂ©vots ; ils professent la doctrine de l’imĂąm Abou 
HanĂźfah 

555

. Leur ville est exempte de dĂ©sordre. 

 

D

U SULTAN DE HÉRÂT 

 

C’est le sultan illustre Hoçaïn, fils du sultan Ghiyñth eddün Alg-

hoĂ»ry 

556

 ; il est douĂ© d’une bravoure reconnue, et il a obtenu la faveur 

divine et la fĂ©licitĂ©. Sur deux champs de bataille, il a reçu du secours 
et de l’assistance de Dieu des preuves bien capables d’exciter 
l’admiration. La premiĂšre fois, ce fut lors de la rencontre 

p302

 de son 

armĂ©e avec le sultan KhalĂźl, qui s’était rĂ©voltĂ© contre lui et qui finit 
par devenir son prisonnier. La seconde bataille, dans laquelle il fut 
Ă©galement favorisĂ© de Dieu, fut celle qu’il livra en personne Ă  
Ma’çoĂ»d, sultan des rĂąfidhites ou hĂ©rĂ©tiques, et qui se termina par la 
ruine de la puissance de Ma’çoĂ»d, par sa fuite et par la perte de son 
royaume (ou de ses trĂ©sors, d’aprĂšs une autre leçon). Le sultan HoçaĂŻn 
monta sur le trĂŽne aprĂšs la mort de son frĂšre, nommĂ© AlhĂąfizh, qui 
lui-mĂȘme avait succĂ©dĂ© Ă  leur pĂšre GhiyĂąth eddĂźn 

557

 

H

ISTOIRE DES RÂFIDHITES 

 

Il y avait dans le Khorùçùn deux hommes, appelĂ©s l’un Ma’çoĂ»d et 

l’autre Mohammed, et qui avaient cinq compagnons audacieux. Ils 
Ă©taient connus dans l’IrĂąk sous le nom de ChotthĂąr, Brigands, Vo-

                                                                                                                   

sera dĂ©truite par les Mongols, mais elle rĂ©cupĂ©rera peu aprĂšs. Pour Nishabur, 
voir plus loin n. 143. 

554

  Merv, ville fortifiĂ©e et cĂ©lĂšbre pour ses bibliothĂšques, fut Ă©galement dĂ©truite 

en 1221. 

555

  Pour l’école hanafite du sunnisme, voir la prĂ©face du t. I. 

556

  Mu’iz al-din Husain (1331-1370), troisiĂšme fils et successeur de Ghiyath al-

din (voir t. I, chap. 5, n. 237, 238). La famille Ă©tait originaire de la rĂ©gion 
montagneuse de Ghur, situĂ©e Ă  l’est d’HĂ©rat. 

557

  Ghiyath al-din, mort en 1328, auquel succĂ©dĂšrent ses fils Shams al-din II 

(1328-1329), Hafiz (1329-1331) et Husain. 

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Ibn BattĂ»ta — Voyages 

252 

 

II. De La Mecque aux steppes russes et Ă  l’Inde 

leurs ; dans le Khorùçùn, sous celui de SerbedĂąrs ; et enfin, dans le 
Maghreb, sous celui de SokoĂ»rah, Oiseaux de proie, Vautours 

558

Tous sept convinrent de se livrer au dĂ©sordre et au brigandage, et 

de piller l’argent des habitants. Le bruit de leurs excĂšs se rĂ©pandit ; ils 
établirent leur séjour sur une montagne inexpugnable, située au voisi-
nage de la ville de BeĂŻhak, appelĂ©e aussi SebzĂ©vĂąr 

559

. Ils se plaçaient 

en embuscade pendant le jour, en sortaient le soir et durant la nuit, 
fondaient sur les villages, coupaient les communications et 
s’emparaient des richesses des habitants. Les mĂ©chants et les malfai-
teurs, leurs pareils, 

p303

 vinrent en foule se joindre Ă  eux ; leur nombre 

devint considĂ©rable, leur puissance augmenta, et les hommes les crai-
gnaient. Ils fondirent sur la ville de BeĂŻhak et la prirent ; puis ils 
s’emparĂšrent d’autres villes, acquirent de l’opulence, rassemblĂšrent 
des troupes et se procurĂšrent des chevaux. Maç’oĂ»d prit le titre de sul-
tan. Les esclaves s’enfuyaient de la maison de leurs maĂźtres et se reti-
raient prĂšs de lui. Chacun de ces esclaves fugitifs recevait de lui un 
cheval et de l’argent ; et, s’il montrait de la bravoure, Maç’oĂ»d le 
nommait chef d’un dĂ©tachement. Son armĂ©e devint nombreuse et sa 
puissance considĂ©rable. Tous ses partisans embrassĂšrent la doctrine 
des shiites, et entreprirent d’extirper les sonnites du Khorùçùn et de 
soumettre cette province tout entiĂšre aux dogmes rĂąfidhites. Il y avait 
Ă  Mechhed ThoĂ»s un cheĂŻkh rĂąfidhite nommĂ© Haçan 

560

, qui Ă©tait 

considĂ©rĂ© par eux comme un homme pieux. Il les assista dans leur en-
treprise et ils le proclamĂšrent khalife ; il leur ordonna d’agir avec 
Ă©quitĂ©. Ils firent paraĂźtre une si grande probitĂ© que des dĂźnĂąrs et des 
dirhems tombaient Ă  terre, dans leur camp, et que personne ne les ra-
massait, jusqu’à ce que leur propriĂ©taire survĂźnt et les ramassĂąt. Ils 
s’emparĂšrent de NeïçùboĂ»r. Le sultan ThoghaĂŻtomoĂ»r 

561

 envoya 

                                           

558

  Les Serbedars (littĂ©r. : pendards, desperados) ont succĂ©dĂ© aux Ilkhans dans 

l’ouest du Khorasan. Leur premier chef, Abd al-Razzak, fonctionnaire d’Abu 
Said, se rĂ©volta dĂšs la mort de celui-ci en 1335 et fut tuĂ© par son frĂšre Mas’ud 
en 1338. Celui-ci rĂ©gna jusqu’en 1344. Quant Ă  Muhammad, il est peut-ĂȘtre un 
de ses successeurs, Muhammad AĂŻtimur (1346-1348). 

559

  La ville de Sabzevar, dans le district de BaĂŻhak, conquise par Abd al-Razzak 

en 1337-1338. 

560

  Il s’agit du darwish Hasan Djuri, dĂ©livrĂ© de la prison de Nishabur et devenu 

bras droit de Mas’ud. 

561

  Pour Togha Timur, voir t. I, chap. 5, n. 253. 

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Ibn BattĂ»ta — Voyages 

253 

 

II. De La Mecque aux steppes russes et Ă  l’Inde 

contre eux des troupes, mais ils les mirent en dĂ©route. Le sultan fit 
alors marcher son lieutenant, ArghoĂ»n ChĂąh 

562

, qui fut vaincu et fait 

prisonnier. Ils le traitĂšrent avec bontĂ©. ThoghaĂŻtomoĂ»r les combattit en 
personne, Ă  la tĂȘte de cinquante mille Tartares ; mais ils le dĂ©firent, 
s’emparĂšrent de plusieurs villes, 

p304

 entre autres de Sarakhs, de ZĂą-

veh, de ThoĂ»s, une des principales places du Khorùçùn. Ils Ă©tablirent 
leur khalife dans le 

mechhed

, mausolĂ©e, d’Aly, fils de Moûça Arrid-

ha 

563

. Ils prirent aussi la ville de DjĂąm et campĂšrent tout auprĂšs, avec 

l’intention de marcher contre HĂ©rĂąt, dont ils n’étaient qu’à six jour-
nĂ©es de distance. 

Lorsque cette nouvelle parvint Ă  MĂ©lic HoçaĂŻn, il rassembla les 

Ă©mirs, les troupes et les habitants de la ville, et leur demanda s’ils 
Ă©taient d’avis d’attendre l’ennemi en dedans des murs, ou de marcher 
Ă  sa rencontre et d’engager le combat. L’avis gĂ©nĂ©ral fut de sortir 
contre l’ennemi. Les habitants de HĂ©rĂąt forment une seule et mĂȘme 
tribu appelĂ©e GhoĂ»riens. On dit qu’ils sont originaires du canton de 
Ghaour, en Syrie, et que de lĂ  vient leur nom 

564

. Tous firent leurs 

prĂ©paratifs, et se rĂ©unirent de toutes parts, car ils Ă©taient domiciliĂ©s 
dans les villages et dans la plaine de BadghĂźs 

565

. Cette plaine a une 

Ă©tendue de quatre journĂ©es ; son gazon reste toujours vert, et c’est lĂ  
que paissent les bĂȘtes de somme et les chevaux des GhoĂ»riens. La 
plupart des arbres qui l’ombragent sont des pistachiers, dont les fruits 
s’exportent dans l’IrĂąk. 

                                           

562

  Arghun bin Nawruz bin Arghun Ă©tait mongol, de la tribu des Oirat. Son grand-

pĂšre fut Ă©mir de Khorassan et lui-mĂȘme se tailla aprĂšs 1335 une principautĂ© 
comprenant Tus, Nishabour, et Merv. Pour son pĂšre Nawruz, voir t. I, chap. 5, 
n. 239. Battu par les Serbedars qui conquirent cette ville en 1338, Arghun se 
rĂ©fugia chez Togha Timur. Ses descendants, connus sous le nom des Djani 
Kurbani, conservĂšrent, en luttant avec les Serbedars, la rĂ©gion jusqu’à 
l’arrivĂ©e de Timur. 

563

  Le tombeau d’Ali Riza, huitiĂšme imam shi’ite mort en 817, qui se trouve Ă  

Mashad. 

564

  Il s’agit d’un simple rapprochement d’homonymie. 

565

  RĂ©gion situĂ©e au nord d’HĂ©rat. 

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Ibn BattĂ»ta — Voyages 

254 

 

II. De La Mecque aux steppes russes et Ă  l’Inde 

Les habitants de la ville de SimnĂąn 

566

 secoururent ceux de HĂ©rĂąt. 

Ils marchĂšrent tous ensemble contre les rĂąfidhites, au nombre de cent 
vingt mille, tant cavaliers que fantassins. Le roi Hoçaïn les comman-
dait. Les rĂąfidhites se rĂ©unirent au nombre de cent cinquante mille ca-
valiers, et la rencontre eut lieu dans la plaine de BoĂ»chendj 

567

. Les 

deux armĂ©es tinrent ferme d’abord ; 

p305

 mais ensuite les rĂąfidhites eu-

rent le dessous, et leur sultan, Maç’oĂ»d, prit la fuite. Leur khalife, Ha-
çan, tint bon avec vingt mille hommes, jusqu’à ce qu’il fĂ»t tuĂ©, ainsi 
que la plupart de ses soldats ; environ quatre mille autres furent faits 
prisonniers. Quelqu’un qui assista Ă  cette bataille m’a contĂ© que 
l’action commença vers neuf heures de la matinĂ©e et que la fuite des 
SerbĂ©dĂąriens eut lieu peu de temps aprĂšs midi. AprĂšs l’heure de midi, 
le roi Hoçaïn mit pied à terre et pria. On lui apporta ensuite de la nour-
riture. Lui et les principaux de ses compagnons mangĂšrent, tandis que 
les autres dĂ©capitaient les prisonniers. 

AprĂšs cette grande victoire, HoçaĂŻn retourna dans sa capitale. Dieu 

se servit des mains de ce prince pour faire triompher les sonnites et 
Ă©teindre le feu du dĂ©sordre. Cette rencontre eut lieu aprĂšs ma sortie de 
l’Inde, en l’annĂ©e 748 

568

Un homme, du nombre des dĂ©vots, des gens de bien et de mĂ©rite, 

nommĂ© MewlĂąnĂą NizhĂąm eddĂźn 

569

, avait passĂ© sa jeunesse Ă  HĂ©rĂąt. 

Les habitants de cette ville l’aimaient et avaient recours Ă  ses avis. Il 
les prĂȘchait et leur adressait des exhortations. Ils convinrent avec lui 
de redresser les actes illicites. Le prĂ©dicateur de la ville, nommĂ© MĂ©lic 
WernĂą, cousin germain du roi HoçaĂŻn et mariĂ© Ă  la veuve de son pĂšre, 
se ligua avec eux pour cet objet. Il Ă©tait au nombre des hommes les 
plus beaux, tant au physique qu’au moral ; le roi le craignait, et nous 
rapporterons ci-dessous son histoire. DĂšs que ces individus appre-

                                           

566

  Simnan, situĂ©e Ă  cent cinquante kilomĂštres Ă  l’est de TĂ©hĂ©ran, fut conquise 

aprĂšs l’éclatement de l’empire ilkhanide par Iskandar bin Ziyar (1334-1360), 
souverain du Mazanderan, Le Serbedar Mas’ud sera tuĂ© dans une bataille 
contre ce prince en 1344. 

567

  La bataille fut livrĂ©e prĂšs de l’actuelle Torbat-i Haydariya, au sud de Mashad 

en juillet 1342. 

568

  C’est-Ă -dire 1347. Ibn BattĂ»ta confond encore les dates (voir note prĂ©cĂ©dente). 

569

  L’histoire de ce personnage est Ă©galement contĂ©e par l’historien Khwandamir 

d’une façon sensiblement similaire et datĂ©e de l’annĂ©e 1337-1338. 

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Ibn BattĂ»ta — Voyages 

255 

 

II. De La Mecque aux steppes russes et Ă  l’Inde 

naient un acte dĂ©fendu par la loi, lors mĂȘme qu’il avait Ă©tĂ© commis par 
le roi, ils le rĂ©formaient. 

p306

 

A

NECDOTE

 

On m’a racontĂ© qu’ils reçurent un jour avis qu’un acte illicite 

s’était passĂ© dans le palais de MĂ©lic HoçaĂŻn ; ils se rĂ©unirent, afin de 
le redresser. Le roi se fortifia contre eux dans l’enceinte de son palais. 
Ils se rassemblĂšrent alors prĂšs de la porte de cet Ă©difice, au nombre de 
six mille hommes. Le roi eut peur d’eux ; il fit venir le jurisconsulte et 
les grands de la ville. Or il venait de boire du vin ; ils exĂ©cutĂšrent sur 
lui, dans son palais, la peine prescrite par la loi 

570

 et s’en retournĂš-

rent. 

 

É

VÉNEMENT QUI FUT LA CAUSE DU MEURTRE 

 

DU SUSDIT JURISCONSULTE 

N

IZHÂL EDDÎN 

 

Le roi HoçaĂŻn craignait les Turcs, habitants du dĂ©sert voisin de la 

ville de HĂ©rĂąt, qui avaient pour roi ThoghaĂŻtomoĂ»r, dont il a Ă©tĂ© fait 
mention ci-dessus, et qui Ă©taient au nombre d’environ cinquante mille 
hommes. Il leur faisait des prĂ©sents chaque annĂ©e et les caressait. 
C’était ainsi qu’a agissait avant sa victoire sur les rĂąfidhites ; mais, 
aprĂšs qu’il eut vaincu ces hĂ©rĂ©tiques, il traita les Turcs comme ses su-
jets. Ils avaient coutume de venir Ă  HĂ©rĂąt, et souvent ils y buvaient du 
vin ; ou bien un d’eux y venait Ă©tant ivre. Or NizhĂąm eddĂźn punissait, 
d’aprĂšs les termes de la loi, ceux des Turcs qu’il rencontrait ivres. Ces 
Turcs sont des gens braves et audacieux ; ils ne cessent d’attaquer Ă  
l’improviste les villes de l’Inde et de faire des captifs ou de massacrer 
leurs habitants. Souvent ils faisaient prisonniĂšre quelque musulmane, 
qui habitait dans l’Inde parmi les infidĂšles. Lorsqu’ils amenaient leurs 
captives dans le Khorùçùn, NizhĂąm eddĂźn les dĂ©livrait de leurs mains. 
Le signe distinctif des femmes musulmanes, dans l’Inde, consiste Ă  ne 
pas se percer les oreilles, tandis que les femmes infidĂšles 

p307

 percent 

les leurs. Il advint un jour qu’un Ă©mir turc, nommĂ© Tomouralthi, fit 

                                           

570

  C’est-Ă -dire quatre-vingts coups de fouet dans le cas d’un homme libre, selon 

le rite hanafite. 

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Ibn BattĂ»ta — Voyages 

256 

 

II. De La Mecque aux steppes russes et Ă  l’Inde 

prisonniĂšre une femme et la pressa vivement de satisfaire ses dĂ©sirs ; 
elle s’écria qu’elle Ă©tait musulmane. AussitĂŽt le docteur la retira des 
mains de l’émir. Celui-ci en fut fortement blessĂ© ; il monta Ă  cheval, 
accompagnĂ© de plusieurs milliers de ses soldats, fondit sur les che-
vaux de HĂ©rĂąt, qui se trouvaient dans leurs pĂąturages ordinaires, dans 
la plaine de BadghĂźs, et les emmena, ne laissant aux habitants de HĂ©rĂąt 
aucune bĂȘte qu’ils pussent monter ou traire. Les Turcs se retirĂšrent, 
avec ces animaux, sur une montagne voisine oĂč l’on ne pouvait les 
forcer. Le sultan et ses soldats ne trouvĂšrent pas de montures pour les 
poursuivre. 

HoçaĂŻn envoya aux Turcs un dĂ©putĂ©, pour les inviter Ă  restituer le 

bĂ©tail et les chevaux qu’ils avaient pris et leur rappeler le traitĂ© qui 
existait entre eux. Ils rĂ©pondirent qu’ils ne rendraient pas leur butin 
avant qu’on ne leur eĂ»t livrĂ© le jurisconsulte NizhĂąm eddĂźn. Le sultan 
repartit : « Il n’y a pas moyen de consentir Ă  cela. Â» Le cheĂŻkh Abou 
Ahmed aldjesty, petit-fils du cheĂŻkh MaoudoĂ»d aldjesty 

571

, occupait 

dans le Khorùçùn un rang Ă©levĂ©, et ses discours Ă©taient respectĂ©s des 
habitants. Il monta Ă  cheval, entourĂ© d’un cortĂšge de disciples et 
d’esclaves, Ă©galement Ă  cheval, et dit [au sultan] : « Je conduirai le 
docteur NizhĂąm eddĂźn prĂšs des Turcs, afin qu’ils soient apaisĂ©s par 
cette dĂ©marche ; puis, je le ramĂšnerai. Â» Les habitants Ă©taient disposĂ©s 
Ă  se conformer Ă  ses discours, et le docteur NizhĂąm eddĂźn vit qu’ils 
Ă©taient d’accord lĂ -dessus. Il monta Ă  cheval, avec le cheĂŻkh Abou 
Ahmed, et se rendit prĂšs des Turcs. Tomouralthi se leva Ă  son appro-
che et lui dit : « Tu m’as pris ma femme Â» ; en mĂȘme temps, il le frap-
pa 

p308

 d’un coup de massue et lui brisa la cervelle. NizhĂąm eddĂźn 

tomba mort. Le cheĂŻkh Abou Ahmed fut tout interdit, et s’en retourna 
dans sa ville. Les Turcs rendirent le bĂ©tail et les chevaux qu’ils 
avaient pris. 

Au bout d’un certain temps, ce Turc, qui avait tuĂ© le docteur, se 

rendit Ă  HĂ©rĂąt. Plusieurs des disciples du fakĂźh le rencontrĂšrent, et 
s’avançÚrent vers lui comme pour le saluer ; mais ils avaient sous 

                                           

571

  Mawdud al-Tchishti (1142-1236), originaire de Tchisht en Sidistan, l’est de 

l’Iran actuel, est le fondateur Ă©ponyme d’un ordre mystique, cĂ©lĂšbre surtout en 
Inde. Ahmad Tchishti est mentionné par les sources comme intermédiaire en-
tre Ghiyath al-din, souverain de HĂ©rat et Yasa’ur, prince TchaghataĂŻde, au 
cours d’évĂ©nements datant de 1319. 

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Ibn BattĂ»ta — Voyages 

257 

 

II. De La Mecque aux steppes russes et Ă  l’Inde 

leurs vĂȘtements des Ă©pĂ©es, avec lesquelles ils le tuĂšrent ; ses camara-
des prirent la fuite. Quelque temps aprĂšs, le roi HoçaĂŻn envoya en am-
bassade auprĂšs du roi du SidjistĂąn 

572

 son cousin germain MĂ©lic Wer-

na, qui avait Ă©tĂ© l’associĂ© du docteur NizhĂąm eddĂźn, dans le redresse-
ment des actes prohibĂ©s par la loi. Lorsque ce prince fut arrivĂ© dans le 
SidjistĂąn, le roi lui envoya l’ordre d’y rester et de ne pas revenir Ă  sa 
cour. Mais il se dirigea vers l’Inde, et je le rencontrai, lorsque je sortis 
de ce pays, dans la ville de SĂźwĂ©citĂąn, dans le Sind 

573

. C’était un 

homme distinguĂ© ; il avait un goĂ»t innĂ© pour l’exercice de l’autoritĂ©, 
la chasse, la fauconnerie, les chevaux, les esclaves, les serviteurs, les 
vĂȘtements prĂ©cieux et dignes des rois. Or la situation de quiconque a 
de semblables goĂ»ts dans l’Inde n’est pas heureuse. Quant Ă  lui, le roi 
de l’Inde le nomma gouverneur d’une petite ville. Un habitant de HĂ©-
rĂąt, Ă©tabli dans l’Inde, le tua dans cette ville, Ă  cause d’une jeune es-
clave. On dit que le roi de l’Inde aposta son meurtrier, par suite des 
machinations du roi HoçaĂŻn, et que ce fut Ă  cause de cela que HoçaĂŻn 
rendit hommage au roi de l’Inde, aprĂšs la mort de MĂ©lic WernĂą. Le roi 
de l’Inde lui fit des prĂ©sents et lui donna la ville de BacĂąr 

574

, dans le 

Sind, dont le revenu monte chaque annĂ©e Ă  cinquante mille dĂźnĂąrs 
d’or. 

p309

Mais revenons Ă  notre sujet. 

Nous partĂźmes de HĂ©rĂąt pour la ville de DjĂąrn 

575

. C’est une ville 

de moyenne importance, mais jolie et possĂ©dant des jardins, des ar-
bres, de nombreuses sources et des riviĂšres. La plupart de ses arbres 
sont des mĂ»riers, et la soie y abonde. On attribue la construction de 
cette ville au pieux et dĂ©vot ChihĂąb eddĂźn Ahmed aldjĂąm 

576

, dont 

nous raconterons l’histoire ci-aprĂšs. Son petit-fils Ă©tait le cheĂŻkh Ah-
med, connu sous le nom de ZĂądeh (fils, en persan), qui fut tuĂ© par le 

                                           

572

  Le Sidjistan possĂ©dait Ă  l’époque une dynastie locale soumise aux Mongols. 

Le souverain mentionné est probablement Qutb al-din Muhammad (1331-
1345). 

573

  Il s’agirait de la ville de Sehwan sur l’Indus, au nord de Hyderabad oĂč Ibn 

BattĂ»ta ira voir le sultan avant son dĂ©part, en dĂ©cembre 1341. 

574

  Bhakkar, sur l’Indus, au nord de Multan. 

575

  L’actuelle Torbat-e Djam sur la route menant de HĂ©rat Ă  Nishabur, Ă  mi-

chemin entre les deux villes. 

576

  (1049-1142) ; saint si cĂ©lĂšbre dans la rĂ©gion que mĂȘme Timur visita sa tombe. 

L’histoire de son descendant sera racontĂ©e t. III, p. 147. 

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Ibn BattĂ»ta — Voyages 

258 

 

II. De La Mecque aux steppes russes et Ă  l’Inde 

roi de l’Inde, et aux enfants duquel DjĂąm appartient actuellement ; car 
cette citĂ© est indĂ©pendante de l’autoritĂ© du sultan, et ces individus y 
jouissent d’une grande opulence. Quelqu’un en qui j’ai confiance m’a 
racontĂ© que le sultan Abou Sa’üd, roi de l’IrĂąk, ayant fait un voyage 
dans le Khorùçùn, campa prĂšs de cette ville, oĂč se trouvait l’ermitage 
du cheĂŻkh. Celui-ci lui donna un festin magnifique ; il distribua Ă  cha-
que tente du camp royal un mouton, donna un mouton par quatre 
hommes, et fournit Ă  chaque bĂȘte employĂ©e dans le camp, cheval, mu-
let ou Ăąne, sa provende pour une nuit. Il ne resta pas dans tout le camp 
un seul animal qui n’eĂ»t reçut sa part de l’hospitalitĂ© du cheĂŻkh. 

 

H

ISTOIRE DU CHEÏKH 

C

HIHÂB EDDÎN

,

 

 

DONT LE SURNOM A ÉTÉ DONNɠÀ LA VILLE DE 

D

JÂM 

 

On raconte que c’était un homme de plaisir et fort adonnĂ© Ă  la 

boisson. Il avait environ soixante camarades de dĂ©bauche, qui avaient 
coutume de se rĂ©unir chaque jour dans la demeure de l’un d’eux. Le 
tour de chacun revenait donc au bout de deux mois. Ils persĂ©vĂ©rĂšrent 

p310

 quelque temps dans cette conduite. Enfin, un jour, le tour du 

cheĂŻkh ChihĂąb eddĂźn arriva. Mais la nuit mĂȘme qui prĂ©cĂ©da ce jour, il 
rĂ©solut de faire pĂ©nitence et de se rĂ©concilier avec Dieu ; mais il se dit 
en lui-mĂȘme : « Si je dis Ă  mes compagnons qu’avant qu’ils fussent 
rĂ©unis chez moi j’avais fait pĂ©nitence, ils penseront que c’est par im-
puissance de les traiter. Â» Il fit donc servir les choses que ses pareils 
faisaient servir auparavant, tant mets que boissons, et fit mettre le vin 
dans les outres. Ses camarades arrivĂšrent, et lorsqu’ils furent disposĂ©s 
Ă  boire, ils ouvrirent une outre. Un d’eux y goĂ»ta, et il trouva que la 
liqueur qu’elle contenait avait un goĂ»t douceĂątre 

577

. Ensuite on ouvrit 

une seconde outre, puis une troisiĂšme, et on les trouva toutes dans le 
mĂȘme Ă©tat. Les convives interpellĂšrent le cheĂŻkh Ă  ce sujet. Il leur 
confessa franchement ses pensĂ©es secrĂštes 

578

, leur fit connaßtre sa pé-

nitence et leur dit : « Par Dieu, ceci n’est pas autre chose que le vin 
que vous buviez auparavant ! Â» Il firent tous pĂ©nitence, bĂątirent cet 
ermitage et s’y retirĂšrent pour adorer Dieu. Beaucoup de miracles et 
de visions extatiques se montrĂšrent Ă  ce cheĂŻkh. 

                                           

577

  C’est-Ă -dire qu’elle n’était pas alcoolisĂ©e. 

578

  L’original dit : « il leur confessa l’ñge de son chameau ». 

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Ibn BattĂ»ta — Voyages 

259 

 

II. De La Mecque aux steppes russes et Ă  l’Inde 

Nous partĂźmes de DjĂąm pour ThoĂ»s 

579

, une des plus illustres et des 

plus grandes villes du Khorùçùn. Elle a Ă©tĂ© la patrie du cĂ©lĂšbre imĂąm 
Abou HĂąmid alghazzĂąly 

580

, dont on y voit encore le tombeau. 

Nous allĂąmes de ThoĂ»s Ă  la ville du MausolĂ©e 

p311

 d’Arridha 

581

. Ce 

dernier est ’Aly, fils de Moûça alcĂązhim, fils de Dja’far assĂądik, fils 
de Mohammed albĂąkir, fils d’Aly Zain al’ñbidĂźn, fils d’AlhoçaĂŻn le 
martyr, fils du prince des croyants ’Aly, fils d’Abou ThĂąlib 

582

 Mech-

hed est aussi une grande et vaste ville, abondante en fruits, en eaux et 
en moulins. AtthĂąhir Mohammed ChĂąh y habitait. ThĂąhir a la mĂȘme 
signification chez ce peuple que NakĂźb 

583

 chez les Égyptiens, les Sy-

riens, les IrĂąkiens. Les Indiens, les Sindis, les Turkistanais disent, en 
place de ces mots : « Le seigneur illustre. Â» Mechhed Ă©tait encore ha-
bitĂ© par le kĂądhi, le chĂ©rif DjĂ©lĂąl eddĂźn, que je rencontrai ensuite dan 
l’Inde, ainsi que par le chĂ©rĂźf ’Aly et ses deux fils, EmĂźr HindoĂ» et 
Daoulet ChĂąh 

584

 qui m’accompagnĂšrent depuis Termedh jusque dans 

l’Indoustan. C’étaient des hommes vertueux. 

Le mausolĂ©e vĂ©nĂ©rĂ© est surmontĂ© d’un dĂŽme Ă©levĂ©, et se trouve 

compris dans un ermitage. Dans le voisinage de celui-ci, il y a un col-
lĂšge et une mosquĂ©e. Tous ces bĂątiments sont d’une construction Ă©lĂ©-
gante, et leurs murailles sont revĂȘtues de faĂŻence colorĂ©e. Sur le tom-

                                           

579

  Tus, ville importante du Khorasan, fut dĂ©vastĂ©e une fois par Gengis en 1220. 

Reconstruite par l’émir Oirat, Arghun resta comme apanage Ă  ses descendants 
qui crĂ©Ăšrent une principautĂ©. Conquise par le chef serbedar Karrabi (1354-
1358), elle resta sous l’autoritĂ© de ces derniers jusqu’à l’arrivĂ©e de Timur. Ce-
lui-ci dĂ©vasta dĂ©finitivement Tus qui n’a jamais pu se relever et fut remplacĂ©e 
par Mashad. 

580

  Al-Ghazali, le plus cĂ©lĂšbre des thĂ©ologiens du Moyen Age islamique, nĂ© et 

mort Ă  Tus (1058-1111), professeur Ă  la madrasa Nizamiyya de Bagdad. Son 
tombeau a disparu. 

581

  L’actuelle  Mashad  (lieu  de martyre), l’ancien quartier de Sanabad de Tus oĂč 

l’imam Riza fut enterrĂ©. 

582

  Ali Riza, huitiĂšme imam des shi’ites (799-818), fut proclamĂ© hĂ©ritier du califat 

par le calife al-Mamun Ă  l’époque de l’extrĂȘme libĂ©ralisation abbasside et em-
poisonnĂ© quelques annĂ©es plus tard, au dĂ©but de la rĂ©action. Son tombeau, le 
seul tombeau d’imam situĂ© en terre iranienne, est devenu rapidement un lieu 
de pĂšlerinage, mais celui-ci se dĂ©veloppa principalement aprĂšs l’avĂšnement 
des Safavides au 

XVI

e

 siĂšcle. 

583

  Tahir (le Pur). Le Naqib ul-Ashraf est le chef des descendants de Muhammad, 

et par consĂ©quent d’Ali, dans une ville. 

584

  Un sharif amir Ali sera mentionnĂ© plus loin, mais pas Djalal al-din. 

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Ibn BattĂ»ta — Voyages 

260 

 

II. De La Mecque aux steppes russes et Ă  l’Inde 

beau est une estrade de planches, recouvertes de feuilles d’argent, et 
au-dessus de ce tombeau sont suspendues des lampes du mĂȘme mĂ©tal. 
Le seuil de la porte du dĂŽme est en argent. La porte elle-mĂȘme est ca-
chĂ©e par un voile de soie brochĂ©e d’or, Le plancher est couvert de plu-
sieurs sortes de tapis. Vis-Ă -vis de ce tombeau on voit 

p312

 celui du 

prince des croyants, HĂąroĂ»n Errachid 

, surmontĂ© d’une estrade sur 

laquelle on place des candĂ©labres, que les habitants du Maghreb ap-
pelle 

alhicec

 et 

alménùïr

. Lorsqu’un rĂąfidhite entre dans le mausolĂ©e 

pour le visiter, il frappe de son pied le tombeau de RachĂźd et bĂ©nit, au 
contraire, le nom de Ridha. 

Nous partĂźmes pour la ville de Sarakhs 

, qui a donnĂ© naissance 

au vertueux cheĂŻkh LokmĂąn assarakhsy 

. De Sarakhs, nous allĂąmes 

Ă  ZĂąveh 

, patrie du vertueux, cheĂŻkh Kothb eddĂźn HaĂŻder 

, qui a 

donnĂ© son nom Ă  la congrĂ©gation des fakirs HaĂŻdĂ©ry, lesquels placent 
des anneaux de fer Ă  leurs mains, Ă  leur cou, Ă  leurs oreilles et mĂȘme Ă  
leur verge, de sorte qu’ils ne peuvent avoir commerce avec une 
femme. Étant partis de ZĂąveh, nous arrivĂąmes Ă  la ville de Neïça-
boĂ»r 

, une des quatre capitales du Khorùçùn. Elle est appelĂ©e le Pe-

tit Damas, Ă  cause de la quantitĂ© de ses fruits, de ses jardins et de ses 
eaux, ainsi qu’à cause de sa beautĂ©. Quatre canaux la traversent, et ses 
marchĂ©s sont beaux et vastes. Sa mosquĂ©e est admirable ; elle est si-
tuĂ©e au milieu du marchĂ©, et touche Ă  quatre collĂšges, arrosĂ©s par une 

                                           

585

  Harun al-Rashid, le grand calife abbasside, mourut Ă  Tus, en 809, lors d’une 

expĂ©dition au Khorassan. 

586

  Ville situĂ©e Ă  l’est de Mashad sur la frontiĂšre irano-soviĂ©tique, sur ha route 

allant de Mashad Ă  Merv. 

587

  Le cheĂŻkh est mentionnĂ© dans d’autres sources mais on ne connaĂźt pas les da-

tes de sa naissance ou de sa mort. 

588

  L’actuelle Torbat-e Haydariya, au sud-ouest de Mashad. L’itinĂ©raire d’Ibn 

BattĂ»ta zigzague. 

589

  Qutb al-din Haidar, mort en 1221, Ă©tait un disciple de Djamal al-din al-Sawi, 

fondateur de l’ordre mystique malamati des qalandaris (voir t. I, prĂ©face, et 
chap. 2 n. 81 et 82). Il fonda lui-mĂȘme l’ordre des haidairis, rĂ©pandu en Asie 
Mineure et en Inde, et aurait introduit l’utilisation du haschisch comme moyen 
pour arriver Ă  l’extase. 

590

  DĂ©truite par les Mongols en 1221 et par un sĂ©isme en 1280, elle Ă©tait cepen-

dant la capitale de la principautĂ© des Djani Kurbani (voir ci-dessus n. 115) en 
1338, quand elle fut conquise par le Serbedar Mas’ud. Vers la fin du siĂšcle, 
elle passa sous la domination des Kurt de HĂ©rat avant d’ĂȘtre conquise par Ti-
mur. 

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Ibn BattĂ»ta — Voyages 

261 

 

II. De La Mecque aux steppes russes et Ă  l’Inde 

eau abondante et habitĂ©s par beaucoup d’étudiants, 

p313

 qui apprennent 

la jurisprudence et la maniĂšre de lire le Coran. Ces quatre collĂšges 
sont au nombre des plus beaux de la province. Mais les medrĂ©cehs du 
Khorùçùn, des deux Irùks, de Damas, de Baghdùd et de Misr, quoi-
qu’elles atteignent le comble de la soliditĂ© et de l’élĂ©gance, sont toutes 
infĂ©rieures Ă  la medrĂ©ceh bĂątie prĂšs de la citadelle de la rĂ©sidence 
royale de Fez par notre maĂźtre, le prince des croyants AlmotĂ©wekkil 
’Ala Allah, le champion dans la voie de Dieu, le plus savant des rois, 
la plus belle perle du collier des khalifes Ă©quitables, Abou ’InĂąn ; que 
Dieu le fasse prospĂ©rer et rende son armĂ©e victorieuse ! Ce dernier 
collĂšge n’a point d’égal en Ă©tendue ni en Ă©lĂ©vation ; les habitants de 
l’Orient ne sauraient reproduire les ornements en plñtre qui s’y trou-
vent. 

On fabrique Ă  NeïçùboĂ»r des Ă©toffes de soie, telles que le 

nekh

, le 

kemkhĂą

 et autres 

 que l’on exporte dans l’Inde. Dans cette ville se 

trouve l’ermitage du cheĂŻkh, de l’imĂąm savant, du pĂŽle, du dĂ©vot 
Kothb eddĂźn AnneïçùboĂ»ry, un des prĂ©dicateurs et des pieux imĂąms. 
Je logeai chez lui ; il me reçut trĂšs bien et me traita avec considĂ©ra-
tion. Je fus tĂ©moin de prodiges et de miracles merveilleux opĂ©rĂ©s par 
lui. 

 

M

IRACLE DE CE CHEÏKH 

 

J’avais achetĂ© Ă  NeïçùboĂ»r un jeune esclave turc. Le cheĂŻkh le vit 

avec moi et me dit : « Ce page ne te convient pas ; revends-le. Â» Je lui 
rĂ©pondis : « C’est bien. Â» Et je revendis l’esclave, le lendemain mĂȘme, 
Ă  un marchand. Puis je fis mes adieux au cheĂŻkh et je partis. Lorsque 
je fus arrivĂ© dans la ville de BesthĂąm, un de mes amis m’écrivit de 
NeïçùboĂ»r et me raconta que l’esclave en question avait tuĂ© un enfant 
turc, et avait 

p314

 Ă©tĂ© tuĂ© en expiation de ce meurtre. Cela est un mira-

cle Ă©vident de la part de ce cheĂŻkh. 

                                           

591

  Les soieries et les cotonnades de Nishabur figuraient parmi les exportations les 

plus cĂ©lĂšbres du Khorassan au 

X

e

 siĂšcle d’aprĂšs Ibn Hauqal. Pour le 

nekh

 et le 

kemkha

, voir chap. 2, n. 100 et 104. 

background image

 

Ibn BattĂ»ta — Voyages 

262 

 

II. De La Mecque aux steppes russes et Ă  l’Inde 

De NeïçùboĂ»r je me rendis Ă  BesthĂąm 

592

, qui a donnĂ© naissance au 

cheĂŻkh, au cĂ©lĂšbre contemplatif Abou YĂ©zĂźd albesthĂąmy 

593

, dont on y 

voit le tombeau, renfermĂ© sous le mĂȘme dĂŽme que le corps d’un des 
enfants de Dja’far AssĂądik 

594

. On trouve encore Ă  BesthĂąm le tom-

beau du vertueux cheĂŻkh, de l’ami de Dieu, Abou’l Haçan alkharrakĂą-
ny 

595

. Je logeai en cette ville dans l’ermitage du cheĂŻkh Abou YĂ©zĂźd 

albesthĂąmy. Je partis de BesthĂąm, par le chemin de HendokhĂźr, pour 
KondoĂ»s et BaghlĂąn 

596

, villages habités par des cheïkhs et des hom-

mes de bien, et oĂč se trouvent des jardins et des riviĂšres. Nous logeĂą-
mes Ă  KondoĂ»s prĂšs d’une riviĂšre, sur les bords de laquelle s’élĂšve un 
ermitage appartenant Ă  un supĂ©rieur de fakirs, originaire d’Égypte et 
nommĂ© ChĂźr SiĂąh, c’est-Ă -dire le Lion noir. Le gouverneur de ce can-
ton nous y traita. C’était un natif de Mouçoul, qui habitait un grand 
jardin dans le voisinage. Nous sĂ©journĂąmes environ quarante jours 
prĂšs de ce village, afin de refaire nos chameaux et nos chevaux ; car il 
y a lĂ  d’excellents pĂąturages et un gazon abondant. On y jouit d’une 
sĂ»retĂ© parfaite, grĂące Ă  la sĂ©vĂ©ritĂ© des jugements 

p315

 rendus par l’émir 

BoronthaĂŻh 

597

. Nous avons dĂ©jĂ  dit que la peine prononcĂ©e par les lois 

des Turcs contre celui qui dĂ©robe un cheval consiste Ă  faire rendre au 
voleur l’animal volĂ© et neuf autres en sus 

598

. S’il ne les possĂšde pas, 

on lui enlĂšve, en leur place, ses enfants. Mais, s’il n’a pas d’enfants, 
on l’égorge comme une brebis. Les Turcs laissent leurs bĂȘtes de 
somme absolument sans gardien, aprĂšs que chacun a marquĂ© sur la 

                                           

592

  Bistam, Ă  l’est des montagnes d’Alborz, au nord de la route actuelle de TĂ©hĂ©-

ran Ă  Mashad. Ville prospĂšre Ă  l’époque de Yaqut (1220). 

593

  CommunĂ©ment appelĂ© Bayezid, un des plus cĂ©lĂšbres mystiques de l’islam, 

placĂ© Ă  la tĂȘte des silsilas des malamatis, mort en 874. Son tombeau est tou-
jours vĂ©nĂ©rĂ©. 

594

 Non mentionnĂ© par ailleurs, mais plusieurs tombeaux de fils d’imams, appelĂ©s 

imamzadehs

, se trouvent dispersĂ©s en Iran, dont celui de Muhammad, fils de 

Dja’far al-Sadik, le sixiĂšme imam Ă  Gorgan, au nord de Bistam. 

595

  ConsidĂ©rĂ© comme hĂ©ritier spirituel d’al-Bistami, mort en 1034. 

596

  LĂ  encore, Ibn BattĂ»ta opĂšre un saut dans l’espace pour se retrouver dans la 

rĂ©gion de Balkh. Hendokhir correspondrait Ă  l’actuel Andkhvoy sur le chemin 
de HĂ©rat Ă  Balkh, Ă  l’est de Shebergan. Qonduz est Ă  l’est de Balkh sur un af-
fluent sud d’Amu Darya portant le mĂȘme nom que la ville. Enfin Baghlan est 
au sud de Qonduz, sur la route de Kaboul. Andkhvoy est mentionnĂ© sous le 
nom d’Andakhud par Ibn Hawqal Ă  la fin du 

X

e

 siĂšcle. 

597

  Ă‰galement mentionnĂ© plus haut p. 288, mais inconnu par ailleurs. 

598

  Voir chap. 3, n. 13. 

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Ibn BattĂ»ta — Voyages 

263 

 

II. De La Mecque aux steppes russes et Ă  l’Inde 

cuisse les bĂȘtes qui lui appartiennent. Nous en usĂąmes de mĂȘme dans 
ce canton. Il advint que nous nous mĂźmes en quĂȘte de nos chevaux, 
dix jours aprĂšs de notre arrivĂ©e ; il nous en manquait trois. Mais au 
bout de quinze jours les Tartares nous les ramenĂšrent Ă  notre demeure, 
de peur de subir les peines portĂ©es par la loi. Nous attachions chaque 
soir deux chevaux vis-Ă -vis de nos tentes, afin de pouvoir nous en ser-
vir la nuit, si le besoin l’exigeait. Une certaine nuit nous perdĂźmes ces 
deux chevaux, et nous quittĂąmes bientĂŽt aprĂšs le pays. Au bout de 
vingt-deux jours, on nous les ramena sur le chemin. 

Un autre motif de notre sĂ©jour , ce fut la crainte de la neige ; car il 

y a au milieu de la route une montagne nommĂ©e HindoĂ» CoĂ»ch 

599

c’est-Ă -dire « Qui tue les Indous Â», parce que beaucoup d’entre les es-
claves mĂąles et femelles que l’on emmĂšne de l’Inde meurent dans 
cette montagne, Ă  cause de la violence du froid et de la quantitĂ© de 
neige. Elle s’étend l’espace d’un jour de marche tout entier. Nous at-
tendĂźmes jusqu’à l’arrivĂ©e des chaleurs 

600

. Nous commençùmes Ă  tra-

verser cette montagne, Ă  la fin de la nuit, et nous ne cessĂąmes de mar-
cher jusqu’au soir du jour suivant. Nous Ă©tendions des piĂšces de feutre 
devant les chameaux, afin qu’ils n’enfonçassent pas dans la neige, 
AprĂšs nous ĂȘtre mis 

p316

 en route, nous arrivĂąmes Ă  un endroit nommĂ© 

Ander 

601

, et oĂč a jadis existĂ© une ville dont les vestiges ont disparu. 

Nous logeĂąmes dans un grand bourg oĂč se trouvait un ermitage appar-
tenant Ă  un homme de bien, nommĂ© Mohammed almehrouy, chez le-
quel nous descendĂźmes. Il nous traita avec considĂ©ration, et lorsque 
nous lavions nos mains, aprĂšs le repas, il buvait l’eau qui nous avait 
servi Ă  cet usage, Ă  cause de la bonne opinion qu’il avait de nous, et de 
son extrĂȘme bienveillance Ă  notre Ă©gard. Il nous accompagna jusqu’à 
ce que nous eussions gravi la montagne de Hindoû Coûch. Nous trou-
vĂąmes sur cette montagne une source d’eau chaude, avec laquelle 
nous nous lavĂąmes la figure. Notre peau fut excoriĂ©e et nous souffrĂź-
mes beaucoup. Nous nous arrĂȘtĂąmes dans un endroit nommĂ© Bendj 

                                           

599

  L’extrĂȘme ouest de la chaĂźne de Hindu Kush se trouve entre Baghlan et Ka-

boul. Ibn BattĂ»ta est un des premiers Ă  citer ce nom. 

600

  Cette indication qui nous ramĂšne Ă  la fin du printemps 1335 (ou 1333) rend 

difficile l’excursion en Khorasan. 

601

  La rĂ©gion d’Andarab sur la haute vallĂ©e de la riviĂšre Dowshi aboutissant au 

dĂ©filĂ© de Khawak, situĂ© Ă  plus de quatre mille mĂštres. 

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Ibn BattĂ»ta — Voyages 

264 

 

II. De La Mecque aux steppes russes et Ă  l’Inde 

HĂźr 

602

Bendj

 (

pendj

) signifie cinq, et 

hĂźr

 montagne. Le nom de Bendj 

HĂźr veut donc dire Cinq Montagnes. Il y avait jadis lĂ  une ville belle et 
peuplĂ©e, sur un fleuve considĂ©rable et dont les eaux sont de couleur 
bleue, comme celles de la mer 

603

. Il descend des montagnes de Ba-

dakhchĂąn, oĂč l’on trouve le rubis que l’on appelle 

balakhch

, rubis ba-

lais. TenkĂźz, roi des Tartares, a ruinĂ© cette contrĂ©e, et depuis lors elle 
n’est pas redevenue florissante. C’est lĂ  que se trouve le mausolĂ©e du 
cheĂŻkh Sa’üd almekky, lequel est vĂ©nĂ©rĂ© de ces peuples. Nous arrivĂą-
mes ensuite Ă  la montagne de PĂ©chùï 

604

, oĂč se trouve l’ermitage du 

p317

 vertueux cheĂŻkh AthĂą AouliĂą. 

Atha

 veut dire, en turc, pĂšre ; quant 

au mot 

aouliĂą

, il appartient Ă  la langue arabe ; le nom AthĂą AouliĂą 

signifie donc le PĂšre des amis de Dieu. On appelle aussi cet individu 
Sßçad SĂąlĂ©h. 

Sßçad

 veut dire, en persan, trois cents, et 

sùléh

 signifie 

annĂ©e. En effet, les habitants de cet endroit prĂ©tendent que le cheĂŻkh 
est ùgé de trois cent cinquante ans. Ils ont pour lui une grande vénéra-
tion et viennent, pour le visiter, des villes et des villages voisins. Les 
sultans et les princesses se rendent prĂšs de lui. Il nous traita avec 
considĂ©ration et nous donna un repas ; nous campĂąmes sur le bord 
d’une riviĂšre, prĂšs de son ermitage, et nous lui rendĂźmes visite. Je le 
saluai et il m’embrassa ; sa peau Ă©tait lisse, et je n’en ai pas vu de plus 
douce. Quiconque le voit s’imagine qu’il n’est ĂągĂ© que de cinquante 
ans. Il m’a dit que tous les cent ans il lui poussait de nouveaux che-
veux et de nouvelles dents, et qu’il avait vu Abou Rohm, celui-lĂ  
mĂȘme dont le tombeau se trouve Ă  MoultĂąn, dans le Sind. Je lui de-
mandai de me rĂ©citer une tradition, et il me raconta des anecdotes. 
Mais je conçus des doutes touchant ce qui le concernait, et Dieu sait le 
mieux s’il est sincĂšre. 

                                           

602

  Lieu important pour ses mines d’argent. 

603

  Gibb prĂ©cise « comparables au volume et non Ă  la couleur de la mer Â». Le 

Pandjhir, qui vient effectivement du nord-est qui est la direction du Badakh-
shan, est un affluent du Ghorband, lui-mĂȘme affluent de la riviĂšre de Kaboul 
qui se jette dans l’Indus. En remontant la vallĂ©e du Dowshi, oĂč effectivement 
des sources d’eau chaude existent, et en descendant celle du Pandjhir, Ibn Bat-
tĂ»ta passe Ă  l’est du chemin actuel. 

604

  Â« [...] Ă  dix bonnes journĂ©es du Badascian vers le midi est une province nom-

mĂ©e Pasciai, oĂč ils ont un langage Ă  eux. Les gens sont idolĂątres qui adorent 
les idoles, et ils sont gens bruns Â» (Marco P

OLO

). C’est la rĂ©gion appelĂ©e plus 

tard Kafiristan, Ă  cause de la persistance de l’idolĂątrie, et aujourd’hui Nuristan, 
dans la vallĂ©e du Pandjhir. 

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Ibn BattĂ»ta — Voyages 

265 

 

II. De La Mecque aux steppes russes et Ă  l’Inde 

Nous partĂźmes ensuite pour Pervan 

605

, oĂč je rencontrai l’émir Bo-

ronthaĂŻh. Il me fit du bien, me tĂ©moigna de la considĂ©ration, et Ă©crivit 
Ă  ses prĂ©posĂ©s dans la ville de Ghaznah de me traiter avec honneur. Il 
a dĂ©jĂ  Ă©tĂ© question de lui et de la haute stature qu’il avait reçue en par-
tage. Il avait prĂšs de lui une troupe de cheĂŻkhs et de fakĂźrs, qui habi-
taient des ermitages. 

De Pervan nous allĂąmes Ă  Tcharkh 

606

 ; c’est un grand bourg, qui 

possĂšde de nombreux jardins et dont 

p318

 les fruits sont excellents. 

Nous y arrivĂąmes pendant l’étĂ© et nous y trouvĂąmes une troupe de fa-
kĂźrs et d’étudiants ; nous y fĂźmes la priĂšre du vendredi. Le chef de la 
localitĂ©, Mohammed altcharkhy, nous donna un repas. Dans la suite, 
je le revis dans l’Inde. 

De Tcharkh nous partĂźmes pour Ghaznah, capitale du sultan belli-

queux MahmoĂ»d, fils de SĂ©buctĂ©guin 

607

, dont le nom est cĂ©lĂšbre. Il 

Ă©tait au nombre des plus grands souverains, et avait le surnom de Ye-
mĂźn Eddaulah. Il fit de frĂ©quentes incursions dans l’Inde, et y conquit 
des villes et des chĂąteaux forts. Son tombeau se trouve dans cette 
ville ; il est surmontĂ© d’un ermitage. La majeure partie de Ghaznah est 
dĂ©vastĂ©e, et il n’en subsiste plus qu’une petite portion ;  mais  cette 
ville a jadis Ă©tĂ© considĂ©rable. Son climat est trĂšs froid ; ses habitants 
en sortent pendant l’hiver et retirent Ă  KandahĂąr 

608

, ville grande et 

riche, situĂ©e Ă  trois journĂ©es de distance de Ghaznah, mais que je ne 
visitai pas. Nous logeĂąmes hors de Ghaznah, dans une bourgade situĂ©e 
sur une riviĂšre qui coule sous la citadelle. L’émir de la ville, Merdec 
Agha, nous traita avec Ă©gard. 

Merdec

 signifie le petit, et 

agha

 veut 

dire celui dont l’origine est illustre. 

                                           

605

  Au confluent du Pandjhir et du Gorband. 

606

  Tcharikar ; ici Ibn BattĂ»ta rejoint la route actuelle de Kaboul. 

607

  Ghazna, au sud-ouest de Kaboul, sur la route de Kaboul-Kandahar, fut la capi-

tale des Ghaznavides (962-1186), la dynastie turque qui amorça la conquĂȘte 
musulmane de l’Inde. Le souverain le plus important de la dynastie fut Mah-
mud (999-1030), cĂ©lĂšbre par ses campagnes indiennes. AprĂšs la mort de 
Mahmud, le royaume s’épuisa dans ses luttes contre les Ghurides, originaires 
de Ghur Ă  l’est de HĂ©rat, ce qui amena la ruine de Ghazna. 

608

  Ghazna se trouve Ă  une altitude de deux mille deux cents mĂštres et le Kanda-

har Ă  mille quarante mĂštres au-dessus de la mer. 

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Ibn BattĂ»ta — Voyages 

266 

 

II. De La Mecque aux steppes russes et Ă  l’Inde 

Nous partĂźmes ensuite pour CĂąboul 

609

 ; c’était jadis une ville im-

portante ; mais ce n’est plus qu’un village, habitĂ© par une tribu de Per-
sans, appelĂ©s AfghĂąns. Ils occupent des montagnes et des dĂ©filĂ©s et 
jouissent d’une 

p319

 puissance considĂ©rable ; la plupart sont des bri-

gands. Leur principale montagne s’appelle CoĂ»h SoleĂŻmĂąn 

610

. On ra-

conte que le prophĂšte SoleĂŻmĂąn gravit cette montagne, et regarda de 
son sommet l’Inde, qui Ă©tait alors remplie de tĂ©nĂšbres. Il revint sur ses 
pas, sans entrer dans ce pays, et la montagne fut appelĂ©e d’aprĂšs lui. 
C’est lĂ  qu’habite le roi des AfghĂąns. A CĂąboul se trouve l’ermitage 
du cheĂŻkh Ismñ’ïl l’AfghĂąn 

611

, disciple du cheĂŻkh ’AbbĂąs, un des 

principaux saints. 

De CĂąboul, nous allĂąmes Ă  KermĂąch 

612

, forteresse situĂ©e entre 

deux montagnes, et dont les AfghĂąns se servent pour exercer le bri-
gandage. Nous les combattĂźmes en passant prĂšs du chĂąteau. Ils Ă©taient 
placĂ©s sur la pente de la montagne ; mais nous leur lançùmes des flĂš-
ches et ils prirent la fuite. Notre caravane Ă©tait peu chargĂ©e de baga-
ges, mais elle Ă©tait accompagnĂ©e d’environ quatre mille chevaux. 
J’avais des chameaux, par la faute desquels je fus sĂ©parĂ© de la cara-
vane. J’avais avec moi plusieurs individus, parmi lesquels se trou-
vaient des AfghĂąns. Nous jetĂąmes une portion de nos provisions, et 
nous abandonnĂąmes sur la route les charges des chameaux qui Ă©taient 
fatiguĂ©s. Nos chevaux retournĂšrent les prendre le lendemain, et les 
emportĂšrent. Nous rejoignĂźmes la caravane, aprĂšs la derniĂšre priĂšre du 
soir, et nous passĂąmes la nuit Ă  la station de Chech NaghĂąr 

613

, le der-

nier endroit habitĂ© sur les confins du pays des Turcs. 

p320

                                           

609

  Il s’agit Ă©videmment d’une confusion. Kaboul a dĂ» ĂȘtre visitĂ©e par Ibn BattĂ»ta 

avant Ghazna. Idrisi (1154) parle aussi de Kaboul comme d’une ancienne ville 
importante. 

610

  La chaĂźne du Sulaiman, qui surplombe la vallĂ©e de l’Indus, se trouve beaucoup 

plus au sud, dans le Pakistan actuel. 

611

  Il s’agit peut-ĂȘtre de Djabir al-Ansari, fils du poĂšte et philosophe de HĂ©rat, 

Ismail Abdallah al-Ansari, mort en 1089, lui-mĂȘme disciple d’Abul’ Hasan al-
Kharaqani (voir ci-dessus, n. 148). 

612

  Karmash, situĂ©e au sud-est de Gardez, elle-mĂȘme Ă  l’est de Ghazna. 

613

  L’identification de ce nom avec le district de Hashtnagar, situĂ© Ă  une vingtaine 

de kilomĂštres au nord-est de Peshawar, ferait traverser Ă  Ibn BattĂ»ta le dĂ©filĂ© 
de Khyber, sur la route de Kaboul Ă  Peshawar, ce qui ne correspond pas Ă  
l’itinĂ©raire suivi, lequel descend vers le sud. 

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Ibn BattĂ»ta — Voyages 

267 

 

II. De La Mecque aux steppes russes et Ă  l’Inde 

Nous entrĂąmes ensuite dans le grand dĂ©sert, qui s’étend l’espace de 

quinze journĂ©es de marche 

614

. On n’y voyage que dans une seule sai-

son, aprĂšs que les pluies sont tombĂ©es dans le Sind et l’Inde, c’est-Ă -
dire au commencement du mois de juillet. Dans ce dĂ©sert souffle le 
vent empoisonnĂ© 

615

 et mortel qui fait tomber les corps en putrĂ©fac-

tion, de sorte que les membres se sĂ©parent aprĂšs la mort. Nous avons 
dit ci-dessus que ce vent souffle aussi dans le dĂ©sert, entre Hormouz et 
ChirĂąz. Une grande caravane, dans laquelle se trouvait KhodhĂąwend 
ZĂądeh, kĂądhi de Termedh, nous avait prĂ©cĂ©dĂ©s. Il lui mourut beaucoup 
de chameaux et de chevaux ; mais, par la grĂące de Dieu, notre cara-
vane arriva saine et sauve Ă  Bendj Ab, c’est-Ă -dire au fleuve du 
Sind 

616

Bendj

 signifie cinq, et 

Ăąb

 eau. Le sens de ces deux mots est 

donc les Cinq RiviĂšres. Elles se jettent dans le grand fleuve, et arro-
sent cette contrĂ©e. Nous en reparlerons, s’il plaĂźt Ă  Dieu. Nous arrivĂą-
mes prĂšs de ce fleuve, Ă  la fin de dhou’lhiddjeh, et nous vĂźmes briller 
cette mĂȘme nuit la nouvelle lune de moharrem de l’annĂ©e 734 

617

. De 

cet endroit, les prĂ©posĂ©s aux nouvelles Ă©crivirent dans l’Inde pour y 
transmettre l’avis de notre arrivĂ©e, et firent connaĂźtre au souverain de 
ce pays ce qui nous concernait. 

C’est ici que finit le rĂ©cit de ce premier voyage. Louange Ă  Dieu, 

maĂźtre des mortels. 

 

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614

  Ce passage indiquerait une descente vers le sud Ă  partir des environs de Ghaz-

na et Ă  l’ouest de la chaĂźne du Sulaiman afin d’atteindre l’Indus aux environs 
de Sehwan, au nord de Hyderabad. 

615

  Le simoun (voir chap. I, n. 137). 

616

  L’Indus. 

617

  Le 12 septembre 1333. Pour la discussion sur cette date, voir l’introduction. 

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Ibn BattĂ»ta — Voyages 

268 

 

II. De La Mecque aux steppes russes et Ă  l’Inde 

 

5. Le voyage Ă  Dihli 

 

 

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A

U NOM DU 

D

IEU CLÉMENT ET MISÉRICORDIEUX

 

Q’

IL SOIT PROPICE À NOTRE SEIGNEUR 

M

OHAMMED

,

 Ă€ SA FAMILLE

,

 

 

À SES COMPAGNONS

,

 ET QU

’

IL LEUR ACCORDE LA PAIX

 !

 

 

Voici ce que dit le cheĂŻkh Abou â€™Abd Allah Mohammed, fils 

d’Abd Allah, fils de Mohammed, fils d’IbrĂąhĂźm AllewĂąty atthand-
jy 

618

, connu sous le nom d’Ibn Batoutah. (Que Dieu lui fasse misĂ©ri-

corde !) 

Lorsque fut arrivĂ© le premier jour du mois divin de moharrem, 

commencement de l’annĂ©e 734, nous parvĂźnmes prĂšs du fleuve Sind, 
le mĂȘme que l’on dĂ©signe sous le nom de Pendj-Ăąb, nom qui signifie 
les Cinq RiviĂšres. Ce fleuve est un des plus grands qui existent ; il dĂ©-
borde dans la saison des chaleurs, et les habitants de la contrĂ©e ense-
mencent la terre aprĂšs son inondation, ainsi que font les habitants de 
l’Égypte, lors du dĂ©bordement du Nil. C’est Ă  partir de ce fleuve que 
commencent les États du sultan vĂ©nĂ©rĂ©, Mohammed ChĂąh, roi de 
l’Inde et du Sind 

619

p323

Quand nous arrivĂąmes prĂšs du fleuve, les prĂ©posĂ©s aux nouvelles 

vinrent nous trouver et Ă©crivirent l’avis de notre arrivĂ©e Ă  Kothb al-
mulc, gouverneur de la ville de MoultĂąn. A cette Ă©poque, le chef des 
Ă©mirs du Sind Ă©tait un esclave du sultan, appelĂ© SertĂźz, qui est 

                                           

618

  Voir t. I, chap. 1, n. 1. 

619

  Muhammad bin Tughluk, ainsi que tous les autres sultans de Dihli, seront pas-

sĂ©s en revue plus loin. Le Sind, du sanskrit Sindhu (l’Indus), est le nom donnĂ© 
Ă  la vallĂ©e de ce fleuve, conquise par les Arabes dĂšs le 

VIII

e

e

e

 siĂšcle et consti-

tuant une province sĂ©parĂ©e par rapport au reste de l’Inde dont les premiĂšres 
invasions datent de Mahmut de Ghazna au dĂ©but du 

XI

 siĂšcle et la conquĂȘte 

systĂ©matique de la fin du 

XII

 siĂšcle. 

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Ibn BattĂ»ta — Voyages 

269 

 

II. De La Mecque aux steppes russes et Ă  l’Inde 

l’inspecteur des autres esclaves et devant lequel les troupes du sultan 
passent en revue 

620

. Le nom de cet individu signifie Celui qui a la tĂȘte 

vive ;  car 

ser

 (en persan) veut dire tĂȘte, et 

tĂźz

 vif, impĂ©tueux. Il se 

trouvait, au moment de notre arrivĂ©e, dans la ville de SiwĂ©citĂąn 

621

situĂ©e dans le Sind, Ă  dix jours de marche de MoultĂąn. Entre la pro-
vince du Sind et la rĂ©sidence du sultan, qui est la ville de Dilhy, il y a 
cinquante journĂ©es de marche. Lorsque les prĂ©posĂ©s aux nouvelles 
Ă©crivent du Sind au sultan, la lettre lui parvient en l’espace de cinq 
jours, grĂące au 

bérßd

 ou Ă  la poste. 

 

 

 

D

ESCRIPTION DU BÉRÎD 

 

Le bĂ©rĂźd, dans l’Inde, est de deux espĂšces. Quant Ă  la poste aux 

chevaux, on l’appelle 

oulĂąk 

622

. Elle a lieu au moyen de chevaux ap-

partenant au sultan et stationnĂ©s tous les quatre milles. Pour la poste 
aux piĂ©tons, voici en quoi elle consiste : chaque mille est partagĂ© en 

                                           

620

  Voir aussi plus haut p. 44. 

621

  Voir chap. 4, n. 126. 

622

  Ulak est le mot turc encore utilisĂ© ; le nom de berid Ă©tait Ă©galement donnĂ© Ă  la 

poste mameluke d’Égypte. 

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Ibn BattĂ»ta — Voyages 

270 

 

II. De La Mecque aux steppes russes et Ă  l’Inde 

trois distances Ă©gales que l’on appelle 

addĂąouah 

623

, ce qui veut dire 

le tiers d’un mille. Quant au mille, il se nomme, chez les Indiens, 

al-

coroûh

 

624

. Or, Ă  chaque tiers de mille, il y a une bourgade bien peu-

plĂ©e, Ă  l’extĂ©rieur de laquelle se trouvent trois tentes oĂč se tiennent 
assis des hommes tout prĂȘts Ă  partir. Ces gens ont serrĂ© leur ceinture, 
et prĂšs de chacun se trouve un fouet long de deux coudĂ©es, et terminĂ© 
Ă  sa partie supĂ©rieure par des sonnettes 

p324

 de cuivre. Lorsque le cour-

rier sort de la ville, il tient sa lettre entre ses doigts et, dans l’autre 
main, le fouet garni de sonnettes. Il part donc, courant de toutes ses 
forces. Quand les gens placĂ©s dans les pavillons entendent le bruit des 
sonnettes, ils font leurs prĂ©paratifs pour recevoir le courrier, et, Ă  son 
arrivĂ©e prĂšs d’eux, un d’entre eux prend la lettre de sa main et part 
avec la plus grande vitesse. Il agite son fouet jusqu’à ce qu’il soit arri-
vĂ© Ă  l’autre dĂąouah. Ces courriers ne cessent d’agir ainsi jusqu’à ce 
que la lettre soit parvenue Ă  sa destination 

625

Cette espĂšce de poste est plus prompte que la poste aux chevaux, et 

l’on transporte souvent par son moyen ceux des fruits du Khorùçùn 
qui sont recherchĂ©s dans l’Inde. On les dĂ©pose dans des plats, et on les 
transporte en courant jusqu’à ce qu’ils soient parvenus au sultan. C’est 
encore ainsi que l’on transporte les principaux criminels ; on place 
chacun de ceux-ci sur un siĂšge que les courriers chargent sur leur tĂȘte 
et avec lequel ils marchent en courant. Enfin, c’est de la mĂȘme ma-
niĂšre que l’on transporte l’eau destinĂ©e Ă  ĂȘtre bue par le sultan, lors-
qu’il se trouve Ă  Daoulet AbĂąd. On lui porte de l’eau puisĂ©e dans le 
fleuve Gange, oĂč les Indiens se rendent en pĂšlerinage, ce fleuve est Ă  
quarante journĂ©es de cette ville. 

                                           

623

  Du persan 

daw

, course. 

624

  De l’urdu 

kurok 

; il vaut le tiers d’un farsakh ou parasange. 

625

  Â« Il est vrai qu’entre un poste et l’autre, sur quelque route que ce soit, est placĂ© 

tous les trois miles un hameau d’environ quarante maisons, oĂč vivent des cou-
reurs Ă©galement affectĂ©s aux messageries du Grand Sire ; et vous dirai com-
ment. Ils portent une grande ceinture, tout autour garnie de sonnettes, pour 
que, quand ils vont, ils soient ouĂŻs de fort loin [...] Lorsque le roi veut envoyer 
une lettre par courrier, il la remet Ă  un de ces coureurs, et il s’en va, toujours 
au grand galop, mais pas plus loin que trois milles, c’est-Ă -dire d’un poste Ă  
l’autre. Et l’autre, au bout de ces trois milles, qui, de bien loin, l’entend venir, 
se prĂ©pare incontinent et se tient prĂȘt avant son arrivĂ©e, lui aussi muni de clo-
chettes » (Marco P

OLO

). Seulement ici il s’agit de la Chine. Dans la Perse sa-

favide le coureur, appelĂ© 

shatir

, porte un « caleçon avec une ceinture Ă  trois 

sonnettes qui viennent lui battre sur les ventres. » (T

AVERNIER

). 

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Ibn BattĂ»ta — Voyages 

271 

 

II. De La Mecque aux steppes russes et Ă  l’Inde 

Lorsque les « nouvellistes Â» Ă©crivent au sultan pour 

p325

 l’informer 

de l’arrivĂ©e de quelqu’un dans ses Ă‰tats, il prend une pleine connais-
sance de la lettre. Ceux qui l’écrivent y mettent tout leur soin, faisant 
connaĂźtre au prince qu’il est arrivĂ© un homme, conformĂ© de telle ma-
niĂšre et vĂȘtu de telle sorte. Ils enregistrent le nombre de ses compa-
gnons, de ses esclaves, de ses serviteurs et de ses bĂȘtes de somme ; ils 
dĂ©crivent comment il en use dans la marche et dans le repos, et ra-
content toutes ses dĂ©penses. Ils ne nĂ©gligent aucun de ces dĂ©tails. 
Lorsque le voyageur arrive au MoultĂąn, qui est la capitale du Sind, il y 
sĂ©journe jusqu’à ce qu’on reçoive un ordre du sultan touchant sa ve-
nue Ă  la cour et le traitement qui lui sera fait. Un individu est honorĂ©, 
en ce pays, selon ce qu’on observe de ses actions, de ses dĂ©penses et 
de ses sentiments, puisque l’on ignore quel est son mĂ©rite et quels sont 
ces ancĂȘtres. 

C’est la coutume du roi de l’Inde, du sultan Abou’l-Modjñhid Mo-

hammed chĂąh, d’honorer les Ă©trangers, de les aimer et de les distin-
guer d’une maniùre toute particuliùre, en leur accordant des gouver-
nements ou d’éminentes dignitĂ©s. La plupart de ses courtisans, de ses 
chambellans, de ses vizirs, de ses kĂądhis et de ses beaux-frĂšres, sont 
des Ă©trangers. Il a publiĂ© un ordre portant que ceux-ci, dans ses États, 
fussent appelĂ©s du titre d’illustres : ce mot est devenu pour eux un 
nom propre. 

Aucun Ă©tranger admis Ă  la cour de ce roi ne peut se passer de lui 

offrir un cadeau et de le lui prĂ©senter, en guise d’intercesseur auprĂšs 
de lui. Le sultan l’en rĂ©compense par un prĂ©sent plusieurs fois aussi 
considĂ©rable. Nous raconterons beaucoup de choses touchant les dons 
qui lui ont Ă©tĂ© offerts par des Ă©trangers. Lorsque ses sujets furent ac-
coutumĂ©s Ă  lui voir tenir cette conduite, les marchands qui habitaient 
le Sind et l’Inde se mirent Ă  donner en prĂȘt Ă  chaque individu se ren-
dant Ă  la cour du sultan des milliers de dĂźnĂąrs. Ils lui fournissaient ce 
qu’il voulait offrir au souverain, ou bien il employait cette somme 
comme il l’entendait pour son propre usage, en chevaux de selle, en 
chameaux et en effets. Ces marchands le servaient de leur argent et de 

p326

 leurs personnes, et se tenaient debout devant lui comme des do-

mestiques. Quand il arrivait prĂšs du sultan, celui-ci lui faisait un prĂ©-
sent considĂ©rable. Alors il payait les sommes qu’il devait aux mar-
chands, et s’acquittait envers eux. De la sorte, leur nĂ©goce Ă©tait acha-

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Ibn BattĂ»ta — Voyages 

272 

 

II. De La Mecque aux steppes russes et Ă  l’Inde 

landé et leurs profits étaient considérables. Aussi cette conduite est-
elle devenue pour eux une coutume constante. 

Lorsque je fus arrivĂ© dans le Sind, je suivis cette mĂ©thode, et 

j’achetai Ă  des marchands des chevaux, des chameaux, des esclaves, 
etc. PrĂ©cĂ©demment, j’avais acquis Ă  Ghaznah, d’un marchand de 
l’IrĂąk, originaire de TecrĂźt et nommĂ© Mohammed AddoĂ»ry, environ 
trente chevaux et un chameau qui portait une charge de flĂšches, car 
cet article figure au nombre des prĂ©sents que l’on offre au sultan, Le 
susdit marchand partit pour le Khorùçùn, puis il revint dans l’Inde et y 
reçut de moi ce que je lui devais ; par mon moyen il fit un profit 
considĂ©rable, et devint un des plus riches marchands. AprĂšs de nom-
breuses annĂ©es, je le rencontrai dans la ville d’Alep, lorsque les infi-
dĂšles m’eurent dĂ©pouillĂ© de ce que je possĂ©dais ; mais je n’en obtins 
aucun bienfait. 

 

D

ESCRIPTION DU 

« 

CARCADDAN

 Â»

 

 

Quand nous eĂ»mes franchi le fleuve du Sind, connu sous le nom de 

PendjĂąb, nous entrĂąmes dans un marais plantĂ© de roseaux, afin de sui-
vre le chemin qui le traversait par le milieu. Un 

carcaddan

 en sortit 

sous nos yeux. Voici la description de cet animal : il est de couleur 
noire, a le corps grand, la tĂȘte grosse et d’un volume excessif ; c’est 
pourquoi on en fait le sujet d’un proverbe, et l’on dit : « Le rhinocĂ©-
ros, tĂȘte sans corps. Â» Il est plus petit que l’élĂ©phant, mais sa tĂȘte est 
plusieurs fois aussi forte que celle de cet animal. Il a entre les yeux 
une seule corne, de la longueur d’environ trois coudĂ©es et de la lar-
geur d’environ un empan. Lorsque l’animal dont il est ici question 
sortit du marais Ă  notre vue, un cavalier voulut l’attaquer ; le carcad-
dan frappa 

p327

 de sa corne la monture de ce cavalier, lui traversa la 

cuisse et le renversa, aprĂšs quoi il rentra parmi les roseaux et nous ne 
pĂ»mes nous en emparer. J’ai vu un rhinocĂ©ros une seconde fois, pen-
dant le mĂȘme voyage, aprĂšs la priĂšre de l’asr ; il Ă©tait occupĂ© Ă  se re-
paĂźtre de plantes. Lorsque nous nous dirigeĂąmes vers lui, il s’enfuit. 
J’en vis un encore une fois, tandis que je me trouvais avec le roi de 
l’Inde. Nous entrĂąmes dans un bosquet de roseaux ; le sultan Ă©tait 
montĂ© sur un Ă©lĂ©phant, et nous-mĂȘmes avions pour montures plusieurs 
de ces animaux ; les piĂ©tons et les cavaliers pĂ©nĂ©trĂšrent parmi les ro-

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Ibn BattĂ»ta — Voyages 

273 

 

II. De La Mecque aux steppes russes et Ă  l’Inde 

seaux, firent lever le carcaddan, le tuĂšrent et poussĂšrent sa tĂȘte vers le 
camp. 

Cependant, nous marchĂąmes pendant deux jours, aprĂšs avoir passĂ© 

le fleuve du Sind, et nous arrivĂąmes Ă  la ville de DjĂ©nĂąny 

626

, grande 

et belle place situĂ©e sur le bord de ce mĂȘme fleuve. Elle possĂšde des 
marchĂ©s Ă©lĂ©gants, et sa population appartient Ă  une peuplade appelĂ©e 
les SĂąmirah 

627

, qui l’habite depuis longtemps et dont, les ancĂȘtres s’y 

sont Ă©tablis lors de la conquĂȘte, du temps de HeddjĂądj, fils de YoĂ»-
cef 

628

, selon ce que racontent les chroniqueurs Ă  propos de la 

conquĂȘte du Sind. Le cheĂŻkh, l’imĂąm savant, pratiquant les bonnes 
Ɠuvres, pieux et dĂ©vot, Rocn eddĂźn, fils du cheĂŻkh, du vertueux doc-
teur Chems eddĂźn, fils du cheĂŻkh, de 

p328

 l’imĂąm pieux et dĂ©vot, BĂ©hĂą 

eddĂźn ZacariĂą 

629

 le koreĂŻchite (c’est un des trois personnages que le 

cheĂŻkh, le saint et vertueux BorhĂąn eddĂźn ala’radj m’avait prĂ©dit, dans 
la ville d’Alexandrie, que je rencontrerais dans le cours de mon 
voyage 

630

, et, en effet, je les rencontrai ; Dieu en soit louĂ© !) ; ce 

cheĂŻkh, dis-je, m’a racontĂ© que le premier de ses ancĂȘtres s’appelait 
Mohammed, fils de KĂącim, le koreĂŻchite 

631

, qu’il assista Ă  la conquĂȘte 

du Sind avec l’armĂ©e qu’envoya pour cet objet HeddjĂądj, fils de YoĂ»-
cef, pendant qu’il Ă©tait Ă©mir de l’IrĂąk ; qu’il y fixa son sĂ©jour et que sa 
postĂ©ritĂ© devint considĂ©rable. 

                                           

626

  La ville n’existe plus et son site n’a pas Ă©tĂ© identifiĂ©. 

627

  Il s’agit des Sumras, tribu ou dynastie qui paraĂźt avoir Ă©tabli son autoritĂ© dans 

le Sind aprĂšs la dĂ©faite de Ma’sud, fils de Mahmut de Ghazna, par les Seldju-
kides en 1040. Hindous Ă  l’origine, ils ont dĂ» s’islamiser vers la fin. On sait 
que leur dernier souverain s’appelait Hamir Duda et qu’il ont Ă©tĂ© supplantĂ©s 
par la tribu des Sammas dont le premier souverain Djam Unar (

djam

 est un ti-

tre portĂ© par tous les souverains samma) a inaugurĂ© son rĂšgne en 1336. Il 
s’agirait donc de ce mĂȘme personnage qu’Ibn BattĂ»ta nomme plus loin chef 
des Sumras, et l’histoire racontĂ©e ne doit pas ĂȘtre Ă©trangĂšre au changement de 
dynastie. 

628

  Voir t. I, chap. 4, n. 191. 

629

  Baha al-din Zakariya (1183-1267) fut l’envoyĂ© de Shihab al-din Abu Hafs 

Omar Suhrawardi en Inde ; il est le fondateur de la branche indienne de cet or-
dre. Son fils, Sadr al-din (et non Shams al-din), mort en 1285, et son petit-fils 
Rukn al-din, mort en 1335, constituĂšrent une lignĂ©e hĂ©rĂ©ditaire en Multan. 

630

  Voir t. I, p. 100. 

631

  Imad al-din Muhammad bin Qasim, cousin de Hadjadj, conquit bien le Sind en 

712, mais Baha al-din fut envoyĂ© du Khorasan en Inde par Suhrawardi, selon 
ses biographes. 

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Ibn BattĂ»ta — Voyages 

274 

 

II. De La Mecque aux steppes russes et Ă  l’Inde 

Quant Ă  cette peuplade connue sous le nom de SĂąmirah, elle ne 

mange avec personne, et qui que ce soit ne doit regarder ses membres 
lorsqu’ils mangent ; ils ne s’allient pas par mariage avec quelqu’un 
faisant partie d’une autre tribu et personne non plus ne s’allie avec 
eux. Ils avaient alors un Ă©mir nommĂ© OunĂąr 

632

, dont nous raconterons 

l’histoire. 

AprĂšs ĂȘtre partis de la ville de DjĂ©nĂąny, nous marchĂąmes jusqu’à 

ce que nous fussions arrivĂ©s Ă  celle de SiwĂ©citĂąn 

633

, grande cité, en-

tourĂ©e d’un dĂ©sert de sable oĂč l’on ne trouve d’autre arbre que 
l’oumm ghaĂŻlĂąn 

634

. On ne cultive rien sur le bord du fleuve qui 

l’arrose, si ce n’est des pastĂšques. La nourriture des habitants consiste 
en sorgho et en pois, que l’on y appelle 

mochonc 

635

 et avec lesquels 

on fabrique le pain. On y 

p329

 trouve beaucoup de poisson et de lait de 

buffle. Les habitants mangent le scinque, qui est un petit animal sem-
blable au caméléon, que les Maghrébins nomment petit serpent de jar-
din, sauf qu’il n’a pas de queue. Je les ais vus creuser le sable, en reti-
rer cet animal lui fendre le ventre, jeter les intestins et le remplir de 
curcuma, qu’ils appellent 

zerd-choûbeh

 

636

, ce qui signifie le bois 

jaune. Cette plante remplace chez eux le safran. Lorsque je vis ce petit 
animal que mangeaient les Indous, je le regardai comme une chose 
impure et je n’en mangeai pas. 

Nous entrĂąmes dans SiwĂ©citĂąn au fort de l’étĂ©, et la chaleur y Ă©tait 

trĂšs grande  

637

. Aussi mes compagnons s’asseyaient-ils tout nus ; cha-

cun plaçait Ă  sa ceinture un pagne, et sur ses Ă©paules un autre pagne 
trempĂ© dans l’eau. Bien peu de temps s’écoulait avant que cette Ă©toffe 
ne fĂ»t sĂ©chĂ©e, et alors on la mouillait de nouveau, et ainsi de suite. Je 
vis Ă  SiwĂ©citĂąn son prĂ©dicateur, nommĂ© AccheĂŻbĂąny ; il me fit voir 
une lettre du prince des croyants, le khalife ’Omar, fils d’Abd Al’azĂźz, 
adressĂ©e au premier de ses ancĂȘtres, pour l’investir des fonctions de 

                                           

632

  Voir ci-dessus n. 10. 

633

  Sehwan (voir chap. 4, n, 126). 

634

  Voir chap. 1, n. 109. 

635

  Du persan 

mushang

, petit pois. Sorgho : millet. 

636

  Du persan 

zard tchuba

637

  L’Indus Ă©tant atteint le 12 septembre, on n’était pas au fort de l’étĂ©. 

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Ibn BattĂ»ta — Voyages 

275 

 

II. De La Mecque aux steppes russes et Ă  l’Inde 

prĂ©dicateur en cette ville 

638

. Sa famille se les est transmises par héri-

tage, depuis cette Ă©poque jusqu’à prĂ©sent. 

Voici la teneur de cette lettre : « Ceci est l’ordre qu’a promulguĂ© le 

serviteur de Dieu, le prince des croyants, ’Omar, fils d’Abd Al’azĂźz, 
en faveur d’un tel. Â» La date est l’annĂ©e 99, Selon ce que m’a racontĂ© 
le prĂ©dicateur susdit, sur ce diplĂŽme est Ă©crite, de la main du prince 
des croyants, ’Omar, fils d’Abd Al’azĂźz, la phrase suivante : « La 
louange appartient Ă  Dieu seul. » 

Je rencontrai aussi Ă  SiwĂ©citĂąn le vĂ©nĂ©rable cheĂŻkh Mohammed 

AlbaghdĂądy, qui habitait l’ermitage bĂąti 

p330

 prĂšs du tombeau du ver-

tueux cheĂŻkh ’OthmĂąn AlmĂ©rendy. On raconte que l’ñge de cet indivi-
du dĂ©passe cent quarante annĂ©es, et qu’il a Ă©tĂ© prĂ©sent au meurtre 
d’Almosta’cim Billah, le dernier des khalifes abbĂącides, lequel fut tuĂ© 
par le mĂ©crĂ©ant HolĂąoun, fils de TenkĂźz, le Tartare 

639

, Quant au 

cheĂŻkh, malgrĂ© son grand Ăąge, il Ă©tait encore robuste et allait et venait 
Ă  pied. 

 

A

NECDOTE

 

Dans cette ville habitaient l’émir OunĂąr assĂąmiry 

640

, dont il a Ă©tĂ© 

fait mention, et l’émir Kaïçar arroĂ»my, tous deux au service du sultan, 
et ayant avec eux environ mille huit cents cavaliers. Un Indien idolĂą-
tre, nommĂ© Ratan, y demeurait aussi. C’était un homme habile dans le 
calcul et l’écriture ; il alla trouver le roi de l’Inde, en compagnie d’un 
Ă©mir ; le souverain le goĂ»ta, lui donna le titre de chef du Sind, l’établit 
gouverneur de cette contrĂ©e et lui accorda en fief la ville de SiwĂ©citĂąn 
et ses dĂ©pendances. Enfin, il le gratifia des honneurs, c’est-Ă -dire de 
timbales et de drapeaux, ainsi qu’il en donne aux principaux Ă©mirs. 
Lorsque Ratan fut de retour dans le Sind, OunĂąr, Kaïçar, etc., virent 
avec peine la prééminence obtenue sur eux par un idolùtre. En consé-
quence, ils rĂ©solurent de l’assassiner, et, quelques jours s’étant Ă©coulĂ©s 

                                           

638

  Il est trĂšs peu probable qu’un calife ait investi, en 717-720, d’un diplĂŽme un 

prĂ©dicateur provincial. 

639

  Lire Ă©videmment Hulagu, petit-fils de Gengis le Mongol. 

640

  Pour le nom et le rĂ©cit, voir ci-dessus, n. 10. Ibn BattĂ»ta est la seule source de 

cette rĂ©volte. 

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Ibn BattĂ»ta — Voyages 

276 

 

II. De La Mecque aux steppes russes et Ă  l’Inde 

depuis son arrivée, ils lui conseillÚrent de se transporter dans la ban-
lieue de la ville, afin d’examiner la situation oĂč elle se trouvait. Il sor-
tit avec eux ; mais, lorsqu’il fit nuit, ils excitĂšrent du tumulte dans le 
camp, prĂ©tendant qu’un lion avait fait irruption. Ils se dirigĂšrent vers 
la tente de l’idolĂątre, le tuĂšrent et revinrent en ville, oĂč ils 
s’emparĂšrent de l’argent qui appartenait au sultan, et qui s’élevait Ă  
douze 

lacs

. Le lac est une somme de cent mille 

p331

 dĂźnĂąrs 

641

 cette 

somme Ă©quivaut Ă  dix mille dĂźnĂąrs d’or, monnaie de l’Inde, et le dĂźnĂąr 
de l’Inde vaut deux dünñrs et demi, en monnaie du Maghreb. Les in-
surgĂ©s mirent Ă  leur tĂȘte le susdit OunĂąr, qu’ils appelĂšrent MĂ©lic Fi-
roĂ»z, et qui partagea l’argent entre les soldats. Mais ensuite il craignit 
pour sa sĂ»retĂ©, Ă  cause de l’éloignement oĂč il se trouvait de sa tribu. Il 
sortit de la ville, avec ceux de ses proches qui Ă©taient prĂšs de lui, et se 
dirigea vers sa peuplade. Le reste de l’armĂ©e choisit alors pour chef 
Kaïçar arroĂ»my. 

Ces nouvelles parvinrent Ă  ’ImĂąd Almulc SertĂźz, esclave du sultan, 

qui était alors émir des émirs du Sind et résidait à Moultùn. Il rassem-
bla des troupes, et se mit en marche, tant par terre que sur le fleuve du 
Sind. Entre MoultĂąn et SiwĂ©citĂąn, il y a dix journĂ©es de marche. KaĂŻ-
çar sortit Ă  la rencontre de SertĂźz, et un combat s’engagea. Kaïçar et 
ses compagnons furent mis en dĂ©route de la maniĂšre la plus honteuse, 
et se fortifiĂšrent dans la ville. SertĂźz les assiĂ©gea et dressa contre eux 
des mangonneaux ou balistes ; le siĂšge Ă©tant devenu trĂšs pĂ©nible pour 
eux, ils demandĂšrent Ă  capituler au bout de quarante jours, Ă  partir de 
celui oĂč SertĂźz avait campĂ© vis-Ă -vis d’eux. Il leur accorda la vie 
sauve ; mais, lorsqu’ils furent venus le trouver, il usa de perfidie en-
vers eux, prit leurs richesses et ordonna de les mettre Ă  mort. Chaque 
jour, il en faisait dĂ©capiter plusieurs, en faisait fendre d’autres par le 
milieu du corps, Ă©corcher d’autres ordonnait de remplir de paille la 
peau de ceux-ci et la pendait au-dessus de la muraille. La majeure par-
tie de celle-ci Ă©tait couverte de ces peaux, mises en croix, qui frap-
paient d’épouvante quiconque les regardait. Quant aux tĂȘtes, SertĂźz les 

                                           

641

  Le numĂ©raire du royaume de Dihli Ă©tait Ă  l’époque composĂ© principalement de 

deux monnaies appelĂ©es 

tanka

, une en or pesant 9 g et une en argent de 9,3 g, 

la premiĂšre valant officiellement dix fois la seconde. Ibn BattĂ»ta appelle la 
premiĂšre tanga et la deuxiĂšme dinar. 

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Ibn BattĂ»ta — Voyages 

277 

 

II. De La Mecque aux steppes russes et Ă  l’Inde 

réunit au milieu de la ville, et elles y formÚrent une sorte de monti-
cule. 

p332

Ce fut aprĂšs cette bataille que je m’arrĂȘtai dans la ville de SiwĂ©ci-

tĂąn, oĂč je me logeai dans un grand collĂšge. Je dormais sur la terrasse 
de l’édifice, et, lorsque je me rĂ©veillais la nuit, je voyais ces peaux 
suspendues ; mon corps se contractait Ă  ce spectacle, et mon Ăąme ne 
fut pas satisfaite du sĂ©jour de ce collĂšge. Aussi je l’abandonnai. Le 
docteur distinguĂ© et juste ’AlĂą Almulc Alkhorùçùny, surnommĂ© FacĂźh 
eddĂźn, anciennement kĂądhi de HĂ©rĂąt, Ă©tant venu trouver le roi de 
l’Inde, celui-ci le nomma gouverneur de la ville de LĂąhary et de ses 
dĂ©pendances, dans le Sind. Il assista Ă  cette expĂ©dition, avec ’ImĂąd 
Almulc SertĂźz, et en compagnie de ses troupes. Je rĂ©solus de me ren-
dre avec lui dans la ville de LĂąhary. Il avait quinze bateaux, en com-
pagnie desquels il s’avança sur le fleuve Sind, et qui portaient ses ba-
gages. Je partis donc dans sa sociĂ©tĂ©. 

 

R

ÉCIT DU VOYAGE SUR LE FLEUVE 

S

IND 

 

ET DES DISPOSITIONS QUI Y FURENT OBSERVÉES 

 

Le docteur ’Alñ Almulc avait, parmi ses navires, un bñtiment appe-

lĂ© 

alahhaourah

, et qui Ă©tait de l’espĂšce nommĂ©e chez nous tartane 

642

sauf qu’il Ă©tait plus large et plus court. Il y avait au milieu de ce bĂąti-
ment une cabine de bois, Ă  laquelle on arrivait par des degrĂ©s, et qui 
Ă©tait surmontĂ©e d’un emplacement disposĂ© pour que l’émir pĂ»t s’y 
asseoir. Les officiers de ce seigneur s’asseyaient vis-Ă -vis de lui, et ses 
esclaves se tenaient debout, Ă  droite et Ă  gauche. L’équipage, composĂ© 
d’environ quarante individus, Ă©tait occupĂ© Ă  ramer. Cette ahaourah 
Ă©tait entourĂ©e, Ă  sa droite et Ă  sa gauche, par quatre navires, dont deux 
renfermaient les 

honneurs

 de l’émir, c’est-Ă -dire les drapeaux, les 

timbales, 

p333

 les trompettes, les clairons et les flĂ»tes, que l’on appelle 

ghaĂŻthah 

643

, et les deux autres portaient les chanteurs. Les timbales et 

les trompettes se faisaient entendre d’abord, puis les chanteurs fai-

                                           

642

  Le texte arabe dit 

tarida

, ce qui correspond à un vaisseau utilisé en Méditerra-

nĂ©e pour le transport des chevaux et des marchandises lourdes, diffĂ©rent aussi 
bien de la tartane, qui est un petit navire de forme allongĂ©e, que de l’hindou 

huri 

: bateau de pĂȘche. 

643

  Cornemuses. 

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Ibn BattĂ»ta — Voyages 

278 

 

II. De La Mecque aux steppes russes et Ă  l’Inde 

saient leur partie, et ils ne cessaient d’agir ainsi depuis le commence-
ment du jour jusqu’au moment du dĂ©jeuner. Lorsque cet instant arri-
vait, les bateaux se réunissaient et se serraient les uns contre les au-
tres ; on plaçait entre eux des Ă©chelles, et les musiciens se rendaient 
sur l’ahaourah de l’émir. Ils chantaient jusqu’à ce qu’il eĂ»t fini de 
manger ; aprĂšs quoi ils mangeaient, et lorsque le repas Ă©tait terminĂ©, 
ils retournaient Ă  leur vaisseau. Alors on commençait Ă  marcher, selon 
l’ordre accoutumĂ©, jusqu’à la nuit, et, lorsqu’elle Ă©tait arrivĂ©e, on 
plantait le camp sur la rive du fleuve, l’émir descendait dans ses ten-
tes, la table Ă©tait dressĂ©e, et la majeure partie de l’escorte assistait au 
festin. Quand on avait fait la derniĂšre priĂšre du soir, les sentinelles 
montaient la garde pendant la nuit, Ă  tour de rĂŽle et tout en conversant 
entre elles. Lorsque les gens d’une escouade avaient achevĂ© leur fac-
tion, un d’entre eux criait Ă  haute voix : Â« O seigneur roi, tant d’heures 
de la nuit sont Ă©coulĂ©es. Â» Alors les gens d’une autre escouade veil-
laient ; et, quand ils avaient fini leur faction, leur hĂ©rault proclamait 
combien d’heures Ă©taient passĂ©es. Lorsqu’arrivait le matin, on sonnait 
de la trompette et l’on battait les timbales, on rĂ©citait la priĂšre de 
l’aurore et l’on apportait de la nourriture. Quand on avait cessĂ© de 
manger, on commençait Ă  marcher. Si l’émir veut voyager sur le 
fleuve, il s’embarque dans l’ordre que nous avons dĂ©crit ; mais, s’il 
veut marcher par terre, on fait rĂ©sonner les timbales et les trompettes ; 
les chambellans s’avancent, suivis des fantassins qui prĂ©cĂšdent l’émir. 
Les chambellans sont eux-mĂȘmes devancĂ©s par six cavaliers, dont 
trois portent au cou des timbales, et les trois autres sont munis de flĂ»-
tes. Lorsqu’ils approchent d’une bourgade ou d’un terrain Ă©levĂ© ces 
musiciens font retentir leurs timbales et leurs 

p334

 flĂ»tes ; puis les tim-

bales et les trompettes du corps d’armĂ©e se font entendre. Les cham-
bellans ont Ă  leur droite et Ă  leur gauche des musiciens qui chantent Ă  
tour de rĂŽle. On campe lorsqu’arrive le moment du dĂ©jeuner. 

Je voyageai pendant cinq jours en compagnie d’AlĂą Almulc, et 

nous arrivĂąmes au siĂšge de son gouvernement, c’est-Ă -dire Ă  la ville 
de LĂąhary 

644

, belle place situĂ©e sur le rivage de l’ocĂ©an, et prĂšs de 

laquelle le fleuve du Sind se jette dans la mer. Deux mers ont donc 

                                           

644

  Cette ville, connue sous le nom de Larry-Bender, se trouvait Ă  une quarantaine 

de kilomĂštres au sud-est de Karachi. Au fur et Ă  mesure de l’avancement des 
terres, elle fut supplantĂ©e vers 1800 par Shahbandar et ensuite par Karachi. 

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Ibn BattĂ»ta — Voyages 

279 

 

II. De La Mecque aux steppes russes et Ă  l’Inde 

leur confluent prĂšs d’elle 

645

 ; elle possĂšde un grand port, oĂč abordent 

des gens du Yaman, du Fars, etc. Aussi ses contributions sont considé-
rables et ses revenus importants. L’émir ’AlĂą Almulc, dont il a Ă©tĂ© 
question, m’a racontĂ© que le revenu de cette ville se montait Ă  
soixante lacs par an. Or nous avons dit combien valait le lac. L’émir 
prĂ©lĂšve lĂ -dessus la moitiĂ© de la dixiĂšme partie. C’est sur ce pied-lĂ  
que le sultan confie les provinces Ă  ses prĂ©posĂ©s ; ils en retirent pour 
eux-mĂȘmes la moitiĂ© de la dĂźme, ou le vingtiĂšme du revenu. 

 

R

ÉCIT D

’

UNE CHOSE EXTRAORDINAIRE QUE J

’

AI VUE 

 

À L

’

EXTÉRIEUR DE CETTE VILLE 

 

Je montai un jour Ă  cheval, en compagnie d’AlĂą Almulc, et nous 

arrivĂąmes dans une plaine situĂ©e Ă  la distance de sept milles de LĂąha-
ry, et que l’on appelait TĂąrnĂą 

646

. Je vis lĂ  une quantitĂ© incalculable de 

pierres qui ressemblaient Ă  des figures d’hommes et d’animaux ; 
beaucoup avaient subi des altĂ©rations, et les 

p335

 traits des objets 

qu’elles reprĂ©sentaient Ă©taient effacĂ©s il n’y restait plus que la figure 
d’une tĂȘte ou d’un pied ou de quelque autre partie du corps. Parmi les 
pierres, il y en avait aussi qui reprĂ©sentaient des grains, tels que le blĂ©, 
les pois chiches, les fĂšves, les lentilles. Il y avait lĂ  des traces d’un 
mur et des parois de maisons. Nous vĂźmes ensuite les vestiges d’une 
maison, oĂč se trouvait une cellule construite en pierres de taille, au 
milieu de laquelle s’élevait une estrade, Ă©galement en pierres taillĂ©es, 
avec une telle prĂ©cision qu’elles paraissaient ne former qu’une seule 
pierre. Cette estrade supportait une figure d’homme, mais dont la tĂȘte 
Ă©tait fort allongĂ©e, la bouche placĂ©e sur un des cĂŽtĂ©s du visage et les 
mains derriùre le dos, comme celles d’un captif. On voyait là des fla-
ques d’eau extrĂȘmement puantes, et une des parois portait une inscrip-
tion en caractĂšres indiens. ’AlĂą Almulc me raconta que les historiens 
prĂ©tendent qu’il y avait en cet endroit une ville considĂ©rable, dont les 
habitants, ayant commis beaucoup de dĂ©sordres, furent changĂ©s en 
pierres, et que c’est leur roi qui figure sur l’estrade, dans la maison 
dont nous avons parlĂ© ; aussi cette maison est-elle encore appelĂ©e la 

                                           

645

  Une rĂ©fĂ©rence coranique qu’Ibn BattĂ»ta affectionne (voir t. I, n. 4, et p. 375). 

646

  La seule identification possible est celle des ruines appelĂ©es Mora-Mari, Ă  une 

douzaine de kilomĂštres au nord-est de Larry-Bender. 

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Ibn BattĂ»ta — Voyages 

280 

 

II. De La Mecque aux steppes russes et Ă  l’Inde 

demeure du roi. On assure que l’inscription indienne qui se voit sur 
une des murailles renferme la date de la destruction des habitants de 
cette ville : cela est arrivĂ© il y a mille ans ou environ. 

Je passai cinq jours Ă  LĂąhary, en compagnie d’AlĂą Almulc ; aprĂšs 

quoi il me fournit gĂ©nĂ©reusement des provisions de route, et je le quit-
tai pour me rendre Ă  la ville de BacĂąr 

647

. On nomme ainsi une belle 

citĂ©, que traverse un canal dĂ©rivĂ© du fleuve Sind. Au milieu de ce ca-
nal se trouve un superbe ermitage, oĂč l’on sert Ă  manger aux voya-
geurs. Il a Ă©tĂ© construit par CachloĂ» KhĂąn 

648

, pendant qu’il Ă©tait gou-

verneur du Sind. Or il 

p336

 sera plus loin question de ce personnage. Je 

vis Ă  BacĂąr le jurisconsulte, l’imĂąm Sadr eddĂźn Alhanefy, ainsi que le 
kĂądhi de la ville, nommĂ© Abou HanĂźfah. Je rencontrai Ă  BacĂąr le 
cheĂŻkh pieux et dĂ©vot, Chems eddĂźn Mohammed acchĂźrĂązy, qui Ă©tait 
au nombre des hommes vĂ©nĂ©rables par leur grand Ăąge : il me dit que 
son Ăąge dĂ©passait cent vingt ans. De cette ville, je me rendis Ă  celle 
d’OĂ»djah 

649

, grande place situĂ©e sur le fleuve Sind ; elle possĂšde de 

beaux marchĂ©s et est trĂšs bien bĂątie. Elle avait alors pour Ă©mir le roi 
distinguĂ© et noble DjĂ©lĂąl eddĂźn AlkĂźdjy, qui figurait parmi les hommes 
braves et gĂ©nĂ©reux. Il mourut dans cette ville, des suites d’une chute 
de cheval. 

 

A

CTE DE GÉNÉROSITÉ DE CET ÉMIR 

 

Une amitiĂ© se forma entre moi et ce noble roi, DjĂ©lĂąl eddĂźn, et no-

tre intimité et notre affection furent affermies. Nous nous rencontrù-
mes dans la capitale, Dihly. Lorsque le sultan partit pour Daoulet 
AbĂąd, ainsi que nous le raconterons, et qu’il m’ordonna de rester dans 
la capitale, DjĂ©lĂąl eddĂźn me dit : « Tu as besoin, pour ton entretien, 
d’une somme considĂ©rable, et l’absence du sultan sera longue. Ac-
cepte donc ma bourgade, et perçois-en le produit jusqu’à mon re-

                                           

647

  Bukkur, une Ăźle fortifiĂ©e sur l’Indus situĂ©e entre les villes de Sukkur et Rohri Ă  

cent cinquante kilomĂštres de Sehwan. 

648

  Voir plus loin, n. 76. 

649

  Uch, sur le chemin de Multan, Ă  l’ouest de Bahawalpur. C’était Ă  l’époque un 

centre religieux important abritant, entre autres, le cheĂŻkh suhrawardi Djalal 
al-din Bukhari (1199-1291). 

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Ibn BattĂ»ta — Voyages 

281 

 

II. De La Mecque aux steppes russes et Ă  l’Inde 

tour. Â» C’est ce que je fis, et j’en perçus environ cinq mille dĂźnĂąrs. 
Que Dieu lui accorde sa plus belle rĂ©compense ! 

Je vis à Oûdjah le cheïkh dévot, pieux et noble, Kothb eddßn Haï-

der, l’alide, qui me fit revĂȘtir le froc 

650

. C’était un des plus grands 

hommes de bien, et je ne cessai de garder l’habit dont il me revĂȘtit, 
jusqu’à ce que les Indiens idolĂątres m’eussent dĂ©pouillĂ© sur mer. 

p337

D’OĂ»djah, je me rendis Ă  la ville de MoultĂąn 

651

, qui est la capitale 

du Sind et la rĂ©sidence de l’émir suprĂȘme de cette province. Sur le 
chemin qui y conduit, et Ă  dix milles avant d’y arriver, se trouve le 
fleuve connu sous le nom de Khosrew AbĂąd 

652

. Il est au nombre des 

grands fleuves, et on ne le passe qu’en bateau. On y examine de la 
maniĂšre la plus sĂ©vĂšre les marchandises des passagers et l’on fouille 
leurs bagages. C’était la coutume, lors de notre arrivĂ©e Ă  MoultĂąn, que 
l’on prĂźt le quart de tout ce qu’apportaient les marchands. On perce-
vait, pour chaque cheval, un droit de sept dĂźnĂąrs ; mais deux annĂ©es 
aprĂšs notre arrivĂ©e dans l’Inde le sultan abolit ces taxes 

653

 et ordonna 

que l’on n’exigeĂąt plus des voyageurs que la dĂźme aumĂŽniĂšre et 
l’impĂŽt du dixiĂšme. Cela eut lieu Ă  l’époque oĂč il prĂȘta serment au 
khalife Abou’l AbbĂąs, l’abbĂącide. 

Lorsque nous commençùmes à traverser la riviÚre et que les baga-

ges furent examinĂ©s, la visite de mon bagage me parut une chose pĂ©-
nible Ă  supporter, car il ne renfermait rien de prĂ©cieux, et cependant il 
paraissait considĂ©rable aux yeux du public. Il me rĂ©pugnait qu’on en 
prĂźt connaissance. Ce fut par la grĂące de Dieu que survint un des prin-
cipaux officiers de la part de Kothb Almulc, prince de MoultĂąn. Il 
donna l’ordre de ne pas me soumettre Ă  un examen ni Ă  des recher-
ches. Il en fut ainsi, et je remerciai Dieu des grĂąces qu’il avait daignĂ© 

                                           

650

  Le personnage n’étant pas connu par ailleurs, on ne sait pas de quelle confrĂ©rie 

il s’agit. Uch Ă©tait toutefois un centre suhrawardi. 

651

  Multan, capturĂ© dĂšs la premiĂšre campagne musulmane en 713, fut un des plus 

importants centres du Sind. 

652

  La riviĂšre Ravi, un des cinq affluents de l’Indus qui compose le Pendjab (les 

Cinq RiviĂšres). 

653

  Cet Ă©vĂ©nement date de 1341 et non de deux annĂ©es aprĂšs l’arrivĂ©e d’Ibn BattĂ»-

ta en Inde. Pour le calife, voir t. I, chap. 4., n. 228 et p. 324 et 327 oĂč cette his-
toire est racontĂ©e. La dĂźme aumĂŽniĂšre est de deux et demi pour cent (voir aussi 
chap. 3, n. 28). 

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Ibn BattĂ»ta — Voyages 

282 

 

II. De La Mecque aux steppes russes et Ă  l’Inde 

m’accorder. Nous passĂąmes la nuit sur le bord du fleuve, et le matin le 
roi du bĂ©rĂźd ou de la poste vint nous trouver. On l’appelait DihkĂąn, et 
il Ă©tait originaire de Samarkand. C’était lui qui Ă©crivait au sultan les 
nouvelles 

p338

 de la ville et de son district, lui annonçant ce qui y sur-

venait et quels individus y arrivaient. Je fus questionnĂ© par lui et 
j’entrai en sa sociĂ©tĂ© chez l’émir de MoultĂąn. 

 

D

E L

’

ÉMIR DE 

M

OULTÂN ET DÉTAILS SUR CE QUI LE CONCERNE 

 

Le prince de MoultĂąn Ă©tait Kothb Almulc, un des principaux chefs 

et des plus distinguĂ©s. Lorsque j’entrai chez lui, il se leva, me prit la 
main et me fit asseoir Ă  son cĂŽtĂ©. Je lui offris un esclave, un cheval, 
ainsi qu’une certaine quantitĂ© de raisins secs et d’amandes. C’est un 
des plus grands cadeaux qu’on puisse faire aux gens de ce pays, car il 
ne s’en trouve pas chez eux ; seulement on en importe du Khorùçùn. 
L’émir Ă©tait assis sur une grande estrade, recouverte de tapis ; prĂšs de 
lui se trouvait le kĂądhi appelĂ© SĂąlĂąr, et le prĂ©dicateur, dont je ne me 
rappelle pas le nom. Il avait, Ă  sa droite et Ă  sa gauche, les chefs des 
troupes, et les guerriers se tenaient debout derriĂšre lui ; les troupes 
passaient en revue devant lui ; il y avait lĂ  un grand nombre d’arcs. 
Lorsqu’arrive quelqu’un qui dĂ©sire ĂȘtre enrĂŽlĂ© dans l’armĂ©e en qualitĂ© 
d’archer, on lui donne un de ces arcs, afin qu’il le tende. Ces arcs sont 
plus ou moins roides, et la solde de l’archer est proportionnĂ©e Ă  la 
force qu’il montre Ă  les tendre. Pour celui qui dĂ©sire ĂȘtre inscrit 
comme cavalier, il y a lĂ  une cible ; il fait courir son cheval et frappe 
la cible de sa lance. Il y a Ă©galement un anneau suspendu Ă  un mur peu 
Ă©levĂ© ; le cavalier pousse sa monture jusqu’à ce qu’il arrive vis-Ă -vis 
de l’anneau, et, s’il l’enlĂšve avec sa lance, il est considĂ©rĂ© comme un 
excellent homme de cheval. Pour celui qui veut ĂȘtre enregistrĂ© Ă  la 
fois comme archer et cavalier, on place sur la terre une boule. Cet in-
dividu fait courir son cheval et vise la boule ; sa solde est proportion-
nĂ©e Ă  l’habiletĂ© qu’il montre Ă  toucher le but. 

Lorsque nous fĂ»mes entrĂ©s chez l’émir et que nous l’eĂ»mes saluĂ©, 

ainsi que nous l’avons dit, il ordonna de 

p339

 nous loger dans une mai-

son situĂ©e hors de la ville, et appartenant aux disciples du pieux 

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Ibn BattĂ»ta — Voyages 

283 

 

II. De La Mecque aux steppes russes et Ă  l’Inde 

cheĂŻkh Rocn eddĂźn dont il a Ă©tĂ© question ci-dessus 

654

. C’est la cou-

tume de ces gens-lĂ  de n’hĂ©berger personne, jusqu’à ce qu’ils en re-
çoivent l’ordre du sultan. 

 

D

ES ÉTRANGERS ARRIVANT POUR SE RENDRE À LA COUR DU ROI DE 

L

’I

NDE ET QUE JE RENCONTRAI DANS CETTE VILLE  

 

Je citerai : KhodhĂąwend ZĂądeh KiwĂąm eddĂźn, kĂądhi de Ter-

medh 

655

, qui arriva avec sa femme et ses enfants ; il fut ensuite rejoint 

Ă  MoultĂąn par ses frĂšres, ’ImĂąd eddĂźn, DhiĂą eddĂźn et BorhĂąn eddĂźn ; 
MobĂąrec chĂąh, un des principaux personnages de Samarkand ; Aroun 
BoghĂą, un des principaux habitants de BokhĂąra ; MĂ©lic ZĂądeh, fils de 
la sƓur de KhodhĂąwend ZĂądeh ; Bedr eddĂźn alfassĂąl. Chacun de ces 
individus avait avec lui ses compagnons, ses serviteurs et ses adhé-
rents. 

Lorsqu’il se fut Ă©coulĂ© deux mois depuis notre arrivĂ©e Ă  MoultĂąn, 

un des chambellans du sultan, Chems eddĂźn alboĂ»chendjy arriva, ainsi 
qu’AlmĂ©lic Mohammed alherawy, le 

cotouĂąl 

656

. Le sultan les en-

voyait Ă  la rencontre de KhodhĂąwend ZĂądeh. Ils Ă©taient accompagnĂ©s 
de trois eunuques dĂ©putĂ©s par AlmakhdoĂ»mah DjihĂąn, mĂšre du sultan, 
Ă  la rencontre de la femme du susdit KhodhĂąwend ZĂądeh. Ces gens-lĂ  
apportaient des vĂȘtements d’honneur pour les deux Ă©poux et pour 
leurs enfants. Ils avaient mission de fournir des provisions de route 
aux hĂŽtes nouvellement arrivĂ©s. Ils vinrent me trouver tous ensemble 
et me demandĂšrent dans quel but j’étais venu. Je les informai que 
c’était pour me fixer au service du Seigneur du monde, c’est-Ă -dire le 
sultan, car on le dĂ©signe ainsi dans ses États. Ce prince avait ordonnĂ© 
qu’on ne laissĂąt pĂ©nĂ©trer dans l’Inde aucune personne venant 

p340

 du 

Khorùçùn, Ă  moins que ce ne fĂ»t pour y demeurer. Lorsque j’eus fait 
savoir Ă  ces individus que j’arrivais dans l’intention de sĂ©journer, ils 
mandĂšrent le kĂądhi et les notaires, et firent Ă©crire un engagement en 
mon nom et en celui de mes compagnons qui voulaient demeurer. 

                                           

654

  Voir plus haut n. 12. 

655

  Voir plus haut p. 297. 

656

  Chef de la police. 

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Ibn BattĂ»ta — Voyages 

284 

 

II. De La Mecque aux steppes russes et Ă  l’Inde 

Quelques-uns de mes camarades refusĂšrent de prendre cet engage-
ment. 

Nous nous prĂ©parĂąmes Ă  nous mettre en route pour la capitale. Il y 

a entre elle et MoultĂąn une distance de quarante journĂ©es, oĂč l’on tra-
verse constamment un pays habitĂ©. Le chambellan et le camarade qui 
avait été envoyé avec lui expédiÚrent les choses nécessaires pour hé-
berger KiwĂąm eddĂźn, et emmenĂšrent de MoultĂąn environ vingt cuisi-
niers. Le chambellan se transportait d’avance, durant la nuit, Ă  chaque 
station et faisait prĂ©parer les aliments, etc. KhodhĂąwend ZĂądeh 
n’arrivait que quand le repas Ă©tait prĂȘt. Chacun des hĂŽtes que nous 
avons mentionnĂ©s campait sĂ©parĂ©ment dans ses tentes et avec ses 
compagnons. Souvent ils assistaient au repas qui Ă©tait prĂ©parĂ© pour 
KhodĂąwend ZĂądeh. Quant Ă  moi, je n’y assistai qu’une seule fois. 
Voici l’ordre suivi dans ce repas : on sert d’abord le pain, qui est une 
espĂšce de gĂąteau et ressemble Ă  des galettes ; on coupe la viande rĂŽtie 
en grands morceaux, de sorte qu’une brebis forme quatre ou six mor-
ceaux, et l’on en place un devant chaque convive. On sert aussi des 
pains ronds, prĂ©parĂ©s avec du beurre et qui ressemblent au pain com-
mun de notre pays. On met au milieu de ces pains la friandise que l’on 
appelle 

sĂąboĂ»nĂŻah 

657

, et l’on couvre chacun d’eux avec un gñteau su-

crĂ© que l’on appelle 

khichty

, mot qui signifie briquetĂ©. Ce dernier est 

fait de farine, de sucre, de beurre. On sert ensuite, dans des Ă©cuelles de 
porcelaine, la viande accommodĂ©e au beurre, aux oignons et au gin-
gembre vert ; puis un mets que 

p341

 l’on nomme 

samoĂ»cec 

658

, et qui 

consiste en viande hachĂ©e, cuite avec des amandes, des noix, des pis-
taches, des oignons et des Ă©pices, et que l’on place dans l’intĂ©rieur 
d’un gĂąteau frit dans le beurre. On met devant chaque personne quatre 
ou cinq morceaux de cela. Puis on sert le riz cuit au beurre et surmon-
tĂ© de poulets ; puis les petites bouchĂ©es du kĂądhi, que ces gens-lĂ  ap-
pellent 

alhĂąchimy 

; enfin, les 

kĂąhiriyah

. Le chambellan se tient debout 

prĂšs de la table, avant de manger ; il s’incline, en signe d’hommage, 
vers le cĂŽtĂ© oĂč se trouve le sultan, et tous ceux qui sont prĂ©sents pour 
le mĂȘme objet en font autant. L’hommage, chez les Indiens, consiste Ă  
incliner la tĂȘte en avant comme pendant la priĂšre. Lorsqu’ils ont fait 

                                           

657

  Friandise Ă©gyptienne fabriquĂ©e Ă  partir d’amandes, d’amidon, de miel et de 

sĂ©same. 

658

  Du persan 

sanbusa

, triangulaire. 

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Ibn BattĂ»ta — Voyages 

285 

 

II. De La Mecque aux steppes russes et Ă  l’Inde 

cela, ils s’asseyent pour manger ; on apporte des coupes d’or, d’argent 
et de verre, remplies de l’eau du sucre candi, c’est-Ă -dire de sirop dĂ©-
layĂ© dans de l’eau. On appelle cette liqueur du sorbet et on la boit 
avant de manger. Ensuite, le chambellan prononce ces mots : « Au 
nom de Dieu. Â» Alors on commence Ă  manger et, lorsqu’on a fini, des 
cruches de biĂšre sont apportĂ©es. Quand elles sont bues, on apporte le 
bĂ©tel et la noix d’arec, dont il a Ă©tĂ© question prĂ©cĂ©demment. AprĂšs 
qu’on a pris le bĂ©tel et la noix d’arec, le chambellan prononce les 
mots : « Au nom de Dieu. Â» On se lĂšve, on fait une salutation sembla-
ble Ă  la premiĂšre et on s’en retourne. 

Nous voyageĂąmes, aprĂšs ĂȘtre partis de la ville de MoultĂąn, notre 

cortĂšge observant ce mĂȘme ordre que nous venons de dĂ©crire, jusqu’à 
ce que nous fussions arrivĂ©s dans l’Inde proprement dite. La premiĂšre 
ville dans laquelle nous entrĂąmes Ă©tait celle d’AboĂ»her 

659

, oĂč com-

mencent les provinces indiennes. Elle est petite ; mais belle, et bien 
peuplĂ©e et pourvue de riviĂšres et d’arbres. On ne trouve lĂ  aucun arbre 
de notre pays, 

p342

 exceptĂ© le 

nebek 

660

 ; mais, dans l’Inde, il est d’un 

volume considĂ©rable et chacun de ses fruits est aussi gros qu’une noix 
de galle et fort doux. Les Indiens ont beaucoup d’arbres dont aucun 
n’existe dans notre pays ni dans quelque autre. 

 

D

ES ARBRES ET DES FRUITS DE L

’I

NDE 

 

Nous citerons : 

Le manguier, arbre qui ressemble aux orangers, si ce n’est qu’il est 

plus grand et plus feuillu ; aucun autre arbre ne donne autant 
d’ombrage ; mais cet ombrage est malsain et quiconque dort sous son 
abri est pris de fiĂšvre. Le fruit du manguier a la grosseur d’une grosse 
poire. Lorsqu’il est encore vert, avant sa parfaite maturitĂ©, on prend 
les fruits tombĂ©s de l’arbre, on les saupoudre de sel et on les fait 
confire, comme le citron doux et le limon dans notre pays. Les Indiens 
confisent de mĂȘme le gingembre vert et le poivre en grappes ; ils 
mangent ces conserves avec leurs aliments, prenant aprĂšs chaque bou-

                                           

659

  Abohar, prĂšs de la frontiĂšre indo-pakistanaise. 

660

  Le jujubier. 

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Ibn BattĂ»ta — Voyages 

286 

 

II. De La Mecque aux steppes russes et Ă  l’Inde 

chée un peu des ces objets salés. Lorsque la mangue est mûre, en au-
tomne, elle devient trĂšs jaune et on la mange comme une pomme. 
Quelques-uns la coupent avec un couteau et d’autres la sucent lente-
ment. Ce fruit est doux, mais un peu d’aciditĂ© se mĂȘle Ă  sa douceur. Il 
a un gros noyau, que l’on sĂšme Ă  l’instar des pĂ©pins de l’oranger, ou 
d’autres fruits, et d’oĂč proviennent les arbres. 

Le 

checky

 et le 

berky 

661

. On donne ce nom Ă  des arbres qui durent 

fort longtemps ; leurs feuilles ressemblent Ă  celles du noyer et leurs 
fruits sortent du tronc mĂȘme de l’arbre. Ceux des fruits qui sont voi-
sins de la terre forment le berky ; leur douceur est plus grande et leur 
goĂ»t plus agrĂ©able que ceux du cheky. Ce qui se trouve plus 

p343

 haut 

est la portion appelĂ©e cheky, dont le fruit est pareil Ă  de grandes cour-
ges et l’écorce Ă  une peau de bƓuf. Lorsqu’il est devenu jaune, en au-
tomne, on le cueille, on le fend et l’on trouve dans chaque fruit de cent 
Ă  deux cents grains ressemblant Ă  des cornichons. Entre chaque grain, 
il y a une pellicule de couleur jaunĂątre ; chacun a un noyau Ă  l’instar 
d’une grande fĂšve. Lorsque ce noyau est rĂŽti ou bouilli, son goĂ»t est 
analogue Ă  celui de la fĂšve, laquelle n’existe pas dans l’Inde. On 
conserve ces noyaux dans une terre rougeĂątre et ils durent jusqu’à 
l’annĂ©e suivante. Le cheky et le berky sont les meilleurs fruits de 
l’Inde. 

Le 

tendoĂ»

, qui est le fruit de l’ébĂ©nier ; chacun de ces fruits est 

aussi gros qu’un abricot, dont ils ont aussi la couleur. Ils sont extrĂȘ-
mement doux. 

Le 

tchoumoĂ»n 

662

. Les arbres de cette espĂšce vivent fort longtemps 

et leur fruit ressemble Ă  l’olive. Il est de couleur noire et n’a qu’un 
noyau comme l’olive. 

L’orange douce, qui est trĂšs abondante chez les Indiens. Quant Ă  

l’orange acide, elle est rare. Il y a une troisiĂšme espĂšce d’orange, qui 
tient le milieu entre la douce et l’acide. Son fruit est de la grosseur du 
citron doux ; il est fort agrĂ©able, et je me plaisais Ă  en manger. 

                                           

661

  Le jacquier ou arbre Ă  pain (voir aussi t. III, chap. 3, n. 5). 

662

  Le djambou (voir aussi t. III, chap. 3, n. 6). 

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Ibn BattĂ»ta — Voyages 

287 

 

II. De La Mecque aux steppes russes et Ă  l’Inde 

Le 

mehwĂą 

663

, arbre qui dure fort longtemps et dont les feuilles res-

semblent Ă  celles du noyer, sauf qu’elles sont mĂ©langĂ©es de rouge et 
de jaune. Son fruit a la forme d’une petite poire et est fort doux. A la 
partie supĂ©rieure de chaque fruit se trouve un petit grain, de la gros-
seur d’un grain de raisin et creux ; son goĂ»t ressemble Ă  celui du rai-
sin, mais en manger beaucoup cause un mal de tĂȘte. Ce qu’il y a 
d’étonnant, c’est que ces grains, lorsqu’ils sont sĂ©chĂ©s au soleil, ont le 
goĂ»t de la figue. J’en mangeais en place de ce fruit, qui ne se ren-
contre 

p344

 pas dans l’Inde. Les Indiens appellent ces grains 

angoûr

mot qui, dans leur langue, a le sens de raisin 

664

. Ce dernier fruit est 

trĂšs rare dans l’Inde, et on ne l’y trouve que dans quelques endroits de 
Dihly, et dans d’autres localitĂ©s. Le mewhĂą porte des fruits deux fois 
dans une annĂ©e, et avec ses noyaux on fabrique de l’huile dont on se 
sert pour l’éclairage. 

Parmi les fruits des Indiens, on en distingue encore un qu’ils appel-

lent 

cacĂźra

. On l’extrait de la terre ; il est trĂšs doux et ressemble Ă  la 

chĂątaigne. 

On trouve dans l’Inde, parmi les fruits qui croissent dans notre 

pays, le grenadier, qui porte des fruits deux fois l’an. J’en ai vu, dans 
les Ăźles Maldives, qui ne cessaient de produire. Les Indiens l’appellent 

anĂąr

, mot qui, je pense, a donnĂ© naissance Ă  la dĂ©nomination de 

djul-

nĂąr

, car 

djul

, en persan, signifie une fleur 

665

 et 

anĂąr

 la grenade. 

 

D

ES GRAINS QUE SÈMENT LES HABITANTS DE L

’I

NDE 

 

ET DONT ILS SE NOURRISSENT 

 

Les Indiens ensemencent la terre deux fois chaque annĂ©e. Quand la 

pluie tombe, dans l’étĂ©, ils sĂšment les grains d’automne, qu’ils rĂ©col-
tent au bout de soixante jours. Parmi ces grains d’automne, on remar-
que le 

kudhroĂ»

, qui est une espĂšce de millet 

666

. C’est de tous les 

grains celui qui se trouve chez eux le plus abondamment. Le 

kĂąl

, qui 

                                           

663

  

Bassia latifolia

, Ă©galement utilisĂ© pour fabriquer des boissons alcoolisĂ©es. 

664

  

Angur

 est un mot persan. 

665

  

Gul

, en persan, signifie la rose. 

666

  

Paspalum scrobiculatum

 : le millet commun. 

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Ibn BattĂ»ta — Voyages 

288 

 

II. De La Mecque aux steppes russes et Ă  l’Inde 

ressemble Ă  l’anly 

667

. Le 

chĂąmĂąkh 

668

, dont les grains sont plus petits 

que ceux du kñl. Souvent ce chñmñkh croüt sans culture. C’est la nour-
riture des dĂ©vots, de ceux qui font profession d’abstinence, des pau-
vres et des malheureux, lesquels sortent pour recueillir 

p345

 ceux de ces 

grains qui ont poussĂ© sans culture. Chacun d’eux tient dans sa main 
gauche un grand panier, et dans sa droite un fouet, avec lequel il 
frappe les grains, qui tombent dans le panier. Ils ramassent ainsi de 
quoi se nourrir toute l’annĂ©e. Le grain du chĂąmĂąkh est fort petit. Lors-
qu’on l’a recueilli, on le place au soleil, puis on le broie dans des mor-
tiers de bois ; son Ă©corce s’envole, et il ne reste qu’une farine blanche, 
avec laquelle on prĂ©pare une Ă©paisse bouillie que l’on mĂ©lange avec 
du lait de buffle. Cette bouillie est plus agrĂ©able que le pain fabriquĂ© 
avec la mĂȘme farine ; j’en mangeais souvent, dans l’Inde, et elle me 
plaisait. Le 

mĂąch 

669

, qui est une espĂšce de pois. Le 

mondj 

670

. C’est 

une espĂšce de mĂąch ; mais ses grains sont allongĂ©s et sa couleur est 
d’un vert clair. On fait cuire le mondj avec du riz et on le mange as-
saisonnĂ© de beurre. C’est ce que l’on appelle 

kichry 

671

, et c’est avec 

ces mets que l’on dĂ©jeune chaque jour. Il est, pour les Indiens, ce 
qu’est dans le Maghreb la 

harĂźrah 

672

. Le 

loĂ»bia 

673

, qui est une es-

pĂšce de fĂšve. Le 

moĂ»t 

674

, qui ressemble au 

kudhroĂ»

 sauf que ses 

grains sont plus petits. Il fait partie, chez les Indiens, de la provende 
des animaux, et ceux-ci deviennent gras en le mangeant. L’orge n’a 
pas, chez ce peuple, de propriĂ©tĂ©s fortifiantes ; aussi la provende des 
bestiaux se compose-t-elle seulement de ce moĂ»t ou de pois chiches, 
qu’on leur fait manger, aprĂšs les avoir concassĂ©s et humectĂ©s avec de 
l’eau. On donne aux animaux, en place de fourrage vert, des feuilles 
de mĂąch, aprĂšs que l’on a fait boire du beurre fondu Ă  la bĂȘte durant 
dix jours, sur le pied de trois ou quatre 

rathls 

675

 par jour. Durant ce 

temps on ne monte pas sur elle. On 

p346

 lui donne ensuite Ă  manger, 

                                           

667

  Voir chap. 3, n. 14. 

668

  Le 

panic

, dit aussi millet des oiseaux. 

669

  Phaseolus radiatus : haricot. 

670

  

Phaseolus mungo

 : une autre sorte de haricot. 

671

  Aujourd’hui connu sous le nom de 

kedjéré

672

  Farine cuite avec du lait ou de la graisse. 

673

  

Vigna cattiang

 : nom persan pour les petits haricots. 

674

  Cyperus rotundus. 

675

  Livres. 

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Ibn BattĂ»ta — Voyages 

289 

 

II. De La Mecque aux steppes russes et Ă  l’Inde 

ainsi que nous l’avons dit, des feuilles de mñch durant un mois envi-
ron. 

Les grains dont nous avons fait mention sont ceux d’automne. 

Lorsqu’on les a moissonnĂ©s, soixante jours aprĂšs les avoir semĂ©s, on 
fait les semailles pour le printemps. Les grains que l’on recueille en 
cette saison sont : le froment, l’orge, les pois chiches, les lentilles. On 
les sĂšme dans la mĂȘme terre oĂč ont lieu les semailles de l’automne, 
car l’Inde est douĂ©e d’un sol gĂ©nĂ©reux et excellent. 

Quant au riz, les Indiens le sĂšment trois fois chaque annĂ©e, et c’est 

un de leurs principaux grains. Ils cultivent encore le sĂ©same et la 
canne Ă  sucre, en mĂȘme temps que les plantes automnales dont nous 
avons fait mention. 

Mais revenons Ă  notre propos. Je dirai que nous marchĂąmes, aprĂšs 

ĂȘtre partis d’Abouher, dans une plaine d’une vaste Ă©tendue, aux ex-
trĂ©mitĂ©s de laquelle se trouvent des montagnes inaccessibles, habitĂ©es 
par les Indiens idolĂątres, qui souvent commettent des brigandages. Les 
habitants de l’Inde sont pour la plupart idolĂątres ; parmi eux, il y en a 
qui se sont soumis Ă  payer tribut aux musulmans et demeurent dans 
des bourgades. Ils ont Ă  leur tĂȘte un magistrat musulman, placĂ© par le 
percepteur ou l’eunuque 

676

 dans le fief duquel la bourgade se trouve 

comprise. D’autres sont rebelles et rĂ©sistent, retranchĂ©s dans les mon-
tagnes et exerçant le brigandage. 

 

R

ÉCIT D

’

UN COMBAT QUE NOUS EÛMES À LIVRER SUR CE CHEMIN

,

 

 

ET QUI FUT LE PREMIER AUQUEL J

’

ASSISTAI DANS L

’I

NDE 

 

Lorsque nous voulĂ»mes partir de la ville d’Abouher, le gros de la 

troupe en sortit au commencement du jour, 

p347

 et j’y restai jusqu’à 

midi avec quelques-uns de mes compagnons ; puis nous partĂźmes, au 
nombre de vingt-deux cavaliers, les uns arabes, les autres Ă©trangers. 
Quatre-vingts idolĂątres Ă  pied, plus deux cavaliers, nous assaillirent 
dans la plaine. Mes camarades étaient doués de courage et de ferme-
tĂ© ; nous rĂ©sistĂąmes donc trĂšs vigoureusement aux assaillants, nous 

                                           

676

  Gibb indique que le mot 

khadim

 n’a pas ici le sens d’eunuque mais de Â« su-

bordonnĂ© ». 

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Ibn BattĂ»ta — Voyages 

290 

 

II. De La Mecque aux steppes russes et Ă  l’Inde 

tuĂąmes un de leurs cavaliers et prĂźmes son cheval. Quant aux gens de 
pied, nous en tuĂąmes environ douze. Une flĂšche m’atteignit et une se-
conde atteignit mon cheval. Dieu daigna me prĂ©server de tout mal ; 
car les traits lancĂ©s par les Indiens n’ont pas de force. Cependant, un 
de nos compagnons eut un cheval blessĂ© ; nous l’indemnisĂąmes au 
moyen du cheval pris Ă  l’idolĂątre, et nous Ă©gorgeĂąmes ainsi l’animal 
blessĂ©, qui fut mangĂ© par les Turcs de notre troupe. 

Nous portĂąmes les tĂȘtes des morts au chĂąteau fort d’Abou Baqhar, 

et nous les y suspendĂźmes Ă  la muraille. Ce fut au milieu de la nuit que 
nous arrivĂąmes au susdit chĂąteau d’Abou Baqhar 

677

Deux jours aprĂšs en ĂȘtre partis, nous parvĂźnmes Ă  la ville 

d’AdjoĂ»dĂ©hen 

678

, petite place appartenant au pieux cheĂŻkh FĂ©rĂźd ed-

dĂźn albedhĂąoĂ»ny 

679

, celui-lĂ  mĂȘme que le 

p348

 cheĂŻkh pieux, le saint 

BorhĂąn eddĂźn alar’adj m’avait prĂ©dit, Ă  Alexandrie, que je rencontre-
rais. Cela arriva : Dieu en soit louĂ© ! FĂ©rĂźd eddĂźn a Ă©tĂ© le prĂ©cepteur du 
roi de l’Inde, qui lui a fait cadeau de cette ville. Ce cheĂŻkh est affligĂ© 
de folie ; Dieu nous en prĂ©serve ! Il ne prend la main de personne, et 
n’approche mĂȘme de qui que ce soit. Lorsque son vĂȘtement a touchĂ© 
celui de quelqu’un, il le lave. J’entrai dans son ermitage, je le vis et je 
lui offris les salutations du cheĂŻkh BorhĂąn eddĂźn ; il fut Ă©tonnĂ© et me 
dit : « Je ne suis pas digne de cela. Â» Je rencontrai ses deux excellents 
fils, savoir : Mo’izz eddĂźn 

680

, qui Ă©tait l’aĂźnĂ©, et qui, aprĂšs la mort de 

                                           

677

  Le nom n’existe plus, mais il est citĂ© dans une source comme un petit bourg 

avec un hospice Ă  vingt miles d’Adjodhan (voir note suivante). 

678

  Ibn BattĂ»ta inverse ici son itinĂ©raire. Adjodhan se trouve entre Multan et Abo-

har. Lieu de traversĂ©e de la riviĂšre Sutledj, la plus orientale du Pendjab, la 
ville fut nommĂ©e par l’empereur Akbar Pakpattan (le Bac sacrĂ©) en honneur 
du cheĂŻkh Farid al-din (voir note suivante). 

679

  Farid al-din Mas’ud, mort en 1271, Ă©tait disciple du Qutb al-din Bakhtiyar 

Kaki (voir n. 103 ci-dessous) et fondateur de la lignĂ©e des cheĂŻkhs tchishti 
d’Adjodhan. Son fils Badr al-din Sulaiman, mort en 1281, lui succĂ©da et Ă  ce-
lui-ci son fils Alam al-din Sulaiman, mort en 1334. C’est ce dernier qu’Ibn 
BattĂ»ta aurait pu rencontrer, Ă  condition de retenir la date de 1333 pour son ar-
rivĂ©e en Inde. C’est celui-ci qui Ă©tait d’ailleurs prĂ©cepteur spirituel du sultan 
Muhammad bin Tughluk. Il y aurait Ă©galement confusion sur le nom d’origine 
de Farid al-din, qui ne serait pas nĂ© Ă  Budaun, Ă  l’est de Dihli, mais Ă  Ghutaval 
prĂšs de Multan. Enfin, pour les prĂ©dictions de Burhan al-din al-Ar’adj, voir t. 
I, p. 100. 

680

  Muizz al-din fut par la suite nommĂ© par Muhammad bin Tughluk, gouverneur 

du Gudjarat, et fut tuĂ© dans une rĂ©volte en 1348. 

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Ibn BattĂ»ta — Voyages 

291 

 

II. De La Mecque aux steppes russes et Ă  l’Inde 

son pĂšre, lui succĂ©da dans la dignitĂ© du cheĂŻkh ; et ’Alem eddĂźn 

681

. Je 

visitai le tombeau de son aĂŻeul, le pĂŽle, le vertueux FĂ©rĂźd eddĂźn albĂ©d-
hĂąoĂ»ny, qui tirait son surnom de la ville de BĂ©dhĂąoĂ»n, capitale du 
pays de Sanbal 

682

. Lorsque je voulus quitter AdjoĂ»dehen, ’Alem ed-

dĂźn me dit : « Il faut absolument que tu voies mon pĂšre. Â» Je le vis 
donc, dans un moment oĂč il se trouvait sur sa terrasse. Il portait des 
vĂȘtements blancs, et un gros turban garni d’un appendice qui retom-
bait sur le cĂŽtĂ©. Il fit des vƓux en ma faveur, et m’envoya du sucre 
ordinaire et du sucre candi. 

 

D

E CEUX DES HABITANTS DE L

’I

NDE QUI SE BRÛLENT VOLONTAIREMENT 

 

Au moment oĂč je revenais de voir ce cheĂŻkh, j’aperçus des gens qui 

couraient en toute hĂąte hors de notre campement, accompagnĂ©s de 
quelques-uns de mes 

p349

 camarades. Je leur demandai ce qui Ă©tait ar-

rivĂ© ; ils m’annoncĂšrent qu’un Indien idolĂątre Ă©tait mort, qu’un brasier 
avait Ă©tĂ© allumĂ© pour consumer son cadavre, et que sa femme se brĂ»-
lerait en mĂȘme temps que lui. Lorsque tous deux furent brĂ»lĂ©s, mes 
compagnons revinrent et me racontĂšrent que la femme avait tenu le 
mort embrassĂ©, jusqu’à ce qu’elle fĂ»t consumĂ©e avec lui. Par la suite, 
je voyais dans l’Inde des femmes idolĂątres, toutes parĂ©es et montĂ©es 
sur un cheval ; la population, tant musulmane qu’idolĂątre, les suivait ; 
les timbales et les trompettes rĂ©sonnaient devant elles. Elles Ă©taient 
accompagnĂ©es des brahmanes, qui sont les chefs des Indous. Lorsque 
cela se passe dans les États du sultan, ils demandent Ă  ce prince la 
permission de brûler la femme du mort. Il leur accorde cette autorisa-
tion, et alors ils procĂšdent au brĂ»lement de la veuve 

683

Au bout d’un certain temps, il arriva que je me trouvai dans une 

ville dont la plupart des habitants Ă©taient des idolĂątres. Cette ville est 
nommĂ©e Amdjery 

684

 et son prince Ă©tait un musulman de la tribu des 

SĂąmirah du Sind. Dans son voisinage habitaient les idolĂątres rebelles. 

                                           

681

  NommĂ© cheĂŻkh al-islam (chef mufti) Ă  Delhi. 

682

  District de Sambhal dans la rĂ©gion d’Uttar Pradesh, Ă  l’est de Dihli (voir n. 61 

ci-dessus). 

683

  Cette coutume cĂ©lĂšbre est Ă©galement signalĂ©e par Marco Polo. 

684

  Amjhera, Ă  douze miles Ă  l’ouest de Dhar, dans le sud-ouest de la rĂ©gion de 

Madhya-Pradesh. 

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Ibn BattĂ»ta — Voyages 

292 

 

II. De La Mecque aux steppes russes et Ă  l’Inde 

Un certain jour, ils commirent des brigandages, et l’émir musulman se 
mit en marche pour les combattre. Ses sujets, tant musulmans 
qu’infidĂšles, marchĂšrent avec lui, et un combat acharnĂ© s’engagea, 
dans lequel pĂ©rirent sept des derniers, dont trois Ă©taient mariĂ©s ; leurs 
femmes convinrent entre elles de se brĂ»ler. Le brĂ»lement de la femme, 
aprĂšs la mort de son mari, est, chez les Indiens, un acte recommandĂ©, 
mais non obligatoire. Si une veuve se brĂ»le, les personnes de sa fa-
mille en retirent de la gloire, et sont cĂ©lĂ©brĂ©es pour leur fidĂ©litĂ© Ă  rem-
plir leurs engagements. Quant Ă  celle qui ne se livre pas aux flammes, 
elle revĂȘt des habits grossiers et demeure chez ses parents, en proie Ă  
la misĂšre et Ă  

p350

 l’abjection, Ă  cause de son manque de fidĂ©litĂ© ; mais 

on ne la force pas Ă  se brĂ»ler. 

Or donc, quand les trois femmes que nous avons mentionnĂ©es fu-

rent convenues de se brĂ»ler, elles passĂšrent les trois jours qui devaient 
prĂ©cĂ©der ce sacrifice dans les chansons, les rĂ©jouissances et les festins, 
comme si elles avaient voulu faire leurs adieux Ă  ce monde. De toutes 
parts les autres femmes venaient les trouver. Le matin du quatriĂšme 
jour, on amena Ă  chacune de ces trois femmes un cheval, sur lequel 
chacune monta, toute parĂ©e et parfumĂ©e. Dans la main droite elles te-
naient une noix de cocotier, avec laquelle elles jouaient ; et dans la 
gauche, un miroir, oĂč elles regardaient leur figure. Les brahmanes les 
entouraient, et elles Ă©taient accompagnĂ©es de leurs proches. Devant 
elles, on battait des timbales et l’on sonnait de la trompette et du clai-
ron. Chacun des infidĂšles leur disait : « Transmettez mes salutations Ă  
mon pĂšre, ou Ă  mon frĂšre, ou Ă  ma mĂšre, ou Ă  mon ami. Â» A quoi elles 
rĂ©pondaient, en leur souriant : « TrĂšs bien. » 

Je montai Ă  cheval, avec mes compagnons, afin de voir de quelle 

maniĂšre ces femmes se comporteraient durant la cĂ©rĂ©monie de leur 
brĂ»lement. Nous marchĂąmes avec elles l’espace d’environ trois milles, 
et nous arrivĂąmes dans un endroit obscur, abondamment pourvu d’eau 
et d’arbres, et couvert d’un ombrage Ă©pais. Au milieu des arbres 
s’élevaient quatre pavillons, dans chacun desquels Ă©tait une idole de 
pierre. Entre les pavillons se trouvait le bassin d’eau, au-dessus duquel 
l’ombre Ă©tait extrĂȘmement dense et les arbres fort pressĂ©s, de sorte 
que le soleil ne pouvait pĂ©nĂ©trer au travers. On eĂ»t dit que ce lieu Ă©tait 
une des vallĂ©es de l’enfer ; que Dieu nous en prĂ©serve ! 

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Ibn BattĂ»ta — Voyages 

293 

 

II. De La Mecque aux steppes russes et Ă  l’Inde 

Quand j’arrivai Ă  ces tentes, les trois femmes mirent pied Ă  terre 

prĂšs du bassin, s’y plongĂšrent, dĂ©pouillĂšrent les habits et les bijoux 
qu’elles portaient, et en firent des aumĂŽnes. On apporta Ă  chacune 
d’elles une grossiĂšre Ă©toffe de coton non façonnĂ©e, dont elles liĂšrent 
une partie sur leurs hanches et le reste sur leur tĂȘte et leurs 

p351

 Ă©pau-

les. Cependant, des feux avaient Ă©tĂ© allumĂ©s, prĂšs de ce bassin, dans 
un endroit dĂ©primĂ©, et l’on y avait rĂ©pandu de l’huile de 

cundjut 

685

c’est-Ă -dire de sĂ©same qui accrut l’intensitĂ© des flammes. Il y avait lĂ  
environ quinze hommes, tenant dans leurs mains des fagots de bois 
mince. Avec eux s’en trouvaient dix autres, portant dans leurs mains 
de grandes planches. Les joueurs de timbales et de trompettes se te-
naient debout, attendant la venue de la femme. La vue du feu Ă©tait ca-
chĂ©e par une couverture que des hommes tenaient dans leurs mains, de 
peur que la malheureuse ne fĂ»t effrayĂ©e en l’apercevant. Je vis une de 
ces femmes qui, au moment oĂč elle arriva prĂšs de cette couverture, 
l’arracha violemment des mains des gens qui la soutenaient, et leur 
dit, en souriant, des paroles persanes dont le sens Ă©tait : « Est-ce que 
vous m’effrayerez avec le feu ? Je sais bien que c’est du feu ; laissez-
moi. Â» Puis elle rĂ©unit ses mains au-dessus de sa tĂȘte, comme pour 
saluer le feu, et elle s’y jeta elle-mĂȘme. Au mĂȘme instant, les timbales, 
les clairons et les trompettes retentirent, et les hommes lancĂšrent sur 
elle le bois qu’ils portaient dans leurs mains. D’autres placĂšrent des 
planches par-dessus la victime, de crainte qu’elle ne se remuĂąt. Des 
cris s’élevĂšrent, et la clameur devint considĂ©rable. Lorsque je vis ce 
spectacle, je fus sur le point de tomber de cheval. Heureusement, mes 
compagnons vinrent Ă  moi avec de l’eau, ils me lavĂšrent le visage, et 
je m’en retournai. 

Les habitants de l’Inde en usent de mĂȘme en ce qui touche la sub-

mersion. Beaucoup d’entre eux se noient volontairement dans le 
Gange, oĂč ils se rendent en pĂšlerinage. On y jette les cendres des per-
sonnes qui se sont brĂ»lĂ©es. Les Indiens prĂ©tendent qu’il sort du Para-
dis. Lorsque l’un d’eux arrive sur ses bords avec le dessein de s’y 
noyer, il dit aux personnes prĂ©sentes : « Ne vous imaginez pas que je 
me noie Ă  cause de quelque chose qui me soit survenue ici-bas, ou 
faute d’argent. Mon 

p352

 seul but est de m’approcher de Coçùï 

686

. » 

                                           

685

  Du persan 

kungud

, sĂ©same. 

686

  Peut-ĂȘtre Krishna. 

background image

 

Ibn BattĂ»ta — Voyages 

294 

 

II. De La Mecque aux steppes russes et Ă  l’Inde 

Car tel est, dans leur langue, le nom de Dieu. Puis il se noie. Lorsqu’il 
est mort, les assistants le retirent de l’eau, le brĂ»lent, et jettent ses 
cendres dans le mĂȘme fleuve. 

Mais revenons Ă  notre premier propos. Or donc nous partĂźmes de la 

ville d’AdjoĂ»dehen, et, aprĂšs une marche de quatre jours, nous arri-
vĂąmes Ă  la ville de Sarsaty 

687

, qui est une place grande et fertile en 

riz. Ce riz est excellent, et on en exporte Ă  la ville impĂ©riale de Dihly. 
Les revenus de Sarsaty sont trĂšs considĂ©rables. Le chambellan Chems 
eddĂźn AlboĂ»chendjy m’en a appris le chiffre ; mais je l’ai oubliĂ©. 

De Sarsaty, nous nous rendĂźmes Ă  la ville de HĂąnsy 

688

, qui est au 

nombre des citĂ©s les plus belles, les mieux construites et les plus peu-
plĂ©es. Elle est entourĂ©e d’une forte muraille dont le fondateur est, Ă  ce 
que l’on prĂ©tend, un des principaux souverains idolĂątres, appelĂ© ToĂ»-
rah, et touchant lequel les Indiens racontent des anecdotes et des his-
toires. C’est de cette ville que sont natifs CamĂąl eddĂźn Sadr Aldji-
hĂąn 

689

, grand kĂądhi de l’Inde ; son frĂšre KothloĂ» khĂąn, prĂ©cepteur du 

sultan, et leurs deux frĂšres NizhĂąm eddĂźn 

690

 et Chems eddĂźn. Ce der-

nier s’est consacrĂ© au service de Dieu et a fixĂ© son sĂ©jour Ă  La Mec-
que, oĂč il est mort. 

Nous partĂźmes de HĂąnsy et arrivĂąmes, au bout de deux jours, Ă  

Maç’oĂ»d AbĂąd 

691

, Ă  dix milles de la rĂ©sidence impĂ©riale de Dihly. 

Nous y passĂąmes trois jours. HĂąnsy et Maç’oĂ»d AbĂąd appartiennent Ă  
AlmĂ©lic Almo’azzham, HoĂ»chendj, fils d’AlmĂ©lic CamĂąl Gurg, 

p353

 

dont il sera fait mention ci-dessous. Or le mot 

gurg

 signifie, en persan, 

le loup. 

Le sultan de l’Inde, vers la capitale duquel nous nous dirigions, 

Ă©tait alors absent de Dihly, et se trouvait dans le canton de Ca-
nodje 

692

, ville qui est sĂ©parĂ©e de la capitale par une distance de dix 

journĂ©es de marche. Mais il y avait alors Ă  Dihly la sultane mĂšre, ap-

                                           

687

  Sarsati, abandonnĂ©e en 1726 et remplacĂ©e en 1837 par Sirsa dans la rĂ©gion de 

Haryana. 

688

  Hansi fut conquise par les Ghaznavides en 1038. 

689

  Voir plus loin chap. 6, n. 1 ; pour Kutlu Khan, t. III, p. 82. 

690

  Voir plus loin t. III, p. 99. 

691

  Aujourd’hui en ruine, Ă  proximitĂ© du bourg de Nadjafgarh. 

692

  Voir t. III, chap. 2, n. 28. 

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Ibn BattĂ»ta — Voyages 

295 

 

II. De La Mecque aux steppes russes et Ă  l’Inde 

pelĂ©e AlmakhdoĂ»mah DjihĂąn. Le mot 

djihĂąn

, en persan, signifie la 

mĂȘme chose que 

dounia

 en arabe 

693

. Le vizir du sultan, Khodjah Dji-

hĂąn 

694

, nommĂ© aussi Ahmed, fils d’AyĂąs, et qui Ă©tait originaire de 

l’Asie Mineure, se trouvait Ă©galement dans la capitale. Il envoya ses 
officiers au-devant de nous, et dĂ©signa, pour venir Ă  la rencontre de 
chacun de nous en particulier, des personnages d’un rang analogue au 
nĂŽtre. Parmi ceux qu’il choisit ainsi pour m’accueillir se trouvaient le 
cheïkh Albesthùmy, le chérßf Almùzenderùny, chambellan des étran-
gers, et le jurisconsulte ’AlĂą eddĂźn AlmoltĂąny, connu sous le nom de 
Konnarah. Cependant, il Ă©crivit au sultan, pour lui annoncer notre ar-
rivĂ©e, et expĂ©dia la lettre par l’

addĂąouah

, qui est la poste des courriers 

Ă  pied, comme nous l’avons dit plus haut. 

La lettre Ă©tant parvenue au sultan, le vizir reçut sa rĂ©ponse durant 

les trois jours que nous passĂąmes Ă  Maç’oĂ»d AbĂąd. Au bout de ce 
temps, les kĂądhis, les docteurs et les cheĂŻkhs sortirent Ă  notre ren-
contre, ainsi que plusieurs Ă©mirs. Les Indiens nomment ceux-ci 

mé-

lics

, rois ; et, dans tous les cas oĂč les habitants de l’Égypte et d’autres 

contrĂ©es diraient l’émir, eux disent le roi. Le cheĂŻkh ZhahĂźr eddĂźn az-
zendjĂąny, qui jouit d’un rang Ă©levĂ© auprĂšs du sultan, sortit aussi Ă  no-
tre rencontre. 

Nous partĂźmes ensuite de Ma’çoĂ»d AbĂąd, et nous campĂąmes dans 

le voisinage d’une bourgade appelĂ©e 

p354

 PĂąlem 

695

, qui appartient au 

seigneur, au chĂ©rif NĂącir eddĂźn Mothahher AlaouhĂ©ry 

696

, un des 

commensaux du sultan, et une des personnes qui jouissent auprĂšs de 
lui d’une entiĂšre faveur. Le lendemain, nous arrivĂąmes Ă  la rĂ©sidence 
impĂ©riale de Dihly, capitale de l’Inde, qui est une ville trĂšs illustre, 
considĂ©rable, rĂ©unissant la beautĂ© et la force. Elle est entourĂ©e d’une 
muraille telle qu’on n’en connaĂźt pas de semblable dans tout l’univers. 
C’est la plus grande ville de l’Inde, et mĂȘme de toutes les contrĂ©es 
soumises Ă  l’islamisme dans l’Orient. 

 

                                           

693

  C’est-Ă -dire le monde. 

694

  Il s’agirait en rĂ©alitĂ© d’un Hindou de la famille du radjah de Deogir, l’actuelle 

Dawlatabad, converti Ă  l’islam. 

695

  A six miles au sud-est de la prĂ©cĂ©dente Ă©tape. 

696

  Inconnu par ailleurs, mais dĂ©jĂ  mentionnĂ© par Ibn BattĂ»ta, t. I, p. 365. 

background image

 

Ibn BattĂ»ta — Voyages 

296 

 

II. De La Mecque aux steppes russes et Ă  l’Inde 

D

ESCRIPTION DE 

D

IHLY 

 

Cette ville est d’une grande Ă©tendue, et possĂšde une nombreuse 

population. Elle se compose actuellement de quatre villes voisines et 
contiguĂ«s, savoir : 

Dihly proprement dite, qui est la vieille cité, construite par les ido-

lĂątres, et dont la conquĂȘte eut lieu l’annĂ©e 584 

697

SĂźry, aussi nommĂ©e le sĂ©jour du khalifat 

698

 : c’est celle que le sul-

tan donna Ă  GhiyĂąth eddĂźn, petit-fils du khalife abbĂącide Almostancir, 
lorsqu’il vint le trouver. C’est lĂ  qu’habitaient le sultan ’AlĂą eddĂźn et 
son fils Kothb eddĂźn, dont nous parlerons ci-aprĂšs. 

Toghlok AbĂąd 

699

, ainsi appelĂ©e du nom de son fondateur, le sultan 

Toghlok, pĂšre du sultan de l’Inde, Ă  la cour de qui nous nous rendions. 
Voici quel fut le motif 

p355

 pour lequel il la bĂątit : un certain jour qu’il 

se tenait debout en prĂ©sence du sultan Kothb eddĂźn, il lui dit : « O 
maĂźtre du monde, il conviendrait que tu Ă©levasses ici une ville. Â» Le 
sultan lui rĂ©pondit, par maniĂšre de plaisanterie :  Â« Lorsque  tu  seras 
empereur, bĂątis-la donc. Â» Il arriva, par la volontĂ© de Dieu, que cet 
homme devint sultan ; il construisit alors la ville en question et 
l’appela de son nom. 

DjihĂąn pĂ©nĂąh 

700

, qui est destinée particuliÚrement à servir de de-

meure au sultan Mohammed chĂąh, actuellement roi de l’Inde, et que 
nous venions trouver. C’est lui qui la bĂątit ; il avait eu l’intention de 
relier entre elles ces quatre villes par un seul et mĂȘme mur ; il en Ă©di-
fia une partie, et renonça Ă  Ă©lever le reste, Ă  cause des grandes dĂ©pen-
ses qu’aurait exigĂ©es sa construction. 

 

                                           

697

  La citadelle du premier noyau de la ville, Laikot, fut construite vers 1052 par 

un chef Rajput. La ville fut conquise par Qutb al-din Aibak en 1192, et non en 
584 (1188). 

698

  Quatre ou cinq kilomĂštres au nord-est de la vieille Dihli, fondĂ©e Ă  l’origine 

comme camp militaire par Ala al-din Khaldji Ă  partir de 1303. 

699

  A huit kilomĂštres au sud-est de la vieille ville, commencĂ©e par Ghiyath al-din 

Tughluk Ă  partir de 1320. 

700

  Le Refuge du monde, construite par Muhammad bin Tughluk aprĂšs 1325. Elle 

remplit l’espace entre la vieille Dihli et Sin. 

background image

 

Ibn BattĂ»ta — Voyages 

297 

 

II. De La Mecque aux steppes russes et Ă  l’Inde 

D

ESCRIPTION DU MUR ET DES PORTES DE 

D

IHLY 

 

Le mur qui entoure la ville de Dihly n’a pas son pareil. Il a onze 

coudĂ©es de largeur, et l’on y a pratiquĂ© des chambres oĂč demeurent 
des gardes de nuit et les personnes prĂ©posĂ©es Ă  la surveillance des por-
tes. Il se trouve aussi dans ces chambres des magasins de vivres que 
l’on appelle 

anbĂąr 

701

, des magasins pour les munitions de guerre, et 

d’autres consacrĂ©s Ă  la garde des mangonneaux et des 

ra’ñdĂąh 

702

. Les 

grains s’y conservent pendant longtemps sans altĂ©ration et sans ĂȘtre 
exposĂ©s au moindre dĂ©gĂąt. J’ai vu du riz que l’on retirait d’un de ces 
magasins ; la couleur en Ă©tait devenue trĂšs noire ; mais il avait un goĂ»t 
agrĂ©able. J’ai vu aussi du millet que l’on retirait de cet endroit. Toutes 
ces provisions avaient Ă©tĂ© amassĂ©es par le sultan Balaban, 

p356

 quatre-

vingt-dix ans auparavant. Les cavaliers et les fantassins peuvent mar-
cher, Ă  l’intĂ©rieur de ce mur, d’un bout de la ville Ă  l’autre. On y a 
percĂ© des fenĂȘtres qui ouvrent du cĂŽtĂ© de la ville, et par lesquelles pĂ©-
nĂštre la lumiĂšre. La partie infĂ©rieure de cette muraille est construite en 
pierre, et la partie supĂ©rieure en briques. Les tours sont en grand nom-
bre et trĂšs rapprochĂ©es l’une de l’autre. 

La ville de Dihly Ă  vingt-huit portes, ou comme les appellent les 

Indiens, 

derwĂązehs

. Parmi ces portes, on distingue : celle de Bed-

hĂąoun 

703

, qui est la principale ; celle de Mindawy 

704

, oĂč se trouve le 

marchĂ© aux grains ; celle de Djoul 

705

, prĂšs de laquelle sont situĂ©s les 

vergers ; celle de ChĂąh, le Roi, ainsi appelĂ©e d’aprĂšs un individu de ce 
nom ; celle de PĂąlem 

706

, nom par lequel on dĂ©signe une bourgade 

dont nous avons dĂ©jĂ  parlĂ© ; celle de NedjĂźb, qui doit son nom Ă  un 
personnage ainsi appelĂ© ; celle de CamĂąl, qui se trouve dans le mĂȘme 
cas ; celle de Ghaznah 

707

, ainsi nommĂ©e d’aprĂšs la ville de Ghaznah, 

                                           

701

  Terme persan : greniers. 

702

  Tonnantes : machines de siĂšge, ballistes, plus lĂ©gĂšres que les mangonneaux. 

703

  A l’est, conduisant Ă  Tughlukabad et au-delĂ  Ă  la ville de Badaun. 

704

  Cf. le passage de l’historien Firishta : « Il nomma inspecteur du marchĂ© aux 

grains, que l’on appelle, dans la langue indienne, 

mandouy

, le malic Kaboul. Â» 

Mandwi

 signifie Ă  l’origine une espĂšce de grain. 

705

  Du persan 

gul

 (rose), ouvrant donc apparemment vers les jardins. 

706

  SituĂ©e au sud-ouest de la ville. 

707

  Elle doit correspondre Ă  la porte appelĂ©e aussi Randjit et fortifiĂ©e par Ala al-

din Khaldji en mĂȘme temps que la citadelle. 

background image

 

Ibn BattĂ»ta — Voyages 

298 

 

II. De La Mecque aux steppes russes et Ă  l’Inde 

situĂ©e sur la frontiĂšre du Khorùçùn : c’est en dehors de cette porte que 
sont situĂ©s le lieu oĂč l’on cĂ©lĂšbre la priĂšre de la Rupture du jeĂ»ne, et 
plusieurs des cimetiĂšres ; la porte d’AlbedjĂąliçah 

708

, l’extĂ©rieur de 

laquelle s’étendent les cimetiĂšres de Dihly. C’est lĂ  le nom d’un beau 
cimetiĂšre, oĂč l’on construit des chapelles funĂ©raires. Il y a inĂ©vitable-
ment prĂšs de chaque tombeau un mihrĂąb, lors mĂȘme que ce sĂ©pulcre 
est privĂ© de chapelle funĂ©raire. On plante dans ces cimetiĂšres des ar-
bustes Ă  

p357

 fleurs, tels que la tubĂ©reuse, le 

reĂŻboĂ»l 

709

, l’églantier, etc. 

Dans ce pays-là, il ne cesse pas d’y avoir des fleurs, dans quelque sai-
son que ce soit. 

 

D

ESCRIPTION DE LA PRINCIPALE MOSQUÉE DE 

D

IHLY 

 

La mosquĂ©e principale de Dihly est d’une grande Ă©tendue 

710

 : ses 

murailles, son toit et son pavĂ© sont en pierres blanches trĂšs admira-
blement taillĂ©es et trĂšs artistement reliĂ©es entre elles avec du plomb. Il 
n’entre pas dans sa construction une seule planche. Elle a treize dĂŽmes 
de pierre, et sa chaire est aussi bĂątie en pierre ; elle a quatre cours. 
C’est au milieu de la mosquĂ©e que l’on voit une Ă©norme colonne fa-
briquĂ©e avec un mĂ©tal inconnu 

711

. Un des savants indiens m’a dit 

qu’elle s’appelle 

Heft-djoûch

, c’est-Ă -dire les Sept MĂ©taux, et qu’elle 

est composĂ©e d’autant de mĂ©taux diffĂ©rents. On a poli cette colonne 
sur une Ă©tendue Ă©gale Ă  la longueur de l’index, et cet endroit poli brille 
d’un grand Ă©clat. Le fer ne laisse aucune trace sur cette colonne. Sa 
longueur est de trente coudĂ©es ; nous enroulĂąmes autour d’elle la toile 
d’un turban, et la portion de cette toile qui en fait le tour Ă©tait de huit 
coudĂ©es. 

                                           

708

  Ville situĂ©e Ă  l’est de Dihli dans le district de Kanauj. 

709

  Jasmin. 

710

  Cette mosquĂ©e, appelĂ©e Quwwat al-Islam (la Force de l’islam), fut construite 

sur un temple hindou par Qutb al-din Aibak dÚs 1192. Elle fut agrandie au dé-
but du 

XIII

e

e

 siĂšcle par Iletmish et au dĂ©but du 

XIV

 par Ala al-din Khaldji. Son 

Ă©tat actuel correspond aux constructions d’Iletmish. 

711

  Cette colonne, datant du 

IV

e

 siĂšcle et ramenĂ©e d’un temple de Vishnu, a envi-

ron huit mĂštres de hauteur. Haft gush signifierait plutĂŽt heptagonale ou de 
« sept tempĂ©raments Â», par rapport Ă  sa rĂ©sistance Ă  la rouille et aux intempĂ©-
ries. 

background image

 

Ibn BattĂ»ta — Voyages 

299 

 

II. De La Mecque aux steppes russes et Ă  l’Inde 

PrĂšs de la porte orientale de la mosquĂ©e, il y a deux trĂšs grandes 

idoles de cuivre, Ă©tendues Ă  terre, et rĂ©unies ensemble par des pier-
res 

712

. Tout individu qui entre dans 

p358

 la mosquĂ©e ou qui en sort les 

foule aux pieds. L’emplacement de cette mosquĂ©e Ă©tait un 

boudkhĂą-

nah

, c’est-Ă -dire un temple d’idoles ; mais, aprĂšs la conquĂȘte de Di-

hly, il fut converti en mosquĂ©e. Dans la cour septentrionale de la mos-
quĂ©e se trouve le minaret 

713

, qui n’a pas son pareil dans toutes les 

contrĂ©es musulmanes. Il est construit en pierres rouges, Ă  la diffĂ©rence 
de celles qui composent le reste de l’édifice, lesquelles sont blanches ; 
de plus, les premiĂšres sont sculptĂ©es. Ce minaret est fort Ă©levĂ© ; la flĂš-
che qui le termine est en marbre blanc de lait, et ses pommes sont d’or 
pur 

714

. L’entrĂ©e en est si large que les Ă©lĂ©phants peuvent y monter. 

Quelqu’un en qui j’ai confiance m’a racontĂ© avoir vu, Ă  l’époque de la 
construction de ce minaret, un Ă©lĂ©phant qui grimpait jusqu’en haut 
avec des pierres. C’est l’ouvrage du sultan Mo’izz eddĂźn, fils de NĂącir 
eddĂźn, fils du sultan GhiyĂąth eddĂźn Balaban 

715

. Le sultan Kothb eddĂźn 

voulut bĂątir, dans la cour occidentale, un minaret encore plus 
grand 

716

 ; il en construisit environ le tiers, et mourut avant de l’avoir 

achevĂ©. Le sultan Mohammed se proposa de le terminer ; mais il re-
nonça Ă  ce dessein, comme Ă©tant de mauvais augure. Le minaret en 
question est une des merveilles du monde, par sa grandeur et la lar-
geur de son escalier, qui est telle que trois Ă©lĂ©phants y montent de 
front. Le tiers qui en a Ă©tĂ© bĂąti Ă©gale en hauteur la totalitĂ© du minaret 
que nous avons dit ĂȘtre placĂ© dans la cour du nord. J’y montai un 

p359

 

jour et j’aperçus la plupart des maisons de la ville, et je trouvai les 
murailles de celle-ci bien basses, malgrĂ© toute leur Ă©lĂ©vation. Les 

                                           

712

  Il s’agirait d’un lingam, image phallique de Vikramaditya rapportĂ©e d’Ujjain 

par Iletmish en 1234. Mais d’autres statues hindoues Ă©taient pĂ©riodiquement 
apportĂ©es pour ĂȘtre piĂ©tinĂ©es par les fidĂšles. 

713

  Le cĂ©lĂšbre Qutb Minar, commencĂ© par Qutb al-din Aibak, terminĂ© sous Ilet-

mish en 1229 et surĂ©levĂ© encore par Firuz Shah (1351-1388). Sa hauteur ac-
tuelle est de soixante-dix mĂštres. 

714

  Il s’agit d’ornements situĂ©s au sommet qui ont aujourd’hui disparu. 

715

  Il y a apparemment confusion entre Mu’izz al-din Kaiqubad, 1287-1290 (voir 

plus loin), et Mu’izz al-din Muhammad, sultan ghuride de Ghazna, mort en 
1206 et suzerain d’Aibak. Ce dernier, qui a commencĂ© le minaret, et y fit gra-
ver des Ă©loges Ă  son protecteur. 

716

  La base de ce minaret, dont le diamĂštre est le double de celui de Qutb Minar, 

est toujours visible dans la cour nord, construite par Ala al-din Khaldji et non 
par son fils Qutb al-din Muhammad comme c’est indiquĂ© ici. 

background image

 

Ibn BattĂ»ta — Voyages 

300 

 

II. De La Mecque aux steppes russes et Ă  l’Inde 

hommes placĂ©s au bas du minaret ne me paraissaient que des petits 
enfants. Il semble, Ă  quiconque le considĂšre d’en bas, que sa hauteur 
ne soit pas si considĂ©rable, Ă  cause de la grandeur de sa masse et de sa 
largeur. 

Le sultan Kothb eddßn avait formé aussi le projet de bùtir une mos-

quĂ©e cathĂ©drale Ă  SĂźry, surnommĂ© le sĂ©jour du khalifat ; mais il n’en 
termina que le mur faisant face Ă  La Mecque et le mihrĂąb. Cette por-
tion est construite en pierres blanches, noires, rouges et vertes ; et, si 
l’édifice avait Ă©tĂ© achevĂ©, il n’aurait pas eu son pareil dans le monde. 
Le sultan Mohammed se proposa de le finir, et envoya des gens versĂ©s 
dans l’art de bĂątir, afin qu’ils Ă©valuassent Ă  combien s’élĂšverait la dĂ©-
pense. Ils prĂ©tendirent qu’on dĂ©penserait, pour son achĂšvement, 
trente-cinq lacs. Le sultan y renonça, trouvant cette dĂ©pense trop 
considĂ©rable. Un de ses familiers m’a racontĂ© qu’il ne se dĂ©sista pas 
de son projet pour ce motif-lĂ , mais qu’il en regarda l’exĂ©cution 
comme de mauvais augure, vu que le sultan Kothb eddĂźn avait Ă©tĂ© tuĂ© 
avant de terminer cet Ă©difice. 

 

D

ESCRIPTION DES DEUX GRANDS BASSINS QUI SE TROUVENT À 

L

’

EXTÉRIEUR DE 

D

IHLY 

 

En dehors de cette ville se voit le grand bassin appelĂ© du nom du 

sultan Chems eddĂźn Lalmich 

717

, et oĂč les habitants de Dihly 

s’approvisionnent d’eau Ă  boire. Il est situĂ© dans le voisinage du lieu 
oĂč se fait la priĂšre des grandes fĂȘtes. Il est alimentĂ© par l’eau des 
pluies ; sa longueur est d’environ deux milles, et sa largeur moindre 
de moitiĂ©. Sa face occidentale, du cĂŽtĂ© du 

moçallù

p360

 est construite 

en pierres disposĂ©es en forme d’estrades, les unes plus hautes que les 
autres ; au-dessous de chacune sont des degrĂ©s, Ă  l’aide desquels on 
descend jusqu’à l’eau. A cĂŽtĂ© de chaque estrade est un dĂŽme de pierre, 
oĂč se trouvent des siĂšges pour les gens qui veulent se divertir et 
s’amuser. Au milieu de l’étang s’élĂšve un grand dĂŽme en pierres 
sculptĂ©es et haut de deux Ă©tages. Lorsque l’eau est abondante dans le 

                                           

717

  C’est le bassin appelĂ© Hawdh Shamsi, qui se trouve au sud-ouest de la vieille 

ville, Ă  la limite du faubourg de Mihrawli. Il fut construit par Shams al-din 
Iletmish. 

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Ibn BattĂ»ta — Voyages 

301 

 

II. De La Mecque aux steppes russes et Ă  l’Inde 

bassin, on ne peut atteindre cet Ă©difice, si ce n’est avec des barques. 
Quand, au contraire, il y a peu d’eau, les gens y entrent. A l’intĂ©rieur 
est une mosquĂ©e, et la plupart du temps on y trouve des fakĂźrs vouĂ©s 
au service de Dieu et qui ne mettent leur confiance qu’en lui. Lorsque 
l’eau est tarie dans cet Ă©tang, on y cultive des cannes Ă  sucre, des ci-
trouilles, des concombres, des pastĂšques et des melons. Ces derniers 
sont extrĂȘmement doux, mais d’un petit volume. 

Entre Dihly et le sĂ©jour de khalifat se trouve le bassin impĂ©rial 

718

lequel est plus grand que celui du sultan Chems eddĂźn. Sur ses cĂŽtĂ©s 
s’élĂšvent environ quarante dĂŽmes ; les joueurs d’instruments habitent 
tout autour, et l’emplacement qu’ils occupent s’appelle Tharb-AbĂąd, 
le SĂ©jour de l’allĂ©gresse. Ils ont lĂ  un marchĂ© qui est un des plus 
grands qui existent, une mosquĂ©e cathĂ©drale et un grand nombre 
d’autres mosquĂ©es. On m’a racontĂ© que, durant le mois de ramadhĂąn, 
les chanteuses qui habitent en cet endroit rĂ©citent en commun, dans 
ces mosquĂ©es, la priĂšre dite 

térùwßh

. Des imĂąms prĂ©sident Ă  cette 

priĂšre, et elles y assistent en grand nombre. Les chanteurs en usent de 
mĂȘme. J’ai vu les musiciens Ă  la noce de l’émir SeĂŻf eddĂźn GhadĂą, fils 
de Mohanna 

719

 ; chacun d’eux avait sous ses genoux un tapis Ă  prier, 

et quand il entendait l’appel Ă  la priĂšre, il se levait, faisait ses ablu-
tions et priait. 

p361

 

D

ESCRIPTION DE QUELQUES

-

UNS DES LIEUX DE PÈLERINAGE À 

D

IHLY 

 

On remarque parmi ces endroits : 

Le tombeau du pieux cheĂŻkh Kothb eddĂźn BakhtiĂąr Alca’ky 

720

, Ce 

tombeau est l’objet de bĂ©nĂ©dictions manifestes, et jouit d’une grande 
vĂ©nĂ©ration. Le motif pour lequel ce cheĂŻkh fut surnommĂ© Alca’ky, 
c’est que, quand des gens chargĂ©s de dettes venaient le trouver pour se 
plaindre de leur pauvreté ou de leur indigence, ou quand avaient re-

                                           

718

  Le Hawdh a1-Khass, situĂ© Ă  deux kilomĂštres Ă  l’est de Sin. 

719

  Pour Mohanna bin Isa, voir t. I, chap. 3, n. 143. 

720

  Qutb al-din Bakhtiyar al kaki, mort en 1236, Ă©tait le disciple de Mawdud al-

Tchishti (voir chap. 4, n. 124) et son successeur Ă  Dihli. Il fut Ă©galement maĂź-
tre de Farid al-din Mas’ud, fondateur de la lignĂ©e tchishti d’Adjodhan (voir n. 
62 ci-dessus). Son tombeau, situĂ© dans le faubourg de Mihrawli, est toujours 
objet de vĂ©nĂ©ration. 

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Ibn BattĂ»ta — Voyages 

302 

 

II. De La Mecque aux steppes russes et Ă  l’Inde 

cours Ă  lui des individus ayant des filles et ne pouvant trouver de quoi 
leur fournir un trousseau au moment de les faire conduire prĂšs de leurs 
Ă©poux, le cheĂŻkh donnait Ă  ceux qui s’adressaient Ă  lui un biscuit d’or 
ou d’argent : c’est pourquoi il fut connu par le surnom d’Alca’ky, ou 
l’Homme aux biscuits. 

Le mausolĂ©e du vertueux docteur NoĂ»r eddĂźn AlcorlĂąny. 

Le sĂ©pulcre du docteur â€™Al eddĂźn AlkermĂąny 

721

, ainsi appelĂ© 

d’aprĂšs la province de KermĂąn. Ce tombeau jouit de bĂ©nĂ©dictions ma-
nifestes et brille de la plus vive lumiĂšre. L’endroit qu’il occupe indi-
que la kiblah, ou la direction du lieu de la priĂšre, et il s’y trouve un 
grand nombre de sĂ©pultures de saints personnages. Que Dieu nous 
fasse profiter de leurs mĂ©rites. 

p362

 

D

E QUELQUES

-

UNS DES SAVANTS ET DES HOMMES DE BIEN DE 

D

ILHY 

 

Nous citerons parmi eux : 

Le cheĂŻkh pieux et savant MahmoĂ»d AlcobbĂą 

722

 il est au nombre 

des principaux saints, et le vulgaire prĂ©tend qu’il dispose de richesses 
surnaturelles, car il n’en possĂšde point d’apparentes, et cependant il 
donne Ă  manger Ă  tout-venant, et distribue de l’or, de l’argent et des 
habits. Il a accompli de nombreux miracles, et s’est ainsi rendu cĂ©lĂš-
bre. Je l’ai vu Ă  plusieurs reprises, et j’ai eu part Ă  ses bĂ©nĂ©dictions. 

Le cheĂŻkh pieux et savant ’AlĂą eddĂźn AnnĂźly 

723

. On dirait que ce 

surnom lui vient du nom du Nil, le fleuve de l’Égypte. Dieu sait le 
mieux ce qu’il en est. Il a Ă©tĂ© un des disciples du cheĂŻkh savant et ver-
tueux NizhĂąm eddĂźn AlbĂ©dhĂąoĂ»ny. Il prĂȘche les fidĂšles tous les ven-
dredis, et un grand nombre d’entre eux font pĂ©nitence en sa prĂ©sence, 

                                           

721

  La famille Kirmani, notables religieux, descendants de Husain fils d’Ali, Ă©tait 

connue Ă  Dihli. Il s’agit peut-ĂȘtre de Muhammad bin Mahmud, mort en 1311. 

722

  Il s’agirait de Nasir al-din Mahmud, connu sous le nom de Tciragh-i Dihli (la 

LumiĂšre de Dihli), mort en 1356, successeur de Nizam al-din Awliya (voir 
chap. 6, n. 83). 

Kobba

 signifie bossu. 

723

  Natif d’Oudh il fut aussi un des disciples de Nizam al-din Awliya et mourut Ă  

Dihli en 1361. 

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Ibn BattĂ»ta — Voyages 

303 

 

II. De La Mecque aux steppes russes et Ă  l’Inde 

rasent leur tĂȘte, se lamentent Ă  l’envi les uns des autres, et quelques-
uns mĂȘme s’évanouissent. 

 

A

NECDOTE

 

Je l’ai vu un certain jour pendant qu’il prĂȘchait. Le lecteur du Co-

ran lut, en sa prĂ©sence, ces versets : « O hommes, craignez votre Sei-
gneur. Certes, que le tremblement de terre, Ă  l’heure de la rĂ©surrec-
tion, sera quelque chose de terrible ? Le jour oĂč vous le verrez, chaque 
nourrice oubliera son nourrisson, et chaque femme enceinte avortera. 
On verra les hommes ivres. Non, ils ne seront pas ivres ; mais le chĂą-
timent infligĂ© par Dieu 

p363

 est terrible ; 

il les Ă©tourdira

 

724

 Â» Le doc-

teur ’AlĂą eddĂźn rĂ©pĂ©ta ces paroles, et un fakĂźr, placĂ© dans un des coins 
de la mosquĂ©e, poussa un grand cri. Le cheĂŻkh rĂ©pĂ©ta le verset ; le fa-
kĂźr cria une seconde fois et tomba mort. Je fus au nombre de ceux qui 
priĂšrent sur son corps et qui assistĂšrent Ă  ses obsĂšques. 

Le cheĂŻkh pieux et savant Sadr eddĂźn AlcohrĂąny, qui jeĂ»nait conti-

nuellement, et restait debout durant la nuit ; il avait renoncĂ© Ă  tous les 
biens de ce monde, et les avait repoussĂ©s loin de lui. Son vĂȘtement 
consistait en un manteau court sans manches. Le sultan et les grands 
de l’État le visitaient, mais souvent il se dĂ©robait Ă  leurs visites. Le 
sultan dĂ©sira lui constituer en fief des villages, avec le revenu desquels 
il pĂ»t donner Ă  manger aux pauvres et aux Ă©trangers ; mais il refusa. 
Dans une des visites qu’il lui fit, l’empereur lui apporta dix mille dü-
nĂąrs, qu’il n’accepta pas. On raconte qu’il ne rompt le jeĂ»ne qu’au 
bout de trois jours ; qu’on lui fit des reprĂ©sentations Ă  ce sujet, et qu’il 
rĂ©pondit :  Â« Je  ne  romprai le jeĂ»ne que quand j’y serai forcĂ© par une 
mort imminente. » 

L’imĂąm pieux, savant et dĂ©vot, tempĂ©rant, humble, la perle de son 

Ă©poque, la merveille de son siĂšcle, CamĂąl eddĂźn ’Abd Allah AlghĂąry, 
ainsi surnommĂ© d’aprĂšs une caverne qu’il habitait proche de Dihly, 
dans le voisinage de la zĂąouĂŻah du cheĂŻkh NizhĂąm eddĂźn AlbĂ©dhĂąou-
ny. Je l’ai visitĂ© Ă  trois diffĂ©rentes reprises dans cette caverne. 

 

                                           

724

  Coran, XXII, I-2, sauf la derniĂšre phrase : « Il les Ă©tourdira ». 

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Ibn BattĂ»ta — Voyages 

304 

 

II. De La Mecque aux steppes russes et Ă  l’Inde 

M

IRACLE DE CET IMÂM 

 

J’avais un jeune esclave qui s’enfuit et que je retrouvai en la pos-

session d’un Turc. Je rĂ©solus de le retirer des mains de celui-ci ; mais 
le cheĂŻkh me dit : « Cet esclave ne te convient point ; ne le reprends 
pas. Â» Or le 

p364

 Turc Ă©tait disposĂ© Ă  un accommodement. Je m’arran-

geai avec lui, moyennant cent dĂźnĂąrs qu’il me paya, et je lui laissai 
l’esclave. Six mois s’étant Ă©coulĂ©s, ce dernier tua son maĂźtre. On 
l’amena au sultan, qui prescrivit de le livrer aux enfants de la victime, 
lesquels le massacrĂšrent. Lorsque j’eus Ă©tĂ© tĂ©moin de ce miracle de la 
part du cheĂŻkh, je me retirais prĂšs de lui, et me consacrai Ă  son service, 
renonçant au monde, et donnant tout ce que je possĂ©dais aux pauvres 
et aux malheureux. Je sĂ©journai prĂšs de lui un certain temps, et je le 
voyais jeĂ»ner dix et vingt jours de suite, et rester debout la plus grande 
partie de la nuit. Je ne cessai de demeurer avec lui, jusqu’à ce que le 
sultan m’envoyĂąt chercher. Je me rattachai alors au monde 

725

 (Puisse 

Dieu m’accorder une bonne fin !) Si Dieu le veut, je raconterai cela 
par la suite, ainsi que les dĂ©tails de mon retour au siĂšcle. 

 

Retour Ă  la Table des MatiĂšres

  

 

 

                                           

725

  Voir t. III, p. 147. 

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Ibn BattĂ»ta — Voyages 

305 

 

II. De La Mecque aux steppes russes et Ă  l’Inde 

 

6. L’histoire du sultanat de Dihli 

 

 

Retour Ă  la Table des MatiĂšres

  

 

 

R

ÉCIT DE LA CONQUÊTE DE 

D

IHLY 

 

ET NOTICE SUR LES ROIS QUI S

’

Y SUCCÉDÈRENT 

 

Le jurisconsulte, l’imĂąm trĂšs savant, le grand kĂądhi de l’Inde et du 

Sind, CamĂąl eddĂźn Mohammed, fils de BorhĂąn eddĂźn, de Ghaznah 

726

surnommĂ© Sadr AldjihĂąn, m’a racontĂ© que la ville de Dihly fut 
conquise sur les infidĂšles dans l’annĂ©e 584 

727

. J’ai lu cette mĂȘme date 

Ă©crite sur le mihrĂąb de la grande mosquĂ©e de cette ville. 

Le personnage dĂ©jĂ  nommĂ© m’a appris aussi que Dihly fut prise 

par l’émir Kothb eddĂźn AĂŻbec 

728

, qui Ă©tait surnommĂ© SipĂąh SĂąlĂąr, ce 

qui signifie gĂ©nĂ©ral des armĂ©es. C’était un des esclaves du sultan vĂ©-
nĂ©rĂ© ChihĂąb eddĂźn Mohammed, fils de SĂąm le Ghouride, roi de Ghaz-
nah et du Khorùçùn 

729

 et qui s’était emparĂ© du 

p366

 royaume d’IbrĂą-

hĂźm 

730

, fils du sultan belliqueux MahmoĂ»d ibn SubuctekĂźn, lequel 

commença la conquĂȘte de l’Inde. 

                                           

726

  Chef cadi des mameluks (esclaves) de l’armĂ©e de Dihli. 

727

  La plus ancienne inscription de la mosquĂ©e est datĂ©e 587 (1191-1192), ce qui 

correspond Ă  la date effective de la conquĂȘte de Dihli. 

728

  Qutb al-din Aibak, esclave et ensuite lieutenant-gĂ©nĂ©ral du souverain ghuride 

de Ghazna, accĂ©da Ă  une indĂ©pendance de fait aprĂšs la mort de son protecteur, 
devenant ainsi le premier souverain du sultanat de Dihli (1206-1210). 

729

  Shihab al-din Muhammad fut nommĂ© vice-roi Ă  Ghazna en 1173 par son frĂšre 

Ghiyath al-din Muhammad, souverain ghuride installĂ© Ă  HĂ©rat (1163-1203). Il 
entreprit la conquĂȘte du nord de l’Inde et aprĂšs la mort de son frĂšre hĂ©rita de 
l’ensemble des possessions ghurides. A sa mort, en 1206, son empire se dislo-
qua et les possessions indiennes restĂšrent aux mains d’Aibak. 

730

  Ibrahim, souverain ghaznavide (1059-1099), Ă©tait petit-fils et neuviĂšme suc-

cesseur de Mahmud de Ghazna (voir chap. 4, n. 160). Ghazna fut conquise par 
les Ghurides au cours du rĂšgne de Bahram (1118-1152), et les derniers Ghaz-
navides ont survĂ©cu Ă  Lahore jusqu’en 1186. 

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Ibn BattĂ»ta — Voyages 

306 

 

II. De La Mecque aux steppes russes et Ă  l’Inde 

 

Le susdit sultan ChihĂąb eddĂźn avait envoyĂ© l’émir Kothb eddĂźn 

avec une armĂ©e considĂ©rable. Dieu lui ouvrit la ville de Lahaour 

731

oĂč il fixa sa rĂ©sidence. Son pouvoir devint considĂ©rable ; il fut calom-
niĂ© prĂšs du sultan, et les familiers de ce prince lui inspirĂšrent l’idĂ©e 
qu’il voulait se dĂ©clarer souverain de l’Inde, et qu’il Ă©tait dĂ©jĂ  en 
pleine rĂ©volte. Cette nouvelle parvint Ă  Kothb eddĂźn ; il partit en toute 
hĂąte, arriva de nuit Ă  Ghaznah, et se prĂ©senta devant le sultan, Ă  l’insu 
de ceux qui l’avaient dĂ©noncĂ© Ă  ce monarque. Le lendemain, ChihĂąb 
eddĂźn s’assit sur son trĂŽne, et fit asseoir en dessous AĂŻbec, de sorte 
qu’il ne fut pas visible. Les commensaux et les courtisans qui 
l’avaient calomniĂ© arrivĂšrent, et lorsqu’ils eurent tous pris place le 
sultan les questionna touchant AĂŻbec. Ils lui rĂ©pĂ©tĂšrent que ce gĂ©nĂ©ral 
s’était rĂ©voltĂ©, et dirent : « Nous savons avec certitude qu’il prĂ©tend Ă  
la royautĂ©. Â» Alors le sultan frappa de son pied le trĂŽne, battit des 
mains et s’écria : Â« O AĂŻbec ! » Â« Me voici Â», rĂ©pondit celui-ci, et il se 
montra Ă  ses dĂ©nonciateurs. Ceux-ci furent confondus, et, dans leur 
effroi, ils s’empressĂšrent de baiser la terre. Le sultan leur dit : « Je 
vous pardonne cette faute ; mais prenez garde de recommencer Ă  par-
ler contre AĂŻbec 

732

. Â» Puis il ordonna Ă  celui-ci de retourner dans 

p367

 

l’Inde. AĂŻbec obĂ©it, et prit la ville de Dihly et d’autres encore. La reli-
gion musulmane a Ă©tĂ© florissante dans ce pays-lĂ  jusqu’à prĂ©sent. 
Quant Ă  Kothb eddĂźn, il y sĂ©journa jusqu’à ce qu’il mourĂ»t. 

 

                                           

731

  Lahore fut conquise par Ghiyath al-din Muhammad le Ghuride sur le dernier 

Ghaznavide, Khusrav Malik, en 1186. Il reste toutefois que Lahore fut le siĂšge 
du pouvoir de l’Inde musulmane avant la prise de Dihli. 

732

  Cette anecdote ne se trouve pas dans les autres sources, mais Aibak, aprĂšs un 

raid fructueux dans le Gudjarat en 1195 fut invitĂ© par Ghiyath al-din Muham-
mad Ă  se rendre Ă  Ghazna oĂč il resta pendant prĂšs d’une annĂ©e. Cette visite est 
toutefois postĂ©rieure Ă  la prise de Dihli. 

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Ibn BattĂ»ta — Voyages 

307 

 

II. De La Mecque aux steppes russes et Ă  l’Inde 

H

ISTOIRE DU SULTAN 

C

HEMS EDDÎN 

L

ALMICH

 

733

 

 

Ce prince fut le premier qui rĂ©gna dans la ville de Dihly avec un 

pouvoir indĂ©pendant. Avant son avĂšnement au trĂŽne, il avait Ă©tĂ© 
l’esclave de l’émir Kothb eddĂźn AĂŻbec, le gĂ©nĂ©ral de son armĂ©e et son 
lieutenant. Quand Kothb eddĂźn fut mort, il se rendit maĂźtre de 
l’autoritĂ© souveraine, et convoqua la population, afin qu’elle lui prĂȘtĂąt 
serment. Les jurisconsultes vinrent le trouver, ayant Ă  leur tĂȘte le 
grand kĂądhi alors en fonctions, WedjĂźh eddĂźn Alcùçùny. Ils entrĂšrent 
dans la piĂšce oĂč il Ă©tait et s’assirent devant lui. Quant au kĂądhi, il 
s’assit Ă  son cĂŽtĂ©, selon la coutume. Le sultan comprit de quoi ils vou-
laient l’entretenir ; il souleva le coin du tapis sur lequel il Ă©tait accrou-
pi, et leur prĂ©senta un acte qui comprenait son affranchissement. Le 
kĂądhi et les jurisconsultes le lurent et prĂȘtĂšrent tous Ă  Lalmich le ser-
ment d’obĂ©issance ; il devint donc souverain absolu, et son rĂšgne dura 
vingt ans 

734

. Il Ă©tait juste, pieux et vertueux. Parmi ses actions mĂ©mo-

rables, il convient de citer son zĂšle Ă  redresser les torts et Ă  rendre jus-
tice aux opprimĂ©s. Il ordonna que quiconque avait Ă©prouvĂ© une injus-
tice revĂȘtĂźt un habit de couleur. Or tous les habitants de l’Inde portent 
des vĂȘtements blancs. Toutes les fois qu’il donnait audience Ă  ses su-
jets ou qu’il se promenait Ă  cheval, s’il voyait quelqu’un vĂȘtu d’un 

p368

 

habit de couleur, il examinait sa plainte, et s’occupait à lui rendre jus-
tice contre son oppresseur. Mais il se lassa d’agir ainsi, et se dit : 
« Quelques hommes souffrent des injustices pendant la nuit ; je veux 
en hĂąter le redressement. Â» En consĂ©quence, il Ă©leva Ă  la porte de son 
palais deux lions de marbre, placĂ©s sur deux tours qui se trouvaient en 
cet endroit. Ces lions avaient au cou une chaĂźne de fer oĂč pendait une 
grosse sonnette. L’homme opprimĂ© venait de nuit et agitait la son-
nette ; le sultan entendait le bruit, examinait l’affaire sur-le-champ et 
donnait satisfaction au plaignant 

735

                                           

733

  La vĂ©ritable orthographe du nom serait Iletmish. A la mort Ă  Lahore (d’une 

chute de cheval) d’Aibak en 1210, son entourage nomma comme souverain 
son fils, Aram Shah, tandis que les milieux de Dihli Ă©lisaient Shams al-din 
Iletmish, ancien esclave d’Aibak. Aram Shah, vaincu en 1211. disparut de la 
scĂšne. 

734

  1211-29/4/1236. 

735

  Les mĂȘmes faits sont attribuĂ©s Ă  Anushirwan, dit le Juste, roi sassanide, et Ă  

d’autres souverains. 

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Ibn BattĂ»ta — Voyages 

308 

 

II. De La Mecque aux steppes russes et Ă  l’Inde 

 

A sa mort, le sultan Chems eddĂźn laissa trois fils : Rocn eddĂźn, qui 

lui succĂ©da ; Mo’izz eddĂźn et NĂącir eddĂźn ; et une fille appelĂ©e Rad-
hiyah, laquelle Ă©tait sƓur germaine de Mo’izz eddĂźn. Rocn eddĂźn rĂ©-
gna aprĂšs lui, ainsi que nous l’avons dit 

736

 

H

ISTOIRE DU SULTAN 

R

OCN EDDÎN

,

 FILS DU SULTAN 

C

HEMS EDDÎN 

 

Lorsque Rocn eddĂźn eut Ă©tĂ© reconnu sultan, aprĂšs la mort de son 

pĂšre, il inaugura son rĂšgne par un traitement injuste envers son frĂšre 
Mo’izz eddĂźn, qu’il fit pĂ©rir 

737

. Radhiyah Ă©tait sƓur germaine de ce 

malheureux prince, et elle reprocha sa mort Ă  Rocn eddĂźn. Celui-ci 
mĂ©dita de l’assassiner. Un certain vendredi, il sortit du palais pour as-
sister Ă  la priĂšre 

738

. Radhiyah monta sur la 

p369

 terrasse du vieux pa-

lais attenant Ă  la grande mosquĂ©e, et que l’on appelait 

Daoulet-

KhĂąneh

, la Maison du bonheur 

739

. Elle Ă©tait revĂȘtue des habits que 

portaient ceux qui avaient Ă©prouvĂ© des injustices. 

Dans ce costume, elle se prĂ©senta au peuple, et lui parla de dessus 

la terrasse. « Mon frĂšre, lui dit-elle, a tuĂ© son frĂšre, et veut aussi me 
faire pĂ©rir. » Puis elle rappela le rĂšgne de son pĂšre et les bienfaits qu’il 
avait prodiguĂ©s au peuple. LĂ -dessus, les assistants se portĂšrent en 
tumulte vers le sultan Rocn eddĂźn, qui se trouvait alors dans la mos-
quĂ©e, se saisirent de lui, et l’amenĂšrent Ă  Radhiyah. Celle-ci leur dit : 
« Le  meurtrier  sera  tuĂ© » ;  et  ils  le massacrĂšrent, en reprĂ©sailles du 
meurtre de son frĂšre. Le frĂšre de ces deux princes, NĂącir eddĂźn, Ă©tait 

                                           

736

  Iletmish avait dĂ©signĂ© comme successeur sa fille Raziya mais les Ă©mirs, ne 

pouvant se faire Ă  l’idĂ©e d’élire une femme Ă  la tĂȘte du royaume, prĂ©fĂ©rĂšrent 
son fils Rukn al-din Firuz qui rĂ©gna jusqu’au 9 novembre de la mĂȘme annĂ©e 
1236. 

737

  Rukn al-din n’a pas eu le temps de tuer aucun de ses frĂšres. Mu’izz al-Din 

succĂ©dera Ă  Raziya en 1240. 

738

  Rukn al-din Ă©tait sorti de Dihli pour marcher contre des gouverneurs rĂ©voltĂ©s 

quand, Ă  la suite de rumeurs concernant l’assassinat imminent de Raziya par la 
reine mĂšre, le peuple de la ville se rĂ©volta et la porta sur la trĂŽne. Rukn al-din, 
abandonnĂ© par ses troupes, fut saisi et tuĂ©. 

739

  La maison du pouvoir. 

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Ibn BattĂ»ta — Voyages 

309 

 

II. De La Mecque aux steppes russes et Ă  l’Inde 

encore dans l’enfance : aussi le peuple s’accorda-t-il Ă  reconnaĂźtre 
comme souveraine Radhiyah. 

 

D

E L

’

IMPÉRATRICE 

R

ADHIYA 

 

Lorsque Rocn eddĂźn eut Ă©tĂ© tuĂ©, les troupes convinrent de placer 

sur le trĂŽne sa sƓur Radhiyah. Elles la proclamĂšrent souveraine ; et 
cette princesse rĂ©gna avec une autoritĂ© absolue, durant quatre annĂ©es. 
Elle montait Ă  cheval Ă  la maniĂšre des hommes, armĂ©e d’un arc et 
d’un carquois, entourĂ©e de courtisans, et elle ne voilait pas son visage. 
Dans la suite, elle fut soupçonnĂ©e d’avoir commerce avec un des ses 
esclaves, abyssin de naissance 

740

, et le peuple dĂ©cida de la dĂ©poser et 

de lui donner un Ă©poux. En consĂ©quence, elle fut dĂ©posĂ©e et 

p370

 ma-

riĂ©e Ă  un de ses proches, et son frĂšre NĂącir eddĂźn devint maĂźtre de 
l’autoritĂ© 

741

 

H

ISTOIRE DU SULTAN 

N

ÂCIR EDDÎN

,

 FILS DU SULTAN 

C

HEMS EDDÎN 

 

AprĂšs la dĂ©position de Radhiyah, son frĂšre cadet NĂącir eddĂźn mon-

ta sur le trĂŽne et possĂ©da quelque temps l’autoritĂ© souveraine ; ensuite, 
Radhiyah et son mari se rĂ©voltĂšrent contre lui 

742

, montĂšrent Ă  cheval, 

accompagnĂ©s de leurs esclaves et des malfaiteurs qui voulurent les 
suivre, et se prĂ©parĂšrent Ă  le combattre. NĂącir eddĂźn sortit de Dihly 
avec son esclave et lieutenant GhiyĂąth eddĂźn Balaban, celui-lĂ  mĂȘme 
qui devint maĂźtre du royaume aprĂšs lui. Le combat s’engagea, l’armĂ©e 

                                           

740

  La scĂšne politique Ă  Dihli Ă©tait dominĂ©e Ă  l’époque par les « quarante Â» famil-

les des Ă©mirs turcs opposĂ©s depuis le dĂ©but Ă  l’avĂšnement de Raziya. Celle-ci, 
pour contrebalancer leur pouvoir, favorisa l’accession du maĂźtre des Ă©curies, 
l’Africain Djalal al-din Yaqut. D’oĂč scandale supplĂ©mentaire qui mena Ă  sa 
dĂ©position. 

741

  Il faut lire Mu’izz al-din Bahram (1240-1242) ; lui succĂ©dera un fils de Rukn 

al-din, Ala al-din Mas’ud (1242-1246), et Nasir al-din Mahmud ne viendra 
qu’aprĂšs (1246-1266). 

742

  La rĂ©volte contre Raziya fut menĂ©e par un gouverneur, Ikhtiyar al-din Altu-

niya, qui devint par la suite geîlier de l’ex-souveraine. Or, par la suite, Ikh-
tiyar al-din, Ă©cartĂ© du pouvoir instaurĂ© Ă  Dihli, sortit Raziya de la prison, se 
maria avec elle pour acquĂ©rir une lĂ©gitimitĂ© et marcha sur Dihli. Leur armĂ©e 
fut battue le 13 octobre 1240 et Raziya fut assassinĂ©e le lendemain par des 
Hindous. 

background image

 

Ibn BattĂ»ta — Voyages 

310 

 

II. De La Mecque aux steppes russes et Ă  l’Inde 

de Radhiyah fut mise en dĂ©route, et elle-mĂȘme prit la fuite ; elle fut 
surprise par la faim et accablĂ©e de fatigue ; en consĂ©quence, elle se 
dirigea vers un laboureur qu’elle vit occupĂ© Ă  cultiver la terre, et lui 
demanda quelque chose Ă  manger. Il lui donna un morceau de pain, 
qu’elle dĂ©vora, aprĂšs quoi le sommeil s’empara d’elle. Or Radhiyah 
Ă©tait revĂȘtue d’un habit d’homme ; lorsqu’elle fut endormie, le labou-
reur la considĂ©ra, et vit, sous ses vĂȘtements, une tunique brodĂ©e d’or 
et de perles ; il s’aperçut que c’était une femme, la tua, la dĂ©pouilla, 
chassa son cheval, et l’ensevelit dans le champ qui lui appartenait. 
Puis il prit une partie des vĂȘtements de la princesse, et se rendit au 
marchĂ©, afin de les vendre. Les marchands conçurent des soupçons Ă  

p371

 son Ă©gard, et l’amenĂšrent au 

chihneh 

743

, c’est-Ă -dire au magistrat 

de police, qui lui fit infliger la bastonnade. Le misĂ©rable confessa 
qu’il avait tuĂ© Radhiyah et indiqua Ă  ses gardiens le lieu oĂč il l’avait 
ensevelie. Ils dĂ©terrĂšrent son corps, le lavĂšrent et l’enveloppĂšrent dans 
un linceul ; puis il fut remis en terre au mĂȘme endroit, et l’on construi-
sit une chapelle funĂ©raire. Son tombeau est actuellement visitĂ© par des 
pĂšlerins, et regardĂ© comme un lieu de sanctification. Il est situĂ© sur le 
bord du grand fleuve appelĂ© DjoĂ»n 

744

, une parasange de la ville de 

Dihly. 

AprĂšs le meurtre de sa sƓur, NĂącir eddĂźn resta seul maĂźtre du 

royaume, et rĂ©gna paisiblement durant vingt ans. C’était un souverain 
pieux ; il copiait des exemplaires du Livre illustre, les vendait, et se 
nourrissait avec le prix qu’il en retirait 

745

. Le kĂądhi CamĂąl eddĂźn m’a 

fait voir un Coran copiĂ© de sa main, artistement et Ă©lĂ©gamment Ă©crit. 
Dans la suite, son lieutenant GhiyĂąth eddĂźn Balaban le tua et rĂ©gna 
aprĂšs lui 

746

. Ce Balaban eut une aventure extraordinaire que nous ra-

conterons. 

 

                                           

743

  Le mot dĂ©signe en gĂ©nĂ©ral le gouverneur militaire de la ville, lequel se trouve 

aussi Ă  la tĂȘte de la police. 

744

  La Yamouna. 

745

  Nasir al-din Ă©tait un sage roi fainĂ©ant, de surcroĂźt calligraphe, ce qui donna 

naissance Ă  la lĂ©gende, Ă©galement mentionnĂ©e par d’autres sources. 

746

  Ghiyath al-din Balban, achetĂ© en 1233 par Iletmish, fut chambellan de Nasir 

al-din depuis le dĂ©but du rĂšgne de celui-ci en 1246 et vrai maĂźtre du royaume. 
Toutefois, Nasir al-din semble ĂȘtre mort de mort naturelle le 18 fĂ©vrier 1266. 
Balban lui succĂ©da et rĂ©gna jusqu’à sa mort en 1287. 

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Ibn BattĂ»ta — Voyages 

311 

 

II. De La Mecque aux steppes russes et Ă  l’Inde 

H

ISTOIRE DU SULTAN 

G

HIYÂTH EDDÎN 

B

ALABAN 

 

Lorsque Balaban eut tuĂ© son maĂźtre, le sultan NĂącir eddĂźn, il rĂ©gna, 

avec un pouvoir absolu, pendant vingt annĂ©es, avant lesquelles il avait 
Ă©tĂ© le lieutenant de son prĂ©dĂ©cesseur durant un pareil espace de temps. 
Il fut au 

p372

 nombre des meilleurs sultans, juste, doux 

747

 et vertueux. 

Une de ses actions gĂ©nĂ©reuses, c’est qu’il fit bĂątir une maison Ă  la-
quelle il donna le nom de SĂ©jour de la sĂ»retĂ©. Tous les dĂ©biteurs qui y 
entraient voyaient acquitter leur dette, et quiconque s’y rĂ©fugiait par 
crainte y Ă©tait en sĂ»retĂ©. Si quelqu’un s’y retirait aprĂšs avoir tuĂ© une 
autre personne, le sultan dĂ©sintĂ©ressait Ă  sa place les amis du mort ; et 
si c’était quelque dĂ©linquant, il donnait satisfaction Ă  ceux qui le pour-
suivaient. C’est dans cette maison qu’il fut enseveli, et j’y ai visitĂ© son 
tombeau 

748

 

A

VENTURE EXTRAORDINAIRE DE 

B

ALABAN 

 

On raconte qu’un fakir de BokhĂąra y vit ce Balaban, qui Ă©tait de 

petite taille et d’un extĂ©rieur chĂ©tif et mĂ©prisable. Il lui dit : « O petit 
Turc ! Â», ce qui Ă©tait une expression indiquant du mĂ©pris. Balaban rĂ©-
pondit : « Me voici, ĂŽ mon maĂźtre. Â» Cette parole plut au fakir. 
« AchĂšte pour moi, reprit-il, de ces grenades Â», et il lui montrait des 
grenades qui Ă©taient exposĂ©es en vente sur le marchĂ©. « TrĂšs bien Â», 
rĂ©pliqua Balaban ; et tirant quelques oboles, qui Ă©taient tout ce qu’il 
possĂ©dait, il acheta plusieurs de ces grenades. Lorsque le fakir les eut 
reçues, il lui dit : « Nous te donnerons le royaume de l’Inde. Â» Bala-
ban baisa sa propre main (c’est lĂ  une maniĂšre de saluer) et rĂ©pondit : 
« J’accepte et je suis content. Â» Cette parole se fixa dans son esprit. 
Cependant, il arriva que le sultan Chems eddĂźn Lalmich envoya un 
marchand, afin qu’il lui achetĂąt des esclaves Ă  Samarkand, Ă  BokhĂąra 
et Ă  Termedh. Cet individu fit l’acquisition de cent esclaves, parmi 
lesquels se trouvait Balaban. Lorsqu’il se prĂ©senta avec eux devant le 
sultan, 

p373

 tous plurent Ă  ce prince, hormis Balaban, Ă  cause de ce que 

nous avons dit de son extĂ©rieur mĂ©prisable. « Je n’accepte pas celui-

                                           

747

  La douceur de Balban est loin d’ĂȘtre confirmĂ©e par les sources, surtout en ce 

qui concerne la rĂ©pression de la rĂ©volte du Bengale en 1280. 

748

  Il existe toujours, au sud-est de la vieille ville. 

background image

 

Ibn BattĂ»ta — Voyages 

312 

 

II. De La Mecque aux steppes russes et Ă  l’Inde 

ci Â», s’écria-t-il. L’esclave lui dit : « O maĂźtre du monde, pour qui as-
tu achetĂ© ces serviteurs ? Â» L’empereur se mit Ă  rire et rĂ©pondit : « Je 
les ai achetĂ©s pour moi-mĂȘme. »  Balaban  reprit :  Â« AchĂšte-moi  pour 
l’amour de Dieu. — TrĂšs bien Â», rĂ©pliqua le sultan ; il l’accepta, et le 
mit au nombre de ses esclaves. 

Balaban fut traitĂ© avec mĂ©pris et placĂ© parmi les porteurs d’eau. 

Les gens versĂ©s dans la connaissance de l’astrologie disaient au sultan 
Chems eddĂźn : « Un de tes esclaves enlĂšvera le royaume Ă  ton fils et 
s’en emparera. Â» Ils ne cessaient de lui rĂ©pĂ©ter cela ; mais il ne faisait 
pas attention Ă  leurs discours, Ă  cause de sa piĂ©tĂ© et de sa justice. Enfin 
on rapporta cette prĂ©diction Ă  la grande princesse, mĂšre des enfants du 
sultan, et elle la lui rĂ©pĂ©ta. Cela fit alors impression sur son esprit ; il 
manda les astrologues et leur dit : « ReconnaĂźtrez-vous, lorsque vous 
le verrez, l’esclave qui doit enlever le royaume Ă  mon fils ? Â» Ils rĂ©-
pondirent : Â« Oui, nous avons un indice qui nous le fera connaĂźtre. Â» 
Le sultan ordonna de faire paraütre ses esclaves, et s’assit pour les pas-
ser en revue. Ils parurent devant lui, classe par classe ; les astrologues 
les regardaient et disaient : « Nous ne le voyons pas encore. Â» Cepen-
dant, une heure de l’aprĂšs-midi arriva, et les porteurs d’eau se dirent 
les uns aux autres : « Nous avons faim ; rassemblons quelques piĂšces 
de monnaie, et envoyons un de nous au marchĂ© afin qu’il nous achĂšte 
de quoi manger. Â» Ils rĂ©unirent donc des drachmes, et firent partir 
avec elles Balaban ; car il n’y avait parmi eux personne qui fĂ»t mĂ©pri-
sĂ© plus que lui. Il ne trouva pas dans le marchĂ© ce que voulaient ses 
camarades ; en consĂ©quence, il se dirigea vers un autre marchĂ© ; mais 
il tarda, et lorsque ce fut le tour des porteurs d’eau d’ĂȘtre passĂ©s en 
revue, il n’était pas encore revenu. Ses camarades prirent son outre et 
son pot Ă  l’eau, les placĂšrent sur l’épaule d’un jeune garçon, et prĂ©sen-
tĂšrent celui-ci 

p374

 comme si c’était Balaban. Lorsqu’on appela le nom 

de Balaban, le jeune garçon passa devant les astrologues, et la revue 
fut terminĂ©e sans qu’ils vissent la figure qu’ils cherchaient. Balaban 
arriva aprĂšs l’achĂšvement de la revue, car Dieu voulait que son destin 
s’accomplĂźt. 

Par la suite, les nobles qualitĂ©s de l’esclave se rĂ©vĂ©lĂšrent, et il fut 

fait chef des porteurs d’eau ; puis il entra dans l’armĂ©e, et devint en-
suite Ă©mir. Le sultan NĂącir eddĂźn, avant de parvenir au trĂŽne, Ă©pousa 

background image

 

Ibn BattĂ»ta — Voyages 

313 

 

II. De La Mecque aux steppes russes et Ă  l’Inde 

sa fille, et lorsqu’il fut devenu maütre du royaume, il le fit son lieute-
nant 

. Balaban remplit les fonctions de cette charge pendant vingt 

annĂ©es ; aprĂšs quoi, il tua son souverain et demeura maĂźtre de l’empire 
durant vingt autres annĂ©es, ainsi qu’il a Ă©tĂ© dit plus haut. Il eut deux 
fils, dont l’un Ă©tait le khĂąn martyr, son successeur dĂ©signĂ© et vice-roi 
dans le Sind, oĂč il rĂ©sidait dans la ville de MoultĂąn. Il fut tuĂ© dans une 
guerre qu’il eut Ă  soutenir contre les Tatars 

, et laissa deux fils, KeĂŻ 

KobĂąd et KeĂŻ Khosrew 

. Le second fils du sultan Balaban Ă©tait ap-

pelĂ© NĂącir eddĂźn et Ă©tait vice-roi pour son pĂšre dans les provinces de 
Lacnaouty 

 et de Bengale. 

Lorsque le khĂąn martyr eut succombĂ© pour la foi, le sultan Balaban 

dĂ©clara hĂ©ritier du trĂŽne le fils du dĂ©funt, KeĂŻ Khosrew, et le prĂ©fĂ©ra Ă  
son propre fils NĂącir eddĂźn. Celui-ci avait lui-mĂȘme un fils qui habitait 
Ă  Dihly, prĂšs de son aĂŻeul, et qui Ă©tait appelĂ© Mo’izz eddĂźn. C’est ce 
dernier qui, aprĂšs la mort de son aĂŻeul, 

p375

 et, du vivant mĂȘme de son 

pĂšre, devint maĂźtre du trĂŽne, avec des circonstances extraordinaires, 
que nous raconterons. 

 

H

ISTOIRE DU SULTAN 

M

O

’

IZZ EDDÎN

,

 FILS DE 

N

ÂCIR EDDÎN

,

 

 

FILS DU SULTAN 

G

HIYÂTH EDDÎN 

B

ALABAN 

 

Le sultan GhiyĂąth eddĂźn mourut durant la nuit, tandis que son fils 

NĂącir eddĂźn se trouvait dans la province de Lacnaouty, et aprĂšs avoir 
dĂ©clarĂ© pour son successeur son petit-fils KeĂŻ Khosrew, ainsi que nous 
l’avons racontĂ©. Or le chef des Ă©mirs, lieutenant du sultan GhiyĂąth ed-
dĂźn 

, Ă©tait l’ennemi du jeune prince, et il machina contre celui-ci 

une ruse qui lui rĂ©ussit. En effet, il Ă©crivit un acte dans lequel il 
contrefit l’écriture des principaux Ă©mirs, leur faisant attester qu’ils 

                                           

749

  Cette phrase est apparemment la seule vĂ©ridique de tout ce rĂ©cit. 

750

  Ce fils, appelĂ© Muhammad et dĂ©crit comme un mĂ©cĂšne, fut tuĂ© lors d’un raid 

mongol le 9 mars 1285 ; son tombeau se trouve Ă  cĂŽtĂ© de celui de son pĂšre. 

751

  Kaihusrav seul Ă©tait fils de Muhammad. Mu’izz al-din Kaiqubad Ă©tait le fils de 

Nasir al-din, second fils de Balban et succĂ©da Ă  ce dernier. 

752

  Lakhnawti, la capitale du Bengale, Ă  l’époque. Elle correspond au site ruinĂ© de 

Gaur dans la rĂ©gion de Rajshahi prĂšs de la frontiĂšre occidentale de l’Inde avec 
le Bangladesh. Nasir al-din fut nommĂ© gouverneur par son pĂšre aprĂšs la sup-
pression de la rĂ©volte du Bengale en 1280. 

753

  28. Il s’agit de Fakhr al-Din, 

kotwal

 (chef de police) de Dihli. 

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Ibn BattĂ»ta — Voyages 

314 

 

II. De La Mecque aux steppes russes et Ă  l’Inde 

avaient prĂȘtĂ© serment d’obĂ©issance Ă  Mo’izz eddĂźn, petit-fils du sultan 
Balaban ; puis il se prĂ©senta devant KeĂŻ Khosrew, comme s’il avait Ă©tĂ© 
plein de sincĂ©ritĂ© envers lui, et lui dit : « Les Ă©mirs ont prĂȘtĂ© serment Ă  
ton cousin, et je crains pour toi leurs mauvais desseins. » KeĂŻ Khosrew 
lui rĂ©pondit : « Quel remĂšde y a-t-il ? — Sauver ta vie en fuyant dans 
le Sind Â», reprit le chef des Ă©mirs. Â« Mais comment sortir de la ville, 
repartit le jeune prince, puisque les portes sont fermĂ©es ? — Les clefs 
sont entre mes mains, rĂ©pliqua l’émir, et je t’ouvrirai. Â» KeĂŻ Khosrew 
le remercia de cette promesse et lui baisa la main. « A prĂ©sent, monte 
Ă  cheval Â», lui dit l’émir. En consĂ©quence, le jeune prince monta Ă  
cheval, accompagnĂ© de ses familiers et de ses esclaves ; le grand Ă©mir 
lui ouvrit la porte, le fit sortir, et la ferma aussitĂŽt aprĂšs qu’il eĂ»t quittĂ© 
Dihly 

754

Alors il demanda Ă  ĂȘtre admis prĂšs de Mo’izz eddĂźn et lui prĂȘta 

serment. Mo’izz lui dit : « Comment pourrais-je 

p376

  ĂȘtre  le  sultan, 

puisque le titre d’hĂ©ritier prĂ©somptif appartient Ă  mon cousin ? Â» Le 
chef des Ă©mirs lui fit connaĂźtre la ruse qu’il avait machinĂ©e contre ce-
lui-ci, et le moyen par lequel il l’avait fait sortir de la ville. Mo’izz 
eddĂźn le remercia de sa conduite, se rendit avec lui au palais du roi, et 
manda les Ă©mirs et les courtisans, qui lui prĂȘtĂšrent serment durant la 
nuit. Le matin Ă©tant arrivĂ©, le reste de la population fit de mĂȘme, et le 
pouvoir de Mo’izz eddĂźn fut parfaitement affermi. Son pĂšre Ă©tait en-
core en vie, et se trouvait dans le pays de Bengale et de Lacnaouty. La 
nouvelle de ce qui s’était passĂ© lui Ă©tant parvenue, il dit : « Je suis 
l’hĂ©ritier du royaume ; comment donc mon fils en deviendrait-il maĂź-
tre et le possĂ©derait-il avec une autoritĂ© absolue, tandis que je suis en-
core vivant ? Â» Il se mit en marche avec ses troupes, se dirigeant vers 
la capitale de Dihly ; son fils se mit aussi en campagne, Ă  la tĂȘte de 
son armĂ©e, dans le dessein de le repousser de cette ville. Ils se ren-
contrĂšrent prĂšs de la ville de CarĂą, situĂ©e sur le rivage du fleuve 
Gange 

755

, celui-lĂ  mĂȘme oĂč les Indiens vont en pĂšlerinage. NĂącir ed-

dĂźn campa sur la rive, du cĂŽtĂ© qui touche CarĂą, et son fils, le sultan 

                                           

754

  Kaihusrav avait dĂ©jĂ  quittĂ© Dihli pour remplacer son pĂšre, et Ă  la mort de Bal-

ban il se trouvait Ă  Multan dans le Sind. 

755

  Nasir al-din ne paraĂźt pas avoir jamais Ă©tĂ© tentĂ© par la royautĂ© mais, devant les 

dĂ©sordres survenus Ă  Dehli suite Ă  l’avĂšnement de Mu’izz al-din Kaiqubad se 
crut obligĂ© d’intervenir. La rencontre eut lieu au milieu du mois de mars 1288 
sur les bords de la Gaghra, affluent du Gange. 

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Ibn BattĂ»ta — Voyages 

315 

 

II. De La Mecque aux steppes russes et Ă  l’Inde 

Mo’izz eddĂźn, campa sur le cĂŽtĂ© opposĂ©, de sorte que le fleuve se 
trouvait entre eux. Ils rĂ©solurent de combattre l’un contre l’autre ; 
mais Dieu voulut Ă©pargner le sang des musulmans et rĂ©pandit dans le 
cour de NĂącir eddĂźn des sentiments de misĂ©ricorde envers son fils. En 
consĂ©quence, il se dit en lui-mĂȘme : « Lorsque mon fils rĂ©gnera, ce 
sera un honneur pour moi ; il est donc plus juste que je dĂ©sire cela. Â» 
En mĂȘme temps, Dieu jeta dans le cƓur du sultan Mo’izz eddĂźn des 
sentiments de soumission envers son pĂšre. Chacun des deux princes 
monta sur un bateau, sans ĂȘtre accompagnĂ© de ses troupes, et ils se 

p377

 

rencontrĂšrent au milieu du fleuve. Le sultan baisa le pied de son pĂšre, 
et lui fit des excuses. Celui-ci lui dit : « Je te donne mon royaume et je 
t’en confie le gouvernement. Â» LĂ -dessus il lui prĂȘta serment de fidĂ©li-
tĂ©, et voulut s’en retourner dans les provinces qu’il possĂ©dait ; mais 
son fils lui dit : « Il faut absolument que tu viennes dans mes États. Â» 
Le  pĂšre  et  le  fils  se  dirigĂšrent ensemble vers Dihly 

756

 et entrĂšrent 

dans le palais ; le premier fit asseoir Mo’izz eddĂźn sur le trĂŽne et se 
tint debout devant lui. L’entrevue qui avait eu lieu entre eux sur le 
fleuve fut appelĂ©e la rencontre des deux astres heureux, Ă  cause des 
rĂ©sultats qu’elle eut, en Ă©pargnant le sang, en faisant que le pĂšre et le 
fils s’offrissent l’un Ă  l’autre le royaume et qu’ils s’abstinssent de 
combattre. Les poĂštes cĂ©lĂ©brĂšrent en foule cet Ă©vĂ©nement. 

Nñcir eddün retourna dans ses États et y mourut, au bout de quel-

ques années, y laissant plusieurs enfants, parmi lesquels Ghiyùth ed-
dĂźn BehĂądoĂ»r 

757

, le mĂȘme que le sultan Toghlok fit prisonnier, et que 

son fils Mohammed relĂącha aprĂšs sa mort. Cependant, la royautĂ© resta 
encore en la possession paisible de Mo’izz eddĂźn durant quatre an-
nĂ©es, qui furent semblables Ă  des jours de fĂȘte 

758

. J’ai entendu une 

personne qui avait vĂ©cu de ce temps-lĂ  en dĂ©crire les fĂ©licitĂ©s, le bon 
marchĂ© des denrĂ©es Ă  cette Ă©poque, la libĂ©ralitĂ© et la munificence de 
Mo’izz eddĂźn. Ce fut ce prince qui construisit le minaret de la cour 
septentrionale de la grande mosquĂ©e de Dihly 

759

, lequel n’a pas son 

                                           

756

  La rencontre fut effectivement pacifique, mais sans plus. Nasir al-din ne visita 

pas Dihli. 

757

  Il rĂ©gna sous le nom de Nasir al-din Mahmud Shah Bughra, pratiquement in-

dĂ©pendant jusqu’en 1291, et ses fils lui succĂ©dĂšrent. Ghiyath al-din Bahadur, 
dont l’histoire sera contĂ©e plus loin, Ă©tait son petit-fils. 

758

  Les historiens parlent d’orgies et de dĂ©bauches. 

759

  Voir chap. 6, n. 98. 

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Ibn BattĂ»ta — Voyages 

316 

 

II. De La Mecque aux steppes russes et Ă  l’Inde 

pareil dans tout l’univers. Un habitant de l’Inde m’a racontĂ© que 
Mo’izz eddĂźn Ă©tait fort adonnĂ© au commerce des femmes et Ă  la bois-
son ; qu’il lui survint une maladie dont la guĂ©rison dĂ©fia 

p378

 les efforts 

des mĂ©decins, et qu’un de ses cĂŽtĂ©s fut dessĂ©chĂ© (paralysĂ©). Alors se 
souleva contre lui son lieutenant Djélùl eddßn Fßroûz chah Alkhald-
jy 

760

 

H

ISTOIRE DU SULTAN 

D

JÉLÂL EDDÎN 

 

Lorsque le sultan Mo’izz eddĂźn eut Ă©tĂ© atteint d’hĂ©miplĂ©gie, ainsi 

que nous l’avons racontĂ©, son lieutenant DjĂ©lĂąl eddĂźn se rĂ©volta contre 
lui, se transporta hors de la ville et campa sur une colline qui se trou-
vait en cet endroit, Ă  cĂŽtĂ© d’une chapelle funĂ©raire appelĂ©e la chapelle 
d’AldjeĂŻchĂąny. Mo’izz eddĂźn envoya des Ă©mirs pour le combattre ; 
mais tous ceux qu’il expĂ©diait dans ce but prĂȘtaient serment de fidĂ©litĂ© 
Ă  DjĂ©lĂąl eddĂźn et s’enrĂŽlaient dans son armĂ©e. Le chef rebelle entra 
ensuite dans la ville et assiĂ©gea le sultan dans son palais durant trois 
jours. Quelqu’un qui a Ă©tĂ© tĂ©moin de ce fait m’a racontĂ© que le sultan 
Mo’izz eddĂźn souffrit alors de la faim, et ne trouva rien Ă  manger. Un 
chĂ©rĂźf, d’entre ses voisins, lui envoya de quoi apaiser sa faim ; mais 
l’émir rebelle entra Ă  l’improviste dans le palais, et Mo’izz eddĂźn fut 
tuĂ©. 

DjĂ©lĂąl eddĂźn lui succĂ©da ; c’était un homme doux et vertueux, et sa 

douceur le fit pĂ©rir victime d’un assassinat, ainsi que nous le raconte-
rons. Il resta paisiblement maĂźtre de la royautĂ© durant plusieurs an-
nĂ©es 

761

 et construisit le palais qui porte son nom 

762

. C’est ce mĂȘme 

Ă©difice 

p379

 que le sultan Mohammed donna Ă  son beau-frĂšre, l’émir 

                                           

760

  Djalal al-din Firuz appartenait Ă  la tribu des Khaldjis, d’origine turque, mais 

plus ou moins afghanisĂ©e par son long sĂ©jour dans la rĂ©gion de Ghazna. Pour 
cette raison, l’arrivĂ©e de Djalal al-din au pouvoir fut mal vue aussi bien par 
l’aristocratie turque que par la population de Dihli. 

761

  1290-1296. 

762

  Ce palais sera identifiĂ© plus loin par Ibn BattĂ»ta (p. 437) au Palais Rouge 

(Kushk i-La’l) situĂ© dans la vieille ville de Dihli. Or ce palais fut bĂąti par Bal-
ban. Quant au palais bĂąti par Djalal al-din Firuz, il s’appelait Palais Vert et 
constituait l’extension de celui construit par Mu’izz al-din Kaiqubad Ă  Kilok-
hri, Ă  une dizaine de kilomĂštres au nord-est de la vieille ville au bord de la 
Yamuna. 

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Ibn BattĂ»ta — Voyages 

317 

 

II. De La Mecque aux steppes russes et Ă  l’Inde 

GhadĂą, fils de MohannĂą, lorsqu’il lui fit Ă©pouser sa sƓur, Ă©vĂ©nement 
qui sera racontĂ© ci-aprĂšs. 

Le sultan DjĂ©lĂąl eddĂźn avait un fils nommĂ© Rocn eddĂźn et un neveu 

appelĂ© ’AlĂą eddĂźn, qu’il maria Ă  sa fille, et Ă  qui il donna le gouver-
nement de la ville de CarĂą et celui de MĂąnichoĂ»r, avec son terri-
toire 

763

, Ce dernier est un des plus fertiles de l’Inde, il abonde en 

froment, en riz et en sucre, et l’on y fabrique des Ă©toffes trĂšs fines, que 
l’on exporte Ă  Dihly, dont MĂąnichoĂ»r est Ă©loignĂ©e de dix-huit jour-
nĂ©es. La femme d’AlĂą eddĂźn le tourmentait et il ne cessait de s’en 
plaindre Ă  son oncle (et beau-pĂšre), le sultan DjĂ©lĂąl eddĂźn ; si bien que 
la discorde s’éleva entre eux Ă  ce sujet. AlĂą eddĂźn Ă©tait un homme 
perspicace, brave et souvent victorieux, et le dĂ©sir de la royautĂ© s’était 
fixĂ© dans son Ăąme ; mais il n’avait d’autres richesses que celles qu’il 
gagnait Ă  la pointe de son Ă©pĂ©e, et au moyen des dĂ©pouilles des infidĂš-
les. Il lui arriva un jour de partir pour faire la guerre sainte, dans le 
pays de DoueĂŻghĂźr 

764

, que l’on appelle aussi le pays de Catacah, et 

dont nous ferons mention ci-aprĂšs. DoueĂŻghĂźr est la capitale des pays 
de Malwa et de Marhata 

765

 et son souverain Ă©tait le plus puissant des 

souverains infidĂšles. Dans cette expĂ©dition, la monture d’AlĂą eddĂźn fit 
un faux pas contre une pierre et s’abattit avec son cavalier. Celui-ci 
entendit une sorte de tintement produit par la pierre ; il ordonna de 
creuser en cet 

p380

 endroit et trouva sous la pierre un trĂ©sor considĂ©ra-

ble 

766

 qu’il partagea entre ses camarades. Puis il arriva Ă  DoueĂŻghĂźr, 

                                           

763

  On trouve le plus souvent le nom de ces deux villes, situĂ©es au nord-ouest 

d’Allahabad, sur le Gange, rĂ©uni pour dĂ©signer le fief de Kara-Manikpur. A 
l’avĂšnement de Djalal al-din Firuz, le dĂ©tenteur de ce fief Ă©tait Tchadju Khan, 
neveu de Balban, lequel le conserva jusqu’à sa rĂ©volte l’annĂ©e suivante. Alors 
il lui fut confisquĂ© et donnĂ© Ă  Ala al-din, le neveu et futur successeur de Djalal 
al-din. 

764

  Deoghir,  rebaptisĂ©e  Dawlatabad par Muhammad bin Tughluk, au nord-ouest 

de l’actuelle Aurangabad, dans le Deccan. Voir aussi t. III, p. 177, la descrip-
tion de la ville oĂč Catacah (Camp royal en sanskrit) est donnĂ© comme le nom 
d’une partie de celle-ci. 

765

  Maharashtra ou pays des Mahrates. La rĂ©gion de Malwa est situĂ©e plus au 

nord, Ă  l’est du Gudjarat. 

766

  Ala al-din entreprit la campagne audacieuse de Deoghir en secret et avec ses 

propres troupes. Le souverain hindou Ramachandra d’abord seul, puis avec les 
forces de son fils, combattit l’envahisseur mais dut se rendre. Si l’histoire du 
trĂ©sor enfoui relĂšve de la lĂ©gende, le butin de l’expĂ©dition fut fabuleux et per-
mit Ă  Ala al-din d’accĂ©der au trĂŽne. 

background image

 

Ibn BattĂ»ta — Voyages 

318 

 

II. De La Mecque aux steppes russes et Ă  l’Inde 

dont le sultan se soumit, lui rendit la ville sans combat et lui fit de 
grands prĂ©sents. Il retourna Ă  la ville de CarĂą, et n’envoya Ă  son oncle 
aucune portion des dĂ©pouilles. Des individus excitĂšrent son oncle 
contre lui, et le sultan le manda ; mais il refusa de se rendre Ă  sa cour. 
Le sultan DjĂ©lĂąl eddĂźn dit alors : « J’irai le trouver et je l’amĂšnerai, car 
il me tient lieu de fils. Â» En consĂ©quence, il se mit en marche avec son 
armĂ©e, et franchit les Ă©tapes jusqu’à ce qu’il campĂąt sur la rive voisine 
de la ville de CarĂą, Ă  l’endroit mĂȘme oĂč dressa son camp le sultan 
Mo’izz eddĂźn, lorsqu’il marcha Ă  la rencontre de son pĂšre NĂącir eddĂźn. 
Il s’embarqua sur le fleuve, afin de se rendre prĂšs de son neveu. Celui-
ci monta aussi sur un navire, dans le dessein de faire pĂ©rir le sultan, et 
il dit Ă  ses compagnons : « Lorsque je l’embrasserai, tuez-le. Â» Quand 
les deux princes se rencontrĂšrent au milieu du fleuve, le neveu em-
brassa son oncle, et ses camarades tuĂšrent celui-ci, ainsi qu’AlĂą eddĂźn 
le leur avait recommandĂ©. Le meurtrier s’empara du royaume et dis-
posa des troupes de sa victime 

767

 

H

ISTOIRE DU SULTAN 

’A

LA EDDÎN 

M

OHAMMED CHÂH ALKHALDJY 

 

Lorsqu’il eut tuĂ© son oncle, il devint maĂźtre du royaume, et la ma-

jeure partie des troupes de DjĂ©lĂąl eddĂźn passĂšrent de son cĂŽtĂ©. Le reste 
retourna Ă  Dihly, 

p381

 et se rĂ©unit auprĂšs de Rocn eddĂźn 

768

. Celui-ci 

sortit pour repousser le meurtrier ; mais, tous ses soldats s’étant retirĂ©s 
prĂšs du sultan ’AlĂą eddĂźn, il s’enfuit dans le Sind. ’AlĂą eddĂźn entra 
dans le palais royal, et jouit paisiblement du pouvoir durant vingt an-
nĂ©es. Il fut au nombre des meilleurs sultans, et les habitants de l’Inde 
le vantent beaucoup. Il examinait en personne les affaires de ses su-
jets, s’enquĂ©rait du prix des denrĂ©es et faisait venir chaque jour pour 
cela le 

mohtecib

, ou inspecteur des marchĂ©s que les Indiens appellent 

                                           

767

  

Le rĂ©cit d’Ibn BattĂ»ta correspond exactement Ă  celui des autres sources. 
L’assassinat de Djalal al-din Firuz a eu lieu le 19 juillet 1326. 

768

  L’hĂ©ritier dĂ©signĂ© de Djalal al-din Ă©tait son fils Arkali Khan qui se trouvait Ă  

Multan comme gouverneur pendant ces Ă©vĂ©nements. Alors la veuve de Djalal 
al-din proclama comme souverain son fils cadet Qadr Khan sous le nom de 
Rukn al-din Ibrahim. Ce dernier s’enfuit Ă  l’approche d’Ala al-din qui entra Ă  
Dihli le 22 octobre. 

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Ibn BattĂ»ta — Voyages 

319 

 

II. De La Mecque aux steppes russes et Ă  l’Inde 

réßs

, ou chef 

769

. On raconte qu’il l’interrogea un jour touchant le mo-

tif de la chertĂ© de la viande. L’inspecteur l’informa que cela provenait 
du taux Ă©levĂ© de l’impĂŽt Ă©tabli sur les bƓufs. Il ordonna d’abolir cette 
taxe et d’amener devant lui les marchands ;  puis  il leur donna de 
l’argent et leur dit : « Achetez avec cela des bƓufs et des brebis et 
vendez-les ; le prix qu’ils produiront reviendra au fisc, et vous rece-
vrez un salaire pour la vente. Â» Cela fut exĂ©cutĂ©, et le sultan fit de 
mĂȘme pour les Ă©toffes que l’on apportait de Daoulet AbĂąd. Lorsque 
les grains atteignaient un prix Ă©levĂ©, il ouvrait les magasins de l’État 
et en vendait le contenu, jusqu’à ce que cette denrĂ©e fĂ»t Ă  bon marchĂ©. 
On raconte que la valeur des grains s’éleva une certaine fois, et qu’il 
ordonna de les vendre Ă  un prix qu’il fixa ; les gens refusĂšrent de les 
livrer pour ce prix-lĂ . Il prescrivit alors que personne n’achetĂąt 
d’autres grains que ceux du magasin du gouvernement, et il en vendit 
au peuple durant six mois. Les accapareurs craignirent alors que leurs 
provisions ne fussent infestĂ©es par les calandres, et ils demandĂšrent 
qu’il leur fĂ»t permis de vendre. Le sultan le leur permit, Ă  condition 
qu’ils vendraient 

p382

 Ă  un prix moindre que celui qu’ils avaient aupa-

ravant refusĂ© 

770

’AlĂą eddĂźn ne montait pas Ă  cheval pour se rendre Ă  la priĂšre du 

vendredi, ni dans une fĂȘte solennelle, ni dans aucune autre occasion ; 
voici quel Ă©tait le motif de cette abstention. Il avait un neveu appelĂ© 
SoleĂŻmĂąn chĂąh 

771

, qu’il aimait et Ă  qui il montrait des Ă©gards. Il monta 

un jour Ă  cheval pour aller Ă  la chasse, accompagnĂ© de ce neveu. Ce-
lui-ci conçut le dessein de traiter son oncle comme ce dernier avait 
lui-mĂȘme traitĂ© son oncle DjĂ©lĂąl eddĂźn, c’est-Ă -dire de l’assassiner. En 

                                           

769

  

Muhtesib

 est le nom arabe de l’inspecteur des marchĂ©s. A l’est, le nom de 

rais

 

Ă©tait le plus souvent appliquĂ© aux officiers en charge de la police. 

770

  AprĂšs les raids successifs des Mongols dans les premiĂšres annĂ©es du 

XIV

e

 siĂš-

cle, Ala al-din sentit le besoin d’une armĂ©e forte, et pour cela bien payĂ©e. 
Alors, au lieu d’augmenter la solde, il prĂ©fĂ©ra faire baisser le prix des denrĂ©es, 
anormalement Ă©levĂ© par l’inflation rĂ©sultant de l’abondance de l’or ramenĂ© par 
les campagnes du Sud. Pour cela, il institua un monopole d’achat Ă  des prix 
fixes et enregistra les marchands en leur fixant aussi un taux de bĂ©nĂ©fice. Les 
paysans Ă©taient aussi obligĂ©s de vendre leurs produits aux marchands dĂ©signĂ©s 
Ă  des prix fixes. Avec ces achats, le gouvernement constitua Ă©galement de 
grands stocks de denrĂ©es qu’Ibn BattĂ»ta trouvera trente ans plus tard (voir p. 
356). 

771

  Ce neveu est appelĂ© Akat Khan dans les autres sources. 

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Ibn BattĂ»ta — Voyages 

320 

 

II. De La Mecque aux steppes russes et Ă  l’Inde 

consĂ©quence, lorsque le sultan mit pied Ă  terre pour dĂ©jeuner, il lui 
lança une flĂšche et le renversa ; mais un de ses esclaves le couvrit 
d’un bouclier. Son neveu s’approcha, afin de l’achever ; mais, les es-
claves lui ayant dit que le prince Ă©tait mort, il les crut et remonta Ă  
cheval et entra dans la partie du palais oĂč se trouvaient les femmes. 
Cependant le sultan ’AlĂą eddĂźn revint de son Ă©vanouissement, il monta 
Ă  cheval, et ses troupes se rassemblĂšrent auprĂšs de lui. Son neveu 
s’enfuit ; mais il fut atteint, et amenĂ© devant lui ; il le tua, et depuis 
lors il cessa de monter Ă  cheval. 

’AlĂą eddĂźn avait des fils dont les noms suivent : Khidhr khĂąn, ChĂą-

dy khĂąn, Abou Becr khĂąn, MobĂąrec khĂąn, appelĂ© aussi Kothb eddĂźn, 
qui devint roi, et ChihĂąb eddĂźn. Kothb eddĂźn Ă©tait mal traitĂ© de son 
pĂšre, et jouissait prĂšs de lui de trĂšs peu de considĂ©ration. Le sultan 
avait donnĂ© Ă  tous ses frĂšres les honneurs, c’est-Ă -dire 

p383

 des Ă©ten-

dards et des timbales, et ne lui avait rien accordĂ©. Cependant, il lui dit 
un jour : « Il faut absolument que je te donne la mĂȘme chose qu’à tes 
frĂšres. Â» Kothb eddĂźn lui rĂ©pondit : Â« C’est Dieu qui me l’accordera. Â» 
Cette parole effraya son pĂšre, qui le redouta. Le sultan fut ensuite at-
teint de la maladie dont il mourut. Or la femme dont il avait eu son fils 
Khidhr khĂąn s’appelait MĂąh Hakk (le mot 

mĂąh

, dans la langue de ces 

peuples, signifie la lune), avait un frĂšre nommĂ© Sindjar, avec lequel 
elle convint d’élever au trĂŽne Khidhr khĂąn 

772

. Mélic Nùïb, le princi-

pal des Ă©mirs du sultan, et que l’on appelait Alalfy 

773

, parce que ce 

souverain l’avait achetĂ© pour mille (

alf

tangahs

, c’est-Ă -dire pour 

deux mille cinq cents dĂźnĂąrs du Maghreb 

774

, MĂ©lic Nùïb, dis-je, eut 

connaissance de cet accord, et le dĂ©nonça au sultan. Celui-ci dit Ă  ses 

                                           

772

  Le nom de la reine Ă©tait Mahru et son titre Malika-i Djahan. Elle Ă©tait sƓur de 

Malik Sandjar, lequel, pour avoir tuĂ© Djalal al-din Firuz de sa propre main, 
avait reçu le titre d’Alp Khan et Ă©tait devenu un des principaux compagnons 
d’Ala al-din. Sa fille fut mariĂ©e en 1312 avec Khidhr Khan, et la famille prĂ©-
parait effectivement l’ascension au trĂŽne de celui-ci. 

773

  48. Malik Naib, c’est-Ă -dire vice-roi, est ici KĂąfur, un Hindou achetĂ© en 1297, 

lors du sac du port de Cambay dans le Gudjarat pour mille dinars, et connu 
ainsi sous le sobriquet persan Hezardinari qu’Ibn BattĂ»ta traduit en arabe par 
al-Alfi. Ce personnage, devenu tout-puissant vers la fin du rĂšgne d’Ala al-din, 
aurait conçu le projet d’éliminer toute la famille royale en commençant par la 
coterie d’Alp Khan, mais cela sans le consentement d’Ala al-din. 

774

  Le tanka d’or (voir aussi chap. 5, n, 243) valait 9,010 g et le dinar du Maghreb 

4,722 g. Il s’agirait donc d’un peu moins de 2 000 dinars. 

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Ibn BattĂ»ta — Voyages 

321 

 

II. De La Mecque aux steppes russes et Ă  l’Inde 

familiers : « Quand Sindjar entrera dans la chambre oĂč je me trouve, 
je lui donnerai un habit ; et lorsqu’il s’en revĂȘtira, saisissez-le par les 
manches, renversez-le contre terre et Ă©gorgez-le. Â» Cela fut exĂ©cutĂ© de 
point en point. 

Khidhr khĂąn Ă©tait alors absent, et se trouvait dans un endroit appelĂ© 

Sandabat 

775

, Ă  la distance d’une journĂ©e de Dihly, oĂč il s’était rendu 

pour un pĂšlerinage aux tombeaux de plusieurs martyrs ensevelis en cet 
endroit 

p384

 car il s’était engagĂ© par un vƓu Ă  parcourir cette distance Ă  

pied et Ă  prier pour la santĂ© de son pĂšre. Lorsqu’il apprit que celui-ci 
avait tuĂ© son oncle maternel, il en conçut un trĂšs vif chagrin, dĂ©chira 
le collet de son habit, ainsi que les Indiens ont coutume de le faire 
lorsqu’il leur est mort quelqu’un qui leur est cher. Son pĂšre, ayant eu 
connaissance de sa conduite, en fut mĂ©content, et, lorsque Khidhr 
khĂąn parut en sa prĂ©sence, il le rĂ©primanda, le blĂąma, ordonna de lui 
mettre les fers aux mains et aux pieds, et le livra Ă  MĂ©lic Nùïb, dont il 
a Ă©tĂ© question ci-dessus, avec l’ordre de le conduire Ă  la forteresse de 
GĂąlyoĂ»r, appelĂ©e aussi GouyĂąlior 

776

. C’est une forteresse isolĂ©e, au 

milieu des idolĂątres indous ; elle est inexpugnable et se trouve Ă©loi-
gnĂ©e de dix journĂ©es de Dihly ; j’y ai demeurĂ© quelque temps. Quand 
MĂ©lic Nùïb eut menĂ© le prince dans ce chĂąteau fort, il le remit au 

co-

touĂąl

, c’est-Ă -dire au commandant, et aux 

mofreds 

777

, qui sont les 

mĂȘmes que les 

zimĂąmys 

778

 et leur dit : « Ne vous dites pas que cet 

individu est le fils du sultan, et qu’il faut le traiter avec honneur ; c’est 
l’ennemi le plus acharnĂ© qu’ait l’empereur : gardez-le donc comme on 
garde un ennemi. » 

Dans la suite, la maladie du sultan ayant redoublĂ©, il dit Ă  MĂ©lic 

Nùïb : « Envoie quelqu’un pour ramener mon fils Khidhr khĂąn, afin 
que je le dĂ©clare mon successeur. Â» MĂ©lic Nùïb rĂ©pondit : « TrĂšs 
bien Â», mais il remit de jour en jour l’exĂ©cution de cet ordre, et, toutes 
les fois que son maĂźtre l’interrogeait Ă  ce sujet, il rĂ©pondait : Â« Voici 
qu’il arrive. Â» Il continua d’agir ainsi jusqu’à ce que le sultan mourĂ»t. 

p385

                                           

775

  L’actuelle Sonipat, au nord de Dihli. 

776

  Gwalior, au sud d’Ara, qui deviendra par la suite une prison d’État. Elle sera 

visitĂ©e par Ibn BattĂ»ta (voir t. III, p. 169). 

777

  Le terme semble indiquer un corps spĂ©cial, sans que sa fonction soit indiquĂ©e. 

778

  Soldats inscrits sur la liste, 

zimam

, de l’armĂ©e. 

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Ibn BattĂ»ta — Voyages 

322 

 

II. De La Mecque aux steppes russes et Ă  l’Inde 

 

H

ISTOIRE DU FILS D

’A

LÂ EDDÎN

,

 LE SULTAN 

C

HIHÂB EDDÎN 

 

Lorsque le sultan ’AlĂą eddĂźn fut mort, MĂ©lic Nùïb fit asseoir sur le 

trĂŽne du royaume son fils cadet ChihĂąb eddĂźn 

779

. Le peuple prĂȘta 

serment d’obĂ©issance Ă  ce prince ; mais MĂ©lic Nùïb le tint sous sa tu-
telle, priva de la vue Abou Becr khĂąn et ChĂądy khĂąn, et les envoya Ă  
GĂąlyoĂ»r. Il ordonna d’aveugler leur frĂšre Khidhr khĂąn, qui Ă©tait em-
prisonnĂ© dans le mĂȘme endroit. Ils furent mis en prison, ainsi que 
Kothb eddĂźn ; mais le ministre Ă©pargna la vue de ce dernier. Le sultan 
’AlĂą eddĂźn avait deux esclaves, qui Ă©taient au nombre de ses plus fa-
miliers courtisans ; l’un s’appelait BĂ©chĂźr et l’autre Mobacchir (ces 
noms signifient tous deux Messagers de bonheur). La grande prin-
cesse, veuve d’AlĂą eddĂźn et fille du sultan Mo’izz eddĂźn 

780

, les man-

da, leur rappela les bienfaits qu’ils avaient reçus de leur ancien maĂźtre, 
et dit : « Cet eunuque, Nùïb MĂ©lic, a fait Ă  mes enfants ce que vous 
savez, et il veut encore tuer Kothb eddĂźn. Â» Ils lui rĂ©pondirent « Tu 
verras ce que nous ferons. Â» Or c’était leur coutume de passer la nuit 
prĂšs de Nùïb MĂ©lic et d’entrer chez lui tout armĂ©s. Ils vinrent le trou-
ver la nuit suivante, au moment oĂč il se tenait dans une chambre cons-
truite en planches et tendue de drap. Les Indiens appellent un appar-
tement de cette espĂšce 

alkhoremkah 

781

 ; le vizir y dormait, sur la ter-

rasse du palais, pendant la saison des pluies. Il advint, par hasard, 
qu’il prit l’épĂ©e que portait un des deux conjurĂ©s, la brandit et la lui 
remit. L’esclave l’en frappa, et 

p386

 son compagnon lui porta un se-

cond coup ; puis ils lui coupĂšrent la tĂȘte, la portĂšrent Ă  la prison de 
Kothb eddĂźn, la jetĂšrent aux pieds de celui-ci et le dĂ©livrĂšrent de cap-
tivitĂ©. Le prince alla trouver son frĂšre ChihĂąb eddĂźn, et resta prĂšs de 

                                           

779

  Ala al-din mourut le 5 janvier 1316 et KĂąfur nomma Ă  la place du souverain 

dĂ©funt son plus jeune fils, ĂągĂ© de cinq ou six ans, sous le nom de Shihab al-din 
Umar. 

780

  La veuve d’Ala al-din, qui eut Ă  souffrir pendant cette pĂ©riode des visĂ©es de 

KĂąfur, Ă©tait la mĂšre de Shihab al-din Umar et fille de Ramachandra de Deogir. 
Également d’aprĂšs les autres sources, ce fut Qutb al-din Mubarak lui-mĂȘme 
qui persuada Bashir et Mubshir venus le tuer de se retourner contre KĂąfur. Ce 
dernier fut assassinĂ© le 4 fĂ©vrier 1316. 

781

  

KhurramgĂąh 

: chambre de plaisir. 

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Ibn BattĂ»ta — Voyages 

323 

 

II. De La Mecque aux steppes russes et Ă  l’Inde 

lui plusieurs jours, comme s’il eĂ»t Ă©tĂ© son lieutenant. Ensuite, il se dĂ©-
cida Ă  le dĂ©poser, et mit son dessein Ă  exĂ©cution 

782

.  

 

H

ISTOIRE DU SULTAN 

K

OTHB EDDÎN

,

 FILS DU SULTAN 

’A

LÂ EDDÎN 

 

Ce prince dĂ©posa son frĂšre ChihĂąb eddĂźn, lui coupa un doigt et 

l’envoya Ă  GĂąlyoĂ»r, oĂč il fut emprisonnĂ© avec ses frĂšres. Le royaume 
appartint en paix Ă  Kothb eddĂźn, qui sortit alors de la capitale, Dihly, 
pour se rendre Ă  Daoulet AbĂąd, Ă  quarante journĂ©es de lĂ . Le chemin 
entre ces deux villes est bordĂ© d’arbres, tels que le saule et autres, de 
sorte que celui qui y marche peut se croire dans un jardin. Pour cha-
que mille de distance, il y a trois 

dĂąouahs

, c’est-Ă -dire maisons de 

poste, dont nous avons dĂ©crit l’organisation 

783

, et dans chacune de ces 

stations on trouve tout ce dont le voyageur a besoin, de la mĂȘme ma-
niĂšre que s’il parcourait un marchĂ© pendant une distance de quarante 
journĂ©es. C’est ainsi que le chemin se continue durant six mois de 
marche, jusqu’à ce qu’il atteigne les pays de Tiling 

784

 et de 

Ma’bar 

785

. A chaque station se trouve un palais pour le sultan et un 

ermitage pour les voyageurs, et le pauvre n’a pas besoin d’emporter 
sur ce chemin des provisions de route. 

Lorsque le sultan Kothb eddĂźn fut parti pour cette 

p387

 expĂ©di-

tion 

786

, quelques Ă©mirs convinrent entre eux de se rĂ©volter contre lui, 

et de mettre sur le trĂŽne un fils de son frĂšre Khidhr khĂąn, le prison-
nier 

787

. Cet enfant Ă©tait ĂągĂ© d’environ dix annĂ©es, et il se trouvait prĂšs 

du sultan. Celui-ci, ayant appris le projet des Ă©mirs, prit son neveu, le 
saisit par les pieds et lui frappa la tĂȘte contre des pierres jusqu’à ce 
que sa cervelle fĂ»t dispersĂ©e ; puis il envoya un Ă©mir, appelĂ© MĂ©lic 

                                           

782

  Shihab al-din fut dĂ©posĂ© et aveuglĂ© par son frĂšre qui le remplaça le 19 avril 

1316. 

783

  Voir plus haut, p. 324. 

784

  Telingana, dans le centre-est de la pĂ©ninsule, au nord de la rĂ©gion actuelle 

d’Andhra Pradesh. 

785

  Nom arabe de la cĂŽte de Coromandel, cĂŽte est de l’extrĂ©mitĂ© de la pĂ©ninsule. 

786

  Contre Harapaladeva, gendre de Ramachandra (voir ci-dessus n. 40) qui dĂ©cla-

ra son indĂ©pendance Ă  la mort d’Ala al-din. L’expĂ©dition date de 1318. 

787

  Cet Ă©vĂ©nement n’est pas connu par ailleurs, mais des monnaies frappĂ©es Ă  De-

hli en 718 (1318-1319) au nom d’un certain Shams al-din Mahmud Shah, in-
connu par ailleurs, ont Ă©tĂ© retrouvĂ©es. 

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Ibn BattĂ»ta — Voyages 

324 

 

II. De La Mecque aux steppes russes et Ă  l’Inde 

chĂąh, Ă  GĂąlyoĂ»r, oĂč se trouvaient le pĂšre et les oncles de cet enfant, et 
lui ordonna de les tuer tous. Le kĂądhi ZeĂŻn eddĂźn MobĂąrec, kĂądhi de 
ce chĂąteau fort, m’a fait le rĂ©cit suivant : « MĂ©lic chĂąh arriva prĂšs de 
nous un matin, pendant que je me trouvais prĂšs de Khidhr khĂąn, dans 
sa prison. Lorsque le captif apprit son arrivĂ©e, il eut peur et changea 
de couleur. L’émir Ă©tant entrĂ© : “Pourquoi es-tu venu ?” Il rĂ©pondit : 
“Pour une affaire qui intĂ©resse le seigneur du monde.— Ma vie est-
elle en sĂ»retĂ© ? demanda le prince.— Oui”, rĂ©pliqua l’émir. LĂ -dessus 
il sortit, manda le cotouĂąl ou chef de la forteresse, et les 

mofreds

c’est-Ă -dire les zimĂąmys, qui Ă©taient au nombre de trois cents, 
m’envoya chercher, ainsi que les notaires, et produisit l’ordre du sul-
tan. Les hommes de la garnison le lurent, se rendirent prĂšs de ChihĂąb 
eddĂźn, le sultan dĂ©posĂ©, et lui coupĂšrent le cou. Il fut plein de fermetĂ© 
et ne montra pas de frayeur. Ensuite on dĂ©capita Abou Becr et ChĂądy 
khĂąn. Lorsqu’on se prĂ©senta pour dĂ©coller Khidhr khĂąn, il fut frappĂ© 
de crainte et de stupeur. Sa mĂšre se trouvait avec lui ; mais les exĂ©cu-
teurs fermĂšrent la porte sur elle et le tuĂšrent ; puis ils traĂźnĂšrent les 
quatre cadavres dans une fosse, sans les envelopper dans des linceuls 
ni les laver. On les en retira au bout de plusieurs années, et on les en-
sevelit dans les sĂ©pulcres de leurs ancĂȘtres. » La mĂšre de Khidhr khĂąn 

p388

 vĂ©cut encore quelque temps, et je l’ai vue Ă  La Mecque, dans 

l’annĂ©e 728 

788

Le chĂąteau de GĂąlyoĂ»r, dont il vient d’ĂȘtre question, est situĂ© sur la 

cime d’une haute montagne et paraĂźt, pour ainsi dire, taillĂ© dans le roc 
mĂȘme ; il n’a vis-Ă -vis de lui aucune autre montagne ; il renferme des 
citernes, et environ vingt puits entourĂ©s de murs lui sont annexĂ©s. Sur 
ces murs sont dressĂ©s des mangonneaux et des ra’adahs 

789

. On monte 

Ă  la forteresse par un chemin spacieux, que gravissent les Ă©lĂ©phants et 
les chevaux. PrĂšs de la porte du chĂąteau se trouve la figure d’un Ă©lĂ©-
phant, sculptĂ© en pierre et surmontĂ© de la figure d’un cornac. Lors-
qu’on l’aperçoit de loin, on ne doute pas que ce ne soit un Ă©lĂ©phant 
vĂ©ritable. Au bas de la forteresse est une belle ville, bĂątie entiĂšrement 
en pierres de taille blanches, les mosquĂ©es comme les maisons ; on 
n’y voit pas de bois, Ă  l’exception des portes. Il en est de mĂȘme du 
palais du roi, des dĂŽmes et des salons. La plupart des trafiquants de 

                                           

788

  1327. 

789

  Voir chap. 5, n. 85. 

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Ibn BattĂ»ta — Voyages 

325 

 

II. De La Mecque aux steppes russes et Ă  l’Inde 

cette ville sont des idolĂątres, et il s’y trouve six cents cavaliers de 
l’armĂ©e du sultan, qui ne cessent de combattre les infidĂšles, car cette 
place en est entourĂ©e. 

Lorsque Kothb eddĂźn eut assassinĂ© ses frĂšres, qu’il fut devenu seul 

maĂźtre du pouvoir, et qu’il ne resta personne qui le combattĂźt ou se 
rĂ©voltĂąt contre lui, Dieu suscita contre lui son serviteur favori, le plus 
puissant de ses Ă©mirs, le plus Ă©levĂ© en dignitĂ©, NĂącir eddĂźn Khosrew 
khĂąn. Cet homme l’attaqua Ă  l’improviste, le tua, et demeura maĂźtre 
absolu de son royaume ; mais ce ne fut pas pour longtemps. Dieu sus-
cita aussi contre lui quelqu’un qui le tua aprĂšs l’avoir dĂ©trĂŽnĂ©, et cette 
personne fut le sultan Toghlok, ainsi qu’il sera ci-aprĂšs racontĂ© et re-
tracĂ© en dĂ©tail, si Dieu le veut. 

p389

 

H

ISTOIRE DU SULTAN 

K

HOSREW KHÂN 

N

ÂCIR EDDÎN 

 

Khosrew khĂąn Ă©tait un des principaux Ă©mirs de Kothb eddĂźn 

790

, il 

Ă©tait brave et avait une belle figure. Il avait conquis le pays de DjandĂź-
ry 

791

 et celui d’Alma’bar, qui sont au nombre des rĂ©gions les plus fer-

tiles de l’Inde, et sont Ă©loignĂ©s de Dihly d’une distance de six mois de 
marche. Kothb eddĂźn l’aimait beaucoup et lui avait accordĂ© sa prĂ©di-
lection ; cette conduite fut cause qu’il reçut la mort des mains de cet 
homme. Kothb eddĂźn avait eu pour prĂ©cepteur un nommĂ© KĂądhi khĂąn 
Sadr AldjihĂąn 

792

, qui Ă©tait le principal de ses Ă©mirs et avait le titre de 

kélßd dùr

, c’est-Ă -dire de gardien des clefs du palais. Cet officier avait 

coutume de passer toutes les nuits Ă  la porte du sultan, avec les hom-
mes de la garde ; ceux-ci sont au nombre de mille, qui veillent Ă  tour 
de rĂŽle toutes les quatre nuits. Ils sont rangĂ©s sur deux files, dans 
l’intervalle compris entre les portes du palais, et chacun a devant soi 
ses armes. Personne n’entre qu’en passant entre ces deux files. Quand 

                                           

790

  Hindou de naissance, il fut fait prisonnier lors de l’invasion de Malwa, Ă  l’est 

de Gudjarat, en 1305. Converti Ă  l’islam sous le nom de Hasan, il fut nommĂ© 
vizir par Qutb al-din Mubarak Ă  son ascension. 

791

  Tchanderi Ă©tait une forteresse de Malwa appartenant Ă  l’époque au royaume de 

Dihli. L’expĂ©dition de Khusraw fut menĂ©e contre Warangal, la capitale de Te-
lingana, et contre les souverains Pandya du Coromandel. Si la premiĂšre partie 
de l’expĂ©dition fut heureuse, la seconde le fut moins et Khusraw fut rappelĂ© 
Dihli. 

792

  D’autres sources l’appellent Ziya al-din. 

background image

 

Ibn BattĂ»ta — Voyages 

326 

 

II. De La Mecque aux steppes russes et Ă  l’Inde 

la nuit est achevĂ©e, les gens de la garde du jour arrivent. Les soldats 
de ce corps ont des chefs et des Ă©crivains, qui font des rondes parmi 
eux et notent ceux qui sont absents ou prĂ©sents. 

Or le prĂ©cepteur du sultan, KĂądhi khĂąn, haĂŻssait la conduite de 

Khosrew khĂąn et Ă©tait mĂ©content de ce qu’il voyait, savoir sa prĂ©dilec-
tion pour les Indiens idolĂątres, son penchant pour eux et son origine 
semblable Ă  la leur. Il ne cessait de rappeler cela au sultan, qui ne 

p390

 

l’écoutait pas, lui rĂ©pondait : « Laisse-le Â», et ne voulait pas agir, Ă  
cause du dessein que Dieu avait formĂ© de le faire pĂ©rir par les mains 
de cet homme. Un certain jour Khosrew khĂąn dit au sultan : « Plu-
sieurs Indiens dĂ©sirent embrasser l’islamisme. Â» Or c’est une des cou-
tumes en vigueur dans ce pays, quand un individu veut se faire mu-
sulman, qu’on l’introduise prĂšs du sultan, qui le revĂȘt d’un bel habit et 
lui donne un collier et des bracelets d’or, d’une valeur proportionnĂ©e Ă  
son rang. Le sultan dit Ă  Khosrew : Â« AmĂšne-les-moi. — Ces gens-lĂ , 
rĂ©pondit l’émir, seraient honteux d’entrer chez toi en plein jour, Ă  
cause de leurs proches et de leurs coreligionnaires.— AmĂšne-les-moi 
donc de nuit », reprit le sultan. 

Khosrew khĂąn rassembla une troupe d’Indiens choisis parmi les 

plus braves et les plus considĂ©rables, et au nombre desquels Ă©tait son 
frĂšre KhĂąn khĂąnĂąn 

793

. On se trouvait alors au temps des chaleurs, et le 

sultan dormait sur la terrasse du palais, n’ayant auprĂšs de lui que plu-
sieurs eunuques. Lorsque les Indiens, armĂ©s de toutes piĂšces, eurent 
franchi les quatre portes du palais, et qu’ils arrivĂšrent Ă  la cinquiĂšme, 
oĂč se trouvait KĂądhi khĂąn, cet officier suspecta leur conduite et soup-
çonna quelque mauvais dessein. En consĂ©quence, il les empĂȘcha 
d’entrer et dit : « Il faut absolument que j’entende de la bouche du 
souverain du monde la permission de les introduire ; alors ils seront 
admis. Â» Ces hommes, se voyant ainsi arrĂȘtĂ©s, se jetĂšrent sur lui et le 
tuĂšrent. Le bruit que cette dispute excita prĂšs de la porte devint consi-
dĂ©rable, et le sultan s’écria : « Qu’est-ce que cela ? Â» Khosrew khĂąn 
rĂ©pondit : Â« Ce sont les Indiens qui viennent pour se convertir. KĂądhi 
khĂąn les a empĂȘchĂ©s d’entrer, et le tumulte a augmentĂ©. Â» Le sultan 

                                           

793

  Khusraw aurait amenĂ© du Gudjarat quarante mille personnes appartenant Ă  son 

propre clan, les Barwar, qui Ă©taient des Hindous, pour former une armĂ©e per-
sonnelle. Khan khanan est un titre ; le frĂšre de Khusraw s’appelait Husam al-
din et s’était dĂ©jĂ  rĂ©voltĂ© dans le Gudjarat contre Qutb al-din Mubarak. 

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Ibn BattĂ»ta — Voyages 

327 

 

II. De La Mecque aux steppes russes et Ă  l’Inde 

eut 

p391

 peur et se leva avec l’intention de se retirer dans l’intĂ©rieur du 

palais ; mais la porte Ă©tait fermĂ©e et les eunuques se trouvaient prĂšs de 
lĂ . Le prince frappa Ă  la porte. Khosrew khĂąn le saisit dans ses bras 
par derriĂšre ; mais le monarque, Ă©tant plus fort que lui, le terrassa. Les 
Indiens survinrent alors, et Khosrew khĂąn leur dit : « Le voici sur 
moi, ; tuez-le. Â» Ils le massacrĂšrent, coupĂšrent sa tĂȘte et la jetĂšrent de 
la terrasse du palais dans la cour 

794

Khosrew khĂąn manda aussitĂŽt les Ă©mirs et les rois, qui ne savaient 

pas encore ce qui Ă©tait survenu. Chaque fois qu’une troupe entrait, elle 
le trouvait assis sur le trĂŽne royal ; on lui prĂȘta serment, et, lorsque le 
matin fut arrivĂ©, il fit publier son avĂšnement, expĂ©dia des rescrits ou 
ordres dans toutes les provinces, et envoya un habit d’honneur à cha-
que Ă©mir. Ils se soumirent tous Ă  lui et lui obĂ©irent, Ă  l’exception de 
Toghlok chĂąh, pĂšre du sultan Mohammed chĂąh, qui Ă©tait alors gou-
verneur de DibĂąlboĂ»r 

795

, dans le Sind. Quand il reçut le vĂȘtement 

d’honneur que lui octroyait Khosrew khĂąn, il le jeta Ă  terre et s’assit 
dessus. Khosrew fit marcher contre lui son frĂšre KhĂąn khĂąnĂąn, « le 
khan des khans Â», mais Toghlok le mit en dĂ©route, et finit ensuite par 
le tuer, ainsi que nous le raconterons dans l’histoire du rĂšgne de Tog-
hlok. 

Lorsque Khosrew khĂąn fut devenu roi, il accorda sa prĂ©dilection 

aux Indiens 

796

 et publia des ordres rĂ©prĂ©hensibles, tels qu’un Ă©dit par 

lequel il dĂ©fendait d’égorger des bƓufs conformĂ©ment Ă  la coutume 
des Indiens 

p392

 idolĂątres ; car ils ne permettent pas de les tuer. Le chĂą-

timent de quiconque en Ă©gorge un, chez ce peuple consiste Ă  ĂȘtre cou-
su dans la peau de l’animal et brĂ»lĂ©. Ils honorent les bƓufs et boivent 
leur urine, pour se sanctifier et obtenir leur guĂ©rison lorsqu’ils sont 
malades, et ils enduisent avec la fiente de ces animaux leurs maisons, 

                                           

794

  Avril 1320. 

795

  Dipalpur, dans le Pakistan actuel, au sud de Lahore, prĂšs de la frontiĂšre in-

dienne. 

796

  La plupart des historiens musulmans qui ont Ă©crit sous les Tughluks portent 

cette accusation contre Khusraw, mais il ne semble pas que celui-ci manifestĂąt 
l’intention de mettre en cause la prĂ©pondĂ©rance de l’islam. Tout au plus se 
montra-t-il plus libéral face à la pratique religieuse des Hindous qui compo-
saient ses rĂ©giments. Mais il fut le premier souverain d’origine hindoue, et 
mĂȘme non turque, du sultanat, et le slogan de la « religion en danger Â» servit Ă  
rallier l’opposition autour de Ghiyath al-din Tughluk. 

background image

 

Ibn BattĂ»ta — Voyages 

328 

 

II. De La Mecque aux steppes russes et Ă  l’Inde 

tant au-dedans qu’au-dehors. Une pareille conduite fut une des causes 
qui rendirent Khosrew khĂąn odieux aux musulmans, et les firent pen-
cher en faveur de Toghlok. Le rĂšgne du premier ne dura pas long-
temps, et les jours de sa royautĂ© ne se prolongĂšrent pas, ainsi que nous 
le raconterons. 

 

H

ISTOIRE DU SULTAN 

G

HIYÂTH EDDÎN 

T

OGHLOK CHÂH 

 

Le cheĂŻkh et imĂąm pieux, savant, bienfaisant et dĂ©vot Rocn eddĂźn, 

fils du pieux cheĂŻkh Chems eddĂźn Abou ’Abd Allah, fils du saint, de 
l’imĂąm savant et dĂ©vot BehĂą eddĂźn ZacariĂą alkorachy almoultĂąny, m’a 
fait le rĂ©cit suivant, dans son ermitage de la ville de MoultĂąn. Le sul-
tan Toghlok Ă©tait au nombre de ces Turcs connus sous le nom de Ka-
raounah 

797

 et qui habitent dans les montagnes situĂ©es entre le Sind et 

le pays des Turcs. Il Ă©tait dans une situation misĂ©rable, et se rendit 
dans le Sind comme serviteur d’un certain marchand dont il Ă©tait 

gol-

wĂąny

, c’est-Ă -dire palefrenier. Cela se passait sous le rĂšgne du sultan 

’AlĂą eddĂźn, et le gouverneur du Sind Ă©tait alors son frĂšre OĂ»loĂ» 
khĂąn 

798

. Toghlok s’engagea Ă  son service et fut attachĂ© Ă  sa personne, 

et OĂ»loĂ» khĂąn l’enrĂŽla parmi les 

biĂądehs 

799

, c’est-Ă -dire les 

p393

 gens 

de pied. Par la suite, sa bravoure se fit connaĂźtre, et il fut inscrit parmi 
les cavaliers ; puis il devint un des petits Ă©mirs, et OĂ»loĂ» khĂąn le fit 
chef de ses Ă©curies. Enfin, il fut un des grands Ă©mirs et reçut le titre 
d’

almélic alghùzy

, le roi belliqueux 

800

. J’ai vu l’inscription qui suit 

sur la tribune grillĂ©e de la grande mosquĂ©e de MoultĂąn, dont il a or-
donnĂ© la construction : « J’ai combattu es Tartares vingt-neuf fois, et 

                                           

797

  Le Qaraunas — d’aprĂšs Marco Polo, mais aussi selon la tradition indienne — 

seraient issus de pĂšres turcs ou mongols et de mĂšres indiennes, mais il peut 
Ă©galement s’agir d’une tribu d’origine turque. Le patronyme Tughluk est sans 
doute turc. 

798

  Il s’agit d’Almas Beg, intitulĂ© Ulugh Khan aprĂšs l’accession de son frĂšre au 

pouvoir en 1296 et nommĂ© aussitĂŽt gouverneur du Sind. AprĂšs la reconquĂȘte 
de Ranthambor, dans le Radjastan, en 1301, il fut transfĂ©rĂ© dans cette ville et 
mourut l’annĂ©e suivante. 

799

  En persan, 

piyada 

: soldat d’infanterie. 

800

  Ghiyath al-din Tughluk se distingua pour la premiĂšre fois pendant l’attaque 

des Mongols en 1304 et reçut le titre de 

ghazi

 (victorieux) aprĂšs avoir repous-

sĂ© une autre attaque mongole en 1306. 

background image

 

Ibn BattĂ»ta — Voyages 

329 

 

II. De La Mecque aux steppes russes et Ă  l’Inde 

je les ai mis en dĂ©route. C’est alors que j’ai Ă©tĂ© surnommĂ© le roi belli-
queux. » 

Lorsque Kothb eddĂźn fut devenu roi, il nomma Toghlok gouver-

neur de la ville de DibĂąlboĂ»r et de son district, et fit Ă  son fils, celui-lĂ  
mĂȘme qui est Ă  prĂ©sent sultan de l’Inde, chef des Ă©curies impĂ©riales. 
On le nommait Djaounah, le Soleil, et quand il fut roi, il se fit appeler 
Mohammed chĂąh. Kothb eddĂźn ayant Ă©tĂ© tuĂ© et Khosrew khĂąn lui 
ayant succĂ©dĂ©, ce dernier confirma Djaounah dans le poste de chef des 
écuries. Lorsque Toghlok voulut se révolter, il avait trois cents cama-
rades en qui il mettait sa confiance, les jours de bataille. Il Ă©crivit Ă  
CachloĂ» khĂąn 

801

, qui se trouvait alors Ă  MoultĂąn, Ă  trois journĂ©es de 

distance de DibĂąlboĂ»r, pour lui demander du secours, lui rappelant les 
bienfaits de Kothb eddĂźn et l’excitant Ă  poursuivre la vengeance du 
meurtre de ce prince. Le fils de CachloĂ» khĂąn rĂ©sidait Ă  Dihly. En 
consĂ©quence, il rĂ©pondit Ă  Toghlok : « Si mon fils Ă©tait prĂšs de moi, 
certes, je t’aiderais dans tes desseins. Â» Toghlok Ă©crivit Ă  son fils Mo-
hammed chĂąh, pour lui faire connaĂźtre ce qu’il avait rĂ©solu, et lui or-
donner de s’enfuir et de revenir le trouver, en se faisant accompagner 
du fils de CachloĂ» khĂąn. Le jeune Ă©mir machina une ruse contre Kho-
srew khĂąn, et elle lui 

p394

 rĂ©ussit, ainsi qu’il dĂ©sirait. Or il dit au sul-

tan : « Les chevaux sont devenus gras et ont pris de l’embonpoint, ils 
ont besoin du 

yarĂąk 

802

 Â», c’est-Ă -dire du dĂ©graissement. En consĂ©-

quence, Khosrew khĂąn lui permit de les entraĂźner. Le chef des Ă©curies 
montait chaque jour Ă  cheval, avec ses subordonnĂ©s, se promenait 
d’une Ă  trois heures, avec les animaux confiĂ©s Ă  ses soins ; il alla 
mĂȘme jusqu’à rester sorti quatre heures, si bien qu’un jour il Ă©tait en-
core absent Ă  midi passĂ©, ce qui est le moment oĂč les Indiens prennent 
leur repas. Le sultan ordonna qu’on partĂźt Ă  cheval pour le chercher ; 
mais on n’en trouva aucune nouvelle, et il rejoignit son pĂšre, emme-
nant avec lui le fils de CachloĂ» khĂąn. 

Alors Toghlok, se dĂ©clarant ouvertement rebelle, rassembla des 

troupes, et CachloĂ» khĂąn marcha avec lui, accompagnĂ© de ses soldats. 

                                           

801

  Ce personnage s’appelait Ă  l’époque Bahram Aiba et Ă©tait gouverneur d’Uch 

(voir chap. 5, n. 75). Le premier Ă  se joindre Ă  Tughluk, il reçut par la suite le 
nom de Kishlu Khan et le gouvernorat du Sind. Il conservera ce poste juqu’à 
sa rĂ©volte en 1328 (voir t. III, p. 73). 

802

  Le mot est turc. 

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Ibn BattĂ»ta — Voyages 

330 

 

II. De La Mecque aux steppes russes et Ă  l’Inde 

Le sultan envoya pour les combattre son frĂšre KhĂąn khĂąnĂąn ; mais ils 
lui firent essuyer la dĂ©route le plus complĂšte, et son armĂ©e passa de 
leur cĂŽtĂ©. KhĂąn khĂąnĂąn se retira prĂšs de son frĂšre, ses officiers furent 
tuĂ©s et ses trĂ©sors pris. Toghlok se dirigea vers Dihly. Khosrew khĂąn 
sortit Ă  sa rencontre avec son armĂ©e, et campa prĂšs de la capitale, dans 
un lieu appelĂ© Acya AbĂąd 

, c’est-Ă -dire le Moulin Ă  vent. Il ordonna 

d’ouvrir ses trĂ©sors, et donna de l’argent par bourses et non au poids, 
ni par sommes dĂ©terminĂ©es. La bataille s’engagea entre lui et Tog-
hlok, et les indiens combattirent avec la plus grande ardeur. Les trou-
pes de Toghlok furent mises en dĂ©route, son camp fut pillĂ©, et il resta 
au milieu de ses trois cents compagnons les plus anciens. Il leur dit : 
« OĂč fuir ? Partout oĂč nous serons atteints, nous serons tuĂ©s. Â» Les 
soldats de Khosrew khĂąn s’occupĂšrent Ă  piller, et se dispersĂšrent, et il 
n’en demeura prĂšs de lui qu’un petit nombre. Toghlok et ses 

p395

 ca-

marades se dirigĂšrent vers l’endroit oĂč il se trouvait. La prĂ©sence du 
sultan dans ce pays-lĂ  est connue au moyen du parasol que l’on Ă©lĂšve 
au-dessus de sa tĂȘte, et que l’on appelle en Égypte le dais et l’oiseau. 
Dans cette derniĂšre contrĂ©e, on l’arbore dans les fĂȘtes solennelles ; 
quant Ă  l’Inde et Ă  la Chine, il y accompagne toujours le sultan, soit en 
voyage, soit dans sa rĂ©sidence habituelle. 

Or, quand Toghlok et ses compagnons se furent dirigĂ©s vers Kho-

srew, le combat se ralluma entre eux et les Indous ; les soldats du sul-
tan furent mis en dĂ©route, et il ne resta personne prĂšs de lui. Il prit la 
fuite, descendit de cheval, jeta ses vĂȘtements et ses armes, demeura en 
chemise, et laissa pendre ses cheveux entre ses Ă©paules, ainsi que font 
les fakĂźrs de l’Inde ; puis il entra dans un verger situĂ© prĂšs de lĂ . Le 
peuple se rĂ©unit prĂšs de Toghlok, qui prit le chemin de la ville. Le 
gouverneur lui en apporta les clefs ; il entra dans le palais et se logea 
dans une de ses ailes ; puis il dit Ă  CachloĂ» khĂąn : « Sois sultan. — 
Sois-le plutĂŽt Â», rĂ©pondit CachloĂ» khĂąn. Tous deux se disputĂšrent ; 
enfin CachloĂ» khĂąn dit Ă  Toghlok : « Si tu refuses d’ĂȘtre sultan, ton 
fils deviendra maĂźtre du pouvoir. Â» Toghlok eut de la rĂ©pugnance pour 
cette proposition ; il accepta alors l’autoritĂ© et s’assit sur le trĂŽne 
royal. Les grands et les gens du commun lui prĂȘtĂšrent serment. 

                                           

803

  Asyabad se trouverait dans la plaine de Lahwarat, Ă  cinq kilomĂštres au nord-

nord-ouest de Sin (voir chap. 5, n. 81). Or la bataille se dĂ©roula Ă  Indarpat, Ă  
six kilomĂštres au nord-est de Sin, le 6 septembre 1320. 

background image

 

Ibn BattĂ»ta — Voyages 

331 

 

II. De La Mecque aux steppes russes et Ă  l’Inde 

Au bout de trois jours, Khosrew khĂąn, toujours cachĂ© dans le 

mĂȘme verger, fut vivement pressĂ© par la faim. Il sortit de cet asile et 
se mit Ă  en faire le tour. Il rencontra le gardien de ce verger, et lui de-
manda quelque aliment. Cet homme n’en ayant aucun Ă  sa disposition, 
Khosrew lui donna son anneau, en lui disant : « Va et mets-le en gage, 
pour te procurer de la nourriture. Â» Lorsque cet individu se fut rendu 
au marchĂ© avec l’anneau, les gens conçurent des soupçons Ă  son Ă©gard 
et le conduisirent au 

chihneh

, ou magistrat de police. Celui-ci 

l’introduisit prĂšs du sultan Toghlok, auquel il fit connaĂźtre qui lui avait 
remis la bague. Toghlok envoya son fils Mohammed, afin qu’il rame-
nĂąt Khosrew. Mohammed se saisit de celui-ci et le conduisit prĂšs de 
son pĂšre, montĂ© sur un 

p396

 

tatoĂ»

, c’est-à-dire un cheval de bñt. Lors-

que Khosrew fut en prĂ©sence de Toghlok, il lui dit : Â« Je suis affamĂ©, 
donne-moi Ă  manger. Â» Le nouveau sultan ordonna qu’on lui servĂźt du 
sorbet, puis des aliments, puis de la biĂšre, et, enfin, du bĂ©tel. Quand il 
eut mangĂ©, il se leva et dit : « Ă” Toghlok, conduis-toi envers moi Ă  la 
maniĂšre des rois et ne me dĂ©shonore pas ! — Cela t’est accordĂ© Â», rĂ©-
pondit Toghlok, et il ordonna de lui couper le cou, ce qui fut exĂ©cutĂ© 
dans l’endroit mĂȘme oĂč Khosrew avait tuĂ© Kothb eddĂźn. Sa tĂȘte et son 
corps furent jetĂ©s du haut de la terrasse, ainsi qu’il avait fait de la tĂȘte 
de son prĂ©dĂ©cesseur. Toghlok commanda ensuite de laver le cadavre 
et de l’envelopper dans un linceul ; aprĂšs quoi on l’ensevelit dans le 
mausolĂ©e qu’il s’était construit. La royautĂ© appartint en paix pendant 
quatre ans Ă  Toghlok, qui Ă©tait un prince juste et vertueux. 

 

R

ÉCIT DE LA RÉBELLION QUE SON FILS MÉDITA CONTRE LUI

,

 

 

MAIS QUI NE RÉUSSIT PAS 

 

Lorsque Toghlok fut Ă©tabli fermement dans la capitale, il envoya 

son fils Mohammed pour faire la conquĂȘte du pays de Tiling 

 situĂ© 

Ă  trois mois de marche de Dihly. Il fit partir avec lui une armĂ©e consi-
dĂ©rable, dans laquelle se trouvaient les principaux Ă©mirs, tels que le 
roi TĂ©moĂ»r, le roi TikĂźn, MĂ©lic CĂąfoĂ»r 

AlmuhurdĂąr

, le Gardien du 

                                           

804

  L’expĂ©dition (1321-1322) fut dirigĂ©e contre les Kakatiyas de Telingana (voir 

ci-dessus n. 58) dont le roi Prataparudra, profitant des dĂ©sordres de Dihli, refu-
sait de payer le tribut. 

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Ibn BattĂ»ta — Voyages 

332 

 

II. De La Mecque aux steppes russes et Ă  l’Inde 

Sceau, MĂ©lic BeĂŻram, etc. 

805

. Quand Mohammed fut arrivĂ© dans la 

contrĂ©e de Tiling, il voulut se rĂ©volter. Or il avait pour commensal un 
homme, du nombre de jurisconsultes et des poĂštes, que l’on appelait 
’ObaĂŻd. Il lui ordonna de rĂ©pandre le bruit que 

p397

 le sultan Toghlok 

Ă©tait mort ; car il s’imaginait que les gens lui prĂȘteraient en toute hĂąte 
le serment de fidĂ©litĂ©, dĂšs qu’ils entendraient cette nouvelle. Lorsque 
ce bruit eut Ă©tĂ© portĂ© Ă  la connaissance des soldats, les Ă©mirs n’y ajou-
tĂšrent pas foi ; chacun d’eux fit battre sa timbale et se rĂ©volta. Il ne 
demeura personne prĂšs de Mohammed, et les chefs voulurent le tuer. 
MĂ©lic TĂ©moĂ»r les en empĂȘcha et le protĂ©gea. Il s’enfuit prĂšs de son 
pĂšre, avec dix cavaliers, qu’il surnomma 

iĂąrĂąn mouĂąfik

, c’est-Ă -dire 

les compagnons sincĂšres. Son pĂšre lui donna des sommes d’argent et 
des troupes, et lui commanda de retourner dans le Tiling 

806

, et il 

obĂ©it. Mais le sultan connut quel avait Ă©tĂ© son dessein ; il tua le lĂ©giste 
’ObaĂŻd et ordonna de mettre Ă  mort MĂ©lic CĂąfoĂ»r, le 

muhurdĂąr

. On 

ficha en terre un pieu de tente, aiguisĂ© Ă  son extrĂ©mitĂ© supĂ©rieure, et 
on l’enfonça dans le cou de CĂąfoĂ»r, jusqu’à ce que la pointe sortĂźt par 
un des cĂŽtĂ©s de ce malheureux, qui avait la tĂȘte en bas, et fut laissĂ© 
dans cet Ă©tat. Les autres Ă©mirs s’enfuirent prĂšs du sultan Chems eddĂźn, 
fils du sultan NĂącir eddĂźn, fils du sultan GhiyĂąth eddĂźn Balaban, et se 
fixĂšrent Ă  sa cour. 

 

                                           

805

  Les traducteurs utilisent indistinctement l’arabe 

malik

 ou sa traduction roi. 

Dans les deux cas, il s’agit d’un titre honorifique et non d’une fonction. 

806

  Les historiens indiens discutent la responsabilitĂ© de Muhammad Tughluk dans 

ces Ă©vĂ©nements. Toutefois, il fut aussitĂŽt renvoyĂ© au Telingana, et cette 
deuxiĂšme expĂ©dition de 1323 aboutit Ă  l’extinction du royaume Kakatiya. 

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Ibn BattĂ»ta — Voyages 

333 

 

II. De La Mecque aux steppes russes et Ă  l’Inde 

R

ÉCIT DE LA MARCHE DE 

T

OGHLOK VERS LE PAYS DE 

L

ACNAOUTY 

 

ET DE CE QUI S

’

ENSUIVIT JUSQU

’

À SA MORT 

 

Les Ă©mirs fugitifs sĂ©journĂšrent prĂšs du sultan Chems eddĂźn 

807

Dans la suite, celui-ci mourut, lĂ©guant le trĂŽne 

p398

 Ă  son fils ChihĂąb 

eddĂźn. Ce prince succĂ©da Ă  son pĂšre ; mais son frĂšre cadet, GhiyĂąth 
eddĂźn BehĂądoĂ»r BoĂ»rah, le vainquit, s’empara du royaume, et tua son 
frĂšre KothloĂ» khĂąn, ainsi que la plupart de ses autres frĂšres. Deux de 
ceux-ci, le sultan ChihĂąb eddĂźn et NĂącir eddĂźn, s’enfuirent prĂšs de 
Toghlok, qui se mit en marche avec eux, afin de combattre le fratri-
cide. Il laissa dans son royaume son fils Mohammed en qualitĂ© de 
vice-roi, et s’avança en hĂąte vers le pays de Lacnaouty. Il s’en rendit 
maĂźtre, fit prisonnier son sultan GhiyĂąth eddĂźn BehĂądoĂ»r et reprit avec 
ce captif le chemin de sa capitale 

808

Il y avait alors Ă  Dihly le saint NizhĂąm eddĂźn AlbedhĂąouny 

809

, et 

Mohammed chĂąh, fils du sultan, ne cessait de lui rendre des visites, de 
tĂ©moigner de la considĂ©ration Ă  ses serviteurs et d’implorer ses priĂšres 
Or le cheĂŻkh Ă©tait sujet Ă  des extases qui s’emparaient de tout son ĂȘtre. 
Le fils du sultan dit Ă  ses serviteurs : « Quand le cheĂŻkh sera dans cette 
extase qui se rend maĂźtresse de lui, faites-le-moi savoir. Â» Lorsque son 
accĂšs le prit, on en prĂ©vint le prince, qui se rendit prĂšs de lui. DĂšs que 
le cheĂŻkh le vit, il s’écria : « Nous lui donnons la royautĂ© ! Â» Ensuite il 
mourut pendant l’absence du sultan, et le fils de ce prince, Moham-

                                           

807

  Nasir al-din Mahmud, fils de Balban et souverain du Bengale (voir ci-dessus, 

n. 31), avait abdiquĂ© en 1291 au profit de son fils Rukn al-din Kaikaus, lequel 
rĂ©gna jusqu’en 1302. Shams al-din Firuz lui succĂ©da, qu’Ibn BattĂ»ta est le seul 
Ă  le prĂ©senter comme fils de Nasir al-din. Shams al-din Firuz avait Ă©tendu sa 
souverainetĂ© Ă  l’est et au sud du Bengale, mais celle-ci fut trĂšs vite contestĂ©e 
par ses fils Ghiyath al-din Bahadur dit Bura (le Noir), qui s’installa Ă  l’est, et 
Shihab al-din Bughra, qui supplanta pendant un moment son pĂšre Ă  Lakhnawti 
en 1318. En 1322, Ă  la mort de Shams al-din Firuz, Ghiyath al-din supprima 
tous ses frĂšres Ă  l’exception de Shihab al-din et de Nasir al-din, et ce sont plu-
tĂŽt les suppliques de ceux-ci qui donnĂšrent le prĂ©texte Ă  une intervention de 
Dihli, puisqu’Ibn BattĂ»ta est le seul Ă  parler de la fuite des conspirateurs au 
Bengale. 

808

  L’expĂ©dition date de 1324. Nasir al-din fut nommĂ© souverain du nord Bengale 

et le reste fut annexĂ© Ă  l’Empire de Dihli. 

809

  Connu sous le nom de Nizam al-din Awila (le Saint), il fut un des plus cĂ©lĂš-

bres reprĂ©sentants de l’ordre tchishti en Inde ; diciple de Farid al-din Mas’ud 
(voir chap. 5, n. 63). Certaines sources le mĂȘlent Ă  l’assassinat du roi et pour 
cela font repousser la date de sa mort aprĂšs celle du roi. 

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Ibn BattĂ»ta — Voyages 

334 

 

II. De La Mecque aux steppes russes et Ă  l’Inde 

med, porta sa biĂšre sur son Ă©paule. Cette nouvelle parvint Ă  son pĂšre, 
il se dĂ©fia de lui et lui adressa des menaces. DiffĂ©rents actes avaient 
dĂ©jĂ  inspirĂ© des soupçons Ă  Toghlok contre son fils il le voyait de 
mauvais Ɠil acheter un grand nombre d’esclaves, donner des prĂ©sents 

p399

 magnifiques et se concilier les cƓurs ; mais alors sa colĂšre contre 

lui augmenta. On rapporta au sultan que les astrologues prĂ©tendaient 
qu’il n’entrerait pas dans la ville de Dihly 

810

, au retour de ce voyage. 

Il se rĂ©pandit contre eux en menaces. 

Lorsqu’il fut revenu de son expĂ©dition et qu’il approcha de la capi-

tale, il ordonna Ă  son fils de lui bĂątir un palais, ou, comme ce peuple 
l’appelle, un kiosque, prĂšs d’une riviĂšre qui coule en cet endroit et que 
l’on nomme AfghĂąn PoĂ»r 

811

. Mohammed l’édifia en trois jours, et le 

construisit pour la majeure partie en bois. Il Ă©tait Ă©levĂ© au-dessus du 
sol et reposait sur des colonnes de bois. Mohammed le disposa avec 
art et dans des proportions que fut chargĂ© de faire observer AlmĂ©lic 
ZĂądeh, connu dans la suite par le titre de Khodjah djihĂąn 

812

. Le vrai 

nom de cet individu Ă©tait Ahmed fils d’AyĂąs ; il devint le principal 
vizir du sultan Mohammed, et il Ă©tait alors inspecteur des bĂątiments. 
L’invention qu’imaginĂšrent ces deux personnages en construisant le 
kiosque consista Ă  le bĂątir de telle sorte qu’il tombĂąt et s’écroulĂąt dĂšs 
que les Ă©lĂ©phants en approcheraient d’un certain cĂŽtĂ©. Le sultan 
s’arrĂȘta dans cet Ă©difice, et fit servir Ă  manger au peuple, qui se dis-
persa ensuite. Son fils lui demanda la permission de faire passer de-
vant lui les Ă©lĂ©phants, couverts de leurs harnais de parade. Le sultan le 
lui permit. 

Le cheĂŻkh Rocn eddĂźn m’a racontĂ© qu’il se trouvait alors prĂšs du 

sultan, et qu’ils avaient avec eux le fils de ce dernier, son enfant de 
prĂ©dilection, MahmoĂ»d. Sur ces entrefaites, Mohammed revint et dit 
au cheĂŻkh : « O maĂźtre ! voici le moment de la priĂšre de l’aprĂšs-midi ; 
descends et prie. — Je descendis, continue le cheĂŻkh, et 

p400

 l’on ame-

                                           

810

  Ces prĂ©dictions sont attribuĂ©es Ă  Nizam al-din Awliya, qui aurait rĂ©pondu Ă  

l’ordre royal envoyĂ© par Ghiyath al-din Tughluk au retour du Bengale le 
sommant de quitter Dihil avant l’arrivĂ©e du souverain : « Dihli est encore 
loin. » 

811

  Afghanpur est le nom d’un village situĂ© au sud-est de Tughtu-kabad (voir 

chap. 5, n. 82), mais on ne sait rien d’une riviĂšre. 

812

  Voir chap. 5, n. 77. Il avait Ă©tĂ© converti Ă  l’islam par Nizam al-din Awliya. 

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Ibn BattĂ»ta — Voyages 

335 

 

II. De La Mecque aux steppes russes et Ă  l’Inde 

na les Ă©lĂ©phants d’un mĂȘme cĂŽtĂ©, ainsi que le prince et son confident 
avaient imaginĂ© de le faire. Lorsque ces animaux marchĂšrent de ce 
cĂŽtĂ©, le kiosque s’écroula sur le sultan et son fils MahmoĂ»d. 
J’entendis le bruit, dit toujours le cheĂŻkh, et je revins sur mes pas sans 
avoir fait ma priĂšre. Je vis que le kiosque Ă©tait renversĂ©. Le fils du sul-
tan, Mohammed, ordonna d’apporter des pioches et des pelles, afin de 
creuser la terre et de chercher aprĂšs son pĂšre. Mais il fit signe qu’on 
tardĂąt d’obĂ©ir, et on n’apporta les outils qu’aprĂšs le coucher du soleil. 
On se mit alors Ă  creuser et l’on dĂ©couvrit le sultan, qui avait courbĂ© 
le dos au-dessus de son fils, afin de le prĂ©server de la mort. Quelques-
uns prĂ©tendirent que Toghlok fut retirĂ© mort, d’autres, au contraire, 
qu’il Ă©tait encore en vie, qu’on l’acheva et qu’on le transporta de nuit 
dans le mausolĂ©e qu’il s’était construit prĂšs de la ville appelĂ©e, d’aprĂšs 
lui, Toghlok AbĂąd, et oĂč il fut enterrĂ© 

813

 Â» 

Nous avons racontĂ© 

814

 pour quel motif il avait bĂąti cette ville, oĂč 

se trouvaient ses trĂ©sors et ses palais. C’est lĂ  qu’était le palais im-
mense qu’il recouvrit de tuiles dorĂ©es. Au moment oĂč le soleil se le-
vait, ces tuiles resplendissaient d’une vive lumiĂšre, et d’un Ă©clat qui 
empĂȘchait l’Ɠil de les regarder longtemps. Toghlok dĂ©posa dans cette 
ville de Toghlok AbĂąd des trĂ©sors considĂ©rables. On raconte qu’il 
construisit un bassin, oĂč il versa de l’or fondu, de maniĂšre Ă  en former 
un seul morceau. Son fils Mohammed chĂąh dĂ©pensa tout cela lorsqu’il 
fut montĂ© sur le trĂŽne. 

Ce fut aux habiles mesures observĂ©es par le vizir Khodjah djihĂąn, 

en construisant le kiosque qui s’écroula sur Toghlok, ainsi que nous 
l’avons rapportĂ©, qu’il dut la considĂ©ration dont il jouissait auprĂšs de 
Mohammed et la prĂ©dilection que celui-ci lui tĂ©moignait. Personne, 
soit vizir ou autre, n’approchait de lui sous le rapport de l’estime oĂč le 
tenait le sultan, et n’atteignait le rang dont il Ă©tait en possession prĂšs 
de ce prince. 

 

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813

  Son mausolĂ©e existe toujours au sud de Tughlukabad. Certaines sources in-

diennes racontent cet incident d’une maniĂšre plus allusive, mais la version 
d’Ibn BattĂ»ta semble prĂ©valoir. 

814

  Voir p. 356. 

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Ibn BattĂ»ta — Voyages 

336 

 

II. De La Mecque aux steppes russes et Ă  l’Inde 

 

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Ibn BattĂ»ta — Voyages 

337 

 

II. De La Mecque aux steppes russes et Ă  l’Inde 

 

7. Le bon et le mauvais gouvernement  

de Muhammad bin Tughluk 

 

 

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H

ISTOIRE DU SULTAN 

A

BOUL

’M

ODJÂHID 

M

OHAMMED CHÂH

,

 FILS DU 

SULTAN 

G

HIYÂTH EDDÎN 

T

OGHLOK CHÂH

,

 ROI DE L

’I

NDE ET DU 

S

IND

,

 Ă€ 

LA COUR DUQUEL NOUS NOUS RENDÎMES 

 

Lorsque le sultan Toghlok fut mort, son fils Mohammed s’empara 

du royaume, sans rencontrer d’adversaire ni de rebelle. Nous avons dit 
ci-dessus que son nom Ă©tait Djaounah ; mais, quand il fut devenu roi, 
il se fit appeler Mohammed et fut surnommĂ© Abou’l ModjĂąhid 

815

Tout ce que j’ai rapportĂ© touchant l’histoire des sultans de l’Inde, j’en 
ai Ă©tĂ© informĂ© et je l’ai appris, au moins pour la plus grande partie, de 
la bouche du cheĂŻkh CamĂąl eddĂźn, fils de BorhĂąn eddĂźn, de Ghaz-
nah 

816

, kĂądhi des kĂądhis. Quant aux aventures de ce roi-ci, la plupart 

sont au nombre de ce que j’ai vu durant mon sĂ©jour dans ses États. 

p403

 

P

ORTRAIT DE CE ROI 

 

Mohammed est de tous les hommes celui qui aime davantage Ă  

faire des cadeaux et aussi Ă  rĂ©pandre le sang. Sa porte voit toujours 
prĂšs d’elle quelque fakĂźr 

817

 qui devient riche, ou quelque ĂȘtre vivant 

qui est mis Ă  mort. Ses traits de gĂ©nĂ©rositĂ© et de bravoure, et ses 

                                           

815

 Le PĂšre des guerriers contre les infidĂšles. Les sultans de Dihli avaient imitĂ© les 

titres royaux des Ghaznevides et des Ghurides. Iletmish, Balban et Ghiyath al-
din Tughluk s’étaient fait appeler Abu’l Muzaffar (le PĂšre des victorieux). 
Toutefois, sur les monnaies de Muhammad Tughluk on trouve la mention : 
« al-Mudjahid fi sabi » (le guerrier de la cause de Dieu). 

816

  Voir chap. 6, n. 1. 

817

  Ici dans le sens de pauvre. 

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Ibn BattĂ»ta — Voyages 

338 

 

II. De La Mecque aux steppes russes et Ă  l’Inde 

exemples de cruautĂ© et de violence envers les coupables, ont obtenu 
de la cĂ©lĂ©britĂ© parmi le peuple. MalgrĂ© cela, il est le plus humble des 
hommes et celui qui montre le plus d’équitĂ© ; les cĂ©rĂ©monies de la re-
ligion sont observĂ©es Ă  sa cour ; il est trĂšs sĂ©vĂšre en ce qui regarde la 
priĂšre et le chĂątiment qui suit son inexĂ©cution. Il est au nombre des 
rois dont la fĂ©licitĂ© est grande, et dont les heureux succĂšs dĂ©passent ce 
qui est ordinaire ; mais sa qualitĂ© dominante, c’est la gĂ©nĂ©rositĂ©. Nous 
raconterons, parmi les traits de sa libĂ©ralitĂ©, des merveilles dont les 
semblables n’ont Ă©tĂ© rapportĂ©es d’aucun des princes qui l’ont prĂ©cĂ©dĂ©. 
J’atteste Dieu, ses anges et ses prophĂštes que tout ce que je dirai de sa 
munificence extraordinaire est la vĂ©ritĂ© sĂ»re. Il me suffit de Dieu pour 
tĂ©moin. Je sais qu’une portion de ce que je raconterai en ce genre ne 
sera pas admise dans l’esprit de beaucoup d’individus, et qu’ils la 
comprendront parmi ce qui est impossible dans l’ordre habituel des 
choses. Mais, quand il s’agit d’un Ă©vĂ©nement que j’ai vu de mes yeux, 
dont j’ai connu la rĂ©alitĂ©, dans lequel j’ai pris une grande part, je ne 
puis faire autrement que de dire la vĂ©ritĂ© 

818

. D’ailleurs, la majeure 

partie de ces faits est rendue constante par la tradition orale dans les 
pays de l’Orient. 

p404

 

D

ES PORTES DU PALAIS DE CE SULTAN

,

 DE SA SALLE D

’

AUDIENCE 

 

ET DE L

’

ORDRE SUIVI EN CES LIEUX  

 

Le palais du sultan, Ă  Dihly, est appelĂ© DĂąr SĂ©rĂą 

819

 et a un grand 

nombre de portes. A la premiĂšre se tiennent une troupe d’hommes 
prĂ©posĂ©s Ă  sa garde ; les joueurs de clairon, de trompette et de fifre 
sont assis en cet endroit, et quand il arrive un Ă©mir ou un grand per-
sonnage ils jouent de leur instrument et disent, dans les intervalles de 
ce concert : « Un tel est venu, un tel est venu. Â» Il en est de mĂȘme Ă  la 

                                           

818

  C’est cette partie du rĂ©cit qui a Ă©tĂ© la plus contestĂ©e par ses contemporains de 

la cour de Fez, d’aprùs les dires d’Ibn Khaldoun c’est pour cela que notre au-
teur prend ses prĂ©cautions, en se rĂ©fĂ©rant Ă  la tradition orale qui est la plus va-
lable dans la sociĂ©tĂ© islamique. 

819

  Ce palais est un des rares monuments de l’époque de Muhammad Tughluk 

dont des traces subsistent Ă  l’emplacement de la quatriĂšme ville de Dihli, ap-
pelĂ©e Djahanpenah (voir chap. 5, n. 83), prĂšs du village actuel de Begampur. Il 
s’appelle Bidjay Mandal et correspond aux restes du Kasr-i Hezar Situn (le 
Palais aux mille colonnes), qui serait la salle d’audience du palais citĂ©e par Ibn 
BattĂ»ta. 

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Ibn BattĂ»ta — Voyages 

339 

 

II. De La Mecque aux steppes russes et Ă  l’Inde 

seconde et Ă  la troisiĂšme porte. En dehors de la premiĂšre, il y a des 
estrades, sur lesquelles s’asseyent les bourreaux qui sont chargĂ©s de 
tuer les gens. C’est la coutume chez ce peuple, toutes les fois que le 
sultan a ordonnĂ© de tuer un homme, qu’il soit massacrĂ© Ă  la porte de la 
salle d’audience 

820

 et que son corps y reste trois jours. Entre les deux 

portes, la premiĂšre et la seconde, il y a un grand vestibule, de chaque 
cĂŽtĂ© duquel sont des estrades en pierre de taille, oĂč s’asseyent les 
hommes de faction parmi les gardiens des portes. Quant Ă  la seconde 
de ces deux portes, les portiers chargĂ©s de sa garde y prennent place. 
Entre elle et la troisiĂšme, il y a une grande estrade oĂč siĂšge le nakĂźb en 
chef 

821

 ; il a devant lui une massue d’or, qu’il prend dans sa main, et 

sur sa tĂȘte il porte une tiare d’or incrustĂ©e de pierreries et surmontĂ©e 
de plumes de paon 

822

, Les nakßbs se tiennent devant lui, coiffés cha-

cun d’une calotte dorĂ©e, les reins serrĂ©s par une riche ceinture, et 

p405

 

tenant dans la main un fouet, dont la poignĂ©e est d’or ou d’argent. 

Cette seconde porte aboutit Ă  une trĂšs grande salle d’audience 

823

 

oĂč s’asseyent les sujets. Quant Ă  la troisiĂšme porte, elle est pourvue 
d’estrades, oĂč se placent les Ă©crivains de la porte. Une des coutumes 
de ce peuple, c’est que personne n’entre par cette porte, Ă  moins que 
le sultan ne l’ait dĂ©signĂ© pour cela. Il fixe, pour chaque individu, un 
certain nombre de ses compagnons et de ses gens qui entrent avec lui. 
Toutes les fois que quelqu’un se prĂ©sente Ă  cette porte, les secrĂ©taires 
Ă©crivent : « Un tel est venu Ă  la premiĂšre heure ou Ă  la seconde Â», et 
ainsi de suite, jusqu’à la fin du jour. Le sultan prend connaissance de 
ce rapport aprĂšs la derniĂšre priĂšre du soir. Les Ă©crivains tiennent note 
aussi de tout ce qui arrive Ă  la porte ; des fils de rois 

824

. Ont été dési-

gnĂ©s pour transmettre au sultan tout ce qu’ils Ă©crivent. 

Une autre coutume des Indiens, c’est que quiconque s’abstient de 

paraĂźtre au palais du sultan 

825

 pendant trois jours et plus, soit qu’il ait 

                                           

820

  Le mot arabe 

mashwar

 ici utilisĂ© indique probablement l’ensemble du palais. 

821

  Ici probablement le chef des huissiers. 

822

  Coiffure empruntĂ©e aux Hindous. 

823

  Ici le mot mashwar est rĂ©utilisĂ© pour indiquer apparemment une antichambre. 

824

  Le  terme 

malik

 (roi) correspondait Ă  l’époque Ă  un titre honorifique accordĂ© 

aux grands serviteurs de l’empire. Il n’implique ni l’exercice du pouvoir ni 
l’appartenance Ă  la famille impĂ©riale. 

825

  Parmi les grands de l’empire bien entendu. 

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Ibn BattĂ»ta — Voyages 

340 

 

II. De La Mecque aux steppes russes et Ă  l’Inde 

une excuse ou non, ne passe pas cette porte par la suite, si ce n’est 
avec la permission du souverain. S’il a quelque excuse, telle qu’une 
maladie ou un autre empĂȘchement, il fait offrir au souverain un ca-
deau choisi parmi les objets qu’il lui convient de prĂ©senter Ă  ce mo-
narque. C’est ainsi qu’en usent Ă©galement ceux qui arrivent de 
voyage. Le lĂ©giste offre un Coran, des livres et des dons semblables ; 
le fakĂźr, un tapis Ă  prier, un chapelet, un cure-dents ou des objets du 
mĂȘme genre. Les Ă©mirs et leurs pareils prĂ©sentent des chevaux, des 
chameaux et des armes. 

Cette troisiĂšme porte aboutit Ă  la salle d’audience, 

p406

 vaste et im-

mense, que l’on appelle HezĂąr OusthoĂ»n 

826

, ce qui veut dire les Mille 

Colonnes. Ces colonnes sont de bois vernissĂ©, et elles supportent une 
toiture de planches, peintes de la maniĂšre la plus admirable. Les gens 
s’asseyent au-dessous, et c’est dans cette salle que le sultan donne ses 
audiences solennelles. 

 

D

E L

’

ORDRE OBSERVÉ PAR LE SULTAN DANS SES AUDIENCES 

 

La plupart de ses audiences ont lieu aprĂšs la priĂšre de quatre heures 

du soir ; mais souvent il en donne au commencement de la journĂ©e. Il 
siĂšge sur une estrade tendue d’étoffes de couleur blanche et surmontĂ©e 
d’un trĂŽne ; un grand coussin est placĂ© derriĂšre son dos ; il a Ă  sa 
droite un autre coussin et un troisiĂšme Ă  sa gauche. Il s’assied Ă  la 
maniĂšre de l’homme qui veut rĂ©citer le 

téchehhud

, ou profession de 

foi musulmane, pendant la priĂšre. C’est ainsi que s’asseyent tous les 
habitants de l’Inde. Quand le sultan est assis, le vizir se tient debout 
devant lui, les secrétaires se placent derriÚre le vizir, et les chambel-
lans derriĂšre les secrĂ©taires. Le chef suprĂȘme des chambellans est FĂź-
roĂ»z MĂ©lic, cousin germain du sultan et son lieutenant 

827

. C’est celui 

des chambellans qui approche le plus prĂšs du sultan. AprĂšs lui vient le 
chambellan particulier, qui est lui-mĂȘme suivi de son substitut, de 
l’intendant du palais et de son lieutenant, de deux dignitaires appelĂ©s 
l’un 

la gloire

 et l’autre 

le chef des chambellans

, et des personnes pla-

cĂ©es sous leurs ordres. 

                                           

826

  Hezar Situn (voir n. 10 ci-dessus). 

827

  Et Ă©galement son successeur (1351-1388). 

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Ibn BattĂ»ta — Voyages 

341 

 

II. De La Mecque aux steppes russes et Ă  l’Inde 

Les nakübs, au nombre d’environ cent, viennent aprùs les chambel-

lans. Lorsque le sultan s’assied, les uns et les autres crient de leur voix 
la plus forte : « Au nom de Dieu. Â» Ensuite se place debout, derriĂšre le 
sultan, le grand roi KaboĂ»lah 

828

, tenant dans sa main un Ă©mouchoir 

p407

 avec lequel il chasse les mouches. Cent 

silahdĂąrs 

829

 se tiennent 

debout Ă  la droite du sultan, et un pareil nombre Ă  sa gauche. Ils ont 
dans leurs mains des boucliers, des Ă©pĂ©es et des arcs. A droite et Ă  
gauche, sur toute la longueur de la salle d’audience, sont placĂ©s : le 
kĂądhi des kĂądhis ; le prĂ©dicateur en chef ; les autres kĂądhis ; les prin-
cipaux lĂ©gistes 

; les principaux descendants de Mahomet 

; les 

cheĂŻkhs 

830

, les frĂšres et beaux-frĂšres du sultan ; les principaux Ă©mirs ; 

les chefs des 

illustres

, c’est-Ă -dire des Ă©trangers 

831

 ; les gĂ©nĂ©raux 

832

On amĂšne ensuite soixante chevaux, sellĂ©s et bridĂ©s avec les har-

nais impĂ©riaux ; parmi eux il y en a qui portent les insignes du khalifat 
ce sont ceux dont les brides et les sangles sont de soie noire et dorĂ©e ; 
il y en a qui ont les mĂȘmes objets en soie blanche et dorĂ©e ; le sultan, 
seul, monte des chevaux ainsi équipés. On tient la moitié de ces che-
vaux Ă  droite et l’autre moitiĂ© Ă  gauche, de maniĂšre que le sultan 
puisse les voir. Puis on amĂšne cinquante Ă©lĂ©phants dĂ©corĂ©s d’étoffes 
de soie et d’or ; leurs dĂ©fenses sont recouvertes de fer, afin qu’elles 
soient plus propres Ă  tuer les coupables. Sur le cou de chaque Ă©lĂ©phant 
se tient son cornac, ayant Ă  la main une sorte de hache d’armes de fer, 
avec laquelle il chĂątie sa bĂȘte et la fait se diriger selon ce qu’on exige 
d’elle. Chaque Ă©lĂ©phant a sur son dos une espĂšce de grande boĂźte, qui 
peut contenir vingt combattants, plus ou moins, d’aprĂšs la grosseur de 
l’animal et la grandeur de son corps. Quatre Ă©tendards sont fixĂ©s aux 
angles de cette boĂźte. Ces Ă©lĂ©phants sont dressĂ©s Ă  saluer le sultan et Ă  
incliner leurs tĂȘtes, et, lorsqu’ils saluent, les chambellans disent Ă  
haute voix : « Au nom de Dieu ! Â» On les fait aussi se tenir, moitiĂ© Ă  
droite, moitiĂ© Ă  gauche, derriĂšre les personnes qui sont debout. 

p408

                                           

828

  Un certain Malik Qabul Ă©tait gouverneur de Warangal, la capitale de Telinga-

na, en 1335. 

829

  Mot persan dĂ©signant un corps de garde. 

830

  Probablement les cheĂŻkhs des corporations soufis, qui Ă©taient trĂšs puissantes 

dans la capitale. 

831

  Voir plus haut p. 326. 

832

  Le terme arabe ca’id utilisĂ© englobe aussi probablement les hauts fonctionnai-

res non militaires. 

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Ibn BattĂ»ta — Voyages 

342 

 

II. De La Mecque aux steppes russes et Ă  l’Inde 

Tous ceux qui arrivent, d’entre les gens dĂ©signĂ©s pour rester de-

bout, soit Ă  droite, soit Ă  gauche, font une salutation prĂšs du lieu oĂč se 
tiennent les chambellans. Ceux-ci disent : « Au nom de Dieu ! Â» et 
l’élĂ©vation du ton de leur voix est proportionnĂ©e Ă  la grandeur de la 
renommĂ©e de celui qui salue. Lorsqu’il a flĂ©chi le genou, il retourne Ă  
sa place, Ă  la droite ou Ă  la gauche, et ne la dĂ©passe jamais. Si c’est un 
Indien idolĂątre qui salue, les chambellans et les nakĂźbs lui disent : 
« Que Dieu te guide ! Â» Les esclaves du sultan se tiennent debout der-
riĂšre tout le monde, ayant dans leurs mains des boucliers et des Ă©pĂ©es, 
et il n’est possible Ă  personne de se mĂȘler parmi eux, si ce n’est en 
passant devant les chambellans qui sont debout devant l’empereur. 

 

D

E L

’

ADMISSION DES Ă‰TRANGERS ET DES PORTEURS DE CADEAUX 

 

EN PRÉSENCE DU SULTAN 

 

S’il se trouve Ă  la porte quelqu’un qui vienne pour offrir au sultan 

un prĂ©sent, les chambellans entrent chez ce prince dans l’ordre hiĂ©rar-
chique. L’émir chambellan les prĂ©cĂšde, son substitut marche derriĂšre 
lui 

; puis viennent le chambellan particulier et son substitut, 

l’intendant du palais et son supplĂ©ant, le chef des chambellans et le 
principal chambellan. Ils font une salutation dans trois endroits diffĂ©-
rents, et annoncent au sultan quelle est la personne qui attend Ă  la 
porte. Lorsqu’il leur a ordonnĂ© de l’amener, ils placent le prĂ©sent 
qu’elle apporte dans les mains d’individus qui doivent se tenir debout 
avec le cadeau devant l’assistance, afin que le sultan puisse le voir. Le 
prince mande alors celui qui l’offre, et ce dernier salue trois fois avant 
d’arriver devant lui ; puis il fait une salutation prĂšs de l’endroit oĂč se 
tiennent les chambellans. Si c’est un homme considĂ©rable, il se tient 
debout sur la mĂȘme ligne que l’émir chambellan ; sinon, il se met der-
riĂšre lui. Le sultan lui adresse lui-mĂȘme la parole de la maniĂšre la plus 
gracieuse et lui souhaite la bienvenue. Si cet homme est du nombre de 
ceux qui mĂ©ritent de la considĂ©ration, le sultan 

p409

 lui prend la main 

ou il l’embrasse et demande quelque portion de son prĂ©sent. On 
l’expose devant lui et, s’il se compose d’armes ou d’étoffes, il les 
tourne dans tous les sens et témoigne son approbation, afin de raffer-
mir l’esprit du donateur, de l’enhardir et de lui montrer de la sollici-
tude. Il lui accorde un vĂȘtement d’honneur et lui assigne une somme 

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Ibn BattĂ»ta — Voyages 

343 

 

II. De La Mecque aux steppes russes et Ă  l’Inde 

d’argent pour se laver la tĂȘte, selon la coutume des Indiens en pareille 
circonstance, le tout en proportion de ce que mĂ©rite le donateur. 

 

D

E LA MANIÈRE DONT ON PRÉSENTE AU SULTAN 

 

LES CADEAUX DE SES AGENTS  

 

Lorsque les agents arrivent portant les dons et les richesses amas-

sĂ©es au moyen d’impĂŽts des diffĂ©rentes provinces, ils font des vases 
d’or et d’argent, tels que des bassins, des aiguiĂšres et autres. Ils font 
aussi, en or et en argent, des morceaux qui ont la forme de briques et 
qu’on appelle 

khicht 

833

. Les 

farrĂąchs 

834

 ou valets, qui sont les escla-

ves du sultan, se tiennent debout en un seul rang, et ils ont Ă  la main 
les prĂ©sents, chacun d’eux portant une piĂšce sĂ©parĂ©e. AprĂšs cela, on 
fait avancer les Ă©lĂ©phants, s’il s’en trouve dans le cadeau, puis les 
chevaux sellĂ©s et bridĂ©s, ensuite les mulets, et enfin les chameaux 
chargĂ©s des tributs. 

Je vis une fois le vizir Khodjah DjihĂąn offrir un prĂ©sent au sultan, 

qui revenait de Daoulet AbĂąd. Il alla Ă  sa rencontre jusqu’à l’extĂ©rieur 
de la ville de BiyĂąnah 

835

 et fit porter le cadeau devant le monarque 

dans l’ordre que nous avons dĂ©crit. Parmi les objets offerts dans cette 
circonstance, je remarquai un vase de porcelaine rempli 

p410

 de rubis, 

un autre rempli d’émeraudes et un troisiĂšme plein de perles magnifi-
ques. Cela se passait en prĂ©sence de HĂądji CĂąoun 

836

, cousin germain 

du sultan AboĂ» Sa’üd, roi de l’IrĂąk. Le souverain de l’Inde lui donna 
une partie de ce cadeau, comme nous le dirons plus tard en dĂ©tail, s’il 
plaĂźt au Dieu trĂšs haut. 

 

                                           

833

  Terme persan. 

834

  LittĂ©ralement, les prĂ©posĂ©s au nettoyage, qui par ailleurs, n’étaient pas obliga-

toirement des esclaves. 

835

  Bayana, dans le district de Bharatpur, Ă  cent vingt miles au sud de Dihli. Elle 

sera visitĂ©e par Ibn BattĂ»ta (voir t. III, p. 153). 

836

  Voir plus loin n. 61. 

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Ibn BattĂ»ta — Voyages 

344 

 

II. De La Mecque aux steppes russes et Ă  l’Inde 

D

E LA SORTIE DU SULTAN LORS DES DEUX PRINCIPALES FÊTES 

 

ET DE CE QUI SE RATTACHE À CE SUJET 

 

Le soir qui prĂ©cĂšde la fĂȘte, le sultan fait cadeau de vĂȘtements aux 

rois ou grands dignitaires, aux favoris, aux chefs du royaume, aux per-
sonnages illustres ou Ă©trangers, aux secrĂ©taires, aux chambellans, aux 
officiers, aux gouverneurs, de mĂȘme qu’aux serviteurs et aux messa-
gers. Au matin de la fĂȘte, on orne tous les Ă©lĂ©phants avec de la soie, de 
l’or et des pierres prĂ©cieuses. Seize de ces animaux ne sont montĂ©s par 
personne, et ils sont seulement rĂ©servĂ©s pour le sultan. On Ă©lĂšve sur 
ceux-ci seize 

tchetrs

 ou parasols de soie, incrustĂ©s de pierres prĂ©cieu-

ses, et dont les manches sont en or pur. Chacun de ces Ă©lĂ©phants porte, 
de plus, un coussin de soie, enrichi de pierres prĂ©cieuses. Le souverain 
monte un de ces Ă©lĂ©phants, et l’on porte devant lui la 

ghĂąchiyah 

837

c’est-Ă -dire la housse qui recouvre la selle du sultan ; elle est incrustĂ©e 
des pierres les plus prĂ©cieuses. 

Devant le monarque marchent Ă  pied ses serviteurs et ses esclaves, 

chacun d’eux ayant sur la tĂȘte une calotte d’or 

838

, et autour des han-

ches une ceinture Ă©galement d’or, que quelques-uns enrichissent de 
pierres prĂ©cieuses. Les officiers, au nombre d’environ trois cents, 
marchent 

p411

 aussi Ă  pied devant le sultan ; ils portent sur leur tĂȘte un 

bonnet haut en or, ont autour des reins une ceinture d’or, et Ă  leur 
main un fouet, dont le manche est en or. On remarque, montĂ©s sur des 
Ă©lĂ©phants : le grand juge Sadr AldjihĂąn CamĂąl eddĂźn AlghaznĂ©ouy, le 
grand juge Sadr AldjihĂąn NĂąssir eddĂźn AlkhĂąrezmy 

839

, et tous les au-

tres juges ; il en est ainsi des principaux personnages illustres, parmi 
les Khorùçùniens, les IrĂąkiens, les Syriens, les Égyptiens et les Barba-
resques. Tous ceux-ci sont pareillement montĂ©s sur des Ă©lĂ©phants. Il 
est Ă  noter que tous les Ă©trangers sont nommĂ©s Khorùçùniens par les 
peuples de l’Inde. Les muezzins montent aussi sur des Ă©lĂ©phants, et ne 
cessent de crier : « Dieu est tout-puissant ! » 

Telle est la disposition qu’on observe quand le sultan sort de la 

porte du chĂąteau. Il est attendu par toutes les troupes, chaque com-

                                           

837

  Coutume introduite depuis les Seldjukides comme symbole de la royautĂ©. 

838

  Le terme 

aqruf

 utilisĂ© indique un haut chapeau de forme conique. 

839

  Ces deux personnages – le premier est l’informateur historique d’Ibn BattĂ»ta – 

sont citĂ©s plusieurs fois dans le texte, mais ils ne sont pas connus par ailleurs. 

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Ibn BattĂ»ta — Voyages 

345 

 

II. De La Mecque aux steppes russes et Ă  l’Inde 

mandant Ă©tant Ă  la tĂȘte de son corps, sĂ©parĂ© des autres, et ayant avec 
lui ses tambours et ses drapeaux. Le souverain s’avance, prĂ©cĂ©dĂ© par 
les gens Ă  pied que nous avons mentionnĂ©s ; devant ceux-ci marchent 
les juges et les muezzins, qui proclament les louanges de l’Être su-
prĂȘme. DerriĂšre le sultan se voient ses 

mĂ©rĂątibs 

840

 : ce sont les dra-

peaux, les tambours, les cors, les trompettes et les hautbois. Viennent 
aprĂšs cela toutes les personnes qui sont dans son intimitĂ© ; Ă  leur suite, 
le frĂšre du monarque MobĂąrec khĂąn 

841

, avec ses insignes et ses trou-

pes ; puis le neveu du sultan, BehrĂąm khĂąn 

842

, avec ses insignes et ses 

troupes ; le cousin du sultan, le roi FĂźroĂ»z 

843

, avec ses insignes et ses 

troupes ; le vizir, avec ses insignes et ses troupes ; le roi ModjĂźr, 

p412

 

fils de Dhoû’rrĂ©dja 

844

, avec ses insignes et ses troupes le grand roi 

KaboĂ»lah 

845

, avec ses insignes et ses troupes. Celui-ci est fort estimĂ© 

du sultan ; il occupe un rang trĂšs Ă©levĂ© et possĂšde d’immenses riches-
ses. J’ai Ă©tĂ© informĂ© par le personnage qui tient ses registres, ou son 
intendant, et qui est connu sous la dĂ©nomination de l’Homme de 
confiance du royaume, ’AlĂą eddĂźn ’Aly almisry, appelĂ© aussi Ibn Ac-
chĂ©rĂąbichy 

846

, ou le fils du marchand de bonnets que la dĂ©pense de 

KaboĂ»lah, de ses serviteurs, ainsi que le total de leurs salaires, 
s’élevait Ă  trente-six lacs par an, c’est-Ă -dire trente-six fois cent mille 
dĂźnĂąrs d’argent, ou trois millions six cent mille piĂšces d’argent. AprĂšs 
KaboĂ»lah viennent dans le cortĂšge le roi NocbĂŻah 

847

, avec ses insi-

gnes et ses troupes ; le roi Boghrah, avec ses insignes et ses troupes ; 
le roi Mokhliss, avec ses insignes et ses troupes, et le roi Kothb al-
moulc 

848

 avec ses insignes et ses troupes. Tous les individus que nous 

                                           

840

  Insignes. 

841

  Inconnu par ailleurs. 

842

  Connu comme fils adoptif de Ghiyath al-din Tughluk et nommĂ© gouverneur de 

l’est du Bengale aprĂšs l’expĂ©dition de 1324 (voir chap. 6, n. 82 et 83). Il mou-
rut dans ce poste en 1338-1339. 

843

  Voir ci-dessus n. 13. 

844

  Mudjir al-din bin Abi Radja, chargĂ© de rĂ©primer la rĂ©volte de Gushtashp en 

1326 (voir t. III, p. 70). 

845

  Voir ci-dessus n. 14. 

846

  Du persan 

serpush 

: bonnet. 

847

  Malik Nikpay, chef du secrĂ©tariat qui sera chargĂ© de l’expĂ©dition aux Hima-

layas (voir t. III, p. 75). 

848

  Il s’agit peut-ĂȘtre du mĂȘme personnage que le gouverneur de Multan citĂ© plus 

haut p. 339. 

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Ibn BattĂ»ta — Voyages 

346 

 

II. De La Mecque aux steppes russes et Ă  l’Inde 

venons de nommer sont les principaux Ă©mirs, qui ne quittent jamais le 
sultan. Ils montent Ă  cheval avec lui le jour de la fĂȘte, avec leurs insi-
gnes, tandis que les autres Ă©mirs en sont privĂ©s. Toutes les personnes 
qui montent Ă  cheval dans cette solennitĂ© sont revĂȘtues de leurs cui-
rasses, et leurs montures sont caparaçonnĂ©es. La plupart de ces gens 
sont des esclaves du monarque. 

Lorsque le sultan est arrivĂ© Ă  la porte de l’oratoire, il s’arrĂȘte, et 

ordonne aux juges, aux principaux Ă©mirs et aux plus notables des per-
sonnages illustres d’entrer. Il descend aprĂšs cela de sa monture, et 
l’imĂąm prie et prĂȘche. S’il s’agit de la fĂȘte des Sacrifices, le sultan 
amĂšne un chameau et l’égorge avec une lance courte, qu’on 

p413

 ap-

pelle dans l’Inde 

nĂźzeh

, il a soin de recouvrir ses habits d’une serviette 

de soie, pour se garantir du sang. Cette cérémonie accomplie, il re-
monte sur l’élĂ©phant et retourne Ă  son palais. 

 

D

E LA SÉANCE QUE TIENT LE SULTAN LE JOUR DE LA FÊTE

,

 DU TRÔNE 

PRINCIPAL ET DE LA PLUS GRANDE CASSOLETTE 

 

Le jour de la fĂȘte on recouvre tout le chĂąteau de tapis et on l’orne 

de la maniĂšre la plus somptueuse. On Ă©lĂšve, sur tout l’espace du lieu 
de l’audience, la 

bĂąrgah 

849

, qui ressemble Ă  une immense tente. Elle 

est soutenue par de nombreuses et grosses colonnes, et est entourĂ©e de 
tous cÎtés par des coupoles ou pavillons. On forme des arbres artifi-
ciels avec de la soie de diffĂ©rentes couleurs, et oĂč les fleurs sont aussi 
imitĂ©es. On les distribue en trois rangĂ©es dans toute la salle 
d’audience, et l’on place partout, entre ces arbres, des estrades d’or, 
surmontĂ©es d’un coussin recouvert de sa housse. Le trĂŽne magnifique 
est dressĂ© sur le devant de la salle ; il est entiĂšrement en or pur, et les 
pieds en sont incrustĂ©s de pierres prĂ©cieuses ; il a de hauteur vingt-
trois empans, et de targur, moitiĂ© environ. Il est composĂ© de plusieurs 
piĂšces, qui se joignent ensemble et forment un tout. Chacune de ces 
piĂšces est portĂ©e par plusieurs hommes, Ă  cause de la pesanteur de 
l’or. On place sur le trĂŽne le coussin, et l’on Ă©lĂšve sur la tĂȘte du sultan 
le parasol incrustĂ© de pierres prĂ©cieuses. Quand le monarque monte 
sur son trĂŽne, les chambellans et les officiers crient Ă  haute voix : 

                                           

849

  Voir chap. 3, n. 65. 

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Ibn BattĂ»ta — Voyages 

347 

 

II. De La Mecque aux steppes russes et Ă  l’Inde 

« Au nom de Dieu ! Â» Alors les assistants s’avancent pour saluer le 
souverain, en commençant par les juges, les prĂ©dicateurs, les savants, 
les nobles et les cheĂŻkhs ; puis viennent les frĂšres du sultan, ses pro-
ches parents, ses beaux-frĂšres ou alliĂ©s et les personnages illustres. 
Ensuite le vizir, les commandants des troupes, les cheĂŻkhs des escla-
ves et les notables de l’armĂ©e. Ils 

p414

 saluent tous sĂ©parĂ©ment, l’un 

aprĂšs l’autre, sans presse et sans foule. 

C’est l’usage, au jour de la fĂȘte, que chaque personne qui a Ă©tĂ© gra-

tifiĂ©e du revenu de quelque village apporte des piĂšces d’or, envelop-
pĂ©es dans un lambeau d’étoffe, sur lequel elle Ă©crit son nom, et qu’elle 
jette dans un bassin d’or, prĂ©parĂ© Ă  cet effet. On amasse ainsi une 
somme considérable, que le sultan donne à qui lui plaßt. Les saluta-
tions accomplies, on dispose les mets pour les assistants, suivant le 
rang de chacun de ceux-ci. 

On monte dans ce jour la grande cassolette, qui ressemble Ă  une 

tour ; elle est en or pur et composĂ©e de diverses piĂšces qu’on joint Ă  
volontĂ©. Il faut plusieurs hommes pour transporter chacune de ses par-
ties. Dans son intĂ©rieur se trouvent trois cellules oĂč entrent les hom-
mes chargĂ©s de rĂ©pandre les parfums ; ils allument le bois appelĂ© 

ka-

mĂąry 

850

 ainsi que le 

kĂąkouly 

851

, l’ambre gris et le benjoin, de façon 

que la vapeur de ces matiĂšres remplit toute la salle d’audience. De 
jeunes garçons tiennent Ă  la main des barils d’or et d’argent, remplis 
d’eau de roses, et d’eau de fleurs d’oranger, qu’ils rĂ©pandent Ă  profu-
sion sur les assistants. 

Le trĂŽne et la cassolette dont nous avons parlĂ© ne sont tirĂ©s du trĂ©-

sor qu’à l’occasion des deux grandes fĂȘtes seulement. Les jours des 
autres solennitĂ©s, le sultan s’assied sur un trĂŽne d’or infĂ©rieur au pre-
mier. On dresse alors un salle d’audience Ă©loignĂ©e 

852

, pourvue de 

trois portes, et le sultan prend place Ă  l’intĂ©rieur. A la premiĂšre porte 
se tient debout ’ImĂąd almoulc SertĂźz 

853

, Ă  la seconde le roi NocbĂŻah, 

                                           

850

  De Qamar, c’est-Ă -dire Khmer, le Cambodge. 

851

  De Qaqula, en Malaisie. Les deux seront dĂ©crits au t. III. 

852

  Gibb traduit « haute ». 

853

  CitĂ© plus haut comme gouverneur du Sind. Il fut par ta suite gouverneur 

d’Elichpur dans le Deccan et se tua au cours de la grande rĂ©volte de cette rĂ©-
gion en 1347. 

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Ibn BattĂ»ta — Voyages 

348 

 

II. De La Mecque aux steppes russes et Ă  l’Inde 

et Ă  la troisiĂšme Yoûçuf Boghrah. A droite et Ă  gauche se tiennent de-
bout les chefs des esclaves Ă©cuyers ou porte-Ă©pĂ©es ; la foule se tient 
pareillement debout, suivant le rang de chacun. 

p415

L’inspecteur de cette salle d’audience est le roi Thaghal, qui porte 

Ă  la main une baguette d’or : son substitut en porte une d’argent, et, 
tous les deux, ils placent les assistants et forment les files. Le vizir et 
les secrĂ©taires sont debout, ainsi que les chambellans et les officiers. 

Puis viennent les musiciennes et les danseuses, et d’abord les filles 

des rois indiens infidĂšles qu’on a fait captives dans cette annĂ©e-lĂ . El-
les chantent et dansent, et le sultan les donne aux Ă©mirs et aux person-
nages illustres. AprĂšs elles, arrivent les autres filles des infidĂšles, qui 
chantent aussi et dansent, et que le sultan donne Ă  ses frĂšres, Ă  ses pro-
ches parents, Ă  ses beaux-frĂšres et aux fils des rois. Cette sĂ©ance se 
tient aprĂšs la priĂšre de l’aprĂšs-midi. Le souverain tient une autre 
sĂ©ance le lendemain de la fĂȘte, Ă  la mĂȘme heure, et en suivant les mĂȘ-
mes dispositions. Les chanteuses viennent, elles chantent et dansent, 
et il les donne aux chefs des esclaves. Le troisiĂšme jour, il marie ses 
proches parents, qui reçoivent ses bienfaits ; le quatriĂšme, il affranchit 
des hommes esclaves ; le cinquiĂšme, il affranchit des femmes escla-
ves ; le sixiĂšme, il marie ensemble des hommes et des femmes escla-
ves ; enfin le septiĂšme jour, il distribue de nombreuses aumĂŽnes. 

 

D

E L

’

ORDRE QU

’

ON OBSERVE QUAND LE SULTAN ARRIVE DE VOYAGE 

 

Lorsque le souverain est de retour de ses voyages, on orne les Ă©lĂ©-

phants, et l’on Ă©lĂšve sur seize d’entre eux seize parasols, dont les uns 
sont brochĂ©s d’or, et les autres enrichis de pierres prĂ©cieuses. On porte 
devant lui la 

ghĂąchiyah

, qui est la housse servant Ă  recouvrir la selle, 

et qui est incrustée des pierreries les plus fines. On construit des cou-
poles de bois partagĂ©es en plusieurs Ă©tages, et on les recouvre 
d’étoffes de soie. Dans chaque Ă©tage, on voit les jeunes esclaves chan-
teuses, revĂȘtues de trĂšs beaux habillements et de parures fort jolies ; 
quelques-unes parmi elles dansent. Dans le centre de 

p416

 toutes ces 

coupoles, il y a un rĂ©servoir immense, fait avec des peaux, et rempli 
d’essence de roses ou de sirop dissous dans de l’eau. Tout le monde, 
sans exception, peut en boire, les nationaux comme les Ă©trangers. 
Ceux qui en prennent reçoivent en mĂȘme temps les feuilles de bĂ©tel et 

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Ibn BattĂ»ta — Voyages 

349 

 

II. De La Mecque aux steppes russes et Ă  l’Inde 

la noix d’arec. L’espace qui sĂ©pare les pavillons est recouvert 
d’étoffes de soie, que foule la monture du sultan. Les murailles des 
rues par lesquelles le souverain doit passer sont ornĂ©es aussi d’étoffes 
de soie, depuis la porte de la ville jusqu’à celle du chĂąteau. Devant le 
monarque marchent ses esclaves, au nombre de plusieurs milliers ; la 
foule et les soldats sont par-derriĂšre. 

J’ai Ă©tĂ© prĂ©sent quelquefois Ă  son entrĂ©e dans la capitale, revenant 

de voyage. On avait dressé trois ou quatre petites balistes sur les élé-
phants. Elles lançaient sur les assistants des piĂšces d’argent et d’or 

854

 

que ceux-ci ramassaient. Cela commença au moment de l’entrĂ©e du 
sultan dans la ville, et dura jusqu’à son arrivĂ©e au chĂąteau. 

 

D

E LA DISPOSITION DU REPAS PRIVÉ 

 

Il y a deux sortes de repas dans le palais du sultan : celui des 

grands et celui du public. Quant au premier, c’est le repas oĂč mange le 
souverain ; et il a l’habitude de faire cela dans la salle d’audience, en 
compagnie des personnes prĂ©sentes. Ce sont : les Ă©mirs les plus inti-
mes, l’émir chambellan, cousin du monarque 

855

, ImĂąd almoulc SertĂźz, 

et l’émir 

madjlis

, ou chef d’assemblĂ©e. Outre ceux-ci, le sultan invite 

les individus qu’il veut anoblir ou honorer, parmi les personnages il-
lustres ou les principaux Ă©mirs, qui mangent ainsi avec lui. Il arrive 
quelquefois qu’il veut aussi honorer une des personnes 

p417

 qui se 

trouvent prĂ©sentes. Alors il prend un plat avec sa main, il y place un 
pain et le passe Ă  cette personne. Celle-ci le prend, le tient dans sa 
main gauche, et s’incline, en touchant la terre avec sa main droite. 
Souvent le souverain envoie quelque mets de ce repas Ă  un individu 
absent de l’audience. Celui-ci, en le recevant fait sa rĂ©vĂ©rence, Ă  
l’instar de l’individu prĂ©sent, et mange ce mets avec les gens qui se 
trouvent en sa compagnie. J’ai assistĂ© bien des fois Ă  ce repas privĂ©, et 
j’ai vu que le nombre de ceux qui y prenaient part Ă©tait d’environ 
vingt hommes. 

                                           

854

  Le texte dit « dinars et dirhams Â». Ibn BattĂ»ta ayant dĂ©fini le dinar indien 

comme une monnaie d’argent (chap. 5, n. 24) valant huit dirhams d’argent ma-
rocain, il s’agit donc de monnaies d’argent. 

855

  C’est-Ă -dire 

Firuz

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Ibn BattĂ»ta — Voyages 

350 

 

II. De La Mecque aux steppes russes et Ă  l’Inde 

 

D

E LA DISPOSITION DU REPAS COMMUN 

 

Les mets que l’on sert au public sont apportĂ©s des cuisines, et prĂ©-

cĂ©dĂ©s par les principaux officiers, qui crient : « Au nom de Dieu ! Â» 
Ceux-ci ont en tĂȘte leur chef, lequel tient dans sa main une massue 
d’or, et son substitut, qui en tient une d’argent. Lorsqu’ils ont franchi 
la quatriĂšme porte, et que ceux qui se trouvent dans la salle 
d’audience ont ainsi entendu leurs voix, ils se lĂšvent tous ensemble, et 
personne, si ce n’est le sultan, ne reste assis. Quand les mets sont po-
sĂ©s Ă  terre, les officiers se placent sur une seule ligne, le commandant 
Ă  leur tĂȘte, qui parle Ă  l’éloge du sultan, et fait son panĂ©gyrique. Il 
s’incline profondĂ©ment aprĂšs cela, tous les officiers l’imitent, de 
mĂȘme que tous les assistants, sans exception, grands et petits. L’usage 
est que, dĂšs qu’un individu entend la voix du chef des officiers dans 
cette circonstance, il s’arrĂȘte debout, s’il marchait, et garde sa place, 
s’il Ă©tait debout et arrĂȘtĂ©. Personne ne bouge, ni ne quitte sa place, 
jusqu’à ce que ledit personnage ait fini son discours. AprĂšs cela, son 
substitut parle d’une façon analogue Ă  la sienne ; puis il s’incline, et il 
est imité en ceci par les officiers et le public, qui saluent ainsi une se-
conde fois. Alors tout le monde s’assied. 

Les secrĂ©taires, placĂ©s Ă  la porte, Ă©crivent pour informer 

p418

 le sul-

tan de l’arrivĂ©e des aliments, bien que celui-ci le sache dĂ©jĂ . On donne 
le billet Ă  un enfant choisi parmi les fils des rois, et qui est chargĂ© spĂ©-
cialement de cette besogne ; il le remet au souverain, lequel, aprĂšs 
l’avoir lu, nomme ceux des principaux commandants qu’il charge de 
prĂ©sider Ă  l’arrangement des assistants et Ă  leur nourriture. Celle-ci 
consiste en pains, ressemblant plutĂŽt Ă  des gĂąteaux ; en viandes rĂŽ-
ties ; en pains ronds, fendus et remplis de pĂąte douce ; en riz, en pou-
lets, et en une sorte de hachis de viande. Nous avons parlĂ© prĂ©cĂ©dem-
ment de toutes ces choses et expliquĂ© leur distribution. 

En tĂȘte du banquet se placent les juges, les prĂ©dicateurs, les juris-

consultes, les nobles et les cheĂŻkhs. Viennent aprĂšs eux les parents du 
sultan, les principaux commandants et tout le public. Personne ne 
s’assied qu’à l’endroit qui lui a Ă©tĂ© destinĂ© ; de sorte qu’il n’y a parmi 
eux jamais de presse. Les assistants Ă©tant placĂ©s, arrivent les 

chorb-

dĂąrs

, qui sont les Ă©chansons ; ils tiennent Ă  la main des vases d’or, 

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Ibn BattĂ»ta — Voyages 

351 

 

II. De La Mecque aux steppes russes et Ă  l’Inde 

d’argent, d’airain et de verre remplis de sucre candi dissous dans 
l’eau : on boit cela avant de manger, et ensuite les chambellans 
s’écrient : Â« Au nom de Dieu ! » On commence alors le repas. Devant 
chaque personne, on place de tous les mets dont se compose le festin ; 
chacun les mange sĂ©parĂ©ment, et nul n’est servi dans le mĂȘme plat 
avec un autre individu. Le repas fini, on apporte une espĂšce de biĂšre 
dans des pots d’étain, et, le public l’ayant bue, les chambellans disent 
encore : « Au nom de Dieu ! Â» On introduit les plats contenant le bĂ©tel 
et la noix d’arec ; on donne Ă  chacun une pincĂ©e de celle-ci concassĂ©e, 
ainsi que quinze feuilles de bĂ©tel rĂ©unies ensemble et liĂ©es avec un fil 
de soie rouge. Les assistants ayant pris le bĂ©tel, les chambellans disent 
de nouveau : « Au nom de Dieu ! Â» Tout le monde se lĂšve Ă  ce mo-
ment, le commandant qui a prĂ©sidĂ© au repas salue ; le public en fait 
autant, et se retire. Cette sorte de festin a lieu deux fois par jour : la 
premiĂšre, avant midi, et la seconde, aprĂšs la priĂšre de l’aprĂšs-midi. 

p419

 

Q

UELQUES HISTOIRES SUR CE SULTAN MONTRANT SA BIENFAISANCE 

 

ET SA GÉNÉROSITÉ 

 

Je me propose de mentionner seulement les faits de ce genre aux-

quels j’ai Ă©tĂ© prĂ©sent, dont j’ai Ă©tĂ© tĂ©moin, et que j’ai ainsi vus de mes 
propres yeux. Le Dieu trĂšs haut connaĂźt la vĂ©ritĂ© des choses que je 
vais raconter, et l’on n’a pas besoin, outre cela, d’un autre tĂ©moi-
gnage. D’ailleurs, tout ce que je vais dire est bien divulguĂ© et assez 
notoire. Les pays qui sont peu Ă©loignĂ©s de l’Inde, tels que le Yaman, 
le Khorùçùn et la Perse, sont remplis d’anecdotes sur ce prince, et 
leurs habitants les connaissent fort bien ; ils n’ignorent pas surtout sa 
bienfaisance envers les Ă©trangers, qu’il prĂ©fĂšre aux indigĂšnes, qu’il 
honore, qu’il favorise largement, qu’il comble de bienfaits, auxquels il 
donne des emplois Ă©levĂ©s et fait de riches prĂ©sents. Un de ses bienfaits 
Ă  l’égard des Ă©trangers, c’est qu’il les nomme 

a’izzahs

, ou gens illus-

tres, et dĂ©fend qu’on les appelle 

Ă©trangers

. Il prĂ©tend qu’appeler un 

individu du nom d’étranger c’est lui dĂ©chirer le cƓur et troubler son 
esprit. Je vais maintenant citer, s’il plaĂźt Ă  Dieu, un petit nombre de 
ses largesses et de ses dons magnifiques. 

 

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Ibn BattĂ»ta — Voyages 

352 

 

II. De La Mecque aux steppes russes et Ă  l’Inde 

D

U CADEAU QU

’

IL A FAIT AU MARCHAND 

C

HIHÂB EDDÎN ALCÂZÉROÛNY 

ET HISTOIRE DE CELUI

-

CI 

 

Ce ChihĂąb eddĂźn 

856

 Ă©tait un ami du roi des marchands AlcĂązĂ©roĂ»-

ny, surnommĂ© PerouĂźz, auquel le sultan avait donnĂ© en fief la ville de 
Cambaie, et promis la charge de vizir. Alors PerouĂźz envoya dire Ă  son 
ami Chihùb eddßn de venir le rejoindre, et celui-ci arrivé, avec un pré-
sent qu’il avait prĂ©parĂ© pour le sultan, et qui Ă©tait composĂ© des objets 
suivants ; une petite maison en drap dĂ©coupĂ© enrichi de feuilles d’or, 
une grande tente analogue Ă  la 

p420

 maisonnette, une petite tente avec 

ses accessoires, et une tente de repos, le tout en drap ornĂ©, enfin beau-
coup de mulets. A l’arrivĂ©e de ChihĂąb eddĂźn avec son cadeau, son ami 
le roi des marchands allait partir pour la capitale. Il apportait les 
sommes qu’il avait amassĂ©es au moyen des impĂŽts du pays qu’il gou-
vernait, et un cadeau pour le souverain. 

Le vizir Khodjah DjihĂąn, ayant appris que le sultan avait promis Ă  

PerouĂźz le vizirat, en devint jaloux et en fut troublĂ©. Les pays de Cam-
baie et du Guzarate Ă©taient, avant ce temps-lĂ , sous la dĂ©pendance du 
vizir ; leurs populations Ă©taient attachĂ©es Ă  celui-ci, dĂ©vouĂ©es entiĂšre-
ment Ă  lui et promptes Ă  le servir. La plupart de ces peuples Ă©taient 
des infidĂšles, et une partie d’entre eux des rebelles qui se dĂ©fendaient 
dans les montagnes. Le vizir leur suggĂ©ra de tomber sur le roi des 
marchands lorsqu’il se dirigerait vers la capitale. En effet, quand Pe-
rouĂźz sortit avec ses trĂ©sors et ses biens, ChihĂąb eddĂźn, portant son ca-
deau, l’accompagna, et ils campĂšrent un jour avant midi, suivant leur 
habitude. Les troupes qui les escortaient se dispersĂšrent, et le plus 
grand nombre se mit Ă  dormir. Les infidĂšles tombĂšrent sur eux dans ce 
moment en force considĂ©rable, ils tuĂšrent le roi des marchands, pillĂš-
rent ses biens et ses trĂ©sors, ainsi que le prĂ©sent de ChihĂąb eddĂźn. Ce-
lui-ci put seulement sauver sa propre personne. 

Les rapporteurs de nouvelles Ă©crivirent au sultan ce qui s’était pas-

sĂ©, et celui-ci ordonna de gratifier ChihĂąb eddĂźn d’une somme de 
trente mille piĂšces d’or, Ă  prendre sur les revenus du pays de NehrouĂą-

                                           

856

  Malik al-Tudjar. Chef de la corporation des marchands en quelque sorte. Pour 

Cambay, voir t. III. p. 182. 

background image

 

Ibn BattĂ»ta — Voyages 

353 

 

II. De La Mecque aux steppes russes et Ă  l’Inde 

lah 

857

, et qu’il eĂ»t Ă  retourner ensuite dans sa patrie. On lui prĂ©senta 

ce trĂ©sor ; mais il refusa de l’accepter, en disant que son seul but Ă©tait 
de voir le sultan et de baiser la terre en sa prĂ©sence. Le sultan en fut 
informĂ© ; il approuva ce dĂ©sir, et commanda que ChihĂąb eddĂźn se ren-
dĂźt Ă  Dihly, avec toutes sortes d’honneurs. 

p421

Or il arriva qu’il fut introduit pour la premiĂšre fois chez le souve-

rain le jour mĂȘme de notre introduction prĂšs de celui-ci, qui nous don-
na Ă  tous des robes d’honneur, ordonna de nous loger, et fit un riche 
prĂ©sent Ă  ChihĂąb eddĂźn. Quelque temps aprĂšs, le sultan donna ordre 
qu’on me payĂąt six mille 

tengahs

 ou piĂšces d’or, ainsi que nous le ra-

conterons ; et il demanda ce jour-lĂ  oĂč Ă©tait ChihĂąb eddĂźn. Alors BĂȘhĂą 
eddĂźn, fils d’Alfalaky, lui rĂ©pondit : Â« O maĂźtre du monde, 

némßdù-

nem 

» ; ce qui veut dire : « Je ne sais pas. Â» Puis il ajouta : « 

ChunĂź-

dem zehmet dĂąred

 Â», dont le sens est : « J’ai entendu dire qu’il est ma-

lade. Â» Le sultan reprit : « 

Berev hemĂźn zĂ©mĂąn der khazĂąneh iec leki 

tengahi zer biguiri ve pĂźch oĂ» bebĂ©rĂź tĂą dili oĂ» khoĂ»ch chĂ©ved

. »  Le 

sens de ceci est : « Va Ă  l’instant dans le trĂ©sor, prends-y cent mille 
piùces d’or, et porte-les à Chihñb eddün, afin que son cƓur soit satis-
fait. Â» BĂȘhĂą eddĂźn exĂ©cuta cet ordre, et le sultan commanda que Chi-
hĂąb eddĂźn achetĂąt avec cette somme les marchandises de l’Inde qu’il 
prĂ©fĂ©rait, et que personne n’eĂ»t Ă  acheter la moindre chose, jusqu’au 
moment oĂč celui-ci aurait fait toutes ses provisions. Il mit Ă  sa dispo-
sition trois bĂątiments fournis de tous leurs agrĂšs, de la paye des mate-
lots et de leurs vivres, pour s’en servir dans son voyage. ChihĂąb eddĂźn 
partit, et dĂ©barqua dans l’üle de Hormouz, oĂč il fit bĂątir une maison 
magnifique. Je l’ai vue plus tard, mais j’ai vu aussi ChihĂąb eddĂźn, qui 
avait perdu toute sa fortune, et qui se trouvait Ă  ChĂźrĂąz, sollicitant 
quelque chose de son souverain AboĂ» Ishak. Telle est la fin ordinaire 
des trĂ©sors acquis dans l’Inde. Il est rare qu’un individu quitte ce pays 
avec les biens qu’il a amassĂ©s ; si cela lui arrive, et s’il se rend dans 
une autre contrĂ©e, Dieu lui envoie un malheur qui engloutit tous ses 
biens. C’est ainsi que la chose se passa Ă  l’égard de ce ChihĂąb eddĂźn ; 
il fut dĂ©pouillĂ© de tout son avoir, dans la guerre civile qui Ă©clata entre 

                                           

857

  Anhilwara, l’ancienne capitale de Gudjarat conquise par Ala al-din Khaldji en 

1297. C’est l’actuelle Patan. 

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Ibn BattĂ»ta — Voyages 

354 

 

II. De La Mecque aux steppes russes et Ă  l’Inde 

le roi de Hormouz et ses deux neveux 

858

 ; et 

p422

 il quitta le pays aprĂšs 

que toutes ses richesses eurent Ă©tĂ© pillĂ©es. 

 

D

U CADEAU QU

’

IL A FAIT AU GRAND CHEÏKH 

R

OCN EDDÎN 

 

Le sultan avait envoyĂ© un prĂ©sent au calife Aboû’l AbbĂąs qui se 

trouvait en Ă‰gypte, le priant de lui expĂ©dier une ordonnance qui re-
connaĂźtrait son autoritĂ© sur les pays de l’Inde et du Sind 

859

. C’était lĂ  

l’effet de son profond attachement pour le califat. Aboû’l AbbĂąs fit 
partir ce que sollicitait le sultan, en compagnie du grand cheĂŻkh de 
l’Égypte, Rocn eddĂźn 

860

. Quand celui-ci arriva prĂšs du souverain de 

l’Inde, il en fut excessivement honorĂ©, et reçut de lui un riche cadeau. 
Toutes les fois que Rocn eddĂźn entrait chez le sultan, ce dernier se le-
vait et le comblait de marques de vĂ©nĂ©ration ; puis il le congĂ©dia, en 
lui donnant des richesses considĂ©rables, parmi lesquelles il y avait un 
certain nombre de plaques pour les pieds des chevaux, ainsi que leurs 
clous, le tout en or pur et massif. Il lui dit : « Lorsque tu dĂ©barqueras, 
tu mettras ceci aux sabots de tes chevaux, en place de fers. Â» Rocn ed-
dĂźn partit pour Cambaie, afin d’y prendre la mer, jusqu’au Yaman ; 
mais dans ce moment eurent lieu la rĂ©volte du juge DjĂ©lĂąl eddĂźn 

861

 et 

la saisie qu’il opĂ©ra sur les biens du fils d’AlcaoulĂ©my 

862

 ; et on prit 

aussi ce qui appartenait au grand cheĂŻkh. Celui-ci, et le fils 
d’AlcaoulĂ©my, s’enfuirent tous les deux prĂšs du sultan, qui, voyant 
Rocn eddĂźn, lui dit (en langue persane) 

p423

 en plaisantant : « 

AmĂ©di 

kih zer bĂ©ri bĂą diguĂ©ri sanam khouri zer nĂ©bĂ©ri ve ser nihi

 Â» ; ce qui 

signifie : « Tu es venu pour emporter de l’or et le dĂ©penser avec les 
belles ; mais tu n’auras pas d’or, et tu laisseras ici ta tĂȘte. Â» Le prince 

                                           

858

  Voir chap. 1, n. 131 et introduction. 

859

  Muhammad bin Tughluk, Ă©branlĂ© par les rĂ©voltes successives de ses gouver-

neurs et l’attitude hostile des ulĂ©mas, chercha Ă  renforcer son autoritĂ© en de-
mandant une investiture de la part des califes abbassides installĂ©s en Égypte 
par les mameluks. Il commença par frapper monnaie au nom du calife al-
Mustakfi Billah entre 1340 et 1343, alors que ce calife Ă©tait mort en fĂ©vrier 
1340. Par la suite, il reçut l’investiture de la part de son successeur al-Hakim 
Biamrillah II (1341-1352) en 1343. 

860

  Voir t. I, p. 324, oĂč une partie de cette histoire est racontĂ©e. 

861

  Voir t. III, p. 97 et suiv. 

862

  Pour l’histoire de ce personnage, voir Ă©galement t. III, p. 98. 

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Ibn BattĂ»ta — Voyages 

355 

 

II. De La Mecque aux steppes russes et Ă  l’Inde 

lui dit cela pour s’amuser ; puis il reprit : « Sois tranquille ; car je vais 
marcher contre les rebelles, et je te donnerai plusieurs fois autant que 
ce qu’ils t’ont enlevĂ©. Â» AprĂšs mon dĂ©part de l’Inde, j’ai su que le sul-
tan lui avait tenu parole, qu’il lui avait remplacĂ© tout ce qu’il avait 
perdu, et que Rocn eddĂźn Ă©tait arrivĂ© en Égypte avec ses biens. 

 

D

U CADEAU QU

’

IL A FAIT AU PRÉDICATEUR DE 

T

ERMEDH

,

 

N

ÂSSIR EDDÎN 

 

Ce jurisconsulte prĂ©dicateur Ă©tait venu trouver le sultan, et il Ă©tait 

restĂ© prĂšs de lui une annĂ©e, jouissant de ses faveurs ; puis il dĂ©sira re-
tourner dans sa patrie, et il en obtint la permission. Le sultan ne l’avait 
pas encore entendu parler ni prĂȘcher ; mais, avant de partir pour un 
voyage qu’il allait entreprendre dans la contrĂ©e de Ma’bar 

863

, il vou-

lut l’entendre. Il ordonna, en consĂ©quence, qu’on lui prĂ©parĂąt une 
chaire de bois de sandal blanc, appelĂ© 

almokĂąssiry 

864

. On l’orna avec 

des plaques et des clous d’or, et l’on adapta Ă  sa partie supĂ©rieure un 
rubis magnifique. On revĂȘtit NĂąssir eddĂźn d’une robe abbĂącide, 
noire 

865

, brodĂ©e d’or, enrichie de pierres prĂ©cieuses, et on le coiffa 

d’un turban, analogue Ă  la robe. La chaire fut placĂ©e dans l’intĂ©rieur 
de la 

sérùtcheh

, ou petit palais, autrement dite 

afrĂądj 

866

, Le sultan 

s’assit sur son trĂŽne, ayant ses principaux favoris Ă  droite et Ă  gauche. 
Les juges, les jurisconsultes et les chefs prirent leurs places. NĂąssir 
eddĂźn prononça un sermon Ă©loquent ; 

p424

 il avertit, il exhorta ; mais il 

n’y avait aucun mĂ©rite extraordinaire dans ce qu’il fit ; seulement la 
fortune le servit. Quand il fut descendu de la chaire, le sultan se leva, 
alla vers lui, l’embrassa, et le fit monter sur un Ă©lĂ©phant. Il ordonna Ă  
tous les assistants, et j’étais du nombre 

867

, de marcher Ă  pied devant 

NĂąssir eddĂźn pour se rendre au petit palais qu’on avait Ă©levĂ© exprĂšs 
pour lui, vis-Ă -vis celui du souverain. Ce petit palais Ă©tait en soie de 
diffĂ©rentes couleurs ; la grande tente Ă©tait aussi en soie, de mĂȘme que 

                                           

863

  L’expĂ©dition contre Madura en 1335 (voir t. III, p. 77). 

864

  De Makassar, l’üle de CĂ©lĂšbes en IndonĂ©sie. 

865

  Le noir Ă©tait la couleur de la dynastie abbasside. 

866

  Voir chap. 3. n. 22. 

867

  Ce qui pose encore le problĂšme de la date d’arrivĂ©e d’Ibn BattĂ»ta en Inde, 

Muhammad Tughluk avait quittĂ© Dihli pour la campagne de Madura le 5 jan-
vier 1335. 

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Ibn BattĂ»ta — Voyages 

356 

 

II. De La Mecque aux steppes russes et Ă  l’Inde 

la petite. Nous nous assĂźmes avec NĂąssir eddĂźn, et vĂźmes dans un coin 
de la sĂ©rĂątcheh les ustensiles en or que le sultan lui avait donnĂ©s. Il y 
avait : un grand poĂȘle, dans l’intĂ©rieur duquel pouvait tenir un homme 
assis ; deux chaudiĂšres ; des plats en grand nombre ; plusieurs pots ; 
une cruche ; une 

tĂ©mĂźcendeh 

; enfin, une table Ă  manger, avec quatre 

pieds, et un support ou pupitre pour les livres. Tout cela Ă©tait en or 
pur. Il arriva que ’ImĂąd eddĂźn assimnĂąny retira deux des pieux de la 
sĂ©rĂątcheh, dont l’un Ă©tait en cuivre, l’autre en Ă©tain ; on supposa alors 
qu’ils Ă©taient en or et en argent ; mais, en rĂ©alitĂ©, ils Ă©taient faits avec 
les mĂ©taux que nous avons mentionnĂ©s. Ajoutons que, lors de l’arrivĂ©e 
de NĂąssir eddĂźn prĂšs du sultan, celui-ci lui donna cent mille dĂźnĂąrs 
d’argent, et des centaines d’esclaves, dont il affranchit une partie, et 
prit l’autre avec lui. 

 

D

U CADEAU QU

’

IL A FAIT À 

’A

BDAL

’

AZÎZ ALARDOOUÎLY 

 

Cet ’Abdal’azĂźz Ă©tait un jurisconsulte traditionnaire 

868

, qui avait 

Ă©tudiĂ© Ă  Damas, sous Taky eddĂźn, fils de TaĂŻmiyyah ; sous BorhĂąn 
eddĂźn, fils d’Albarcah ; DjĂ©mĂąl eddĂźn almizzy 

869

 ; Chams eddĂźn 

p425

 

addhahaby 

870

, et autres encore. Il se rendit ensuite prĂšs du sultan de 

l’Inde, qui le combla de bienfaits, et l’honora beaucoup. Un jour, il 
arriva que le jurisconsulte exposa au souverain un certain nombre de 
traditions sur le mĂ©rite d’AbbĂąs et de son fils, ainsi que des rĂ©cits 
concernant les vertus des califes, leurs descendants. Le sultan fut trĂšs 
satisfait de cela, Ă  cause de son attachement pour la maison d’AbbĂąs. 
Il baisa les pieds du lĂ©giste, et ordonna qu’on apportĂąt une soucoupe 
d’or, dans laquelle il y avait deux mille tengahs, qu’il versa sur lui de 
sa propre main, en lui disant : « Cette somme est Ă  toi, de mĂȘme que la 
soucoupe. Â» Mais nous avons dĂ©jĂ  fait mention de cette anecdote dans 
le volume prĂ©cĂ©dent. 

 

                                           

868

  La mĂȘme anecdote sur ce personnage se retrouve au t. I, p. 418. 

869

  Voir t. I, chap. 3, n. 235 et 227. 

870

  Historien cĂ©lĂšbre mort en 1347. 

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Ibn BattĂ»ta — Voyages 

357 

 

II. De La Mecque aux steppes russes et Ă  l’Inde 

D

U CADEAU QU

’

IL FIT Ă€ 

C

HAMS EDDÎN ALANDOCÂNY 

 

Le jurisconsulte Chams eddĂźn alandocĂąny Ă©tait philosophe, et poĂšte 

innĂ©. Il loua le sultan dans un petit poĂšme en langue persane, dont le 
nombre de vers Ă©tait de vingt-sept distiques. Le souverain lui donna 
mille dinars d’argent pour chacun de ceux-ci. C’est beaucoup plus que 
ce qu’on raconte Ă  ce sujet des anciens, qui donnaient, dit-on, mille 
drachmes pour chaque vers. Ceci ne fait que le dixiĂšme du prix qu’en 
a payĂ© le sultan. 

 

D

U CADEAU QU

’

IL FIT Ă€ 

’A

DHOUD EDDÎN ACCHÉOUANCÂRY 

 

’Adhoud eddĂźn Ă©tait un jurisconsulte et un imĂąm distinguĂ© ; son 

mĂ©rite Ă©tait grand, ainsi que sa renommĂ©e, laquelle Ă©tait fort rĂ©pandue 
dans les contrĂ©es qu’il habitait. Le sultan fut informĂ© de ses actes et 
entendit parler de ses vertus. Or il lui envoya dans son pays, le 

p426

 

ChĂ©ouancĂąreh 

871

, dix mille dĂźnĂąrs d’argent ; mais il ne le vit jamais, 

et ce jurisconsulte n’alla pas le visiter. 

 

D

U CADEAU QU

’

IL FIT AU JUGE 

M

ADJD EDDÎN 

 

Quand le sultan connut l’histoire de Madjd eddĂźn 

872

, juge Ă  ChĂźrĂąz, 

ce kĂądhi savant, intĂšgre, et auteur de miracles cĂ©lĂšbres, il lui envoya Ă  
Chßrùzh dix mille dßnùrs en argent, portés par le cheïkh Zùdeh de Da-
mas. Nous avons dĂ©jĂ  retracĂ©, dans la premiĂšre partie de ces voyages, 
les aventures de Madjd eddĂźn, et nous en reparlerons de nouveau plus 
loin. 

 

                                           

871

  Shabankara, petite rĂ©gion dans le sud-est du Fars, ainsi nommĂ©e d’aprĂšs une 

tribu kurde qui s’y installa au 

XII

e

 siĂšcle. 

872

  Voir t. I, p. 406 et suiv., chap. 5, n. 125. 

background image

 

Ibn BattĂ»ta — Voyages 

358 

 

II. De La Mecque aux steppes russes et Ă  l’Inde 

D

U CADEAU QU

’

IL FIT Ă€ 

B

ORHÂN EDDÎN ASSÂGHARDJY 

 

BorhĂąn eddĂźn 

873

 Ă©tait un imam prĂ©dicateur d’une grande libĂ©ralitĂ© : 

il prodiguait son bien, de façon que souvent il faisait des dettes, pour 
ĂȘtre libĂ©ral envers les autres. Lorsque son histoire parvint au sultan, 
celui-ci lui expĂ©dia quarante mille dĂźnĂąrs, et le sollicita de se rendre 
dans sa capitale. L’imam accepta la somme d’argent, avec laquelle il 
paya ses dettes ; puis il se rendit dans le pays de Khatha 

874

, et il refu-

sa d’aller vers le souverain de l’Inde. Il dit Ă  ce propos : « Je n’irai 
point chez un sultan devant lequel les savants se tiennent debout. » 

p427

 

D

U CADEAU QU

’

IL FIT Ă€ 

H

ÂDJI 

C

ÂOUN

,

 ET HISTOIRE DE CE DERNIER 

 

HĂądji CĂąoun 

875

 Ă©tait cousin germain du sultan AboĂ» Sa’üd, roi de 

l’Irak ; et son frĂšre Moûça Ă©tait roi d’une petite partie de ce dernier 
pays. Ce HĂądji CĂąoun alla rendre une visite au souverain de l’Inde, 
qui le traita avec de grands honneurs, et lui fit des cadeaux magnifi-
ques. Je le vis une fois au moment oĂč le vizir Khodjah DjihĂąn avait 
apportĂ© un cadeau pour le sultan, dont faisaient partie trois soucoupes 
remplies, l’une de rubis, l’autre d’émeraudes, et la troisiĂšme, de per-
les. HĂądji CĂąoun, qui Ă©tait prĂ©sent, reçut du monarque une portion 
considĂ©rable de ce don ; et plus tard, des richesses Ă©normes. Il partit 
ensuite, se dirigeant vers l’IrĂąk ; mais Ă  son arrivĂ©e il trouva que son 
frĂšre Moûça Ă©tait mort, et que le khĂąn SoleĂŻmĂąn 

876

 rĂ©gnait Ă  sa place. 

Il rĂ©clama l’hĂ©ritage de son frĂšre, se dĂ©clara roi, et les troupes lui prĂȘ-
tĂšrent serment. Alors il se rendit dans le FarsistĂąn, et fit halte prĂšs de 
la ville de ChĂ©ouancĂąreh 

877

, oĂč se trouvait l’imĂąm â€™Adhoud eddĂźn, 

                                           

873

  Burhan al-din al Saghardji, de la ville de Saghardj situĂ©e Ă  vingt-cinq kilomĂš-

tres au nord-ouest de Samarkande, il est mentionnĂ© par ailleurs comme un 
mystique rĂ©sidant dans la cour de l’empereur de Chine. 

874

  Voir chap. 4, n. 41. 

875

  Musa, cousin au troisiĂšme degrĂ© d’Abu Said, l’Ilkhanide, fut nommĂ© roi par 

les Ă©mirs entre 1336 et 1338 (voir t. I, chap. 5, n. 248 et introduction). Toute-
fois, on ne sait rien sur son frĂšre Hadji Keâ€™ĂŒn. Keâ€™ĂŒn est un titre mongol Ă©qui-
valent au khan turc. 

876

  Cousin au troisiĂšme degrĂ© aussi bien d’Abu Said que de Musa, il rĂ©gna de 

1339 Ă  1344 voir t. I, introduction et chap. 5, n. 51). 

877

  Voir n. 57 ci-dessus. Il s’agit d’une rĂ©gion dont le centre Ă©tait Ă  l’époque Idj, 

situĂ©e entre Fasa et Darab Ă  l’est de Shiraz. 

background image

 

Ibn BattĂ»ta — Voyages 

359 

 

II. De La Mecque aux steppes russes et Ă  l’Inde 

dont nous avons parlĂ© prĂ©cĂ©demment. Quand il fut campĂ© Ă  l’extĂ©rieur 
de la ville, les cheĂŻkhs qui l’habitaient tardĂšrent environ une heure Ă  se 
rendre auprĂšs de lui. Il sortirent ensuite, et CĂąoun leur dit : « Qu’est-
ce qui vous a empĂȘchĂ©s de venir plus vite pour me prĂȘter hom-
mage ? Â» Ils s’excusĂšrent ; mais il n’admit point leurs justifications, et 
il dit (en turc) aux soldats qui l’accompagnaient : 

Kilidj tchikĂąr

c’estĂ -dire : « DĂ©gainez les sabres. Â» Ceux-ci obĂ©irent, et ils coupĂšrent 
les cous des cheĂŻkhs, qui Ă©taient fort nombreux. 

p428

Les Ă©mirs qui se trouvaient dans le voisinage de cette ville, ayant 

Ă©tĂ© informĂ©s de cet Ă©vĂ©nement, en furent indignĂ©s, et Ă©crivirent Ă  
Chams eddĂźn assimnĂąny 

878

, un des principaux Ă©mirs et jurisconsultes, 

pour lui faire savoir ce qui s’était passĂ© contre les gens de ChĂ©ouancĂą-
reh. Ils imploraient de lui des secours pour combattre CĂąoun, et 
Chams eddĂźn sortit Ă  la tĂȘte de ses troupes. Les habitants se rĂ©unirent, 
dĂ©sireux de venger le meurtre des cheĂŻkhs qui avaient Ă©tĂ© tuĂ©s par 
HĂądji CĂąoun. Ils attaquĂšrent son armĂ©e pendant la nuit, et la mirent en 
fuite. CĂąoun se trouvait dans le chĂąteau de la ville 

879

, qu’ils entourù-

rent ; il s’était cachĂ© dans les lieux d’aisances ; mais ils le dĂ©couvri-
rent et lui tranchĂšrent la tĂȘte. Ils envoyĂšrent celle-ci Ă  SoleĂŻmĂąn KhĂąn, 
et rĂ©pandirent les membres dans plusieurs contrĂ©es, afin d’assouvir 
ainsi leur vengeance contre HĂądji CĂąoun. 

 

D

E L

’

ARRIVÉE DU FILS DU CALIFE CHEZ LE SULTAN DE L

’I

NDE

,

 

 

ET DE SES AVENTURES 

 

L’émir GhiyĂąth eddĂźn Mohammed, fils d’Abd alkĂąlihr, fils de 

Yoûçuf, fils d’Abd al’azzĂźz, fils du calife Almostansir billĂąh, 
al’abbùçy, albaghdĂądy 

880

, avait Ă©tĂ© trouver le sultan ’AlĂą eddĂźn Ther-

machĂźrĂźn, roi de la Transoxiane. Celui-ci le traita avec beaucoup 
d’honneur, et lui donna un ermitage construit sur le tombeau de Ko-

                                           

878

  Voir t. I, chap. 5, n. 166. Ce personnage est citĂ© dans les luttes qui secouĂšrent 

le Fars Ă  cette Ă©poque (cf. introduction du t. I), mais on ne retrouve pas le nom 
de Hadji Keâ€™ĂŒn. 

879

  Probablement la citadelle de Idj. 

880

  Ce personnage et une partie de son histoire sont dĂ©jĂ  citĂ©s p. 296, ainsi que t. I, 

p. 326. Son arrivĂ©e en Inde en 1340-1341 coĂŻnciderait avec le dĂ©but de 
l’intĂ©rĂȘt de Muhammad Tughluk pour une investiture califale. 

background image

 

Ibn BattĂ»ta — Voyages 

360 

 

II. De La Mecque aux steppes russes et Ă  l’Inde 

tham, fils d’Al’abbĂąs 

881

, oĂč GhiyĂąth eddĂźn demeura plusieurs annĂ©es. 

Lorsqu’il entendit parler, plus tard, de l’affection que le sultan de 
l’Inde avait pour la famille d’AbbĂąs, et de sa persistance Ă  reconnaĂźtre 

p429

 ses droits, il dĂ©sira se rendre auprĂšs de lui, et il lui expĂ©dia, Ă  cet 

effet, deux envoyĂ©s. L’un d’eux Ă©tait son ancien ami Mohammed, fils 
d’AboĂ» Accharafy alharbĂąouy ; l’autre Ă©tait Mohammed alhamadĂąny 
assoĂ»fy ; ils se rendirent prĂšs du sultan. Or il arriva que NĂąssir eddĂźn 
attermedhy 

882

, dont nous avons parlĂ© plus haut, avait fait la rencontre 

de GhiyĂąth eddĂźn Ă  BagdĂąd, et que les habitants de cette ville lui 
avaient certifiĂ© l’authenticitĂ© de la gĂ©nĂ©alogie dudit GhiyĂąth eddĂźn. A 
son tour, NĂąssir eddĂźn porta tĂ©moignage, Ă  ce sujet, chez le souverain 
de l’Inde. Quand les deux ambassadeurs furent arrivĂ©s, le sultan leur 
donna cinq mille dĂźnĂąrs ; en outre, il leur consigna trente mille dĂźnĂąrs, 
destinĂ©s Ă  ĂȘtre remis Ă  GhiyĂąth eddĂźn, et Ă  servir pour ses frais de 
route jusqu’à Dihly. De plus, il lui Ă©crivit une lettre de sa propre main, 
oĂč il lui tĂ©moignait du respect, et le sollicitait de venir le trouver. Il 
partit, en effet, dĂšs qu’il reçut cette missive. 

Lorsque GhiyĂąth eddĂźn fut parvenu dans le Sind, et que les don-

neurs de nouvelles le firent savoir au sultan, celui-ci envoya des per-
sonnes chargĂ©es, selon l’habitude, d’aller Ă  sa rencontre. Quand il fut 
arrivĂ© Ă  Sarsati, le sultan envoya, pour le recevoir, Sadr AldjihĂąn, le 
kĂądhi en chef, nommĂ© CamĂąl eddĂźn alghaznĂ©ouy, ainsi qu’une foule 
de jurisconsultes ; puis il fit partir, dans ce mĂȘme but, les Ă©mirs ; et 
quand GhiyĂąth eddĂźn fit halte Ă  Maç’oĂ»d AbĂąd, Ă  l’extĂ©rieur de la ca-
pitale, il sortit en personne Ă  sa rencontre. Alors GhiyĂąth eddĂźn mit 
pied Ă  terre, et le sultan en fit autant ; le premier s’inclina profondĂ©-
ment, et le sultan lui rendit le salut de la mĂȘme maniĂšre. GhiyĂąth ed-
dĂźn apportait un cadeau dont faisaient partie des habillements. Le sul-
tan prit un de ceux-ci, le mit sur son Ă©paule, et s’inclina de la mĂȘme 
façon qu’on le pratique Ă  son Ă©gard. On amena les chevaux, le sultan 
en prit un dans sa main, le conduisit Ă  GhiyĂąth eddĂźn, qu’il conjura de 
monter ; il tint lui-mĂȘme l’étrier. Le souverain monta Ă  cheval et che-
mina Ă  cĂŽtĂ© de 

p430

 GhiyĂąth eddĂźn ; un seul parasol les recouvrait tous 

les deux. Il prit dans sa main le bĂ©tel et l’offrit Ă  GhiyĂąth eddĂźn : ce fut 
lĂ  la marque la plus grande de considĂ©ration qu’il lui donna ; car il ne 

                                           

881

  Voir chap. 4, n. 87. 

882

  Voir p. 424. 

background image

 

Ibn BattĂ»ta — Voyages 

361 

 

II. De La Mecque aux steppes russes et Ă  l’Inde 

fait cela pour personne. Le monarque lui dit : « Si je n’avais pas dĂ©jĂ  
prĂȘtĂ© serment au calife Aboû’l’abbĂąs 

883

, je te le prĂȘterais Ă  toi, Â» 

GhiyĂąth eddĂźn rĂ©pondit : « Moi aussi j’ai prĂȘtĂ© le mĂȘme serment. Â» 
Puis il ajouta : « Mahomet a dit : “Celui qui vivifie une terre dĂ©serte et 
inculte en devient le maĂźtre.” Et c’est toi qui nous as fait revivre. Â» Le 
sultan rĂ©pliqua de la maniĂšre la plus agrĂ©able et la plus bienveillante ; 
et, quand ils furent arrivĂ©s Ă  la tente ou petit palais prĂ©parĂ© pour le 
souverain, celui-ci y fit descendre GhiyĂąth eddĂźn, et l’on en Ă©leva un 
autre pour lui. Ils passĂšrent tous les deux une nuit Ă  l’extĂ©rieur de la 
capitale. 

Le lendemain, ils firent leur entrĂ©e dans celle-ci, et le sultan fit 

descendre GhiyĂąth eddĂźn dans la ville nommĂ©e SĂźri, et aussi 

le sĂ©jour 

du califat

, dans le chĂąteau bĂąti par ’AlĂą eddĂźn alkhĂąldjy, et par son fils 

Kothb eddĂźn 

884

, Il ordonna Ă  tous les Ă©mirs de l’y accompagner ; et il 

avait fait prĂ©parer dans ce chĂąteau tous les ustensiles d’or et d’argent 
dont son hĂŽte pouvait avoir besoin. On y remarquait un grand vase 
tout en or, pour se laver. Le sultan envoya Ă  GhiyĂąth eddĂźn quatre cent 
mille dĂźnĂąrs, selon l’usage, pour la toilette de sa tĂȘte ; une foule de 
jeunes garçons, de serviteurs, et de femmes esclaves ; et il lui assigna, 
pour sa dĂ©pense journaliĂšre, la somme de trois cents dĂźnĂąrs. Il lui en-
voya en sus un certain nombre de tables, fournies d’aliments, prove-
nant du repas privĂ©. Il lui donna en fief toute la ville de SĂźri et toutes 
ses maisons, ainsi que les jardins et les champs du 

p431

 

magasin

, ou 

trĂ©sor, adjacents Ă  la ville. Il lui donna encore cent villages, et lui 
confĂ©ra l’autoritĂ© sur les lieux qui sont placĂ©s prĂšs de Dihly, du cĂŽtĂ© 
du levant. Il lui fit cadeau de trente mules, avec leurs selles dorĂ©es, et 
commanda que leur fourrage fĂ»t fourni par le trĂ©sor. Le souverain or-
donna Ă  GhiyĂąth eddĂźn de ne pas descendre de sa monture, lorsque 
celui-ci irait le visiter dans son palais ; si ce n’est pourtant dans un 
lieu rĂ©servĂ© oĂč personne, exceptĂ© le sultan, ne doit entrer Ă  cheval. 
Enfin, il commanda Ă  tous, grands et petit, de rendre hommage Ă  
GhiyĂąth eddĂźn, comme ils le faisaient Ă  sa propre personne. Quand 

                                           

883

  Abu’l Abbas est le calife abbasside du Caire al-Hakim Biamrillah II (voir n. 

45 ci-dessus), dont Muhammad Tughluk n’a reçu l’investiture qu’en 1343. 
Mais il devait avoir dĂ©jĂ  l’intention comme le montrent ses monnaies, encore 
qu’il ait dĂ» se rĂ©fĂ©rer Ă  son prĂ©dĂ©cesseur puisqu’il ne paraissait pas connaĂźtre Ă  
l’époque sa mort et l’avĂšnement d’al-Hakim. 

884

  Voir chap. 5, n. 81. 

background image

 

Ibn BattĂ»ta — Voyages 

362 

 

II. De La Mecque aux steppes russes et Ă  l’Inde 

GhiyĂąth eddĂźn entrait chez le sultan, celui-ci descendait de son trĂŽne, 
et s’il Ă©tait assis sur un fauteuil, il se levait. Ils se saluaient l’un 
l’autre, et s’asseyaient sur le mĂȘme tapis. Lorsque GhiyĂąth eddĂźn se 
levait, le sultan en faisait autant, et ils se saluaient ; s’il dĂ©sirait de se 
rendre Ă  l’extĂ©rieur de la salle d’audience, on y plaçait pour lui un ta-
pis, oĂč il s’asseyait le temps qu’il voulait, et il partait ensuite. GhiyĂąth 
eddĂźn agissait ainsi deux fois dans la journĂ©e. 

 

A

NECDOTE SUR LE RESPECT QUE LE SULTAN AVAIT POUR 

G

HIYÂTH

 

EDDÎN 

 

Pendant le temps oĂč le fils du calife se trouvait Ă  Dihly, le vizir ar-

riva du Bengale ; et le sultan donna ordre aux principaux comman-
dants de sortir Ă  sa rencontre. Il en fit autant lui-mĂȘme, et honora ex-
cessivement son vizir. On Ă©leva dans la ville plusieurs coupoles ou 
pavillons, comme on le pratique Ă  l’arrivĂ©e du souverain. Le fils du 
calife, les jurisconsultes, les juges et les notables se rendirent tous Ă  la 
rencontre du vizir. Quand le sultan retourna Ă  son palais, il dit Ă  celui-
ci : « Va chez le 

makhdoûm zùdeh

. Â» C’est ainsi qu’il appelait le fils 

du calife ; et le sens de ces mots est « le fils du maĂźtre Â». Le vizir se 
rendit donc au palais de GhiyĂąth eddĂźn ; il lui fit cadeau de deux mille 
tengahs ou piĂšces d’or, et de beaucoup de vĂȘtements. L’émir KaboĂ»-
lah et 

p432

 plusieurs autres des principaux commandants Ă©taient prĂ©-

sents. Moi-mĂȘme je m’y trouvais. 

 

A

NECDOTE ANALOGUE À LA PRÉCÉDENTE 

 

Le roi de Gaznah, appelĂ© BehrĂąm 

885

, s’était rendu auprĂšs du sul-

tan ; et il existait entre lui et le fils du calife une inimitiĂ© ancienne. Le 
souverain ordonna de loger BehrĂąm dans une des maisons de la ville 
de SĂźri, qu’il avait donnĂ©e au fils du calife, et de lui bĂątir un palais 
dans ladite ville. Quand le fils du calife sut cela, il se mit en colĂšre, il 
se rendit au chñteau du sultan, s’assit sur le tapis qui lui servait habi-
tuellement, et envoya chercher le vizir. Il lui parla en ces termes : 

                                           

885

  Le personnage n’est pas identifiĂ© mais, Ghazna appartenant Ă  l’époque au 

royaume de HĂ©rat, il doit s’agir d’un gouverneur portant le titre de malik. 

background image

 

Ibn BattĂ»ta — Voyages 

363 

 

II. De La Mecque aux steppes russes et Ă  l’Inde 

« Salue de ma part le maĂźtre du monde, et dis-lui que tous les trĂ©sors 
qu’il m’a donnĂ©s se trouvent intacts dans mon hĂŽtel, je n’ai disposĂ© de 
rien ; au contraire, ils ont augmentĂ© de beaucoup chez moi. Je ne res-
terai pas plus longtemps avec vous. Â» Il se leva et partit. Alors le vizir 
demanda à un des compagnons de Ghiyñth eddün la cause d’un tel dis-
cours ; et il sut que c’était l’ordre que le sultan avait donnĂ© de cons-
truire un palais Ă  SĂźri, pour le roi de Gaznah. 

Le vizir se rendit chez le souverain et l’informa de cet Ă©vĂ©nement. 

Ce dernier monta Ă  cheval sans perdre un instant, et se rendit chez le 
fils du calife, accompagnĂ© par dix de ses gens. Il se fit annoncer, des-
cendit de cheval Ă  l’extĂ©rieur du palais, dans le lieu oĂč le public met 
pied Ă  terre, vit GhiyĂąth eddĂźn et lui fit ses excuses. Celui-ci les agrĂ©a ; 
mais le sultan lui dit : « Pour Dieu, je ne saurai point que tu es satisfait 
de moi qu’aprĂšs que tu auras placĂ© ton pied sur mon cou. Â» GhiyĂąth 
eddĂźn lui rĂ©pondit : « Je ne ferai pas une telle chose, quand bien mĂȘme 
je devrais mourir. » Le sultan reprit : « J’en 

p433

 jure par ma tĂȘte, il faut 

absolument que tu fasses cela. Â» Il posa sa tĂȘte sur le sol ; le grand roi 
KaboĂ»lah prit avec sa main le pied du fils du calife et le plaça sur le 
cou du souverain, qui se leva alors et dit : « Je sais maintenant que tu 
es satisfait de moi, et je suis tranquille. Â» Ceci est une histoire singu-
liĂšre, et l’on n’en connaĂźt pas la pareille de la part d’un autre roi. 

Je me trouvais un jour de fĂȘte avec ce GhiyĂąth eddĂźn, au moment 

oĂč le grand roi KaboĂ»lah lui apporta, au nom du sultan, trois vĂȘte-
ments d’honneur fort amples. En place des nƓuds ou boutons en soie 
qui servent Ă  les fermer, on y avait mis des boutons de perles, du vo-
lume d’une grosse noisette. KaboĂ»lah attendit Ă  la porte du palais la 
sortie du fils du calife, et le revĂȘtit desdits habillements. En somme, 
les dons que ce personnage a reçus du sultan de l’Inde ne peuvent ĂȘtre 
ni comptĂ©s ni dĂ©terminĂ©s. MalgrĂ© tout cela, le fils du calife est la plus 
avare des crĂ©atures de Dieu ; et l’on connaĂźt de lui, Ă  ce sujet, des 
aventures Ă©tonnantes, qu’il peut ĂȘtre agrĂ©able d’entendre. On pourrait 
dire qu’il occupe, parmi les avares, le rang que le sultan tient parmi 
les gĂ©nĂ©reux. Nous allons raconter quelques-unes de ces aventures. 

 

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Ibn BattĂ»ta — Voyages 

364 

 

II. De La Mecque aux steppes russes et Ă  l’Inde 

D

IVERSES ANECDOTES SUR L

’

AVARICE DU FILS DU CALIFE 

 

Des rapports d’amitiĂ© existaient entre moi et le fils du calife ; 

j’allais souvent chez lui, et lorsque je partis, je lui laissai mĂȘme un de 
mes fils, du nom d’Ahmed. Maintenant je ne sais pas ce qu’ils sont 
devenus l’un et l’autre. Je dis un jour au fils du calife : « Pourquoi 
manges-tu tout seul, et ne rĂ©unis-tu point tes compagnons pour le re-
pas ? Il me rĂ©pondit : « Le cƓur me manque de les voir en si grand 
nombre, et tous manger mon pain ! Â» Ainsi, il se nourrissait isolĂ©ment, 
il donnait Ă  son ami Mohammed, fils d’AboĂ» Accharafy, une partie 
des aliments pour les personnes qu’il voulait, et s’emparait du reste. 

J’allais et venais dans sa demeure, ainsi que je l’ai dit, 

p434

 et je 

voyais au soir le vestibule du palais qu’il habitait, tout Ă  fait obscur ; 
aucune lampe ne l’éclairait. Souvent j’ai aperçu GhiyĂąth eddĂźn ramas-
sant dans son jardin de petites branches de bois Ă  brĂ»ler, dont il avait 
dĂ©jĂ  rempli des magasins. Je lui fis quelques observations sur cela ; 
mais il me rĂ©pondit : « On en a besoin. Â» il employait ses compa-
gnons, ses mamloĂ»cs, ainsi que les jeunes garçons, au service du jar-
din et de ses bĂątisses ; il avait l’habitude de dire : « Je ne serais pas 
satisfait de les voir manger mes aliments sans servir Ă  rien. Â» Une fois 
j’avais une dette, pour laquelle on me poursuivait ; il me dit plus tard : 
« J’en jure par Dieu, j’avais l’intention d’acquitter la dette en ta fa-
veur ; mais mon Ăąme ne me l’a pas permis, et ne m’a pas encouragĂ© Ă  
cette action. » 

 

A

NECDOTE 

 

Un jour, il me raconta ce qui suit : Â« Je sortis, dit-il, de Bagdad, en 

compagnie de trois autres individus (l’un de ceux-ci Ă©tait son ami 
Mohammed, fils d’AboĂ» Accharafy) ; nous Ă©tions Ă  pied et n’avions 
avec nous aucune provision. Nous nous arrĂȘtĂąmes prĂšs d’une source 
d’eau, ou fontaine, dans un village, et l’un de nous trouva une 
drachme dans la source. Nous dĂźmes : « Que ferons-nous de cette pe-
tite piĂšce d’argent ? Â» Nous nous dĂ©cidĂąmes Ă  acheter du pain avec 
cela, et envoyĂąmes un de nous quatre pour faire cette emplette ; mais 
le boulanger du village se refusa de lui vendre du pain seulement ; il 

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Ibn BattĂ»ta — Voyages 

365 

 

II. De La Mecque aux steppes russes et Ă  l’Inde 

voulut dĂ©biter du pain pour la valeur d’un carat 

886

 et de la paille pour 

le mĂȘme prix. Il acheta donc le pain et la paille ; nous jetĂąmes celle-ci, 
puisque nous n’avions point de bĂȘte de somme qui pĂ»t la manger, et 
nous partageĂąmes le pain par bouchĂ©e. Tu vois 

p435

 aujourd’hui dans 

quelles conditions de fortune je me trouve ! Â» Je lui dis : « Il faut que 
tu loues Dieu pour les faveurs qu’il t’a prodiguĂ©es, que tu honores les 
fakĂźrs et les pauvres, et que tu fasses l’aumĂŽne. Â» Il rĂ©pondit : Â« Ceci 
m’est impossible. Â» Je ne l’ai jamais vu user d’aucune libĂ©ralitĂ©, ni 
pratiquer le moindre bienfait. Que Dieu nous garde de l’avarice ! 

 

A

NECDOTE

 

A mon retour de l’Inde, je me trouvais un jour Ă  Bagdad et j’étais 

assis Ă  la porte du collĂšge, ou Ă©cole, appelĂ©e Almostansiriyah, qui 
avait Ă©tĂ© fondĂ©e par l’aĂŻeul de GhiyĂąth eddĂźn, c’est-Ă -dire par le prince 
des croyants, Almostansir 

887

. Je vis un malheureux jeune homme, 

courant derriĂšre un individu qui sortait du collĂšge, et l’un des Ă©tu-
diants me dit : « Ce jeune homme que tu vois, c’est le fils de l’émir 
Mohammed, lequel se trouve dans l’Inde, et qui est le petit-fils du ca-
life Almostansir. Â» Alors je l’appelai et lui dis : « J’arrive de l’Inde, et 
je puis te donner des nouvelles de ton pĂšre. Â» Il me rĂ©pondit : Â« J’en ai 
reçu ces jours-ci. Â» Il me quitta et continua de courir aprĂšs l’individu. 
Je demandai qui Ă©tait celui-ci, et l’on me dit que c’était l’inspecteur 
des legs pieux ; que le jeune homme Ă©tait imĂąm ou directeur spirituel 
dans une mosquĂ©e ; qu’il recevait pour cela la rĂ©compense d’une seule 
drachme par jour, et qu’il rĂ©clamait de cet homme ses honoraires. Je 
fus trÚs étonné de cet événement. Pour Dieu, si son pÚre lui avait seu-
lement envoyĂ© une des perles qui se trouvent dans les robes 
d’honneurs qu’il a reçues du sultan de l’Inde, il aurait enrichi ce jeune 
garçon. Que Dieu nous garde d’un pareil Ă©tat de choses ! 

p436 

 

                                           

886

  Le carat vaut le huitiĂšme d’un dirham. La phrase signifie probablement que le 

boulanger voulait donner autant de pain que de paille. 

887

  Le calife abbasside (1226-1242). 

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Ibn BattĂ»ta — Voyages 

366 

 

II. De La Mecque aux steppes russes et Ă  l’Inde 

D

E CE QUE LE SULTAN A DONNɠÀ L

’

ÉMIT 

S

AÏF EDDÎN 

G

HADA

,

 FILS DE 

H

IBET 

A

LLAH

,

 FILS DE 

M

OHANNA

,

 CHEF DES 

A

RABES DE 

S

YRIE

 

888

 

 

Quand cet Ă©mir arriva chez le sultan, il fut trĂšs bien reçu, et fut logĂ© 

dans le chĂąteau du sultan dĂ©funt, DjĂ©lĂąl eddĂźn, Ă  l’intĂ©rieur de Dihly. 
Ce chĂąteau est appelĂ© Cohc La’l, ce qui signifie le ChĂąteau Rouge 

889

Il est trĂšs grand, avec une salle d’audience fort vaste, et un vestibule 
immense. PrĂšs de la porte se voit une coupole qui domine sur cette 
salle d’audience 

890

, ainsi que sur une seconde, par laquelle on entre 

dans le palais. Le sultan DjĂ©lĂąl eddĂźn avait l’habitude de s’asseoir dans 
le pavillon, et l’on jouait au mail devant lui dans cette salle 
d’audience. J’entrai dans ce palais Ă  l’arrivĂ©e de SaĂŻf eddĂźn, et je le 
trouvai tout rempli de mobilier, de lits, de tapis, etc. ; mais tout cela 
Ă©tait dĂ©chirĂ© et ne pouvait plus servir. Il faut savoir que l’usage est, 
dans l’Inde, de laisser le chĂąteau du sultan, Ă  sa mort, avec tout ce 
qu’il contient ; on n’y touche pas. Son successeur fait bĂątir pour lui un 
autre palais. En entrant dans ledit chĂąteau, je le parcourus en tous 
sens, et montai sur le point le plus Ă©levĂ©. Ce fut lĂ  pour moi un ensei-
gnement qui fit couler mes larmes. Il y avait en ma compagnie le ju-
risconsulte, le mĂ©decin littĂ©rateur, DjĂ©mĂąl eddĂźn almaghrĂ©by, origi-
naire de Grenade, nĂ© Ă  Bougie, et fixĂ© dans l’Inde, oĂč il Ă©tait arrivĂ© 
avec son pĂšre, et oĂč il avait plusieurs enfants. A la vue de ce chĂąteau, 
il me rĂ©cita ce distique : 

Interroge la terre, si tu veux avoir des nouvelles de leurs sultans ; car les 
chefs sublimes ne sont plus que des os. 

p437

Ce fut dans ce chĂąteau qu’eut lieu le festin du mariage de SaĂŻf ed-

dĂźn, comme nous le dirons ci-aprĂšs. Le souverain de l’Inde aimait 
beaucoup les Arabes, il les honorait et reconnaissait leurs mĂ©rites. 
Lorsqu’il reçut la visite de cet Ă©mir, il lui prodigua les cadeaux et le 
combla de bienfaits. Une fois, en recevant les prĂ©sents du grand roi 
AlbĂąyazĂźdy, du pays de MĂąnicpoĂ»r 

891

, le sultan donna Ă  SaĂŻf eddĂźn 

                                           

888

  Pour Mohanna bin Isa, voir t. I, p. 194. Les notices bibliographiques citent 

neuf de ses fils, mais Hibat Allah ne figure pas parmi eux et Ghada est Ă©gale-
ment inconnu. 

889

  Voir chap. 6, n. 37. 

890

  Il s’agit donc apparemment d’une salle d’audience Ă  ciel ouvert. 

891

  Ce personnage, qui sera aussi citĂ© plus loin p. 100, est apparemment gouver-

neur de Manikpur (voir chap. 6, n. 38). 

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Ibn BattĂ»ta — Voyages 

367 

 

II. De La Mecque aux steppes russes et Ă  l’Inde 

onze chevaux de race ; une autre fois, dix chevaux, avec leurs selles 
dorĂ©es et les brides Ă©galement dorĂ©es. AprĂšs cela, il le maria avec sa 
propre sƓur, FĂźroĂ»z Khondah. 

 

D

U MARIAGE DE L

’

ÉMIR 

S

AÏF EDDÎN AVEC LA SƒUR DU SULTAN 

 

Quand le sultan eĂ»t ordonnĂ© de cĂ©lĂ©brer le mariage de sa sƓur avec 

l’émir Ghada, il dĂ©signa, pour diriger tout ce qui regardait le festin et 
ses dĂ©penses, le roi Fath Allah, nommĂ© CheounĂ©ouĂźs 

892

 ; il me dĂ©si-

gna pour assister l’émir Ghada, et passer avec lui les jours de la noce. 
Le roi Fath Allah fit apporter de grandes tentes, avec lesquelles il om-
bragea les deux salles d’audience, dans le ChĂąteau Rouge ci-dessus 
mentionnĂ©. On Ă©leva dans l’une et dans l’autre une coupole extrĂȘme-
ment vaste, dont le plancher fut recouvert de fort beaux tapis. Le chef 
des musiciens, Chams eddßn attibrßzy, arriva, accompagné de chan-
teurs des deux sexes, ainsi que de danseuses. Toutes les femmes 
Ă©taient des esclaves du sultan. On vit arriver aussi les cuisiniers, les 
boulangers, les rĂŽtisseurs, les pĂątissiers, les Ă©chansons et les porteurs 
de bĂ©tel. On Ă©gorgea les bestiaux et les volailles, et l’on donna Ă  man-
ger au public durant quinze jours. Les chefs les plus distinguĂ©s et les 
personnages illustres se trouvaient prĂ©sents nuit et jour. Deux nuits 
avant celle 

p438

 oĂč devait avoir lieu la cĂ©rĂ©monie de la conduite de la 

nouvelle mariĂ©e Ă  la demeure de son Ă©poux, les princesses se rendirent 
du palais du sultan au ChĂąteau Rouge. Elles l’ornĂšrent, le recouvrirent 
des plus jolis tapis et firent venir l’émir SaĂŻf eddĂźn. Il Ă©tait Arabe, 
Ă©tranger, sans parentĂ© ; elles l’entourĂšrent et le firent asseoir sur un 
coussin destinĂ© pour lui. Le sultan avait commandĂ© que sa belle-mĂšre, 
la mĂšre de son frĂšre MobĂąrec khĂąn, tĂźnt la place de la mĂšre de l’émir 
Ghada ; qu’une autre dame, parmi les khĂątoĂ»ns, tĂźnt celle de sa sƓur ; 
une troisiĂšme, celle de sa tante paternelle ; et une quatriĂšme, la place 
de sa tante maternelle : de sorte qu’il pĂ»t se croire au milieu de sa fa-
mille. Quand ces dames eurent fait asseoir l’émir Ghada sur son cous-
sin, elles teignirent ses mains et ses pieds en rouge avec de la poudre 
de 

hinnĂą 

893

. Quelques-unes d’entre elles restĂšrent debout en sa prĂ©-

                                           

892

  

Shaw-nawis

 : scribe de mariage en persan. 

893

  Cette pratique, gĂ©nĂ©rale en Orient pour les Ă©pouses, semble l’ĂȘtre moins pour 

les Ă©poux. 

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Ibn BattĂ»ta — Voyages 

368 

 

II. De La Mecque aux steppes russes et Ă  l’Inde 

sence ; elles chantĂšrent et dansĂšrent. Elles se retirĂšrent aprĂšs cela, et 
se rendirent au chĂąteau de la mariĂ©e. L’émir Ghada resta avec ses 
principaux compagnons. 

Le sultan nomma une troupe d’émirs qui devaient tenir le parti de 

l’émir Ghada, et une autre, pour tenir celui de la nouvelle mariĂ©e. 
L’usage est, dans l’Inde, que ceux qui reprĂ©sentent la femme, se pla-
cent Ă  la porte de l’appartement oĂč doit se consommer le mariage. 
L’époux arrive avec sa suite ; mais ils n’entrent que s’ils remportent la 
victoire sur les autres. Dans le cas oĂč ils ne rĂ©ussissent point, il leur 
faut donner plusieurs milliers de piĂšces d’or Ă  ceux qui sont du cĂŽtĂ© de 
la mariĂ©e. Au soir, on apporta Ă  l’émir Ghada une robe de soie bleue, 
chamarrĂ©e d’or et de pierres prĂ©cieuses ; celles-ci Ă©taient en si grande 
quantitĂ© qu’elles ne permettaient pas de distinguer la couleur du vĂȘte-
ment. Il reçut aussi une calotte analogue Ă  l’habit ; et je n’ai jamais 
connu un habillement plus beau que celui dont je parle. J’ai pourtant 
vu les robes que le sultan a 

p439

 donnĂ©es Ă  ses autres beaux-frĂšres ou 

alliĂ©s, tels que le fils du roi des rois, ’ImĂąd eddĂźn assimnĂąny ; le fils du 
roi des savants ; le fils du cheĂŻkh de l’islamisme, et le fils de Sadr Dji-
hĂąn albokhĂąry 

894

. Parmi toutes ces robes, aucune ne pouvait soutenir 

le parallĂšle avec la robe donnĂ©e par le sultan Ă  Ghada. 

L’émir SaĂŻf eddĂźn monta Ă  cheval avec ses camarades et ses escla-

ves ; tous avaient dans la main un bĂąton, prĂ©parĂ© d’avance. On avait 
fait une sorte de couronne avec des jasmins, des roses musquĂ©es et des 

reĂŻboĂ»ls 

895

. Elle Ă©tait pourvue d’un voile, qui recouvrait la figure et la 

poitrine de celui qui la ceignait. On l’apporta Ă  l’émir, afin qu’il la 
plaçùt sur sa tĂȘte ; mais il refusa. Il Ă©tait, en effet, un Arabe du dĂ©sert, 
et ne connaissait rien aux habitudes des empires et des villes. Je le 
priai et le conjurai tant qu’il mit la couronne sur sa tĂȘte 

896

. Il se rendit 

Ă  

bĂąb assarf

, qu’on appelle aussi 

bĂąb alharam

 

897

, et oĂč se trouvaient 

les champions de la mariĂ©e. Il les attaqua, Ă  la tĂȘte de ses gens, Ă  la 
vraie maniĂšre des Arabes, renversant tous ceux qui s’opposĂšrent Ă  
eux. Ils obtinrent une victoire complĂšte ; car la troupe de la nouvelle 

                                           

894

  Voir p. 296. 

895

  Probablement des jasmins. 

896

  La couronne ainsi que le simulacre de combat sont des coutumes hindoues. 

897

  La porte de l’interdit, menant aux appartements des femmes. 

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Ibn BattĂ»ta — Voyages 

369 

 

II. De La Mecque aux steppes russes et Ă  l’Inde 

mariĂ©e ne put point soutenir un pareil choc. Quand le sultan sut cela, il 
en fut trĂšs satisfait. 

L’émir Ghada fit son entrĂ©e dans la salle d’audience, oĂč la mariĂ©e 

se trouvait, assise sur une estrade Ă©levĂ©e, ornĂ©e de brocart et incrustĂ©e 
de pierres prĂ©cieuses. Tout ces vaste local Ă©tait rempli de femmes ; les 
musiciennes avaient rapportĂ© plusieurs sortes d’instruments de musi-
que ; elles Ă©taient toutes debout, par respect et par vĂ©nĂ©ration pour le 
mariĂ©. Celui-ci entra Ă  cheval, jusqu’à ce qu’il fĂ»t proche de l’estrade ; 
alors il mit pied Ă  terre et salua profondĂ©ment prĂšs du premier degrĂ© 
de cette estrade. L’épouse se leva et resta debout, jusqu’à ce 

p440

 qu’il 

fĂ»t montĂ© ; elle lui offrit le bĂ©tel de sa propre main ; il le prit, et s’assit 
un degrĂ© au-dessous de celui oĂč elle s’était levĂ©e. On rĂ©pandit des piĂš-
ces d’or parmi les compagnons de Ghada qui Ă©taient prĂ©sents, et les 
femmes les ramassĂšrent. Dans ce moment-lĂ , les chanteuses chan-
taient, et l’on jouait des tambours, des cors et des trompettes Ă  
l’extĂ©rieur de la porte. L’émir se leva, prit la main de son Ă©pouse et 
descendit, suivi par elle. Il monta Ă  cheval, foulant de la sorte les tapis 
et les nattes. On jeta des piĂšces d’or sur lui et sur ses camarades 

898

 et 

on plaça la mariĂ©e dans un palanquin, que les esclaves portĂšrent sur 
leurs Ă©paules jusqu’au chĂąteau de l’émir. Les princesses allaient de-
vant elle Ă  cheval, et les autres dames Ă  pied. Lorsque le cortĂšge pas-
sait devant la demeure d’un chef ou d’un grand, celui-ci sortait Ă  sa 
rencontre, et rĂ©pandait parmi la foule des piĂšces d’or et d’argent, sui-
vant sa volontĂ©. Cela dura jusqu’à l’arrivĂ©e de la mariĂ©e au ChĂąteau 
Rouge. 

Le lendemain, l’épouse de Ghada envoya Ă  tous les compagnons de 

son mari des vĂȘtements, des dĂźnĂąrs et des drachmes. Le sultan leur 
donna Ă  chacun un cheval sellĂ© et bridĂ©, ainsi qu’une bourse remplie 
d’argent, et contenant depuis deux cents dĂźnĂąrs jusqu’à mille dinars. 
Le roi Fath Allah fit cadeau aux princesses de vĂȘtements de soie de 
diffĂ©rentes couleurs et de bourses remplies d’argent ; il agit ainsi avec 
les musiciens des deux sexes et avec les danseuses. Il est d’usage, 
dans l’Inde, que personne, exceptĂ© le directeur de la noce, ne donne 
rien aux musiciens ni aux danseuses. On servit Ă  manger au public ce 
jour-lĂ , et la noce fut terminĂ©e. Le sultan ordonna de donner Ă  l’émir 

                                           

898

  Il s’agit lĂ , par contre, d’une coutume arabe. 

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Ibn BattĂ»ta — Voyages 

370 

 

II. De La Mecque aux steppes russes et Ă  l’Inde 

Ghada les contrĂ©es de MĂąlouah, Guzarate, Cambaie et NehrouĂąlah 

899

Il nomma le susdit Fath Allah son substitut dans le gouvernement de 
ces pays, et honora excessivement son 

p441

 beau-frĂšre. Mais ce Ghada 

Ă©tait un Arabe stupide, et ne mĂ©ritait pas toutes ces distinctions ; la 
grossiĂšretĂ© des gens du dĂ©sert Ă©tait son trait dominant, et elle 
l’entraĂźna dans l’adversitĂ© vingt jours aprĂšs son mariage. 

 

D

E L

’

EMPRISONNEMENT DE L

’

ÉMIR 

G

HADA 

 

Vingt jours aprĂšs ses noces, il arriva que Ghada se rendit au palais 

du sultan et dĂ©sira entrer. Le chef des 

perdehdĂąrs

, qui sont les princi-

paux huissiers, lui dĂ©fendit l’entrĂ©e ; mais il ne l’écouta point et vou-
lut s’introduire de force. Alors l’huissier le saisit par sa 

dabboûkah

c’est-Ă -dire sa tresse de cheveux, et le tira en arriĂšre. L’émir, indignĂ©, 
le frappa, avec un bĂąton qui se trouvait lĂ , au point de le blesser et de 
faire couler son sang. Le personnage battu Ă©tait un des principaux 
Ă©mirs ; son pĂšre Ă©tait appelĂ© « le kĂądhi de Gaznah Â» ; il Ă©tait de la pos-
tĂ©ritĂ© du sultan MahmoĂ»d, fils de SebuctĂ©guĂźn 

900

, et le souverain de 

l’Inde, en lui adressant la parole, le nommait toujours « mon pĂšre Â». Il 
nommait son fils, dont il est ici question, « mon frĂšre Â». Celui-ci entra 
tout ensanglantĂ© chez le sultan, et l’informa de ce qu’avait fait l’émir 
Ghada. Le monarque rĂ©flĂ©chit un instant, puis il dit : Â« Le juge dĂ©cide-
ra de la chose entre vous deux ; c’est lĂ  un crime que le sultan ne peut 
pardonner Ă  aucun de ses sujets, et qui mĂ©rite la mort. Je consens 
pourtant Ă  user de tolĂ©rance, Ă  cause que le criminel est un Ă©tranger. Â» 
Le juge CamĂąl eddĂźn se trouvait prĂ©sent dans la salle d’audience, et le 
sultan donna ordre au roi Tatar 

901

 de se rendre, avec les deux parties, 

chez ce juge. Tatar avait fait le pĂšlerinage de La Mecque ; il Ă©tait restĂ© 
encore quelque temps dans cette ville, ainsi qu’à MĂ©dine, et parlait 
bien l’arabe. Se trouvant chez le juge avec les susdits personnages, il 
dit Ă  l’émir Ghada : « Est-ce que tu as frappĂ© le chambellan ? 

p442

 

Ou 

bien  dis :  Â« Non. »  Son  but  Ă©tait  de lui suggĂ©rer un argument de dĂ©-

                                           

899

  Malwa voir chap. 6, n, 40 ; Gudjarat : la pĂ©ninsule de Kathiawar et son hinter-

land au nord-ouest de l’Inde Cambay : voir t. III, p. 182 ; Anhilwara : voir n. 
43 ci-dessus. 

900

  Voir chap. 4, n. 160. 

901

  Tatar Khan est un autre nom de Bahram Khan (voir ci-dessus n. 28). 

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Ibn BattĂ»ta — Voyages 

371 

 

II. De La Mecque aux steppes russes et Ă  l’Inde 

fense ; mais SaĂŻf eddĂźn Ă©tait un ignorant vulgaire, et il rĂ©pondit : 
« Oui, je l’ai frappĂ©. Â» Le pĂšre du personnage battu se prĂ©senta, et il 
voulait arranger l’affaire entre les deux parties ; mais SaĂŻf eddĂźn ne s’y 
prĂȘta point. 

Le juge donna ordre qu’on le mĂźt en prison cette nuit-lĂ . Pour Dieu, 

son Ă©pouse ne lui envoya mĂȘme pas un tapis pour dormir, et n’en de-
manda pas de nouvelles, par crainte du sultan. Ses camarades eurent 
peur aussi, et mirent en sĂ»retĂ© leurs biens. Je voulais l’aller visiter 
dans sa prison ; mais je rencontrai alors un Ă©mir qui me dit, en enten-
dant cela : « Tu as donc oubliĂ© ce qui t’est arrivĂ© ? Â» Il me rappela Ă  la 
mĂ©moire un Ă©vĂ©nement qui me concernait, au sujet de ma visite au 
cheïkh Chihñb eddün, fils du cheïkh d’Aldjñm, et comme quoi le sul-
tan voulait me faire mourir, Ă  cause de cette action. Nous en reparle-
rons plus tard. Je revins donc sur mes pas, et n’allai pas trouver l’émir 
Ghada. Celui-ci sortit de prison le lendemain vers midi ; le sultan le 
laissa dans l’abandon, le nĂ©gligea, lui retira le gouvernement qu’il lui 
avait confĂ©rĂ©, et voulut mĂȘme le chasser. 

Le souverain avait un beau-frĂšre appelĂ© MoghĂźth, fils du roi des 

rois 

902

. La sƓur du sultan se plaignit de lui Ă  son frĂšre jusqu’à ce 

qu’elle mourĂ»t. Ses femmes esclaves ont assurĂ© que sa mort fut la 
suite de violences exercĂ©es sur elle par son mari. La gĂ©nĂ©alogie de ce 
dernier laissait quelque chose Ă  dĂ©sirer, et le sultan Ă©crivit de sa propre 
main ces mots : « Qu’on exile l’enfant trouvĂ©. Â» Il faisait allusion Ă  
son beau-frĂšre. Il Ă©crivit aprĂšs cela : « Qu’on exile aussi 

MoĂ»ch 

khor

. Â» Ceci veut dire le Mangeur de rats ; et il entendait parler de 

l’émir Ghada ; car les Arabes du dĂ©sert mangent le 

yarboû’ 

903

, qui est 

une sorte de rat. Le monarque ordonna de leur faire quitter le pays Ă  
tous les deux ; en consĂ©quence, les officiers se rendirent prĂšs de Gha-
da pour le faire partir. 

p443

Il voulut alors entrer dans sa demeure pour dire adieu Ă  sa femme ; 

les officiers se mirent successivement Ă  sa recherche, et il sortit tout 
en pleurs. Ce fut dans ce moment que je me rendis au palais du sultan, 
et que j’y passai la nuit. Un des chefs me demanda ce que je voulais, 
et je lui rĂ©pondis que mon intention Ă©tait de parler en faveur de l’émir 

                                           

902

  Il s’agit lĂ  encore probablement d’un titre honorifique. 

903

  La gerboise. L’insulte est courante chez les Persans. 

background image

 

Ibn BattĂ»ta — Voyages 

372 

 

II. De La Mecque aux steppes russes et Ă  l’Inde 

SaĂŻf eddĂźn, afin qu’il fĂ»t rappelĂ©, et non chassĂ©. Il me dit que c’était 
chose impossible ; mais je repris : Â« Pour Dieu, je ne quitterai pas le 
palais du souverain, quand bien mĂȘme j’y devrais rester cent nuits, 
jusqu’à ce que SaĂŻf eddĂźn soit rappelĂ©. Â» Le sultan, ayant Ă©tĂ© informĂ© 
de ces paroles, ordonna de le faire revenir, et il lui commanda de res-
ter en quelque sorte au service de l’émir, nommĂ© le roi KaboĂ»lah Al-
lĂąhoĂ»ry. En effet, il resta attachĂ© Ă  lui pendant quatre annĂ©es ; il mon-
tait Ă  cheval avec KaboĂ»lah et voyageait avec lui. Il finit ainsi par de-
venir lettrĂ© et bien Ă©levĂ©. Alors le sultan le replaça dans le degrĂ© 
d’honneur oĂč il Ă©tait d’abord ; il lui donna en fief plusieurs contrĂ©es, 
le mit Ă  la tĂȘte des troupes et le combla de dignitĂ©s. 

 

D

U MARIAGE QUE LE SULTAN CONCLUT ENTRE LES DEUX FILLES DE SON 

VIZIR ET LES DEUX FILS DE 

K

HODHÂOUEND ZÂDEH 

K

IOUÂM EDDÎN

,

 

CELUI

-

LÀ MÊME QUI ARRIVA EN NOTRE COMPAGNIE CHEZ LE SOUVERAIN 

DE L

’I

NDE 

 

A l’arrivĂ© de KhodhĂąouend zĂądeh 

904

, le sultan lui fit de nombreux 

cadeaux, le combla de bienfaits et l’honora excessivement. Plus tard, 
il maria ses deux fils avec deux filles du vizir Khodjah DjihĂąn, qui se 
trouvait alors absent. Le souverain se rendit dans la maison de son vi-
zir pendant la nuit ; il assista au contrat de mariage en qualitĂ©, pour 
ainsi dire, de substitut du vizir, et resta debout jusqu’à ce que le kĂądhi 
en chef eĂ»t fait mention du don nuptial 

905

. Les juges, les Ă©mirs et les 

p444

 cheĂŻkhs Ă©taient assis. Le sultan prit avec ses mains les Ă©toffes et 

les bourses d’argent, qu’il plaça devant le kĂądhi et devant les deux fils 
de KhodhĂąouend zĂądeh. En ce moment les Ă©mirs se levĂšrent, ne vou-
lant pas que le monarque mĂźt lui-mĂȘme ces objets en leur prĂ©sence ; 
mais il leur dit de rester assis ; il ordonna Ă  l’un des principaux Ă©mirs 
de le remplacer, et se retira. 

 

                                           

904

  Pour la famille de ce personnage, voir chap. 4, n. 82. 

905

  La prĂ©sentation de la dot et son acceptation par l’époux tiennent lieu de contrat 

de mariage. L’épouse se fait reprĂ©senter dans cette cĂ©rĂ©monie ; c’est le rĂŽle 
jouĂ© ici par le souverain. 

background image

 

Ibn BattĂ»ta — Voyages 

373 

 

II. De La Mecque aux steppes russes et Ă  l’Inde 

A

NECDOTE SUR L

’

HUMILITÉ DU SULTAN ET SUR SA JUSTICE 

 

Un des grands parmi les Indiens prĂ©tendit que le souverain avait 

fait mourir son frĂšre sans motif lĂ©gitime, et le cita devant le juge. Le 
sultan se rendit Ă  pied, sans armes, au tribunal ; il salua, s’inclina, 
monta au prĂ©toire, et se tint debout devant le kĂądhi. Il avait dĂ©jĂ  prĂ©-
venu celui-ci, bien avant ce temps, qu’il n’eĂ»t pas Ă  se lever pour lui, 
ni Ă  bouger de sa place, lorsqu’il lui arrivait de se rendre au lieu de ses 
audiences. Le juge dĂ©cida que le souverain Ă©tait tenu de satisfaire la 
partie adverse, pour le sang qu’il avait rĂ©pandu, et la sentence fut exĂ©-
cutĂ©e. 

 

A

NECDOTE ANALOGUE À LA PRÉCÉDENTE 

 

Une fois il arriva qu’un individu de religion musulmane prĂ©tendit 

avoir, sur le sultan, une certaine crĂ©ance. Ils dĂ©battirent cette affaire en 
prĂ©sence du juge, qui prononça un arrĂȘt contre le souverain, portant 
qu’il devait payer la somme d’argent ; et il la paya. 

 

A

UTRE ANECDOTE DE CE GENRE 

 

Un enfant du nombre des fils de rois accusa le sultan de l’avoir 

frappĂ© sans cause, et le cita devant le kĂądhi.Celui-ci dĂ©cida que le 
souverain Ă©tait obligĂ© d’indemniser le plaignant au moyen d’une 
somme d’argent, s’il 

p445

 voulait bien s’en contenter ; sinon, qu’il pou-

vait lui infliger la peine du talion. Je vis alors le sultan qui revenait 
pour son audience ; il manda l’enfant, et lui dit, en lui prĂ©sentant un 
bĂąton : « Par ma tĂȘte, il faut que tu me frappes, de mĂȘme que j’ai fait 
envers toi. Â» L’enfant prit le bĂąton, et donna vingt et un coups, en 
sorte que je vis son bonnet lui tomber de la tĂȘte. 

 

D

U ZÈLE DU SULTAN POUR L

’

ACCOMPLISSEMENT DE LA PRIÈRE 

 

Le sultan Ă©tait trĂšs sĂ©vĂšre pour l’exĂ©cution des priĂšres ; il com-

mandait de les célébrer en commun dans les temples, et punissait for-
tement ceux qui nĂ©gligeaient de s’y rendre. Il fit mourir en un seul 
jour, pour cette faute, neuf individus, dont l’un Ă©tait un chanteur. Il y 

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Ibn BattĂ»ta — Voyages 

374 

 

II. De La Mecque aux steppes russes et Ă  l’Inde 

avait des gens exprĂšs, qu’il envoyait dans les marchĂ©s, et qui Ă©taient 
chargĂ©s de punir ceux qui s’y trouvaient au moment de la priĂšre. On 
alla mĂȘme jusqu’à chĂątier les satùïriyoĂ»ns 

906

 lorsqu’ils manquaient la 

priĂšre. Ce sont ceux qui tiennent les montures des serviteurs Ă  la porte 
de la salle d’audience. Le souverain ordonna qu’on exigeĂąt du peuple 
la connaissance des prĂ©ceptes sur les notions sacrĂ©es, sur la priĂšre, 
ainsi que celle des statuts de l’islamisme. On les interrogeait sur ces 
points, et ceux qui ne les savaient pas bien Ă©taient punis. Le peuple 
Ă©tudiait ces choses dans la salle d’audience, dans les marchĂ©s, et les 
mettait par Ă©crit. 

 

D

E SON ZÈLE POUR L

’

EXÉCUTION DES ORDONNANCES DE LA LOI 

 

Le sultan Ă©tait rigoureux dans l’observation de la justice : parmi ses 

pratiques Ă  ce sujet, il faut noter ce qui suit. Il chargea son frĂšre Mo-
bĂąrec khĂąn de siĂ©ger dans la salle d’audience, en compagnie du kĂądhi 
en chef CamĂąl eddĂźn, sous une coupole Ă©levĂ©e, garnie de tapis. 

p446

 Le 

juge avait une estrade toute recouverte de coussins, comme celle du 
sultan ; et le frĂšre de celui-ci prenait place Ă  la droite du kĂądhi. Quand 
il arrivait qu’un des grands parmi les Ă©mirs avait une dette, et qu’il se 
refusait Ă  la payer Ă  son crĂ©ancier, les suppĂŽts du frĂšre du sultan 
l’amenaient en prĂ©sence du juge, qui le forçait d’agir avec justice. 

 

D

E LA SUPPRESSION DES IMPÔTS ET DES ACTES D

’

INJUSTICE ORDONNÉE 

PAR LE SULTAN

 ;

 DE LA SÉANCE DU SOUVERAIN POUR FAIRE RENDRE 

JUSTICE AUX OPPRIMÉS 

 

L’annĂ©e quarante et un 

907

, le sultan ordonna d’abolir les droits pe-

sant sur les marchandises dans tous ses pays 

908

 et de se borner Ă  per-

cevoir du peuple la dĂźme aumĂŽniĂšre et la taxe nommĂ©e le dixiĂšme 

909

                                           

906

  Le mot serait dĂ©rivĂ© de 

sitara 

: tapis de selle. 

907

  741 (1340-1341). 

908

  L’ensemble de ces taxes ne correspondait pas au droit islamique mais au droit 

coutumier de chaque pays. 

909

  Le 

zakĂąt

 et l’

euchr

 prescrits par le droit islamique. Cette rĂ©forme qui paraĂźt 

dater de la mĂȘme annĂ©e que la recherche de l’investiture califale vise Ă  se 

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Ibn BattĂ»ta — Voyages 

375 

 

II. De La Mecque aux steppes russes et Ă  l’Inde 

Tous les lundis et jeudis, il siĂ©geait en personne, pour examiner les 
actes d’oppression, dans une place situĂ©e devant la salle 
d’audience 

910

. A cette occasion, il n’était assistĂ© que des personnages 

suivants : Ă‰mir HĂądjib 

911

, KhĂąss HĂądjib 

912

, Sayyid alhoddjĂąb et Che-

ref alhoddjĂąb 

913

. On n’empĂȘchait aucun individu, ayant une plainte Ă  

porter de se prĂ©senter devant le monarque. Celui-ci avait dĂ©signĂ© qua-
tre des principaux Ă©mirs pour s’asseoir Ă  chacune 

p447

 des quatre portes 

de la salle d’audience, et prendre les requĂȘtes de la main des plai-
gnants. Le quatriĂšme Ă©tait le fils de son oncle paternel, le roi FiroĂ»z. 
Si le personnage assis Ă  la premiĂšre porte prenait le placet du plai-
gnant, c’était bien ; sinon, il Ă©tait pris par celui de la deuxiĂšme, ou de 
la troisiĂšme, ou de la quatriĂšme porte. Dans le cas oĂč aucun d’eux ne 
voulait le recevoir, le plaignant se rendait prĂšs de Sadr aldjihĂąn, kĂądhi 
des MamloĂ»cs 

914

 ; si ce dernier ne voulait pas non plus prendre le 

placet, l’individu qui le portait allait se plaindre au sultan. Quand le 
souverain s’était bien assurĂ© que le plaignant avait prĂ©sentĂ© sa requĂȘte 
Ă  l’un desdits personnages, et qu’il n’avait pas consenti Ă  s’en charger, 
il le rĂ©primandait. Tous les placets qu’on recueillait les autres jours 
Ă©taient soumis Ă  l’examen du sultan aprĂšs la derniĂšre priĂšre du soir. 

 

                                                                                                                   

concilier la population extĂ©nuĂ©e par sept annĂ©es de famine et de rĂ©voltes, mais 
le mauvais choix des nouveaux fonctionnaires ne fit qu’aggraver les choses. 

910

  Il s’agit du tribunal royal chargĂ© de redresser les abus commis par les fonc-

tionnaires civils et militaires appliquant les dĂ©cisions royales et ne tombant pas 
par consĂ©quent sous le coup de la loi islamique ni de la juridiction du cadi. 

911

  Le chef des chambellans qui Ă©tait Firuz Tughluk. 

912

  Le chambellan de la maison royale. 

913

  Â« La gloire des chambellans Â» et « la noblesse des chambellans Â» (voir plus 

haut, p. 407). 

914

  Probablement le mĂȘme personnage que l’informateur historique d’Ibn BattĂ»ta 

(voir p. 366). 

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Ibn BattĂ»ta — Voyages 

376 

 

II. De La Mecque aux steppes russes et Ă  l’Inde 

D

ES VIVRES QUE LE SULTAN FIT DISTRIBUER À L

’

OCCASION DE LA 

DISETTE 

 

Lorsque la sĂ©cheresse domina dans l’Inde et dans le Sind 

915

, et que 

la pĂ©nurie fut telle que la mesure de blĂ© appelĂ©e 

mann 

916

 valait six 

piĂšces d’or, le souverain ordonna de distribuer Ă  tous les habitants de 
Dihly la nourriture pour six mois, tirĂ©e du magasin de la couronne. On 
devait donner Ă  chacun, grand ou petit, nĂ© libre ou esclave, la quantitĂ© 
d’un rithl et demi 

917

 par jour, poids de Barbarie. Les jurisconsultes et 

les juges se 

p448

 mirent Ă  enregistrer les populations des diffĂ©rentes 

rues ; ils firent venir ces gens, et l’on donna Ă  chaque personne les 
provisions de bouche qui devaient servir Ă  sa nourriture pendant six 
mois. 

 

D

ES ACTES DE VIOLENCE COMMIS PAR CE SULTAN ET DE SES ACTIONS 

CRIMINELLES 

 

Le sultan de l’Inde, malgrĂ© ce que nous avons racontĂ© sur son hu-

militĂ©, sa justice, sa bontĂ© pour les pauvres et sa gĂ©nĂ©rositĂ© extraordi-
naire, Ă©tait trĂšs enclin Ă  rĂ©pandre le sang. Il arrivait rarement qu’à la 
porte de son palais il n’y eĂ»t pas quelqu’un de tuĂ©. J’ai vu bien sou-
vent faire mourir des gens Ă  sa porte, et y abandonner leur corps. Un 
jour, je me rendis Ă  son chĂąteau, et voilĂ  que mon cheval eut peur ; je 
regardai devant moi et je vis sur le sol une masse blanchĂątre. Je dis : 
« Qu’est-ce que cela ? Â» Un de mes compagnons rĂ©pondit : « C’est le 
tronc d’un homme dont on a fait trois morceaux ! Â» Ce souverain pu-
nissait les petites fautes, comme les grandes ; il n’épargnait ni savant, 
ni juste, ni noble. Tous les jours on amenait dans la salle d’audience 
des centaines d’individus enchaĂźnĂ©s, les bras attachĂ©s au cou, et les 
pieds garrottĂ©s. Les uns Ă©taient tuĂ©s, les autres torturĂ©s, ou bien battus. 
Son habitude Ă©tait de faire venir tous les jours dans la salle 

                                           

915

  La famine dura sept ans Ă  partir de 1336 ; elle correspond donc Ă  la plus 

grande partie du sĂ©jour d’Ibn BattĂ»ta en Inde. Elle n’était pas seulement due Ă  
des causes naturelles mais aussi Ă  la politique fiscale catastrophique de Mu-
hammad Tughluk. 

916

  Environ 15,250 kg. 

917

  Le ratl de Dihli valait la moitiĂ© d’un mann ; le ratl marocain environ le ving-

tiĂšme du ratl indien. Il s’agit donc ici d’un peu moins de 600 g de blĂ© par jour. 

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Ibn BattĂ»ta — Voyages 

377 

 

II. De La Mecque aux steppes russes et Ă  l’Inde 

d’audience, exceptĂ© le vendredi, tous ceux qui se trouvaient en prison. 
Ce dernier jour Ă©tait pour eux une journĂ©e de rĂ©pit ; ils l’employaient Ă  
se nettoyer, et se tenaient tranquilles. Que Dieu nous garde du mal-
heur ! 

 

D

U MEURTRE COMMIS PAR LE SULTAN SUR SON PROPRE FRÈRE 

 

Le sultan avait un frĂšre du nom de Maç’oĂ»d khĂąn 

918

, dont la mĂšre 

Ă©tait fille du sultan ’AlĂą eddĂźn. Ce 

p449

 Maç’oĂ»d Ă©tait une des plus bel-

les crĂ©atures que j’aie jamais vues dans ce monde. Le monarque le 
soupçonna de vouloir s’insurger contre lui ; il l’interrogea Ă  ce propos, 
et Maç’oĂ»d confessa, par crainte des tourments. En effet, toute per-
sonne qui nie les accusations de cette sorte, que le sultan formule 
contre elle, est de nĂ©cessitĂ© mise Ă  la torture, et la plupart des gens 
prĂ©fĂšrent mourir que d’ĂȘtre torturĂ©s. Le souverain fit trancher la tĂȘte 
de son frĂšre au milieu de la place, et le corps resta trois jours aban-
donnĂ© dans le mĂȘme endroit, suivant l’usage. La mĂšre de Maç’oĂ»d 
avait Ă©tĂ© lapidĂ©e deux annĂ©es auparavant, juste en ce lieu ; car elle 
avait avouĂ© le crime de dĂ©bauche ou d’adultĂšre. Celui qui l’a condam-
nĂ©e Ă  ĂȘtre lapidĂ©e ç’a Ă©tĂ© le juge CamĂąl eddĂźn. 

 

D

E LA MORT QU

’

IL FIT DONNER À TROIS CENT CINQUANTE INDIVIDUS 

DANS UN MÊME MOMENT 

 

Une fois, le sultan avait destinĂ© une portion de l’armĂ©e, comman-

dĂ©e par le roi Yoûçuf Borghrah 

919

, pour aller combattre les infidĂšles 

hindous sur des montagnes adjacentes au district de Dihly. Yoûçuf 
sortit, ainsi que la presque totalitĂ© de sa troupe ; mais une partie de ses 
soldats restĂšrent en arriĂšre. Il Ă©crivit au souverain, pour l’informer de 
cet Ă©vĂ©nement, et celui-ci ordonna de parcourir la ville et de saisir 
tous les individus qu’on rencontrerait, parmi ceux qui Ă©taient restĂ©s en 
arriĂšre. On s’empara de trois cent cinquante de ceux-ci ; le monarque 
donna ordre de les tuer tous ; et il fut obĂ©i. 

                                           

918

  Aussi bien l’histoire que le personnage sont inconnus par ailleurs. 

919

  TuĂ© dans la rĂ©volte du Gudjarat en 1347. 

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Ibn BattĂ»ta — Voyages 

378 

 

II. De La Mecque aux steppes russes et Ă  l’Inde 

 

D

ES TOURMENTS QU

’

IL A FAIT SUBIR AU CHEÏKH 

C

HIHÂB EDDÎN ET DE 

LA CONDAMNATION À MORT DE CE CHEÏKH 

 

Le cheĂŻkh ChihĂąb eddĂźn Ă©tait fils du cheĂŻkh AldjĂąm alkhorùçùny, 

dont l’aĂŻeul avait donnĂ© son nom Ă  la ville 

p450

 de DjĂąm, situĂ©e dans le 

Khorùçùn, comme nous l’avons dĂ©jĂ  racontĂ© 

920

, ChihĂąb eddĂźn Ă©tait un 

des principaux cheĂŻkhs, un des plus probes et des plus vertueux ; il 
avait l’habitude de jeĂ»ner quatorze jours de suite. Les deux sultans 
Kothb eddĂźn et Toghlok le vĂ©nĂ©raient, le visitaient et imploraient sa 
bĂ©nĂ©diction. Quand le sultan Mohammed fut investi du pouvoir, il 
voulut faire remplir au cheĂŻkh quelque charge dans l’État ; mais celui-
ci refusa. C’était l’usage chez ce souverain d’employer les juris-
consultes, les cheĂŻkhs et les hommes pieux ; il se fondait sur ce que les 
premiers princes musulmans — que Dieu soit satisfait d’eux ! — ne 
donnaient les places qu’aux savants et aux hommes probes. Il 
s’entretint Ă  ce sujet avec ChihĂąb eddĂźn, Ă  l’occasion d’une audience 
publique ; celui-ci refusa et rĂ©sista 

921

. Le sultan en fut indignĂ©, et il 

commanda au jurisconsulte vĂ©nĂ©rĂ©, le cheĂŻkh DhiyĂą eddĂźn assimnĂąny 
d’arracher la barbe de ChihĂąb eddĂźn. DhiyĂą eddĂźn ne le voulut pas, et 
il dit : « Je ne ferais jamais cela. Â» Alors le souverain donna l’ordre 
d’arracher Ă  tous les deux les poils de leur barbe ; ce qui eut lieu. 

Le sultan relĂ©gua DhiyĂą eddĂźn dans la province de Tiling ; et plus 

tard il le nomma juge Ă  Ouarangal 

922

 oĂč il mourut. Il exila ChihĂąb 

eddĂźn Ă  Daoulet AbĂąd, et l’y laissa pendant sept annĂ©es ; puis il le fit 
revenir, il l’honora et le vĂ©nĂ©ra. Il le mit Ă  la tĂȘte du 

DĂźouĂąn almostak-

hradj

 

923

, c’est-Ă -dire celui des reliquats ou arriĂ©rĂ©s des agents, qu’on 

leur extorque par la bastonnade et par les tourments. Le souverain 
considĂ©ra de plus en plus ChihĂąb eddĂźn ; il ordonna aux Ă©mirs d’aller 
lui rendre hommage dans sa demeure, et de suivre ses 

p451

 conseils. 

Nul n’était au-dessus de lui dans le palais du sultan. 

                                           

920

  Voir chap. 4, n. 129. 

921

  Les rapports de Muhammad Tughluk avec les cheĂŻkhs et mystiques qui avaient 

acquis un grand pouvoir en Inde Ă©taient le plus souvent difficiles, ce qui 
amĂšne les historiens contemporains Ă  l’accuser d’irrĂ©ligiositĂ©. 

922

  Warangal, la capitale de Telingana (voir chap. 6. n. 59). 

923

  Le Bureau du produit de l’extorsion. 

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Ibn BattĂ»ta — Voyages 

379 

 

II. De La Mecque aux steppes russes et Ă  l’Inde 

Lorsque le souverain se rendit Ă  sa rĂ©sidence situĂ©e au bord du 

Gange, qu’il y bĂątit le chĂąteau appelĂ© 

Sarg DouĂąr

 

924

, la Porte du Ciel, 

ce qui veut dire « semblable au Paradis Â», et qu’il commanda au peu-
ple de construire des demeures fixes en cet endroit, le cheĂŻkh ChihĂąb 
eddĂźn sollicita de lui la permission de continuer Ă  rester dans la capi-
tale. Le sultan lui assigna pour sĂ©jour un lieu inculte et abandonnĂ©, Ă  
six milles de distance de Dihly. ChihĂąb eddĂźn y creusa une vaste 
grotte, dans l’intĂ©rieur de laquelle il construisit des cellules, des maga-
sins, un four et un bain ; il fit venir l’eau du fleuve Djoumna ; il culti-
va cette terre, et il amassa des sommes considĂ©rables au moyen de ses 
produits ; car, dans ces annĂ©es-lĂ , on souffrit de la sĂ©cheresse. Il de-
meura en cet endroit deux ans et demi, le temps que dura l’absence du 
sultan. Les esclaves de ChihĂąb eddĂźn labouraient le sol pendant le 
jour ; ils entraient la nuit dans la caverne, et la fermaient sur eux et sur 
les troupeaux, par crainte des voleurs hindous, qui habitaient sur une 
montagne voisine et inaccessible. 

Quand le sultan retourna dans la capitale, le cheĂŻkh alla Ă  sa ren-

contre, et ils se virent Ă  sept milles de Dihly. Le souverain l’honora, 
l’embrassa dĂšs qu’il l’aperçut, et ChihĂąb eddĂźn retourna ensuite Ă  sa 
grotte. Le monarque l’envoya quĂ©rir quelque temps aprĂšs cela ; mais il 
refusa de se rendre prĂšs de lui. Alors le sultan lui expĂ©dia Mokhlis 
almolc, AnnadharbĂąry 

925

 qui Ă©tait un des principaux rois. Il parla Ă  

ChihĂąb eddĂźn avec beaucoup de douceur, et lui dit de faire attention Ă  
la colĂšre du monarque. Le cheĂŻkh rĂ©pondit : « Je ne servirai jamais un 
tyran. Â» Mokhlis almolc retourna auprĂšs du 

p452

 sultan et l’informa de 

ce qui s’était passĂ© ; il reçut l’ordre d’amener le cheĂŻkh, ce qu’il fit. Le 
sultan parla ainsi Ă  ChihĂąb eddĂźn : « C’est toi qui as dit que je suis un 
tyran ? Â» Il rĂ©pondit : « Oui, tu es un tyran ; et parmi tes actes de ty-
rannie sont tels et tels faits. Â» Il en compta plusieurs au nombre des-
quels il y avait la dĂ©vastation de la ville de Dihly, et l’ordre d’en sortir 
intimĂ© Ă  tous les habitants. 

                                           

924

  Pendant la grande famine, le souverain transporta sa cour en 1338 prĂšs de 

Kannaudj, Ă  deux cents miles au sud-est de Dihli, afin de pouvoir se ravitailler 
par la province fertile d’Oudh. 

925

  C’est-Ă -dire de Nadharbar, l’actuelle Nandurbar au sud du fleuve Tapti, dans 

le nord-ouest du Maharashtra (voir t. III, p. 181). 

background image

 

Ibn BattĂ»ta — Voyages 

380 

 

II. De La Mecque aux steppes russes et Ă  l’Inde 

Le sultan tira son sabre, il le passa Ă  Sadr aldjihĂąn, et dit : 

« Confirme ceci, que je suis un tyran, et coupe mon cou avec ce 
glaive. Â» ChihĂąb eddĂźn reprit : « Celui qui porterait tĂ©moignage sur 
cela serait sans doute tuĂ© ; mais tu as conscience toi-mĂȘme de tes pro-
pres torts. Â» Le monarque ordonna de livrer le cheĂŻkh au roi NocbĂŻah, 
chef des porte-encriers ou secrĂ©taires, qui lui mit quatre liens aux 
pieds, et lui attacha les mains au cou. Il resta dans cette situation qua-
torze jours de suite, sans manger ni boire ; tous les jours on le condui-
sait dans la salle d’audience ; on rĂ©unissait les lĂ©gistes et les cheĂŻkhs, 
qui lui disaient : « RĂ©tracte ton assertion. Â» ChihĂąb eddĂźn rĂ©pondait : 
« Je ne la retirerai pas, et je dĂ©sire d’ĂȘtre mis dans le chƓur des mar-
tyrs. Â» Le quatorziĂšme jour, le sultan lui envoya de la nourriture, au 
moyen de Mokhlis almolc ; mais le cheĂŻkh ne voulut pas manger, et 
dit : « Mes biens ne sont plus sur cette terre ; retourne prĂšs de lui [le 
sultan] avec tes aliments. Â» Celui-ci ayant Ă©tĂ© informĂ© de ces paroles, 
ordonna immĂ©diatement qu’on fĂźt avaler au cheĂŻkh cinq 

istĂąrs 

926

 de 

matiĂšre fĂ©cale, ce qui correspond Ă  deux livres et demie, poids de 
Barbarie. Les individus chargĂ©s de ces sortes de choses, et ce sont des 
gens choisis parmi les Indiens infidĂšles, prirent cette ordure, qu’ils 
firent dissoudre dans l’eau ; il couchĂšrent le cheĂŻkh sur son dos, lui 
ouvrirent la bouche avec des tenailles, et lui firent boire ce mĂ©lange. 
Le lendemain, on le conduisit Ă  la maison du kĂądhi Sadr aldjihĂąn. On 
rassembla les jurisconsultes et les cheĂŻkhs, ainsi que les notables 
d’entre les 

p453

 personnages illustres ; tous le prĂȘchĂšrent et lui deman-

dĂšrent de revenir sur son propos. Il refusa de se rĂ©tracter, et on lui 
coupa le cou. Que Dieu ait pitiĂ© de lui ! 

 

D

U MEURTRE COMMIS PAR LE SULTAN SUR LE JURISCONSULTE ET 

PROFESSEUR 

’A

FÎF EDDÎN ALCÂÇÂNY

 

927

 ET SUR DEUX AUTRES 

JURISCONSULTES

,

 CONJOINTEMENT AVEC LUI 

 

Dans les annĂ©es de la disette, le sultan avait commandĂ© de creuser 

des puits Ă  l’extĂ©rieur de la capitale, et de semer des cĂ©rĂ©ales dans ces 

                                           

926

  C’est le 

sir

 indien, qui vaut un peu moins de 400 g. 

927

  De Kasan, l’actuelle Kasansaj, au nord de Siri Darya dans la rĂ©publique soviĂ©-

tique d’Uzbekistan. 

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Ibn BattĂ»ta — Voyages 

381 

 

II. De La Mecque aux steppes russes et Ă  l’Inde 

endroits 

928

. Il fournit aux gens les grains, ainsi que tout l’argent nĂ©-

cessaire pour les semailles, et exigea que celles-ci fussent faites au 
profit des magasins du TrĂ©sor public. Le jurisconsulte ’AfĂźf eddĂźn, 
ayant entendu parler de cette chose, dit : « On n’obtiendra pas de cette 
semence l’effet qu’on dĂ©sire. Â» Il fut dĂ©noncĂ© au souverain, qui le fit 
mettre en prison, et lui dit : « Pourquoi te mĂȘles-tu des affaires de 
l’État ? Â» Un peu plus tard, il le relĂącha, et le lĂ©giste se rendit vers sa 
demeure. 

Il rencontra par hasard, chemin faisant, deux jurisconsultes de ses 

amis, qui lui dirent : « Que Dieu soit louĂ©, Ă  cause de ta dĂ©livrance ! Â» 
Il rĂ©pondit : « Louons l’Être suprĂȘme qui nous a sauvĂ©s des mains des 
mĂ©chants 

929

. Ils se sĂ©parĂšrent ; mais ils n’étaient pas encore arrivĂ©s Ă  

leurs logements que le sultan Ă©tait dĂ©jĂ  instruit de leur discours. 
D’aprĂšs son ordre, on les amena tous les trois en sa prĂ©sence ; alors il 
dit [Ă  ses suppĂŽts] : « Partez avec celui-ci [en dĂ©signant ’AfĂźf eddĂźn], 
et coupez-lui le cou, Ă  la maniĂšre des baudriers. » Cela veut dire qu’on 
tranche la tĂȘte avec un bras et une portion de la poitrine. Il ajouta : 
« Et  coupez 

p454

 le cou aux deux autres. Â» Ceux-ci dirent au souve-

rain : « Pour ’AfĂźf eddĂźn, il mĂ©rite d’ĂȘtre chĂątiĂ© Ă  cause de son propos ; 
mais nous, pour quel crime nous fais-tu  mourir ? »  Le  monarque  rĂ©-
pondit : « Vous avez entendu son discours et ne l’avez pas dĂ©sapprou-
vĂ© ; c’est donc comme si vous aviez Ă©tĂ© de son avis. Â» Ils furent tuĂ©s 
tous les trois. Que Dieu ait pitiĂ© d’eux ! 

 

D

U MEURTRE COMMIS PAR LE SULTAN SUR DEUX JURISCONSULTES DU 

S

IND QUI ÉTAIENT À SON SERVICE 

 

Le sultan ordonna Ă  ces deux jurisconsultes du Sind de se rendre 

dans une certaine province, en compagnie d’un commandant qu’il 
avait dĂ©signĂ©. Il leur dit : « Je mets entre vos mains les affaires de la 
province et des sujets ; cet Ă©mir sera avec vous uniquement pour agir 
suivant vos ordres. Â» Ils rĂ©pondirent : « Il vaut mieux que nous soyons 
comme deux tĂ©moins Ă  son Ă©gard, et que nous lui montrions le chemin 

                                           

928

  Les gens Ă©taient trop faibles pour pouvoir creuser et trop affamĂ©s pour pouvoir 

conserver les semences. Alors ils les mangĂšrent, ce qui entraĂźna une nouvelle 
vague de rĂ©pression. 

929

  Coran, XXIII, 28. 

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Ibn BattĂ»ta — Voyages 

382 

 

II. De La Mecque aux steppes russes et Ă  l’Inde 

de la justice, afin qu’il le suive. Â» Alors le souverain reprit : « Certes, 
votre but est de manger, de dissiper mes biens, et d’attribuer cela Ă  ce 
Turc, qui n’a aucune connaissance. Â» Les deux lĂ©gistes rĂ©pliquĂšrent : 
« Que Dieu nous en garde ! ĂŽ maĂźtre du monde ; nous ne cherchons 
pas une telle chose. Â» Mais le sultan rĂ©pĂ©ta : « Vous n’avez pas 
d’autre pensĂ©e. Â» Puis il dit Ă  ses gens : « Emmenez-les chez le cheĂŻkh 
ZĂądeh annohĂąouendy. Â» Celui-ci est chargĂ© d’administrer les chĂąti-
ments. 

Quand ils furent en sa prĂ©sence, il leur dit : « Le sultan veut vous 

faire mourir ; or avouez ce dont il vous accuse, et ne vous faites pas 
torturer. Â» Ils rĂ©pondirent : « Pour Dieu, nous n’avons jamais cherchĂ© 
que ce que nous avons exprimĂ©. Â» ZĂądeh reprit, en s’adressant Ă  ses 
sbires 

930

 : « Faites-leur goĂ»ter quelque chose. Â» Il voulait dire : « en 

fait de tourments Â». En consĂ©quence, on 

p455

 les coucha sur leur dos, 

on plaça sur leur poitrine une plaque de fer rougie au feu, qu’on retira 
quelques instants aprĂšs, et qui mit Ă  nu ou dĂ©truisit leurs chairs. Alors 
on prit de l’urine et des cendres qu’on appliqua sur les plaies ; et Ă  ce 
moment les deux victimes confessĂšrent que leur but Ă©tait celui 
qu’avait indiquĂ© le sultan ; qu’ils Ă©taient deux criminels mĂ©ritant la 
mort ; qu’ils n’avaient aucun droit Ă  la vie, ni aucune rĂ©clamation Ă  
Ă©lever pour leur sang, dans ce monde pas plus que dans l’autre. Ils 
Ă©crivirent cela de leur propre main, et reconnurent leur Ă©crit devant le 
kĂądhi. Celui-ci lĂ©galisa le procĂšs-verbal, portant que leur confession 
avait eu lieu sans rĂ©pugnance et sans coaction. S’ils avaient dit : 
« Nous avons Ă©tĂ© contraints Â», ils auraient Ă©tĂ© infailliblement tourmen-
tĂ©s de plus belle. Ils pensĂšrent donc qu’avoir le cou coupĂ© sans dĂ©lai 
valait mieux pour eux que mourir par une torture douloureuse ils fu-
rent tuĂ©s. Que Dieu ait pitiĂ© d’eux ! 

 

D

U MEURTRE COMMIS PAR SON ORDRE SUR LE CHEÏKH 

H

OÛD 

 

Le cheĂŻkh ZĂądeh, appelĂ© HoĂ»d, Ă©tait petit-fils du cheĂŻkh pieux et 

saint Rocn eddĂźn, fils de BĂ©hĂą eddĂźn, fils d’AboĂ» ZacariyyĂą almoltĂą-
ny 

931

, Son aĂŻeul, le cheĂŻkh Rocn eddĂźn, Ă©tait vĂ©nĂ©rĂ© du sultan ; et il en 

                                           

930

  En arabe 

zabaniya

, les dĂ©mons chargĂ©s d’infliger les chĂątiments en enfer. 

931

  Voir chap. 5, n. 12. 

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Ibn BattĂ»ta — Voyages 

383 

 

II. De La Mecque aux steppes russes et Ă  l’Inde 

Ă©tait ainsi du frĂšre de Rocn eddĂźn, nommĂ© ’ImĂąd eddĂźn, qui ressem-
blait beaucoup au sultan, et qui fut tué le jour de la bataille contre Ca-
chloĂ» khĂąn, comme nous le dirons plus bas. Lorsque ’ImĂąd eddĂźn fut 
mort, le souverain donna Ă  son frĂšre Rocn eddĂźn cent villages, pour 
qu’il tirĂąt sa subsistance, et qu’il nourrĂźt les passants dans son ermi-
tage. A sa mort, le cheĂŻkh Rocn eddĂźn nomma son successeur dans 
l’ermitage son petit-fils, le cheĂŻkh HoĂ»d ; mais son neveu, le fils du 
frĂšre de Rocn eddĂźn, s’y opposa, en disant qu’il avait plus de droits 
que l’autre Ă  l’hĂ©ritage de son oncle. Il se rendit avec HoĂ»d 

p456

 chez le 

sultan, qui Ă©tait Ă  Daoulet AbĂąd ; et entre cette ville et MoltĂąn, il y a 
quatre-vingts jours de marche. Le souverain accorda Ă  HoĂ»d la place 
de cheĂŻkh, ou supĂ©rieur de l’ermitage, selon le testament de Rocn ed-
dĂźn : HoĂ»d Ă©tait alors d’un Ăąge mĂ»r, tandis que le neveu de Rocn eddĂźn 
Ă©tait un jeune homme. Le sultan honora beaucoup le cheĂŻkh HoĂ»d ; il 
ordonna de le recevoir comme un hĂŽte, dans toutes les stations oĂč il 
descendrait ; il prescrivit aux habitants de sortir Ă  sa rencontre dans 
toutes les villes par oĂč il passerait, dans son voyage jusqu’à MoltĂąn, et 
de lui prĂ©parer un festin. 

Quand l’ordre parvint Ă  la capitale, les jurisconsultes, les juges, les 

docteurs et les notables sortirent Ă  la rencontre de HoĂ»d. J’étais du 
nombre ; nous le vĂźmes, assis dans un palanquin portĂ© par des hom-
mes, tandis que ses chevaux Ă©taient conduits Ă  la main. Nous le sa-
luĂąmes ; mais, pour ma part, je dĂ©sapprouvai son action de rester dans 
le palanquin, et dis : « Il aurait dĂ» monter Ă  cheval, et marcher parallĂš-
lement aux juges et aux docteurs, qui sont sortis pour le recevoir. Â» 
Ayant appris mon discours, HoĂ»d monta Ă  cheval, et il s’excusa en 
allĂ©guant qu’il ne l’avait point fait d’abord Ă  cause d’une incommoditĂ© 
dont il souffrait. Il fit son entrĂ©e Ă  Dihly, et on lui offrit un festin, pour 
lequel on dĂ©pensa des sommes considĂ©rables du trĂ©sor du sultan. Les 
kĂądhis, les cheĂŻkhs, les lĂ©gistes et les personnages illustres s’y trou-
vaient ; on Ă©tendit les nappes, et l’on apporta les mets du banquet, sui-
vant l’usage 

932

. On distribua des sommes d’argent Ă  tous les individus 

prĂ©sents, en proportion du rang de chacun : le grand juge eut cinq 
cents dĂźnĂąrs, et moi j’en touchai deux cent cinquante. Telle est 
l’habitude, chez les Indiens, lors des festins impĂ©riaux. 

                                           

932

  Cf. p.418, 

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Ibn BattĂ»ta — Voyages 

384 

 

II. De La Mecque aux steppes russes et Ă  l’Inde 

Le cheĂŻkh HoĂ»d partit pour son pays, en compagnie du cheĂŻkh 

NoĂ»r eddĂźn acchĂźrĂązy, que le sultan envoyait avec lui, pour le faire 
asseoir sur le tapis Ă  priĂšre de son 

p457

 aĂŻeul dans la zĂąouĂŻah 

933

 et pour 

lui offrir un banquet en ce lieu aux frais du monarque. Il se fixa dans 
cet ermitage et y passa plusieurs annĂ©es. Puis il arriva qu’ImĂąd al-
molc 

934

, commandant du Sind, Ă©crivit au sultan que le cheĂŻkh HoĂ»d, 

ainsi que sa parentĂ©, s’occupait Ă  amasser des richesses, pour les dĂ©-
penser ensuite dans les plaisirs de ce monde, et qu’ils ne donnaient Ă  
manger Ă  personne dans l’ermitage. Le souverain ordonna d’exiger 
d’eux la restitution de ces biens. En consĂ©quence, ’ImĂąd almolc en 
emprisonna quelques-uns, en fit frapper d’autres ; il leur extorquait 
chaque jour vingt mille piĂšces d’or, et cela durant quelque temps ; il 
finit par prendre tout ce qu’ils possĂ©daient. On leur trouva beaucoup 
d’argent et de choses prĂ©cieuses ; on cite, entre autres, une paire de 
sandales incrustĂ©es de perles et de rubis, qui furent vendues pour sept 
mille piĂšces d’or. On dit qu’elles appartenaient Ă  la fille du cheĂŻkh 
HoĂ»d ; d’autres prĂ©tendent qu’elles Ă©taient Ă  une de ses concubines. 

Lorsque le cheĂŻkh fut fatiguĂ© de toutes ces vexations, il s’enfuit, et 

dĂ©sira de se rendre dans le pays des Turcs ; mais il fut pris. ’ImĂąd al-
molc en informa le sultan, qui prescrivit de le lui envoyer, de mĂȘme 
que celui qui l’avait arrĂȘtĂ©, tous les deux comme des prisonniers. 
Quand ils furent arrivĂ©s prĂšs du souverain, il mit en libertĂ© l’individu 
qui avait saisi le cheĂŻkh HoĂ»d, et dit Ă  celui-ci : « OĂč voulais-tu 
fuir ? Â» Le cheĂŻkh s’excusa comme il put ; mais le sultan lui rĂ©pondit : 
« Tu voulais aller chez les Turcs ; tu voulais leur dire que tu es le fils 
du cheĂŻkh BĂ©hĂą ĂȘddĂźn ZacariyyĂą ; que le sultan de l’Inde t’a fait telle 
et telle chose ; et tu pensais venir ensuite me combattre en compagnie 
de ces Turcs. Â» Il ajouta en s’adressant Ă  ses gardes : « Coupez-lui le 
cou. » Il fut tuĂ©. Que Dieu ait pitiĂ© de lui ! 

p458

 

                                           

933

  C’est-Ă -dire prendre sa succession. 

934

  Voir ci-dessus n. 39. 

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Ibn BattĂ»ta — Voyages 

385 

 

II. De La Mecque aux steppes russes et Ă  l’Inde 

D

E L

’

EMPRISONNEMENT DU CHEÏKH FILS DE 

T

ÂDJ AL

’

ÂRIFÎN

,

 

 

ET DE LA CONDAMNATION À MORT DES FILS DE CE CHEÏKH

,

 

 

LE TOUT PAR L

’

ORDRE DU SULTAN 

 

Le pieux cheĂŻkh Chams eddĂźn, fils de TĂądj al’ñrifĂźn, habitait la ville 

de Cowil 

935

, s’occupant tout Ă  fait d’actes de dĂ©votion ; et c’était un 

homme de grand mĂ©rite. Une fois le sultan entra dans cette citĂ©, et 
l’envoya quĂ©rir ; mais il ne se rendit pas chez le souverain. Celui-ci se 
dirigea lui-mĂȘme vers sa demeure ; puis, quand il en approcha, il re-
broussa chemin, et ne vit pas le cheĂŻkh. 

Plus tard, il arriva qu’un Ă©mir se rĂ©volta contre le sultan dans une 

province, et que les peuples lui prĂȘtĂšrent serment. On rapporta au sou-
verain que, dans une rĂ©union chez le cheĂŻkh Chams eddĂźn, on avait 
parlĂ© de cet Ă©mir, que le cheĂŻkh avait fait son Ă©loge, et dit qu’il mĂ©ri-
tait de rĂ©gner. Le sultan envoya prĂšs du cheĂŻkh un commandant, qui 
lui mit des liens aux pieds, et agit ainsi avec ses fils, avec le juge de 
Cowil et son inspecteur des marchĂ©s ; car on avait su que ces deux 
derniers personnages se trouvaient prĂ©sents dans l’assemblĂ©e oĂč il 
avait Ă©tĂ© question de l’émir insurgĂ©, et oĂč son Ă©loge avait Ă©tĂ© fait par 
le cheĂŻkh Chams eddĂźn. Le souverain les fit mettre tous en prison, 
aprĂšs avoir toutefois privĂ© de la vue le juge et l’inspecteur des mar-
chĂ©s. Quant au cheĂŻkh, il mourut dans la prison ; le juge et l’inspecteur 
en sortaient tous les jours, accompagnĂ©s par un geĂŽlier ; ils deman-
daient l’aumĂŽne aux passants, et Ă©taient reconduits dans leur cachot. 

Le sultan avait été averti que les fils du cheïkh avaient eu des rap-

ports avec les Indiens infidĂšles, ainsi qu’avec les rebelles hindous, et 
avaient contractĂ© amitiĂ© avec eux. A la mort de leur pĂšre, il les fit sor-
tir de prison et leur dit : « Vous n’agirez plus comme vous l’avez 
fait. Â» Ils rĂ©pondirent : « Et qu’avons-nous fait ? Â» Le sultan se mit en 
colĂšre et ordonna de les tuer ; ce qui eut lieu. 

p459

Il fit venir aprĂšs cela le juge susmentionnĂ©, et lui dit :« Fais-moi 

connaĂźtre ceux qui [dans Cowil] pensent comme les individus qui 
viennent d’ĂȘtre exĂ©cutĂ©s et agissent comme ils l’ont fait. Â» Le kĂądhi 
dicta les noms d’un grand nombre de personnes, parmi les grands du 
pays. Lorsque le monarque vit cela, il dit : « Cet hommes dĂ©sire la 

                                           

935

  L’actuelle Aligarh au sud-sud-est de Dihli. 

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Ibn BattĂ»ta — Voyages 

386 

 

II. De La Mecque aux steppes russes et Ă  l’Inde 

destruction de la ville. Â» Et, s’adressant Ă  ses satellites, il ajouta 
« Coupez-lui le cou. » Ils le lui coupĂšrent. Que Dieu ait pitiĂ© de lui ! 

 

D

E LA CONDAMNATION Ă€ MORT DU CHEÏKH 

A

LHAÏDARY PAR LE SULTAN 

 

Le cheĂŻkh ’Aly alhaĂŻdary habitait la ville de Cambaie, sur le littoral 

de l’Inde ; c’était un homme d’un grand mĂ©rite, d’une rĂ©putation im-
mense, et il Ă©tait cĂ©lĂšbre dans les pays, mĂȘme les plus Ă©loignĂ©s. Les 
négociants qui voyageaient sur mer lui vouaient de nombreuses of-
frandes, et Ă  leur arrivĂ©e ils s’empressaient d’aller saluer ce cheĂŻkh, 
qui savait dĂ©couvrir leur secrets, et leur disait la bonne aventure. Il 
arrivait souvent que l’un d’eux lui avait promis une offrande, et que 
depuis il avait regrettĂ© son vƓu. Quand il se prĂ©sentait devant le 
cheĂŻkh pour le saluer, celui-ci lui rappelait sa promesse, et lui ordon-
nait d’y satisfaire. Pareille chose s’est passĂ©e un grand nombre de fois, 
et le cheĂŻkh ’Aly est renommĂ© sous ce rapport. 

Lorsque le kĂądhi DjĂ©lĂąl eddĂźn alafghĂąny et sa peuplade 

s’insurgĂšrent dans ces contrĂ©es 

936

, on avertit le sultan que le cheĂŻkh 

AlhaĂŻdary avait priĂ© pour le juge susnommĂ© ; qu’il lui avait donnĂ© sa 
propre calotte, et on assurait mĂȘme qu’il lui avait prĂȘtĂ© serment. Le 
souverain ayant marchĂ© en personne contre les rebelles, DjĂ©lĂąl eddĂźn 
s’enfuit. Alors le sultan partit, et laissa en sa place, Ă  Cambaie, ChĂ©ref 
almolc, Ă©mir bakht 

937

, qui 

p460

 est un de ceux qui arrivĂšrent avec nous 

chez le monarque de l’Inde. Il lui commanda d’ouvrir une enquĂȘte sur 
les gens qui s’étaient rĂ©voltĂ©s, et lui adjoignit des jurisconsultes pour 
l’aider dans les jugements Ă  intervenir. 

Émir bakht se fit amener le cheĂŻkh ’Aly alhaĂŻdary ; il fut Ă©tabli que 

ce dernier avait fait cadeau de sa calotte au juge rebelle, et qu’il avait 
fait des vƓux pour lui. En consĂ©quence, il fut condamnĂ© Ă  mourir ; 
mais, quand le bourreau voulut le frapper, il n’y rĂ©ussit pas. Le peuple 
fut fort Ă©merveillĂ© de ce fait, et il pensa qu’on pardonnerait au 
condamnĂ©, Ă  cause de cela ; mais l’émir ordonna Ă  un autre bourreau 
de lui couper le cou, ce qui fut fait. Que Dieu ait pitiĂ© de ce cheĂŻkh ! 

                                           

936

  Voir t. III, p. 97 et suiv. 

937

  Voir t. III, p. 101. 

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Ibn BattĂ»ta — Voyages 

387 

 

II. De La Mecque aux steppes russes et Ă  l’Inde 

 

D

U MEURTRE ORDONNÉ PAR LE SULTAN À L

’

ÉGARD 

 

DE 

T

HOÛGHÂN ET DE SON FRÈRE

 

ThoĂ»ghĂąn alferghĂąny et son frĂšre Ă©taient deux grands de la ville de 

FerghĂąnah 

938

 qui Ă©taient venus trouver le sultan de l’Inde. Il les ac-

cueillit fort bien, il leur fit de riches prĂ©sents, et ils restĂšrent prĂšs de 
lui assez longtemps. Plus tard, ils dĂ©sirĂšrent retourner dans leur pays, 
et voulurent prendre la fuite. Un de leurs compagnons les dĂ©nonça au 
souverain, qui ordonna de les fendre en deux par le milieu du corps ; 
ce qui fut exĂ©cutĂ©. On donna Ă  leur dĂ©nonciateur tout ce qu’ils possĂ©-
daient ; car tel est l’usage dans ces pays de l’Inde. Quand un individu 
en accuse un autre, que sa dĂ©claration est trouvĂ©e fondĂ©e et qu’on tue 
l’accusĂ©, les biens de celui-ci sont livrĂ©s au dĂ©lateur. 

p461

 

D

E LA CONDAMNATION À MORT PRONONCÉE PAR LE SULTAN 

 

CONTRE LE FILS DU ROI DES MARCHANDS 

 

Le fils du roi ou prĂ©vĂŽt des marchands Ă©tait un tout petit jeune 

homme, sans barbe. Lorsque arrivĂšrent l’hostilitĂ© de ’AĂŻn almolc, la 
rĂ©volte et sa guerre contre le souverain, comme nous le raconterons, le 
rebelle s’empara de ce fils du roi des marchands, qui se trouva ainsi 
par force au milieu de ses fauteurs. â€™AĂŻn almolc ayant Ă©tĂ© mis en fuite, 
et puis saisi, de mĂȘme que ses compagnons, on trouva parmi ceux-ci 
le fils du roi des marchands et son beau-frĂšre ou alliĂ©, le fils de Kothb 
almolc 

939

. Le sultan ordonna de les attacher tous les deux par leurs 

mains Ă  une poutre, et les fils des rois leur lancĂšrent des flĂšches, jus-
qu’à ce qu’ils fussent morts. 

Alors le chambellan Khodjah Émir ’Aly attibrĂźzy dit au grand juge 

CamĂąl eddĂźn : « Ce jeune homme ne mĂ©ritait pas la mort. Â» Le sultan 
sut cela, et lui fit cette observation : « Pourquoi n’as-tu pas dit cette 
chose avant sa mort ? Â» Puis il le condamna Ă  recevoir environ deux 

                                           

938

  Le nom de Ferghana correspondait Ăą l’époque Ă  une rĂ©gion situĂ©e au sud de la 

haute vallĂ©e de Siri Darya, dans l’actuel Uzbekistan soviĂ©tique. Sa capitale 
Ă©tait Andigan, l’actuelle Andizan. 

939

  Voir ci-dessus n. 34. 

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Ibn BattĂ»ta — Voyages 

388 

 

II. De La Mecque aux steppes russes et Ă  l’Inde 

cents coups de fouet, il le fit mettre en prison, et donna tout ce qu’il 
possĂ©dait au chef des bourreaux. Le lendemain, je vis celui-ci, qui 
avait revĂȘtu les habits d’Émir ’Aly, s’était coiffĂ© de son bonnet, et 
Ă©tait montĂ© sur son cheval, de sorte que je le pris pour Émir ’Aly en 
personne. Ce dernier resta plusieurs mois dans le cachot ; il fut ensuite 
relĂąchĂ©, et le sultan lui rendit la place qu’il occupait avant sa disgrĂące. 
Il se fĂącha contre lui une seconde fois, et le relĂ©gua dans le Khorùçùn. 
Émir ’Aly se fixa Ă  HĂ©rat, et Ă©crivit au sultan, pour implorer ses fa-
veurs. Le souverain lui rĂ©pondit au dos de sa lettre, en termes [per-
sans] : 

Eguer bùz ùmédi bùz(ùï)

 ; ce qui veut dire : « Si tu t’es repenti, 

reviens. » Il retourna en effet chez le souverain de l’Inde. 

p462

 

D

ES COUPS QU

’

IL FIT DONNER AU PRÉDICATEUR EN CHEF 

 

JUSQU

’

À CE QU

’

IL EN MOURÛT 

 

Le sultan avait chargĂ© le grand prĂ©dicateur de Dihly de surveiller 

pendant le voyage le trĂ©sor des pierres prĂ©cieuses. Or il arriva que des 
voleurs hindous se jetĂšrent une nuit sur ce trĂ©sor et en emportĂšrent une 
partie. Pour cette cause, le souverain ordonna de frapper le prédica-
teur, de telle sorte qu’il en mourut. Que Dieu ait pitiĂ© de lui ! 

 

D

E LA DESTRUCTION DE LA VILLE DE 

D

IHLY

 ;

 DE L

’

EXIL DE SES 

HABITANTS

 ;

 DE LA MORT DONNÉE À UN AVEUGLE ET À UN INDIVIDU 

PERCLUS 

 

Un des plus graves reproches qu’on fait Ă  ce sultan, c’est d’avoir 

forcĂ© tous les habitants de Dihly Ă  quitter leurs demeures 

940

. Le motif 

en fut que ceux-ci Ă©crivaient des billets contenant des injures et des 
invectives contre le souverain ; ils les cachetaient, et traçaient sur ces 
billets les mots suivants : « Par la tĂȘte du maĂźtre du monde [le sultan], 

                                           

940

  La tentative de dĂ©placement de la capitale de Dihli Ă  Dawlatabad fut opĂ©rĂ©e en 

deux temps ; une premiĂšre fois en 1327, aprĂšs la rĂ©volte de Gushtasb (voir t. 
III. p. 70), quand Muhammad Tughluk, préférant une capitale ayant une posi-
tion plus centrale, ordonna Ă  la cour, aux hauts fonctionnaires et aux gouver-
neurs provinciaux de s’y transfĂ©rer ou d’y installer leurs familles une seconde 
en 1330, quand le gouverneur, excédé par les plaintes de la population de Di-
hli, ordonna un exode massif. 

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Ibn BattĂ»ta — Voyages 

389 

 

II. De La Mecque aux steppes russes et Ă  l’Inde 

personne, exceptĂ© lui, ne doit lire cet Ă©crit. Â» Ils jetaient ces papiers 
nuitamment dans la salle d’audience, et lorsque le monarque en brisait 
le cachet il y trouvait des injures et des invectives Ă  son adresse. Il se 
dĂ©cida Ă  ruiner Dihly ; il acheta des habitants toutes leurs maisons et 
leurs auberges, il leur en paya le prix, et leur ordonna de se rendre Ă  
Daoulet AbĂąd. Ceux-ci ne voulurent d’abord pas obĂ©ir ; mais le crieur 
ou hĂ©raut 

p463

 du monarque proclama qu’aprĂšs trois jours nul n’eĂ»t Ă  

se trouver dans l’intĂ©rieur de Dihly. 

La plupart des habitants partirent, et quelques-uns se cachĂšrent 

dans les maisons ; le souverain ordonna de rechercher minutieusement 
ceux qui Ă©taient restĂ©s. Ses esclaves trouvĂšrent dans les rues de la ville 
deux hommes, dont l’un Ă©tait paralytique et l’autre aveugle. Ils les 
amenĂšrent devant le souverain, qui fit lancer le perclus au moyen 
d’une baliste, et commanda que l’on traĂźnĂąt l’aveugle depuis Dihly 
jusqu’à Daoulet AbĂąd, c’est-Ă -dire l’espace de quarante jours de mar-
che. Ce malheureux tomba en morceaux durant le voyage, et il ne par-
vint de lui Ă  Daoulet AbĂąd qu’une seule jambe. Tous les habitants de 
Dihly sortirent, ils abandonnĂšrent leurs bagages, leurs marchandises, 
et la ville resta tout Ă  fait dĂ©serte 

941

Une personne qui m’inspire de la confiance m’a assurĂ© que le sul-

tan monta un soir sur la terrasse de son chĂąteau, qu’il promena son 
regard sur la ville de Dihly, oĂč il n’y avait ni feu, ni fumĂ©e, ni flam-
beau, et qu’il dit : « Maintenant, mon cƓur est satisfait et mon esprit 
est tranquille. Â» Plus tard, il Ă©crivit aux habitants de diffĂ©rentes pro-

                                           

941

  Â« Sans aucune concertation et sans examiner attentivement les avantages et les 

inconvĂ©nients, il amena la ruine sur Dihli. [...] Tout a Ă©tĂ© dĂ©truit. La ruine fut 
si complĂšte que mĂȘme un chien ou un chat ne resta pas parmi les bĂątiments de 
la citĂ©, dans ses palais et ses faubourgs. Les habitants ont Ă©tĂ© forcĂ©s d’émigrer 
avec leur famille et leur entourage, femmes et enfants, domestiques et servan-
tes. Le peuple, qui Ă©tait nĂ© et avait vĂ©cu pendant des annĂ©es et des gĂ©nĂ©rations 
dans le pays, eut le cour brisĂ©. Plusieurs pĂ©rirent en route des suites de ce long 
voyage et ceux qui arrivĂšrent Ă  Deogir (Dawlatabad) ne purent endurer les 
malheurs de l’exil. Abattus, ils languirent Ă  en mourir. Tout autour de Deogir, 
dans son pays infidĂšle se levĂšrent des cimetiĂšres musulmans. Le souverain 
Ă©tait prodigue en faveurs et libĂ©ralitĂ©s pour les migrants aussi bien pendant 
leur voyage qu’à leur arrivĂ©e ; mais ils Ă©taient faibles et n’ont pu rĂ©sister Ă  
l’exil et aux souffrances. Ils reposĂšrent leurs tĂȘtes dans cette terre paĂŻenne, et 
de la grande multitude des migrants trĂšs peu survĂ©curent pour retourner Ă  leurs 
maisons. Ainsi cette ville, enviée de toutes les villes du monde habité, fut ré-
duite en ruine » (B

ARANI

Tarikh-i Firuz Shakhi

). 

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Ibn BattĂ»ta — Voyages 

390 

 

II. De La Mecque aux steppes russes et Ă  l’Inde 

vinces de se rendre Ă  Dihly pour la repeupler. 

p464

 

Ils ruinĂšrent leurs 

pays, mais ne peuplĂšrent point Dihly, tant cette ville est vaste, im-
mense ; elle est, en effet, une des plus grandes citĂ©s de l’univers. A 
notre entrĂ©e dans cette capitale, nous la trouvĂąmes dans l’état auquel 
on vient de faire allusion ; elle Ă©tait vide, abandonnĂ©e et sa population 
trĂšs clairsemĂ©e. 

 

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Ibn BattĂ»ta — Voyages 

391 

 

II. De La Mecque aux steppes russes et Ă  l’Inde 

 

Bibliographie 

 

 

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Sur l’ensemble de ce volume ont Ă©tĂ© utilisĂ©s :  
Les volumes II et III de l’édition d’Ibn BattĂ»ta par H. A. R. Gibb parus dans la 

collection de la Hakluyt Society en 1962 et 1971 ;  

Le long article d’Ivan H

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