Louise MICHEL
LA
COMMUNE
Un document produit en version numérique par Pierre Palpant, bénévole,
Dans le cadre de la collection : â Les classiques des sciences sociales â
fondée et dirigée par Jean-Marie Tremblay,
professeur de sociologie au CĂ©gep de Chicoutimi.
Site web :
Une collection développée en collaboration avec la BibliothÚque
Paul-Ămile Boulet de lâUniversitĂ© du QuĂ©bec Ă Chicoutimi.
Site web :
La Commune
2
Un document produit en version numérique par Pierre Palpant, collaborateur
bénévole,
Courriel :
Ă partir de :
LA COMMUNE
par Louise MICHEL (1830 - 1905)
Editions Stock, collection Stock+plus, Paris 1978, 504 pages.
PremiĂšre Ă©dition : 1898.
Polices de caractÚres utilisée : Verdana, 12 et 10 points.
Mise en page sur papier format LETTRE (US letter), 8.5 x 11ââ.
[note : un clic sur
@ en tĂȘte de volume et des chapitres et en fin dâouvrage,
permet de rejoindre la table des matiĂšres.
Cette numĂ©risation tente de respecter lâorthographe originale du livre ;
quelques accents ont cependant pu ĂȘtre modifiĂ©s.]
Ădition complĂ©tĂ©e le 15 dĂ©cembre 2006 Ă Chicoutimi, QuĂ©bec.
La Commune
3
T A B L E D E S M A T I Ă R E S
PREMIĂRE PARTIE : LâAGONIE DE LâEMPIRE
I.
. â Fondation et procĂšs. â Protestations des
internationaux contre la guerre.
IV.
VI.
DEUXIĂME PARTIE : RĂPUBLIQUE DU 4 SEPTEMBRE
I.
II.
IV.
V.
VI.
IX.
TROISIĂME PARTIE : LA COMMUNE
I.
V.
. â Les mesures. â La vie Ă Paris.
VI.
. â RĂ©cit inĂ©dit de la mort de Flourens par Hector
France et Cipriani.
La Commune
4
VIII.
IX.
X.
XI.
.
XIII.
Affaire de lâĂ©change de Blanqui
contre lâarchevĂȘque et dâautres otages.
QUATRIĂME PARTIE : LâHĂCATOMBE
I.
. â LâĂ©gorgement.
II.
.
III.
Des bastions Ă Satory et Ă Versailles
IV.
Les prisons de Versailles. Les poteaux de Satory
CINQUIĂME PARTIE : DEPUIS
I.
. â Le voyage newcalĂ©donien. â Ăvasion de
Rochefort. â La vie en CalĂ©donie. â Le retour.
II.
.
APPENDICE
I.
II.
Lettre dâun dĂ©tenu de Brest
.
III.
Manifeste de la Commune Ă Londres
: Extraits du MĂ©morandum dâun Ă©diteur par Paul-Victor Stock
La Commune
5
Du mur des fusillés de mai
71
, jâaurais voulu saluer les morts
des hécatombes nouvelles, les martyrs de Montjuich, les égorgés
dâArmĂ©nie, les foules Ă©crasĂ©es dâEspagne, les multitudes
fauchées à Milan et ailleurs, la GrÚce vaincue, Cuba se relevant
sans cesse, le gĂ©nĂ©reux peuple des Ătats-Unis qui, pour aider Ă
la dĂ©livrance de lâĂźle hĂ©roĂŻque, fait la guerre de libertĂ©.
Puisquâil nâest plus permis dây parler hautement, câest ce livre
que je leur dédie ; de chaque feuillet soulevé comme la pierre
dâune tombe sâĂ©chappe le souvenir des mords.
L. MICHEL.
Paris, le
10
juin
1898
.
La Commune
6
AVANT-PROPOS
Quand la foule aujourdâhui muette,
Comme lâOcĂ©an grondera,
QuâĂ mourir elle sera prĂȘte,
La Commune se lĂšvera.
Nous reviendrons foule sans nombre,
Nous viendrons par tous les chemins,
Spectres vengeurs sortant de lâombre,
Nous viendrons nous serrant les mains.
La mort portera la banniĂšre ;
Le drapeau noir crĂȘpe de sang ;
Et pourpre fleurira la terre,
Libre sous le ciel flamboyant.
(L. M.
Chanson des prisons,
mai 71.)
La Commune Ă lâheure actuelle est au point pour lâhistoire.
Les faits, à cette distance de vingt-cinq années, se dessinent,
se groupent sous leur véritable aspect.
Dans les lointains de lâhorizon, les Ă©vĂ©nements sâamoncellent
de la mĂȘme maniĂšre aujourdâhui avec cette diffĂ©rence, quâalors,
surtout la France sâĂ©veillait, et quâaujourdâhui câest le monde.
Quelques annĂ©es avant sa fin, lâEmpire rĂąlant sâaccrochait Ă
tout, Ă la touffe dâherbe comme au rocher ; le rocher lui-mĂȘme
croulait ; lâEmpire, les griffes saignantes, sâaccrochait toujours,
nâayant plus au-dessous de lui que lâabĂźme, il durait encore.
La dĂ©faite, fut la montagne qui tombant avec lui lâĂ©crasa.
Entre Sedan et le temps oĂč nous sommes, les choses sont
spectrales et nous-mĂȘmes sommes des spectres ayant vĂ©cu Ă
travers tant de morts.
La Commune
7
Cette Ă©poque est le prologue du drame oĂč changera lâaxe des
sociétés humaines. Nos langues imparfaites ne peuvent rendre
lâimpression magnifique et terrible du passĂ© qui disparaĂźt mĂȘlĂ© Ă
lâavenir qui se lĂšve. Jâai cherchĂ© surtout dans ce livre Ă faire
revivre le drame de 71.
Un monde naissant sur les dĂ©combres dâun monde Ă son
heure derniĂšre.
Oui, le temps prĂ©sent est bien semblable Ă la fin de lâEmpire,
avec un grandissement farouche des répressions, une plus féroce
acuité de sanglantes horreurs, exhumées du cruel passé.
Comme si quoi que ce soit pouvait empĂȘcher lâĂ©ternel
attirance du progrĂšs ! On ne peut pas tuer lâidĂ©e Ă coups de
canon ni lui mettre les poucettes.
La fin se hĂąte dâautant plus que lâidĂ©al rĂ©el apparaĂźt, puissant
et beau, davantage que toutes les fictions qui lâont prĂ©cĂ©dĂ©.
Plus aussi, le présent sera lourd, écrasant les foules, plus la
hĂąte dâen sortir sera grande.
Ecrire ce livre, câest revivre les jours terribles oĂč la libertĂ©
nous frĂŽlant de son aile sâenvola de lâabattoir ; câest rouvrir la
fosse sanglante oĂč, sous le dĂŽme tragique de lâincendie
sâendormit la Commune belle pour ses noces avec la mort, les
noces rouges du martyre.
Dans cette grandeur terrible, pour son courage Ă lâheure
suprĂȘme lui seront pardonnĂ©s les scrupules, les hĂ©sitations de
son honnĂȘtetĂ© profonde.
La Commune
8
Dans les luttes à venir on ne retrouvera plus ces généreux
scrupules, car à chaque défaite populaire, la foule est saignée
comme les bĂȘtes dâabattoir ; ce quâon trouvera, ce sera
lâimplacable devoir.
Les morts, du cÎté de Versailles furent une infime poignée
dont chacun eut des milliers de victimes, immolées à ses
mùnes ; du cÎté de la Commune les victimes furent sans nom et
sans nombre ; on ne pouvait Ă©valuer les monceaux de
cadavres ; les listes officielles en avouĂšrent trente mille, mais
cent mille, et plus serait moins loin de la vérité.
Quoiquâon fĂźt disparaĂźtre les morts par charretĂ©es, il y en avait
sans cesse de nouveaux amoncellements ; pareils Ă des tas de
blĂ© prĂȘts pour les semailles, ils Ă©taient enfouis Ă la hĂąte. Seuls,
les vols de mouches des charniers emplissant lâabattoir,
Ă©pouvantĂšrent les Ă©gorgeurs.
Un instant, on avait espéré dans la paix de la délivrance ; la
Marianne de nos pĂšres, la belle, que disaient-ils, la terre
attendait et quâelle attend toujours ; nous lâespĂ©rons plus belle
encore ayant tant tardé.
Rudes sont les Ă©tapes, elles ne seront point Ă©ternelles ; ce qui
est Ă©ternel câest le progrĂšs, mettant sur lâhorizon un idĂ©al
nouveau, quand a été atteint celui qui la veille semblait utopie.
Aussi notre temps horrible eût semblé paradisiaque à ceux qui
disputaient aux grands fauves la proie et le repaire.
Comme le temps des cavernes a passé le nÎtre sombrera ;
dâhier ou dâaujourdâhui, ils sont aussi morts lâun que lâautre.
La Commune
9
Nous aimions en nos veillées des armes parler des luttes pour
la libertĂ©, aussi, Ă lâheure prĂ©sente dans lâattente dâun germinal
nouveau, nous dirons les jours de la Commune et les vingt-cinq
ans qui semblent plus dâun siĂšcle, de lâhĂ©catombe de 71 Ă lâaube
qui se lĂšve.
Des temps hĂ©roĂŻques commencent ; les foules sâassemblent,
comme au printemps les essaims dâabeilles ; les bardes se lĂšvent
chantant lâĂ©popĂ©e nouvelle, câest bien la veillĂ©e des armes oĂč
parlera le spectre de mai.
Londres, 20 mai 1898.
La Commune
10
I
LâAGONIE DE LâEMPIRE
I
Le réveil
Lâempire sâachevait, il tuait Ă son aise.
Dans sa chambre, oĂč le seuil avait lâodeur du sang,
Il rĂ©gnait ; mais dans lâair soufflait la
Marseillaise,
Rouge Ă©tait le soleil levant.
(L. M.
Chanson des geĂŽles.
)
Dans la nuit dâĂ©pouvante qui depuis dĂ©cembre couvrait le
troisiĂšme empire, la France semblait morte ; mais aux Ă©poques
oĂč les nations dorment comme en des sĂ©pulcres, la vie en
silence grandit et ramifie ; les Ă©vĂ©nements sâappellent, se
rĂ©pondent pareils Ă des Ă©chos ; de la mĂȘme maniĂšre quâune
corde en vibrant en fait vibrer une autre.
Des réveils grandioses succÚdent à ces morts apparentes
alors et éclatent les transformations résultées des lentes
Ă©volutions.
Alors des effluves enveloppent les ĂȘtres, les groupent, les
portent, si rĂ©ellement que lâaction semble prĂ©cĂ©der la volontĂ© ;
les Ă©vĂ©nements se prĂ©cipitent, câest lâheure oĂč se trempent les
cĆurs comme dans la fournaise lâacier des Ă©pĂ©es.
LĂ -bas, par les cyclones, quand le ciel et la terre sont une
seule nuit oĂč rĂąlent comme des poitrines humaines les flots
La Commune
11
lançant, furieuses, aux rochers leurs griffes blanches dâĂ©cume,
sous les hurlements du vent, on se sent vivre au fond des temps
dans les éléments déchaßnés.
Par les tourmentes rĂ©volutionnaires au contraire lâattirance est
en avant.
LâĂ©pigraphe de ce chapitre rend lâimpression quâĂ©prouvaient Ă
la fin de lâempire ceux qui se jetaient dans la lutte pour la
liberté.
Lâempire sâachevait, il tuait Ă son aise.
Dans sa chambre, oĂč le seuil avait lâodeur du sang,
Il rĂ©gnait ; mais dans lâair soufflait la
Marseillaise,
Rouge Ă©tait le soleil levant.
La libertĂ© passait sur le monde, lâinternationale Ă©tait sa voix
criant par dessus les frontiÚres les revendications des déshérités.
Les complots policiers montraient leur trame ourdie chez
Bonaparte : la république romaine égorgée, les expéditions de la
Chine et du Mexique découvrant leurs hideux dessous ; le
souvenir des morts du coup dâĂtat, tout cela, constituait un triste
cortÚge à celui que Victor Hugo appelait Napoléon le Petit : il
avait du sang jusquâau ventre de son cheval.
De partout, en raz marĂ©e, la misĂšre montait, et ce nâĂ©taient
pas les prĂȘts de la sociĂ©tĂ© du prince impĂ©rial, qui y pouvaient
grandâchose ; Paris, pourtant, payait pour cette sociĂ©tĂ© de lourds
impĂŽts, et doit peut-ĂȘtre encore deux millions.
La terreur entourant lâElysĂ©e en fĂȘte, la lĂ©gende du premier
empire, les fameux sept millions de voix arrachés par la peur et
la corruption formaient autour de Napoléon III un rempart
réputé inaccessible.
La Commune
12
Lâhomme aux yeux louches espĂ©rait durer toujours, le
rempart pourtant se trouait de brĂšches, par celle de Sedan enfin
passa la révolution.
Nul parmi nous ne pensait alors que rien pût égaler les crimes
de lâempire.
Ce temps et le nĂŽtre se ressemblent suivant lâexpression de
Rochefort comme deux gouttes de sang. Dans cet enfer, comme
aujourdâhui, les poĂštes chantaient lâĂ©popĂ©e quâon allait vivre et
mourir ; les uns en strophes ardentes, les autres avec un rire
amer.
Combien de nos chansons dâalors seraient dâactualitĂ©.
Le pain est cher, lâargent est rare,
Haussmann fait hausser les loyers,
Le gouvernement est avare,
Seuls, les mouchards sont bien payés !
FatiguĂ©s de ce long carĂȘme
Qui pĂšse sur les pauvres gens,
Il se pourrait bien, tout de mĂȘme,
Que nous prenions le mors aux dents !
Dansons la Bonaparte,
Ce nâest pas nous qui rĂ©galons,
Dansons la Bonaparte !
Nous mettrons sur la carte
Les violons.
J.-B. CLĂMENT.
Les mots ne faisaient pas peur pour jeter Ă la face du pouvoir
ses ignominies.
La chanson de la Badinguette fit hurler de fureur les bandes
impériales.
Amis du pouvoir,
Voulez-vous savoir
Comment Badinguette,
Dâun coup de baguette,
Devint, par hasard,
La Commune
13
Madame CĂ©sar ?
La belle au fin fond de lâEspagne
Habitait.
Ah ! la buveuse de Champagne
Quâelle Ă©tait !
Amis du pouvoir, etc.
Que mon peuple crie ou blasphĂšme,
Je mâen fous !
Qui fut mouchard en Angleterre,
Puis bourreau,
Peut bien, sans déroger, se faire
Maquer...
Amis du pouvoir, etc.
Henri ROCHEFORT.
Parmi les souvenirs joyeux de nos prisons, est la chanson de
la Badinguette chantée un soir à pleines voix par cette masse de
prisonniĂšres que nous Ă©tions aux chantiers de Versailles ; entre
les deux lampes fumeuses qui Ă©clairaient nos corps Ă©tendus Ă
terre contre les murs.
Les soldats qui nous gardaient et pour qui lâEmpire durait
encore, eurent Ă la fois Ă©pouvante et fureur. Nous aurions,
hurlaient-ils, une punition exemplaire pour insulte Ă
S. M.
lâ
Empereur !
Un autre refrain, celui-là ramassé par la foule, en secouant
les loques impériales, avait également le pouvoir de mettre en
rage nos vainqueurs.
A deux sous tout lâ paquet :
Lâ pĂšr, la mĂšrâ Badingue
Et lâ petit Badinguet !
La conviction de la durĂ©e de lâEmpire Ă©tait si forte encore
dans lâarmĂ©e de Versailles, que comme certainement bien
dâautres, jâen pus lire sur lâordre de mise en jugement qui me fut
signifié à la correction de Versailles :
La Commune
14
« Vu le rapport et lâavis de M. le rapporteur et les conclusions
de M. le
Commissaire Impérial,
tendant au renvoi devant le 6
e
conseil de guerre, etc.
Le gouvernement ne pensait pas que ce fût la peine de
changer la formule.
Longtemps, la résignation des foules à souffrir nous indigna
pendant les derniÚres années tourmentées de Napoléon III. Nous
les enthousiastes de la délivrance, nous la vßmes si longtemps
dâavance que notre impatience Ă©tait plus grande. Des fragments
me sont restés de cette époque.
A CEUX QUI VEULENT RESTER ESCLAVES
Puisque le peuple veut que lâaigle impĂ©riale
Plane sur son abjection,
Puisquâil dort, Ă©crasĂ© sous la froide rafale
De lâĂ©ternelle oppression ;
Puisquâils veulent toujours, eux tous que lâon Ă©gorge,
Tendre la poitrine au couteau,
Forçons, ĂŽ mes amis, lâhorrible coupe-gorge,
Nous délivrerons le troupeau !
Un seul est légion quand il donne sa vie,
Quand Ă tous il a dit adieu :
Seul Ă seul nous irons, lâaudace terrifie,
Nous avons le fer et le feu !
Assez de lùchetés, les lùches sont des traßtres ;
Foule vile, bois, mange et dors ;
Puisque tu veux attendre, attends, léchant tes maßtres.
Nâas-tu donc pas assez de morts ?
Le sang de tes enfants fait la terre vermeille,
Dors dans le charnier aux murs sourds.
Dors, voici sâamasser, abeille par abeille,
LâhĂ©roĂŻque essaim des faubourgs !
Montmartre, Belleville, Î légions vaillantes,
Venez, câest lâheure dâen finir.
Debout ! la honte est lourde et pesantes les chaĂźnes,
Debout ! il est beau de mourir !
L. M.
La Commune
15
Oh !
combien il y avait longtemps quâon eĂ»t voulu arracher
son cĆur saignant de sa poitrine pour le jeter Ă la face du
monstre impérial !
Combien il y avait longtemps quâon disait, froidement rĂ©solus,
ces vers des
ChĂątiments :
Harmodius, câest lâheure,
Tu peux frapper cet homme avec tranquillité.
Ainsi on lâeĂ»t fait, comme on ĂŽterait des rails une pierre
encombrante.
La tyrannie alors nâavait quâune tĂȘte, le songe de lâavenir nous
enveloppait, lâHomme de DĂ©cembre nous semblait le seul
obstacle de la liberté.
II
La littĂ©rature Ă la fin de lâempire
Manifestations de la paix
Venez, corbeaux. Venez sans nombre.
Vous serez tous rassasiés.
(L. M.
Chansons de
78.)
Les colÚres entassées fermentant dans le silence depuis vingt
ans, grondaient de toutes parts ; la pensée se déchaßnait, les
livres qui dâordinaire nâentraient en France que secrĂštement,
commençaient Ă sâĂ©diter Ă Paris. LâEmpire effrayĂ© mettait un
masque, il se faisait appeler
libéral ;
mais personne nây croyait,
et chaque fois quâil Ă©voquait 89 on pensait Ă 52.
La Commune
16
Lâ
Echéance de
69
de Rogeart résumait dÚs 66, le sentiment
général.
La dĂ©chĂ©ance de 69, disait-il, est une date fatidique ; il nây a
quâune voix pour la chute de lâempire en 69. On attend la libertĂ©
comme les millénaires attendaient le retour du Messie. On le sait
comme un astronome sait la loi dâune Ă©clipse ; il ne sâagit que de
tirer sa montre et de regarder passer le phénomÚne en comptant
les minutes qui « séparent encore la France de la lumiÚre ».
« Les causes profondes, disait encore Rogeart, dans ce
livre, sont dans lâopposition constante et irrĂ©mĂ©diable
entre les tendances des gouvernements, et celles de la
sociĂ©tĂ© ; la violation permanente de tous les intĂ©rĂȘts
des gouvernés, la contradiction entre le dire et le faire
des gouvernants.
Lâostentation des principes de 89, et lâapplication de
ceux de 52.
La nécessité pour les gouvernants, de la guerre et
surtout de la guerre de conquĂȘte, principe vital dâune
monarchie militaire et lâimpopularitĂ© de la guerre de
conquĂȘte, dâannexion, de pillage et dâinvasion, dans un
siĂšcle travailleur, industriel, instruit, et un peu plus
raisonnable que ses aßnés.
La nécessité de la police politique et de la magistrature
politique, dans un pays oĂč le gouvernement est en lutte
avec la nation, nécessité qui déshonore la magistrature
et la police, console les malfaiteurs et décourage les
honnĂȘtes gens.
La Commune
17
(ROGEART
, Echéance de
69
,
chez V. Parent,
10, Montagne de Sion, 1866.)
Rogeart ajoute dans le mĂȘme ouvrage :
Il y a une immense expansion du sentiment populaire,
en mĂȘme temps quâune recrudescence de la rĂ©pression
impĂ©riale ; or, si la compression augmente dâun cĂŽtĂ©
pendant que lâexpansion augmente de lâautre, il est clair
que la machine va sauter.
Je vois comme vous cette agonie, et je ne veux pas
attendre.
Lâopinion monte, câest vrai, rapide, irrĂ©sistible, jâen
conviens, mais pourquoi dire au flot : tu nâiras pas plus
vite ?
Lâempire se meurt, lâempire est mort, câest avec cela
quâon le fait durer ; il sâagit de lâachever, et non de
lâĂ©couter rĂąler ; il ne faut pas lui tĂąter le pouls, mais lui
sonner la derniĂšre charge.
(ROGEART
.
MĂȘme livre.)
Antonin Dubost, depuis garde des sceaux, ministre de la
justice de la 3
e
République, rapporteur de la loi scélérate, écrivait
alors dans
les Suspects,
ouvrage relatant les crimes de lâempire :
En Ă©crivant leurs noms, il nous semblait voir leurs tĂȘtes
tomber une Ă une sous la hache du bourreau. En nous
livrant à cet acte de réparation, nous avons voulu
venger la mémoire des morts.
La Commune
18
Lâheure Ă©tait venue, oĂč sans motif, sans explication,
sans jugement ils allaient ĂȘtre jetĂ©s dans les geĂŽles du
pouvoir et transportés à Cayenne ou en Afrique.
(Antonin DUBOST, 1868.)
Les financiers auxquels Napoléon III avait livré le Mexique,
espĂ©raient dâune autre guerre de conquĂȘte de nouvelles proies Ă
dĂ©vorer. La guerre donna le coup de grĂące Ă lâempire. Il y eut
des entraĂźnements dâhommes, comme on fait pour les meutes, Ă
lâĂ©poque des chasses, mais les fanfares des cuivres, les
promesses de curĂ©e nâĂ©veillaient pas les masses ; lâEmpire alors,
entonna la
Marseillaise.
Elles se mirent debout, inconscientes,
elles chantaient croyant quâavec la
Marseillaise
elles auraient la
liberté.
Des mouchards et des imbéciles hurlaient : A Berlin, à Berlin !
A Berlin ! rĂ©pĂ©taient les naĂŻfs, sâimaginant quâils iraient lĂ en
chantant le
Rhin Allemand ;
mais cette fois, il ne tint pas dans
notre verre et ce fut notre sang oĂč se marquĂšrent les pieds des
chevaux.
Les financiers rentraient en scĂšne ; lâun dâeux, Jecker Ă©tait le
plus connu. Rochefort parle ainsi de lui, dans
les Aventures de
ma vie.
« On sait, ou on ne sait peut-ĂȘtre plus, que ce financier,
vĂ©reux comme du reste tous les financiers, avait prĂȘtĂ© Ă
un taux trois ou quatre cents fois usuraire, tout au plus
quinze cent mille francs au gouvernement du général
La Commune
19
Miramont, qui lui avait en Ă©change reconnu soixante-
quinze millions.
Lorsque le président de la République mexicaine, Juarez
arriva au pouvoir, il refusa naturellement le paiement
des billets à ordre dont les signatures avaient été aussi
effrontément extorquées.
Jecker, muni de ses soixante-quinze millions en
papier, alla trouver Morny, auquel il promit trente
pour cent de commission sâil arrivait Ă persuader Ă
lâEmpereur dâexiger de Juarez lâexĂ©cution du traitĂ©
passé avec Miramont.
En 1870, chargé de dépouiller les papiers trouvés aux
Tuileries, laissĂ©es vides par la fuite de lâImpĂ©ratrice
et de ses serviteurs, dont la plupart avaient juré de
mourir pour elle, jâai eu la preuve matĂ©rielle de cette
complicité de Morny, qui moyennant la promesse à lui
faite par Jecker de lui remettre vingt-deux millions
sur les soixante-quinze, nous engagea dans une
guerre liberticide, qui devait nous coĂ»ter plus dâun
milliard et préparer Sedan.
Ce Jecker, qui Ă©tait suisse, avait du jour au
lendemain obtenu des lettres de naturalisation
française, et câest en son nom que la rĂ©clamation
avait Ă©tĂ© prĂ©sentĂ©e Ă lâintrĂ©pide Juarez. Lâaffaire a
été du reste à peu prÚs exactement recommencée
sous couleur dâexpĂ©dition Tunisienne.
(H. ROCHEFORT,
Aventures de ma vie,
1
er
vol.)
La Commune
20
Un duel Ă lâamĂ©ricaine entre le journaliste Odysse Barot et
le financier Jecker fit, quelque temps aprĂšs la guerre du
Mexique, dâautant plus de bruit que Barot qui Ă©tait considĂ©rĂ©
comme dâavance comme mort ayant reçu une balle en pleine
poitrine, se trouva tout à coup mieux et enfin se rétablit tout
Ă fait pour proclamer que les ennemis de lâEmpire avaient la
vie dure. On vit depuis des entreprises financiĂšres plus
monstrueuses encore que celles de ce temps. En face des
entraĂźnements pour la guerre, il y avait des manifestations
pour la paix, composĂ©es dâĂ©tudiants, dâinternationaux, de
révolutionnaires.
Les vers suivants Ă©crits une nuit aprĂšs lâassommade en
donnent lâidĂ©e.
MANIFESTATION DE LA PAIX
Câest le soir, on sâen va marchant en longues files,
Le long des boulevards, disant : la paix ! la paix !
Dans lâombre on est guettĂ© par les meutes serviles.
O liberté ! ton jour viendra-t-il jamais ?
Et les pavés, frappés par les lourds coups de canne,
RĂ©sonnent sourdement, le bandit veut durer ;
Pour rafraĂźchir de sang son laurier qui se fane,
Il lui faut des combats, dût la France sombrer.
Maudit ! de ton palais, sens-tu passer ces hommes ?
Câest ta fin ! Les vois-tu, dans un songe effrayant,
Sâen aller dans Paris, pareils Ă des fantĂŽmes ?
Entends-tu ? dans Paris dont tu boiras le sang.
Et la marche, scandée avec son rythme étrange,
A travers lâassommade, ainsi quâun grand troupeau,
Passe ; et CĂ©sar brandit, centuple, sa phalange
Et pour frapper la France il fourbit son couteau.
Puisquâil faut des combats, puisque lâon veut la guerre,
Peuples, le front courbé, plus tristes que la mort,
Câest contre les tyrans quâensemble il faut la faire :
Bonaparte et Guillaume auront le mĂȘme sort.
La Commune
21
(L. M. 1870.)
Rochefort ayant Ă©crit dans
la Marseillaise
que la route jusquâĂ
Berlin ne serait pas une simple promenade militaire, les presses
de ce journal furent brisĂ©es, par ces agents vĂȘtus en travail-
leurs, que lâon appelait
les blouses blanches
et qui avec eux
entraĂźnaient des inconscients.
Pourtant, le cri : La Paix ! la paix ! couvrit parfois celui des
bandes impériales : A Berlin, à Berlin !
Paris de plus en plus se dĂ©tachait de Bonaparte ; lâaigle
avait du plomb dans lâaile.
La révolution appelait tout ceux qui étaient jeunes,
ardents, intelligents. â Oh ! comme alors la RĂ©publique Ă©tait
belle !
La Lanterne
de Rochefort errant Ă travers le coupe-gorge,
en Ă©clairait les profondeurs. Sur tout cela passait dans lâair la
voix dâairin des
ChĂątiments :
Sonne aujourdâhui le glas, bourdon de Notre-Dame,
Sonne aujourdâhui le glas et demain le tocsin.
Malon a tracĂ© des derniers temps de lâEmpire un tableau
dâune grande rĂ©alitĂ©.
Alors, dit-il, la camisole de force dans laquelle
Ă©touffait lâhumanitĂ© craquait de toutes parts ; un
frisson inconnu agite les deux mondes. Le peuple
indien se révolte contre les capitalistes anglais.
LâAmĂ©rique du Nord combat et triomphe pour
La Commune
22
lâaffranchissement des noirs. LâIrlande et lĂ Hongrie
sâagitent.
La Pologne est levĂ©e. Lâopinion libĂ©rale en Russie,
impose un commencement dâaffranchissement des
paysans slaves. Tandis que la jeune Russie
enthousiasmée par les accents de Tchernichenski, de
Herzen, de Bakounine, se fait propagandiste de la
rĂ©volution sociale, lâAllemagne, quâont agitĂ©e Carl
Marx, Lassale, BĆker, Bebel, Liebknecht, entre dans
le mouvement socialiste. Les ouvriers anglais,
conservant le souvenir dâErnest Jones et dâOven sont
en plein mouvement dâassociation. En Belgique, en
Suisse, en Italie, en Espagne, les ouvriers
sâaperçoivent que leurs politiciens les trompent et
cherchent les moyens dâamĂ©liorer leur sort.
Les ouvriers français reviennent de la torpeur oĂč les
avaient plongĂ©s juin et dĂ©cembre. â De toutes parts le
mouvement sâaccentue et les prolĂ©taires sâunissent pour
aider Ă la revendication de leurs aspirations vagues
encore, mais ardentes.
(J.-B. MALON, 3
e
Défaite du prolétariat,
page 2)
Tous les hommes intelligents combattaient la guerre ;
Michelet Ă©crivit Ă un journaliste de ses amis la lettre suivante
pour ĂȘtre publiĂ©e :
Cher Ami,
La Commune
23
Personne ne veut de la guerre, on va la faire et faire
croire Ă lâEurope que nous la voulons.
Ceci est un coup de surprise et dâescamotage.
Des millions de paysans ont votĂ© hier Ă lâaveugle.
Pourquoi ? croyant Ă©viter une secousse qui les
effrayait, est-ce quâils ont cru voter la guerre, la mort
de leurs enfants ?
Il est horrible quâon abuse de ce vote irrĂ©flĂ©chi.
Mais le comble de la honte, la mort de la morale
serait que la France se laissĂąt faire Ă ce point contre
tous ses sentiments, contre tous ses intĂ©rĂȘts. Faisons
notre plĂ©biscite et celui-ci sĂ©rieux ; consultons Ă
lâaise des classes les plus riches aux classes les plus
pauvres ; des urbains aux paysans ; consultons la
nation, prenons ceux qui tout Ă lâheure, ont fait cette
majorité oublieuse de ses promesses ; à chacun
dâeux, on a dit : Oui ! mais surtout point de guerre !
Ils ne sâen souviennent pas, la France sâen souvient ;
elle signera avec nous une adresse de fraternité pour
lâEurope, de respect pour lâindĂ©pendance espagnole.
Plantons le drapeau de la paix. Guerre Ă ceux-lĂ
seuls qui pourraient vouloir la guerre en ce monde.
(MICHELET, 10 juillet 1870)
Le grand historien ne pouvait lâignorer, ceux qui possĂšdent
la force nâont pas coutume de se rendre au raisonnement. La
force employée au service du droit contre Napoléon III et
La Commune
24
Bismark, pouvait seule arrĂȘter leur complot contre tant de
vies humaines jetées en pùture aux corbeaux.
Le 15 juillet, la guerre était déclarée ! Le maréchal Lebeuf
annonçait le lendemain que rien ne manquait Ă lâarmĂ©e, pas
mĂȘme un bouton de guĂȘtre !
III
Lâinternationale. â Fondation et procĂšs.
Protestations des internationaux contre la guerre.
Les Polonais souffrent, mais il y a par le monde une
grande nation plus opprimĂ©e, câest le prolĂ©tariat.
(Meeting du 28 septembre 1864.)
Le 28 septembre 1864, Ă Saint-Martin-Hall, Ă Londres, eut
lieu un meeting convoquĂ© Ă lâoccasion de la Pologne ; des
délégués de toutes les parties du monde firent de la détresse
des travailleurs un tableau tel que la résolution fut prise de
considĂ©rer les douleurs gĂ©nĂ©rales de lâhumanitĂ© comme
rentrant dans la cause commune des déshérités.
Ainsi naquit lâInternationale Ă son heure ; et, grĂące Ă ses
procĂšs pendant les derniĂšres annĂ©es de lâEmpire, elle se
développa avec rapidité.
Quand, tout prĂšs de 71, on montait lâescalier poussiĂ©reux
de cette maison de la Corderie du Temple, oĂč les sections de
lâInternationale se rĂ©unissaient, il semblait gravir les degrĂ©s
La Commune
25
dâun temple. CâĂ©tait un temple, en effet, celui de la paix du
monde dans la liberté.
LâInternationale avait publiĂ© ses manifestes dans tous les
journaux dâEurope et dâAmĂ©rique. Mais lâEmpire inquiet,
comme sâil se fĂ»t jugĂ© lui-mĂȘme, sâavisa de la considĂ©rer
comme société secrÚte.
Elle lâĂ©tait si peu, que les sections sâĂ©taient publiquement
organisĂ©es, ce qui fut quand mĂȘme qualifiĂ© de groupement
clandestin.
Les internationaux, déclarés des malfaiteurs, ennemis de
lâĂtat, comparurent pour la premiĂšre fois le 26 mars 1868,
devant le tribunal correctionnel de Paris, 6
e
chambre, sous la
présidence de Delesveaux. Les accusés étaient au nombre de
quinze :
Chémalé, Tolain, Héligon, Murat, Camélinat, Perrachon,
Fournaise, Dantier, Gautier, Bellamy, GĂ©rardin, Bastier,
Guyard, Delahaye, Delorme.
Les piĂšces saisies paraissaient extrĂȘmement dangereuses
pour la sĂ»retĂ© de lâĂtat. Malheureusement, il nâen Ă©tait rien.
Tolain présenta ainsi les conclusions générales des accusés.
Ce que vous venez dâentendre de la part du MinistĂšre
public est la preuve la plus grande du danger que
courent les travailleurs, quand ils cherchent Ă Ă©tudier
les questions qui embrassent leurs plus chers
intĂ©rĂȘts, Ă sâĂ©clairer mutuellement ; enfin, Ă
La Commune
26
reconnaĂźtre les voies dans lesquelles ils marchent en
aveugles.
Quoi quâils fassent, de quelques prĂ©cautions quâils
sâentourent, quelles que soient leur prudence et leur
bonne foi, ils sont toujours menacés, poursuivis, et
tombent sous lâapplication de la loi.
Ils y tombĂšrent cette fois-lĂ , comme toujours, mais la
condamnation fut relativement douce, comparée à celles qui
suivirent.
Chacun des accusĂ©s eut cent francs dâamende et
lâInternationale fut dĂ©clarĂ©e dissoute, ce qui Ă©tait le meilleur
moyen de la multiplier.
On en rappelait, Ă cette Ă©poque, des jugements, les
tribunaux Ă©tant la seule tribune en France ; Ă ces appels
Ă©taient exposĂ©s les principes de lâInternationale ; ses
adhĂ©rents dĂ©claraient ne plus vouloir employer leur Ă©nergie Ă
faire le triage des maĂźtres ni combattre pour le choix des
tyrans ; chaque individu y Ă©tait libre dans le libre
groupement.
Ce fut une chose Ă©mouvante que ces quelques hommes se
dressant devant lâEmpire en ses tribunaux. Tolain qui
prĂ©sentait dâordinaire les conclusions termina ainsi cette fois :
Le mot dâarbitraire, dit-il, vous blesse. Eh bien,
pourtant, que nous est-il arrivé ? Un jour, un
fonctionnaire sâest levĂ© avec lâesprit morose, un
incident a rappelĂ© Ă sa mĂ©moire lâAssociation
La Commune
27
internationale, et mĂȘme ce jour-lĂ il voyait tout en
noir, dâinnocents que nous Ă©tions la veille, nous
sommes devenus coupables sans le savoir ; alors, au
milieu de la nuit, on a envahi le domicile de ceux
quâon supposait ĂȘtre les chefs, comme si nous
conduisions nos adhĂ©rents, tandis quâau contraire,
tous nos efforts tendent Ă nous inspirer de leur
esprit, et à exécuter leurs décisions, on a tout fouillé
et saisi ce qui pouvait ĂȘtre suspectĂ© ; on nâa rien
trouvé qui pût servir de base à une accusation
quelconque.
On ne trouve sur le compte de lâInternationale que ce
qui était connu de tout le monde, ce qui a été jeté
aux quatre vents de la publicité.
Avouez donc quâen ce moment on nous fait un procĂšs
de tendance, non pour les délits que nous avons
commis, mais pour ceux quâon croit que nous
pourrions commettre.
Ne croirait-on pas assister aux procĂšs modernes de
libertaires, dits Ă©galement procĂšs de malfaiteurs ?
Le jugement fut confirmé, quoique à la connaissance de
tous, les documents considérés comme secrets eussent tous
été publiés.
La propagande faite par le tribunal rendit lâInternationale
plus populaire encore, et le 23 mai suivant, de nouveaux
prĂ©venus comparurent sous les mĂȘmes accusations,
atteignant presque les perfidies de la loi scélérate.
La Commune
28
CâĂ©taient Varlin, Malon, Humber, Grandjean, Bourdon,
Charbonneau, Combault, Sandrin, Moilin.
Ils dĂ©clarĂšrent appartenir Ă lâInternationale dont ils Ă©taient
actifs propagateurs, et Combault affirma que, dans ses
convictions, les travailleurs avaient le droit de sâoccuper de
leurs propres affaires. Delesveaux sâĂ©cria : « Câest la lutte
contre la justice ! â Câest, au contraire, la lutte pour la
justice », répondit Combault, approuvé par ses coaccusés.
Les citations prises par les juges dans les papiers saisis se
retournaient contre eux ; telle fut la lettre du docteur Pallay
de lâUniversitĂ© dâOxford, disant que la misĂšre ne doit pas
disparaĂźtre par lâextinction des malheureux, mais par la
participation de tous Ă la vie. « LâantiquitĂ©, disait-il, est morte
dâavoir conservĂ© dans ses flancs la plaie de lâesclavage. LâĂšre
moderne fera son temps, si elle persiste Ă croire que tous
doivent travailler et sâimposer des privations, pour procurer le
luxe à quelques-uns. »
LâInternationale ayant Ă©tĂ©, comme dâordinaire, dĂ©clarĂ©e
dissoute et les accusés condamnés chacun à trois mois de
prison et cent francs dâamende, on pressentait un autre
procĂšs. Les registres de lâInternationale avaient Ă©tĂ© gardĂ©s
par le juge dâinstruction. Combaut, Murat et Tolain rĂ©tablirent
de mémoire leur comptabilité, dans une lettre publiée par le
RĂ©veil
(circonstance aggravante servant Ă prouver que
lâInternationale sâentourait de mystĂšres, et disposait de la
publicité). Voici maintenant les grands procÚs.
La Commune
29
Le nombre des internationaux augmentant en raison
directe de chaque dissolution de la société, il y eut au dernier
trente-sept accusés, quoique par je ne sais quel penchant aux
sĂ©ries exactes, on lâappelĂąt le procĂšs des trente.
Ils étaient divisés en deux catégories, ceux qui étaient
considĂ©rĂ©s comme les chefs et ceux quâon regardait comme
affiliĂ©s, sans quâon se rendit bien compte pourquoi, puisque
les accusations signalaient les mĂȘmes faits.
La premiÚre catégorie se composait de Varlin, Malon,
Murat, Johannard, Pindy, Combault, HĂ©ligon, Avrial, Sabourdy,
Colmia dit Franquin, Passedouet, Rocher, Assi, Langevin,
Pagnerre, Robin, Leblanc, Carle, Allard.
La seconde : Theisz, Collot, Germain Casse, Ducauquie,
Flahaut, Landeck, Chalain, Ansel, Berthin, Boyer, Cirode,
Delacour, Durand, Duval, Fournaise, Frankel, Girot, Malzieux.
Lâavocat gĂ©nĂ©ral Ă©tait Aulois. Les dĂ©fenseurs Lachaux,
Bigot, Lenté, Rousselle, Laurier qui devait présenter les
considérations générales.
On entendit de
terribles
détails sur les résultats des
perquisitions ; le
danger
quâil y avait Ă
laisser impunis
les
criminels
qui menaçaient lâ
Ătat
, la
famille ;
la
propriété,
la
patrie
et Napoléon III par dessus le marché.
Il y avait eu discours violents, rapports sur les grĂšves
insérés à la
Marseillaise, Moniteur de lâinsurrection.
Varlin avait dit, le 29 avril 70, salle de la
Marseillaise
:
La Commune
30
â DĂ©jĂ lâInternationale a vaincu les prĂ©jugĂ©s de
peuple Ă peuple. Nous savons Ă quoi nous en tenir
sur la Providence qui a toujours penché du cÎté des
millions. Le bon Dieu a fait son temps, en voilĂ
assez ; nous faisons appel Ă tous ceux qui souffrent
et qui luttent ; nous sommes la force et le droit ;
nous devons nous suffire Ă nous-mĂȘmes.
Câest contre lâordre juridique, Ă©conomique et religieux
que doivent tendre nos efforts.
Les accusĂ©s approuvĂšrent. Combault sâĂ©cria :
â Nous voulons la rĂ©volution sociale et toutes ses
conséquences !
Les trois mille personnes entassées dans la salle se
levÚrent et applaudirent, et le tribunal affolé fit une
effrayante mixture des mots de
picrate de potasse, nitro-
glycérine, bombes,
etc., entre les mains dâune poignĂ©e
dâ
individus,
etc.
â LâInternationale dit Avrial, est non une poignĂ©e
dâ
individus
, mais la grande
masse
ouvriĂšre
revendiquant ses droits ; câest lâĂąpretĂ© de
lâexploitation qui nous pousse Ă la rĂ©volte.
Il y avait dans certaines lettres saisies des appréciations
qui furent confondues avec les accusations sans que lâon
comprĂźt bien ce que cela signifiait.
Dans une lettre de Hins se trouvait le passage suivant, qui
était prophétique :
La Commune
31
« Je ne comprends pas cette course au clocher des
pouvoirs de la part des sections de lâInternationale.
P o u r q u o i
v o u l e z - v o u s e n t r e r d a n s c e s
gouvernements ? Compagnons, ne suivons pas cette
marche.
Des adhésions eurent lieu à la face du tribunal. « Je ne
suis pas de lâInternationale, dĂ©clare Assi, mais jâespĂšre bien
en faire partie un jour. » Ce fut son admission.
Une accusation de complot contre la vie de Napoléon III
fut abandonnĂ©e par prudence ; lâidĂ©e Ă©tait dans lâair, on
craignait dâĂ©voquer lâĂ©vĂ©nement.
Le trouble du procureur gĂ©nĂ©ral Ă©tait si grand quâil traita
de signes mystérieux les mots de métier employés dans une
lettre saisie par le cabinet noir ; le mot
compagnons
usité en
Belgique fut incriminé. Germain Casse et Combault
exprimÚrent la pensée générale des accusés.
â Nous ne chercherons pas par un mensonge, dit
Germain Casse, Ă Ă©chapper Ă quelques mois de
prison ; la loi nâest plus quâune arme mise au service
de la vengeance et de la passion ; elle nâa pas droit
au respect. Nous la voulons soumise Ă la justice et Ă
lâĂ©galitĂ©. » Il termine ainsi : « Permettez-moi,
monsieur lâavocat gĂ©nĂ©ral, de vous retourner le mot
de mon ami Mallet, ne touchez pas Ă la hache, lâarme
est lourde, votre main est débile et notre tronc est
noueux.
La Commune
32
Combault rĂ©futant lâassertion du tribunal, quâil y avait dans
lâInternationale des chefs et des dirigĂ©s dit :
â Chacun de nous est libre et agit librement ; il nây a
a u c u n e p r e s s i o n d e p e n s Ă© e , e n t r e l e s
Internationaux... Jâai dâautant plus de peine Ă
comprendre la persistance du ministĂšre public Ă nous
accuser de ce que nous nâavons pas fait, quâil pourrait
largement nous accuser avec ce que nous
reconnaissons avoir fait. La propagande de
lâInternationale, en dĂ©pit des articles 291 et 292, que
nous violons ouvertement, la dissolution de la société
ayant été décrétée. Malgré cette dissolution le bureau
de Paris continue à se réunir.
Pour ma part, je ne me suis jamais trouvé aussi
fréquemment avec les membres de ce bureau que
dans les trois mois écoulés entre le 15 juillet et le 15
octobre 1868.
Chacun de nous agissait de son cĂŽtĂ© ; nous nâavons
pas de chaßnes ; chacun développe individuellement
ses forces.
Ce procÚs fut passionnant entre tous. Chalin présentant la
dĂ©fense collective, affirma que condamner lâInternationale,
câĂ©tait se heurter au prolĂ©tariat du monde entier.
Des centaines de mille adhĂ©rents nouveaux ont rĂ©pondu Ă
lâappel, en quelques semaines, au moment oĂč tous les
délégués étaient prisonniers ou proscrits.
La Commune
33
Il y a, en ce moment, dit-il, une sorte de sainte alliance des
gouvernements et des rĂ©actionnaires contre lâInternationale.
Que les monarchistes et les conservateurs le sachent
bien, elle est lâexpression dâune revendication sociale
trop juste, et trop conforme aux aspirations
contemporaines pour tomber avant dâavoir atteint son
but.
Les prolétaires sont las de la résignation, ils sont las
de voir leurs tentatives dâĂ©mancipation toujours
réprimées, toujours suivies de répressions ; ils sont
las dâĂȘtre les victimes du parasitisme, de se voir
condamner au travail sans espoir, Ă une
subalternisation sans limites, de voir toute leur vie
dévorée par la fatigue et les privations, las de
ramasser quelques miettes dâun banquet dont ils font
tous les frais.
Ce que veut le peuple, câest dâabord de se gouverner
lui-mĂȘme sans intermĂ©diaire et surtout sans sauveur,
câest la libertĂ© complĂšte.
Quel que soit votre verdict, nous continuerons
comme par le passé à conformer ouvertement nos
actes Ă nos convictions.
AprĂšs les insultes de lâavocat impĂ©rial, Combault ajoute :
â Câest un duel Ă mort entre nous et la loi : la loi
succombera, parce quâelle est mauvaise. Si en 68,
alors que nous Ă©tions en petit nombre, vous nâavez
La Commune
34
pas réussi à nous tuer, croyez-vous pouvoir le faire,
maintenant que nous sommes des milliers ? Vous
pouvez frapper les hommes, vous nâĂ©teindrez pas
lâidĂ©e, parce que lâidĂ©e survit Ă toute espĂšce de
persécutions.
Les condamnations suivirent :
A un an de prison et 100 francs dâamende Varlin, Malon,
Pindy, Combault, HĂ©ligon, Murat, Johannard. A deux mois de
prison et 25 francs dâamende, Avrial, Sabourdy, Colmia dit
Franquin, Passedouet, Rocher, Langevin, Pagnerie, Robin,
Leblanc, Carle, Allard, Theisz, Collot, Germain Casse, Chalain,
Mangold, Ansel, Bertin, Royer, Cirode, Delacour, Durand,
Duval, Fournaise, Giot, Malezieux.
Assi, Ducanquie, Flahaut et Landeck furent acquittés. Tous
solidairement privés de leurs droits civils et condamnés aux
dépens.
Ceux des internationaux qui avaient à subir une année
dâemprisonnement ne lâachevĂšrent pas, les Ă©vĂ©nements les
délivrÚrent.
Ces hommes si fermes devant la justice impériale devaient
avec les révolutionnaires, blanquistes et orateurs des clubs,
composer la Commune, oĂč la lĂ©galitĂ©, le fardeau du pouvoir,
anĂ©antirent leur Ă©nergie, jusquâau moment oĂč, redevenus
libres par la lutte suprĂȘme, ils reprirent leur puissance de
volonté.
La Commune
35
La France Ă©tait dĂ©jĂ sous lâEmpire le pays le moins libre de
lâEurope.
Tolain, délégué en 68 au congrÚs de Bruxelles, dit avec
raison quâil fallait beaucoup de prudence dans une contrĂ©e oĂč
nâexistait « ni libertĂ© de rĂ©union, ni libertĂ© dâassociation ;
mais, ajoute-t-il, si lâInternationale nâexiste plus officiellement
Ă Paris, tous nous restons membres de la grande association,
dussions-nous y ĂȘtre affiliĂ©s isolĂ©ment Ă Londres, Ă Bruxelles
ou à GenÚve ; nous espérons que du congrÚs de Bruxelles,
sortira une alliance solennelle des travailleurs de tous les
pays, contre la guerre qui nâa jamais Ă©tĂ© faite quâĂ lâavantage
des tyrans contre la liberté des peuples ».
Partout, en effet, des protestations Ă©taient faites contre la
guerre. Les internationaux français envoyÚrent aux
travailleurs allemands, celle qui suit :
FrĂšres dâAllemagne,
Au nom de la paix, nâĂ©coutez pas les voix stipendiĂ©es
ou serviles qui chercheraient Ă vous tromper sur le
véritable esprit de la France.
Restez sourds à des provocations insensées, car la
guerre entre nous serait une guerre fratricide.
Restez calmes comme peut le faire sans
compromettre sa dignité un grand peuple courageux.
Nos divisions nâamĂšneraient des deux cĂŽtĂ©s du Rhin
que le triomphe complet du despotisme.
La Commune
36
FrĂšres dâEspagne, nous aussi, il y a vingt ans, nous
crĂ»mes voir poindre lâaube de la libertĂ© ; que lâhistoire
de nos fautes vous serve au moins dâexemple. MaĂźtres
aujourdâhui de vos destinĂ©es, ne vous courbez pas
comme nous sous une nouvelle tutelle.
LâindĂ©pendance que vous avez conquise dĂ©jĂ scellĂ©e
de notre sang, est le souverain bien, sa perte, croyez-
nous, est pour les peuples majeurs la cause des
regrets les plus poignants.
Travailleurs de tous les pays, quoi quâil arrive de nos
efforts communs, nous, membres de lâInternationale
des travailleurs, qui ne connaissons plus de frontiĂšres,
nous vous adressons, comme un gage de solidarité
indissoluble les vĆux et les saluts des travailleurs de
France.
Les Internationaux français.
Les internationaux allemands répondirent :
FrĂšres de France,
Nous aussi, nous voulons la paix, le travail et la
libertĂ©, câest pourquoi nous nous associons de tout
notre cĆur Ă votre protestation, inspirĂ©e dâun ardent
enthousiasme contre tous les obstacles mis Ă notre
développement pacifique, principalement par les
sauvages guerres. Animés de sentiments fraternels,
nous unissons nos mains aux vĂŽtres et nous vous
affirmons comme des hommes dâhonneur qui ne
La Commune
37
savent pas mentir, quâil ne se trouve pas dans nos
cĆurs la moindre haine nationale, que nous subissons
la force, et nâentrons que contraints et forcĂ©s dans les
bandes guerriÚres qui vont répandre la misÚre et la
ruine dans les champs paisibles de nos pays.
Nous aussi, nous sommes hommes de combat, mais
nous voulons combattre en travaillant pacifiquement
et de toutes nos forces pour le bien des nĂŽtres et de
lâhumanitĂ© ; nous voulons combattre pour la libertĂ©,
lâĂ©galitĂ© et la fraternitĂ©, combattre contre le
despotisme des tyrans qui oppriment la sainte liberté,
contre le mensonge et la perfidie, de quelque part
quâils viennent.
Solennellement, nous vous promettons, que ni le bruit
des tambours, ni le tonnerre des canons ; ni victoire,
ni défaite, ne nous détourneront de notre travail pour
lâunion des prolĂ©taires de tous les pays.
Nous aussi, nous ne connaissons plus de frontiĂšres
parce que nous savons que des deux cÎté du Rhin,
que dans la vieille Europe, comme dans la jeune
Amérique, vivent nos frÚres, avec lesquels nous
sommes prĂȘts Ă aller Ă la mort pour le but de nos
efforts : la république sociale. Vivent la paix, le
travail, la liberté !
Au nom des membres de lâassociation internationale
des travailleurs Ă Berlin.
Gustave KWASNIEWSKI.
La Commune
38
Au manifeste des travailleurs français était joint cet autre :
AUX TRAVAILLEURS DE TOUS LES PAYS
Travailleurs,
Nous protestons contre la destruction systématique
de la race humaine, contre la dilapidation de lâor du
peuple qui ne doit servir quâĂ fĂ©conder le sol et
lâindustrie, contre le sang rĂ©pandu pour la
satisfaction odieuse de vanitĂ©, dâamour-propre,
dâambitions monarchiques froissĂ©es et inassouvies.
Oui, de toute notre Ă©nergie nous protestons contre la
guerre comme hommes, comme citoyens, comme
travailleurs.
La guerre, câest le rĂ©veil des instincts sauvage et des
haines nationales.
La guerre, câest le moyen dĂ©tournĂ© des gouvernants
pour étouffer les libertés publiques.
Les Internationaux français.
Ces justes revendications furent étouffées par les clameurs
guerriÚres des bandes impériales des deux pays, poussant
devant elles vers lâabattoir commun, le troupeau français et le
troupeau allemand.
Puisse le sang des prolétaires des deux pays cimenter
lâalliance des peuples contre leurs oppresseurs !
IV
La Commune
39
Enterrement de Victor Noir.
Lâaffaire racontĂ©e par Rochefort
Nous Ă©tions trois cent mille Ă©touffant nos sanglots,
PrĂȘts Ă mourir debout devant les chassepots.
(
Chanson
de Victor Noir, 1870.)
Lâan 70 sâouvre tragique sur lâassassinat de Victor Noir par
Pierre Bonaparte Ă la maison dâAuteuil oĂč il sâĂ©tait rendu avec
Ulrich de Fonvielle comme témoin de Paschal Grousset.
Ce crime froidement accompli mit le comble Ă lâhorreur
quâinspiraient les Bonaparte.
Comme le taureau du cirque remue sa peau percée de
dards, la foule frissonnait.
Les funérailles de Victor Noir semblaient indiquées pour
amener la solution. Le meurtre était un de ces événements
fatidiques qui abattent la tyrannie la plus fortement assise.
Presque tous ceux qui se rendirent aux funérailles,
pensaient rentrer chez eux ou en rĂ©publique ou nây pas
rentrer du tout.
On sâĂ©tait armĂ© de tout ce qui pouvait servir pour une lutte
Ă mort, depuis le revolver jusquâau compas.
Il semblait quâon allĂąt enfin se jeter Ă la gorge du monstre
impérial.
Jâavais pour ma part un poignard volĂ© chez mon oncle, il y
avait quelque temps dĂ©jĂ , en rĂȘvant dâHarmodius, et jâĂ©tais
en homme pour ne pas gĂȘner ni ĂȘtre gĂȘnĂ©e.
La Commune
40
Les blanquistes, bon nombre de révolutionnaires, tous ceux
de Montmartre Ă©taient armĂ©s ; la mort passait dans lâair, on
voyait la délivrance prochaine.
Du cĂŽtĂ© de lâEmpire, toutes les forces avaient Ă©tĂ©
appelĂ©es ; semblable dĂ©placement nâavait point Ă©tĂ© vu depuis
décembre.
Le cortĂšge sâallongeait immense, rĂ©pandant autour de lui
une sorte de terreur ; Ă certains endroits dâĂ©tranges
impressions passaient ; on avait froid et les yeux brûlaient
comme sâils eussent Ă©tĂ© de flamme ; il semblait ĂȘtre une
force à laquelle rien ne résisterait ; déjà on voyait la
république triomphante.
Mais pendant le trajet, le vieux Delescluze qui pourtant sut
mourir héroïquement quelques mois aprÚs, se souvint de
décembre, et craignant le sacrifice inutile de tant de milliers
dâhommes, il dissuada Rochefort de promener le corps dans
Paris, se rattachant Ă lâopinion de ceux qui voulaient le
conduire au cimetiÚre. Qui peut dire si le sacrifice eût été
inutile ? Tous croyaient que lâEmpire attaquait et se tenaient
prĂȘts.
La moitié des délégués des chambres syndicales était
dâopinion de porter le corps dans Paris jusquâĂ la
Marseillaise,
lâautre moitiĂ© de suivre la route du cimetiĂšre.
Louis Noir quâon croyait pencher pour la vengeance
immĂ©diate, trancha la question en dĂ©clarant quâil ne voulait
pas pour son frÚre de funérailles sanglantes.
La Commune
41
Ceux qui voulaient porter le corps dans Paris se refusĂšrent
dâabord Ă obĂ©ir.
Les volontĂ©s Ă©taient si partagĂ©es quâil y eut un moment oĂč
la foule moutonna, les vagues humaines montaient lâune sur
lâautre formant entre elles de larges vides.
La tĂȘte basse, on rentra, toujours sous lâEmpire ; quelques-
uns songeaient à se tuer, puis ils réfléchirent que la
multiplicité des crimes impériaux multiplierait aussi les
occasions de délivrance.
Celle-lĂ Ă©tait bien belle ; mais lâopinion la plus gĂ©nĂ©rale fut
que lâĂ©gorgement eĂ»t rĂ©sultĂ© de cette tentative dĂ©sespĂ©rĂ©e,
toutes les forces impĂ©riales Ă©tant prĂȘtes.
Varlin, brave autant que Delescluze, Ă©crivit de sa prison
que si la lutte eût été engagée ce jour-là , les plus ardents
soldats de la révolution eussent péri et félicita Rochefort et
Delescluze de sâĂȘtre rangĂ©s Ă cet avis.
Pierre Bonaparte fut mis en jugement Ă Tours en juin 70,
jugement de comĂ©die, oĂč fut rendu lâarrĂȘt dĂ©risoire de 25,000
francs dâindemnitĂ© Ă la famille de Victor Noir, ce qui ajoute
encore Ă lâhorreur du crime.
Plus que qui que ce soit, Rochefort fut mĂȘlĂ© Ă lâaffaire
Victor Noir ; câest pourquoi son rĂ©cit sera plus intĂ©ressant.
La brouille de Pierre Bonaparte avec la famille de
NapolĂ©on III nâĂ©tait pas un secret. Badingue avait insultĂ© son
parent besogneux, qui le suppliait dâacheter sa propriĂ©tĂ© de
Corse et lui avait reprochĂ© lâillĂ©gitimitĂ© de ses enfants.
La Commune
42
Pierre Bonaparte sâĂ©tait vengĂ© en insultant Ă lâalliance de
son cousin avec mademoiselle de Montijo.
Le monde politique, dit Rochefort, Ă©tait parfaitement
au courant de cette haine de famille et il (Pierre
Bonaparte) en était presque devenu intéressant.
Aussi fus-je trĂšs surpris de recevoir Ă mon journal
La
Marseillaise
une lettre ainsi conçue :
« Monsieur,
AprĂšs avoir outragĂ© lâun aprĂšs lâautre chacun des
miens et nâavoir Ă©pargnĂ© ni les femmes ni les
enfants, vous mâinsultez par la plume dâun de vos
manĆuvres, câest tout naturel et mon tour devait
arriver.
Seulement, jâai peut-ĂȘtre un avantage sur la plupart
de ceux qui portent mon nom, câest dâĂȘtre un simple
particulier tout en Ă©tant un Bonaparte.
Je viens donc vous demander si votre encrier est
garanti par votre poitrine et je vous avoue que je nâai
quâune mĂ©diocre confiance dans lâissue de ma
démarche.
Jâapprends, en effet, par les journaux, que vos
électeurs vous ont donné le mandat impératif de
refuser toute rĂ©paration dâhonneur et de conserver
votre précieuse existence.
NĂ©anmoins, jâose tenter lâaventure, dans lâespoir
quâun faible reste de sentiments français vous fera
La Commune
43
départir en ma faveur des mesures de précautions
dans lesquelles vous vous ĂȘtes rĂ©fugiĂ©.
Si donc, par hasard, vous consentez Ă tirer les
verrous protecteurs qui rendent votre honorable
personne deux fois inviolable, vous ne me trouverez
ni dans un palais ni dans un chĂąteau.
Jâhabite tout bonnement 59, rue dâAuteuil, et je vous
promets que si vous vous présentez, on ne vous dira
pas que je suis sorti.
En attendant votre rĂ©ponse, monsieur, jâai encore
lâhonneur de vous saluer.
Pierre-Napoléon BONAPARTE. »
Cette lettre, en mĂȘme temps que trĂšs injurieuse,
Ă©tait tout Ă fait incorrecte au point de vue de ce
quâon est convenu dâappeler une provocation. Lâarticle
qui lâavait motivĂ©e nâĂ©tait pas de moi, mais dâun de
mes collaborateurs, Ernest Lavigne ; il répondait en
termes presque modĂ©rĂ©s Ă un passage dâun
document signĂ© Pierre Bonaparte et oĂč on lisait cette
phrase ignoble au sujet des républicains :
« Que de vaillants soldats, dâadroits chasseurs, de
hardis marins, de laborieux agriculteurs la Corse ne
compte-t-elle pas qui abominent les sacrilĂšges et qui
leur eussent déjà mis les tripes aux champs si on ne
les eût retenus ! »
La Commune
44
En second lieu, quand on désire une satisfaction par
les armes, on Ă©crit Ă son insulteur :
« Je me considÚre comme offensé par tel ou tel
alinéa de votre article et je vous envoie deux de mes
amis que je vous prie de vouloir bien mettre en
rapport avec les vÎtres. »
Pierre Bonaparte, qui avait été à Rome condamné
pour un meurtre commis en Italie, sâĂ©tait battu assez
souvent pour savoir que les affaires dâhonneur se
rĂšglent par lâentremise de tĂ©moins et non entre les
adversaires eux-mĂȘmes.
Cette Ă©trange façon de mâattirer chez lui, oĂč je
nâavais rien Ă faire, en ayant soin de mâindiquer que
je ne le trouverais ni dans un palais, ni dans un
chĂąteau, ressemblait Ă un guet-apens dans lequel, Ă
force dâoutrages, il avait Ă©videmment espĂ©rĂ© me faire
tomber.
En effet, ses impertinences nâavaient aucune raison
dâĂȘtre, attendu que je nâavais jamais refusĂ© de me
battre et que câĂ©tait prĂ©cisĂ©ment parce que je mâĂ©tais
trop battu, que dans une réunion électorale à laquelle
je nâassistais mĂȘme pas, les Ă©lecteurs avaient votĂ© un
ordre du jour mâenjoignant de ne pas recommencer.
Comme il Ă©tait particulier que le Bonaparte qui me
demandait raison au nom de sa famille, fût celui qui
avait lui-mĂȘme reprochĂ© injurieusement Ă
La Commune
45
NapolĂ©on III sa mĂ©salliance, câest-Ă -dire son mariage
avec mademoiselle de Montijo.
DâoĂč venait donc ce revirement subit ? Il est facile de
le deviner. Le prince Pierre ne sâĂ©tait que
momentanément drapé dans sa dignité de proscrit ; il
avait eu assez de brouet noir et, avec un grand bon
sens, avait pensé que le procédé le plus sûr pour se
raccommoder avec son cousin était de le débarrasser
de moi.
Mais jâĂ©tais jeune et leste, je tirais sinon bien, au
moins assez dangereusement lâĂ©pĂ©e. Il Ă©tait lui-
mĂȘme fort Ă©paissi, souffrant de la goutte, et si je
lâavais « mouchĂ© », comme on dit, câeĂ»t Ă©tĂ©, comme
on dit encore, un sale coup pour la fanfare
bonapartiste.
Le fait est, â et câest lĂ pour sa mĂ©moire le point
grave de lâaventure â quâaprĂšs mâavoir adressĂ©
directement la plus violente des provocations, il
nâavait pas mĂȘme constituĂ© ses tĂ©moins. Donc, ce
quâil attendait Ă son domicile, oĂč il mâappelait, ce
nâĂ©taient pas les miens, câĂ©tait moi-mĂȘme.
Câest seulement plus tard, en relisant sa lettre aprĂšs
lâassassinat de Noir, que je compris tout ce quâelle
dissimulait de perfidie ; mais, au premier moment, je
nây vis quâune bordĂ©e dâinjures et je demandais Ă
MilliĂšre et Arthur Arnould, mes deux collaborateurs,
La Commune
46
dâaller sâaboucher avec lui pour une rencontre
immédiate.
Jâaurais compris que M. Ernest Lavigne, auteur et
signataire de la lettre que je ne connaissais mĂȘme
pas, prétendßt se substituer à moi, ce que je lui
aurais dâailleurs refusĂ© ; mais je me suis souvent
demandé à quelle obsession a obéi notre
collaborateur Paschal Grousset, en adressant Ă son
tour ses témoins au prince Pierre Bonaparte qui ne
lâavait pas nommĂ© et nâavait aucune raison de
sâoccuper de lui.
CâĂ©tait, paraĂźt-il, comme correspondant du journal
corse la
Revanche
mis en cause par le cousin de
lâEmpereur que Paschal Grousset avait pris sur lui de
risquer cette démarche qui ne pouvait aboutir,
attendu que câĂ©tait bien Ă©videmment Ă ma
personnalitĂ© et Ă nulle autre quâen voulait le prince
qui sâimprovisait le vengeur de toute sa famille.
Victor Noir qui fut assassinĂ© nâĂ©tait donc pas, comme
on lâa gĂ©nĂ©ralement cru et souvent rĂ©pĂ©tĂ©, mon
témoin, mais celui de notre collaborateur Grousset
qui lâavait envoyĂ© Ă Auteuil avec Ulrich de Fonvielle
sans mĂȘme mâen prĂ©venir.
Ce fut seulement dans la journĂ©e que jâappris cette
démarche qui retardait et contre-carrait la mienne.
Cependant, comme jâĂ©tais sĂ»r que Pierre Bonaparte
ne tiendrait aucun compte de cette nouvelle demande
La Commune
47
de rĂ©paration, jâattendais au corps lĂ©gislatif le retour
de mes témoins MilliÚre et Arnould qui devaient tout
décider avec ceux du prince pour le duel du
lendemain.
Je montrai Ă plusieurs membres de la gauche la lettre
de provocation quâil mâavait adressĂ©e et Emmanuel
Arago y soupçonna tout de suite un traquenard.
â Prenez bien vos prĂ©cautions sur le terrain, me dit-
il, et surtout nâallez pas vous-mĂȘme chez lui ; il a
déjà eu de fùcheuses affaires.
Lâaffaire eĂ»t Ă©tĂ© fĂącheuse en effet, car les tĂ©moins de
Paschal Grousset le trouvĂšrent dans son salon
attendant en robe de chambre, un revolver tout armé
dans la poche, non pas eux mais moi, en mâinvitant
dans les termes quâon a lus Ă me prĂ©senter chez lui ;
il avait certainement compté que ses insultes
exaspĂ©reraient la violence quâil me supposait et dont
je venais de donner la preuve en souffletant
lâimprimeur Rochette.
Il était donc là toujours sans témoins quand il aurait
dĂ» rĂ©guliĂšrement en choisir avant mĂȘme de mâavoir
écrit sa lettre provocatrice, et que, en tout cas, il eût
été tenu de les désigner aussitÎt aprÚs. Quelle eût
été, en effet, sa posture si je lui avais envoyé mes
amis pour lui dire, comme câĂ©tait dâailleurs mon
intention et mon habitude, nâayant jamais fait traĂźner
ces choses-lĂ :
La Commune
48
« Partons tout de suite. »
Il eût donc été contraint de répondre : « Attendez, il
faut dâabord que je cherche deux personnes dĂ©cidĂ©es
Ă mâassister. »
Ce qui, aprÚs ses bravades, eût été pour lui à la fois
honteux et ridicule.
Ma conviction, dĂšs que lâĂ©vĂ©nement se fut produit, se
forma sans hĂ©sitation aucune ; il nâavait jamais voulu
se battre avec moi et avait tout carrément décidé de
me tuer pour rentrer dans les bonnes grĂąces de
lâEmpereur et surtout de lâImpĂ©ratrice.
AprĂšs le 4 septembre, un ancien serviteur
du chĂąteau des Tuileries me confia mĂȘme, que
non pas Napoléon III mais sa femme était au
courant des projets de son cousin par alliance.
Ce familier me nomma un autre membre de la famille
qui avait servi dâintermĂ©diaire entre lâEspagne et le
prince corse. Toutefois, cette information, Ă la
rigueur vraisemblable, nâayant Ă©tĂ© corroborĂ©e par
aucun autre tĂ©moignage ni preuve Ă©crite, je nây ai
attachĂ© quâune importance minime.
Vers cinq heures du soir je me disposais Ă quitter le
palais Bourbon pour aller me dégourdir un peu la
main dans une salle dâarmes, quand je reçus de
Paschal Grousset ce télégramme :
La Commune
49
« Victor Noir a reçu du prince Pierre Bonaparte un
coup de revolver, il est mort. »
Jâignorais que ses tĂ©moins eussent devancĂ© les miens
Ă la maison dâAuteuil de sorte quâau premier abord
cette dĂ©pĂȘche me parut inexplicable. Câest seulement
aux bureaux de la
Marseillaise
o Ăč
jâarrivai
précipitamment que je connus en détail toutes les
phases de lâaffaire.
Victor Noir Ă©tait un grand et fort jeune homme dâĂ
peu prĂšs vingt et un ans, Ă lâesprit trĂšs gai, trĂšs
primesautier et trĂšs expansif, qui nous donnait assez
souvent des filets et des nouvelles Ă la main pour
notre journal.
Toujours prĂȘt dâailleurs Ă se mĂȘler Ă nous dans les
circonstances périlleuses. Enfin un véritable ami de la
maison.
Sa fin tragique à laquelle il semblait si peu destiné
nous bouleversa au point de nous Ă©trangler tous
dâune rage folle. MilliĂšre et Arnould qui Ă©taient
arrivés à la maison du crime dix minutes aprÚs Noir
et Fonvielle, furent empĂȘchĂ©s par la foule qui se
pressait dĂ©jĂ devant le 59 de la rue dâAuteuil.
â Nâentrez pas ici, leur cria-t-on, on y assassine !
Ils virent le pauvre Victor Noir Ă©tendu sur le trottoir,
la poitrine trouée, et ramassÚrent son chapeau qui
sâĂ©tait Ă©chappĂ© de sa main.
La Commune
50
TrĂšs déçu par lâarrivĂ©e dâĂ©trangers quâil nâattendait
pas au lieu de celui quâil espĂ©rait, Pierre Bonaparte,
aprÚs un court dialogue avec eux, avait tiré de sa
robe de chambre, un revolver Ă dix coups, pensant
probablement que si le premier ratait, il se
rattraperait sur les neuf autres ; puis il avait fait feu
Ă bout portant sur Victor Noir, avec cette arme
multiple qui au point de vue de lâarmurerie française
Ă©tait ce quâon pouvait appeler le dernier cri, le cri de
mort.
AprÚs avoir également tiré sur Ulrich de Fonvielle
deux balles qui heureusement se perdirent dans le
vĂȘtement, il inventa pour expliquer son agression sur
Victor Noir, la fable quâil avait indubitablement
préparée pour moi. Il prétendit que sa victime lui
avait donnĂ© un soufflet, comme si je mâĂ©tais rendu
chez lui Ă la suite de son invite, il aurait soutenu que
je lâavais frappĂ©.
Jâavais Ă©tĂ© condamnĂ© Ă quatre mois de prison pour
agression sur lâimprimeur Rochette, il eĂ»t donc Ă©tĂ©
facile de persuader aux jurés spécialement triés,
lesquels ne demandaient quâĂ se laisser convaincre
de lâinnocence de leur accusĂ©, que je mâĂ©tais laissĂ©
aller Ă mon emportement ordinaire Ă lâĂ©gard du
prince qui sâĂ©tait trouvĂ© dans le cas de lĂ©gitime
défense.
La Commune
51
Cette imposture nâeĂ»t pas expliquĂ© pourquoi le prince
au revolver Ă dix coups le portait dans la poche de sa
robe de chambre pour se promener dans son salon,
et pourquoi surtout, en vue dâune rencontre
inĂ©vitable et quâil avait lui-mĂȘme cherchĂ©e, il sâĂ©tait
abstenu de constituer des tĂ©moins ; mais jâĂ©tais
lâennemi, et les conseillers gĂ©nĂ©raux dont on composa
la haute cour chargĂ©e de juger le meurtrier nâauraient
pas manquĂ© de mettre lâacquittement de celui-ci aux
pieds de lâEmpereur.
LâImpĂ©ratrice eut mĂȘme, Ă la nouvelle de lâassassinat,
un mot qui peignait son Ă©tat dâĂąme et celui de tout
son entourage :
â Ah le bon parent ! sâĂ©cria-t-elle en parlant de
lâassassin sans plus se prĂ©occuper de lâassassinĂ©.
Les journaux officieux, avec la candeur de la platitude,
ne firent mĂȘme aucune difficultĂ© de rapporter en lui
en faisant honneur cette exclamation accusatrice.
La commotion produite dans Paris par ce coup de
Jarnac fut incommensurable. Jâignore sâil raccommoda
Pierre Bonaparte avec les Tuileries, mais il brouilla Ă
jamais les Tuileries avec la France.
Jâavais Ă©tĂ© avisĂ© du crime Ă cinq heures du soir. A six
heures je rédigeais cet article qui était plutÎt un
placard, étant donné le caractÚre dans lequel nous
lâimprimĂąmes :
La Commune
52
« Jâai eu la faiblesse de croire quâun Bonaparte
pouvait ĂȘtre autre chose quâun assassin !
Jâai osĂ© mâimaginer quâun duel loyal Ă©tait possible
dans cette famille oĂč le meurtre et le guet-apens sont
de tradition et dâusage.
Notre collaborateur Paschal Grousset a partagé mon
erreur et aujourdâhui nous pleurons notre pauvre et
cher ami Victor Noir, assassiné par le bandit Pierre-
Napoléon Bonaparte.
VoilĂ dix-huit ans que la France est entre les mains
ensanglantées de ces coupe-jarrets qui, non contents
de mitrailler les républicains dans les rues, les
attirent dans des piĂšces immondes pour les Ă©gorger Ă
domicile.
Peuple français, est-ce que décidément tu ne trouves
pas quâen voilĂ assez ?
HENRI ROCHEFORT. »
Cette sonnerie du tocsin fut incontinent déférée aux
tribunaux comme constituant un appel aux armes,
bien quâelle pĂ»t ĂȘtre aussi bien un appel au suffrage
universel.
En mĂȘme temps quâon me punissait ainsi de mon
mauvais vouloir Ă me laisser rĂ©volvĂ©riser, on arrĂȘtait
le meurtrier pour donner une ombre de satisfaction Ă
lâopinion publique soulevĂ©e ; Pierre Bonaparte fut
La Commune
53
installé à la Conciergerie, dans les appartements du
directeur Ă la table duquel il mangeait.
Tout de suite, le coup de revolver tiré, le Prince avait
envoyé chercher un médecin qui, naturellement,
sâĂ©tait empressĂ© de constater sur la joue du
meurtrier la trace dâun soufflet, les mĂ©decins
constatant tout ce quâon veut et dĂ©livrant tous les
jours Ă de petites actrices des certificats de maladies
qui les ont empĂȘchĂ©es de jouer le soir, mais non
dâaller souper dans le plus cher des restaurants.
En second lieu, on ne doutera pas que si Victor Noir,
choisi comme témoin par Paschal Grousset, avec la
mission que comporte ce titre, sâĂ©tait oubliĂ© au point
de souffleter lâadversaire de son client, jâeusse Ă©tĂ©
personnellement renseigné sur cet acte de violence
et les motifs qui lâavaient amenĂ©.
Ulrich de Fonvielle, sur qui Pierre Bonaparte avait tiré
deux balles qui se perdirent, aurait pu avoir un
intĂ©rĂȘt Ă nier devant la justice le prĂ©tendu soufflet ;
mais à moi, son collaborateur et son rédacteur en
chef, il nâavait rien Ă cacher. Or il mâa toujours
affirmĂ©, jâen donne ici ma parole dâhonneur, que non
seulement notre ami nâa jamais donnĂ© le moindre
soufflet, mais que tenant son chapeau de sa main
gantĂ©e, il a toujours gardĂ© lâattitude la plus calme et
nâa, Ă aucun moment, esquissĂ© le moindre geste
pouvant laisser supposer une intention agressive. Au
La Commune
54
surplus, personne ne se trompa Ă cette imposture, ni
les conseillers généraux qui acquittÚrent par ordre, ni
le procureur-général Grandperret qui mentit à bouche
que veux-tu, ni lâinfĂąme Emile Ollivier qui, dans cette
affaire comme depuis dans la question de la guerre
franco-allemande, se montra le plus complice des
vengeances napoléoniennes.
Le misĂ©rable ministre nâeut pas un mot de blĂąme Ă
lâadresse de lâassassin, pas un mot de regret pour la
jeune et loyale victime. Il poussa jusquâaux plus
extrĂȘmes limites de lâabjection le servilisme envers
son nouveau maĂźtre.
Si, au lieu dâĂ©couter sa vanitĂ© de dindon, il avait, Ă la
suite de ce crime, jeté résolument son portefeuille
aux pieds de lâempereur, lâimbĂ©cile se serait crĂ©Ă© une
situation superbe, mĂȘme chez les modĂ©rĂ©s quâil rĂȘvait
de sâattacher, et se fĂ»t en mĂȘme temps Ă©pargnĂ© les
responsabilités des désastres ultérieurs. Sa
dĂ©mission le soir mĂȘme de la mort de Victor Noir lui
eût évité, à quelques mois de là , une révocation
honteuse et lâhorreur de toute une nation.
Mais le triste sire avait fait trop longtemps
antichambre pour se dĂ©cider Ă sortir du salon oĂč on
lui avait enfin permis dâentrer et de sâasseoir.
A la foudroyante nouvelle de lâattentat, de
nombreuses réunions publiques de protestation
sâorganisĂšrent dans la soirĂ©e. Amouroux, qui fut
La Commune
55
depuis membre de la Commune, condamné aux
travaux forcés par les conseils de guerre versaillais,
et mourut membre du conseil municipal de Paris,
Ă©tendit un large voile noir sur la tribune. Des cris de
fureur Ă©clatĂšrent dans les rues. Des groupes se
formaient pour aller enlever le corps, dĂ©posĂ© Ă
Neuilly dans une maison particuliĂšre, et le ramener
dans Paris mĂȘme au bureau de mon journal,
La
Marseillaise,
dâoĂč le convoi funĂšbre serait parti.
CâĂ©tait un vĂ©ritable dĂ©lire de vengeance.
En rĂ©alitĂ©, lâarrestation du meurtrier nâavait eu
dâautre but que de lâarracher Ă la foule qui lâaurait
certainement lynchĂ©. On parlait dâaller attaquer la
Conciergerie et dây Ă©gorger le pseudo-prisonnier.
LâinsuccĂšs du complot avait, mâa-t-on racontĂ© aprĂšs
le 4 septembre, affolé le monde des Tuileries, lequel
tenait Ă ma mort et pas du tout Ă celle du jeune
Victor Noir, qui allait la faire payer si cher au
gouvernement.
Le lendemain, quand jâentrai tout pĂąle et tout dĂ©fait
dans la salle des sĂ©ances du Corps lĂ©gislatif, jây fus
accueilli par un silence plus inquiĂ©tant pour lâEmpire
que pour moi.
Je savais dĂ©jĂ que jâĂ©tais dĂ©fĂ©rĂ© par Ollivier Ă ses
domestiques correctionnels, et je lâentendis dans les
couloirs répondre à un député qui lui faisait
remarquer tout le danger de cette poursuite :
La Commune
56
â Il faut en finir, il est impossible de gouverner avec
M. de Rochefort.
Je demandai immédiatement la parole et je reproduis
dâaprĂšs lâ
Officiel
lâincident qui sâensuivit.
M. HENRI ROCHEFORT. â Je dĂ©sire adresser une
question Ă M. le ministre de la Justice.
M. LE PRĂSIDENT SCHNEIDER. â Lui en avez-vous
donné avis ?
M. ROCHEFORT. â Non, monsieur le prĂ©sident.
M. LE PRĂSIDENT SCHNEIDER. â Vous avez la
parole ; monsieur le ministre apprĂ©ciera sâil veut
répondre immédiatement.
M. EMILE OLLIVIER, ministre de la justice. â Oui,
immédiatement.
M. HENRI ROCHEFORT. â Un assassinat a Ă©tĂ© commis
hier sur un jeune homme couvert par un mandat
sacrĂ©, celui de tĂ©moin, câest-Ă -dire de parlementaire.
Lâassassin est un membre de la famille impĂ©riale.
Je demande Ă M. le ministre de la Justice sâil a
lâintention dâopposer au jugement, Ă la condamnation
probable, des fins de non-recevoir comme celles
quâon oppose aux citoyens qui ont Ă©tĂ© frustrĂ©s ou
mĂȘme bĂątonnĂ©s par de hauts dignitaires de lâEmpire.
La situation est grave, lâagitation est Ă©norme.
(Interruptions). LâassassinĂ© est un enfant du
peuple... (Bruit).
La Commune
57
M. LE PRĂSIDENT SCHNEIDER. â Hier, il a bien Ă©tĂ©
convenu que les questions introduites devaient ĂȘtre
posées sommairement, sans développements. Votre
question a Ă©tĂ© posĂ©e, elle est claire et nette ; câest
au ministre maintenant Ă dire sâil veut y rĂ©pondre dĂšs
aujourdâhui. (Câest cela !)
M. HENRI ROCHEFORT. â Je dis que lâassassinĂ© est un
enfant du peuple. Le peuple demande Ă juger lui-
mĂȘme lâassassin... Il demande que le jury ordinaire...
(Interruption et bruit).
M. LE PRĂSIDENT SCHNEIDER. â Nous sommes tous
ici les enfants du peuple ; tout le monde est Ă©gal
devant la loi. Il ne vous appartient pas dâĂ©tablir des
distinctions. (TrĂšs bien !)
M. HENRI ROCHEFORT. â Alors, pourquoi donner des
juges dévoués à la famille ?
M. LE PRĂSIDENT SCHNEIDER. â Vous mettez en
suspicion des juges que vous ne connaissez pas. Je
vous invite, quant à présent, à vous renfermer dans
votre question. Je ne puis pas permettre autre chose.
M. HENRI ROCHEFORT. â Eh bien ! je me demande,
devant un fait comme celui dâhier, devant les faits qui
se passent depuis longtemps, si nous sommes en
présence des Bonaparte ou des Borgia.
(Exclamations ; cris : A lâordre ! Ă lâordre !) Jâinvite
tous les citoyens Ă sâarmer et Ă se faire justice eux-
mĂȘmes.
La Commune
58
Le pleutre Ollivier se hùta de faire signe au président
Schneider de clĂŽturer le dĂ©bat, qui commençait Ă
mettre le feu aux tribunes, et, aprÚs avoir demandé
la parole, il appela le crime de la veille « lâĂ©vĂ©nement
douloureux. » â Dites : « lâassassinat ! » lui cria
Raspail. Et le ministre de la justice expliquait que la
loi, spécialement faite pour les membres de la famille
Bonaparte, et datant de 1852, ne permettait pas de
traduire le prince Pierre devant le jury, qui lâeĂ»t
condamnĂ© sans rĂ©mission ; que tout ce quâon pouvait
faire était de le déférer à une haute cour dont
naturellement on choisirait un à un les jurés, avec
promesse pour eux de toutes sortes de faveurs et de
dĂ©corations en Ă©change dâun verdict dâabsolution.
Et lâOllivier, aprĂšs avoir vantĂ© son respect pour
lâĂ©galitĂ©, terminait par ces menaces Ă notre adresse :
â Nous sommes la modĂ©ration, nous sommes la
liberté et, si vous nous y contraignez, nous serons la
force.
Cette levée de baïonnettes avait été reçue par les
plus vifs applaudissements de la part de cette
majoritĂ© qui quelques mois plus tard allait sâeffondrer
dans la boue, le silence et le remords, au point que
les membres se prosternaient alors devant moi en me
répétant : Comme vous étiez dans le vrai !
Raspail indigné demanda la parole pour répondre aux
bravos de la tourbe ministérielle.
La Commune
59
â Il sâest commis, dit-il, un assassinat tel que les
crimes de Troppman (quâon jugeait alors) nâont pas
produit une pareille impression, et cependant, la
justice Ă laquelle vous le dĂ©fĂ©rez nâest pas la justice ;
ce quâil nous faut, câest un jury qui ne soit pas choisi
parmi les ennemis de la cause populaire.
Et comme on lui rappelait lâindĂ©pendance de la
magistrature il sâĂ©criait :
â Je les connais vos hautes cours, jây ai passĂ©. Dans
lâune on a trouvĂ© jusquâĂ un homme condamnĂ© aux
galĂšres.
Raspail fut interrompu par le président annonçant
quâil recevait Ă lâinstant du procureur gĂ©nĂ©ral
Grandperret une demande en autorisation de
poursuites contre moi pour offenses envers
lâEmpereur, excitation Ă la rĂ©volte et provocation Ă la
guerre civile.
Cinq minutes auparavant, Emile Ollivier dĂ©clarait quâil
dĂ©daignait mes attaques. Ce nâĂ©tait pas prĂ©cisĂ©ment
là du dédain.
Jâai tenu Ă conserver pour le public la physionomie de
cette partie de la sĂ©ance, oĂč Raspail et moi fĂ»mes
seuls en scĂšne.
On a pu remarquer que pas un membre de la gauche
nây intervint, pas plus Gambetta que Jules Favre ou
Ernest Picard ; cet abandon donnait aux insolences du
La Commune
60
cynique Ollivier une autorité considérable sur le
troupeau des majoritards. Le ministre avait ainsi le
droit, dont il usait et abusait, de faire observer que
tous mes collĂšgues de lâopposition sauf un seul et
unique, refusaient de se solidariser avec moi.
Les obsÚques avaient été fixées au lendemain et la
journĂ©e sâannonça comme devant ĂȘtre affreusement
mouvementée. DÚs le matin la maison de la rue du
MarchĂ© Ă Neuilly oĂč la biĂšre repose sur deux chaises
a été envahie par une foule qui grossit au point de
rendre toute circulation Ă peu prĂšs impraticable.
Comment parviendra-t-on Ă faire avancer le corbillard
jusquâĂ la porte ? Câest lĂ un problĂšme qui paraĂźt
insoluble.
Jâarrive extĂ©nuĂ©, nâayant ni mangĂ© depuis trois jours
ni dormi depuis trois nuits, tant les Ă©motions de toute
nature mâavaient Ă©treint et ballottĂ©. On me fait passer
Ă bout de bras jusquâĂ lâentrĂ©e de la maison oĂč je
monte et oĂč je trouve Delescluze et Louis Noir le
romancier bien connu, frĂšre de la victime.
BientĂŽt Flourens arrive et une premiĂšre bataille
sâengage entre les partisans de lâenterrement dans
Paris mĂȘme au PĂšre Lachaise oĂč on amĂšnerait le
corps, et lâensevelissement Ă Neuilly.
Cent mille hommes tant dâinfanterie que de cavalerie
avaient été mobilisés de toutes les garnisons
environnantes pour noyer dans le sang toute tentative
La Commune
61
dâinsurrection. Dâailleurs la foule Ă©tait sans armes ;
surprise par le coup de foudre parti de la maison
dâAuteuil, elle nâavait eu le temps ni de sâorganiser ni
de sâentendre.
Mue par un mĂȘme sentiment de colĂšre, elle Ă©tait
venue spontanément manifester contre deux
assassins, celui des Tuileries et lâautre.
Nous avions Delescluze et moi harangué nos amis et
lâimmense majoritĂ© des assistants Ă©tait dĂ©cidĂ©e Ă nous
Ă©couter et Ă nous suivre, quand, au milieu de la route
qui conduit au cimetiĂšre dâAuteuil, Flourens et
plusieurs des hommes qui lâentouraient et dont
malheureusement avec sa crédulité généreuse il ne
contrĂŽlait pas toujours suffisamment les accointances,
se jetĂšrent Ă la tĂȘte des chevaux quâils essayĂšrent de
faire retourner du cÎté de Paris. Puis le cocher des
pompes funĂšbres se refusant Ă ce changement de
route ils se mirent en devoir de couper les traits de
sâatteler eux-mĂȘmes Ă la sinistre voiture.
Je conduisais le deuil ou plutĂŽt le deuil me conduisait,
et serrĂ© de prĂšs par une mer humaine qui mâĂ©crasait
en mâescortant, jâavais Ă©tĂ© Ă plusieurs reprises projetĂ©
sur les roues qui au moindre recul auraient fini par me
passer sur le corps.
On me hissa donc sur le corbillard mĂȘme oĂč je mâassis
les jambes pendantes à cÎté du cercueil. Du haut de
ce lugubre observatoire je voyais des remous se
La Commune
62
produire, des gens tomber, se relever, dâautres passer
presque sous les pieds des chevaux ou sous la
voiture, en danger continuel de se faire broyer.
Jâavais beau leur crier dĂ©sespĂ©rĂ©ment de se garer,
mes appels dans le brouhaha de la marche ne leur
arrivaient mĂȘme pas. Pour comble dâĂ©nervement, le
grand air auquel jâĂ©tais exposĂ© avait creusĂ© mon
estomac Ă peu prĂšs vide depuis trois jours et y
dĂ©veloppait subitement une fringale qui mâenleva
mes derniĂšres forces. Tout Ă coup, sans motif
apparent, la tĂȘte me tourna et je tombai inanimĂ© en
bas du corbillard.
Quand je rouvris les yeux jâĂ©tais dans un fiacre avec
Jules VallÚs et deux rédacteurs de la
Marseillaise.
Mon premier mot fut : â Quâon aille vite me chercher
quelque chose Ă manger, je meurs de faim.
VallĂšs lui-mĂȘme descendit et courut Ă un boulanger
oĂč il prit un pain de deux livres dont je me mis Ă
dévorer la moitié et une bouteille de vin dont je bus
une gorgée. Nous étions alors dans Paris au bout de
lâavenue des Champs-ElysĂ©es prĂšs de la barriĂšre de
lâEtoile.
Je me rappelai vaguement avoir été mené chez un
Ă©picier qui mâavait frottĂ© les tempes avec du vinaigre
et avait fait appeler le fiacre dans lequel je mâĂ©tais
réveillé.
La Commune
63
Telle est lâhistoire de cet Ă©vanouissement que la
réaction bonapartiste me reprocha beaucoup et qui
en rĂ©alitĂ© fut dĂ» Ă lâĂ©trange dĂ©labrement oĂč
mâavaient mis soixante-quinze heures de surmenage
passées sans nourriture et sans sommeil. Les forces
humaines ont des limites ; ces limites chez moi
avaient Ă©tĂ© dĂ©passĂ©es et il mâavait Ă©tĂ© impossible de
me tenir plus longtemps debout ou mĂȘme assis.
Cette explication, la seule vraie et aussi la seule
plausible, puisque je ne pouvais courir aucun risque
au milieu de deux cent mille accompagnateurs parmi
lesquels on nâen aurait pas trouvĂ© un qui ne me fĂ»t
dĂ©vouĂ©, nâempĂȘcha pas les officieux de mâaccuser de
faiblesse. Il nây avait pour moi, je le rĂ©pĂšte,
absolument rien Ă craindre ; aprĂšs quelques instants
de lutte, en effet, le bon sens avait pris le dessus et
lâinhumation, selon le dĂ©sir de Delescluze et le mien,
avait eu lieu au cimetiĂšre de Neuilly.
Ce fut au contraire dans Paris que le péril se corsa.
AprĂšs la cĂ©rĂ©monie nombre dâentre nous Ă©taient
rentrĂ©s Ă pied par lâArc-de-Triomphe. A la hauteur du
rond point des Champs-Elysées se tenaient sabre au
clair plusieurs escadrons de cavalerie chargés de
disperser la foule, quoique, en
rĂ©alitĂ©, ils nâeussent
devant eux que des hommes qui revenant dâun
enterrement étaient bien obligés de rentrer par la
seule route qui les menĂąt chez eux.
La Commune
64
Mais lâimbĂ©cile Ollivier voulait prouver quâil Ă©tait la
force, comme il lâavait annoncĂ©, et je vois tout Ă coup
sâavancer au devant de mon fiacre un commissaire de
police Ă lâabdomen tricolore, qui nous annonce quâil
va faire charger aprĂšs trois sommations.
Premier roulement.
RĂ©confortĂ© par mon repas aussi frugal quâimprovisĂ©,
je saute de ma voiture et je mâavance vers le
commissaire de police Ă qui je crie ces mots que je
retrouve dans un numéro de la
Marseillaise
relatant
cette journée :
â Monsieur, les citoyens qui mâentourent prennent
pour revenir de lâenterrement le chemin quâils avaient
pris pour y aller, prétendez-vous leur barrer le
passage ?
Second roulement.
â Tout ce que vous direz et rien sera inutile, me
rĂ©pond lâabdomen, retirez-vous, on va faire usage de
la force, vous allez ĂȘtre sabrĂ©s.
â Je suis dĂ©putĂ©, rĂ©pliquai-je en montrant ma
médaille, veuillez me laisser passer.
â Non, dit-il, vous serez sabrĂ© tout le premier.
A ce moment je me retourne, lâavenue Ă©tait presque
vide, la plupart des manifestants sâĂ©tant retirĂ©s sur les
bas cÎtés.
La Commune
65
â Ăcartez-vous, dis-je aux autres, il est inutile de
vous faire massacrer inutilement. Dâailleurs quoi quâil
fasse maintenant, lâempire a reçu le coup de grĂące.
Tout le monde mâobĂ©it et ce fut sur les arbres des
Champs-ElysĂ©es que la cavalerie qui, nâen dĂ©mordant
pas, exĂ©cuta sa charge. Un des cavaliers roula mĂȘme
au bas de son cheval et resta Ă©tendu sans
mouvement, ce qui fit beaucoup rire le public qui se
tenait hors de la portée des sabres ; car le cadavre
dâun ennemi sent toujours bon.
Mais si le procĂšs du locataire de la Conciergerie
marchait Ă pas lents, le mien allait un train dâenfer ;
la discussion des poursuites demandées contre moi
eut lieu le lendemain mĂȘme du dĂ©pĂŽt de la
proposition. Ollivier qui la soutenait dĂ©clara quâil ne
voulait pas de journées.
â Et la journĂ©e du 2 dĂ©cembre, vous en voulez bien
de celle-lĂ , lui criai-je de ma place.
(Henri ROCHEFORT.
Les Aventures de ma vie.
)
V
Le procĂšs de Blois
Partout va rampant le policier louche,
Tout est embuscade, on erre farouche
Dans les guets-apens.
La Commune
66
(L. M.
le Coupe-Gorge.
)
Comme les gouvernants qui ont besoin de dĂ©tourner dâeux
lâopinion publique lâEmpire faisait autour de lui un bruit
continuel ; complots, quâil Ă©chafaudait lui-mĂȘme ; bombes,
données par des mouchards ; scandales ; crimes, découverts
en temps opportun, que depuis longtemps on connaissait et
tenait en réserve, ils abondent à certaines fins de rÚgne.
Ce nâĂ©tait pas difficile dâenvelopper les plus braves
révolutionnaires dans quelques-unes de ces machinations. Le
policier qui eût offert des projectiles eût trouvé cent mains,
plutĂŽt quâune, tendues pour les recevoir, mais les choses
proposées ainsi, par les mouchards, ne sont jamais à propos,
â la ficelle passe sous le pantin, le temps arrivant oĂč nâaurait
pas été de trop un véritable complot à ciel ouvert, grand
comme la France, comme le monde. Le traßtre Guérin et autres
nâeurent pas de peine Ă fournir Ă leurs maĂźtres les apparences
dâune conspiration.
Dans la tourmente qui sâamassait grondant sur lâEmpire, on
tailla le procĂšs de Blois.
GuĂ©rin ayant donnĂ© les bombes savait oĂč les retrouver ; il
les indiqua aux perquisitions.
Mais, le scenario avait été pauvrement charpenté vu la
grandeur des éléments, on aurait pu, sur cette donnée géante,
bĂątir une piĂšce capable dâenthousiasmer lâhomme de
dĂ©cembre lui-mĂȘme. Les mouchards dâordinaire manquent de
souffle ; le scenario fut absurde.
La Commune
67
Le thĂ©Ăątre choisi pour mettre en scĂšne lâaccusation qui
devait terrifier le monde, en faisant voir les agissements
révolutionnaires, était la salle des états de Blois.
LâEmpire voulait un grand Ă©clat ; il lâeut en raison inverse
de ses désirs.
Nous trouvions nous que la grandeur du dĂ©cor allait bien Ă
ceux qui reprĂ©sentaient Ă la barre de lâEmpire la lutte pour la
justice ; en effet ils sây sentirent Ă lâaise, et y jetĂšrent la
vérité au visage des juges.
Les accusés étaient : Bertrand, Drain, Th. Ferré, Ruisseau,
Grosnier, Meusnier, Ramey, Godinot, Chassaigne, Jarrige,
Grenier, Greffier, Vité, Cellier, Fontaine, Prost, Benel,
Guérin,
Claeys, Lyon, Sapia, MĂ©gy, Villeneuve, Dupont, Lerenard,
Tony Moilin, Perriquet, Blaizot, Letouze, Cayol, Beaury,
Berger, Launay, Dereure, Laygues, Mabille, Razoua, Notril,
Ochs, Rondet, Biré, Evilleneuve, Gareau, Carme, Pehian, Joly,
Ballot, Cournet, Pasquelin, Verdier, Pellerin, Bailly.
Les avocats Protot, Floquet, Ă qui lâon attribuait
lâapostrophe au tzar (Vive la Pologne, monsieur !) Ă©taient au
nombre des défenseurs.
Quelques prĂ©venus qui ne sâĂ©taient jamais vus, auparavant,
nouÚrent là de solides amitiés.
Comme pour les procĂšs de lâInternationale dits associations
de malfaiteurs, les accusés furent divisés en deux catégories
quoique tous avouassent hautement leur haine et leur mépris
pour lâEmpire et leur amour de la RĂ©publique.
La Commune
68
Les juges furieux perdaient la tĂȘte ; peut-ĂȘtre voyaient-ils,
eux aussi, venir la révolution dont les accusés parlaient
audacieusement.
Il y eut des condamnations Ă la prison, dâautres aux
travaux forcĂ©s sans motifs pour lâune ou pour lâautre.
Les accusations tenaient si peu debout, que dans le mĂȘme
dossier une chose en faisait crouler une autre.
Il y eut donc forcément quelques acquittés parmi lesquels
Ferré, qui avait insulté le tribunal, mais contre lequel les faits
avaient Ă©tĂ© si maladroitement entassĂ©s quâils tombaient
dâeux-mĂȘmes devant lâauditoire stupĂ©fait, ce quâon lui
attribuait nâayant pas existĂ© et les tĂ©moignages
contradictoires ne découvrant que la main stupide de la
police.
Ceux dâentre les condamnĂ©s qui devaient ĂȘtre dĂ©portĂ©s
nâeurent pas le temps de partir.
LâEmpire avait en vain comptĂ© sur le procĂšs de Blois placĂ©
le 15 juillet en face de la déclaration de guerre, pour faire
passer cette guerre, rĂ©sultat dâune entente entre despotes,
comme nĂ©cessaire et glorieuse, en mĂȘme temps quâil
motiverait les persécutions contre les révolutionnaires.
Les hommes du procĂšs de Blois Ă©taient capables de
combattre et de conspirer contre Napoléon III ; mais ils ne
lâavaient pas fait de la façon indiquĂ©e par les policiers ;
câĂ©taient des audacieux, on nâavait pas su leur faire des rĂŽles
allant à leur caractÚre. Entre la terreur de la révolution et la
La Commune
69
marche triomphale à Berlin, Napoléon III congratulé par
Zangiacommi, qui le fĂ©licitait dâavoir Ă©chappĂ© au complot
dirigé contre sa vie, se demandait si les machinations
policiĂšres ne finiraient pas par aider Ă Ă©clore un complot
véritable.
Pendant ce temps les vieux burgraves Bismark et
Guillaume rĂȘvaient de lâempire dâOccident, de Charlemagne et
de ses pairs.
Le traßtre Guérin comparut avec les autres, mais sa louche
attitude, les maladresses de la haute cour, dâanciens doutes Ă
son Ă©gard, rĂ©veillĂ©s par lâinterrogatoire, fixĂšrent lâopinion sur
la mission odieuse quâil avait accomplie.
Comme nous nâaurons plus lâoccasion de parler de cet
individu, plaçons ici la phase derniÚre de son existence.
Ne pouvant plus servir la prĂ©fecture puisquâil Ă©tait brĂ»lĂ©, il
la trouva ingrate.
Guérin ne sachant comment gagner sa vie, ni que devenir,
vint Ă Londres, au moment oĂč des proscrits de la Commune y
avaient cherché asile.
Il se faisait passer pour réfugié politique, chez ceux qui ne
le connaissaient pas, ayant eu soin de changer de nom et
cherchait du travail.
Dans ces conditions, GuĂ©rin se prĂ©senta chez lâun des
proscrits, Varlet qui ne lâavait jamais vu, lui demandant de
lâaider Ă trouver un emploi.
La Commune
70
Ămu de la dĂ©tresse de cet homme que personne ne
connaissait, Varlet lâadresse Ă un ami, Ă©galement proscrit.
A peine GuĂ©rin fut-il entrĂ© dans la maison quâil sâenfuit
épouvanté : il venait de reconnaßtre la voix de Mallet, lequel
avait contre lui des preuves indéniables.
Guérin est maintenant un vieillard sordide, aux allures
inquiĂštes.
Tournant frĂ©quemment la tĂȘte comme pour voir quelque
chose derriĂšre lui, ce quâil voit, ainsi, câest sa trahison.
VI
La guerre. DĂ©pĂȘches officielles
Napoléon III ayant eu le 2 décembre son 18 Brumaire,
voulait son Austerlitz ; câest pourquoi dĂšs le commencement
toutes les dĂ©faites sâappelaient des victoires.
Alors ceux qui, sous lâassommade avaient criĂ© : la paix, la
paix ! ceux qui avaient Ă©crit : on nâira pas Ă Berlin en
promenade militaire, se levĂšrent, ne voulant pas de lâinvasion.
Le sentiment populaire Ă©tait avec eux, devinant sous les
impostures officielles la vérité qui depuis, éclata au grand jour
de la publication des dĂ©pĂȘches officielles.
Dans lâenquĂȘte officielle sur la guerre de 71 apparaĂźt la vĂ©ritĂ©
telle quâon la jugeait Ă travers tout.
La Commune
71
Voici quels étaient les renseignements envoyés des
provinces de lâEst au ministĂšre de la guerre, lequel assurait que
pas un bouton de guĂȘtres ne manquait Ă lâarmĂ©e et faisait bon
marché des réclamations.
Metz, 19 juillet 1870.
Le général de Failly me prévient que les 17
e
bataillons
de son corps dâarmĂ©e sont arrivĂ©s et je transcris ci-
aprĂšs sa dĂ©pĂȘche qui a un caractĂšre dâurgence.
Aucunes ressources, point dâargent dans les caisses, ou
dans les corps, je rĂ©clame de lâargent sonnant. Nous
avons besoin de tout sous tous les rapports. Envoyez
des voitures pour les Ă©tats-majors ; personne nâen a,
envoyez aussi les cantines dâambulance.
Le 20 juillet suivant, lâintendant gĂ©nĂ©ral Blondeau, directeur
administratif de la guerre, Ă©crivait Ă Paris.
Metz, le 20 juillet 1870, 9 heures 50 du matin.
Il nây a Ă Metz ni sucre ni cafĂ©, ni riz ni eau-de-vie, ni
sel ; peu de lard et de biscuit. Envoyez dâurgence au
moins un million de rations sur Thionville.
Le gĂ©nĂ©ral Ducrot, le mĂȘme jour Ă©crivait au ministĂšre de la
guerre.
Strasbourg, 20 juillet 1870, 7 heures 30 du soir.
Demain, il y aura Ă peine cinquante hommes pour
garder la place de Neuf-Brissac et le fort Mortier. â La
Petite Pierre et Lichlemberg sont également dégarnis ;
câest la consĂ©quence des ordres que nous exĂ©cutons. Il
La Commune
72
paraßt positif que les Prussiens sont déjà maßtres de
tous les dĂ©filĂ©s de la ForĂȘt Noire.
Dans les premiers jours dâaoĂ»t moins de deux cent vingt
mille hommes gardaient les frontiĂšres.
La garde mobile dont jusquâalors on nâavait fait usage quâaux
jours dâĂ©meute pour mitrailler et qui, en temps de paix, ne
figurait que sur les registres du ministĂšre de la guerre fut
équipée.
Paris apprenait on ne sait comment quâun certain gĂ©nĂ©ral
nâavait pu trouver ses troupes. Mais personne ne pouvait croire
cette plaisanterie ; il fallut, bien longtemps plus tard,
reconnaĂźtre, que la chose Ă©tait vraie, en lisant dans lâenquĂȘte
sur la guerre de 70 :
Général Michel à Guerre, Paris.
Suis arrivé à Belfort, « pas trouvé ma brigade », pas
trouvé général de division, que dois-je faire ? Sait pas
oĂč sont mes rĂ©giments.
Toujours dâaprĂšs les dĂ©pĂȘches officielles, les envois,
demandĂ©s dâurgence par le gĂ©nĂ©ral Blondeau, le 20 juillet,
nâĂ©taient pas arrivĂ©s Ă Thionville le 24, Ă©tat de choses attestĂ©
par le général commandant le 4
e
corps au major général à Paris.
Thionville, ce 24 juillet 1870, 9 heures 12 du matin.
Le 4
e
corps nâa encore ni cantines ni ambulances, ni
voitures dâĂ©quipages pour les corps et les Ă©tats-majors ;
tout est complÚtement dégarni.
Lâincroyable oubli continue.
La Commune
73
Intendant 3
e
corps Ă Guerre.
Metz, le 24 juillet 1870, 7 heures du soir.
Le troisiĂšme corps quitte demain, je nâai ni infirmiers, ni
ouvriers dâadministration, ni caissons dâambulances, ni
foins de campagne, ni trains, ni instruments de pesage
et Ă la 4
e
division de cavalerie, je nâai pas mĂȘme un
fonctionnaire.
La série se continue, en juillet et août, sans interruption ; y
eut-il fatalitĂ©, affolement, ignorance ? Les dĂ©pĂȘches avouent
lâincurie.
Sous-intendant Ă guerre, 6
e
division, bureau des
subsistances, Paris.
MĂ©ziĂšres, 25 juillet 1870, 9 heures 20 du matin.
Il nâexiste aujourdâhui dans la place de MĂ©ziĂšres ni
biscuits, ni salaisons.
Colonel directeur Parc, 3
e
corps.
Ă directeur artillerie, ministĂšre de la guerre, Paris.
Les munitions de canons Ă balles nâarrivent pas.
Major général à guerre, Paris.
Metz, le 27 juillet 1870, 1 h. 1/4 du soir.
Les dĂ©tachements qui rejoignent lâarmĂ©e continuent Ă
arriver sans cartouches et sans campement.
La Commune
74
Major général à guerre, Paris.
Metz, le 29 juillet 1870, 5 h. 36 matin.
Je manque de biscuits pour marcher en avant.
Le Maréchal Bazaine, au général Ladmirault,
Ă Thionville.
Boulay, 30 juillet 1870.
Vous devez avoir reçu la feuille de renseignements n°
5, par laquelle on vous avise de grands mouvements
de troupes sur la Sarre, et de lâarrivĂ©e du roi de Prusse,
Ă Coblentz. Jâai vu hier lâempereur Ă Saint-Cloud ; rien
nâest encore arrĂȘtĂ© sur les opĂ©rations que doit
entreprendre lâarmĂ©e française. Il semble cependant
que lâon penche vers un mouvement offensif en avant
du 3
e
corps.
CâĂ©tait Ă ce moment mĂȘme que Rouher disait Ă son
souverain : GrĂące Ă vos soins, sire, la France est prĂȘte !
Presque aussitĂŽt on sâaperçut quâil nây avait rien de prĂȘt, pas
la dixiÚme partie du nécessaire.
Pendant que ces dĂ©pĂȘches, alors secrĂštes, Ă©taient
Ă©changĂ©es, la poignĂ©e dâhommes dissĂ©minĂ©s sur lâĂ©tendue des
frontiĂšres, disparaissait sous le nombre des soldats de
Guillaume.
Quarante mille Prussiens, suivant les bords de la Lauter, y
rencontrĂšrent des bandes Ă©parses quâils broyĂšrent en passant ;
câĂ©tait la division du gĂ©nĂ©ral Douay.
La Commune
75
A Froeschwiller, Mac-Mahon, appuyĂ© dâun cĂŽtĂ© sur
Reichshoffen, de lâautre sur Elsanhaussen, attendait
paisiblement de Failly, qui ne venait pas, sans sâapercevoir que
peu à peu, par insignifiantes poignées, des soldats prussiens
montaient, sâentassant dans la plaine ; câĂ©tait lâarmĂ©e de
Frédéric de Prusse. Quand il y eut environ cent vingt mille
hommes traĂźnant quatre cents canons, ils attaquĂšrent,
défonçant les deux ailes des Français à la fois.
Mac-Mahon fut ainsi surpris, avec quarante mille hommes ;
alors, comme jadis, les cuirassiers se sacrifiĂšrent, câest ce quâon
appelle la charge de Reichshoffen.
Le mĂȘme jour Ă Forbach dĂ©faite du 2
e
corps. La débùcle allait
vite.
Les dĂ©pĂȘches se succĂ©daient lamentables.
Général subdivision à général division Metz.
Verdun, 7 août 1870, 5 h. 45 minutes du soir.
Il manque Ă Verdun comme approvisionnements : vins,
eau-de-vie, sucre et café ; lard, légumes secs, viande
fraĂźche, priĂšre de pourvoir dâurgence pour les quatre
mille mobiles sans armes.
Rien ne pouvait ĂȘtre envoyĂ© comme le prouve ce qui suit.
Intendant 6
e
corps Ă guerre. Paris
Camp de Chùlons, le 8 août 1870, 10 h. 52 minutes
matin.
La Commune
76
Je reçois de lâintendant en chef de lâarmĂ©e du Rhin la
demande de 500.000 rations de vivres de campagne.
Je nâai pas une ration de biscuit ni de vivres de
campagne, Ă lâexception de sucre et du cafĂ©.
La déclaration sur la situation par le général Frossard, ne
laisse aucun doute.
Lâeffectif total atteignait, dit-il, Ă peine 200.000
hommes, au commencement, aprĂšs lâarrivĂ©e des
contingents divers, il put sâĂ©lever Ă 250.000, mais ne
dĂ©passa jamais ce chiffre. â Le grand Ă©tat-major
général accuse 243.171 hommes au 1
er
août 1870.
Lâorganisation matĂ©rielle Ă©tait incomplĂšte, les
commandants de corps dâarmĂ©e nâavaient encore
connaissance dâaucun plan de campagne. Nous
savions seulement que nous allions nous trouver en
prĂ©sence de forces allemandes dâenviron 250.000
hommes pouvant en trĂšs peu de temps ĂȘtre portĂ©es
au double.
On lit dans
les Forteresses françaises pendant la guerre de
1870
,
par le lieutenant-colonel Prévost, un témoignage non
moins terrible :
Lorsquâon eut dĂ©clarĂ© la guerre Ă la Prusse, aucune
des villes voisines de la frontiĂšre allemande ne
possĂ©dait lâarmement convenable, surtout, en fait
dâaffĂ»ts ; les piĂšces rayĂ©es, les canons nouveaux y
La Commune
77
Ă©taient rares ; il en Ă©tait de mĂȘme pour les munitions
et les vivres, les approvisionnements de toutes
sortes.
On trouve dans les ouvrages du général de Palikao cette
lettre dâun officier gĂ©nĂ©ral.
DÚs mon arrivée à Strasbourg (il y a environ douze
jours), jâai Ă©tĂ© frappĂ© de lâinsuffisance de
lâadministration et de lâartillerie. Vous aurez peine Ă
croire quâĂ Strasbourg dans ce grand arsenal de lâEst,
il a été impossible de trouver des aiguilles, des
rondelles et des tĂȘtes mobiles pour nos fusils.
La premiĂšre chose que nous disaient les
commandants de batteries de mitrailleuses, câest quâil
faudrait mĂ©nager les munitions parce quâil nây en
avait pas.
En effet, Ă la bataille du 7, les batteries de
mitrailleuses et autres ont quitté pendant longtemps
le champ de bataille pour aller chercher de nouvelles
provisions au parc de rĂ©serve, lequel Ă©tait lui-mĂȘme
assez pauvre.
Le 6, lâordre ayant Ă©tĂ© donnĂ© de faire sauter un pont,
il ne sâest pas trouvĂ© de poudre de laine, dans tout le
corps dâarmĂ©e ni au gĂ©nie, ni Ă lâartillerie.
Les Prussiens entrĂšrent en France Ă la fois par Nancy, Toul
et Lunéville.
La Commune
78
Frédéric marchait sur Paris à la poursuite de Mac-Mahon,
qui simple et tĂȘtu, invoquait Notre-Dame dâAuray ; ou peut-
ĂȘtre, de concert avec EugĂ©nie, qui appelait
sa guerre
cette
désastreuse suite de défaites, implorait quelque madone
andalouse.
Le jeune Bonaparte, que nous appelions le petit Badingue,
et que les vieilles culottes de peau nommaient par avance
Napoléon IV, ramassait niaisement des balles dans les
champs, aprĂšs la bataille, Ă lâĂąge oĂč tant dâhĂ©roĂŻques enfants,
combattirent comme des hommes, aux jours de mai.
Le grotesque se mĂȘlait Ă lâhorrible.
VII
Lâaffaire de la Villette. Sedan
Nous disions : En avant, Vive la RĂ©publique !
Tout Paris répondra. Tout Paris soulevé,
Tout Paris sublime, héroïque,
Dans son sang gĂ©nĂ©reux de lâempire lavĂ©.
La grande ville fut muette.
Chaque volet fut clos et la rue est déserte.
Et nous avec fureur on criait : Au Prussien !
L. M.
La RĂ©publique seule pouvait dĂ©livrer la France de lâinvasion,
la laver des vingt ans dâempire quâelle avait subis, ouvrir
toutes grandes les portes de lâavenir fermĂ©es par des
monceaux de cadavres.
La Commune
79
Dans Montmartre, Belleville, au quartier Latin, les esprits
révolutionnaires et par dessus tous les autres les Blanquistes,
criaient aux armes.
On savait lâĂ©crasement dont le gouvernement nâavouait
quâune seule chose : la charge des cuirassiers.
On savait que quatre mille cadavres, et le reste prisonnier,
câĂ©tait tout ce qui restait du corps dâarmĂ©e de Frossard.
On savait les Prussiens Ă©tablis en France. â Mais plus
terrible Ă©tait la situation, plus grands Ă©taient les courages. La
RĂ©publique fermerait les plaies, grandirait les Ăąmes.
La RĂ©publique ! ce nâĂ©tait point assez de vivre pour elle, on
y voulait mourir.
Câest dans ces aspirations que le 14 aoĂ»t 70 eut lieu
lâaffaire de la Villette.
Les Blanquistes surtout croyaient pouvoir proclamer la
RĂ©publique avant que lâempire vermoulu sâĂ©croulĂąt de lui-
mĂȘme.
Pour cela, il fallait des armes, et, comme on nâen avait pas
assez, on voulut commencer par prendre la caserne des
pompiers, boulevard de la Villette, au 141, je crois, dont on
aurait pris les armes.
Un pompier, a-t-on dit, avait Ă©tĂ© tuĂ© ; il nâĂ©tait que blessĂ©
et lâa fait connaĂźtre lui-mĂȘme depuis. Le poste Ă©tait
nombreux, bien armé. La police, prévenue on ne sait
comment, tomba sur les révolutionnaires. Ceux de
Montmartre, arrivés tard, virent sur le boulevard désert, dont
La Commune
80
les volets sâĂ©taient fermĂ©s avec bruit, la voiture dans laquelle
avaient été jetés Eudes et Brideau, prisonniers, entourée de
mouchards et dâimbĂ©ciles qui criaient : aux Prussiens !
Tout Ă©tait fini pour cette fois encore, mais lâoccasion
reviendrait.
Le 16 aoĂ»t, une sorte dâavantage remportĂ© par Bazaine Ă
Borny, et grandi Ă dessein par le gouvernement afin de le
brandir devant la crédulité populaire, semblait retarder encore
la marche de lâarmĂ©e française.
Les combats de Gravelotte, RĂ©zonville, Vionville, Mars-la-
Tour, furent les derniers avant la jonction des deux armées
prussiennes qui entourĂšrent dâun demi-cercle lâarmĂ©e
française.
BientĂŽt le cercle allait se fermer. Le gouvernement
continuait Ă annoncer des victoires.
Ces bruits de victoires rendirent plus facile la
condamnation Ă mort dâEudes et de Brideau.
Certains radicaux, eux-mĂȘmes, appelĂšrent bandits les
hĂ©ros de la Villette. Gambetta avait tout dâabord proposĂ©
contre eux lâexĂ©cution immĂ©diate et sans jugement !
Le complot de la Villette fut pendant quelque temps, Ă
lâordre du jour de la terreur bourgeoise.
Les rĂ©volutionnaires, cependant, nâĂ©taient pas les seuls Ă
juger la situation et les hommes Ă leur juste valeur.
Il y avait dans lâarmĂ©e mĂȘme quelques officiers
rĂ©publicains. Lâun dâeux, Nathaniel Rossel, Ă©crivait Ă son pĂšre
La Commune
81
(en ce mĂȘme 14 aoĂ»t oĂč lâon tenta de proclamer la
République, à Paris) la lettre suivante, conservée dans ses
papiers posthumes :
Jâai eu, depuis le dĂ©but de la guerre, des
aventures Ă©tranges et assez nombreuses ; mais un
trait particulier qui t
â
Ă©tonnera, câest que je nâai
jamais Ă©tĂ© envoyĂ© au feu ; jây suis allĂ© quelquefois,
mais pour mon seul agrĂ©ment, et jâai couru peu de
dangers.
A Metz, je nâai pas tardĂ© Ă reconnaĂźtre lâincapacitĂ© de
nos chefs, généraux et états-majors ; incapacité sans
remĂšde confessĂ©e par toute lâarmĂ©e, et comme jâai
lâhabitude de pousser les dĂ©ductions jusquâau bout, je
rĂȘvais, avant mĂȘme le 14, aux moyens dâexpulser
toute cette clique.
Jâen avais imaginĂ© pour cela qui ne seraient pas
impraticables. Je me rappelle que le soir, avec mon
camarade X, esprit gĂ©nĂ©reux et rĂ©solu qui Ă©tait tout Ă
fait gagné à mes idées, nous nous promenions
devant ces hĂŽtels bruyants de la rue des Clercs,
remplis Ă toute heure de chevaux, de voitures,
dâintendants couverts de galons et de tout le tumulte
dâun Ă©tat-major insolent et viveur. Nous examinions
les entrées, comment étaient placées les portes et
comment, avec cinquante hommes résolus, on
pouvait enlever ces gaillards-lĂ , et nous cherchions
La Commune
82
ces cinquante hommes et nous nâen avons pas trouvĂ©
dix.
Le 14 août, vers le soir, nous vßmes du haut des
remparts de Serpenoise lâhorizon depuis Saint-Julien
jusquâĂ Queuleu illuminĂ© des feux de la bataille. Le
16, lâarmĂ©e avait passĂ© la Moselle et trouvait
lâennemi devant elle. AussitĂŽt que je fus dĂ©barrassĂ©
de mon service, les convois de blessés qui arrivaient
annonçaient une grande bataille. Je courus à cheval
par Moulins et ChĂątel jusquâau plateau de Gravelotte
oĂč jâassistai Ă une partie de lâaction Ă cĂŽtĂ© dâune
b a t t e r i e d e m i t ra i l l e u s e s m a g n i f i q u e m e n t
commandée.
(Jâai revu une fois depuis, le jour de la capitulation,
le capitaine de cette batterie.) Le 18, jâallai encore le
soir voir la bataille et je rencontrai le général
Grenier ; il en revenait ayant perdu sa division qui se
débandait tranquillement, ayant combattu sept heures
sans ĂȘtre relevĂ©. Le lendemain, le blocus fut
complété.
Je nâen continuai pas moins Ă chercher des ennemis Ă
ces ineptes généraux.
Le 31 août et le 1
er
septembre, ils essayĂšrent de livrer
une bataille et ne savaient mĂȘme pas engager leurs
troupes.
La Commune
83
Le malheureux LebĆuf chercha, dit-on, Ă se faire tuer
et réussit seulement à faire tuer sottement beaucoup
de braves gens.
Jâallai le soir du 31 voir la bataille au fort de Saint-
Julien et le lendemain 1
er
septembre, Ă la queue du
champ de bataille, jây rencontrai en particulier
Saillard, devenu chef dâescadron, qui attendait avec
deux batteries le moment de sâengager.
Jâai rarement Ă©prouvĂ© un plus grand serrement de
cĆur, quâen voyant les derniĂšres chances qui nous
restaient aussi honteusement abandonnées, car
chaque fois quâon se battait je reprenais confiance.
(Papiers posthumes de Rossel recueillis par Jules Amigues.)
NâĂ©tait-ce pas une chose Ă©trange que ces hommes inconnus
les uns aux autres songeant
Ă la fois
Ă la mĂȘme heure nĂ©faste,
oĂč les despotes achevaient leur Ćuvre â les uns Ă proclamer
la RĂ©publique libĂ©ratrice, les autres, Ă dĂ©barrasser lâarmĂ©e des
Ă©tats-majors insolents et viveurs de lâ Empire.
Tandis que les victoires par dĂ©pĂȘches continuaient,
sonnaient leurs trompes sur toutes les défaites, on eût exécuté
Eudes et Brideau sans les retards apportés à cette exécution
par une lettre de Michelet couverte de milliers de signatures
protestant contre cette criminelle mesure.
Un tel vent dâeffroi passait sur Paris pendant cette derniĂšre
phase de lâagonie impĂ©riale que plusieurs de ceux qui avaient
La Commune
84
dâabord, avec enthousiasme donnĂ© leur signature, venaient la
redemander (il y allait, disaient-ils, de leur tĂȘte !)
Comme il y allait surtout de la tĂȘte de nos amis Eudes et
Brideau, jâavoue pour ma part nâavoir voulu rendre aucune de
ces signatures sur les listes qui mâĂ©taient confiĂ©es.
Nous fûmes chargées, AdÚle Esquiros, André Leo et moi,
de porter le volumineux dossier chez le gouverneur de Paris.
â CâĂ©tait le gĂ©nĂ©ral Trochu.
Ce nâĂ©tait pas chose facile dây parvenir, mais on avait eu
raison de compter sur lâaudace fĂ©minine.
Plus on nous disait quâil Ă©tait impossible de pĂ©nĂ©trer chez
le gouverneur, plus nous avancions.
Nous parvĂźnmes Ă entrer dâassaut dans une sorte
dâantichambre entourĂ©e de banquettes appuyĂ©es contre les
murs.
Au milieu, une petite table couverte de papiers â lĂ
attendaient dâordinaire ceux qui voulaient voir le gouverneur ;
â nous Ă©tions seules.
On espĂ©rait nous chasser poliment, mais aprĂšs nous ĂȘtre
assises sur une de banquettes, nous déclarùmes que nous
venions de la part du peuple de Paris pour remettre en mains
propres au gĂ©nĂ©ral Trochu des papiers dont il fallait quâil eĂ»t
connaissance.
Ces mots de la part du peuple firent un peu réfléchir, on
nâosait pas nous jeter dehors et la douceur fut employĂ©e pour
La Commune
85
nous faire déposer notre dossier sur la table, cela fut
impossible Ă obtenir de nous.
Lâun de ceux qui Ă©taient lĂ se dĂ©tacha alors et revint avec
un individu quâon nous dit ĂȘtre le secrĂ©taire de Trochu.
Celui-ci entra en pourparlers avec nous, dit que Trochu
Ă©tant absent, il avait lâordre de recevoir Ă sa place ce qui Ă©tait
adressĂ© au gĂ©nĂ©ral ; â il voulut bien consigner sur un registre
le dépÎt du dossier que nous lui remßmes, aprÚs des preuves
que nous nâĂ©tions pas trompĂ©es.
Ce secrétaire ne semblait pas hostile à ce que nous
demandions et il trouva naturelles les précautions prises par
nous.
Le temps pressait, et malgrĂ© lâassurance du secrĂ©taire que
le gouverneur de Paris avait un grand respect pour la volonté
populaire nous vivions en continuelles craintes dâapprendre
lâexĂ©cution faite tout Ă coup, dans quelque accĂšs de dĂ©lire
impérialiste.
Une armée allemande descendant la Meuse, les Français se
repliĂšrent sur Sedan.
On lit à ce propos dans le rapport officiel du général Ducrot,
â celui qui ne devait rentrer que mort ou victorieux, mais ne
fut ni lâun ni lâautre : « Cette place de Sedan avait son
importance stratégique puisque, se ralliant à tous par MéziÚres
et lâembranchement dâHuson, elle Ă©tait lâunique moyen de
ravitaillement dâune armĂ©e opĂ©rant par le nord sur Metz, Ă©tait
Ă peine Ă lâabri dâun coup de main ; ni vivres ni munitions, ni
La Commune
86
approvisionnements dâaucune sorte ; â quelques piĂšces
avaient trente coups Ă tirer, dâautres six, mais la plupart
manquaient dâĂ©couvillons. »
Le 1
er
septembre, les Français furent enveloppés et broyés
comme en un creuset par lâartillerie allemande qui occupait
les hauteurs.
Deux généraux tombÚrent : Treillard tué, Margueritte
mortellement blessé.
Baufremont alors, sur lâordre de Ducrot, entraĂźna toutes les
divisions contre lâarmĂ©e prussienne.
Il y avait le 1
e r
hussards et le 6
e
chasseurs, brigade
Tillard,
Les 1
er
, 2
e
et 4
e
chasseurs dâAfrique, brigade Margueritte.
Ce fut horrible et beau ; câest ce quâon appelle la charge de
Sedan.
Lâimpression en fut si grande que le vieux Guillaume
sâĂ©cria : O les braves gens !
La boucherie fut telle, que la ville et les champs
environnants Ă©taient couverts de cadavres.
A ce lac de sang les empereurs de France et dâAllemagne
eussent pu largement Ă©tancher leur soif.
Le 2 septembre, dans la brume du soir, lâarmĂ©e victorieuse
debout sur les hauteurs chanta un cantique dâactions de
grĂąces au dieu des armĂ©es, quâinvoquaient Ă©galement
Bonaparte et Trochu.
La Commune
87
Les mĂ©lodieuses voix allemandes, toutes pleines de rĂȘve,
planÚrent inconscientes sur le sang versé.
Napoléon III ne voulut pas des chances du désespoir, il se
rendit et avec lui plus de quatre-vingt mille hommes, les
armes, les drapeaux, cent mille chevaux, 650 piĂšces de
canon.
LâEmpire Ă©tait fini et si profondĂ©ment enseveli, que rien
jamais nâen peut revenir.
Lâhomme de dĂ©cembre aboutissant Ă lâhomme de Sedan
entraĂźnait avec lui toute la dynastie.
Câen est fait dĂ©sormais, on ne pourra jamais remuer que la
cendre de la légende impériale.
Il semble, sur le vallon de Sedan, voir pareille Ă un vol de
fantĂŽmes passer la fĂȘte impĂ©riale menĂ©e avec les dieux
dâOffenbach par lâorchestre railleur de la
Belle HĂ©lĂšne ;
tandis
que spectral monte lâocĂ©an des morts.
On a depuis attribué à Gallifet ce que fit Baufremont, pour
diminuer lâinoubliable horreur de lâĂ©gorgement de Paris ; nous
savons que Gallifet Ă©tait Ă Sedan puisquâil y ramassa le
chapeau Ă plumes blanches de Margueritte, cela ne fait
absolument rien, au sang dont il est couvert, et qui ne
sâeffacera jamais.
Les prisonniers de Sedan furent conduits en Allemagne.
Six mois aprĂšs, la commission dâassainissement des
champs de bataille fit déblayer les fossés dans lesquels à la
La Commune
88
hùte, les morts avaient été entassés. On versa sur eux de la
poix et Ă lâaide de bois de mĂ©lĂšze on alluma un bĂ»cher.
Sur les débris, pour que tout fût consumé, on jeta de la
chaux vive.
Elle fut, ces années-là , la chaux vive, une terrible
mangeuse dâhommes.
La Commune
89
2
RĂPUBLIQUE DU 4 SEPTEMBRE
I
Le 4 septembre
Amis, sous lâEmpire maudit
Que la RĂ©publique Ă©tait belle !
(L. M.
Chanson
des GeĂŽles.
)
A travers lâeffroi quâinspirait lâEmpire, lâidĂ©e quâil Ă©tait Ă sa
fin se répandait dans Paris, et nous, enthousiastes, nous
rĂȘvions la rĂ©volution sociale dans la plus haute acception
dâidĂ©es quâil fĂ»t possible.
Les anciens braillards « à Berlin », tout en soutenant encore
que lâarmĂ©e française Ă©tait partout victorieuse, laissaient
Ă©chapper de lĂąches tendances vers la reddition, quâon leur
faisait rentrer dans la gorge, en disant, que Paris mourrit
plutĂŽt que de se rendre, et quâon jetterait Ă la Seine ceux qui
en rĂ©pandraient lâidĂ©e ; ils allaient ramper ailleurs.
Le 2 septembre au soir, des bruits de victoires venant de
source suspecte, câest-Ă -dire du gouvernement, nous firent
penser que tout Ă©tait perdu.
Une foule houleuse emplit les rues tout le jour, la nuit, elle
augmenta encore.
La Commune
90
Le 3 il y eut séance de nuit au corps législatif, sur la demande
de Palikao, qui avouait des dĂ©pĂȘches graves.
La place de la Concorde Ă©tait pleine de groupes ; dâautres
suivaient les boulevards, parlant gravement entre eux : il y avait
de lâanxiĂ©tĂ© dans lâair.
DĂšs le matin, un jeune homme qui lâun des premiers avait lu
lâaffiche du gouvernement la racontait avec des gestes de
stupeur ; il fut immédiatement entouré de gens qui criaient aux
Prussiens, et conduit au poste de Bonne-Nouvelle oĂč un agent se
jetant sur lui le blessa mortellement.
Un autre, affirmant quâil venait de lire le dĂ©sastre sur lâaffiche,
allait ĂȘtre assommĂ© sur place, quand un des assaillants, qui,
celui-là , était de bonne foi, levant par hasard les yeux, aperçut la
proclamation suivante que tout Paris lisait en ce moment avec
stupeur.
LE CONSEIL DES MINISTRES AU PEUPLE FRANĂAIS.
Un grand malheur a frappé la patrie. AprÚs trois jours
dâune lutte hĂ©roĂŻque soutenue par lâarmĂ©e du marĂ©chal
Mac-Mahon, contre trois cent mille ennemis, quarante
mille hommes ont été faits prisonniers !
Le général Wimpfen qui avait pris le commandement de
lâarmĂ©e en remplacement du marĂ©chal Mac-Mahon,
gravement blessé,
a signé une capitulation : ce cruel
revers nâĂ©branle pas notre courage.
La Commune
91
Paris est aujourdâhui en Ă©tat de dĂ©fense, les forces
militaires du pays sâorganisent ; avant peu de jours,
une armée nouvelle sera sous les murs de Paris.
Une autre armée se forme sur les rives de la Loire.
Votre patriotisme, votre union, votre Ă©nergie,
sauveront la France.
LâEmpereur a Ă©tĂ© fait prisonnier pendant la lutte.
Le gouvernement, dâaccord avec les pouvoirs publics
prend toutes les mesures que comporte la gravité
des événements.
Le Conseil des Ministres,
Comte de PALIKAO, Henri CHEVREAU, Amiral RIGAULT
DE GENOUILLY, Jules BRAME, LATOUR-DâAUVERGNE,
GRANDPERRET, Clément DUVERNOIS, MAGNE,
BUSSON, BILLOT, JĂ©rĂŽme DAVID.
Quelque habile que fut cette proclamation, lâidĂ©e ne vint Ă
personne que lâEmpire pouvait survivre Ă la reddition dâune
armée avec ses canons, ses armes, son équipement, de quoi
lutter et vaincre.
Paris ne sâattarda pas Ă sâinquiĂ©ter de NapolĂ©on III, la
RĂ©publique existait avant dâĂȘtre proclamĂ©e.
Et plus haut que la dĂ©faite dont la honte Ă©tait Ă lâEmpire,
lâĂ©vocation de la RĂ©publique mettait une lueur sur tous les
visages, lâavenir sâouvrait dans une gloire.
La Commune
92
Une mer humaine emplissait la place de la Concorde.
Au fond étaient en ordre de bataille les derniers défenseurs
de lâEmpire, gardes municipaux et sergents de ville se
croyant obligĂ©s dâobĂ©ir Ă la discipline du coup dâĂtat, mais on
savait bien quâils ne pourraient le rĂ©veiller dâentre les morts.
Vers midi, arrivĂšrent, par la rue Royale, des gardes
nationaux armés.
Devant eux, les municipaux sabre au clair se formĂšrent en
bataillon serrĂ© ; â ils se repliĂšrent avec les sergents de ville
quand les gardes nationaux sâavancĂšrent baĂŻonnette au
canon.
Alors il y eut un grand cri dans la foule, une clameur
monta jusquâau ciel comme semĂ©e dans le vent :
Vive la RĂ©publique !
Les sergents de ville et les municipaux entouraient le corps
lĂ©gislatif, mais la foule envahissante, allait jusquâaux grilles
criant : Vive la RĂ©publique !
La RĂ©publique ! câĂ©tait comme une vision de rĂȘve ! Elle
allait donc venir ?
Les sabres des sergents de ville volent en lâair, les grilles
sont brisées, la foule et les gardes nationaux entrent au corps
législatif.
Le bruit des discussions se rĂ©pand jusquâau dehors, coupĂ©
de temps Ă autre par le cri : Vive la RĂ©publique ! Ceux qui
sont entrĂ©s jettent par les fenĂȘtres, des papiers sur lesquels
La Commune
93
sont les noms proposés des membres du gouvernement
provisoire.
La foule chante la
Marseillaise.
Mais lâEmpire lâa profanĂ©e,
nous, les révoltés, nous ne la disons plus.
La chanson du
Bonhomme
passe coupant lâair avec ses
refrains vibrants :
Bonhomme, bonhomme
Aiguise bien ta faux !
nous sentons que nous-mĂȘmes sommes la rĂ©volte et nous la
voulons.
On continue de passer des noms ; Ă certains, tels que
Ferry, il y a des murmures, dâautres disent : Quâimporte !
puisquâon a la RĂ©publique on changera ceux qui ne valent
rien. â Ce sont les gouvernants qui font les listes. Sur la
derniÚre, il y a : Arago, Crémieux, Jules Favre, Jules Ferry,
Gambetta, Garnier-PagĂšs, Glais-Bizoin, EugĂšne Pelletan,
Ernest Picard, Jules Simon, Trochu, gouverneur de Paris.
La foule crie : Rochefort ! On le met sur la liste ; câest la
foule qui commande maintenant.
Une nouvelle clameur sâĂ©lĂšve Ă lâhĂŽtel de ville ! CâĂ©tait dĂ©jĂ
beau devant le corps lĂ©gislatif, câest bien plus beau dehors !
La foule roule vers lâhĂŽtel de ville : elle est dans ses jours de
splendeur.
Le gouvernement provisoire est déjà là ; un seul a
lâĂ©charpe rouge, Rochefort, qui sort de prison.
Encore des cris : Vive la RĂ©publique !
La Commune
94
On respire la délivrance ! pense-t-on.
Rochefort, Eudes, Brideau, quatre malheureux qui grĂące
aux faux rapports des agents avaient été condamnés pour
lâaffaire de la Villette (dont ils ne savaient rien), les
condamnés du procÚs de Blois, et quelques autres que
poursuivait lâEmpire, Ă©taient rendus Ă la libertĂ©.
Le 5 septembre, Blanqui, Flotte, Rigaud, Th. Ferré, Breullé,
Granger, Verlet (Henri Place), Ranvier, et tous les autres
attendaient Ă leur sortie Eudes et Brideau, dont EugĂšne
Pelletan Ă©tait allĂ© signer la levĂ©e dâĂ©crou Ă la prison du
Cherche-Midi.
On croyait quâavec la RĂ©publique on aurait la victoire et la
liberté.
Qui eût parlé de se rendre eût été broyé.
Paris dressait sous le soleil de septembre quinze forts,
pareils à des navires de guerre, montés par de hardis marins ;
quelle armĂ©e dâinvasion oserait les prendre Ă lâabordage.
Du reste, au lieu dâun long siĂšge Ă subir, il y aurait des
sorties en masse ; ce nâĂ©tait plus Badingue, câĂ©tait la
RĂ©publique.
La république universelle
Se lĂšve dans les cieux ardents,
Couvrant les peuples de son aile
Comme une mĂšre ses enfants.
A lâorient blanchit lâaurore !
Lâaurore du siĂšcle gĂ©ant,
Debout ! pourquoi dormir encore !
Debout, Peuple, sois fort et grand !
Le gouvernement jurait quâon ne se rendrait jamais.
La Commune
95
Toutes les bonnes volontĂ©s sâoffraient dĂ©vouĂ©es jusquâĂ la
mort ; on eût voulu avoir mille existences pour les offrir.
Les révolutionnaires étaient partout, se multipliaient ; on se
sentait une puissance de vie Ă©norme, il semblait quâon fĂ»t la
rĂ©volution mĂȘme.
On allait
Marseillaise
vivante, remplaçant celle que lâEmpire
avait profanée.
Cela ne durera pas, disait le vieux Miot, qui se souvenait de
48.
Un jour, sur la porte de lâhĂŽtel de ville, Jules Favre nous
serra trois dans ses grands bras, Rigaud, Ferré et moi, en nous
appelant ses chers enfants.
Pour ma part je le connaissais depuis longtemps ; il avait
été, comme EugÚne Pelletan, président de la société pour
lâinstruction Ă©lĂ©mentaire, et rue Hautefeuille oĂč avaient lieu les
cours, on criait vive la RĂ©publique bien avant la fin de lâEmpire.
Je songeais Ă cela pendant les jours de mai Ă Satory,
devant la mare sanglante oĂč les vainqueurs lavaient leurs
mains, seule eau qui fut donnée à boire aux prisonniers,
couchés dans la pluie, dans la boue sanglante de la cour.
II
La réforme nationale
Amis, lâon a la RĂ©publique.
Le sombre passé va finir.
Debout tous, câest lâheure hĂ©roĂŻque,
Fort est celui qui sait mourir.
La Commune
96
(L. M.
Respublica.
)
Ătait-ce donc le pouvoir qui changeait ainsi les hommes de
septembre ?
Eux que nous avons vus fiers devant lâEmpire Ă©taient pris
dâĂ©pouvante de la rĂ©volution.
Devant le gouffre Ă franchir ils refusaient de prendre leur
Ă©lan, ils promettaient, juraient, contemplaient la situation, et y
voulaient rester Ă©ternellement renfermĂ©s. Avec dâautres
sentiments nous aussi, nous nous rendions compte.
Guillaume approchait, tant mieux ! Paris en sortie
torrentielle Ă©craserait lâinvasion ! Les armĂ©es de province se
rejoindraient, nâavait-on pas la RĂ©publique ?
Et la paix reconquise, elle ne serait pas la RĂ©publique
guerroyeuse, agressive aux autres peuples, lâInternationale
remplirait le monde sous la brûlante poussée du germinal
social.
Et dans la conviction profonde du devoir on demandait des
armes que le gouvernement refusait. Peut-ĂȘtre craignait-il
dâarmer les rĂ©volutionnaires ; peut-ĂȘtre en manquait-il
rĂ©ellement ; on avait des promesses, câĂ©tait tout. Les Prussiens
continuaient dâavancer, ils Ă©taient au point oĂč le chemin de fer
cessait de fonctionner pour Paris ; plus prĂšs, toujours plus prĂšs.
Mais en mĂȘme temps que les journaux publiaient la marche
des Prussiens, une note officielle donnant le chiffre des
approvisionnements rassurait la foule.
La Commune
97
Dans les parcs, le Luxembourg, le Bois de Boulogne 200.000
moutons, 40.000 bĆufs, 12.000 porcs entassĂ©s mouraient de
faim et de tristesse, les pauvres bĂȘtes ! mais donnaient une
espĂ©rance visible aux yeux de ceux qui sâinquiĂ©taient.
La provision de farine réunie à celles des boulangers était de
plus de 500.000 quintaux, il y en avait environ cent mille de riz,
dix mille de café, trente à quarante mille de viandes salées, sans
compter lâĂ©norme quantitĂ© de denrĂ©es que faisaient venir les
spéculateurs comptant au centuple le prix, qui en cas désespéré
eussent certainement passé avec les autres provisions, pour la
vie générale.
Les gares, les halles, tous les monuments Ă©taient remplis.
Au nouvel OpĂ©ra dont le gros Ćuvre Ă©tait achevĂ©, lâarchitecte
Garnier fit forer la couche de béton sur laquelle reposaient les
fondations, un courant qui descend de Montmartre sâen
Ă©chappa : on aurait de lâeau.
Mieux eût valu que tout manquùt, le provisoire à ses premiers
jours, nâeĂ»t pas entravĂ© lâĂ©lan hĂ©roĂŻque de Paris ; on aurait pu
vaincre encore lâinvasion.
Quelques maires marchaient dâaccord avec la population de
Paris ; Malon aux Batignolles, Clémenceau à Montmartre furent
ouvertement révolutionnaires.
La mairie de Montmartre avec Jaclard, Dereure, Lafont pour
adjoints de Clemenceau, fit par instants trembler la réaction.
La Commune
98
Elle se rassura bientĂŽt ; les plus fiers courages devenaient
inutiles dans les vieux engrenages de lâEmpire oĂč sous des
noms nouveaux on continuait à moudre les déshérités.
Les Prussiens gagnaient du terrain ; le 18 septembre ils
Ă©taient sous les forts, le 19 ils sâĂ©tablissaient au plateau de
ChĂątillon. Mais plutĂŽt que de se rendre, Paris sâallumerait
comme jadis Moscou.
Des bruits de trahison du gouvernement commençaient Ă
circuler, il nâĂ©tait quâincapable. Le pouvoir faisait son Ćuvre
Ă©ternelle, il la fera tant que la force soutiendra le privilĂšge.
Le moment Ă©tait venu oĂč si les gouvernants eussent tournĂ©
contre les rĂ©volutionnaires les gueules des canons, ils nâen
eussent été nullement étonnés.
Mais plus la situation empirait, plus grandissait lâardeur de
la lutte.
LâĂ©lan Ă©tait si gĂ©nĂ©ral, que tous sentaient le besoin dâen
finir.
Le
SiĂšcle
lui-mĂȘme, publia le 5 septembre un article intitulĂ©
Appel aux audacieux,
et commençant ainsi :
A nous les audacieux. Dans les circonstances difficiles,
il faut lâintelligence prompte et les hardiesses
inconnues.
A nous les jeunes. Les téméraires, les audacieux
indisciplinĂ©s deviennent nos hommes. LâidĂ©e et
lâaction doivent ĂȘtre libres. Ne vous gĂȘnez plus, ne
réglementez plus, débarrassez-vous une bonne fois
La Commune
99
des vieux colliers et des vieilles cordes : câest le
conseil que donnait lâautre jour notre ami Joigneaux
et ce conseil-lĂ câest le salut.
(
Le
SiĂšcle
du 7 septembre 1870.)
Ils vinrent en foule les audacieux, on nâavait pas besoin de
les appeler, câĂ©tait la RĂ©publique ! BientĂŽt le lent
fonctionnement des administrations, les mĂȘmes que sous
lâEmpire, eut tout paralysĂ©.
Rien nâĂ©tait changĂ© puisque tous les rouages nâavaient que
pris des noms nouveaux, ils avaient un masque, câĂ©tait tout.
Les munitions falsifiées, les fournitures par écrit, le
manque de tout ce qui était de premiÚre nécessité pour le
combat, le gain scandaleux des fournisseurs, lâarmement
insuffisant ne faisaient aucun doute : câĂ©tait la mĂȘme chose.
De lâaveu du Ministre de la guerre, le seul bataillon
complÚtement armé était celui des employés des ministÚres.
« Ne me parlez pas de cette stupidité », disait le général
Guyard en parlant de ceux se chargeant par la culasse.
Il est vrai que les plus mauvais eussent été bons employés
dans lâĂ©lan du dĂ©sespoir par des hommes dĂ©cidĂ©s Ă
reconquérir leur liberté.
FĂ©lix Pyat, trop soupçonneux (mais payĂ© pour lâĂȘtre) et les
Ă©chappĂ©s de juin et de dĂ©cembre, revoyaient les jours quâils
avaient vécus déjà ; les révolutionnaires, espérant se passer
pour vaincre du gouvernement, sâadressaient surtout au peuple
de Paris dans les comités de vigilance et les clubs.
La Commune
100
Strasbourg investie le 13 aoĂ»t, ne sâĂ©tait pas encore rendue
le 18 septembre. Comme on Ă©tait ce jour-lĂ dans Paris plus
angoissĂ©, sentant lâagonie de Strasbourg qui, blessĂ©e,
bombardĂ©e de toutes parts, ne voulait pas mourir, lâidĂ©e nous
plut Ă quelques-uns, plutĂŽt quelques-unes, car nous Ă©tions en
majoritĂ© des femmes, dâobtenir des armes et de partir Ă
travers tout pour aider Strasbourg à se défendre ou mourir
avec elle.
Notre petit groupe prit la direction de lâHĂŽtel-de-Ville en
criant : « A Strasbourg, à Strasbourg ! des volontaires pour
Strasbourg ! »
A chaque pas venaient de nouveaux manifestants, les
femmes et les jeunes gens, la plupart Ă©tudiants dominaient.
Il y eut bientÎt une masse considérable.
Sur les genoux de la statue de Strasbourg Ă©tait ouvert un
livre, nous y allĂąmes signer notre engagement volontaire.
De lĂ , en silence on se dirigea vers lâHĂŽtel-de-Ville ; nous
étions toute une petite armée.
Bon nombre dâinstitutrices Ă©taient venues ; il y en avait de
la rue du Faubourg-du-Temple que jâai revues depuis, jây
rencontrai pour la premiĂšre fois madame Vincent qui peut-ĂȘtre
garda de cette manifestation lâidĂ©e de groupements fĂ©minins.
On nous délégua, Andrée Leo et moi, pour réclamer des
armes.
A notre grand étonnement on nous reçut sans difficulté et
nous regardions la demande comme accueillie, quand ayant
La Commune
101
Ă©tĂ© conduites dans une vaste salle oĂč il nây avait que des
banquettes, on ferma la porte sur nous.
Il y avait dĂ©jĂ deux prisonniers, un Ă©tudiant appartenant Ă
la manifestation et qui se nommait, je crois, Senart, et une
vieille femme qui ayant traversé la place en tenant la burette
dâhuile quâelle venait dâacheter, avait Ă©tĂ© arrĂȘtĂ©e elle ne savait
pourquoi et ceux qui lâavaient prise nâen savaient pas
davantage. Elle tremblait si fort que lâhuile tombait tout
autour dâelle et arrosait sa robe.
Au bout de trois ou quatre heures, un colonel vint nous
interroger, mais nous ne voulûmes rien répondre avant que la
pauvre vieille eût été mise en liberté ; sa frayeur et la burette
dâhuile vacillant dans ses mains, tĂ©moignaient assez quâelle
nâavait pas manifestĂ©.
On finit par se comprendre, elle sortit tremblant sur ses
jambes, essayant de ne pas laisser tomber sa burette dont
lâhuile continuait Ă se rĂ©pandre.
Alors on procéda à notre interrogatoire, et comme nous
saisissions lâoccasion pour exposer notre demande dâarmes
pour notre bataillon de volontaires, lâofficier qui ne paraissait
pas comprendre sâĂ©cria stupidement : « Quâest-ce que cela
vous fait que Strasbourg pĂ©risse puisque vous nây ĂȘtes pas ! »
CâĂ©tait un gros homme, de figure rĂ©guliĂšre et bĂȘte, carrĂ©
des épaules, bien campé, un exemplaire doré sur tranches du
grade de colonel.
Il nây avait rien Ă rĂ©pondre quâĂ le regarder en face.
La Commune
102
Comme je disais tout haut le numéro de son képi, il
comprit peut-ĂȘtre ce quâil venait de dire et sâen alla.
Quelques heures plus tard, un membre du gouvernement
arrivant Ă lâHĂŽtel-de-Ville nous fit mettre en libertĂ© lâĂ©tudiant,
Andrée Leo et moi. Moitié par la force, moitié avec des
mensonges, la manifestation avait été dispersée.
Ce jour-lĂ mĂȘme Strasbourg succombait.
On parlait beaucoup de lâarmĂ©e de la Loire, â Guillaume,
disait-on, se trouverait pris entre cette armée et une formidable
sortie des Parisiens.
La confiance au gouvernement diminuait de jour en jour ;
on le jugeait incapable, comme tout gouvernement, du reste,
mais on comptait sur lâĂ©lan de Paris.
En attendant, chacun trouvait du temps pour sâexercer au
tir dans les baraques ; jây Ă©tais pour ma part devenue assez
forte, ce que nous avons pu constater plus tard aux
compagnies de marche de la Commune.
Paris voulant se dĂ©fendre veillait lui-mĂȘme.
Le conseil fĂ©dĂ©ral de lâInternationale siĂ©geait Ă la Corderie
du Temple ; là se réunissaient les délégués des clubs ; ainsi
fut formĂ© le comitĂ© central des vingt arrondissements, qui Ă
son tour créa dans chaque arrondissement des comités de
vigilance formĂ©s dâardents rĂ©volutionnaires.
Un des premiers actes du comitĂ© central fut dâexposer au
gouvernement la volonté de Paris ; elle était exprimée en peu
de mots sur une affiche rouge qui fut déchirée dans le centre
La Commune
103
de Paris, par les gens de lâordre, acclamĂ©e dans les
faubourgs et bĂȘtement attribuĂ©e par le gouvernement Ă des
agents prussiens ; câĂ©tait chez eux une obsession. Voici cette
affiche :
LA LEVEE EN MASSE !
LâACCĂLERATION DE LâARMEMENT !
LE RATIONNEMENT !
Les signataires Ă©taient Avrial, Beslay, Briosne, Chalain,
Combault, Camélinat, Chardon, Demay, Duval, Dereure, Frankel,
Th. Ferré, Flourens, Johannard, Jaclard, Lefrançais, Langevin,
Longuet, Malon, Oudet, Pottier, Pindy, Ranvier, RĂ©gĂšre, Rigaud,
Serrailler, Tridon, Theisz, Trinquet, Vaillant, Varlin, VallĂšs.
En rĂ©ponse Ă lâaffiche qui bien rĂ©ellement Ă©tait la volontĂ© de
Paris, des bruits de victoire se rĂ©pandirent comme sous lâEmpire,
annonçant la prochaine arrivĂ©e de lâarmĂ©e de la Loire.
Ce nâĂ©tait pas lâarmĂ©e de la Loire qui arrivait, mais la nouvelle
de la défaite du Bourget et de la reddition de Metz par le
marĂ©chal Bazaine, livrant Ă lâennemi une place de guerre que nul
avant nâavait pu prendre, les forts, les munitions, cent mille
hommes, laissant sans dĂ©fense le Nord et lâEst.
Le 4 septembre, lorsque Andrée Leo et moi nous parcourions
Paris, une dame nous ayant invitées à monter dans sa voiture,
nous raconta que lâarmĂ©e Ă©tait Ă bout de vivres, de munitions,
de tout, rĂ©pondant dâavance Ă lâaccusation qui devait ĂȘtre
formulée aprÚs la prise de Metz, assurant que Bazaine ne
trahirait jamais. CâĂ©tait sa sĆur.
La Commune
104
Peut-ĂȘtre fut-il plus lĂąche que traĂźtre, le rĂ©sultat est identique.
Le journal
le Combat,
de Félix Pyat, le 27 octobre, annonçait
la reddition de Metz. La nouvelle, disait-il, venait de source
certaine ; en effet, elle venait de Rochefort, qui imposé par la
foule au gouvernement, le 4 septembre, ne pouvait sans trahir
garder le silence et lâavait dit Ă Flourens, commandant des
bataillons de Belleville.
Celui-ci le transmit Ă FĂ©lix Pyat, qui le publia dans le
Combat.
AussitÎt, la nouvelle fut démentie et les presses du
Combat
brisĂ©es par les gens de lâordre, mais chaque instant apportait
des preuves nouvelles. Pelletan non plus nâavait pas gardĂ© le
silence sur la reddition de Metz.
Les autres membres de la défense nationale hypnotisés par
leur mauvais génie, le nain Foutriquet qui
rentrait dans Paris
aprÚs avoir préparé la reddition chez tous les souverains de
lâEurope, continuaient Ă nier, affolĂ©s entre la dĂ©faite et la marĂ©e
populaire.
Une note parut dans le
Journal Officiel,
annonçant presque
quâil Ă©tait question de livrer FĂ©lix Pyat Ă une cour martiale.
Voici cette note datée du 28 octobre 1870 :
Le gouvernement a tenu Ă honneur de respecter la
libertĂ© de la presse. MalgrĂ© les inconvĂ©nients quâelle
peut quelquefois présenter dans une ville assiégée, il
aurait pu, au nom du salut public, la supprimer ou la
restreindre ; il a mieux aimĂ© en rĂ©fĂ©rer Ă lâopinion
La Commune
105
publique qui est sa vraie force. Câest Ă elle quâil
dénonce les lignes odieuses qui suivent et qui sont
Ă©crites dans le Journal
le Combat,
dirigé par M. Félix
Pyat.
« La reddition de Bazaine, fait vrai, sûr et certain que
le gouvernement de la défense nationale retient par
devers lui comme un secret dâĂtat et que nous
dĂ©nonçons Ă lâindignation de la France comme une
haute trahison.
« Le maréchal Bazaine a envoyé un colonel au roi de
Prusse pour traiter de la reddition de Metz et de la paix
au nom de Sa MajestĂ© lâempereur NapolĂ©on III. (
Le
Combat.
)
Lâauteur de cette infĂąme calomnie nâa pas osĂ© faire
connaßtre son nom, il a signé :
le Combat.
Câest Ă
coup sûr le combat de la Prusse contre la France, car
Ă dĂ©faut dâune balle qui aille au cĆur du pays, il
dirige contre ceux qui le défendent une double
accusation aussi infĂąme quâelle est fausse, il affirme
que le gouvernement trompe le public en lui cachant
dâimportantes nouvelles et que le glorieux soldat de
Metz déshonore son pays par une trahison.
Nous donnons à ces deux inventions le démenti le
plus net.
Dénoncées à un conseil de guerre, elles exposeraient
leur fabricateur au chùtiment le plus sévÚre. Nous
croyons celui de lâopinion le plus efficace ; elle flĂ©trira
La Commune
106
comme ils le méritent ces prétendus patriotes dont le
mĂ©tier est de semer les dĂ©fiances en face de lâennemi
et de ruiner par leurs mensonges lâautoritĂ© de ceux
qui le combattent.
Depuis le 17 aoĂ»t aucune dĂ©pĂȘche directe du
marĂ©chal Bazaine nâa pu franchir les lignes. Mais
nous savons que, loin de songer Ă la fĂ©lonie quâon ne
rougit pas de lui imputer, le marĂ©chal nâa cessĂ© de
harceler lâennemi par de brillantes sorties.
Le gĂ©nĂ©ral Bourbaki a pu sâĂ©chapper, et ses relations
avec la dĂ©lĂ©gation de Tours, son acceptation dâun
commandement important démontrent suffisamment
les nouvelles fabriquĂ©es que nous livrons Ă
lâindignation de tous les honnĂȘtes gens.
(
Journal officiel du gouvernement,
28 octobre 1870.)
Le lendemain 29, la déclaration du gouvernement insérée
dans le
Combat
Ă©tait suivie de cette note :
« Câest le citoyen Flourens qui mâa dĂ©noncĂ© pour le
salut du peuple le plan Bazaine et qui mâa dit le tenir
directement du citoyen Rochefort, membre du
gouvernement provisoire de la défense nationale.
FĂ©lix PYAT.
(
Le
Combat
, 29 octobre 1870.)
Il ne sâagissait plus seulement du plan Trochu, dĂ©posĂ©
suivant la chanson et suivant lâhistoire aussi, chez M
e
Duclou,
La Commune
107
son notaire, mais encore du plan Bazaine lequel consistait Ă
lĂącher tout.
Une dĂ©pĂȘche officielle affichĂ©e Ă Paris le 29 octobre
annonçait avec des prĂ©cautions infinies la prise du Bourget ; â
devant le rapport signé Schmidt, les policiers pouvaient
entendre les réflexions des Parisiens peu favorables au
gouvernement.
Les imbĂ©ciles prĂ©tendaient que la dĂ©pĂȘche Ă©tait fausse et
les gens de lâordre sâempressaient pour gagner du temps
dâappuyer cette opinion insensĂ©e. Le 30 au soir, une nouvelle
dĂ©pĂȘche avouait presque tel quâil avait Ă©tĂ© le massacre du
Bourget.
Le lendemain matin, on lisait lâaffiche suivante :
« M. Thiers est arrivĂ© aujourdâhui Ă Paris ; il sâest
transporté sur-le-champ au ministÚre des affaires
Ă©trangĂšres, il a rendu compte au gouvernement de sa
mission. â GrĂące Ă la forte impression produite en
Europe par la résistance de Paris, quatre grandes
puissances neutres, lâAngleterre, la Suisse, lâAutriche
et lâItalie se sont ralliĂ©es Ă une idĂ©e commune. Elles
proposent aux belligérants un armistice qui aurait
pour objet la convocation dâune assemblĂ©e nationale.
Il est bien entendu quâun tel armistice devrait avoir
pour conditions le ravitaillement proportionné à sa
durée pour le pays tout entier.
La Commune
108
Le ministre des affaires étrangÚres chargé
par intĂ©rim du ministĂšre de lâintĂ©rieur.
Jules FAVRE.
Suivait la nouvelle de la capitulation de Metz et de
lâabandon du Bourget.
Nous ne pouvions, dit Jules Favre, dans son
Histoire
de la DĂ©fense nationale,
retarder la divulgation des
deux premiĂšres nouvelles. LâarrivĂ©e de M. Thiers
ayant Ă©tĂ© annoncĂ©e, il fallait dire au public ce quâil
allait faire Ă Versailles.
LâĂ©vacuation du Bourget avait Ă©tĂ© sue Ă Paris dĂšs le
matin du 30 ; le soir, tout le monde Ă Paris la
connaissait. LâhĂ©sitation nâĂ©tait permise que pour
Metz ; nous nâavions pas un rapport officiel, mais
malheureusement nous ne pouvions douter. Il nous
parut que nous nâavions pas le droit de garder le
silence. Nous aurions donné raison aux calomnies du
journal
le Combat.
Conformément à notre décision,
lâ
Officiel
du
31 publiait ce qui suit :
« Le gouvernement vient dâapprendre la douloureuse
nouvelle de la reddition de Metz. Le maréchal Bazaine
et son armĂ©e ont dĂ» se rendre aprĂšs dâhĂ©roĂŻques
efforts que le manque de vivres et de munitions ne
leur permettait plus de continuer ; ils sont
prisonniers de guerre.
Cette cruelle issue dâune lutte de prĂšs de trois mois
causera dans toute la France une profonde et pénible
La Commune
109
Ă©motion, mais elle nâabattra pas notre courage. Pleine
de reconnaissance pour les braves soldats, pour la
généreuse population qui a combattu pied à pied
pour la patrie, la ville de Paris voudra ĂȘtre digne
dâeux, elle sera soutenue par leur exemple et par
lâespoir de les venger.
Enfin le rapport militaire annonçait dans les termes suivants
le dĂ©sastre et lâabandon du Bourget.
30 octobre, une heure et demie du soir.
Le Bourget, village en avant de nos lignes, qui avait
été occupé par nos troupes, a été canonné pendant
toute la journĂ©e dâhier sans succĂšs pour lâennemi.
Ce matin de bonne heure des masses dâinfanterie
évaluées à plus de dix-huit mille hommes se sont
présentées de front avec une nombreuse artillerie,
tandis que dâautres colonnes o n t tournĂ© le village
venant de Dugny et Blanc-Mesnil.
Certain nombre dâhommes qui Ă©taient dans la partie
nord du Bourget ont été coupés du corps principal et
sont restĂ©s entre les mains de lâennemi ; on nâen
connaßt pas exactement le nombre ; il sera précis
demain.
Le village de Drancey occupé depuis 24 heur e s
seulement, ne se trouvait plus occupé à sa gauche et
le temps a manqué pour le mettre en état respectable
de défense.
La Commune
110
LâĂ©vacuation en a Ă©tĂ© ordonnĂ©e pour ne pas
compromettre les troupes qui sây trouvaient. Le village
du Bourget ne faisait pas partie de notre systĂšme
gĂ©nĂ©ral de dĂ©fense, son occupation Ă©tait dâune
importance bien secondaire et les bruits qui attribuent
de la gravitĂ© aux incidents qui viennent dâĂȘtre exposĂ©s
sont sans gravité.
Lâ
Officiel
du 31 octobre, cité par Jules Favre dans le 1
er
volume de lâ
Histoire de la DĂ©fense nationale.
Câest avec ces flots dâeau bĂ©nite de cour que fut avouĂ©e la
catastrophe. Des farouches tribuns qui combattaient lâEmpire,
plus rien ne restait : ils étaient entrés comme des écureuils dans
la loge oĂč avant eux dâautres couraient, tournant inutilement la
mĂȘme roue que dâautres avaient tournĂ©e avant eux, que dâautres
tourneront aprĂšs.
Cette roue-lĂ câest le pouvoir Ă©crasant Ă©ternellement les
déshérités.
III
Le 31 octobre
La confiance est morte au fond des cĆurs farouches,
Homme, tu mens, soleil, cieux, vous mentez !
Soufflez, vents de la nuit, emportez, emportez
Lâhonneur et la vertu, cette sombre chimĂšre.
(Victor Hugo.)
La Commune
111
Les nouvelles des dĂ©faites, lâincroyable mystĂšre dont le
gouvernement avait voulu les couvrir, la résolution de ne jamais
se rendre et la certitude quâon le rendait en secret firent lâeffet
dâun courant glacĂ© prĂ©cipitĂ© dans un volcan en ignition. On
respirait du feu, de la fumée ardente.
Paris, qui ne voulait ni se rendre ni ĂȘtre rendu et qui en avait
assez des mensonges officiels, se leva.
Alors comme on criait au 4 septembre : Vive la RĂ©publique !
on cria au 31 octobre : Vive la Commune !
Ceux qui le 4 septembre sâĂ©taient dirigĂ©s sur la chambre
allĂšrent vers lâHĂŽtel-de-Ville ; parfois sur le chemin, on
rencontrait quelque troupeau moutonnier, racontant que lâarmĂ©e
prussienne avait manquĂ© ĂȘtre coupĂ©e en deux ou trois tronçons,
je ne sais plus par qui ; ou bien déplorant que les officiers
français nâeussent pas connu un petit chemin qui les eĂ»t menĂ©s
droit au cĆur de lâennemi ; dâautres encore ajoutaient : Nous
tenons toutes les routes. â Les trois tronçons, câĂ©taient trois
armĂ©es allemandes et câĂ©taient elles qui tenaient toutes les
routes.
Quelques gobeurs entraßnés par des mouchards continuaient
Ă hurler devant les affiches du gouvernement que câĂ©taient de
fausses dĂ©pĂȘches fabriquĂ©es par FĂ©lix Pyat, Rochefort et
Flourens pour apporter le trouble et lâĂ©meute devant lâennemi, ce
qui Ă©tait depuis le commencement de la guerre, et fut pendant
tout le temps, quâelle dura, la phrase consacrĂ©e pour entraver la
rĂ©sistance et arrĂȘter tous les gĂ©nĂ©reux Ă©lans.
La Commune
112
Les courants suivaient la marche vers lâHĂŽtel-de-Ville. Venant
de tous les cÎtés, on bousculait les gobeurs et les mouchards, la
mer humaine grossissait.
La garde nationale se massait devant la grille ; des placards
étaient promenés à travers la foule.
PAS DâARMISTICE
LA COMMUNE
RESISTANCE A MORT
VIVE LA REPUBLIQUE !
La foule applaudissait et parfois, sentant lâennemi, poussait
en clameurs formidables le cri : A bas Thiers ! on eĂ»t dit quâelle
hurlait à la mort. Beaucoup de ceux qui avaient été trompés
criaient plus fort que les autres : Trahison ! trahison !
De premiers délégués furent éconduits avec les ordinaires
serments que Paris ne serait jamais rendu.
Trochu essaya de parler, affirmant quâil ne restait plus quâĂ
battre et chasser les Prussiens avec le patriotisme et lâunion.
On ne le laissa pas continuer et toujours comme au 4
septembre un seul cri montait jusquâau ciel : La Commune ! Vive
la Commune !
Une poussĂ©e Ă©norme prĂ©cipite les manifestants sur lâHĂŽtel-de-
Ville, oĂč les mobiles bretons Ă©taient entassĂ©s dans les escaliers.
Lefrançais entre comme un coin au milieu dâeux et le vieux
Beslay faisant monter sur ses Ă©paules Lacour, de la chambre
syndicale des relieurs, le fait passer par une petite fenĂȘtre prĂšs
La Commune
113
de la grande porte, des volontaires de Tibaldi sây prĂ©cipitent, la
porte est ouverte et engloutit la foule tant quâelle y peut tenir.
Autour de la table, dans la grande salle Ă©taient Trochu, Jules
Favre, Jules Simon, à qui sévÚrement des hommes du peuple
demandaient compte de la lùcheté du gouvernement.
Trochu, par phrases interrompues de cris indignés, expliqua
quâil avait Ă©tĂ© avantageux pour la France dâabandonner les places
prises la veille par lâarmĂ©e allemande, Ă©tant donnĂ© les
circonstances !
LâentĂȘtĂ© breton continuait quand mĂȘme, lorsque tout Ă coup il
pĂąlit ; on venait de lui passer un papier sur lequel Ă©taient Ă©crites
les volontés populaires.
Déchéance du gouvernement.
La Commune.
RĂ©sistance Ă mort.
Pas dâamnistie.
Câest la fin de la France ! dit Trochu profondĂ©ment convaincu.
Il comprenait enfin ce que depuis plusieurs heures on ne
cessait de lui répéter, la déchéance du gouvernement de la
défense nationale.
A ce moment, Trochu dĂ©tacha une dĂ©coration quâil portait et
la passa Ă un officier des mobiles bretons.
â Ceci est un signal ! sâĂ©cria Cipriani, le compagnon de
Flourens.
La Commune
114
Se sentant devinĂ©, Trochu regarda autour de lui oĂč les
réactionnaires en grand nombre commençaient à se glisser, il
parut se rassurer.
Les membres du gouvernement se retirÚrent pour délibérer
et, sur leur demande, Rochefort consentit Ă annoncer la
nomination de la Commune, car personne ne les croyait plus, il
se mit Ă lâune des fenĂȘtres de lâHĂŽtel-de-Ville, fit part Ă la foule
de la promesse du gouvernement, déposa sa démission sur la
table et fut emmenĂ© par des rĂ©volutionnaires Ă Belleville oĂč,
disaient-ils, on le demandait.
Autour de Trochu se rangeaient les Bretons, comme lui, naĂŻfs
et tĂȘtus, le gardant, ainsi quâils auraient fait dâune Notre-Dame
dans les landes dâArmorique ; ils attendaient ses ordres, mais
Trochu nâen donna pas.
Pendant ce temps, quelques membres du gouvernement,
escomptant la bonne foi de Flourens et des gardes nationaux,
sortirent sous divers prĂ©textes et mirent pour trahir le temps Ă
profit.
Picard faisait battre le rappel et le 106
e
bataillon de la garde
nationale composé entiÚrement de réactionnaires, vint sous la
conduite dâIbos, dont le courage Ă©tait digne dâune meilleure
cause, se ranger Ă la grille de lâHĂŽtel-de-Ville. Le 106
e
criant :
Vive la Commune ! on le laissa entrer.
BientĂŽt 40.000 hommes entourĂšrent lâHĂŽtel-de-Ville et « pour
éviter un conflit », dit Jules Ferry, les
conventions Ă©tant faites
les
compagnies de Flourens devaient se retirer.
La Commune
115
Moins naĂŻf que les autres, le capitaine Greffier, avait arrĂȘtĂ©
Ibos, mais Trochu, Jules Favre et Jules Ferry donnant de
nouveau
leur parole
de la
nomination
de la
Commune
promirent
en outre que la liberté serait garantie à tous,
quelle que fût
lâissue
des événements.
Les membres du gouvernement restĂ©s Ă lâHĂŽtel-de-Ville se
groupĂšrent dans lâembrasure dâune fenĂȘtre dâoĂč lâon voyait
rangés les hommes du 106
e
bataillon.
MilliĂšre Ă ce moment ayant lâidĂ©e dâune trahison probable,
voulait faire appel aux gardes nationaux des faubourgs, mais
Flourens refusa, disant que câĂ©tait une dĂ©fiance inutile, la parole
Ă©tant donnĂ©e. â MilliĂšre se rangeant Ă son avis, renvoya son
bataillon qui Ă©tait venu se ranger sur la grĂšve.
La foule sâĂ©tait calmĂ©e devant lâaffiche quâon placardait
annonçant la nomination de la Commune par voie dâĂ©lection ;
ceux qui confiants rentrĂšrent chez eux apprirent le lendemain
avec stupeur la nouvelle trahison du gouvernement.
Ferry, qui Ă©tait allĂ© rejoindre Picard, revint Ă la tĂȘte de
colonnes nombreuses qui se rangĂšrent en bataille.
En mĂȘme temps, par le souterrain qui allait de la caserne
NapolĂ©on Ă lâHĂŽtel-de-Ville arrivaient de nouveaux renforts de
mobiles bretons. â Trochu lâavait dit, ils allaient :
Monsieur de Charette a dit Ă ceux de chez nous :
Venez tous ;
Il faut combattre les loups.
Le gaz ayant été éteint pour le guet-apens, les Bretons,
baĂŻonnette en avant, se glissaient par le souterrain, tandis que
La Commune
116
les bataillons de lâordre conduits par Jules Ferry entraient par la
grille.
Blanqui ne se doutant pas quâon pouvait manquer ainsi Ă sa
parole, fit remettre Ă Constant Martin lâordre dâinstaller Ă la
mairie du 1
e
r
arrondissement le docteur Pilot en remplacement
du maire Tenaille-Saligny. A la porte de la mairie un soldat croise
la baĂŻonnette, Constant Martin relĂšve le fusil et entre avec ses
amis. A la salle du conseil, Méline épouvanté va chercher le
maire non moins épouvanté ; il remet les sceaux et le coffre-fort
aux envoyĂ©s de Blanqui. Mais le soir la mairie Ă©tait reprise. â
Flourens Ă©tait sorti avec le vieux Tamisier entre deux haies de
soldats ; Blanqui et MilliĂšre sortirent Ă©galement, le
gouvernement nâosant pas dâabord montrer son mĂ©pris de la
parole donnĂ©e ; â le soir mĂȘme du 31 octobre avait lieu Ă la
Bourse une réunion des officiers de la garde nationale à propos
des événements des trois derniers jours.
Comme on criait du dehors : Tous les officiers Ă leurs postes,
un homme tenant une affiche blanche sâĂ©lança au bureau, la
gĂ©nĂ©rale battait dans Paris ; lâaffiche, câĂ©tait le dĂ©cret de
convocation pour le lendemain afin de nommer la Commune !
â Vive la Commune ! criĂšrent les gardes nationaux
présents.
â Mieux eĂ»t valu, dit une voix, la Commune
révolutionnaire nommée par la foule.
â Quâimporte ! sâĂ©cria Rochebrune, pourvu quâelle
laisse Paris se dĂ©fendre de lâenvahissement.
La Commune
117
Il Ă©mit alors cette idĂ©e, la mĂȘme que Lullier proposait
quelques semaines auparavant, que Paris investi nâaurait jamais
sur un seul point de lâenceinte, que quelques milliers dâhommes,
dont une sortie de deux cent mille pouvait et devait avoir raison.
Des acclamations sâĂ©lĂšvent, on veut nommer Rochebrune
gĂ©nĂ©ral de la garde nationale mais il sâĂ©crie :
â La Commune dâabord !
Alors un nouveau venu sâĂ©lance Ă la tribune, il raconte que le
106
e
bataillon a dĂ©livrĂ© le gouvernement, que lâaffiche a menti,
que la défense nationale a menti, que plus que jamais le plan de
Trochu rĂ©glait la marche et lâordre des dĂ©faites et que Paris
devait plus que jamais veiller lui-mĂȘme Ă nâĂȘtre pas livrĂ©. On
crie : Vive la Commune !
Un gros homme qui attend on ne sait pourquoi sur la place se
mĂȘle aux gardes nationaux et cherche Ă exprimer son opinion :
â Il faut toujours des chefs, dit-il, il faut toujours un
gouvernement pour vous mener.
Ce doit ĂȘtre un orateur de la rĂ©action, on a bien autre chose Ă
faire que de lâĂ©couter.
Oui. Lâaffiche avait menti, le gouvernement avait menti.
Paris ne nommait pas sa Commune.
Tous ceux qui la veille avaient été acclamés étaient décrétés
dâaccusation : Blanqui, MilliĂšre, Flourens, Jaclard, Vermorel, FĂ©lix
Pyat, Lefrançais, Eudes, Levrault, Tridon, Ranvier, Razoua,
Tibaldi, Goupil, Pillot, Vesinier, RĂ©gĂšre, Cyrille, Maurice Joly,
EugĂšne Chatelain.
La Commune
118
Quelques-uns déjà étaient prisonniers. Félix Pyat, Vésinier,
Vermorel, Tibaldi, Lefrançais, Goupil, Tridon, Ranvier, Jaclard,
BaĂŒer Ă©taient dĂ©jĂ arrĂȘtĂ©s ; les prisons sâemplissaient contenant
parmi les rĂ©volutionnaires bon nombre de pauvres gens arrĂȘtĂ©s
comme toujours par mĂ©prise, et qui nâavaient rien fait, â ces
tristes figurants ne manquent jamais dans toutes les révoltes.
Quelques-uns y apprennent pourquoi il y a des révoltés.
Lâaffaire du 31 octobre fut ainsi libellĂ©e par les juges au
service de la défense nationale.
Un attentat, dont le but Ă©tait dâexciter Ă la guerre civile en
armant les citoyens les uns contre les autres ; comprenant
séquestration arbitraire et menaces sous conditions.
LâEmpire va-t-il donc revenir ? disaient les naĂŻfs. Il nâĂ©tait
jamais disparu ses lois nâont pas cessĂ© encore dâexister, elles se
sont aggravĂ©es mĂȘme, mais le recul des flots rend plus terribles
les tempĂȘtes.
Les juges chargés du dossier du 31 octobre étaient Quesenet,
ancien juge de lâEmpire, Henri Didier procureur de la RĂ©publique.
Leblond procureur gĂ©nĂ©ral, (ce mĂȘme Leblond qui avait
dĂ©fendu lâun des accusĂ©s de la haute cour de Blois, il se rĂ©cusa
presque, il est vrai, disant quâil nâĂ©tait que le mandataire de Jules
Favre et dâEmmanuel Arago).
Edmond Adam, préfet de police, donna sa démission, ne
voulant pas opérer les arrestations qui lui étaient ordonnées.
A lâHĂŽtel-de-Ville, les mobiles bretons, leurs yeux bleus fixĂ©s
dans le vague, se demandaient si M. Trochu ne débarrasserait
La Commune
119
pas bientĂŽt la France des criminels qui y causaient tant de
dĂ©sastre afin quâil leur fĂ»t permis de revoir la mer, les rochers de
granit durs comme leurs crĂąnes, les landes oĂč sâĂ©battent les
poulpiquets et de danser aux pardons les jours oĂč armor est en
fĂȘte.
IV
Du 31 octobre au 22 janvier
Les voilĂ revĂȘtus du linceul de lâempire,
Sây ensevelissant et la France avec eux,
Et le nain foutriquet, le gnome fatidique
Cousant le voile horrible avec ses doigts hideux.
(L. M.
Les Spectres.
)
Oui, câĂ©tait bien lâEmpire ! les prisons pleines, la peur et les
dĂ©lations Ă lâordre du jour, les dĂ©faites changĂ©es en victoires sur
les affiches.
Les sorties refusées ; le nom du vieux Blanqui secoué comme
un Ă©pouvantail devant la bĂȘtise humaine.
Les gĂ©nĂ©raux, si lents devant lâinvasion, se hĂątant de menacer
la foule.
Juin et dĂ©cembre Ă lâhorizon, plus Ă©pouvantables que par le
passé.
Jules Favre, quâon ne peut accuser de forcer le tableau dans
des vues révolutionnaires, raconte ainsi la situation vis-à -vis de
lâarmĂ©e.
La Commune
120
Le général Ducrot qui occupait (le 31 octobre) la porte
Maillot, apprenant lâĂ©chec du gouvernement nâattendit
pas les ordres ; il fit prendre les armes Ă sa troupe,
atteler ses canons et se mit en marche vers Paris ; il ne
rétrograda que quand ce fut fini.
Ducrot pour cette fois nâĂ©tait pas en retard, aussi il sâagissait
de la foule.
Jules Favre, dans le mĂȘme livre, dit Ă propos de la thĂ©orie
soutenue par Trochu à propos des places abandonnées par
lâarmĂ©e.
â Quant Ă la perte du Bourget, le gĂ©nĂ©ral dĂ©clara
quâelle nâavait
aucune signification
militaire
et que la
population de Paris sâen Ă©tait
Ă©mue fort mal Ă propos.
Lâoccupation du village avait eu lieu sans ordre et
contrairement
au
systĂšme gĂ©nĂ©ral arrĂȘtĂ©
par le
gouvernement de Paris et le comité de la défense : il
aurait
toujours
fallu se retirer.
(Jules FAVRE,
Le Gouvernement
de la DĂ©fense nationale,
1
er
volume.)
CâĂ©tait bien le mĂȘme Jules Favre qui sous lâEmpire avait dit
audacieusement : Ce procĂšs peut ĂȘtre regardĂ© comme un
fragment dâun miroir brisĂ© oĂč le pays peut se voir tout entier â
(il sâagissait des corruptions du rĂ©gime impĂ©rial) ; mais nul
homme ne rĂ©siste au pouvoir, il faut quâil tombe.
La RĂ©publique de septembre en Ă©tait aux plĂ©biscites. â Or,
tout plĂ©biscite, grĂące Ă lâapeurement, Ă lâignorance, donne
La Commune
121
toujours la majoritĂ© contre le droit, câest-Ă -dire au
gouvernement qui lâinvoque.
Les soldats, les marins, les réfugiés des environs de Paris
votĂšrent militairement et peut-ĂȘtre on ajouta les trois cent mille
Parisiens qui sâabstinrent de sorte que la dĂ©fense nationale
compta 321.373 oui.
Les bruits de victoires ne cessaient pas. Le général Cambriel
avait accompli tant dâexploits quâon ne croyait pas Ă un seul.
La légende courait que les malfaiteurs du 31 octobre avaient
emportĂ© de lâHĂŽtel-de-Ville lâargenterie et les sceaux de lâĂtat.
AprÚs le plébiscite du 3 novembre, le gouvernement annonça
quâil allait remplir ses promesses et procĂ©der Ă des Ă©lections
municipales.
Pendant ce temps, les prévenus du 31 octobre étaient
toujours en prison, mais lorsquâils comparurent trois mois aprĂšs
devant un conseil de guerre, il fallut acquitter tous ceux qui
Ă©taient prĂ©sents ; lâaccusation leur ayant reprochĂ© « dâavoir Ă©tĂ©
les adversaires de lâEmpire » puisquâon se prĂ©tendait en
RĂ©publique lâaccusation tombait dâelle-mĂȘme. Constant Martin
avait été oublié cette fois-ci, on devait se rattraper vingt-six ans
aprĂšs.
Une partie de ceux qui avaient été inculpés furent élus
comme protestation dans les diverses mairies de Paris, les
maires et adjoints républicains furent réélus.
Il y eut diverses mairies, comme maires ou adjoints : Rancier,
Flourens, Lefrançais, Dereure, Jaclard, MilliÚre, Malon, Poirier,
La Commune
122
HĂ©ligon, Tolain, Murat, Clemenceau, Lafont. (Ranvier, Flourens,
Lefrançais, MilliÚre, Jaclard, étaient toujours prisonniers.)
Montmartre, mairie, comités de vigilance, clubs, habitants
Ă©taient, avec Belleville, lâĂ©pouvantail des gens de lâordre.
On avait lâhabitude dans les quartiers populaires de ne pas
trop sâinquiĂ©ter des gouvernants ; la meneuse câĂ©tait la libertĂ© ;
elle ne capitulerait pas.
Aux comités de vigilance se réunissaient les hommes
absolument dĂ©vouĂ©s Ă la rĂ©volution, promis dâavance Ă la mort ;
lĂ se retrempaient les courages.
On sây sentait libres, regardant Ă la fois le passĂ© sans trop
copier 93, et lâavenir sans craindre lâinconnu.
On y venait par attirance ayant les caractĂšres sâharmonisant
ensemble, les enthousiastes et les sceptiques, fanatiques tous,
de la révolution, la voulant belle, idéalement grande !
Une fois rĂ©unis au 41 de la ChaussĂ©e Clignancourt, oĂč lâon se
chauffait plus souvent du feu de lâidĂ©e que de bĂ»ches ou de
charbon, ne jetant que dans les grandes occasions un
dictionnaire ou une chaise dans la cheminée quand on recevait
quelque délégué, on avait peine à en sortir.
Vers cinq ou six heures du soir, tous arrivaient, on résumait le
travail fait dans la journée, celui à faire, le lendemain ; on
causait et arrachant jusquâĂ la derniĂšre minute, chacun partait Ă
huit heures Ă son club respectif.
Parfois on allait plusieurs ensemble tomber dans quelque club
réactionnaire, faire de la propagande républicaine.
La Commune
123
Au comité de vigilance de Montmartre et à la Patrie en
danger, jâai passĂ© mes plus belles heures du siĂšge ; on y vivait
un peu en avant, avec une joie de se sentir dans son élément au
milieu de la lutte intense pour la liberté.
Plusieurs clubs étaient présidés par des membres du comité
de vigilance, celui de la Reine-Blanche lâĂ©tait par Burlot, un autre
par Avronsart, celui de la salle Perot par Ferré et celui de la
justice de paix par moi ; on nommait ces deux derniers, clubs de
la Révolution « district des Grandes CarriÚres », appellation
particuliĂšrement dĂ©sagrĂ©able aux gens qui sâimaginaient y voir
passer 93.
Le mot
présider
ne sâentendait pas alors, par une fonction
honorifique, mais par lâacceptation devant le gouvernement, de
la responsabilité, ce qui se traduisait par la prison, et par le
devoir de rester à son poste en maintenant la liberté de la
réunion malgré les bataillons réactionnaires qui venaient
jusquâau bureau menacer et injurier les orateurs.
Je dĂ©posais dâordinaire prĂšs de moi sur le bureau un petit
vieux pistolet sans chien, qui habilement placé et saisi au bon
moment arrĂȘta souvent les gens de lâordre, qui arrivaient,
frappant à terre leurs fusils ornés de la baïonnette.
Les clubs du quartier Latin, ceux des arrondissements
populaires Ă©taient dâaccord.
Un jeune homme disait, le 13 janvier, rue dâArras : « La
situation est désespérée, mais la Commune fera appel au
courage, Ă la science, Ă lâĂ©nergie, Ă la jeunesse ; elle repoussera
les Prussiens avec une indomptable Ă©nergie, mais quâils
La Commune
124
acceptent la RĂ©publique sociale nous leur tendrons la main et
nous marquerons lâĂšre du bonheur des peuples. »
MalgrĂ© lâinsistance de Paris Ă rĂ©clamer des sorties, ce fut le 19
janvier seulement que le gouvernement consentit Ă laisser la
garde nationale tenter de reprendre Montretout et Buzenval.
Dâabord les places furent emportĂ©es, mais les hommes
entrant jusquâaux chevilles dans la boue dĂ©trempĂ©e ne purent
monter les piĂšces sur les collines, il fallut se replier.
LĂ restĂšrent par centaines, jetant bravement leur vie, des
gardes nationaux, hommes du peuple, artistes, jeunes gens ; la
terre but le sang de cette premiÚre hécatombe parisienne, elle
en devait ĂȘtre saturĂ©e.
Laissons raconter Ă Cipriani, qui faisait partie du 19
e
régiment
commandé par Rochebrune, la bataille de Montretout :
Nous quittùmes Paris, dit-il, dans la matinée du 18, le
soir, nous campions aux environs de Montretout.
Le 19, à cinq heures du matin, aprÚs avoir mangé un
morceau de pain et bu un verre de vin, nous nous
mĂźmes en marche pour le champ de bataille ; Ă 7
heures nous entrions en ligne.
On se battait déjà depuis deux heures.
Rochebrune sâavance rapidement au plus fort du
combat, un bataillon commandĂ© par de Boulen resta Ă
la ferme de la Fouilleuse, deux compagnies prirent place
au pavillon de Chayne ; le reste du régiment se porta
hardiment en premiĂšre ligne. On se battit encore
La Commune
125
pendant deux heures. Alors Rochebrune se tournant
vers moi, me dit :
â Allez chercher le bataillon restĂ© Ă la Fouilleuse.
ArrivĂ© Ă cet endroit, je communiquai lâordre au major de
Boulen.
â Il me faut, rĂ©pondit-il, un ordre du major
commandant pour marcher.
â Comment, lui dis-je, votre colonel le demande, parce
que le combat lâexige et vous refusez.
â Je ne puis, dit-il.
Je dus porter cette lùche réponse à Rochebrune qui en
lâentendant se mordit les mains de rage en sâĂ©criant :
Trahison partout, et montant debout sur le mur qui
fermait de ce cÎté, il commanda de le suivre. Mais en
mĂȘme temps il tombait frappĂ© mortellement.
Jâai pris part Ă quelques batailles, mais dans aucune je
nâai vu de soldats se trouver en si grande perdition que
les braves gardes nationaux dans cette journée du 19
janvier.
Ils étaient mitraillés en face par les Prussiens, derriÚre
par le Mont-Valérien qui envoyait ses obus sur nous,
croyant viser lâarmĂ©e ennemie. LĂ sâĂ©tait renfermĂ© le
fameux gouverneur de Paris qui ne se rend pas ; sur la
droite nous étions mitraillés encore par une batterie
française, placée à Rueil qui trouvait le moyen de nous
prendre pour les Prussiens.
La Commune
126
Malgré cela, pas un ne bougeait de sa place et ceux qui
avaient épuisé leurs cartouches prenaient celles des
morts.
A quatre heures de lâaprĂšs-midi, comme on combattait
depuis neuf heures, arriva un ordre de Ducrot de battre
en retraite.
Nous refusĂąmes, continuant la fusillade jusquâĂ dix
heures du soir. Nous aurions pu continuer toujours, car
les premiers qui avaient dĂ©jĂ pliĂ© bagage nâavaient nulle
envie de nous surprendre. Donc ce 19 janvier, sans la
trahison ou lâimbĂ©cillitĂ©,
la trouée était faite, Paris
dégagé, la France délivrée.
Trochu, Ducrot, Vinoy et
tutti quanti
ne lâont pas voulu
â la RĂ©publique victorieuse eĂ»t refoulĂ© loin dans le
passĂ© les espĂ©rances de lâEmpire et prouvĂ© Ă jamais
lâincapacitĂ© des gĂ©nĂ©raux de NapolĂ©on III ; il fallait pour
une Restauration impériale que la République sombrùt
et câest ce qui fut tentĂ©.
Pendant tout le temps que dura la bataille de
Montretout, je vis Ducrot caché derriÚre un mur, un
prĂȘtre Ă son cĂŽtĂ©, et devant eux Ă©tendu Ă leurs pieds un
nĂšgre qui avait eu la tĂȘte emportĂ©e par un obus du
Mont-Valérien.
Cette bataille coĂ»ta la vie Ă quelques milliers dâhommes.
La Commune
127
Vers onze heures du soir, les débris du 19
e
régiment se
mettaient en marche sur Paris pour lâenterrement de
Rochebrune.
La nouvelle de la défaite de Montretout avait agité les
Parisiens Ă un tel point que le vaillant Trochu nâosa plus
sây montrer ; Vinoy prit sa place.
Le lendemain 20 janvier, nous fûmes convoqués
Boulevard Richard Le Noir, pour assister aux funérailles
de notre pauvre ami Rochebrune.
Partout on entendait dire quâil fallait se dĂ©barrasser de
ceux qui avaient trahi jusquâĂ ce jour.
On parlait de sâemparer du corps de Rochebrune et de
marcher Ă lâHĂŽtel-de-Ville. Le temps avait manquĂ© pour
avertir les membres de la légion garibaldienne, de la
ligue rĂ©publicaine et de lâInternationale, dissĂ©minĂ©s
dans tous les bataillons de la garde nationale ; une
poignĂ©e dâhommes rĂ©solus se trouvaient au rendez-
vous, mais poignĂ©e dâautant plus insuffisante que ceux
en qui la foule avait confiance se trouvaient en prison.
Lâenterrement de Rochebrune se passa donc sans aucun
incident, si ce nâest que je vis de Boulen, lequel
mâapercevant voulut me donner une poignĂ©e de main
en mâappelant un brave, je refusai en lui rĂ©pondant :
â Cela se peut, mais vous ne pouvez pas le savoir, car
vous vous ĂȘtes cachĂ© ; vous ĂȘtes un traĂźtre.
La Commune
128
Pour en finir avec ce misérable, je dirai que quelques
jours aprĂšs je le rencontrai de nouveau ; Ă ma grande
stupĂ©faction je le vis dĂ©corĂ© de la lĂ©gion dâhonneur et
colonel : câĂ©tait le prix de sa trahison.
Un autre aussi fut dĂ©corĂ© câest le capitaine D... qui
nâavait pas paru tout le temps de la bataille.
VoilĂ les deux seuls fuyards que jâaie vus Ă Montretout,
ils furent faits chevaliers de la lĂ©gion dâhonneur.
Amilcare CIPRIANI.
A Montretout fut tué, entre autres, Gustave Lambert qui peu
de temps avant la guerre organisait une expédition pour le pÎle
nord par le détroit de Béering.
On sâoccupa beaucoup ces annĂ©es-lĂ des pĂŽles ; il avait Ă©tĂ©
question aussi en 70 de la tenter en ballon.
Cette mĂȘme annĂ©e 70-71, les explorateurs Ă©taient au nombre
de trois, chacun par un chemin différent ; il y avait un Américain,
un Anglais, un Français.
Ce dernier seul, qui Ă©tait Lambert, ne partit pas. Ces
passionnantes expéditions trouvaient parmi nous des
enthousiastes.
Aujourdâhui semblables voyages se prĂ©parent, les
explorateurs sont trois également : un Américain, Peary, un
Anglais, Jakson.
Un Norvégien, Jansen.
La Commune
129
Un autre Norvégien, Nansen, de retour en ce moment raconte
son voyage sur lâindestructible navire
Le Fram.
Et comme il y a vingt-cinq ans, grand nombre dâentre nous
songent au temps ardemment dĂ©sirĂ© oĂč dans la grande paix de
lâhumanitĂ© la terre sera connue, la science familiĂšre Ă tous, oĂč
des flottes traverseront lâair et glisseront sous les flots, parmi les
coraux, les forĂȘts sous-marines qui recouvrent tant dâĂ©paves, oĂč
les Ă©lĂ©ments seront domptĂ©s, lâĂąpre nature adoucie pour lâĂȘtre
conscient et libre qui nous succédera.
Souvent, au fond de ma pensĂ©e passa lâappel des noms au
club de la rĂ©volution â câest lâappel des spectres, mais voir le
progrĂšs Ă©ternel câest en quelques heures vivre Ă©ternellement.
V
Le 22 janvier
Les trĂŽneurs aiguisent leur glaive
Et charpentent leurs Ă©chafauds,
Bonhomme,
Bonhomme,
Aiguise bien ta faux.
(DEREU,
Chanson
du
bonhomme.
)
Le soir du 21 janvier, les délégués de tous les clubs se
réunirent à la Reine-Blanche, à Montmartre afin de prendre une
rĂ©solution suprĂȘme avant que la dĂ©faite fĂ»t consommĂ©e.
Les compagnies de la garde nationale, de retour de
lâenterrement de Rochebrune se rendirent Ă la Reine-Blanche,
ayant crié sur tout le parcours : Déchéance ! Les gardes
La Commune
130
nationaux du faubourg convinrent de se trouver en armes le
lendemain Ă midi, place de lâHĂŽtel-de-Ville.
Les femmes devaient les accompagner pour protester contre
le dernier rationnement du pain. On voulait bien le supporter,
mais il fallait que ce fût pour la délivrance.
En fait de protestations je résolus de prendre mon fusil
comme les camarades.
La mesure Ă©tant comble des lĂąchetĂ©s et des hontes, il nây eut
pas dâopposants au rendez-vous du lendemain pour une mise en
demeure du gouvernement.
Il nây a plus de pain, avait-il Ă©tĂ© dĂ©clarĂ©, que jusquâau 4
février ; mais on ne se rendra pas, dût-on mourir de faim ou
sâensevelir sous les ruines de Paris.
Les délégués des Batignolles promirent de ramener avec eux
le maire et les adjoints Ă lâHĂŽtel-de-Ville revĂȘtus de leurs
insignes.
Ceux de Montmartre se rendirent de suite Ă leur mairie.
Clemenceau Ă©tant absent, les adjoints promirent et sây rendirent
en effet.
Une entente générale eut lieu entre les comités de vigilance,
les délégués des clubs et la garde nationale.
La séance fut levée aux cris de : Vive la Commune.
Dans lâaprĂšs-midi du 21 janvier, Henri Place, connu alors sous
son pseudonyme de Varlet, Cipriani et plusieurs du groupe
blanquiste se rendirent Ă la prison de Mazas, oĂč Greffier
demanda Ă voir un gardien quâil avait connu Ă©tant prisonnier.
La Commune
131
On le laissa passer avec ceux qui lâaccompagnaient il observa
alors quâil y avait un seul factionnaire Ă la grande porte dâentrĂ©e.
A droite de cette porte en était une autre plus petite et vitrée,
oĂč se tenait jour et nuit un gardien et par laquelle on pĂ©nĂ©trait
dans la prison.
En face, un corps de garde oĂč couchaient des gardes
nationaux de lâordre : câĂ©tait un poste. ArrivĂ©s au rond-point, en
causant avec le gardien dâun air indiffĂ©rent, il lui demanda oĂč se
trouvait le vieux. On appelait ainsi par amitié Gustave Flourens,
comme depuis longtemps Blanqui, lui, vieux réellement.
Couloir B, cellule 9, répondit naïvement le gardien.
En effet, à droite du rond-point, ils virent un couloir désigné
par la lettre B.
On causa dâautre chose et, quand ils eurent vu tout ce qui
leur était nécessaire de savoir, ils sortirent.
Le soir Ă dix heures, rue des Couronnes, Ă Belleville, ils
trouvÚrent au rendez-vous soixante-quinze hommes armés.
La petite troupe ayant le mot dâordre sâimprovisa patrouille,
répondant aux autres patrouilles qui auraient pu les rencontrer
dans leur entreprise. Un caporal avec deux hommes vinrent les
reconnaĂźtre et, satisfaits, les laissĂšrent passer.
Le coup de main ne pouvait réussir que trÚs rapidement
exécuté.
Les premiers douze hommes devaient désarmer le
factionnaire, les quatre suivants sâemparer du gardien de la
petite porte vitrée.
La Commune
132
Trente autres devaient se précipiter dans le corps de garde,
se mettre entre le rĂątelier aux fusils et le lit de camp oĂč Ă©tait
couchĂ© la garde et la mettre en joue pour lâempĂȘcher de faire le
moindre mouvement.
Les autres vingt-cinq devaient monter le rond-point,
sâemparer des gardiens, au nombre de six, se faire ouvrir la
cellule de Flourens, oĂč ils les enfermeraient, descendre
rapidement, fermer à clef la porte vitrée qui donne sur le
boulevard et sâĂ©loigner.
Ce plan fut exécuté avec une précision mathématique.
â Il nây eut, disait Cipriani, que le directeur qui se fit un
peu tirer lâoreille ; mais, devant le revolver braquĂ© sur
son visage, il céda et Flourens fut délivré.
AprÚs Mazas, la petite troupe, qui commençait par des
triomphes, alla sur la mairie du XX
e
dont Flourens venait dâĂȘtre
nommé adjoint, ils firent sonner le tocsin, à une vingtaine,
proclamÚrent la Commune ; mais personne ne répondit, croyant
Ă un guet-apens du parti de lâordre.
A lâHĂŽtel-de-Ville, les membres du gouvernement tenaient
une sĂ©ance de nuit ; il eĂ»t Ă©tĂ© possible de les y arrĂȘter.
Flourens, dans sa prison, nâavait pas vu lâimportance du
mouvement rĂ©volutionnaire ; il objecta quâon Ă©tait trop peu.
Mais le premier coup dâaudace nâavait-il pas rĂ©ussi dĂ©jĂ ?
LâextrĂȘme dĂ©cision fait, Ă la force, lâeffet dâune fronde Ă la pierre
quâelle lance.
La Commune
133
Le matin du 22, une affiche furieuse de Clément Thomas, qui
remplaçait Tamisier au commandement de la garde nationale,
était placardée dans Paris.
Cette affiche mettait hors la loi les révolutionnaires, ils y
étaient traités de fauteurs de désordre, appel était fait aux
hommes dâordre pour les exterminer.
Cela commençait ainsi :
Hier soir, une poignĂ©e de factieux ont pris dâassaut la
prison de Mazas et délivré leur chef Flourens.
Suivaient injures et menaces.
La prise de Mazas et la libération de Flourens avaient rempli
dâeffroi les membres du gouvernement ; sâattendant Ă voir une
seconde édition du 31 octobre, ils en référÚrent à Trochu, qui fit
bonder lâHĂŽtel-de-Ville de ses mobiles bretons.
Chaudey y commandait, son hostilité pour la Commune était
connue.
A midi, une foule énorme, en grande partie désarmée,
emplissait la place de lâHĂŽtel-de-Ville.
Grand nombre de gardes nationaux avaient leurs fusils sans
munitions, ceux de Montmartre étaient armés.
Des jeunes gens montés aux réverbÚres criaient :
DĂ©chĂ©ance ! La tĂȘte crĂ©pue de Bauer sây montrait fort animĂ©e.
De temps Ă autre, une clameur passait.
La Commune
134
Tous ceux qui avaient promis, aussi ceux qui nâavaient rien
dit, étaient là , aussi bon nombre de femmes : Andrée Leo,
mesdames Blin, Excoffons, Poirier, Danguet.
Les gardes nationaux qui nâavaient pas pris de munitions
commençaient à le regretter.
Une journĂ©e se prĂ©parait, nous nâen pouvions douter ; â que
serait le lendemain ? lâHĂŽtel-de-Ville Ă©tait depuis la veille plein de
sacs Ă terre ; les mobiles bretons dont il regorgeait entassĂ©s Ă
lâembrasure des fenĂȘtres nous regardaient, leurs faces pĂąles
immobiles, leurs yeux bleus, fixés sur nous avec des reflets
dâacier.
Pour eux la chasse aux loups est ouverte.
Car Monsieur Trochu a dit Ă ceux dâAncenis :
Mes amis,
Le roy va ramener les fleurs de lys.
Comme au 31 octobre la foule arrivait toujours.
DerriÚre la grille, devant la façade était le lieutenant-colonel
des mobiles, LĂ©ger, et le gouverneur de lâHĂŽtel-de-Ville,
Chaudey, dont on se défiait.
â
Les plus forts, avait-il dit, fusilleront les autres.
Le gouvernement Ă©tait en possession des forces les plus
grandes.
Des délégués furent envoyés, disant que Paris affirmait
encore sa volontĂ© de ne jamais se rendre et de ne jamais ĂȘtre
rendu ; ils demandĂšrent vainement Ă ĂȘtre introduits, toutes les
portes étaient fermées. Les Bretons étaient toujours aux
fenĂȘtres.
La Commune
135
LâHĂŽtel-de-Ville Ă ce moment ressemblait Ă un navire, ses
sabords ouverts sur lâocĂ©an, les vagues humaines eurent dâabord
de grands remous, puis elles attendirent immobiles.
Nul ne doutait plus de la façon dont le gouvernement allait
recevoir ceux qui ne voulaient pas de la reddition, traĂźnant aprĂšs
elle Badingue remorquĂ© par Guillaume, ou mĂȘme nây traĂźnant
que la honte : câĂ©tait trop.
Tout Ă coup Chaudey entra dans lâHĂŽtel-de-Ville ; il va, disait-
on, donner lâordre de tirer sur la foule. Pourtant on essayait de
franchir la grille derriĂšre laquelle grossiĂšrement, des officiers
insultaient.
â
Vous ne savez pas ce qui vous attend en vous
opposant à la volonté du peuple, dit aux insulteurs le
vieux Mabile, lâun des tirailleurs de Flourens.
â
Je mâen fous ! rĂ©pondit lâofficier qui venait de lancer
des invectives, et il braqua son revolver sur le voisin de
Mabile qui de son cĂŽtĂ© sâavança sur lui.
Quelques instants aprĂšs lâentrĂ©e de Chaudey dans lâintĂ©rieur il
y eut comme un coup de pommeau frappé derriÚre une des
portes puis un coup de feu partit isolé.
Moins dâune seconde aprĂšs une fusillade compacte balayait la
place.
Les balles faisaient le bruit de grĂȘle des orages dâĂ©tĂ©.
Ceux qui étaient armés répondirent ; froidement, sans
arrĂȘter, les Bretons tiraient, leurs balles entraient dans la chair
La Commune
136
vive, les passants, les curieux, hommes, femmes, enfants
tombaient autour de nous.
Certains gardes nationaux avouÚrent depuis avoir tiré non sur
ceux qui nous canardaient, mais sur les murs oĂč en effet fut
marquée la trace de leurs balles.
Je ne fus pas de ceux-lĂ ; si on agissait ainsi, ce serait
lâĂ©ternelle dĂ©faite avec ses entassements de morts et ses
longues misĂšres, et mĂȘme la trahison.
Debout devant les fenĂȘtres maudites, je ne pouvais dĂ©tacher
mes yeux de ces pĂąles faces de sauvages, qui sans Ă©motion,
dâune action machinale, tiraient sur nous comme ils eussent fait
sur des bandes de loups et je songeais : Nous vous aurons un
jour, brigands, car vous tuez, mais vous croyez ; on vous
trompe, on ne vous achĂšte pas, il nous faut ceux qui ne se
vendent jamais, et les récits du vieux grand-pÚre passÚrent
devant mes yeux, de ce temps oĂč hĂ©ros contre hĂ©ros,
implacablement combattaient, les paysans de Charette de
Cathelineau, de Larochejaquelin, contre lâarmĂ©e de la
RĂ©publique.
PrĂšs de moi, devant la fenĂȘtre furent tuĂ©s une femme en noir,
grande et qui me ressemblait et un jeune homme qui
lâaccompagnait. Nous nâavons jamais su leurs noms et personne
ne les connaissait.
Deux grands vieillards debout sur la barricade de lâavenue
Victoria, tiraient tranquillement, on eût dit deux statues des
temps homĂ©riques : câĂ©taient Mabile et MalĂ©zieux.
La Commune
137
Cette barricade, faite dâun omnibus renversĂ©, soutint quelque
temps le feu de lâHĂŽtel-de-Ville.
Comme Cipriani gagnait lâavenue Victoria avec Dussali et
Sapia, il eut lâidĂ©e dâarrĂȘter lâhorloge de lâHĂŽtel-de-Ville et tira sur
le cadran qui se brisa ; il Ă©tait quatre heures cinq minutes.
A cet instant mĂȘme fut tuĂ© Sapia dâune balle dans la poitrine.
Henri Place eut le bras cassé, mais comme toujours et
toujours la majorité des victimes se composait de gens
inoffensifs, venus lĂ par hasard.
Des passants dans les rues voisines furent tués par des balles
perdues.
Ayant tenu le plus longtemps possible en tirant des petites
bùtisses situées du cÎté de la place opposé à la façade, il fallut
se retirer.
La premiĂšre fois quâon dĂ©fend sa cause par les armes on vit la
lutte si complĂštement quâon nâest plus moi-mĂȘme quâun
projectile.
Le soir, nous vĂźmes le pĂšre Malezieux ayant encore sa grande
redingote trouée de balles comme un crible.
Dereure, qui un instant avait à lui seul occupé la porte de
lâHĂŽtel-de-Ville, Ă©tait rentrĂ© Ă la mairie de Montmartre, son
Ă©charpe rouge toujours Ă la ceinture.
â Il faut terriblement de plomb pour tuer un homme,
disait Malezieux, le vieil insurgé de juin.
La Commune
138
Il en fallait beaucoup pour lui, en effet, tant que toutes les
balles de la semaine sanglante passĂšrent sans lâatteindre, si bien
quâau retour de la dĂ©portation il se tua, lui-mĂȘme, les bourgeois
le trouvant trop vieux pour travailler.
Les poursuites Ă lâoccasion du 22 janvier commencĂšrent de
suite.
Le gouvernement jurant toujours quâil ne se rendrait jamais,
essaya de faire rentrer dans le silence les comités de vigilance
les chambres fédérales, les clubs ; alors tout devint club, la rue
fut tribune, les pavĂ©s se soulevaient dâeux-mĂȘmes.
Des milliers de mandats dâarrĂȘts avaient Ă©tĂ© lancĂ©s, mais on
ne put guÚre opérer que les arrestations immédiates, les mairies
les refusaient, disant que ce serait provoquer des Ă©meutes.
On sâest souvent demandĂ© pourquoi, parmi tous les membres
du gouvernement, dont pas un ne se montrait Ă la hauteur des
circonstances, Paris eut surtout horreur de Jules Ferry, câest
surtout à cause de son épouvantable duplicité.
Il avait fait, au lendemain du 22 janvier, placarder lâaffiche
mensongĂšre qui suit :
MAIRIE DE PARIS
22 janvier 4 heures 52 minutes du soir.
Quelques gardes nationaux factieux appartenant au
101
e
de marche ont tentĂ© de prendre lâHĂŽtel-de-Ville,
tiré sur les officiers et blessé griÚvement un adjudant-
major de la garde mobile, la troupe a ripostĂ©, lâHĂŽtel-
de-Ville
a été fusillé
des fenĂȘtres des maisons qui lui
La Commune
139
font face de lâautre cĂŽtĂ© de la place et qui
Ă©taient
dâavance
occupées.
On a lancé sur nous des
bombes
et
tiré des balles
explosibles ;
lâagression a Ă©tĂ© la plus lĂąche et la plus
odieuse dâabord au dĂ©but puisquâon a tirĂ© plus de cent
coups de fusil sur le colonel et les officiers au moment
oĂč ils congĂ©diaient une dĂ©putation admise un instant
avant dans lâHĂŽtel-de-Ville, non moins lĂąche ensuite
quand aprĂšs la premiĂšre dĂ©charge, la place sâĂ©tant
vidée et le feu ayant cessé de notre part, nous fûmes
fusillĂ©s des fenĂȘtres en face.
Dites bien ces choses aux gardes nationaux et tenez-
moi au courant, si tout est rentrĂ© dans lâordre.
La garde républicaine et la garde nationale occupent la
place et les abords.
Jules FERRY.
Un écrivain sympathique au gouvernement de la défense
nationale et qui savait la façon de penser bourgeoise fait quelque
part cet aveu dĂ©pouillĂ© dâartifice Ă propos de la rĂ©pression du 22
janvier.
Il fallut se contenter de condamner Ă mort par
contumace Gustave Flourens, Blanqui et FĂ©lix Pyat.
(SEMPRONIUS,
Histoire de la Commune,
DĂ©cembre, Alonier.)
Jules Favre comprit-il quâenlever les armes Ă Paris serait une
tentative inutile aboutissant à une révolution certaine, ou lui
La Commune
140
restait-il ce sentiment de justice que la garde nationale devait les
conserver, il ne fut jamais question de la désarmer quoique son
affiche du 28 janvier annonçùt lâarmistice contre lequel Paris
sâĂ©tait toujours Ă©levĂ©.
CâĂ©tait la reddition assurĂ©e, la date seule restait incertaine oĂč
lâarmĂ©e dâinvasion entrerait dans la ville livrĂ©e.
Ceux qui si longtemps avaient soutenu que le gouvernement
ne se rendrait jamais, que Ducrot ne rentrerait que mort ou
victorieux, que pas un pouce du territoire, pas une pierre des
forteresses ne serait livrĂ©s virent quâon les avait trompĂ©s.
Voici comment étaient traités les prisonniers du 22 janvier et
ceux qui ayant Ă©tĂ© transfĂ©rĂ©s Ă Vincennes ne purent ĂȘtre dĂ©livrĂ©s
avec Flourens.
Les malheureux, dit Lefrançais, qui avaient été
transférés à Vincennes y restÚrent huit jours sans feu. Il
neigeait par les fenĂȘtres de la salle du donjon oĂč ils
Ă©taient enfermĂ©s, couchĂ©s pĂȘle-mĂȘle sur une surface
dâĂ peu prĂšs 150 mĂštres carrĂ©s et littĂ©ralement dans la
fange la plus immonde.
Lâun dâeux, le citoyen Tibaldi dĂ©tenu pour le 31 octobre
et qui avait enduré toutes sortes de tortures physiques
et morales Ă Cayenne oĂč lâEmpire lâavait tenu pendant
treize ans, dĂ©clarait quâil nâavait jamais rien vu de
semblable.
AprĂšs avoir Ă©tĂ© transportĂ©s de Vincennes Ă la SantĂ© oĂč
ils restĂšrent quinze jours dans des cellules sans feu et
La Commune
141
dont les murs suintaient lâeau (Ă ce point que ni le linge
ni la literie nây pouvaient demeurer secs), ils furent
conduits Ă PĂ©lagie oĂč ils durent attendre deux mois le
jugement des conseils de guerre.
Parmi les dĂ©tenus du 22 janvier Ă©tait Delescluze arrĂȘtĂ©
et jeté, lui aussi, dans cet enfer.
Seulement comme rédacteur en chef du
RĂ©veil
quâon
venait de supprimer, Deslescluze ùgé de soixante-cinq
ans, dĂ©bile, dĂ©jĂ atteint dâune bronchite aiguĂ«, sortit
mourant de prison ; aux élections du 8 février suivant
on lâenvoya Ă lâassemblĂ©e lĂ©gislative Ă Bordeaux.
Un ouvrier, le citoyen Magne avait Ă©tĂ© arrĂȘtĂ© au
moment oĂč il rentrait chez lui, sortant de son atelier.
DĂ©jĂ malade, il mourut un mois aprĂšs Ă PĂ©lagie, victime
du traitement quâil avait endurĂ©. »
(G. LEFRANĂAIS,
Etude du mouvement communaliste.
1871.)
Dans la soirée du 22 janvier avait été affiché le décret suivant
qui fermait les clubs dans Paris.
Le Gouvernement de la défense nationale
ConsidĂ©rant quâĂ la suite dâexcitations criminelles dont
certains clubs ont été les foyers, la guerre civile a été
engagée par quelques agitateurs désavoués par la
population tout entiĂšre ;
Quâil importe dâen finir avec ces dĂ©testables manĆuvres
qui sont un danger pour la patrie, et qui, si elles se
La Commune
142
renouvelaient, entacheraient lâhonneur
irréprochable
jusquâici
de la défense de Paris, décrÚte :
Les clubs sont supprimĂ©s jusquâĂ la fin du siĂšge, les
locaux oĂč ils tiennent leurs sĂ©ances, seront
immédiatement fermés.
Les contrevenants seront punis conformément aux lois.
Article 2. Le préfet de police est chargé du présent
décret. »
Général Trochu, Jules FAVRE,
Emmanuel ARAGO, Jules FERRY.
Tant que le bombardement de Paris rassura, on avait toujours
lâespoir dâune lutte suprĂȘme.
Quand il se tut, aprĂšs le 28, on se sentit trahis, il restait la
ressource de mourir si la révolte ne pouvait vaincre.
Quoi ! toutes les victimes déjà entassées les uns dans les
sillons, les autres sur le pavé des rues, les vieux morts des
misĂšres du siĂšge, tout cela nâaurait servi quâĂ constater
lâabaissement populaire, et le nom de RĂ©publique ne serait quâun
masque !
Quoi ! câĂ©tait cela que de loin on voyait dans une gloire !
Quiconque était républicain était déclaré ennemi de la
RĂ©publique.
Jules Favre, Jules Simon, Garnier PagĂšs parcouraient les
dĂ©partements ; Gambetta venait dâĂ©touffer les communes de
Lyon et de Marseille quâavait fait lever le 4 septembre, avec la
La Commune
143
mĂȘme dĂ©sinvolture quâil apportait, au lendemain du 14 aoĂ»t, Ă
appeler la peine de mort sur la tĂȘte des
bandits de la Villette.
VI
Quelques rĂ©publicains dans lâarmĂ©e et dans la flotte.
Plans de Rossel et de Lullier
Malgré la discipline on pense quelquefois,
Lâesprit peut sâĂ©vader du bagne des casernes.
(L. M.
Les Prisons.
)
Suivant la capitulation, lâassemblĂ©e de Bordeaux devait ĂȘtre
nommée au 8 février et se réunir pour statuer sur les conditions
de la paix.
Lâimpression de cette lĂąchetĂ© Ă©tait telle que dans lâarmĂ©e et
dans la flotte des officiers se refusaient Ă la dĂ©faite comme sây
refusait Paris, leurs plans Ă eux Ă©taient logiques et simples.
Les papiers posthumes de Rossel et ceux qui furent trouvés
chez Lullier dĂ©montrĂšrent une fois de plus que mĂȘme dâaprĂšs la
science militaire, il était possible de résister et de vaincre
lâinvasion.
Voici quelques-uns de ces fragments.
LA LUTTE A OUTRANCE
La lutte Ă outrance, la continuation de la lutte jusquâĂ la
victoire nâest pas une utopie, nâest pas une erreur.
La France possÚde encore un immense matériel de
guerre, un grand nombre de soldats.
La Commune
144
La ligne de la Loire qui est une excellente position est Ă
peine entamĂ©e, tant que Bourges nâest pas perdu, mais
fĂ»t-elle acquise Ă lâennemi, lâattaque des provinces
méridionales devient difficile à cause du massif de
lâAuvergne qui oblige lâennemi Ă partager ses efforts
entre Lyon et Bordeaux, un Ă©chec des Prussiens sur
lâune de ces deux lignes les dĂ©gage toutes deux.
Au contraire la résistance a souvent des chances
heureuses, rappelez-vous la bataille de Cannes ; la
conquĂȘte de la Hollande par Louis XIV Ă la tĂȘte de
quatre armĂ©es, les plus puissantes de lâEurope,
commandĂ©es par Turenne et CondĂ© ; lâenvahissement
de lâEspagne par NapolĂ©on en 1808. VoilĂ trois
situations qui étaient de beaucoup plus désespérées,
plus accablantes, qui laissaient bien moins de chances Ă
une issue honorable que notre situation aprĂšs la prise
de Paris.
Cependant toutes trois ont Ă©tĂ© heureuses, et ce nâest
pas un effet du hasard mais peut-ĂȘtre lâeffet dâune loi
constante dont un des caractĂšres les plus nets est le
dépérissement des armées victorieuses.
Une armée qui fait une guerre active se détruit lors
mĂȘme quâelle a toutes facilitĂ©s de se recruter, les
recrues quâelle reçoit maintiennent sa force numĂ©rique,
mais ne remplacent pas les vieux soldats ni les officiers
quâelle a perdus.
La Commune
145
Câest par le dĂ©faut dâofficiers quâa pĂ©ri lâarmĂ©e de
NapolĂ©on, il en est de mĂȘme de lâarmĂ©e dâAnnibal, il en
sera de mĂȘme de lâarmĂ©e prussienne et plus
promptement encore sans compter que la mort de M.
de Bismarck ou de M. de Moltke peut tout emporter.
La mort de Pyrrhus vainqueur nâest pas un paradoxe ; il
vient souvent un moment pour les conquĂ©rants oĂč le
désastre est tout entier en germe dans une victoire : ce
moment câest Cannes ou la Moskowa. â Pourquoi les
Prussiens nâauraient-ils pas la mĂȘme aventure ?
Il ne sâagit que dâattendre le moment de les user, les
lasser, non leur faire trouver Capoue dans nos villes,
mais ne jamais faire marché avec eux pour notre
rançon.
Nous manquons de patience, nous faisons la paix aussi
inconsidérément que nous avons fait la guerre ce
peuple est trop mobile et trop sceptique ; il y a quatre-
vingts ans on a pu le fanatiser avec des idées de liberté,
de propagande égalitaire et de démocratie universelle,
qui croira-t-on maintenant ?.....
Câest bien le style de lâhomme de guerre pour qui avait Ă
combattre la guerre de conquĂȘte contre une armĂ©e disciplinĂ©e.
Un gĂ©nĂ©ral tel que Rossel nâeĂ»t pas Ă©tĂ© inutile.
Plus tard, quand il voulut faire de la garde nationale une
armĂ©e rĂ©guliĂšre, Rossel ne comprit pas que lâĂ©lan
rĂ©volutionnaire, puisquâil fallait se hĂąter, que le temps manquait
comme le nombre, devait surtout ĂȘtre employĂ©.
La Commune
146
Mais dans les situations désespérées, que chacun emploie le
moyen quâil comprend ; lâarme quâon connaĂźt est la meilleure, il
connaissait bien le métier de la guerre, des dévoués auraient
dans ce cas subi la discipline.
Rossel écrivait de Nevers, démontrant les fautes commises
par les gĂ©nĂ©raux de lâEmpire que la RĂ©publique de septembre
maintenait Ă la tĂȘte de ses armĂ©es.
Les opérations militaires ont été continuellement
malheureuses.
A force dâimpĂ©ritie, les plans ont toujours Ă©tĂ© vicieux et
les chefs incapables. Chanzy seul a peut-ĂȘtre montrĂ© du
talent, encore ne sera-t-il jugĂ© que lorsquâon saura
quelles forces il avait devant lui.
Et, ce seul gĂ©nĂ©ral a Ă©tĂ© laissĂ© en dehors de lâĂ©chiquier
occupé avec des forces insuffisantes à courir la
Bretagne et le Poitou.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Gambetta Ă©tait devenu promptement un homme
politique, il fallait quâil devĂźnt un homme de guerre et
sâĂ©tait notre espĂ©rance depuis le temps oĂč enfermĂ©s
dans Metz nous avions approfondi la nullité de nos
gĂ©nĂ©raux. Gambetta ne lâa pas voulu.
Nous avons obĂ©i Ă tous les podagres de lâannuaire, ils
ont acceptĂ© la responsabilitĂ© en sâarrachant les cheveux
de terreur et ont péri par leur propre impuissance
La Commune
147
beaucoup plus que par lâhabiletĂ© de leurs adversaires.
â Toutes les opĂ©rations ont Ă©tĂ© vicieuses.
La reprise dâOrlĂ©ans a Ă©tĂ© exĂ©cutĂ©e par une faute
puĂ©rile classĂ©e dans tous les traitĂ©s dâart militaire et
cataloguée sous le nom de concentration sur un point
occupĂ© par lâennemi.
La seconde prise dâOrlĂ©ans a aussi son nom parmi les
grandes fautes : câest une retraite divergente.
La bataille dâAmiens sâappelle dĂ©fensive passive aussi
bien que les opérations qui ont précédé la retraite
dâOrlĂ©ans par les Prussiens.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
La marche de Bourbaki dans lâEst a Ă©tĂ© gĂąchĂ©e. Le
crime de coller une armée contre une frontiÚre neutre
et de dĂ©couvrir toute sa ligne dâopĂ©rations sur une
longueur de 150 kilomĂštres nâa pas de nom dans la
science militaire.
Si Gambetta avait fait lui-mĂȘme au lieu de se mettre Ă
la discrĂ©tion dâun vieux soldat usĂ© qui marchait Ă regret,
la belle opĂ©ration quâil avait conçue nâaurait jamais pu
se changer en un honteux désastre.
La RĂ©publique est aussi criminelle en cela que lâEmpire
parce quâelle a Ă©tĂ© aussi inintelligente dans le choix des
chefs.
Que le gouvernement de Bordeaux récrimine contre le
gouvernement de Paris câest juste, mais il est juste
La Commune
148
aussi que nous récriminions contre le gouvernement de
Bordeaux.
Dirai-je combien lâorganisation a Ă©tĂ© dĂ©fectueuse et
combien lâhĂ©ritage malheureux de lâEmpire a encore Ă©tĂ©
dilapidé entre nos mains.
Nous avons subi la distinction de lâarmĂ©e et de la
mobile, mais câest nous qui avons inventĂ© les mobilisĂ©s,
multiplié les uniformes et les systÚmes, exclu les
hommes mariés de la défense nationale sous le prétexte
invalide que cela ruinerait le pays. Est-il assez ruiné
désormais le pays ?
Et quels organisateurs incapables ; ils nâavaient quâune
seule crainte, avoir trop de monde Ă instruire ; ils
excluaient du recrutement autant de monde quâil leur
était possible, ils ne savaient ni réunir les hommes ni
les commander et le gouvernement multipliait leur
travail par la création déraisonnable de camps
dâinstruction.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Ils avaient cependant une tùche déterminée à accomplir
dans un temps déterminé, instruire les soldats à cette
tĂąche difficile avait ajoutĂ© celle de crĂ©er dans le mĂȘme
temps des baraquements nombreux en faisant de
nouveaux corps.
Lâartillerie nâa pas su sacrifier un clou de son matĂ©riel
savant et durable, ses canons et ses affûts, ses
La Commune
149
caissons, ses harnais dureront quarante ans, câest vrai,
mais ils ne seront jamais achevĂ©s quâaprĂšs la guerre.
Ayant besoin de faire vite, avons-nous simplifié notre
armement ? Non. Nous lâavons compliquĂ© par lâadoption
du canon rayĂ©. Nos dĂ©faites ne tenaient pas Ă
lâarmement dĂ©fectueux, mais Ă des causes dâun ordre
incomparablement plus élevé.
Le canon rayé est bon pour les badauds, ayons des
canons lisses et tĂąchons de nous en servir.
La cavalerie a Ă©tĂ© aussi mĂ©thodique que lâartillerie et
aussi incapable sur les champs de bataille.
(ROSSEL,
Papiers posthumes
,
recueillis en 1871 par Jules Amigues.)
Cette marche dans lâEst qui, disait Rossel, avait Ă©tĂ© gĂąchĂ©e,
fut également indiquée par Lullier, officier de marine, que le
dĂ©sespoir de la dĂ©faite jeta vers la Commune et que lâaffaire du
Mont-ValĂ©rien (oĂč il engagea sur la parole dâhonneur du
commandant de ce fort la premiĂšre sortie contre Versailles dans
un désastre), rendit depuis sujet à des accÚs terribles.
Lullier avait dÚs le 25 novembre 1870, envoyé le plan suivant
auquel il avait une confiance profonde et qui resta sans réponse.
Il est curieux de voir aujourdâhui combien il eĂ»t Ă©tĂ© facile au
moins dâessayer de dĂ©bloquer Paris, qui ne demandait quâĂ se
défendre héroïquement.
I. Lâobjectif dâopĂ©rations commun aux armĂ©es de la
RĂ©publique doit ĂȘtre de dĂ©bloquer Paris. Pour obtenir ce
La Commune
150
résultat, ce serait tomber dans une grave erreur que
concevoir un plan dâaprĂšs lequel chacune de ces armĂ©es
marcherait isolément quoique par des mouvements
simultanés sur Paris, car les armées allemandes
occupant en forces autour de cette place une position
concentrique, il leur serait facile de combiner leurs
mouvements et dâaccabler sĂ©parĂ©ment et
successivement chacune des armées françaises qui se
prĂ©senteraient sur lâun des rayons de leur cercle
dâaction. Il serait bien difficile, au contraire, pour celles-
ci dâobtenir une coĂŻncidence exacte de leurs attaques si
lâon considĂšre la rĂ©partition des forces agissantes sur le
théùtre général des occupations.
Marcher directement sur Paris, câest aller attaquer
directement lâennemi au siĂšge de sa puissance, au
centre de ses ressources, câest vouloir prendre le
taureau par les cornes.
Dâun autre cĂŽtĂ©, Paris ne se trouve pas dans les
conditions dâune place ordinaire ; il renferme dans ses
murs une armĂ©e dâenviron 390.000 hommes dont
lâorganisation, lâinstruction, lâarmement se
perfectionnent de jour en jour, armée qui sera bientÎt
en Ă©tat de sortir et de donner efficacement au dehors.
Pour dĂ©gager Paris, il suffit dâobliger lâennemi Ă distraire
momentanément une partie importante des forces qui
enserrent la capitale et de lâamener Ă les porter Ă une
distance qui laisse pendant quarante-huit heures
La Commune
151
seulement libre jeu Ă lâarmĂ©e assiĂ©gĂ©e pour exĂ©cuter
une sortie gĂ©nĂ©rale contre lâarmĂ©e assiĂ©geante ; or, en
manĆuvrant en province, il est facile dâobtenir ce
résultat et de dégager partiellement Paris.
Quelle est la manĆuvre gĂ©nĂ©rale Ă faire ?
II. RĂ©unir toutes les forces disponibles dans le Midi Ă
Lyon ; toutes celles du centre au camp de Nevers ;
toutes celles de lâOuest Ă Tours ; faire replier lâarmĂ©e de
la Loire sur cette derniĂšre ville et au moyen des voies
ferrées ; opérer un mouvement général de
concentration de toutes ces forces sur Langres.
On peut réunir en moins de quinze jours 300.000
hommes sous cette derniĂšre ville, place forte avec son
camp retranché à portée. Cette armée, couverte sur sa
droite par les places de Besançon et de Belfort, sera en
mesure de se porter soit sur ChĂąlons par Vitry-le-
François, soit entre Toul et Nancy, en faisant tomber par
lâoption pour cette derniĂšre ville la ligne de la Meuse,
mauvaise ligne, peu défendue et peu défendable.
Par lâune ou lâautre de ces avancĂ©es lâarmĂ©e concentrĂ©e
Ă Langres menace directement les communications Ă
lâennemi, lesquelles Ă©tendent sur une ligne de 110
lieues par ChĂąlons, Verdun et Nancy, de Strasbourg Ă
Paris. Elle oblige ainsi infailliblement lâennemi Ă dĂ©gager
partiellement Paris pour porter une partie considérable
de ses forces sur ChĂąlons ou sur Metz au secours de ses
communications menacées.
La Commune
152
Si lâarmĂ©e de Langres est battue, elle se repliera sur la
chaussée de Paris à Lyon, sa ligne de retraite naturelle
quâelle ne cesse de couvrir dans son mouvement en
avant et sur laquelle elle possĂšde Lyon avec son camp
retranché comme base et Dijon comme place de
ravitaillement et de défense.
Quoi quâil advienne, le but sera donc atteint : menacer
les communications de lâennemi sans dĂ©couvrir les
siennes.
Dans ce mĂȘme temps lâarmĂ©e du Nord doit venir border
lâOise de Chagny Ă Creil, puis se concentrer sur la
gauche pour se porter par Reims sur les
communications de lâennemi et venir donner la main Ă
lâarmĂ©e de Langres ou, suivant les circonstances, se
concentrer sur la droite pour venir donner par Saint-
Denis la main Ă lâarmĂ©e de Paris et concourir ainsi au
résultat de la sortie générale exécutée par celle-ci.
III. Menacer les communications de lâennemi pour
lâobliger Ă lĂącher prise et Ă rĂ©trograder est lâune des
manĆuvres les plus usuelles Ă la guerre ; lâexpĂ©rience
de lâhistoire militaire prouve quâune telle manĆuvre
mĂȘme mĂ©diocrement conduite a presque toujours Ă©tĂ©
couronnĂ©e dâun plein succĂšs.
En 1800, le général autrichien Mélas opérait sur le Var
contre la France.
Sa ligne de communication passait par Coni, Alexandrie
et la rive droite du PĂŽ. Bonaparte avec 36.000 hommes
La Commune
153
franchit le Saint-Bernard et vint se placer Ă cheval sur
cette ligne Ă Marengo.
MĂ©las menacĂ© dâĂȘtre coupĂ© de Mantoue et de lâAdige, sa
base, se concentre en toute hĂąte sur Alexandrie.
Vaincu en avant de cette place il se trouve dans
lâalternative de sây renfermer ou de signer un traitĂ© qui
nous livre lâItalie.
En 1812, aprĂšs avoir perdu la bataille de la Moskowa et
évacué à Moscou, le généralissime russe Mutusoff vint
se placer au sud de la ligne de communication de
lâarmĂ©e française. NapolĂ©on fut obligĂ© aussitĂŽt de venir
à lui et aprÚs la bataille indécise de Malo-Jarolaswitz, le
gĂ©nĂ©ral russe ayant appuyĂ© encore dâune marche vers
lâOuest, NapolĂ©on fut obligĂ© de quitter brusquement
Moscou et faillit ĂȘtre coupĂ© de sa base, la Pologne et la
Bérésina.
En 1813, dĂšs que les alliĂ©s sâavisĂšrent de faire une
marche de concentration sur Leipzig, Napoléon est
obligé de quitter sa position concentrique de Dresde
pour voler au secours de ses communications
menacées ; aprÚs les trois batailles de Leipzig, il est
obligé de se replier en toute hùte vers le Rhin, sa base.
Dans la mĂȘme annĂ©e 1813, en Espagne, dĂšs que le
gĂ©nĂ©ral anglais Wellington sâavisa de marcher par
Valladolid sur Burgos, le roi Joseph et les généraux
français menacĂ©s dâĂȘtre coupĂ©s des PyrĂ©nĂ©es, leur
La Commune
154
base, évacuÚrent précipitamment Madrid et faillirent
ĂȘtre coupĂ©s Ă Vittoria.
En 1814, Wellington Ă©tait Ă Bordeaux, se prĂ©parant Ă
marcher sur Paris ; mais le maréchal Soult qui avait pris
le commandement de lâarmĂ©e dâEspagne fit une retraite
parallĂšle Ă la frontiĂšre et vint prendre position Ă
Toulouse. Wellington ne pouvant laisser une armée sur
le flanc de sa ligne de communication, fut obligé de
venir au général français et de lui livrer la bataille de
Toulouse.
Dans la mĂȘme annĂ©e de 1814, aprĂšs la bataille indĂ©cise
de Bar-sur-Aube, Napoléon marcha sur Saint-Dizier
pour se porter sur la Lorraine et se jeter sur les
communications des armĂ©es allemandes. Bien quâil ne
disposĂąt alors que de soixante-cinq mille soldats, cette
marche eût été décisive si Paris eût été mis en état de
résister seulement quinze jours.
IV. Le plan dâune marche de concentration gĂ©nĂ©rale de
nos forces de Langres, plan quâon est en mesure
dâexĂ©cuter avec trois cent mille hommes dĂšs le 15
décembre est donc conforme aux principes de la science
stratégique, et le résultat en est pour ainsi dire garanti
dâavance par lâexpĂ©rience de lâhistoire ; il est de plus
conforme aux lumiĂšres du plus simple bon sens.
La France est mutilĂ©e, il ne lui reste plus quâun bras,
mais ce bras est encore capable de tenir une épée. Un
ennemi enhardi par le succĂšs met la main sur Paris, la
La Commune
155
capitale saura-t-elle lui saisir cette main, sinon lâennemi
serrera plus fort et de son autre il lâĂ©cartera. Mais si du
bras qui lui reste elle menace son adversaire, celui-ci
lĂąchera prise aussitĂŽt. Le bras de la Prusse est Ă©tendu
sur la France de Strasbourg Ă Paris, câest ce bras quâil
faut menacer avec toutes les forces disponibles.
Pour que les opérations de la nature de celle que nous
précisons réussissent, il faut deux choses :
1° Le secret gardĂ© sur ses intentions qui ne doivent ĂȘtre
rĂ©vĂ©lĂ©es que tardivement par les faits et alors quâil nâest
plus temps pour lâennemi dây parer par des contre-
manĆuvres. Lâart de guerre nâest si difficile que par la
difficultĂ© quâon Ă©prouve Ă cacher dâune part ses projets
Ă lâennemi et de lâautre Ă pĂ©nĂ©trer les siens.
2° Lâexacte combinaison des dĂ©tails, le recensement du
matĂ©riel, des voies dâexploitation dont on doit se servir,
le calcul exact des durées du transport par chemin de
fer. La quantité suffisante de munitions de guerre et de
denrées alimentaires assurée, de maniÚre à ne laisser
jamais aucun corps en lâair ou sans vivres. Dans la
guerre, le calcul exact du temps et des distances est
tout.
Le plus beau plan du monde Ă©choue parce quâun corps
dâarmĂ©e arrive quelques heures trop tard sur le champ
de bataille.
Arrivé quatre heures trop tard, il se trouve en présence
dâune dĂ©route et lâaggrave mĂȘme.
La Commune
156
Quatre heures plus tÎt, il change un désastre en
victoire.
Ainsi peut et doit ĂȘtre sauvĂ©e militairement la France.
Tours, 25 novembre 1870.
Charles LULLIER.
La France ne fut sauvée ni militairement ni
révolutionnairement, mais égorgée en troupeau par les
bourgeois dĂ©gĂ©nĂ©rĂ©s, et pourtant, lâavenir est Ă la RĂ©volution
libératrice.
Ces fragments paraissent vieux de mille ans, la science
militaire Ă©tant une science qui meurt puisque la guerre entre les
peuples se meurt ; malgré les efforts des despotes, des
tressaillements lâagitent encore, comme ceux dâune bĂȘte Ă
lâagonie, elle ne se relĂšvera plus. Mais Rossel et Lullier furent des
intelligences consumées à travers les événements comme les
phalĂšnes Ă travers la flamme.
Aujourdâhui la discipline a fait son temps, les hommes quâelle
a élevés se heurtent et se rebutent dans la libre envolée de
lâhumanitĂ©.
VII
LâassemblĂ©e de Bordeaux.
Entrée des Prussiens dans Paris
Majorité rurale, honte de la France !
La Commune
157
(Gaston CRĂMIEUX.)
Un second dĂ©lai fut accordĂ© jusquâau 28 fĂ©vrier et le
gouvernement qui se dĂ©fiait de Paris obtint que lâarmĂ©e
allemande nây entrerait que le 1
er
mars. Trochu avait donné sa
démission afin de tenir sa parole ou plutÎt de paraßtre la tenir.
(Le gouverneur de Paris ne capitulera pas !) Vinoy lâun des
complices de Napoléon III au 2 décembre remplaçait Trochu.
Paris, comme toute la France dressait des listes de candidats
sâestompant du rĂ©publicain Ă lâinternationaliste.
Ceux qui avaient encore quelque confiance aux urnes
Ă©prouvĂšrent des surprises, telles que de voir M. Thiers, qui, la
veille de la proclamation officielle avait 61.000 voix, ce qui dĂ©jĂ
semblait exagéré, en annoncer le lendemain 103.000 ! Ce sont
les secrets du suffrage universel.
Sur quelques listes, dites des quatre comités, le nom de
Blanqui avait été proscrit, quoique plusieurs internationaux y
fussent inscrits, Blanqui, câĂ©tait lâĂ©pouvantail.
Les clubs choisirent les noms des internationaux, aussi bien
celui de Liebneck qui avait énergiquement protesté contre la
guerre que celui des internationaux français.
Un grand nombre de rĂ©volutionnaires nâayant pas de
confiance au suffrage universel, moins universel que jamais,
sâabstinrent ! ils furent, comme on lâavait fait pour le plĂ©biscite
précédent, remplacés par les réfugiés, les soldats, les mobiles
bretons.
La Commune
158
M. Thiers qui menait la campagne en province fit voter tous
les effarements, toutes les réactions, il sut flatter toutes les
lĂąchetĂ©s, si bien, quâil fut Ă©lu dans vingt-trois dĂ©partements. On
lâappela le roi des radicaux.
A la premiÚre séance de cette assemblée réactionnaire,
Garibaldi ne put se faire entendre, les vociférations couvraient sa
voix, tandis quâil offrait ses fils Ă la RĂ©publique.
Comme le vieillard restait debout au milieu du tumulte,
Gaston CrĂ©mieux de Marseille, qui devait ĂȘtre fusillĂ© quelques
semaines plus tard, sâĂ©cria, aux applaudissements de la foule
entassée dans les tribunes : Majorité rurale, honte de la France !
LâassemblĂ©e de Bordeaux fut jusquâau bout digne de son
début, il fut impossible à quiconque pensait librement de rester
dans ce milieu hostile à toute idée généreuse.
Rochefort, Malon, Ranc, Tridon, Clemenceau donnĂšrent leur
démission.
Celle de quatre dâentre eux Ă©tait collective et conçue en ces
termes :
Citoyen président, les électeurs nous avaient donné le
mandat de représenter la République française.
Or, par le vote du 1
er
mars, lâassemblĂ©e nationale a
consacré le démembrement de la France, la ruine de la
patrie, elle a ainsi frappé ses délibérations de nullité :
Le vote de quatre gĂ©nĂ©raux et lâabstention de trois
autres démentent formellement les assertions de M.
La Commune
159
Thiers. Nous ne pouvons demeurer un jour de plus dans
cette assemblée.
Nous vous donnons donc avis, citoyen président, que
nous nâavons plus quâĂ nous retirer.
Henri ROCHEFORT, MALON de lâInternationale,
RANC, TRIDON de la CĂŽte-dâOr.
Garibaldi, Victor Hugo, FĂ©lix Pyat, Delescluze donnĂšrent
également leur démission de députés.
Le gouvernement appelé
nouveau
parce que câĂ©tait surtout la
mĂȘme chose que lâancien, fut ainsi composĂ© par lâassemblĂ©e
capitularde.
THIERS, chef du pouvoir exécutif.
Jules FAVRE, ministre des affaires Ă©trangĂšres.
Ernest PICARD, intérieur.
DUFAURE, justice.
Général LE FLO, guerre.
POUYER-QUERTIER, finances.
Jules SIMON, instruction publique.
Amiral POTHUAU, marine.
LAMBRECHT, commerce.
DELAREY, travaux publics.
Jules FERRY, maire de Paris.
VINOY, gouverneur de Paris.
Les conditions de la paix Ă©taient : la cession de lâAlsace et
dâune partie de la Lorraine avec Metz.
La Commune
160
Le paiement en trois annĂ©es, de cinq milliards dâindemnitĂ©s
de guerre.
Lâoccupation du territoire jusquâĂ parfait paiement des cinq
milliards.
LâĂ©vacuation Ă mesure, et en proportion des sommes versĂ©es.
Le 27 fĂ©vrier, le bruit se rĂ©pandit dans Paris de lâentrĂ©e de
lâarmĂ©e allemande.
AussitÎt les Champs-Elysées furent couverts de gardes
nationaux. Le rappel battait dans la nuit.
On se ressouvint quâĂ la place Wagram il y avait des canons
que les gardes nationaux des faubourgs avaient achetés par
souscriptions, et qui leur appartenaient, pour la défense de Paris.
A la place des Vosges, également, étaient des canons achetés
par les bataillons du Marais, chaque quartier avait les siens.
Hommes, femmes, enfants sâattelĂšrent ; les piĂšces de
Montmartre roulĂ©es jusquâau boulevard Ornano, sont montĂ©es
sur la butte.
Belleville et la Villette traĂźnent les leurs aux buttes Chaumont.
Les piĂšces du Marais sont laissĂ©es place des Vosges. Câest le
meilleur endroit pour un parc dâartillerie.
Deux mille gardes nationaux se réunissent au comité central.
On prépare les affiches suivantes pour le lendemain.
La garde nationale proteste, par lâorgane de son ComitĂ©
central, contre toute tentative de désarmement, et
dĂ©clare quâau besoin elle y rĂ©sistera par les armes.
La Commune
161
Le Comité central de la garde nationale.
Ce manifeste fut affiché le lendemain 28 ainsi que le suivant.
Les révolutionnaires ne voulant pas faire inutilement
Ă©gorger une partie de la population,
Le sentiment de la population paraĂźt de ne pas
sâopposer Ă lâentrĂ©e des Prussiens dans Paris. Le comitĂ©
central qui avait Ă©mis une opinion contraire dĂ©clare quâil
se rallie Ă la proposition suivante :
Il sera Ă©tabli autour des quartiers que doit occuper
lâennemi, une sĂ©rie de barricades destinĂ©es Ă isoler
complĂštement cette partie de la ville.
Les habitants de la région circonscrite dans ses limites
devront lâĂ©vacuer immĂ©diatement.
La garde nationale, de concert avec lâarmĂ©e formĂ©e en
cordons tout autour, veillera Ă ce que lâennemi ainsi
isolé sur un sol qui ne sera plus notre ville, ne puisse en
aucune façon communiquer avec les parties retranchées
de Paris.
Le comitĂ© central engage la garde nationale Ă prĂȘter
son concours Ă lâexĂ©cution des mesures nĂ©cessaires Ă
ce but et Ă Ă©viter toute agression qui serait le
renversement immédiate de la République.
Le Comité central de la garde nationale.
Alavoine, Bouit, Frontier, Boursier, David
Boison, Baroud, Gritz, Tessier, Ramel, Badois,
Arnold, Piconel, Audoynard, Masson, Weber,
La Commune
162
Lagarde, Laroque, Bergeret, Pouchain, Lava-
lette, Fleury, Maljournal, Chonteau, Cadaze,
Castroni, Dutil, Matté, Ostyn.
LâarmĂ©e se retira sur la rive gauche, la garde nationale seule,
sans trouble, sans provocation, sans faiblesse, exécuta son
programme.
Cette nuit-lĂ avait une impression de grandeur.
Il semblait que de quelque part de lâespace on regardĂąt
passer dans lâombre dâune ville morte, un fantĂŽme dâarmĂ©e.
Les demi-tons incisifs du tocsin tombaient dans le noir des
rues désertes.
Les deux tambours géants de Montmartre descendaient la rue
Ramey, battant un rappel sourd comme une marche funĂšbre.
Des souffles de rĂ©volte passaient dans lâair, mais la moindre
agression eĂ»t, comme lâavait senti le comitĂ© central, servi de
prétexte à un rétablissement de dynastie, sous la protection de
Guillaume.
Quelques instants les drapeaux noirs des fenĂȘtres claquĂšrent
dans le vent, puis il nây en eut plus une haleine de vie.
De la permanence du comité de vigilance, on ne voyait que la
nuit dans laquelle sonnait le tocsin. â La nuit sâacheva lourde.
Aux Champs-Elysées, paisiblement comme un devoir, on brisa
dans un café qui avait ouvert aux Prussiens, le comptoir et tout
ce qui avait servi à leur usage et par devoir aussi, sans pitié ni
colĂšre, on fouetta des malheureuses qui pour voir les
envahisseurs avaient en toilettes de fĂȘte dĂ©passĂ© les barriĂšres.
La Commune
163
Que ne pouvait-on faire justice en place de ces produits
lamentables du vieux monde de la société putréfiée tout entiÚre.
LâassemblĂ©e de Bordeaux continua de voter une sĂ©rie de
mesures honteuses. Ceux qui composaient Ă Paris le
gouvernement nâayant pas comme la dĂ©fense nationale promis
de mourir plutĂŽt que de se rendre, sâen donnaient Ă cĆur joie
dâinfamies.
Craignant tous les hommes de courage quâelle appelait la lie
des faubourgs, lâassemblĂ©e qui nâeĂ»t jamais osĂ© affronter Paris,
prĂ©parait une trahison pour dĂ©sarmer de ses canons lâ
acropole
de lâĂ©meute,
Montmartre, que nous appelions avec la vile
multitude la citadelle de la liberté, le mont sacré.
Il y eut un instant oĂč le parti de lâordre disparaissant dans la
multitude, Paris nâeut plus quâune seule Ăąme hĂ©roĂŻque criant vers
la liberté.
M. Thiers tenant entre ses griffes de gnome lâassemblĂ©e de
Bordeaux, la pétrissait à sa taille ; et cette assemblée-là ,
sâappelait la France : la RĂ©publique !
VIII
SoulÚvements par le monde pour la liberté
Sonnez, sonnez toujours, clairons de la pensée.
(Victor Hugo.)
La Commune
164
Il y eut par le monde autour de 71, de grands soulĂšvements
dâidĂ©es.
Un souffle de tempĂȘte les semait, elles ont ramifiĂ©,
grandissant dans lâombre et Ă travers les Ă©gorgements, elles
sont aujourdâhui en fleur ; les fruits viendront.
Vers 70 avant, aprĂšs, toujours, jusquâĂ ce que soit accomplie
la transformation du monde, lâattirance vers lâidĂ©al vrai continue.
Est-ce quâon peut empĂȘcher le printemps de venir, lors mĂȘme
quâon couperait toutes les forĂȘts du monde ?
Vers 70, Cuba, la GrĂšce, lâEspagne revendiquaient leur
liberté : partout, les Esclaves allaient secouant leurs chaßnes, les
Indes comme aujourdâhui se soulevaient pour la libertĂ©.
Les cĆurs montaient assoiffĂ©s dâidĂ©al ; tandis que les maĂźtres
plus implacables armaient leurs meutes inconscientes, les
entraßnant sur le gibier humain, toujours noyée dans le sang, la
rĂ©volte renaissait sans cesse ; câĂ©tait partout une marĂ©e
montante vers lâĂ©tape nouvelle et plus haute, en vue toujours
sans quâelle soit encore atteinte.
Les rĂ©pressions dĂ©chaĂźnĂ©es plus fĂ©roces et plus stupides Ă
mesure que la fin arrive sollicitaient comme nous le voyons
encore, le pouvoir affolé et croulant.
En novembre 70, les cachots de Russie regorgeaient. Des
hommes, des femmes appartenant comme grand nombre dâentre
nous Ă la jeunesse des Ă©coles, avaient adhĂ©rĂ© Ă lâInternationale ;
ils essayaient dâĂ©veiller les moujiks courbĂ©s depuis si longtemps
sur la dure zemlia.
La Commune
165
CâĂ©tait avec des paroles simples, avec des figures quâil fallait
parler Ă ces hommes simples (les
Paroles,
par Bakounine)
comme le chant matinal du coq les tirĂšrent du sommeil.
Le peuple russe, disait-il, dans ces images, se trouve
actuellement dans des conditions semblables Ă celles
qui le forcĂšrent Ă lâinsurrection, sous le tzar Alexis, pĂšre
de Pierre le Grand. Alors, câĂ©tait Stanka Razine, cosaque
chef des rĂ©voltĂ©s, qui se mit Ă sa tĂȘte et lui indiqua la
voie dâĂ©mancipation.
Pour se lever aujourdâhui, disait Bakounine, il y a prĂšs
de vingt-six ans, le peuple nâattend plus quâun nouveau
Stanka Razine, et cette fois, il sera remplacé par la
légion des jeunes hommes déclassés, qui maintenant
vivent de la vie populaire ; Stanka Razine se sent
derriÚre eux, non héros personnel, mais collectif et par
cela mĂȘme invincible. Ce sera toute cette magnifique
jeunesse sur laquelle plane son esprit.
Michel BAKOUNINE.
Dans une poĂ©sie dâOgareff, ami de Bakounine (lâ
Etudiant
)
,
les
jeunes gens au cĆur ardent et gĂ©nĂ©reux, voyaient lâun dâeux
vivant de science et dâhumanitĂ© Ă travers les luttes de la misĂšre.
Voué par la vengeance du tzar et des boyards à la vie
nomade, il allait du couchant au levant criant aux paysans :
rassemblez-vous ! levez-vous ! ArrĂȘtĂ© par la police impĂ©riale, il
mourait dans les plaines glacées de la Sibérie en répétant
jusquâĂ son dernier souffle que tout homme doit donner sa vie
pour la terre et la liberté.
La Commune
166
Lors des progrĂšs de la Commune, le procĂšs des
internationaux Ă©tait jugĂ© en Russie avec les mĂȘmes cruautĂ©s
inspirées par la terreur que tous les despotes ont de la vérité.
Le mouvement en AmĂ©rique avait commencĂ© dĂšs 1866 Ă
Philadelphie, oĂč Uriah Stephens propageait lâidĂ©e du groupement
dĂ©fensif des travailleurs contre lâexploitation.
Pendant plusieurs années les réunions des « knights of
labour » chevaliers du travail restĂšrent secrĂštes, puis tout Ă
coup, James Wright, Robert Macauley, Villiam Cook, Joseph
Rennedy et dâautres se rĂ©unissant Ă Uriah Stephens, formĂšrent
un premier groupe de propagande, bientĂŽt suivi dâautres ;
aujourdâhui ce nâest plus par centaines mais par centaines de
mille que se comptent les knights of labour.
Ils eurent depuis correspondance pour les grĂšves, avec les
trades union, et les associations ouvriĂšres de lâAmĂ©rique du
Nord, et celles de lâIrlande contre les Ă©victions.
Elle est en réalité depuis toujours, sous tous les noms que
prend la révolte, à travers les ùges, cette union des spoliés
contre les spoliateurs ; niais Ă certaines Ă©poques telles que 71 et
maintenant, elle frémit davantage devant des crimes plus
grands, ou peut-ĂȘtre, il est lâheure de briser un anneau de la
longue chaĂźne dâesclavage.
LâAlgĂ©rie, en 70, ployĂ©e sous la conquĂȘte puisait dans ses
souffrances le courage de lâinsurrection.
Notre administration, dit Jules Favre lui-mĂȘme,
recueillait ainsi les tristes fruits de la politique Ă laquelle
La Commune
167
pendant de longues années elle avait sacrifié les
intĂ©rĂȘts coloniaux.
(Jules FAVRE,
Simple rĂ©cit dâun Membre de la dĂ©fense
nationale,
page 269, tome 2.)
Vers la fin de février, les Arabes qui connaissaient le
despotisme militaire, mais qui ignoraient ce que serait le
despotisme civil et préféraient le mal connu au mal inconnu,
commencent Ă se plaindre plus fort, quâon envoyait jusque dans
leurs familles des Français, pour lesquels ils sont toujours des
vaincus ; ils réclamaient leurs compatriotes dans les bureaux et
craignaient encore plus lâadministration civile pour sâimmiscer
chez eux.
La révolte, qui chez les peuples asservis couve toujours sous
la cendre se propagea rapidement.
Le vieux cheik Haddah sortit de la cellule oĂč il sâĂ©tait murĂ©
depuis plus de trente ans, que son pays souffrait de la servitude
et commença Ă prĂȘcher la guerre sainte.
Ses deux fils Mohamed et Ben Azis, El Mokrani, ben Ali Chérif
et dâautres, soulevĂšrent les Kabyles ; ils eurent bientĂŽt une
petite armée et vers le 14 mars le bachaga de la Medjana
envoya chevaleresquement une déclaration de guerre au
gouverneur de lâAlgĂ©rie.
Pendant huit jours, les Arabes assiégÚrent Bordjibou-Arréridj,
mais les colonnes Bonvalet composées de plusieurs milliers
dâhommes les enveloppĂšrent.
La Commune
168
Lâun des cheiks, alors, descendit de cheval et gravit lentement
la hauteur dâun ravin que balayait la mitraille.
Il reçut, dit encore Jules Favre, la mort quâil cherchait
orgueilleux et fier comme il eût fait du triomphe.
(Jules FAVRE,
Simple rĂ©cit dâun Membre de la dĂ©fense
nationale â
2
e
volume - page 273.)
Ainsi en mai 71 devait faire Delescluze.
On dirait quâen Ă©crivant cela, Jules Favre se souvenait du
temps oĂč, entourĂ© de la jeunesse des Ă©coles, il Ă©tait avec nous
dâune bontĂ© paternelle et oĂč nous lâaimions, comme nous aimons
la révolte pour la République, et pour la liberté.
O la res publica que nous rĂȘvions alors, quâelle Ă©tait grande et
belle !
IX
Les femmes de 70
On eĂ»t dit que la Gaule en elles sâĂ©veillait ;
Libres, voulant mourir, augmentant de courage
Pour des périls plus grands.
(L. M.)
Parmi les plus implacables lutteurs qui combattirent lâinvasion
et dĂ©fendirent la RĂ©publique comme lâaurore de la libertĂ©, les
femmes sont en nombre.
On a voulu faire des femmes une caste, et sous la force qui
les Ă©crase Ă travers les Ă©vĂ©nements, la sĂ©lection sâest faite ; on
La Commune
169
ne nous a pas consultĂ©es pour cela, et nous nâavons Ă consulter
personne. Le monde nouveau nous rĂ©unira Ă lâhumanitĂ© libre
dans laquelle chaque ĂȘtre aura sa place.
Le droit des femmes avec Maria Deresme marchait
courageusement mais exclusivement pour un seul cÎté de
lâhumanitĂ©, les Ă©coles professionnelles de mesdames Jules
Simon, Paulin, Julie Toussaint. Lâenseignement des petits de
madame Pape Carpentier se rencontrant rue Hautefeuille Ă la
sociĂ©tĂ© dâinstruction Ă©lĂ©mentaire avaient fraternisĂ© sous lâempire,
dans une si large acception que les plus actives faisaient partie
de tous les groupements Ă la fois. Nous avions pour cela, comme
complice M. Francolin, de lâinstruction Ă©lĂ©mentaire, quâĂ cause de
sa ressemblance avec les savants du temps de lâalchimie et aussi
par amitié nous appelions le docteur Francolinus.
Il avait fondé, presque à lui seul, une école professionnelle
gratuite rue Thévenot.
Les cours y avaient lieu le soir. Celles dâentre nous, qui en
faisaient pouvaient ainsi se rendre rue Thévenot aprÚs leur
classe, nous Ă©tions presque toutes institutrices â il y avait Maria
La Cecillia, alors jeune fille, la directrice Ă©tait Maria Andreux,
plusieurs autres femmes y faisaient des cours, jâen avais trois ;
la littĂ©rature, oĂč il Ă©tait si facile de trouver des citations
dâauteurs dâautrefois sâadaptant Ă lâinstant prĂ©sent. La
gĂ©ographie ancienne, oĂč les noms et les recherches du passĂ©,
ramenaient aux recherches et aux noms prĂ©sents, oĂč il faisait si
bon Ă©voquer lâavenir sur les ruines, que je me passionnais pour
ces cours.
La Commune
170
Jâavais encore le jeudi, celui de dessin oĂč la police impĂ©riale
me fit lâhonneur de venir voir un Victor Noir, sur son lit de mort,
dessiné à la craie blanche et estompé avec le doigt sur le tableau
noir, ce qui fait un relief dâune douceur de rĂȘve.
Quand les événements se multipliÚrent, Charles de Sivry prit
le cours de littérature, et mademoiselle Potin, ma voisine
dâinstitution et mon amie, prit le cours de dessin.
Toutes les sociĂ©tĂ©s de femmes ne pensant quâĂ lâheure terrible
oĂč on Ă©tait, se ralliĂšrent Ă la sociĂ©tĂ© de secours pour les victimes
de la guerre, oĂč les bourgeoises, les femmes de ces membres de
la défense nationale qui défendait si peu, furent héroïques.
Je le dis sans esprit de secte, puisque jâĂ©tais plus souvent Ă la
patrie en danger et au comitĂ© de vigilance quâau comitĂ© de
secours pour les victimes de la guerre, lâesprit en fut gĂ©nĂ©reux et
large ; les secours furent donnĂ©s, Ă©miettĂ©s mĂȘme, afin de
soulager un peu toutes les dĂ©tresses, et aussi afin dâengager
encore et toujours Ă ne jamais se rendre.
Si quelquâun, devant le comitĂ© de secours pour les victimes de
la guerre, eût parlé de reddition, il eût été mis à la porte, aussi
Ă©nergiquement que dans les clubs de Belleville ou de
Montmartre. On Ă©tait les femmes de Paris tout comme dans les
faubourgs, comme il me souvient de la sociĂ©tĂ© pour lâinstruction
Ă©lĂ©mentaire oĂč Ă droite du bureau dans le petit cabinet jâavais
ma place sur la boĂźte du squelette, jâavais Ă la sociĂ©tĂ© de
secours, ma place sur un tabouret, aux pieds de madame
Goodchaux, qui ressemblant sous ses cheveux blancs, Ă une
La Commune
171
marquise dâautrefois, jetait parfois en souriant, quelque petite
goutte dâeau froide sur mes rĂȘves.
Pourquoi Ă©tais-je lĂ une privilĂ©giĂ©e ? je nâen sais rien, il est
vrai, peut-ĂȘtre que les femmes aiment les rĂ©voltes. Nous ne
valons pas mieux que les hommes mais le pouvoir ne nous a pas
encore corrompues.
Et le fait est quâelles mâaimaient et que je les aimais.
LorsquâaprĂšs le 31 octobre je fus prisonniĂšre de M. Cresson,
non pas pour avoir pris part Ă une manifestation, mais pour avoir
dit : Je nâĂ©tais lĂ que pour partager les dangers des femmes, ne
reconnaissant pas le gouvernement ! â madame Meurice, au
nom de la société pour les victimes de la guerre, vint me
rĂ©clamer au mĂȘme moment oĂč, au nom des clubs, FerrĂ©,
Avronsart et Christ y venaient Ă©galement.
Combien de choses tentĂšrent les femmes en 71 ! toutes, et
partout ! Nous avions dâabord Ă©tabli des ambulances dans les
forts, et comme nous avions contre lâordinaire usage trouvĂ© la
défense nationale disposée à nous accueillir, nous commencions
déjà à croire les gouvernants bien disposés pour le combat,
lorsquâils envoyĂšrent Ă©galement dans les forts, une foule de
jeunes gens absolument inutiles, ignorantins et petits crevés, qui
criaient leurs craintes tandis que les forts regardaient de vivre ;
â les unes et les autres, nous nous empressĂąmes de donner nos
dĂ©missions, cherchant Ă nous employer plus utilement ; â jâai
retrouvĂ© lâan dernier lâune de ces braves ambulanciĂšres,
madame Gaspard.
La Commune
172
Les ambulances, les comités de vigilance, les ateliers des
mairies, oĂč, surtout Ă Montmartre, mesdames Poirier, Escoffons,
Blin, Jarry trouvaient moyen que toutes eussent un salaire
également rétribué.
La marmite rĂ©volutionnaire oĂč pendant tout le siĂšge madame
Lemel, de la chambre syndicale des relieurs, empĂȘcha je ne sais
comment tant de gens de mourir de faim, fut un véritable tour
de force de dĂ©vouement et dâintelligence.
Les femmes ne se demandaient pas si une chose Ă©tait
possible, mais si elle Ă©tait utile, alors on rĂ©ussissait Ă lâaccomplir.
Un jour il fut dĂ©cidĂ©, que Montmartre nâavait pas assez
dâambulances, alors avec une amie de la sociĂ©tĂ© dâinstruction
élémentaire toute jeune à cette époque, nous résolûmes de la
fonder. CâĂ©tait Jeanne A., depuis madame B.
Il nây avait pas un sou, mais nous avions une idĂ©e pour faire
les fonds.
Nous emmenons avec nous un garde national, de haute taille,
Ă la physionomie dâune gravure de 93, â marchant devant la
baĂŻonnette au fusil. Nous, avec de larges ceintures rouges,
tenant Ă la main des bourses faites pour la circonstances, nous
partons tous les trois, chez les gens riches, avec des visages
sombres. â Nous commençons par les Ă©glises, le garde national
marchant dans lâallĂ©e en frappant son fusil sur les dalles ; nous,
prenant chacune un cĂŽtĂ© de la nef, nous quĂȘtons en commençant
par les prĂȘtres Ă lâautel.
La Commune
173
A leur tour les dĂ©votes, pĂąles dâĂ©pouvante, versaient en
tremblant leur monnaie dans nos aumĂŽniĂšres â quelques-uns
dâassez bonne grĂące, tous les curĂ©s donnaient ; puis ce fut le
tour de quelques financiers juifs ou chrétiens, puis des braves
gens, un pharmacien de la Butte offrit le matĂ©riel. Lâambulance
était fondée.
On rit beaucoup, Ă la mairie de Montmartre, de cette
expĂ©dition que nul nâeĂ»t encouragĂ©e, si nous en eussions fait
confidence avant la réussite.
Le jour oĂč mesdames Poirier, Blin, Excoffons vinrent me
trouver à ma classe pour commencer le comité de vigilance des
femmes mâest restĂ© prĂ©sent.
CâĂ©tait le soir, aprĂšs la classe, elles Ă©taient assises contre le
mur, Excoffons ébouriffée avec ses cheveux blonds, la mÚre Blin
déjà vieille avec une capeline de tricot ; madame Poirier ayant
un capuchon dâindienne rouge ; sans compliments, sans
hĂ©sitation elles me dirent simplement : â Il faut que vous veniez
avec nous, et je leur rĂ©pondis : â Jây vais.
Il y avait en ce moment Ă ma classe presque deux cents
Ă©lĂšves, des fillettes de six Ă douze ans que nous instruisions ma
sous-maĂźtresse et moi, et de tout petits enfants de trois Ă six
ans, garçons et filles dont ma mĂšre sâĂ©tait chargĂ©e et quâelle
gĂątait beaucoup. Les grandes de ma classe lâaidaient, tantĂŽt
lâune, tantĂŽt lâautre.
Les petits, dont les parents Ă©taient des gens de la campagne
réfugiés à Paris, avaient été envoyés par Clemenceau ; la mairie
La Commune
174
sâĂ©tait chargĂ©e de leur nourriture, ils avaient du lait, du cheval,
des légumes et trÚs souvent quelques friandises.
Un jour que le lait tardait, les plus jeunes peu habituĂ©s Ă
attendre se mirent Ă pleurer, ma mĂšre en les consolant, pleurait
avec eux. Je ne sais comment je mâavisai, pour les faire attendre
avec plus de patience, de les menacer, sâils ne se taisaient pas,
de les envoyer chez Trochu.
AussitĂŽt ils criĂšrent avec effroi : â Mademoiselle, nous serons
bien sages, ne nous envoyez pas chez Trochu !
Ces cris et la patience avec laquelle ils attendirent me
donnĂšrent lâidĂ©e quâils entendaient chez eux tenir en mĂ©diocre
estime le gouvernement de Paris.
On a souvent parlé des jalousies entre institutrices, je ne les
ai pas éprouvées ; avant la guerre nous faisions des échanges de
leçons avec ma plus proche voisine, mademoiselle Potin,
donnant les leçons de dessin chez moi, et moi les leçons de
musique chez elle, conduisant tantĂŽt lâune tantĂŽt lâautre, nos
plus grandes Ă©lĂšves aux cours de la rue Hautefeuille. Pendant le
siĂšge elle fit ma classe, lorsque jâĂ©tais en prison.
La Commune
175
III
LA COMMUNE
I
Le 18 mars
La germination extraordinaire des idées nouvelles
les surprit et les terrifia, lâodeur de la poudre
troubla leur digestion ; ils furent pris de vertige
et ils ne nous le pardonneront pas.
(
La Revanche de la Commune
.
J. B. CLĂMENT.)
Aurelle de Paladine commandait, sans quâelle voulĂ»t lui obĂ©ir,
la garde nationale de Paris qui avait choisi Garibaldi.
Brunet et Piaza choisis Ă©galement pour chefs, le 28 janvier
par les gardes nationaux, et qui étaient condamnés par les
conseils de guerre à deux ans de prison, furent délivrés dans la
nuit du 26 au 27 février.
On nâobĂ©issait plus : les canons de la place des Vosges
quâenvoyait prendre le gouvernement par des artilleurs, sont
refusĂ©s sans quâils osent insister et sont traĂźnĂ©s aux buttes
Chaumont.
Les journaux que la réaction accusait de pactiser avec
lâennemi,
le Vengeur,
de FĂ©lix Pyat ;
le Cri du Peuple,
de VallĂšs,
le Mot dâOrdre,
de Rochefort, fondĂ© le lendemain de lâarmistice ;
le PĂšre Duchesne,
de Vermesch, Humbert, Maroteau et
La Commune
176
Guillaume ;
la Bouche de fer,
de Vermorel ;
la Fédération,
par
Odysse Barot ; la
Caricature,
de Pilotelle, Ă©taient suspendus
depuis le 12 mars.
Les affiches remplaçaient les journaux, et les soldats alors,
dĂ©fendaient contre la police celles oĂč on leur disait de ne point
Ă©gorger Paris, mais dâaider Ă dĂ©fendre la RĂ©publique.
M. Thiers, le mauvais génie de la France, ayant le 10 mars
terminĂ© ses pĂ©rĂ©grinations, Jules Favre lui Ă©crivit lâincroyable
lettre suivante.
Paris, 10 mars 1871, minuit.
Cher président et excellent ami, le conseil vient de
recevoir avec une grande joie la bonne nouvelle du vote
de lâassemblĂ©e.
Câest Ă votre infatigable dĂ©vouement quâil en renvoie
lâhonneur, il y voit un motif de plus de reconnaissance
envers vous, je mâen rĂ©jouis Ă tous les points de vue, il
est le gage de votre union avec lâassemblĂ©e, vous
ramĂšne Ă nous et vous permet enfin dâaborder
lâaccomplissement de nos diffĂ©rents devoirs.
Nous avons à rassurer et à défendre notre pauvre pays
si malheureux, et si profondément troublé. Nous devons
commencer par faire exécuter les lois. Ce soir nous
avons arrĂȘtĂ© la suppression de cinq journaux qui
prĂȘchent chaque jour lâassassinat :
Le Vengeur, le Mot
dâOrdre, la Bouche de fer, le Cri du peuple
et
la
Caricature.
La Commune
177
Nous sommes décidés à en finir avec les redoutes de
Montmartre et de Belleville et nous espérons que cela
se fera sans effusion de sang.
Ce soir, jugeant une seconde catégorie des accusés du
31 octobre, le conseil de guerre a condamné par
contumace Flourens, Blanqui, Levrault Ă la peine de
mort, VallÚs présent à six mois de prison.
Demain matin je vais Ă FerriĂšre mâentendre avec
lâautoritĂ© prussienne sur une foule de points de dĂ©tail.
Les Prussiens continuent Ă ĂȘtre intolĂ©rables, je vais
essayer de prendre avec eux des arrangements qui
adouciront la position de nos malheureux concitoyens.
JâespĂšre que vous pouvez partir demain samedi. â Vous
trouverez Paris et Versailles prĂȘts Ă vous recevoir et Ă
Paris quelquâun bien heureux de votre retour.
Mille amitiés sincÚres.
Jules FAVRE.
Le 17 au soir des affiches du gouvernement furent placardées
sur les murs de Paris afin dâĂȘtre lues de bonne heure, mais le 18
au matin personne ne sâoccupait plus de ses dĂ©clarations.
Celle-lĂ pourtant Ă©tait curieuse, les hommes qui la firent y
crurent dĂ©ployer de lâhabiletĂ© ; aveuglĂ©s sur les sentiments de
Paris, ils y parlaient une langue Ă©trangĂšre, que personne ne
voulait entendre, celle de la capitulation.
HABITANTS DE PARIS,
La Commune
178
Nous nous adressons encore Ă vous et Ă votre
patriotisme et nous espérons que nous serons écoutés.
Votre grande citĂ© qui ne peut vivre que par lâordre est
profondément troublée dans quelques quartiers, et le
trouble de ces quartiers sans se propager dans les
autres suffit cependant pour y empĂȘcher le retour du
travail et de lâaisance.
Depuis quelque temps, des hommes mal intentionnés,
sous prétexte de résister aux Prussiens qui ne sont plus
dans vos murs, se sont constituĂ©s les maĂźtres dâune
partie de la ville, y ont élevé des retranchements, y
montent la garde,
vous
forcent
Ă les monter avec eux
par ordre dâun comitĂ©
occulte
qui prétend commander
seul à une partie de la garde nationale, méconnaßt ainsi
lâautoritĂ© du gĂ©nĂ©ral dâAurelle si digne dâĂȘtre Ă votre
tĂȘte et veut former un gouvernement lĂ©gal instituĂ© par
le suffrage universel.
Ces hommes qui vous ont déjà causé tant de mal, que
vous avez dispersĂ©s vous-mĂȘmes le 31 octobre,
affichent la prétention de vous défendre contre les
Prussiens qui nâont fait que paraĂźtre dans vos murs et
dont les désordres retardent le départ définitif, braquant
des canons qui sâils faisaient feu ne foudroieraient que
vos maisons, vos enfants et vous-mĂȘmes.
Enfin compromettent la RĂ©publique au lieu de la
dĂ©fendre, car sâil sâĂ©tablissait dans lâopinion de la France
que la République est la compagne nécessaire du
La Commune
179
désordre, la République serait perdue, ne les croyez pas
et écoutez la vérité que nous vous disons, en toute
sincérité.
Le gouvernement institué par la nation tout entiÚre,
aurait dĂ©jĂ pu reprendre ses canons dĂ©robĂ©s Ă lâEtat, et
qui en ce moment ne menacent que vous ; â enlever
ces ressouvenirs ridicules qui nâarrĂȘtent que le
commerce et mettre sous la main de la justice ces
criminels qui ne craindraient pas de faire succéder la
guerre civile Ă la guerre Ă©trangĂšre ; mais il a voulu
donner aux hommes trompés le temps de se séparer de
ceux qui les trompent.
Cependant le temps quâon a donnĂ© aux hommes de
bonne foi pour se séparer des hommes de mauvaise foi
est pris sur votre repos, sur votre bien-ĂȘtre, sur le bien-
ĂȘtre de la France tout entiĂšre, il ne faut donc pas le
prolonger indéfiniment.
Tant que dure cet Ă©tat de choses le commerce est
arrĂȘtĂ©, vos boutiques sont dĂ©sertes, les commandes qui
viennent de toutes parts sont suspendues, vos bras
sont oisifs, le crédit ne renaßt pas ; les capitaux dont le
gouvernement a besoin pour délivrer le territoire de la
prĂ©sence de lâennemi hĂ©sitent Ă se prĂ©senter. Dans
votre intĂ©rĂȘt mĂȘme, dans celui de votre citĂ© comme
dans celui de la France, le gouvernement est rĂ©solu Ă
agir. Les coupables qui ont prétendu instituer un
gouvernement vont ĂȘtre livrĂ©s Ă la justice rĂ©guliĂšre. Les
La Commune
180
canons dĂ©robĂ©s Ă lâĂtat vont ĂȘtre rĂ©tablis dans les
arsenaux, et pour exécuter cet acte urgent de justice et
de raison le gouvernement compte sur votre concours.
Que les bons citoyens se sĂ©parent des mauvais, quâils
aident à la force publique au lieu de lui résister, ils
hĂąteront ainsi le retour de lâaisance dans la citĂ© et
rendront service Ă la RĂ©publique elle-mĂȘme que le
dĂ©sordre ruinerait dans lâopinion de la France.
Parisiens, nous vous tenons ce langage parce que nous
estimons votre bon sens, votre sagesse, votre
patriotisme ; mais cet avertissement donné vous nous
approuverez de recourir Ă la force, car il faut Ă tout prix
et sans un jour de retard que lâordre, condition de votre
bien-ĂȘtre, renaisse entier, immĂ©diat et inaltĂ©rable.
Paris 17 mars 1871.
THIERS,
chef du pouvoir exécutif.
Bien moins quâon ne se fĂ»t occupĂ© dâune proclamation du roi
Dagobert, on ne songeait Ă celle de M. Thiers.
Tout le monde savait que les canons, soi-disant dĂ©robĂ©s Ă
lâEtat, appartenaient Ă la garde nationale et que les rendre eĂ»t
été aider à une restauration. M. Thiers était pris à son propre
piĂšge, les mensonges Ă©taient trop Ă©vidents, les menaces trop
claires.
Jules Favre raconte avec lâinconscience que donne le pouvoir
la provocation préparée.
La Commune
181
Vinoy, dit-il, aurait voulu quâon engageĂąt la lutte en
supprimant la paie de la garde nationale ; nous crûmes
ce moyen plus dangereux quâune provocation directe.
(Jules FAVRE,
Histoire du Gouvernement de la défense
nationale,
2
e
volume, page 209.)
La provocation directe fut donc tentée ; mais le coup de main
essayĂ© place des Vosges avait donnĂ© lâĂ©veil. On savait par le 31
octobre et le 22 janvier de quoi sont capables des bourgeois
hantés du spectre rouge.
On Ă©tait trop prĂšs de Sedan et de la reddition pour que les
soldats, fraternellement nourris par les habitants de Paris, fissent
cause commune avec la rĂ©pression. â Mais sans une prompte
action, on sentait, dit Lefrançais, que comme au 2 décembre
câen Ă©tait fait de la RĂ©publique et de la libertĂ©.
Lâinvasion des faubourgs par lâarmĂ©e fut faite dans la nuit du
17 au 18 ; mais malgré quelques coups de fusil des gendarmes
et des gardes de Paris, ils fraternisĂšrent avec la garde nationale.
Sur la butte, Ă©tait un poste du 61
e
veillant au n° 6 de la rue
des Rosiers, jây Ă©tais allĂ©e de la part de Dardelle pour une
communication et jâĂ©tais restĂ©e.
Deux hommes suspects sâĂ©tant introduits dans la soirĂ©e
avaient été envoyés sous bonne garde à la mairie dont ils se
rĂ©clamaient et oĂč personne ne les connaissait, ils furent gardĂ©s
en sĂ»retĂ© et sâĂ©vadĂšrent le matin pendant lâattaque.
La Commune
182
Un troisiÚme individu suspect, Souche, entré sous un vague
prétexte vers la fin de la nuit, était en train de raconter des
mensonges dont on ne croyait pas un mot, ne le perdant pas de
vue, quand le factionnaire Turpin tombe atteint dâune balle. Le
poste est surpris sans que le coup de canon Ă blanc qui devait
ĂȘtre tirĂ© en cas dâattaque ait donnĂ© lâĂ©veil, mais on sentait bien
que la journée ne finissait pas là .
La cantiniÚre et moi nous avions pansé Turpin en déchirant
notre linge sur nous, alors arrive Clemenceau qui ne sachant pas
le blessé déjà pansé demande du linge. Sur ma parole et sur la
sienne de revenir, je descends la butte, ma carabine sous mon
manteau, en criant : Trahison ! Une colonne se formait, tout le
comité de vigilance était là : Ferré, le vieux Moreau, Avronsart,
Lemoussu, Burlot, Scheiner, Bourdeille. Montmartre sâĂ©veillait, le
rappel battait, je revenais en effet, mais avec les autres Ă
lâassaut des buttes.
Dans lâaube qui se levait, on entendait le tocsin ; nous
montions au pas de charge, sachant quâau sommet il y avait une
armée rangée en bataille. Nous pensions mourir pour la liberté.
On était comme soulevés de terre. Nous morts, Paris se fût
levĂ©. Les foules Ă certaines heures sont lâavant-garde de lâocĂ©an
humain.
La butte Ă©tait enveloppĂ©e dâune lumiĂšre blanche, une aube
splendide de délivrance.
Tout Ă coup je vis ma mĂšre prĂšs de moi et je sentis une
Ă©pouvantable angoisse ; inquiĂšte, elle Ă©tait venue, toutes les
La Commune
183
femmes Ă©taient lĂ montĂ©es en mĂȘme temps que nous, je ne sais
comment.
Ce nâĂ©tait pas la mort qui nous attendait sur les buttes oĂč
dĂ©jĂ pourtant lâarmĂ©e attelait les canons, pour les joindre Ă ceux
des Batignolles enlevĂ©s pendant la nuit, mais la surprise dâune
victoire populaire.
Entre nous et lâarmĂ©e, les femmes se jettent sur les canons,
les mitrailleuses ; les soldats restent immobiles.
Tandis que le général Lecomte commande feu sur la foule, un
sous-officier sortant des rangs se place devant sa compagnie et
plus haut que Lecomte crie : Crosse en lâair ! Les soldats
obĂ©issent. CâĂ©tait Verdaguerre qui fut pour ce fait surtout, fusillĂ©
par Versailles quelques mois plus tard.
La RĂ©volution Ă©tait faite.
Lecomte arrĂȘtĂ© au moment oĂč pour la troisiĂšme fois il
commandait feu, fut conduit rue des Rosiers oĂč vint le rejoindre
ClĂ©ment Thomas, reconnu tandis quâen vĂȘtements civils il
Ă©tudiait les barricades de Montmartre.
Suivant les lois de la guerre ils devaient périr.
Au Chùteau-Rouge, quartier général de Montmartre, le
gĂ©nĂ©ral Lecomte signa lâĂ©vacuation des buttes.
Conduits du Chùteau-Rouge à la rue des Rosiers, Clément
Thomas et Lecomte eurent surtout pour adversaires leurs
propres soldats.
Lâentassement silencieux des tortures que permet la discipline
militaire amoncelle aussi dâimplacables ressentiments.
La Commune
184
Les rĂ©volutionnaires de Montmartre eussent peut-ĂȘtre sauvĂ©
les gĂ©nĂ©raux de la mort quâils mĂ©ritaient si bien, malgrĂ© la
condamnation déjà vieille de Clément Thomas par les échappés
de juin et le capitaine garibaldien Herpin-Lacroix Ă©tait en train de
risquer sa vie pour les défendre, quoique la complicité de ces
deux hommes se dégageùt visible : les colÚres montent, un coup
part, les fusils partent dâeux-mĂȘmes.
Clément Thomas et Lecomte furent fusillés vers quatre heures
rue des Rosiers.
Clément Thomas mourut bien.
Rue Houdon, un officier ayant blessé un de ses soldats qui
refusait de tirer sur la foule fut lui-mĂȘme visĂ© et atteint.
Les gendarmes cachés derriÚre les baraquements des
boulevards extĂ©rieurs nây purent tenir et Vinoy sâenfuit de la
plage Pigalle laissant, disait-on, son chapeau. La victoire Ă©tait
complÚte ; elle eût été durable, si dÚs le lendemain, en masse,
on fĂ»t parti pour Versailles oĂč le gouvernement sâĂ©tait enfui.
Beaucoup dâentre nous fussent tombĂ©s sur le chemin, mais la
réaction eût été étouffée dans son repaire. La légalité, le
suffrage universel, tous les scrupules de ce genre qui perdent les
RĂ©volutions, entrĂšrent en ligne comme de coutume.
Le soir du 18 mars, les officiers qui avaient été faits
prisonniers avec Lecomte et Clément Thomas furent mis en
liberté par Jaclard et Ferré.
On ne voulait ni faiblesses ni cruautés inutiles.
La Commune
185
Quelques jours aprĂšs mourut Turpin, heureux, disait-il, dâavoir
vu la RĂ©volution ; il recommanda Ă Clemenceau sa femme quâil
laissait sans ressources.
Une multitude houleuse accompagna Turpin au cimetiĂšre.
â
A Versailles ! criait Th. Ferré monté sur le char
funĂšbre.
â
A Versailles ! répétait la foule.
Il semblait que dĂ©jĂ on fĂ»t sur le chemin, lâidĂ©e ne venait pas
Ă Montmartre quâon pĂ»t attendre.
Ce fut Versailles qui vint, les scrupules devaient aller jusquâĂ
lâattendre.
II
Mensonges de Versailles â Manifeste
Le comité central
Temps futurs, vision sublime !
(Victor Hugo.)
Le 19 mars Brunet alla avec des gardes nationaux prendre la
caserne du prince EugĂšne, Pindy et Ranvier occupĂšrent lâHĂŽtel-
de-Ville ; tandis que se lamentaient sur la mort de Clément
Thomas et Lecomte quelques compagnies du centre, des
polytechniciens et un petit groupe dâĂ©tudiants qui jusque-lĂ
pourtant marchaient Ă lâavant-garde, le comitĂ© central se rĂ©unit
Ă lâHĂŽtel-de-Ville et dĂ©clare que son mandat Ă©tant expirĂ©, il
La Commune
186
garde le pouvoir seulement jusquâĂ la nomination de la
Commune.
Oh ! si ces hommes dévoués eussent eu, eux aussi, un moins
grand respect de la légalité, comme elle eût été bien nommée la
Commune révolutionnairement sur le chemin de Versailles.
Les manifestes du comité central racontaient les événements
du 18 mars en réponse à ceux du gouvernement qui
continuaient Ă mentir devant les faits. Les bataillons du centre
eux-mĂȘmes lisaient avec stupeur les dĂ©clarations de M. Thiers et
de ses collĂšgues qui avaient lâair de ne pas comprendre la
situation ; peut-ĂȘtre en effet ne la comprenaient-ils pas.
REPUBLIQUE FRANĂAISE
18 mars 1871
GARDES NATIONAUX DE PARIS,
On répand le bruit absurde que le gouvernement
prĂ©pare un coup dâEtat.
Le gouvernement de la RĂ©publique ne peut avoir
dâautre but que le salut de la RĂ©publique. Les mesures
quâil a prises Ă©taient indispensables au maintien de
lâordre, il a voulu et il veut en finir avec un comitĂ©
insurrectionnel dont les membres presque tous
inconnus à la population ne représentent que des
doctrines communistes et mettraient Paris au pillage et
la France au tombeau si la garde nationale ne se levait
pas pour dĂ©fendre dâun commun accord la patrie et la
RĂ©publique.
La Commune
187
Paris, 18 mars 1871.
A. THIERS, DUFAURE, E. PICARD, J. FAVRE, J. SIMON,
POUYET-QUERTIER, général LE FLO, amiral POTHUAU,
LAMBRECHT DE SARCY.
Le gĂ©nĂ©ral dâAurelle de Paladine qui de son cĂŽtĂ© sâimaginait
commander la garde nationale de Paris, lui avait adressé une
proclamation.
Paris 18 mars 1871.
GARDES NATIONAUX,
Le gouvernement vous invite à défendre votre cité, vos
familles, vos propriétés.
Quelques hommes égarés se mettant au-dessus des
lois, nâobĂ©issant quâĂ des chefs occultes dirigent contre
Paris les canons qui avaient été soustraits aux
Prussiens ; ils résistent par la force à la garde nationale
et Ă lâarmĂ©e. Voulez-vous le souffrir ?
Voulez-vous, sous les yeux de lâĂ©tranger prĂȘt Ă profiter
de nos discordes, abandonner Paris à la sédition ? Si
vous ne lâĂ©touffez pas dans son germe, câen est fait de
Paris et peut-ĂȘtre de la France.
Vous avez leur sort entre les mains. Le gouvernement
a voulu que vos armes vous fussent laissées.
Saisissez-les avec résolution pour rétablir le régime des
lois et sauver la RĂ©publique de lâanarchie qui serait sa
perte.
La Commune
188
Occupez-vous autour de vos chefs, câest le seul moyen
dâĂ©chapper Ă la ruine et Ă la domination de lâĂ©tranger.
Le ministre de lâintĂ©rieur,
E. PICARD.
Le général commandant supérieur des forces de la
garde nationale.
DâAURELE.
Jupiter, disaient les anciens, aveugle ceux quâil veut perdre,
ce Jupiter-lĂ câest la puissance.
Les foudres de Versailles atteignaient mal le but, nâĂ©tant pas
en harmonie avec la situation.
Le comité central en peu de mots rectifia les mensonges
officiels.
Liberté, Egalité, Fraternité.
RĂPUBLIQUE FRANĂAISE.
19 mars 1871.
AU PEUPLE,
Citoyens, le peuple de Paris a secouĂ© le joug quâon
voulait lui imposer.
Calme, impassible dans sa force, il a attendu sans
crainte comme sans provocation les fous éhontés qui
voulaient toucher Ă la RĂ©publique.
Cette fois nos frĂšres de lâarmĂ©e nâont pas voulu porter
la main sur lâarche sainte de la libertĂ© ; merci Ă tous, et
que tous et la France jettent ensemble la base dâune
La Commune
189
République acclamée avec toutes ses conséquences, le
seul gouvernement qui fermera pour toujours lâĂšre des
invasions et des guerres civiles.
LâĂ©tat de siĂšge est levĂ©, le peuple de Paris est convoquĂ©
dans ses sections pour faire les Ă©lections communales ;
la sûreté de tous les citoyens est assurée par le
concours de la garde nationale.
Le comité central.
ASSI, BILLIORAY, FERRAT, BABIEK, Ed. MOREAU, Ch.
DUPONT, VARLIN, BOURSIER, MORTIER, GOUHIER, LAVALETTE,
JOURDE, ROUSSEAU, Ch. LULLIER, BLANCHET, GROLLARD,
BARROUD, H. DERESME, FABRE, FOUGERET.
Une seconde dĂ©claration complĂšte lâexposĂ© de la situation.
REPUBLIQUE FRANĂAISE
LibertĂ©, ĂgalitĂ©, FraternitĂ©.
Citoyens,
Vous nous avez chargĂ©s dâorganiser la dĂ©fense de Paris
et de vos droits.
Nous avons conscience dâavoir accompli cette mission
aidés par votre généreux courage et votre admirable
sang-froid.
Nous avons chassé ce gouvernement qui nous
trahissait.
La Commune
190
A ce moment notre mandat est expiré et nous vous le
rapportons, car nous ne voulons pas prendre la place de
ceux que le souffle populaire vient de renverser.
Préparez donc, et faites de suite vos élections
communales et donnez-nous pour récompense la seule
que nous ayons jamais espérée, celle de vous voir
établir la véritable République.
En attendant, nous conservons lâHĂŽtel-de-Ville au nom
du peuple français.
HĂŽtel-de-Ville de Paris, le 19 mars 1871.
Le Comité central de la Garde nationale.
Pauvres amis, vous ne vĂźtes ni les uns ni les autres que nulle
dĂ©claration nâĂ©tait plus Ă©loquente que la rĂ©volution terminant son
Ćuvre par la victoire qui assurait la dĂ©livrance â on avait tant
tournĂ© la tĂȘte vers 89 et 93 quâon en parlait encore la langue.
Mais Versailles parlait un bien plus vieux langage encore,
sâessayant Ă des airs de cape et dâĂ©pĂ©e sous lesquels perçait le
guet-apens.
La province dâabord fit bon marchĂ© des mensonges, peu Ă
peu, goutte Ă goutte ils sâimprĂ©gnĂšrent dans les esprits jusquâĂ
ce quâils en fussent saturĂ©s.
Le gnome de Transnonain mettait le temps Ă profit.
Il est curieux dâindiquer quelques-unes des proclamations de
cet homme néfaste.
Celle aux employĂ©s dâadministration, sâexplique sans dĂ©tours.
La Commune
191
DâaprĂšs lâordre du pouvoir exĂ©cutif vous ĂȘtes invitĂ©s Ă
vous rendre Ă Versailles pour vous mettre Ă sa
disposition.
Par ordre du gouvernement, aucun objet de
correspondance originaire de Paris ne doit ĂȘtre
acheminé ou distribué.
Tous les objets de cette origine qui parviendraient dans
votre service en dĂ©pĂȘches closes de Paris ou autrement
devront ĂȘtre invariablement expĂ©diĂ©es sur Versailles.
En vertu de cet ordre exécuté par les postes de province, M.
Thiers accusa plus tard la Commune dâintercepter les lettres.
Le
Journal officiel
de Versailles, expĂ©diĂ© dâun bout Ă lâautre de
la France, contenait cette appréciation.
Le gouvernement, issu dâune assemblĂ©e nommĂ©e par le
suffrage universel a plusieurs fois dĂ©clarĂ© quâil voulait
fonder la RĂ©publique.
Ceux qui veulent la renverser sont des hommes de
désordre, des assassins qui ne craignent pas de semer
lâĂ©pouvante et la mort dans une citĂ© qui ne peut se
sauver que par le calme et le respect des lois.
Ces hommes ne peuvent ĂȘtre que des stipendiĂ©s de
lâennemi ou du despotisme. Leurs crimes, nous
lâespĂ©rons, soulĂšveront la juste indignation de la
population de Paris qui sera debout pour leur infliger le
chĂątiment quâils mĂ©ritent.
Le chef du pouvoir exécutif.
La Commune
192
A. THIERS.
La dĂ©pĂȘche de ce vieux bourgeois enragĂ© Ă la mairie de
Rouen est plus explicite encore. Ayant fui Paris, il voulait
lâassassiner tranquillement chez lui comme Pierre Bonaparte
tuait en chambre.
Versailles, 19 mars 1871, 8 h. 25 du matin.
Le président du conseil du gouvernement, chef du
pouvoir exécutif, aux préfets, généraux commandant les
divisions militaires, premiers présidents des cours
dâappel, procureurs gĂ©nĂ©raux, archevĂȘques et Ă©vĂȘques.
Le gouvernement tout entier est réuni à Versailles,
lâassemblĂ©e sây rĂ©unit Ă©galement.
LâarmĂ©e au nombre de 400.000 hommes sây est
concentrée en bon ordre sous le commandement du
général Vinoy.
Toutes les autoritĂ©s, tous les chefs de lâarmĂ©e y sont
arrivĂ©s, les autoritĂ©s civiles et militaires nâexĂ©cuteront
pas dâautres ordres que ceux du gouvernement rĂ©gulier
rĂ©sidant Ă Versailles, sous peine dâĂȘtre considĂ©rĂ©s
comme en Ă©tat de forfaiture.
Les membres de lâassemblĂ©e nationale sont invitĂ©s Ă
accĂ©lĂ©rer leur retour pour ĂȘtre prĂ©sents Ă la sĂ©ance du
20 mars.
La présente lettre circulaire sera livrée à la publicité.
Le chef du pouvoir exécutif.
A. THIERS.
La Commune
193
Il faut pour revivre lâĂ©poque entasser les documents, parler la
langue de ce passé de vingt-six années, vieux de mille ans, par
les scrupules enfantins des hommes héroïques qui faisaient si
bon marché de leur vie.
Le comité central crut de son devoir de se disculper des
calomnies de Versailles.
On le traitait dâocculte, ses membres avaient mis leurs noms
Ă toutes les affiches.
Il nâĂ©tait pas inconnu ayant Ă©tĂ© Ă©lu par les suffrages de deux
cent quinze bataillons.
Il avait appelé à lui toutes les intelligences, toutes les
capacités.
Ses membres Ă©taient traitĂ©s dâassassins, ils nâavaient jamais
signĂ© un arrĂȘt de mort.
Peu sâen fallut que lâun des plus timorĂ©s ne maintĂźnt la motion
que le comitĂ© central devait protester contre lâexĂ©cution de
Lecomte et de ClĂ©ment Thomas. â Une apostrophe de Rousseau
lâarrĂȘta. â Prenez garde de dĂ©savouer le peuple, ou craignez
quâil ne vous dĂ©savoue Ă son tour â elle en finit avec lâidĂ©e de
dĂ©gager sa responsabilitĂ© ou celle dâun groupe dans un
mouvement révolutionnaire.
Le gouvernement en fuyant à Versailles avait laissé les
caisses vides ; les malades dans les hĂŽpitaux, le service des
ambulances et des cimetiĂšres Ă©taient sans ressources, les
services disloqués. Varlin et Jourde obtinrent quatre millions à la
banque, mais les clefs Ă©tant Ă Versailles ils ne voulurent point
La Commune
194
forcer les caisses â ils demandĂšrent Ă Rothschild un crĂ©dit de un
million qui fut alors payé à la banque.
La paye fut distribuée à la garde nationale qui se contentait
de ses trente sous, croyant faire un sacrifice utile.
Les hÎpitaux et autres services reçurent ce dont ils avaient
besoin et les
assassins
et
pillards
du comité central
commencĂšrent la stricte Ă©conomie qui devait durer jusquâĂ la fin,
continuée par les
bandits
de la Commune.
Il est effrayant de constater combien le respect de ce cĆur du
vampire capital, quâon appelle la Banque eĂ»t sauvĂ© de victimes
humaines : â câĂ©tait lĂ lâotage vĂ©ritable.
Les adversaires de la Commune avouent aujourdâhui que la
Commune, osant se servir pour la cause commune de ces
trésors qui étaient à tous, eût triomphé.
La preuve en est facile Ă faire entre autres par ces extraits
dâun article du
Matin
daté du 11 juin 1897.
Sous la Commune, histoire de la Banque pendant et
aprĂšs lâinsurrection.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Il y avait donc Ă la Banque de France une fortune de
trois milliards trois cent vingt-trois millions, plus de la
moitié de la rançon de la guerre.
Que serait-il advenu si la Commune eĂ»t pu sâemparer
de ce trĂ©sor, ce quâelle eĂ»t fait trĂšs facilement sans
aucune opposition si la banque avait été une banque
La Commune
195
dâEtat comme elle fit de tous les Ă©tablissements
publics ?
Nul doute quâavec un tel nerf de la guerre elle nâeĂ»t Ă©tĂ©
victorieuse.
Certes la Banque fut obligée de verser plusieurs
sommes Ă la Commune. Les comptes de Jourde,
délégué au ministÚre des finances, reconnus exacts,
accusent des remises sâĂ©levant Ă 7.750.000 francs ;
mais quâest-ce que cela Ă cĂŽtĂ© des trois milliards 1/2
que contenaient les coffres de la Banque... ?
DĂ©jĂ lâinfanterie de ligne qui avait gardĂ© la Banque avait
gagnĂ© Versailles. La Banque nâavait plus pour se
défendre que 130 hommes environ, ses employés,
commandés par un employé, M. Bernard, ancien chef
de bataillon ; ils étaient mal armés avec seulement dix
mille cartouches. Le 23 mars, par suite du départ de M.
Rouland pour Versailles, M. de Pleuc se trouva investi du
gouvernement de la Banque etc...
Pour ses débuts, M. de Pleuc reçut une lettre
comminatoire de Jourde et de Varlin : il envoya le
caissier principal au premier et au deuxiĂšme
arrondissement et Ă lâamiral Saisset pour demander sâil
pouvait engager la lutte et sâil serait secouru.
Lâamiral Saisset nâĂ©tait pas arrivĂ© de Versailles, il fut
introuvable.
La Commune
196
Lâadjoint du premier arrondissement, MĂ©line, fit dire Ă
M. de Pleuc dâĂ©viter la lutte, dâuser de conciliation. Il nây
avait pas dâautre conciliation possible que la remise
dâargent, M. de Pleuc aprĂšs avoir consultĂ© son conseil
de régence fit verser 350.000 sur 700.000 francs que
réclamait Jourde.
Le mĂȘme jour il fit un payement de 200.000 Ă un agent
du trésor, envoyé de Versailles, etc...
Le ComitĂ© central en eut connaissance ; il fit notifier Ă
M. de Pleuc que tout payement pour le compte de
Versailles serait considéré comme un crime de haute
trahison.
Le 24 mars, M. de Pleuc vit enfin lâamiral Saisset qui lui
dĂ©clara devant MM. Tirard et Schoelcher quâil dĂ©fendrait
la Banque. Mais en le reconduisant il lui avoua quâil
nâĂ©tait pas en mesure de le faire. On ne pouvait songer
à évacuer la Banque, car il eût fallu quatre-vingts
voiture et un corps dâarmĂ©e pour les protĂ©ger, etc...
M. de Pleuc profita de ces négociations pour faire sortir
de Paris trente-deux clichĂ©s, et mettre aussi obstacle Ă
la fabrication de billets, si la Commune venait Ă
sâemparer de la Banque...
Il (M. de Pleuc) insinua à Beslay, délégué auprÚs de lui,
quâil valait mieux nommer un commissaire dĂ©lĂ©guĂ©, quâil
le recevrait, si câĂ©tait lui et sâil consentait Ă borner son
mandat Ă connaĂźtre des rapports de la Banque avec
Versailles et la ville de Paris. â Voyons, monsieur
La Commune
197
Beslay, lui dit-il, le rĂŽle que je vous offre a assez de
grandeur, aidez-moi Ă sauver ceci, câest la fortune de
votre pays, câest la fortune de la France.
Beslay fut convaincu et la Commune se contenta dâun
commissaire délégué, etc.
Le 24 au matin, pour la premiĂšre fois depuis soixante-
sept jours, des soldats apparurent devant la Banque,
mais au lieu de sâoccuper immĂ©diatement pour la
dĂ©fendre contre une suprĂȘme tentative ils passĂšrent
sans sâarrĂȘter. â Un second bataillon passa encore. M.
de Pleuc fit alors hisser le drapeau tricolore ; Ă 8 heures
le gĂ©nĂ©ral lâHĂ©ritier entrait Ă la Banque et y Ă©tablissait
son quartier général, etc.
(
Le Matin,
11 juin 1897.)
Ces trente sous dont les familles avaient Ă peine du pain
eurent pendant prÚs de trois mois ces trésors à leur disposition ;
ils avaient le mĂȘme sentiment que le pauvre vieux Beslay, si
odieusement trompé, ils croyaient garder la fortune de la France.
Une déclaration collective de plusieurs journaux prétendant
que la convocation des électeurs étant un acte de souveraineté
populaire, ne pouvait avoir lieu sans le consentement des
pouvoirs sortis eux-mĂȘmes du suffrage universel, tout en
reconnaissant le 18 mars comme une victoire populaire, ils
voulurent tenter une conciliation entre Paris et Versailles. Tirard,
Desmarets, Vautrin et Dubail se rendirent Ă la mairie du premier
arrondissement, oĂč Ă©tait restĂ© Jules Ferry ; celui-ci les envoya Ă
La Commune
198
Hendlé, secrétaire de Jules Favre, qui déclara ne pas vouloir
traiter avec lâĂ©meute.
MilliĂšre, Malon, Clemenceau, Tolain, Poirier et Villeneuve
demandĂšrent au comitĂ© central de sâen remettre sans lutte ni
intervention prussienne aux municipalitĂ©s qui sâengageaient Ă ce
que les Ă©lections municipales fussent faites librement, la
préfecture de police étant abolie et le comité central conservant
le maintien de la sécurité dans Paris.
Varlin, président de séance au comité central, répondit que le
gouvernement avait Ă©tĂ© lâagresseur, mais que le comitĂ© central ni
la garde nationale ne désiraient la guerre civile.
Varlin, Jourde et Moreau accompagnÚrent les délégués à la
mairie de la Banque oĂč ils discutĂšrent sans pouvoir sâentendre, le
comité central ne pouvant déserter son poste.
Le temps jusquâau 23 sâĂ©coula en pourparlers ; ce jour-lĂ , Ă la
sĂ©ance de lâassemblĂ©e, MilliĂšre, Clemenceau, Malon, Lockroy et
Tolain, allÚrent réclamer les élections municipales pour la ville de
Paris.
On ne peut exprimer que par le rĂ©cit dâun des dĂ©lĂ©guĂ©s
lâimpression de cette sĂ©ance. Voici celui de Malon.
23 mars 71, 6 h. 1/2 du matin.
Je quitte le palais de lâassemblĂ©e sous le coup de la plus
douloureuse émotion. La séance vient de se terminer
par lâune de ces Ă©pouvantables tempĂȘtes
parlementaires dont les seules annales de la Convention
nous aient légué le souvenir ; mais du moins quand on
La Commune
199
relit ces sombres pages de la fin du siĂšcle dernier, le
dénouement console toujours des tristesses tragiques
du drame. La patrie, la RĂ©publique, sortent plus grandes
de ces crises et le débat plus tourmenté enfante
quelque héroïque résolution.
Vous ne trouverez rien de pareil au bas de mon récit.
Les deux premiĂšres tribunes de droite de la premiĂšre
galerie sâouvrirent et les spectateurs qui les remplissent
se lĂšvent et sortent, treize maires de Paris, lâĂ©charpe en
sautoir apparaissent.
AussitĂŽt, Ă©clatent, sur tous les bancs de la gauche, des
applaudissements frénétiques et des cris répétés de
Vive la RĂ©publique ! quelques-uns ajoutent Vive la
France !
Alors, sur quelques bancs de la droite ce nâest plus de la
colĂšre, câest de la fureur, du dĂ©lire, on crie Ă lâattentat,
on montre le poing aux maires.
Bon nombre de dĂ©putĂ©s sâĂ©lancent vers la tribune oĂč se
démÚne encore le malheureux Baze, lui montrant le
poing ; montrant le poing au président, le tumulte est
effroyable, indescriptible.
Enfin, dâĂ©puisement sans doute, le bruit diminue,
lâextrĂȘme droite se couvre, et commence Ă gagner la
porte.
Le prĂ©sident, qui avait sonnĂ© la cloche dâalarme pendant
toute cette tempĂȘte, se couvre, et dĂ©clare la sĂ©ance
La Commune
200
levĂ©e, lâordre du jour Ă©tant Ă©puisĂ©. â Lâagitation est Ă
son comble dans les tribunes qui sâĂ©vacuent lentement.
Les pauvres maires restaient lĂ debout, la contenance
embarrassĂ©e, la figure dĂ©solĂ©e. Arnaud de lâAriĂšge vient
les rejoindre et ils partent les derniers.
A la sortie, je vois des femmes du meilleur monde, de
lâesprit le plus distinguĂ©, du plus grand cĆur, qui
pleurent sur le spectacle auquel elles viennent
dâassister. Comme je les comprends ! nâest-ce pas avec
toutes nos larmes quâil faudrait Ă©crire la lugubre page
dâhistoire que nous faisons depuis quelques mois. â
Câest ainsi que les gens de Versailles comprenaient et
voulaient la réconciliation.
(BenoĂźt MALON,
La TroisiÚme Défaite du Prolétariat.
)
â
Vous porterez, cria Clemenceau Ă lâassemblĂ©e, la peine de
ce qui va arriver, et Floquet ajouta : Ces gens-lĂ sont fous.
Ils étaient fous en effet, fous de peur de la révolution. Mais
nâĂ©tait-ce pas bien fait pour ceux qui allaient trouver ces enragĂ©s
quâune pareille rĂ©ception ?
La majorité des maires se rattacha à un dernier arrangement
qui nâaboutit pas : Dorian, maire de Paris â Edmond Adam,
prĂ©fet de police â Langlois, gĂ©nĂ©ral de la garde nationale.
Mais tandis quâon faisait cette proposition, Langlois
rassemblait les bataillons de lâordre et les massait au Grand
HĂŽtel. Edmond Adam refusa.
La Commune
201
Lâamiral Saisset ayant fait ratifier sa nomination Ă Versailles fit
afficher le maintien de la RĂ©publique ; les franchises
municipales ; les élections à bref délai ; une loi sur les
échéances et les loyers.
Ne vous semble-t-il pas voir un ministÚre espagnol légiférer
sur lâindĂ©pendance de Cuba avec Weyler comme chef dâĂ©tat-
major ?
Paris savait Ă quoi sâen tenir.
Le 25 mai, une lettre des dĂ©putĂ©s de Paris dĂ©posĂ©e Ă
lâAssemblĂ©e de Versailles suppliait le gouvernement de ne pas
laisser plus longtemps la ville sans conseil municipal.
Jointe au dossier, elle resta sans réponse.
Les pourparlers continuÚrent entre le comité central et les
maires ; le comité sentait que toute tentative de pacification
serait inutile, les maires se ralliÚrent avec eux, et le comité
central.
Déclaration des maires et des députés de Paris, réunis en
conseil Ă Saint-Germain-lâAuxerrois le
25
mars
1871
.
Les députés de Paris, les maires et les adjoints intégrés
dans les mairies de leurs arrondissements, et les
membres du conseil central fédéral de la garde
nationale,
Convaincus que le seul moyen dâĂ©viter la guerre civile,
lâeffusion du sang Ă Paris, et en mĂȘme temps dâaffermir
la République, est de procéder
Ă
des Ă©lections
La Commune
202
immédiates, convoquent pour demain dimanche tous les
citoyens dans les collĂšges Ă©lectoraux.
Les bureaux seront ouverts
Ă
huit heures du matin, et
fermés à midi.
Vive la RĂ©publique !
Les maires et adjoints de Paris.
1
er
Arrondissement Edmond ADAM, MĂLINE,
adjoint.
2
e
, Emile BRELAY, LOISEAU-PINSON.
3
e
, BONVALLET,
maire,
CH. MURAT,
adjoint.
4
e
, VAUTRIN,
maire,
DE CHATILLON, LOISEAU,
adjoints.
5
e
, JOURDAN, COLLIN,
adjoints.
6
e
,
A. LEROY,
adjoint.
7
e
, »
8
e
, »
9
e
, DESMARETS,
maire,
E. FERRY, ANDRĂ NAST,
adjoints.
10
e
, A. MURAT,
adjoint.
11
e
, MOTTU
maire,
BLANCHON, POIRIER, TOLAIN,
adjoints.
12
e
, GRIVOT,
maire,
DENISSON, DUMAS, TURILLON,
adjoints.
13
e
, COMBES, LEO MEILLET,
adjoints.
15
e
, JUBBES, DUVAL, SEXTUS-MICHEL,
adjoints.
16
e
, CHAUDEY, SĂVESTRE,
adjoints.
17
e
, François FAVRE,
maire,
MALON, VILLE-NEUVE,
CACHEUX,
adjoints.
La Commune
203
18
e
, CLEMENCEAU,
maire,
J. LAFONT, DEREURE,
JUCLARD,
adjoints.
19
e
, DEVEAUX, SALORY,
adjoints.
Les reprĂ©sentants de la Seine prĂ©sents Ă
Paris.
Lockroy, Floquet, Tolain, Clemenceau,
SchĆlcher, Greppo.
Le comité de la garde nationale.
Avoine fils, Antoine Arnaud, G. Arnold, Assi,
Audignoux, Bouit, Jules Bergeret, Babick,
Baron, Billioray, Blanchit, L. Boursier, Castioni,
Chonteau, A. Dupont, Fabre, Ferrat, Henri
Fortuné, Fleury, Fougeret, G. Gaudier, Gouhier,
M. Géresme, Grélier, Grolard, Jourde, Josselin,
Lavalette, Lisbonne, Maljournal, Edouard
Moreau, Mortier, Prudhomme, Rousseau,
Ranvier, Varlin.
SitÎt ce manifeste publié, M. Thiers fit télégraphier dans toute
la France suivant son mode ordinaire de provocations et de
mensonges.
La France résolue et indignée se serre autour du
gouvernement de lâAssemblĂ©e nationale pour rĂ©primer
lâanarchie qui essaye toujours de dominer Paris.
Un accord auquel le gouvernement est resté étranger
sâest Ă©tabli entre la prĂ©tendue Commune et les maires
pour en appeler aux Ă©lections. Elles se feront sans
liberté et dÚs lors sans autorité morale.
La Commune
204
Que le pays ne sâen prĂ©occupe point et ait confiance.
Lâordre sera Ă©tabli Ă Paris comme ailleurs.
A. THIERS.
Tandis que M. Thiers et ses complices propageaient ces
faussetés, le comité central aidé de quelques révolutionnaires
ardents tels quâEudes, Vaillant, FerrĂ©, Varlin suffisait Ă tout et le
Journal officiel
publiait Ă Paris les mesures suivantes.
LâĂ©tat de siĂšge est levĂ© dans le dĂ©partement de la
Seine.
Les conseils de guerre de lâarmĂ©e permanente sont
abolis.
Amnistie pleine et entiÚre est accordée pour les crimes
et délits politiques.
Il est enjoint Ă tous les directeurs de prisons de mettre
immédiatement en liberté tous les détenus politiques.
Le nouveau gouvernement de la RĂ©publique vient de
prendre possession de tous les ministĂšres et de toutes
les administrations.
Cette opération faite par la garde nationale impose de
grands devoirs aux citoyens qui ont accepté cette tùche.
LâarmĂ©e comprenant enfin la position qui lui Ă©tait faite
et les devoirs qui lui incombaient a fusionné avec les
habitants de la cité ; troupes de ligne, mobiles et
marins se sont unis pour lâĆuvre commune.
La Commune
205
Sachons donc profiter de cette union pour resserrer nos
rangs et une fois pour toutes asseoir la RĂ©publique sur
des bases sérieuses et impérissables.
Que la garde nationale unie Ă la ligne et Ă la mobile
continue son service avec courage et dévouement.
Que les bataillons de marche dont les cadres sont
encore presque au complet occupent les forts et toutes
les positions avancĂ©es afin dâassurer la dĂ©fense de la
capitale.
Les municipalitĂ©s des arrondissements animĂ©s du mĂȘme
zĂšle et du mĂȘme patriotisme que la garde nationale et
lâarmĂ©e se sont unies Ă elle pour assurer le salut de la
République et préparer les élections du conseil
communal qui vont avoir lieu : point de division, unité
parfaite et liberté pleine et entiÚre.
Le Comité central de la garde nationale.
III
Lâaffaire du 22 mars
LâĂ©meute pour vous est trop grande,
Ne jouez pas Ă ce jeu-lĂ .
(
Vieille Chanson
.)
Les partisans du gouvernement régulier, les hommes de
lâordre, de toutes
.
les rĂ©actions non contents de conspirer Ă
Versailles essayĂšrent Ă Paris dâune Ă©meute contrerĂ©volutionnaire,
mais ils Ă©taient si peu de taille pour lâĂ©meute quâen voyant leur
La Commune
206
manifestation sâassembler vers deux heures de lâaprĂšs-midi du
22 mars sur la place du nouvel OpĂ©ra, on avait lâidĂ©e dâune
troupe de figurants répétant un drame historique.
Quelque chose pourtant avait transpiré de leurs desseins, ils
avaient parlé de poignarder les factionnaires en les embrassant,
mais cela ressemblait plutĂŽt Ă de la mise en scĂšne quâĂ toute
autre chose ; lâendroit mĂȘme Ă©tait bien choisi pour une rĂ©pĂ©tition
dramatique, on attendait oĂč ces gens-lĂ voulaient en venir.
Quand la manifestation fut assez nombreuse, ceux qui la
composaient, la plupart Ă©lĂ©gants et jeunes, sâengagĂšrent dans la
rue de la Paix conduits par des bonapartistes connus, M. de
PĂšne, de Coetlogon, de Heckeren ; un drapeau sans inscription
flottait en tĂȘte de colonne.
Des gardes nationaux sans armes sâĂ©tant informĂ©s du but de
la démonstration, furent insultés et grossiÚrement maltraités ; ils
gagnĂšrent la place VendĂŽme oĂč Ă©taient des fĂ©dĂ©rĂ©s en armes,
qui allĂšrent en ordre de bataille reconnaĂźtre les manifestants,
mais avec défense de tirer.
A la rencontre des deux troupes la manifestation devint
agressive et aux cris de : A bas le comité ! à bas les assassins !
les brigands, vive lâordre ! Un coup de revolver blessa Maljournal
du comité central.
Quelque débonnaires que fussent les gardes nationaux, il
fallut bien voir quâon nâavait pas affaire Ă une dĂ©monstration
pacifique.
La Commune
207
Bergeret fit faire une premiĂšre sommation, puis une seconde,
on alla jusquâĂ dix.
A la fin de cette derniĂšre les cris : Vive lâOrdre, Ă bas les
assassins du 18 mars ! sâĂ©levĂšrent mĂȘlĂ©s Ă des coups de feu.
Alors les gardes nationaux ripostĂšrent ; il fallait repousser
lâattaque.
Et câest une caractĂ©ristique de ces fĂ©dĂ©rĂ©s au cĆur doux,
faisant si bon marché de leur vie et si soigneux de celle des
autres, bon nombre encore tirĂšrent en lâair comme au 22 janvier.
Quelle peine ils avaient, ces
assassins
du 18 mars, Ă viser des
poitrines humaines.
Il nâen Ă©tait pas de mĂȘme du cĂŽtĂ© des assaillants, les fenĂȘtres
se mirent de la partie et sans la prudence des fédérés il y aurait
eu lĂ une litiĂšre de morts.
Beaucoup de manifestants tiraient si mal, il est vrai, quâils se
blessaient les uns les autres. Tant de rage les animait contre les
gardes nationaux que plusieurs furent blessés et deux tués :
Vahlin et François. â Il y eut aussi quelques morts du cĂŽtĂ© des
manifestants, un jeune homme, le vicomte de Molinat fut tué par
derriÚre, du cÎté des siens, il tomba la face contre terre. Sur son
corps on trouva un poignard fixé à sa ceinture par une chaßnette,
comme si ce jeune premier eĂ»t craint dâĂ©garer son arme. Ce
détail enfantin avait attendri un garde national.
Quant à M. de PÚne il fut presque empalé par une balle venue
aussi du cÎté des siens par derriÚre.
La Commune
208
AprÚs la déroute des manifestants, la terre était jonchée
dâarmes : poignards, cannes Ă Ă©pĂ©e, revolvers quâils avaient
jetĂ©s en sâenfuyant.
Le docteur Rainlow, ancien chirurgien dâĂ©tat-major du camp
de Toulouse, et plusieurs médecins accourus, firent transporter
les morts et les blessĂ©s Ă lâambulance du CrĂ©dit Mobilier.
Il restait une sorte de tristesse aux gardes nationaux qui
avaient combattu ces jeunes gens, quoiquâils lâeussent fait avec
une extrĂȘme gĂ©nĂ©rositĂ© tant le cĆur de ces hommes Ă©tait
tendre.
Jâai souvent songĂ© pendant les sanglantes reprĂ©sailles de
Versailles aux gardes nationaux du 22 mars et de toute la lutte.
Le comité central fit placarder une affiche menaçant de peines
sévÚres ceux qui conspiraient contre Paris, mais depuis cette
Ă©poque, jusquâĂ la fin de la Commune, la rĂ©action conspira sans
cesse avec impunité.
Braves gens de 71, braves gens de lâhĂ©catombe ! Vous avez
emporté cette mansuétude sous la terre empourprée de sang,
elle nây remontera que la lutte terminĂ©e dans la paix du monde
nouveau.
Nous reprendrons les affiches de la prise de possession de
Paris par la RĂ©volution du 18 mars, les paroles Ă©mues dâalors
font revivre le drame.
Tant de choses se sont entassées saignant les unes sur les
autres, tant de poussiĂšre humaine fut semĂ©e dans le vent, quâĂ
La Commune
209
travers les froides rĂ©solutions dâaujourdâhui, nous ne
retrouverions pas tels quâils Ă©taient les accents gĂ©nĂ©reux dâalors.
O cette gĂ©nĂ©rositĂ©, cette pure Ă©popĂ©e dâhommes dâune
merveilleuse bonté.
Et moi, quâon accuse de cette bontĂ© sans limites, jâaurais sans
pĂąlir, comme on ĂŽte une pierre des rails, pris la vie de ce nain
qui devait faire tant de victimes ! Des flots de sang nâeussent
pas coulĂ©, les tas de morts nâeussent point empli Paris aussi haut
que des montagnes et changé la ville en charnier.
Pressentant lâĆuvre de ce bourgeois au cĆur de tigre, je
pensais quâen allant tuer M. Thiers, Ă lâAssemblĂ©e, la terreur qui
en rĂ©sulterait arrĂȘterait la rĂ©action.
Combien je me suis reprochĂ© aux jours de la dĂ©faite dâavoir
demandĂ© conseil, nos deux vies eussent Ă©vitĂ© lâĂ©gorgement de
Paris.
Je confiai mon projet à Ferré qui me rappela combien la mort
de Lecomte et ClĂ©ment Thomas avait en province et mĂȘme Ă
Paris servi de prĂ©texte dâĂ©pouvante, presque mĂȘme Ă un
dĂ©saveu de la foule ; peut-ĂȘtre, dit-il, celle-lĂ arrĂȘterait le
mouvement.
Je ne le croyais pas et peu mâimportait le dĂ©saveu si câĂ©tait
utile Ă la RĂ©volution, mais cependant il pouvait avoir raison.
Rigaud fut de son avis. â Dâailleurs, ajoutĂšrent-ils, vous ne
parviendriez pas Ă Versailles.
Jâeus la faiblesse de croire quâils pouvaient ĂȘtre dans le vrai
quant Ă ce monstre. Mais Ă propos du voyage de Versailles avec
La Commune
210
un peu de rĂ©solution, jâĂ©tais sĂ»re dây parvenir, et jâai voulu en
,
faire lâĂ©preuve.
Quelques jours aprĂšs, si bien vĂȘtue que je ne me
reconnaissais pas moi-mĂȘme, je mâen allai fort tranquillement Ă
Versailles, ou jâarrivai sans encombre. Avec non moins de
tranquillitĂ© jâallai dans le parc mĂȘme, oĂč Ă©taient les tentes
dĂ©labrĂ©es, qui servaient au campement de lâarmĂ©e, faire de la
propagande pour la RĂ©volution du 18 mars.
Ce délabrement des tentes, sous les arbres dépouillés de
feuilles, Ă©tait lamentable.
Je ne sais plus ce que je disais Ă ces hommes, mais je le
sentais tellement quâils Ă©coutaient.
Un officier, le lendemain vint Ă Paris par Saint-Cyr et en
promit dâautres.
LâarmĂ©e en ce moment nâĂ©tait pas brillante, la cavalerie
nâavait que des fantĂŽmes de chevaux.
Sortant du parc, jâallai Ă une grande librairie versaillaise, il y
avait lĂ une dame Ă qui jâinspirai beaucoup de confiance,
jâemportai un tas de journaux, et aprĂšs avoir demandĂ© lâadresse
dâun hĂŽtel oĂč lâon pĂ»t ĂȘtre en sĂ»retĂ©, je repris le chemin de
Montmartre, je nâavais pas manquĂ© pour mâamuser de dire pis
que pendre de moi-mĂȘme.
Lemoussu, Schneider, Diancourt, Burlot Ă©taient alors
commissaires à Montmartre. Je commençai par aller au bureau
de Burlot que je savais de lâavis de FerrĂ© et de Rigaud, il ne me
reconnaissait pas. â Je viens de Versailles, lui dis-je, et je lui
La Commune
211
racontai lâhistoire que je dis Ă©galement Ă Rigaud et Ă FerrĂ© en les
traitant de Girondins, sans ĂȘtre sĂ»re pourtant sâils nâavaient pas
raison, et si le sang de ce monstre nâeĂ»t point Ă©tĂ© fatal Ă la
Commune. Rien ne pouvait ĂȘtre aussi fatal que lâhĂ©catombe de
mai, mais lâidĂ©e peut-ĂȘtre est plus grande. Quelques mois aprĂšs
mon voyage Ă Versailles, lorsque jâĂ©tais Ă la prison des Chantiers
oĂč le dimanche des officiers, quelques-uns ayant avec eux des
drÎlesses richement parées qui venaient là comme au Jardin des
Plantes, lâun dâeux me dit tout Ă coup :
â Mais câest vous, qui ĂȘtes venue dans le parc, Ă
Versailles.
â Oui, lui dis-je, câest moi, vous pouvez le raconter,
cela fera bien dans le tableau et du reste je nâai aucune
envie de me défendre.
â Est-ce que vous nous prenez pour des mouchards ?
sâĂ©cria-t-il avec une vĂ©ritable indignation.
CâĂ©tait au moment oĂč lâĂ©gorgement finissait Ă peine, nous
Ă©tions sous lâimpression dâune intense horreur, je lui dis
cruellement
â Vous ĂȘtes bien des assassins !
Il ne rĂ©pondit pas, je compris que beaucoup dâentre eux
avaient Ă©tĂ© indignement trompĂ©s â et que quelques-uns
commençaient à avoir des remords.
IV
La Commune
212
Proclamation de la Commune
Ils Ă©taient lĂ debout, prĂȘts pour le sacrifice.
(
Bardes Gaulois.
)
La proclamation de la Commune fut splendide ; ce nâĂ©tait pas
la fĂȘte du pouvoir, mais la pompe du sacrifice : on sentait les
Ă©lus prĂȘts pour la mort.
LâaprĂšs-midi du 28 mars par un clair soleil rappelant lâaube du
18 mars, le 7 germinal an 79 de la RĂ©publique, le peuple de
Paris qui, le 26, avait Ă©lu sa Commune inaugura son entrĂ©e Ă
lâHĂŽtel-de-Ville.
Un océan humain sous les armes, les baïonnettes pressées
comme les Ă©pis dâun champ, les cuivres dĂ©chirant lâair, les
tambours battant sourdement et entre tous lâinimitable
frappement des deux grands tambours de Montmartre, ceux qui
la nuit de lâentrĂ©e des Prussiens et le matin du 18 mars,
Ă©veillaient Paris, de leurs baguettes spectrales, leurs poignets
dâacier Ă©veillaient des sonoritĂ©s Ă©tranges.
Cette fois les tocsins Ă©taient muets. Le grondement lourd des
canons, à intervalles réguliers saluait la révolution.
Et aussi, les baĂŻonnettes, sâinclinaient devant les drapeaux
rouges, qui par faisceaux entouraient le buste de la RĂ©publique.
Au sommet, un immense drapeau rouge. Les bataillons de
Montmartre, Belleville, La Chapelle, ont leurs drapeaux
surmontés du bonnet phrygien ; on dirait les sections de 93.
La Commune
213
Dans leurs rangs des soldats de toutes les armes, restĂ©s Ă
Paris, ligne, marine, artillerie, zouaves.
Les baïonnettes toujours plus pressées débordent sur les rues
environnantes, la place est pleine ; câest bien lâimpression dâun
champ de blé. Quelle sera la moisson ?
Paris entier est debout, le canon tonne par intervalles.
Sur une estrade est le comité central ; devant eux, la
Commune, tous avec lâĂ©charpe rouge.
Peu de paroles dans les intervalles que scandent les canons.
â Le comitĂ© central dĂ©clare son mandat expirĂ©, et remet ses
pouvoirs Ă la Commune.
On fait lâappel des noms ; un cri immense sâĂ©lĂšve : Vive la
Commune ! Les tambours battent aux champs, lâartillerie Ă©branle
le sol.
â Au nom du peuple dit Ranvier, la Commune est
proclamée.
Tout fut grandiose dans ce prologue de la Commune, dont
lâapothĂ©ose devait ĂȘtre la mort.
Pas de discours, un immense cri, un seul, Vive la Commune !
Toutes les musiques jouent la
Marseillaise
et le
Chant du
DĂ©part.
Un ouragan de voix les reprennent.
Un groupe de vieux baissent la tĂȘte vers la terre on dirait
quâils y entendent les morts pour la libertĂ© ce sont des Ă©chappĂ©s
de juin, de décembre, quelques-uns tout blancs, sont de 1830,
Mabile, Malezieux, Cayol.
La Commune
214
Si un pouvoir quelconque pouvait faire quelque chose, câest
Ă©tĂ© la Commune composĂ©e dâhommes dâintelligence, de courage,
dâune incroyable honnĂȘtetĂ©, qui tous de la veille ou de long
temps, avaient donnĂ© dâincontestables preuves de dĂ©vouement
et dâĂ©nergie. Le pouvoir, incontestablement les annihila, ne leur
laissant plus dâimplacable volontĂ© que pour le sacrifice, ils surent
mourir héroïquement.
Câest que le pouvoir est maudit, et câest pour cela que je suis
anarchiste.
Le soir mĂȘme du 28 mars, la Commune tint sa premiĂšre
séance, inaugurée par une mesure digne de la grandeur de ce
jour ; rĂ©solution fut prise, afin dâĂ©viter toute question
personnelle, au moment oĂč les individus devaient rentrer dans la
masse rĂ©volutionnaire, que les manifestes ne porteraient dâautre
signature que celle-ci :
La Commune.
DÚs cette premiÚre séance, quelques-uns étouffant sous la
chaude atmosphĂšre dâune rĂ©volution ne voulurent pas aller plus
loin, il y eut des démissions immédiates.
Ces démissions entraßnant des élections complémentaires,
Versailles put mettre Ă profit le temps que Paris perdait autour
des urnes.
Voici la déclaration faite à la premiÚre séance de la Commune.
Paris, 28 mars 1871.
Citoyens,
Notre Commune est constituée. Le vote du 26 mars
sanctionne la RĂ©publique victorieuse.
La Commune
215
Un pouvoir lĂąchement oppresseur vous avait pris Ă la
gorge, vous deviez dans votre légitime défense
repousser ce gouvernement qui voulait vous déshonorer
en vous imposant un roi. Aujourdâhui les criminels que
vous nâavez pas mĂȘme voulu poursuivre abusent de
votre magnanimité pour organiser aux portes de la cité
un foyer de conspiration monarchiste, ils invoquent la
guerre civile, ils mettent en Ćuvre toutes les
corruptions, acceptent toutes les complicités, ils ont osé
mendier jusquâĂ lâappui de lâĂ©tranger.
Nous en appelons de ces menées exécrables au
jugement de la France et du monde.
Citoyens, vous venez de nous donner des institutions
qui défient toutes les tentatives.
Vous ĂȘtes maĂźtres de vos destinĂ©es, forte de votre appui
la reprĂ©sentation que vous venez dâĂ©tablir va rĂ©parer les
désastres causés par le pouvoir déchu.
Lâindustrie compromise, le travail suspendu, les
transactions commerciales paralysées vont recevoir une
impulsion vigoureuse.
DĂšs aujourdâhui, la dĂ©cision attendue sur les loyers,
demain celle sur les échéances.
Tous les services publics, rétablis et simplifiés.
La garde nationale, désormais seule force armée de la
cité, réorganisée sans délai.
Tels seront nos premiers actes.
La Commune
216
Les Ă©lus du peuple ne lui demandent pour assurer le
triomphe de la RĂ©publique, que de les soutenir de votre
confiance.
Quant Ă eux, ils feront leur devoir.
La Commune de Paris,
28 mars 1871.
Ils firent en effet leur devoir, sâoccupant de toutes les
sécurités de la vie pour la foule, mais hélas ! la premiÚre sécurité
eût été de vaincre définitivement la réaction.
Tandis que la confiance renaissait dans Paris, les rats de
Versailles trouaient la carĂšne du navire.
Quelques démissions eurent lieu encore avec des motifs
divers : Ulysse Parent, Fruneau, Goupil, Lefebvre, Robinet,
MĂ©line.
Des commissions avaient été formées dÚs les premiers jours
sans ĂȘtre pourtant dĂ©finitives ; suivant leurs aptitudes, les
membres dâune commission passaient dans une autre.
La Commune était partagée entre une majorité ardemment
révolutionnaire, une minorité socialiste raisonnant trop parfois
pour le temps quâon avait, semblables en ce point, que la crainte
de prendre des mesures despotiques ou injustes, les ramĂšnent
aux mĂȘmes conclusions.
Un mĂȘme amour de la RĂ©volution rendit leur destinĂ©e
semblable. â La majoritĂ© aussi sait mourir, dit quelques
semaines plus tard Ferré en embrassant Delescluze mort.
Les membres de la Commune Ă©lus aux Ă©lections
complémentaires furent Cluseret, Pottier, Johannard, Andrieu,
La Commune
217
Serailler, Longuet, Pillot, Durand, Sicard, Philippe, Louelas, A.
Dupont, Pompée, Viard, Trinquet, Courbet, Arnold.
Rogeart et Briosne ne voulurent pas siéger par susceptibilité
sur le nombre de voix obtenues, ils Ă©taient vraiment, ces
hommes de 71, des candidats qui ne ressemblaient guĂšre aux
autres.
Menotti Garibaldi fut Ă©lu mais ne vint pas, Ă©cĆurĂ© peut-ĂȘtre
encore de lâAssemblĂ©e de Bordeaux, oĂč Garibaldi offrant ses fils
à la République avait été couvert de huées.
Les commissions souvent remaniées furent ainsi
primitivement composées.
Guerre : DELESCLUZE, TRIDON, AVRIAL, ARNOLD, RANVIER
Finances : BESLAY, BILLIORAY, Victor CLĂMENT, LEFRANĂAIS,
FĂ©lix PYAT
SĂ»retĂ© gĂ©nĂ©rale : COURNET, VERMOREL, FERRĂ, TRINQUET,
DUPONT.
Enseignement : COURBET, VERDURE, Jules MIOT, VALLĂS, J.
B. CLĂMENT.
Subsistances : VARLIN, PARISEL, Victor CLĂMENT, Arthur
ARNOULD, CHAMPY.
Justice : CAMBON, DEREURE, CLEMENCE, LANGEVIN,
DURAND.
Travail et Ă©change : THEISZ, MALON, SERAILLER, Ch.
LONGUET, CHALIN.
Relations extĂ©rieures : Leo MEILLET, Ch. GĂRARDIN,
AMOUROUX, JOHANNARD, VALLĂS.
La Commune
218
Services publics : OSTYN, VESINIER, RASTOUL, ANTOINE,
ARNAUD, POTTIER.
Délégations.
Guerre, CLUSERET.
Finances, JOURDE.
Subsistances, VIARD.
Relations extérieures, Paschal GROUSSET.
Enseignement, VAILLANT.
Justice, PROTOT.
Sûreté générale, Raoul RIGAUD.
Travail et Ă©changes, FRAENKEL.
Services publics, ANDRIEU.
Quoi quâil arrive, disaient les membres de la Commune et les
gardes nationaux, notre sang marquera profondĂ©ment lâĂ©tape.
Il la marqua en effet si profondément que la terre en fut
saturĂ©e, il y creusa des abĂźmes quâil serait difficile de franchir
pour retourner en arriĂšre ainsi que des rouges roses le sang en
fleurit les pentes.
V
Premiers jours de la Commune â Les mesures
La vie Ă Paris
Temps futurs, vision sublime.
Les peuples sont hors de lâabĂźme !
Le désert morne est traversé ;
AprĂšs les sables la pelouse,
La Commune
219
Et la terre est comme une Ă©pouse,
Et lâhomme est comme un fiancĂ©.
(Victor Hugo.)
Paris respirait ! Ceux qui pendant la marée montante
regarderaient venir les flots qui couvriront leur asile, sont dans
une semblable situation. â Lentement, sĂ»rement Versailles
venait.
Les premiers décrets de la Commune avaient été la
suppression de la vente des objets du Mont-de-PiĂ©tĂ©, lâabolition
du budget des cultes et de la conscription ; on sâimaginait alors,
on sâimagine peut-ĂȘtre encore, que le mauvais mĂ©nage lâĂglise et
lâĂtat, qui derriĂšre eux traĂźnent tant de cadavres, pourraient
jamais ĂȘtre sĂ©parĂ©s ; câest ensemble seulement, quâils doivent
disparaĂźtre.
La confiscation des biens de main morte. Des pensions
alimentaires pour les fédérés blessés en combattant réversibles
Ă la femme, lĂ©gitime ou non, Ă lâenfant, reconnu ou non, de tout
fédéré tué en combattant.
Versailles se chargea par la mort de ces pensions-lĂ .
La femme qui demandait contre son mari la séparation de
corps, appuyée sur des preuves valables, avait droit à une
pension alimentaire.
La procĂ©dure ordinaire Ă©tait abolie et lâautorisation donnĂ©e
aux parties de se dĂ©fendre elles-mĂȘmes.
Interdiction de perquisitionner sans mandat régulier.
Interdiction du cumul et le maximum des traitements fixĂ©s Ă
6.000 francs par an.
La Commune
220
Les Ă©moluments des membres de la Commune Ă©taient de
quinze francs par jour, ce qui Ă©tait loin dâatteindre le maximum.
La Commune dĂ©cida lâorganisation dâune chambre du tribunal
civil de Paris.
LâĂ©lection des magistrats, lâorganisation du jury et le
jugement par ses pairs.
On procéda immédiatement à la jouissance des ateliers
abandonnés pour les société de travail.
Le traitement des instituteurs fut fixé à deux mille francs.
Le renversement de la colonne VendĂŽme, symbole de force
brutale, affirmation du despotisme impérial, fut décidé, ce
monument étant attentatoire à la fraternité des peuples.
Plus tard, afin de mettre un terme aux exécutions de
prisonniers faites par Versailles fut ajouté le décret sur les
otages pris parmi les partisans de Versailles ; [ce fut en effet la
seule mesure qui ralentit les tueries de prisonniers ; elle eut lieu
tardivement, lorsquâil devint impossible sans trahir de laisser
égorger les fédérés prisonniers]. La Commune interdit les
amendes dans les ateliers, abolit le serment politique et
professionnel, elle fit appel aux savants, aux inventeurs, aux
artistes. Le temps passait toujours, Versailles nâen Ă©tait plus au
moment oĂč la cavalerie nâavait que des ombres de chevaux. M.
Thiers choyait, flattait lâarmĂ©e dont il avait besoin pour ses
hautes et basses Ćuvres.
Les objets déposés au Mont-de-Piété pour moins de vingt-cinq
francs furent rendus.
La Commune
221
On voulait abolir comme trop pénible le travail de nuit dans
les boulangeries, mais soit par longue habitude, soit quâil fĂ»t
réellement plus rude encore de jour, les boulangers préférÚrent
continuer comme autrefois.
Partout sâagitait une vie intense. Courbet dans un chaleureux
appel disait :
Chacun se livrant sans entraves à son génie, Paris
doublera son importance. Et la ville internationale
europĂ©enne pourra offrir aux arts, Ă lâindustrie, au
commerce, aux transactions de toutes sortes, aux
visiteurs de tous pays un ordre impĂ©rissable, lâordre par
les citoyens qui ne pourra pas ĂȘtre interrompu par les
prétextes de prétendants monstrueux.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Adieu le vieux monde et la diplomatie.
Paris en effet eut cette année-là une exposition, mais faite
par le vieux monde et sa diplomatie, lâexposition des morts.
PlutĂŽt cent mille que trente-cinq mille cadavres furent Ă©tendus
en une Morgue immense dans le cadre de pierre des
fortifications.
Mais lâart quand mĂȘme fit ses semailles, la premiĂšre Ă©popĂ©e
le dira.
La commission fédérale des artistes était ainsi composée :
Peintres.
Bouvin, Corot, Courbet, Daumier, Arnaud, Dursée, Hippolyte
Dubois, Feyen, Perrin, Armand Gautier, Gluck, Jules Hereau,
La Commune
222
Lançon, EugÚne Leroux, Edouard Manet, François Milet, Oulevay,
Picchio.
Sculpteurs.
Becquet, Agénor Chapuy, Dalou, Lagrange, Edouard
Lindencher, Moreau, Vauthier, Hippolyte Moulin, Otlin, Poitevin,
Deblezer.
Architectes.
Boileau fils, Delbrouck, Nicolle, Achille Oudinot, Raulin.
Graveurs lithographes.
Georges Bellanger, Bracquemont, Flameng, André Gill, Huot,
Pothey.
Artistes industriels.
Emile Aubin, Boudier, Chabert, Chesneau, Fuzier, Meyer, Ottin
fils, EugĂšne Pottier, Ranber, Rester.
Cette commission fonctionnait depuis le milieu dâavril tandis
que lâassemblĂ©e de Versailles propageait les soi-disant tendances
de la Commune à détruire les arts, les sciences.
Les musées étaient ouverts au public comme le jardin des
Tuileries et autres aux enfants.
A lâAcadĂ©mie des sciences les savants discutaient en paix,
sans sâoccuper de la Commune qui ne pesait pas sur eux.
Thénard, les Becquerel pÚre et fils, Elie de Beaumont se
réunissaient comme de coutume. A la séance du 3 avril par
exemple, M. Sedillot envoya une brochure sur le pansement des
blessures sur le champ de bataille, le docteur Drouet sur les
divers traitements du cholĂ©ra, ce qui Ă©tait tout Ă fait dâactualitĂ©,
La Commune
223
tandis que M. Simon Newcombe, un AmĂ©ricain, sâĂ©loignait tout Ă
fait du thĂ©Ăątre des Ă©vĂ©nements et mĂȘme de la terre en analysant
au tableau le mouvement de la lune autour de la terre.
M. Delaunay, lui, rectifiait des erreurs dâobservation
mĂ©tĂ©orologique sans se prĂ©occuper dâautre chose.
Le docteur Ducaisne sâoccupait de la nostalgie morale sur
laquelle les remĂšdes moraux Ă©taient plus puissants que les
autres, il aurait pu y joindre les hantises de peur, la soif de sang,
des pouvoirs qui sâĂ©croulent.
Les savants sâoccupĂšrent de tout dans une paix profonde,
depuis la vĂ©gĂ©tation anormale dâun ognon de jacinthe jusquâaux
courants électriques. M. Bourbouze chimiste, employé à la
Sorbonne, avait fait un appareil Ă©lectrique, par lequel il
télégraphiait sans fils conducteurs à travers les courtes
distances, lâacadĂ©mie des sciences lâavait autorisĂ© Ă faire des
expĂ©riences entre les ponts sur la Seine, lâeau Ă©tant un meilleur
conducteur pour lâĂ©lectricitĂ© que la terre.
LâexpĂ©rience rĂ©ussit, lâappareil fut utilisĂ© au viaduc dâAuteuil
pour communiquer avec un point de Passy investi par les lignes
allemandes.
Le rapport se terminait par le rĂ©cit dâune seconde
expérimentation faite dans un aérostat afin de recevoir les
messages envoyĂ©s dâAuteuil, par M. Bourbouze, le ballon fut
entraßné par le vent, un peu moins loin, il est vrai, que celui
dâAndrĂ©e fut entraĂźnĂ© de nos jours.
La Commune
224
M. Chevreul, dâune voix un peu cassĂ©e, dĂ©clarait que tout en
nâĂ©tant pas partisan absolu de la classification radiaire, il
reconnaissait lâimportance des Ă©tudes embriologiques.
On parla de tant et tant de choses, par exemple de la matiĂšre
noire des météorites, de la reproduction de différents types par
le degré de chaleur, auquel est soumise la matiÚre, M. Chevreul
encore, sâoccupa des mĂ©langes de constitutions semblables, dont
les effets sont différents, de la nécessité de ne pas se borner aux
phénomÚnes extérieurs des corps, tandis que la chimie est
indispensable ; que le jour oĂč Versailles, au nom de lâordre,
apporta la mort dans Paris, on Ă©tait retournĂ© dans les astres Ă
propos de quelques nouveaux termes du coefficient de lâĂ©quateur
titulaire de la lune, ce fut, je crois, la derniÚre séance.
Partout, des cours Ă©taient ouverts, rĂ©pondant Ă lâardeur de la
jeunesse.
On voulait tout à la fois arts, sciences, littérature,
dĂ©couvertes, la vie flamboyait. On avait hĂąte de sâĂ©chapper du
vieux monde.
VI
Lâattaque de Versailles â RĂ©cit inĂ©dit de la
mort de Flourens par Hector France et Cipriani
Ils conviaient le monde Ă lâauguste bataille,
A lâenivrement des hauts faits,
Et lui montraient passant Ă travers la mitraille
Les grands arbres de la paix.
La Commune
225
(Victor Hugo.)
Comme on avait voulu légaliser, par le suffrage, la nomination
des membres de la Commune, on voulut attendre lâattaque de
Versailles, sous prétexte de ne pas provoquer à la guerre civile
sous les yeux de lâennemi, comme si le seul ennemi des peuples
nâĂ©tait pas leurs tyrans !
Quand les gĂ©nĂ©raux, attentifs cette fois, jugĂšrent quâil ne
manquait ni un bouton de guĂȘtre, ni lâaffilement dâun sabre,
Versailles attaqua.
Toutes les meutes dâesclaves hurlant leurs douleurs sous le
fouet, en rendaient responsable le Commune se liguant avec
leurs maĂźtres.
Lâhabitude dâattendre des ordres est telle encore chez le
troupeau humain que ceux qui, dĂšs le 19 mars criaient Ă
Versailles, Montmartre, Belleville, toute une armée ardente
nâeurent pas lâidĂ©e, armĂ©s comme ils lâauraient pu, de
sâassembler et de partir. Qui sait si en pareille occasion on ne le
ferait point encore ?
Le 2 avril, vers six heures du matin, Paris fut éveillé par le
canon.
On crut dâabord Ă quelque fĂȘte des Prussiens qui entouraient
Paris, mais bientÎt la vérité fut connue : Versailles attaquait.
Les premiĂšres victimes furent les Ă©lĂšves dâun pensionnat de
Neuilly (sur la porte dâune Ă©glise oĂč sans doute elles allaient
prier pour M. Thiers et lâAssemblĂ©e nationale). Le canon frappait
La Commune
226
à la volée. Le Dieu des massacreurs a la coutume de reconnaßtre
les siens ; surtout quand il nâest plus temps.
Deux armĂ©es en marche sur Paris, lâune par Montretout et
Vaucresson, lâautre par Rueil et Nanterre, se rĂ©unirent au rond
point des Bergers, surprirent et Ă©gorgĂšrent les fĂ©dĂ©rĂ©s Ă
Courbevoie. AprĂšs avoir dâabord reculĂ©, les fĂ©dĂ©rĂ©s, qui restaient
vivants, soutenus par les francs-tireurs garibaldiens se
repliĂšrent. Le soir mĂȘme, Courbevoie Ă©tait repris. On y trouva
rangés sur le quai les cadavres des prisonniers.
Cette fois la sortie fut immédiatement décidée.
Les armées de la Commune se mirent en marche le 3 avril à 4
heures du matin.
Bergeret, Flourens et Ranvier commandant du cÎté du Mont-
Valérien, que toujours on croyait neutre ; Eudes et Duval du cÎté
de Clamart et de Meudon, on allait Ă Versailles.
Tout Ă coup le fort sâenveloppe de fumĂ©e, la mitraille pleut sur
les fédérés.
Nous avons raconté que le commandant du Mont-Valérien
ayant promis à Lullier, envoyé par le comité central, la neutralité
de ce fort, sâĂ©tait empressĂ© dâen prĂ©venir M. Thiers qui, afin
quâun officier de lâarmĂ©e française ne manquĂąt pas Ă sa parole,
lâavait tout simplement remplacĂ© par un autre qui nâavait rien
promis ; câĂ©tait cet autre qui le matin avait commencĂ© le feu.
La petite armée, sous la conduite de Flourens avec Cipriani
comme chef dâĂ©tat-major se sĂ©para au pont de Neuilly, Flourens
prit par le quai de Puteaux, vers Montretout, Bergeret par
La Commune
227
lâavenue de Saint-Germain vers Nanterre, ils devaient se rĂ©unir Ă
Rueil, avec à peu prÚs quinze mille hommes, et malgré la
catastrophe du Mont-Valérien la plupart des fédérés
poursuivirent leur marche vers le point de jonction.
Quelques-uns, égarés dans les champs, autour du Mont-
ValĂ©rien, rentrĂšrent Ă Paris seul Ă seul, les deux corps dâarmĂ©e
se rencontrĂšrent Ă Rueil, oĂč ils soutinrent le feu du Mont-
Valérien, qui tonnait toujours.
Seulement quand la terre fut couverte de morts, ceux qui
restaient se débandÚrent.
Les Versaillais Ă©tablirent, au rond point de Courbevoie, une
batterie qui mitraillait le pont de Neuilly.
Un grand nombre de fédérés avaient été faits prisonniers.
Gallifet, au moment mĂȘme oĂč Versailles ouvrait le feu,
envoyait la circulaire suivante, ne laissant aucun doute sur ses
intentions et celles du gouvernement.
La guerre
a
été déclarée par les bandes de Paris.
Hier et aujourdâhui, elles mâont tuĂ© mes soldats !
Câest une guerre sans trĂȘve ni pitiĂ© que je dĂ©clare Ă ces
assassins.
Jâai dĂ» faire un exemple ce matin, quâil soit salutaire ! Je
dĂ©sire ne pas ĂȘtre rĂ©duit de nouveau Ă une pareille
extrémité.
Nâoubliez pas que le pays, que la loi, que le droit, par
consĂ©quent sont Ă Versailles et Ă lâAssemblĂ©e nationale,
La Commune
228
et non pas avec la grotesque assemblĂ©e qui sâintitule
Commune.
Le général commandant la brigade,
GALLIFET.
3 avril 1871.
Câest Ă la mairie de Rueil que Gallifet Ă©crivit cette
proclamation, sans mĂȘme prendre le temps dâessuyer le sang
dont il Ă©tait couvert.
Le crieur qui la lisait, entre deux roulements de tambour dans
les rues de Rueil et de Chatou, ajoutait par ordre supérieur :
Le président de la commission municipale de Chatou
prĂ©vient les habitants dans lâintĂ©rĂȘt de leur sĂ©curitĂ©,
que ceux qui donneraient asile aux ennemis de
lâassemblĂ©e, se rendraient passibles des lois de la
guerre.
Ce président se nommait Laubeuf.
Et les bonnes gens de Rueil, Chatou et autres lieux, tenant Ă
deux mains leur tĂȘte pour sâassurer quâelle tenait encore sur
leurs Ă©paules, regardaient sâil ne passait pas quelque fugitif de la
bataille pour le livrer Ă Versailles.
Le corps dâarmĂ©e de Duval combattait depuis le matin, contre
des dĂ©tachements de lâarmĂ©e rĂ©guliĂšre, rĂ©unis Ă des sergents de
ville ; ils ne battirent en retraite sur ChĂątillon quâaprĂšs un
véritable massacre.
Duval, deux de ses officiers et un certain nombre de fédérés,
faits prisonniers, furent presque tous fusillés le lendemain matin,
La Commune
229
avec des soldats passés à la Commune et à qui on arrachait
leurs galons avant de les mettre Ă mort.
Le 4 avril au matin, la brigade Déroja et le général Pellé
tenaient le plateau de ChĂątillon.
Sur la promesse du gĂ©nĂ©ral, dâavoir la vie sauve, les fĂ©dĂ©rĂ©s
enveloppés se rendent. AussitÎt les soldats reconnus sont
fusillĂ©s, les autres envoyĂ©s Ă Versailles accablĂ©s dâoutrages.
En chemin, Vinoy les rencontre, et nâosant tout fusiller aprĂšs
la promesse de PellĂ©, il demande sâil y a des chefs.
Duval sort des rangs.
â
Moi, dit-il.
Son chef dâĂ©tat-major et le commandant des volontaires de
Montrouge, sortent Ă©galement des rangs et vont se ranger prĂšs
de lui.
â
Vous ĂȘtes dâaffreuses canailles ! crie Vinoy.
Il ordonne de les fusiller.
Ils sâadossent dâeux-mĂȘmes contre un mur, se serrent la main
et tombent en criant : Vive la Commune !
Un Versaillais vole les bottes de Duval et les promĂšne :
lâhabitude de dĂ©chausser les morts de la Commune Ă©tait
gĂ©nĂ©rale dans lâarmĂ©e de Versailles.
Vinoy disait le lendemain : Les fĂ©dĂ©rĂ©s se sont rendus Ă
discrĂ©tion, leur chef, un nommĂ© Duval, fut tuĂ© dans lâaffaire ; un
autre ajoutait :
ces bandits meurent avec une sorte de jactance.
La Commune
230
Les crĂ©atures hideuses de fĂ©rocitĂ©, vĂȘtues avec luxe et venant
on ne sait dâoĂč, qui insultaient les prisonniers et du bout de leurs
ombrelles fouillaient les yeux des morts apparurent dĂšs les
premiĂšres rencontres Ă la suite de lâarmĂ©e de Versailles.
Avides de sang comme des goules, elles Ă©taient en proie Ă
des rages de mort ; il y en eut, disait-on, de tous les mondes,
descendues par dâimmondes appĂ©tits, perverties par les filiĂšres
de la société, elles étaient monstrueuses et irresponsables
comme des louves.
Parmi les
assassins
de Paris prisonniers, dont Versailles salua
lâarrivĂ©e par des hurlements de mort, Ă©tait le gĂ©ographe ElisĂ©e
Reclus. Lui et ses compagnons furent envoyĂ©s Ă Satory dâoĂč on
les expédia aux pontons dans des wagons à bestiaux.
Nuls nâĂ©tant autant trompĂ©s que les soldats, chair Ă
mensonge autant que chair Ă canon, tous ceux qui avaient
habité Versailles, avaient le cerveau imprégné de contes de
banditisme et dâentente avec les Prussiens, Ă lâaide desquels
lâarmĂ©e fut employĂ©e Ă des Ćuvres de sauvagerie incroyables.
Le récit des derniers instants et de la mort de Flourens me fut
donnĂ© Ă Londres, lâan dernier par Hector France qui, le dernier
de nos camarades, vit Flourens vivant et par Amilcare Cipriani,
son compagnon dâarmes et le seul tĂ©moin de sa mort pour ĂȘtre
publié dans cette histoire.
JâĂ©tais, dit Hector France, avec Flourens depuis la veille,
il mâavait pris pour aide de camp et je lâavais rejoint Ă la
porte Maillot oĂč les bataillons fĂ©dĂ©rĂ©s Ă©taient
rassemblés pour la sortie.
La Commune
231
Nous passĂąmes la nuit sans dormir, il y eut conseil
auquel assistĂšrent tous les capitaines de compagnies ;
je revins avec Flourens tout au petit jour, les fédérés
alignés le long du chemin et lui à cheval.
On se mit en marche. Arrivés au pont les traverses
étaient enlevées : les canons ni les omnibus ni aucun
véhicule ne pouvaient passer. Flourens me dit :
â Prenez les canons et les autres munitions et faites le
tour par lâautre pont.
Il fallait passer sous le Mont-ValĂ©rien qui commençait Ă
tirer sur le corps dâarmĂ©e de Bergeret dont je rencontrai
des bataillons qui se repliaient sur Paris.
Je continuais ma route criant : A Versailles, Ă Versailles,
mais ne sachant plus quel chemin prendre je fus obligé
de le demander à un employé du chemin de fer ; il me
rĂ©pondit quâil ne le savait pas, mais lui ayant mis mon
revolver sur le front, il me lâindiqua. Je suivis au grand
galop avec trois canons et des omnibus de munitions
conduits par des fédérés. Les canons étaient menés par
des artilleurs et nous avions avec nous une demi-
compagnie de gardes nationaux que Flourens avait
chargés de les escorter ; mais ne pouvant suivre au pas
de course, ils restĂšrent en route.
Nous passĂąmes sous un fort qui ne cessait de tirer.
La Commune
232
Je rejoignis Flourens sans accident Ă quelque distance
de Chatou ; il mâenvoya aussitĂŽt prĂ©venir Bergeret de
mon arrivée et lui demander de se concentrer avec lui.
Câest alors que les obus du Mont-ValĂ©rien
commencĂšrent Ă pleuvoir sur Chatou.
Quand je revins rendre compte Ă Flourens de ma
mission prÚs de Bergeret, je le trouvai entouré de
Cipriani et dâune foule dâofficiers et de simples gardes
qui les accablaient dâinvectives, se croyant trahis. Les
obus commençaient Ă tomber sur le village et câest ce
qui les exaspérait.
Flourens se voyant en butte Ă tant de reproches
descendit de cheval et, sans mot dire, trĂšs pĂąle, se
dirigea vers la campagne ; je fis part de mes
appréhensions à Cipriani en lui disant :
â Vous le connaissez mieux que moi, suivez-le et
empĂȘchez-le de faire un mauvais coup.
Cipriani mit pied à terre et suivit Flourens qui déjà était
loin.
Je restais seul Ă cheval, lorsquâaprĂšs un obus qui Ă©clata
tuant plusieurs fédérés, toute leur colÚre se tourna sur
moi qui avais gardĂ© mon uniforme dâofficier de
chasseurs Ă cheval, ils me traitĂšrent de traĂźtre, de
Versaillais, disant quâil fallait me faire mon affaire de
suite. Heureusement, les artilleurs que jâavais emmenĂ©s
et dont plusieurs avaient gardé comme moi leur
La Commune
233
pantalon de troupe prirent ma défense et calmÚrent la
colÚre des fédérés. Pendant ce temps, les obus ne
cessĂšrent de pleuvoir. On me dit :
â Puisque vous ĂȘtes montĂ©, allez voir oĂč est Flourens.
Je partis au galop dans la direction quâil avait suivie.
AprĂšs avoir traversĂ© quelques champs, jâarrivai dans
des ruelles dĂ©sertes oĂč je ne vis quâune vieille dame
assise Ă une fenĂȘtre ; je lui demandai si elle avait vu
passer deux officiers supérieurs de la garde nationale,
elle me rĂ©pondit : â Câest Flourens que vous cherchez.
Sur ma rĂ©ponse affirmative, elle mâindiqua une maison
complĂštement close, je frappai Ă la porte et aux portes
voisines, mais je nâeus aucune rĂ©ponse.
Je revins au galop vers les fĂ©dĂ©rĂ©s ; on apercevait Ă
quelque distance dâune part le corps dâarmĂ©e de
Bergeret, descendant la colline pour rentrer dans Paris,
de lâautre beaucoup plus loin les avant-gardes de
Versailles qui avançaient avec les plus grandes
précautions.
Le premier cri des fĂ©dĂ©rĂ©s fut : â OĂč est Flourens ?
Quâest-ce que nous allons faire ? Dâun geste je leur
montrai le corps dâarmĂ©e de Bergeret et je dis : â
Suivons-les, replions-nous. » Ils firent ainsi. Je restais
le dernier Ă plus de deux cents mĂštres, regardant
toujours si Flourens revenait.
La Commune
234
BientÎt dans les champs, de tous cÎtés, dans les
buissons, dans les haies partirent des coups de fusil sur
nous.
La bataille était perdue ; un grand nombre de fédérés
tuĂ©s ou emmenĂ©s par lâennemi pour ĂȘtre fusillĂ©s et
Flourens aussi Ă©tait perdu.
Hector FRANCE.
Les suprĂȘmes dĂ©tails donnĂ©s par Cipriani sur
les derniers instants de la vie de Flourens composent la seconde
partie de la lugubre odyssée.
Ce nâest pas, dit Cipriani, de la vie de Flourens que jâai Ă
mâoccuper ; mais de sa mort tragique, vĂ©ritable
assassinat froidement commis par le capitaine de
gendarmerie Desmarets.
CâĂ©tait le 3 avril 1871. La Commune de Paris, ayant
décidé une sortie en masse contre les soldats de la
réaction qui ne cessaient de fusiller sommairement les
fĂ©dĂ©rĂ©s pris hors de Paris, Flourens avait reçu lâordre de
se rendre Ă Chatou et dây attendre Duval et Bergeret,
qui devaient attaquer les Versaillais Ă ChĂątillon et faire
la jonction pour marcher sur Versailles et en déloger les
traĂźtres.
Flourens arriva Ă Chatou vers trois heures de lâaprĂšs-
midi ; lĂ , il apprit la dĂ©faite de Duval et de Bergeret Ă
ChĂątillon et au pont de Neuilly.
La Commune
235
Duval avait été pris et fusillé : cet échec des fédérés
rendait la position de Flourens non seulement difficile,
mais intenable.
Sur sa gauche, les fédérés en fuite et poursuivis par
lâarmĂ©e de Versailles qui, par un mouvement tournant,
cherchait Ă nous cerner.
DerriÚre nous le fort du Mont-Valérien qui, par la
crédulité de Lullier, était tombé entre les mains de nos
ennemis et nous faisait beaucoup de mal.
Il Ă©tait urgent de sortir de Chatou et de se replier sur
Nanterre ; si nous ne voulions pas ĂȘtre coupĂ©s et pris
comme dans une souriciĂšre, il fallait former une
seconde ligne de bataille qui nous dégageùt de toute
surprise.
Les fédérés ayant marché toute la journée étaient
harassĂ©s et affamĂ©s ; ce nâĂ©tait donc pas dans un pareil
Ă©tat que lâon pouvait, Ă trois heures de lâaprĂšs-midi,
engager un combat contre un ennemi rendu hardi par le
succĂšs de ChĂątillon.
Tout, donc, exigeait de se replier sur Nanterre afin de
pouvoir le lendemain matin, avec des troupes fraĂźches
arrivĂ©es de Paris, sâemparer des hauteurs de Buzenval
et de Montretout et marcher sur Versailles.
Moi, en ma qualitĂ© dâami de Flourens et comme chef
dâĂ©tat-major de la colonne, je soumis ce plan Ă Flourens
La Commune
236
et Ă Bergeret qui Ă©tait venu nous rejoindre ; celui-ci
lâapprouva ; Flourens me rĂ©pondit :
â Moi, je ne bats pas en retraite.
â Mon ami, lui dis-je, ce nâest pas une retraite et
encore moins une fuite ; câest une mesure de prudence,
si vous aimez mieux, qui nous est imposée par tout ce
que je vous ai déjà exposé.
Il me rĂ©pondit par un signe affirmatif de la tĂȘte.
Je priai Bergeret de prendre la tĂȘte de la colonne,
Flourens, le centre, et moi, je restais le dernier pour
faire Ă©vacuer complĂštement Chatou.
Tout le monde Ă©tait en marche, je revins sous lâarcade
du chemin de fer, oĂč je mâĂ©tais entretenu avec Bergeret
et Flourens, jây trouvai celui-ci toujours Ă cheval, Ă la
mĂȘme place, pĂąle, morne, silencieux.
A ma demande de nous mettre en route il refusa et,
descendant de cheval, il confia sa monture Ă des gardes
nationaux qui se trouvaient lĂ , et il se mit Ă marcher sur
le bord de la riviĂšre.
Je lui fis observer quâen ma double qualitĂ© dâami intime
et de chef dâĂ©tat-major de la colonne, je ne pouvais ni
ne devais lâabandonner dans un endroit qui allait ĂȘtre
envahi par lâarmĂ©e de Versailles, que jâĂ©tais bien dĂ©cidĂ©
Ă ne pas le quitter et que je resterais ou partirais avec
lui.
La Commune
237
FatiguĂ©, il sâĂ©tendit sur lâherbe et sâendormit
profondément.
Assis à cÎté de lui, je voyais au loin les cavaliers de
Versailles caracolant dans la plaine et sâavançant vers
Chatou.
Il Ă©tait de mon devoir de tout tenter pour sauver lâami
et le chef aimé de la foule.
Je lâĂ©veillai et le priai de ne pas rester lĂ oĂč il serait fait
prisonnier comme un enfant :
â Votre place nâest pas ici, lui dis-je, câest Ă la tĂȘte de
votre colonne ; si vous ĂȘtes fatiguĂ© de la vie, faites-
vous tuer demain matin dans la bataille que nous
engagerons Ă la tĂȘte des hommes qui vous ont suivi
jusquâici par sympathie, par amour.
Vous ne voulez pas vous retirer, dites-vous, la désertion
est pire quâune simple retraite ; en rentrant ici, vous
désertez, vous faites pire ! Vous trahissez la Révolution
qui attend tout de vous.
Il se leva, me donna le bras : â Allons, dit-il. Sâen aller,
câĂ©tait facile Ă dire, presque impossible Ă faire sans ĂȘtre
vus et guettĂ©s par lâarmĂ©e de Versailles qui cernait
presque le village oĂč nous Ă©tions.
Il Ă©tait indispensable de nous cacher et dâattendre la
tombĂ©e de la nuit pour rejoindre nos troupes Ă
Nanterre.
La Commune
238
En arrivant sur le quai de Chatou, nous entrĂąmes dans
une petite maisonnette, une sorte de cabaret bordé par
un terrain vague, qui portait le n° 21. Nous
demandĂąmes Ă la maĂźtresse du logis si elle avait une
chambre Ă nous donner ; elle nous conduisit au premier
Ă©tage.
Lâameublement de cette chambre se composait dâun lit,
Ă droite en entrant, une commode, Ă gauche, au milieu,
une petite table.
Flourens, sitÎt entré, déposa sur la commode son sabre,
son revolver et son kĂ©pi et se jeta sur le lit oĂč il
sâendormit.
Je me mis Ă la fenĂȘtre, la persienne fermĂ©e, pour
guetter.
Quelques instants aprĂšs, jâĂ©veillai encore Flourens pour
lui demander sâil consentait Ă ce que jâenvoie quelquâun
en exploration pour savoir si la route de Nanterre Ă©tait
libre.
Il y consentit, je fis monter la maĂźtresse de la maison Ă
qui je demandai si elle avait quelquâun pour faire une
course.
â Jâai mon mari, dit-elle.
â Faites-le monter, lui dis-je.
CâĂ©tait je crois, un paysan ; je le priai de sâassurer si la
route de Nanterre Ă©tait libre et de revenir de suite nous
La Commune
239
rendre la réponse, en lui promettant vingt francs pour
son dĂ©rangement. Cet homme sâappelait Lecoq.
Il partit, jâallumai un cigare et je repris ma place
derriĂšre la persienne.
Cinq minutes aprĂšs, je vis dĂ©busquer sur la droite dâune
petite rue qui donnait sur la rue de Nanterre un sous-
lieutenant dâĂ©tat-major Ă cheval qui regardait
attentivement du cĂŽtĂ© oĂč nous Ă©tions.
Je communiquai le fait Ă Flourens et je repris encore
mon poste dâobservation Ă la fenĂȘtre.
Lâofficier avait disparu. Quelques minutes aprĂšs, du
mĂȘme cĂŽtĂ©, je vis arriver un gendarme.
Puis, venant vers notre demeure et comme un homme
sûr de son fait, il se pencha un instant dans le terrain
vague qui se trouvait devant la maison pour voir dans la
mĂȘme rue une quarantaine de gendarmes qui le
suivaient. Jâallai vers Flourens et lui dis :
â Les gendarmes sont devant la maison.
â Que faire ? dit-il, ne pas nous rendre, mille dieux !
â Ma foi, dis-je, pas grandâchose. Occupez-vous de la
fenĂȘtre, je me charge de la porte et je pris la manille de
la main gauche, mon revolver de la droite.
Au mĂȘme moment quelquâun du dehors cherchait Ă
entrer.
La Commune
240
Jâouvris et me trouvai face Ă face avec un gendarme, le
revolver braqué sur moi.
Sans lui laisser le temps de tirer, je lui déchargeai le
mien en pleine poitrine. Le gendarme blessé se précipita
dans lâescalier en appelant aux armes.
Je le poursuivis et dans la salle dâen bas je tombai au
milieu des autres gendarmes qui montaient.
Je fus terrassé à coups de baïonnette et de crosse de
fusil.
Jâavais la tĂȘte fracassĂ©e en deux endroits, la jambe
droite percée de coups de baïonnette, les bras presque
rompus, une cÎte enfoncée, la poitrine abßmée de
coups, je perdais le sang par la bouche, les oreilles, le
nez, jâĂ©tais Ă moitiĂ© mort.
Tandis que lâon mâarrangeait de la sorte, des gendarmes
Ă©taient montĂ©s dans la chambre et avaient arrĂȘtĂ©
Flourens.
On ne lâavait pas reconnu. En passant devant moi, il me
vit Ă terre couvert de sang et sâĂ©cria â O mon pauvre
Cipriani !
On me fit lever et je suivis mon ami.
On le fit arrĂȘter Ă la sortie de la maison et je restai en
compagnie des gendarmes Ă lâentrĂ©e du terrain vague.
Flourens ayant été fouillé, on trouva dans sa poche une
lettre ou dĂ©pĂȘche adressĂ©e au gĂ©nĂ©ral Flourens.
La Commune
241
Jusque-là il avait été traité avec certains égards, mais
alors la scĂšne changea.
Tous se mirent Ă lâinsulter en criant : â Câest Flourens,
nous le tenons, cette fois il ne nous Ă©chappera pas.
Au mĂȘme instant arrivait un capitaine de gendarmerie Ă
cheval. Ayant demandé quel était cet homme, on lui
rĂ©pondit en poussant des cris sauvages : â Câest
Flourens.
Celui-ci se tenait debout fier, sa belle tĂȘte dĂ©couverte,
les bras croisés sur la poitrine.
Le capitaine de gendarmerie avait Flourens Ă sa droite,
il le dominait de toute sa hauteur et lui adressant la
parole dâun ton brusque et arrogant il demanda :
â Câest vous Flourens ?
â Oui, dit-il.
â Câest vous qui avez blessĂ© mes gendarmes.
â
Non, répondit encore Flourens.
â Menteur, vocifĂ©ra ce gredin, et dâun coup de sabre
appliquĂ© avec lâhabiletĂ© dâun bourreau il lui fendit la tĂȘte
en deux, puis partit au grand galop.
Lâassassin de Flourens se nommait le capitaine
Desmarets.
Flourens se débattait à terre affreusement, un
gendarme en ricanant dit :
â Câest moi qui vais lui faire sauter la cervelle,
La Commune
242
Lui ayant appliquĂ© le canon de son fusil dans lâoreille,
Flourens resta immobile, il Ă©tait mort.
Ici je devrais mâarrĂȘter, mais bien dâautres outrages
attendaient Ă Versailles le cadavre de ce grand penseur
révolutionnaire, si je ne les avais vus de mes propres
yeux, je nây croirais pas.
Il est donc indispensable que je conduise le lecteur Ă
Versailles, la ville infĂąme et maudite, pour raconter les
faits jusquâau moment oĂč on me sĂ©para du cadavre de
Flourens.
Mon ami avait cessé de souffrir, ma grande souffrance
commençait en ce moment.
Le meurtrier de Flourens parti, je restai Ă la merci des
gendarmes qui hurlaient comme des hyĂšnes autour de
moi.
On me fit lever et on me plaça debout à cÎté du
cadavre de Flourens pour ĂȘtre fusillĂ©.
Un des gendarmes eut lâidĂ©e de mâadresser la parole, lui
ayant répondu avec horreur et dégoût, il fit pleuvoir sur
moi une avalanche de coups et dâinsultes.
Ce contre-temps me sauva la vie ; un sous-lieutenant
de gendarmerie passant par lĂ demanda qui jâĂ©tais.
â Câest lâaide-de-camp de Flourens, rĂ©pondent les
gendarmes, câest pour cela que je suis connu avec ce
titre.
La Commune
243
â Câest malheureux, dit le sous-lieutenant, ce nâĂ©tait
pas ici quâil fallait le tuer, mais le fusiller Ă Versailles.
En parlant de moi il dit :
â Garrottez ce coquin comme il faut, on le fusillera
demain Ă Versailles avec dâautres canailles que nous
avons faits prisonniers.
Je fus solidement garrottĂ© comme il lâavait ordonnĂ© ; on
me fit venir un tombereau avec du fumier, on me jeta
sur les jambes le cadavre de mon pauvre ami.
Nous nous mĂźmes en route pour Versailles au milieu
dâun escadron de gendarmes Ă cheval.
La nouvelle de lâarrivĂ©e de Flourens nous avait
précédés.
A la porte était un régiment de soldats qui ignorant sa
mort tiraient les baguettes de leurs fusils pour me
frapper.
Nous arrivĂąmes au milieu dâune population ivre et
féroce qui hurlait : A mort, à mort !
A la préfecture de police je fus mis dans une chambre
avec le cadavre de Flourens Ă mes pieds.
Des crĂ©atures Ă©lĂ©gamment vĂȘtues, la plus grande partie
en compagnie dâofficiers de lâarmĂ©e, venaient toutes
souriantes voir le cadavre de Flourens, il ne leur faisait
plus peur ; dâune façon infĂąme et lĂąche, elles fouillaient
du bout de leurs ombrelles la cervelle de ce mort.
La Commune
244
Dans la nuit je fus séparé à jamais des restes sanglants
de ce pauvre et cher ami et renfermé dans les caves.
Ainsi fut assassiné et outragé aprÚs sa mort Gustave
Flourens par les bandits de Versailles.
Amilcare CIPRIANI.
Flourens eut-il la vision de lâhĂ©catombe dâaprĂšs les premiĂšres
horreurs commises par lâarmĂ©e de Versailles ? jugea-t-il,
combien les hommes de la Commune, ainsi que lui confiants,
gĂ©nĂ©reux, Ă©pris des luttes hĂ©roĂŻques, Ă©taient vaincus dâavance,
par les trahisons, lâinfĂąme politique de mensonge suivie par le
gouvernement ?
Je faisais partie de cette sortie du 61
e
bataillon de marche de
Montmartre, corps dâarmĂ©e dâEudes, et jâaurais pu vĂ©rifier si je
nâen eusse Ă©tĂ© sĂ»re dĂ©jĂ , que ni la crainte de mourir, ni celle de
donner la mort, mais lâappel de lâidĂ©e Ă travers la mise en scĂšne
grandiose dâune lutte armĂ©e restent dans la pensĂ©e.
AprĂšs avoir pris les Moulineaux, on entra au fort dâIssy, oĂč
lâun de nous eut la tĂȘte emportĂ©e dâun obus.
Eudes et son Ă©tat-major sâĂ©tablirent au couvent des JĂ©suites Ă
Issy.
Deux ou trois jours aprÚs, drapeau rouge déployé, venaient
nous retrouver une vingtaine de femmes parmi lesquelles BĂ©atrix
Excoffons, Malvina Poulain, Mariani Fernandez, mesdames
Goullé, Danguet, Quartier.
Les voyant arriver ainsi, les fédérés réunis au fort saluÚrent.
La Commune
245
Suivant lâappel que nous avions publiĂ© dans les journaux,
elles pansaient les blessés sur le champ de bataille et souvent
ramassĂšrent le fusil dâun mort.
Il en fut ainsi de plusieurs cantiniĂšres : Marie Schmid,
madame Lachaise, madame Victorine Rouchy, des turcos de la
Commune, déjà citées.
Mises Ă lâordre du jour de leurs bataillons, une cantiniĂšre des
enfants perdus tuĂ©e comme un soldat, et tant dâautres que si on
les nommait toutes le volume serait plus que rempli.
JâĂ©tais souvent avec les ambulanciĂšres venues nous retrouver
au fort dâIssy, mais plus souvent encore avec mes camarades
des compagnies de marche ; ayant commencĂ© avec eux, jây
restais et je crois que je nâĂ©tais pas un mauvais soldat. La note
du journal officiel de la Commune Ă propos des Moulineaux au 3
avril â numĂ©ro du 10 avril 71 Ă©tait exacte. â Dans les rangs du
61
e
bataillon combattait une femme énergique, elle a tué
plusieurs gendarmes et gardiens de la paix.
Lorsque le 61
e
rentrait pour quelques jours jâallais avec
dâautres je nâaurais voulu pour rien au monde quitter les
compagnies de marche et depuis le 3 avril jusquâĂ la semaine de
mai je ne passai à Paris que deux fois une demi journée. Ainsi
jâeus pour compagnons dâarmes les enfants perdus dans les
hautes bruyĂšres, les artilleurs Ă Issy et Ă Neuilly, les Ă©claireurs
de Montmartre, ainsi je vis combien furent braves les armées de
la Commune, combien mes amis Eudes, Ranvier, La Cecillia,
Dombwroski, comptĂšrent leur vie pour peu.
La Commune
246
VII
Souvenirs
Une fanfare sonne au fond du noir mystĂšre
Et bien dâautres y vont que je retrouverai.
Ecoutez, on entend des pas lourds sur la terre ;
Câest une Ă©tape humaine, avec ceux-lĂ jâirai.
(L. M. â
Le Voyage.
)
Jâavais Ă©crit dâabord ce volume sans rien raconter de moi ; sur
lâobservation de mes amis, jâai ajoutĂ© quelques Ă©pisodes
personnels aux premiers chapitres malgrĂ© lâennui que jâen
Ă©prouvais ; puis il sâest produit un effet tout opposĂ© : en
avançant dans le rĂ©cit, jâai aimĂ© Ă revivre ce temps de la lutte
pour la libertĂ©, qui fut ma vĂ©ritable existence, et jâaime
aujourdâhui Ă lây laisser mĂȘlĂ©e.
Câest pourquoi je regarde au fond de ma pensĂ©e comme en
une suite de tableaux oĂč passent ensemble des milliers
dâexistences humaines disparues Ă jamais.
Nous voici au Champ-de-Mars, les armes en faisceaux, la nuit
est belle. Vers trois heures du matin, on part, croyant aller
jusquâĂ Versailles. Je parle avec le vieux Louis Moreau qui, lui
aussi, est heureux de partir ; il mâa donnĂ© en place de mon vieux
fusil une petite carabine Remington ; pour la premiĂšre fois jâai
une bonne arme quoiquâon la dise peu sĂ»re, ce qui nâest pas vrai.
Je raconte les mensonges que jâai dits Ă ma mĂšre pour quâelle ne
soit pas inquiĂšte, toutes mes prĂ©cautions sont prises, jâai dans
ma poche des lettres toutes prĂȘtes pour lui donner des nouvelles
rassurantes, ce sera datĂ© de plus tard ; je lui dis quâon a eu
La Commune
247
besoin de moi dans une ambulance, que jâirai Ă Montmartre Ă la
premiĂšre occasion.
Pauvre femme, combien je lâaimais ! Combien je lui Ă©tais
reconnaissante de la complĂšte libertĂ© quâelle me laissait dâagir en
conscience, et comme jâaurais voulu lui Ă©pargner les mauvais
jours quâelle eut si souvent !
Les camarades de Montmartre sont là , on est sûr les uns des
autres, sûr aussi de ceux qui commandent.
Maintenant on se tait, câest la lutte ; il y a une montĂ©e oĂč je
cours en avant, criant : A Versailles ! Ă Versailles ! Razoua me
jette son sabre pour rallier. Nous nous serrons la main en haut
sous une pluie de projectiles, le ciel est en feu, personne nâest
blessé.
On se déploie en tirailleurs dans des champs pleins de petites
souches, mais on dirait que nous avons déjà fait ce métier-là .
Voici les Moulineaux, les gendarmes ne tiennent pas comme
on pensait ; on croit aller plus loin, mais non, on va passer la
nuit les uns au fort, les autres au couvent des jésuites. Nous qui
croyions aller plus loin, ceux de Montmartre et moi, nous
pleurons de rage ; pourtant on a confiance. Eudes ni Ranvier, ni
les autres, ne sâattarderaient pas Ă rester sans une raison
majeure. On nous en dit des raisons, mais nous nâĂ©coutons pas.
Enfin on reprend espérance ; il y a maintenant des canons au
fort dâIssy, ce sera bonne besogne de sây maintenir. On Ă©tait
parti avec dâĂ©tranges munitions (restes du siĂšge), des piĂšces de
douze pour des boulets de vingt-quatre.
La Commune
248
Maintenant passent comme des ombres ceux qui Ă©taient lĂ
dans la grande salle du bas au couvent : Eudes, les frĂšres May,
les frÚres Caria ; trois vieux, braves comme des héros, le pÚre
Moreau, le pÚre Chevalet, le pÚre Caria, Razoua, des fédérés de
Montmartre ; un nĂšgre dâun noir de jais, avec des dents blanches
pointues comme celles des fauves ; il est trĂšs bon, trĂšs
intelligent et trĂšs brave ; un ancien zouave pontifical converti Ă
la Commune.
Les jĂ©suites sont partis, Ă part un vieux qui nâa pas peur, dit-
il, de la Commune et qui reste tranquillement dans sa chambre,
et le cuisinier qui, je ne sais pourquoi, me fait penser Ă frĂšre
Jean des Entomures. Les tableaux qui ornent les murs ne valent
pas deux sous, Ă part un portrait qui donne bien lâidĂ©e dâun
caractĂšre, il ressemble Ă MĂ©phistophĂ©lĂšs, ce doit ĂȘtre quelque
directeur des jésuites ; il y a aussi une adoration des Mages dont
lâun ressemble, en laid, Ă notre fĂ©dĂ©rĂ© noir, des tableaux de
chronologie sainte et autres bĂȘtises.
Le fort est magnifique, une forteresse spectrale, mordue en
haut par les Prussiens et Ă qui cette brĂšche va bien. Jây passe
une bonne partie du temps avec les artilleurs, nous y recevons la
visite de Victorine Eudes, lâune de mes amies de longtemps
quoiquâelle soit bien jeune ; elle aussi ne tire pas mal.
Voici les femmes avec leur drapeau rouge percé de balles que
saluent les fédérés ; elles établissent une ambulance au fort,
dâoĂč les blessĂ©s sont dirigĂ©s sur celles de Paris, mieux agencĂ©es.
Nous nous dissĂ©minons, afin dâĂȘtre plus utiles ; moi je mâen vais
Ă la gare de Clamart, battue en brĂšche toutes les nuits par
La Commune
249
lâartillerie versaillaise. On va au fort dâIssy par une petite montĂ©e
entre des haies, le chemin est tout fleuri de violettes quâĂ©crasent
les obus.
Tout proche est le moulin de pierre, souvent nous ne sommes
pas assez de monde dans les tranchées de Clamart. Si le canon
du fort ne nous soutenait pas, une surprise serait possible ; les
Versaillais ont toujours ignoré combien on était peu.
Une nuit mĂȘme, je ne sais plus comment, il arriva que nous
Ă©tions deux seulement dans la tranchĂ©e devant la gare ; lâancien
zouave pontifical et moi avec deux fusils chargĂ©s, câĂ©tait toujours
de quoi prévenir. Nous eûmes la chance incroyable que la gare
ne fut pas attaquée cette nuit-là . Comme nous allions et venions
dans la tranchée, il me dit en me rencontrant :
â Quel effet vous fait la vie que nous menons ?
â Mais, dis-je, lâeffet de voir devant nous une rive Ă
laquelle il faut atteindre.
â Moi, reprit-il, ça me fait lâeffet de lire un livre avec
des images.
Nous continuùmes à parcourir la tranchée dans le silence des
Versaillais sur Clamart.
Quand Lisbonne vint le matin amenant du monde, il fut Ă la
fois content et furieux, secouant ses cheveux sous les balles qui
recommençaient Ă siffler ainsi quâil eut chassĂ© des mouches
importunes.
Il y eut Ă Clamart une escarmouche de nuit dans le cimetiĂšre,
Ă travers les tombes Ă©clairĂ©es tout Ă coup dâune lueur, puis
La Commune
250
retombant sous la seule clarté de la lune qui faisait voir, tout
blancs, pareils Ă des fantĂŽmes, les monuments derriĂšre lesquels
partait le rapide Ă©clair des fusils.
Une expĂ©dition, de nuit aussi, avec Berceau, de ce mĂȘme
cĂŽtĂ© ; ceux qui nous avaient quittĂ©s dâabord, revenant nous
joindre sous le feu de Versailles, avec mille fois plus de danger.
Je revois tout cela comme en un songe dans le pays du rĂȘve,
du rĂȘve de la libertĂ©.
Un étudiant, nullement de nos idées, mais bien moins encore
du cÎté de Versailles, était venu à Clamart faire le coup de feu,
surtout pour vérifier ses calculs sur les probabilités.
Il avait apporté un volume de Baudelaire dont nous lisions
quelques pages quand on avait le temps.
Un jour que plusieurs fédérés, de suite, avaient été frappés
dâun obus Ă la mĂȘme place, une petite plate-forme au milieu
dâune tranchĂ©e, il voulut vĂ©rifier doublement ses calculs, et
mâinvita Ă prendre avec lui une tasse de cafĂ©.
Nous nous établissons commodément et tout en lisant dans le
volume de Baudelaire la piÚce intitulée :
La charogne ;
le café
était presque achevé, quand les gardes nationaux se jettent sur
nous, nous ĂŽtent violemment en criant :
â SacrĂ© nom de Dieu ! en voilĂ assez.
Au mĂȘme moment lâobus tomba brisant les tasses restĂ©es sur
la plate-forme, réduisant le livre en impalpables miettes.
â Cela donne pleine raison Ă mes calculs, dit lâĂ©tudiant
en secouant la terre dont il Ă©tait couvert.
La Commune
251
Il resta encore quelques jours, je ne lâai jamais revu.
Les seuls que jâaie vus sans courage pendant la Commune
sont un gros bonhomme venu pour
inquiéter
la jeune femme
quâil venait dâĂ©pouser, et qui fut tout heureux dâemporter Ă Eudes
un mot de moi le priant de le renvoyer Ă Paris. Jâavais abusĂ© de
sa confiance en mettant Ă peu prĂšs ceci :
Mon cher Eudes,
Pouvez-vous renvoyer à Paris cet imbécile, qui serait
bon Ă jeter ici des paniques sâil y avait des gens
capables dâen avoir. Je lui fais prendre les coups de
canon du fort pour ceux de Versailles, afin quâil se sauve
plus vite ; seriez-vous assez bon pour le renvoyer.
Nous ne lâavons jamais plus revu tant il avait eu peur.
Si, Ă lâentrĂ©e de lâarmĂ©e de Versailles il avait conservĂ© son
uniforme de fédéré, il aura été fusillé sur le tas avec les
dĂ©fenseurs de la Commune, il y en eut bien dâautres.
Lâautre du mĂȘme genre, Ă©tait un jeune homme. Une nuit que
nous étions une poignée à la gare de Clamart, et que justement
lâartillerie de Versailles faisait rage, lâidĂ©e de se rendre le prit
comme une obsession, il nây avait pas de raisonnement Ă avoir
avec lâimpression qui le tenait. â Faites-le si vous voulez, lui dis-
je, moi je reste lĂ , et je fais sauter la gare si vous la rendez. Je
mâassis avec une bougie, sur le seuil dâune petite chambre, oĂč
Ă©taient entassĂ©s les projectiles, et ma bougie allumĂ©e jây passai
la nuit. Quelquâun Ă©tait venu me serrer la main, et je vis quâil
La Commune
252
veillait aussi : câĂ©tait le nĂšgre. â La gare tint comme Ă
lâordinaire. Le jeune homme partit le lendemain et ne revint plus.
Clamart, de ce cÎté encore, il arriva à Fernandez et à moi une
assez Ă©trange aventure.
Nous étions allées avec quelques fédérés vers la maison du
garde champĂȘtre oĂč on appelait des hommes de bonne volontĂ©.
Tant de balles sifflaient autour de nous, que Fernandez me
dit : â Si je suis tuĂ©e, vous aurez soin de mes petites sĆurs.
Nous nous embrassons et poursuivons notre chemin. Des
blessés, au nombre de trois ou quatre, étaient dans la maison du
garde couchés à terre sur des matelas, lui était absent, la femme
seule, avait lâair affolĂ©.
Comme nous voulions enlever les blessés, elle se mit à nous
supplier de partir, Fernandez et moi, en laissant les blessés qui,
disait-elle, nâĂ©taient pas transportables, sous la garde des deux
ou trois fédérés qui nous accompagnaient.
Sans pouvoir comprendre quel motif avait cette femme dâagir
ainsi, nous nâaurions voulu pour rien au monde, quitter les
autres en cet endroit suspect.
Avec beaucoup de peine nous enlevùmes nos blessés, sur les
civiĂšres dâambulance quâon avait apportĂ©es, tandis que la femme
se traĂźnait Ă genoux, nous suppliant de partir toutes les deux
seulement.
Voyant quâelle nâobtenait rien, elle se tut, et sortit sur le
devant de sa porte pour nous regarder nous Ă©loigner, emportant
La Commune
253
nos malades sur lesquels pleuvait la mitraille, Versailles ayant
coutume de tirer sur les ambulances.
On a su depuis que des soldats de lâarmĂ©e rĂ©guliĂšre se
cachaient dans les caves du garde champĂȘtre. Cette femme
craignait-elle de voir Ă©gorger dâautres femmes ou Ă©tait-elle
simplement en délire ?
Nous avions emporté avec nos blessés un petit soldat de
Versailles à moitié mort, qui fut conduit comme les autres à une
ambulance de Paris oĂč il commençait Ă se rĂ©tablir. Au moment
de lâinvasion de Paris par lâarmĂ©e, il aura Ă©tĂ© Ă©gorgĂ© par les
vainqueurs comme les autres blessés.
Quand Eudes alla Ă la LĂ©gion dâhonneur, jâallai Ă Montrouge
avec La Cecillia, ensuite Ă Neuilly avec Dombrowski. â Ces deux
hommes qui physiquement nâavaient aucune ressemblance
faisaient la mĂȘme impression pendant une action, le mĂȘme coup
dâĆil rapide, la mĂȘme dĂ©cision, la mĂȘme impassibilitĂ©.
Câest dans les tranchĂ©es des Hautes BruyĂšres que jâai connu
Paintendre, le commandant des enfants perdus. Si jamais ce
nom dâenfants perdus a Ă©tĂ© justifiĂ©, câest par lui, par eux tous ;
leur audace Ă©tait si grande quâil ne semblait plus quâils pouvaient
ĂȘtre tuĂ©s, Paintendre le fut pourtant et bien dâautres dâentre eux.
En général, on peut voir aussi braves que les fédérés, plus,
jamais ; â câest cet Ă©lan qui eĂ»t pu vaincre dans la rapiditĂ© dâun
mouvement révolutionnaire.
La Commune
254
Les calomnies sur lâarmĂ©e de la Commune couraient la
province ; des bandits et repris de justice de la pire espĂšce la
composaient, disait Foutriquet.
Cependant Paule Mink, Amouroux, et dâautres vaillants
rĂ©volutionnaires, avaient Ă©mu les grandes villes, oĂč se
déclaraient des Communes envoyant leur adhésion à Paris ; le
reste de la province, les campagnes en Ă©taient aux rapports
militaires de Versailles. Celui par exemple sur lâassassinat de
Duval Ă©pouvantait les villages.
Nos troupes, disait ce rapport, firent plus de mille cinq
cents prisonniers et lâon put voir de prĂšs la figure des
misĂ©rables qui, pour assouvir leurs passions de bĂȘtes
fauves, mettaient de gaĂźtĂ© de cĆur le pays Ă deux
doigts de sa perte. Jamais la basse dĂ©magogie nâavait
offert aux regards attristĂ©s des honnĂȘtes gens visages
plus ignobles ; la plupart Ă©taient ĂągĂ©s de quarante Ă
cinquante ans, mais il y avait des vieillards et des
enfants dans ces longues files de hideux personnages.
On y voyait aussi quelques femmes. Le peloton de
cavalerie qui les escortait avait grandâpeine Ă les
soustraire aux mains dâune foule exaspĂ©rĂ©e. On parvint
cependant Ă les conduire sains et saufs aux grandes
Ă©curies.
Quant au nommé Duval, cet autre général de
rencontre, il avait été dÚs le matin fusillé au Petit
BicĂȘtre avec deux officiers dâĂ©tat-major de la Commune.
La Commune
255
Tous trois ont
subi
en
fanfarons
le sort que la loi réserve
Ă tout chef dâinsurgĂ©s pris les armes Ă la main. »
(
La guerre des Communeux de Paris, par un
officier supĂ©rieur de lâarmĂ©e de Versailles.
)
Nous savions nous, à quoi nous en tenir sur les généraux de
lâempire passĂ©s au service de la RĂ©publique Ă Versailles, sans
quâeux ni lâassemblĂ©e changeassent autre chose que le titre.
Une des vengeances futures de lâĂ©gorgement de Paris sera de
découvrir les infùmes trahisons coutumiÚres de la réaction
militaire.
VIII
Le flot monte
Il est temps quâenfin le flot monte.
(Victor Hugo.)
Il montait de partout, le flot populaire, il battait en rase
marée tous les rivages du vieux monde, il grondait tout proche
et aussi on lâentendait au loin.
Cuba, comme aujourdâhui, voulant la libertĂ©, il y avait eu un
grand combat prĂšs de Mayan entre Maximo Gomez, avec cinq
cents insurgés, contre les détachements espagnols qui avaient
dĂ» se retirer.
Quatre cents autres insurgés avec Bembetta et José Mendoga
lâafricain, avaient battu en brĂšche une tour fortifiĂ©e.
La Commune
256
Les républicains espagnols ne trempaient pas alors dans les
crimes de la royautĂ©, Castelar et Orense dâAlbaĂŻda, rĂ©clamaient Ă
Picard du gouvernement de Versailles, la mise en liberté de ce
José Guisalola, qui condamné à mort, dans son pays, avait été,
en traversant la France arrĂȘtĂ© Ă Touillac, par le maire, sur lâordre
du prĂ©fet Backauseut, dâaprĂšs les instructions de son
gouvernement.
Une dizaine dâannĂ©es auparavant, lâEurope entiĂšre avait
frissonnĂ© dâhorreur quand Van Benert avait livrĂ© le hongrois
Tebeki, Ă lâAutriche, qui pourtant avait refusĂ© de le mettre Ă
mort ; les pouvoirs en allant vers leur décrépitude progressant
dans cette voie, ils réunissaient de plus en plus leurs forces
contre tout peuple voulant ĂȘtre libre.
Quelques Français, soupçonnĂ©s dâappartenir Ă lâInternationale
ayant dĂ» quitter Barcelone oĂč ils Ă©taient Ă©tablis, les rĂ©publicains
interpellĂšrent le gouvernement.
Câest Ă cette occasion que M. Castelar prononça les paroles
suivantes :
« Quand la patrie est la nation espagnole, cette nation
fiÚre de son indépendance et de sa liberté, cette nation
qui a vu avec horreur le nom de Sagonte remplacé par
un nom Ă©tranger, cette nation qui vainquit Charlemagne
le plus grand guerrier du moyen-Ăąge Ă Ronceveaux, qui
vainquit François I
er
le grand capitaine de la
Renaissance à Pavie, qui vainquit Napoléon le plus
grand gĂ©nĂ©ral des temps modernes Ă Bailen et Ă
Talavera, cette nation dont la gloire ne peut tenir dans
La Commune
257
les espaces, dont le génie a une force créatrice capable
de lancer un nouveau monde dans les solitudes
océaniques, cette nation qui, quand elle marchait sur
son char de guerre, voyait les rois de France, les
empereurs dâAllemagne et les ducs de Milan humiliĂ©s
suivre ses Ă©tendards, cette nation qui eut pour
hallebardiers, pour mercenaires, les pauvres, les
obscurs, les petits ducs de Savoie
fondateurs de la
dynastie actuelle
(Interruption).
M. CASTELAR. â Vous me rappellerez Ă lâordre si vous
le voulez, Monsieur le président, mais je ne suis pas ici
pour défendre ma faible personnalité, à cette heure je
défends mon inviolabilité et la liberté de cette tribune
(Nouvelle interruption).
M. CASTELAR. â Je mâen rapporte Ă lâhistoire qui, par la
plume des Tacite et des Suétone a, libre et inattaquée,
frappé les tyrans en bravant les Néron et les Caligula,
jâai dit, câest de lâhistoire, que Filberto de Savoie, que
Carlos Manuel de Savoie, que tous les ducs de Savoie
ont suivi pauvres et mendiants le char triomphal de nos
aĂŻeux.
. . . . . . . . . . . . . .
. . . . . . . . .
. . .
Quelle parole nâest pas offensante si je nâai pas le droit
de parler des aĂŻeux des rois, si leur personne est
sacrée ! pourquoi quand madame Isabelle de Bourbon
rentrait par cette porte, pourquoi voyait-elle devant ses
La Commune
258
yeux les noms de Mariano, de Pineda, de Riego, de Lacy
et de lâEmpecinado, victimes de son pĂšre, et je le rĂ©pĂšte
les ducs de Savoie suivaient pauvres et mendiants le
char de Charles-Quint, de Philippe II et de Philippe V.
Combien est loin de nous cet orgueil de la vieille Espagne de
la séance du 20 avril 71, cet orgueil tragique qui,
involontairement, faisait penser au Cid, si bien quâon croyait, en
Ă©coutant, voir passer des spectres dans des gloires. VoilĂ
quâaprĂšs vingt-six annĂ©es, en place de ces fantĂŽmes montrant
du doigt leurs ancĂȘtres, on tombe Ă la forteresse horrible de
Montjuich avec ses bourreaux tortureurs et sur les assassins de
Maceo.
La proclamation de la RĂ©publique en France avait
enthousiasmé la jeunesse russe ; la santé de la République et
celle de Gambetta avaient Ă©tĂ© portĂ©es Ă Saint-PĂ©tersbourg et Ă
Moscou : de loin, elle Ă©tait si belle !
Le tzar, épouvanté, se concerta avec la police : il y eut des
arrestations dans toute la Russie et, pour rassurer son maĂźtre, le
chef de la police prĂ©tendit tenir entre ses mains les fils dâun
grand complot ; mais il ne tenait que les clefs des cachots et les
instruments de torture.
La lĂ©gion fĂ©dĂ©rale belge, les sections de lâInternationale en
Catalogne et dans lâAndalousie envoyaient Ă la Commune le salut
des fils de Van Artevelde et celui des artistes peintres, Ă©crivains,
savants, héritiers des Rubens, des Grétry, des Vesale et des
vĂ©ritables fils de lâEspagne fiĂšre et libre. Lâhorizon Ă©tait enfin
pour la dĂ©livrance de lâhumanitĂ© tandis que, donnant de la voix
La Commune
259
dans la chasse abominable contre Paris, les journaux de lâordre,
Ă Versailles, insĂ©raient de lĂąches appels Ă lâĂ©gorgement :
Moins dâĂ©rudition et de philanthropie, messieurs, mais
plus dâexpĂ©rience et dâĂ©nergie ; si cette expĂ©rience nâa
pu monter jusquâĂ vous, empruntez celle des
Victimes !
Nous jouons la France, en ce moment : le temps est-il
aux morceaux de littérature ? Non, mille fois non ; nous
savons le prix de ces morceaux-lĂ !
Faites un peu ce que les
grands peuples Ă©nergiques
feraient en pareil cas :
Pas de prisonniers !
Si, dans le tas,
il se trouve
un honnĂȘte homme
réellement
entraßné de force, vous le verrez bien ;
dans
ce monde-lĂ , un honnĂȘte homme se dĂ©signe par
son
auréole.
Accordez aux braves soldats liberté de venger leurs
camarades en faisant, sur le théùtre et dans la rage de
lâaction, ce que de sang-froid ils ne voudraient plus faire
le lendemain.
(
Journal de Versailles,
3
e
semaine dâavril 1871.)
A cette besogne, qui devait ĂȘtre faite seulement dans la rage
du combat, on employa lâarmĂ©e, ivre de mensonges, de sang et
de vin ; lâassemblĂ©e et les officiers supĂ©rieurs sonnant lâhallali.
Paris fut servi au couteau.
La Commune
260
IX
Les communes de province
Il entre dans les vues du sanglant Tom Pouce qui
tient entre ses mains les forces organisées de la France
de consommer la scission entre Paris et les
départements, de faire la paix à tout prix, de
dĂ©capitaliser Paris rĂ©volutionnaire, dâĂ©craser les
revendications ouvriÚres, de rétablir une monarchie, nul
crime ne lui coûtant.
(ROCHEFORT, le
Mot dâOrdre.
)
Dans un livre, paru longtemps aprĂšs la Commune :
Un
diplomate Ă Londres,
chez Plon, 10, rue GaranciĂšre Ă Paris,
1895, on lit, entre mille choses du mĂȘme ordre prouvant
lâentente cordiale de M. Thiers avec ceux qui, dans leurs rĂȘves,
voyaient danser des couronnes sur des brouillards de sang :
M. Thiers avait fait placer Ă lâambassade de Londres des
orléanistes : le duc de Broglie, M. Charles Gavard, etc.
Il Ă©tait, dit lâauteur de ce livre, bien difficile de saisir la
nuance exacte des termes pleins de déférence, mais
exclusivement respectueux, dans lequel il (le comte de
Paris) sâexprimait Ă lâĂ©gard de M. Thiers. Jâai eu la
bonne idĂ©e de prier le prince de prendre lui-mĂȘme la
plume et il a Ă©crit sur ma table la dĂ©pĂȘche suivante :
« Le comte de Paris est venu samedi à Albert-Gate-
House, il mâa dit que lâambassade Ă©tait territoire
national, il avait hĂąte dâen franchir le seuil ; sa visite
avait dâailleurs spĂ©cialement pour objet dâexprimer au
représentant officiel de son pays la joie profonde que lui
La Commune
261
causait la dĂ©cision par laquelle lâAssemblĂ©e nationale
venait de lui ouvrir les portes dâune patrie quâil nâa
jamais cessĂ© dâaimer par dessus tout.
Il mâa demandĂ© tout particuliĂšrement dâĂȘtre lâinterprĂšte
de ses sentiments auprÚs du chef du pouvoir exécutif et
de lui transmettre lâassurance de son respect. »
La dĂ©pĂȘche est partie le soir mĂȘme, avec la simple
addition : S.A.R. Mgr devant le nom du comte de Paris.
(
Un diplomate Ă Londres,
pages 46 et 47.)
Londres, 12 janvier 1871.
On lit, Ă la page 5 de ce mĂȘme livre : « On avait les dâOrlĂ©ans
sous la main, les derniers événements ayant rendu les
Bonaparte impossibles.
Il est superflu dâen citer plus, ce serait tout le volume.
Oh ! si, de nos jours, quelque prĂ©tendant avait un cĆur
dâhomme, comme il jetterait les sanglantes dĂ©froques dont
veulent lâaffubler des gens vivant dans le passĂ© ! Comme il
prendrait sa place dans le combat, parmi ceux qui veulent la
délivrance du monde !
Tandis que M. Thiers sâoccupait des prĂ©tendants quâon avait
sous la main, il nâoubliait rien pour noyer dans le sang les
mouvements vers la liberté qui se produisaient en France.
Les Communes de Lyon et de Marseille, déjà étouffées par
Gambetta, renaissaient de leurs cendres.
Nous voulons, Ă©crivait la Commune de Marseille Ă la
Commune de Paris, le 30 mars 1871, la décentralisation
La Commune
262
administrative, avec lâautonomie de la Commune, en
confiant au conseil municipal élu de chaque grande cité
les attributions administratives et municipales.
Lâinstitution des prĂ©fectures est funeste Ă la libertĂ©.
Nous voulons la consolidation de la RĂ©publique par la
fĂ©dĂ©ration de la garde nationale sur toute lâĂ©tendue du
territoire.
Mais, par dessus tout et avant tout, nous voulons ce
que voudra Marseille.
Les Ă©lections devaient avoir lieu le 5 avril, Ă 6 heures du
matin ; câest pourquoi le gĂ©nĂ©ral Espivent rĂ©unit aux Ă©quipages
de la
Couronne
et
Magnanime
toutes les troupes dont il put
disposer et, le 4, il bombarda la ville.
Un coup de canon Ă blanc avait averti les soldats ; mais,
comme ils rencontrĂšrent une manifestation sans armes suivant
un drapeau noir et criant : Vive Paris ! ils se laissĂšrent entraĂźner
par la foule, avec les artilleurs et la piĂšce de canon qui venait de
tirer deux autres coups.
Espivent, de lâautre cĂŽtĂ©, par le fort Saint-Nicolas, faisait
bombarder la prĂ©fecture oĂč il supposait la Commune.
Landeck, Megy, Canlet de Taillac, délégués de Paris, allÚrent
avec Gaston CrĂ©mieux trouver Espivent et lui exposĂšrent quâil ne
voudrait pas faire égorger des hommes sans défense.
Espivent, pour toute rĂ©ponse, fit arrĂȘter Gaston CrĂ©mieux et
les dĂ©lĂ©guĂ©s de Paris, contre lâavis formel de ses officiers.
La Commune
263
Il fut obligé, cependant, de laisser aller ces derniers, qui
avaient mission de lui signifier les volontés de Marseille ; (les
élections libres et les gardes nationaux seuls chargés de la
sécurité de la ville.)
â Moi, dit Espivent, je veux la prĂ©fecture dans dix
minutes, ou je la prends de force dans une heure.
â Vive la Commune !
sâĂ©criĂšrent les dĂ©lĂ©guĂ©s et, Ă travers la foule et les soldats
fraternisant avec le peuple, ils partirent.
Espivent fit cacher derriĂšre les fenĂȘtres des rĂ©actionnaires et
des chasseurs. La fusillade dura sept heures, soutenue par les
canons du fort Saint-Nicolas.
Quand cessa le feu, la terre Ă©tait couverte de cadavres.
Tandis que le sang coulait dans les rues pleines de morts, le
Galiffet de Marseille donna lâordre de fusiller les prisonniers Ă la
gare (câĂ©taient des garibaldiens qui avaient combattu contre
lâinvasion de la France et des soldats qui nâavaient pas
â
voulu
tirer sur le peuple). Une femme, son enfant dans ses bras, et un
passant qui trouvaient sĂ©vĂšres les ordres dâEspivent, furent
passés par les armes ainsi que quelques autres citoyens de
Marseille, entre autres le chef de gare, dont le jeune fils
demandait grĂące pour son pĂšre. Espivent Ă©crivait Ă son
gouvernement, Ă Versailles :
Marseille, 5 avril 1871.
Le général de division à M. le ministre de la guerre.
La Commune
264
Jâai fait mon entrĂ©e
triomphale
dans la ville de Marseille
avec mes troupes ; jâai Ă©tĂ© beaucoup acclamĂ©.
Mon quartier général est installé à la préfecture. Les
délégués du comité révolutionnaire ont quitté la ville
individuellement hier matin.
Le procureur gĂ©nĂ©ral prĂšs la cour dâAix qui me donne le
concours le plus dĂ©vouĂ© lance des mandats dâamener
dans toute la France ; nous avons cinq cents prisonniers
que je fais conduire au chĂąteau dâIf.
Tout est parfaitement tranquille en ce moment Ă
Marseille.
Général ESPIVENT.
Ainsi fut définitivement égorgée la Commune de Marseille, par
ce mĂȘme Espivent, qui sur des donnĂ©es fantastiques mena dans
le port de Marseille la fameuse chasse aux requins dont pas un
seul nâexistait.
Malgré les épouvantables répressions de Marseille, Saint-
Etienne se leva.
Le prĂ©fet de LespĂ©e y rĂ©tablit dâabord lâordre Ă la façon
dâEspivent, on cita de lui cette phrase : Je sais ce que câest
quâune Ă©meute : la canaille ne me fait pas peur !
La canaille, comme il disait, le connaissait si bien, quâayant
momentanĂ©ment repris Saint-Etienne, elle le fit arrĂȘter et
conduire Ă lâHĂŽtel-de-Ville oĂč sa mort arriva dans des
circonstances inattendues.
La Commune
265
De LespĂ©e avait Ă©tĂ© confiĂ© Ă deux hommes, nommĂ©s lâun
Vitoire, lâautre Fillon ; ils devaient simplement veiller sur lui.
Vitoire Ă©tait une sorte de Girondin, Fillon au contraire Ă©tait si
exaltĂ©, quâil sâĂ©tait mis deux Ă©charpes, souvenirs de luttes
passĂ©es, lâune autour de la taille, lâautre flottant Ă son chapeau.
BientĂŽt, une discussion sâĂ©leva entre Vitoire qui cherchait Ă
excuser le préfet, et Fillon, qui citait le propos tenu par de
Lespée.
Vitoire continuant à soutenir de Lespée, Fillon, hors de lui, tira
un coup de revolver à Vitoire, un autre au préfet, et reçut lui-
mĂȘme, un coup de fusil, dâun des gardes nationaux accourus au
bruit. â Il avait tant vu trahir, le pauvre vieux, quâil en Ă©tait
devenu fou, ne sâimaginant partout que trahisons.
La mort de Lespée fut reprochée à tous les révolutionnaires,
celle de Fillon Ă son meurtrier.
Ătant, il y a quelques annĂ©es, en tournĂ©e de confĂ©rences,
dâanciens habitants de Marseille, me racontĂšrent avoir Ă©tĂ©
frappĂ©s comme dâune vision, lorsque le vieux Fillon, en avant de
tous, marchait Ă lâHĂŽtel-de-Ville, son Ă©charpe rouge flottant Ă
son chapeau, ses yeux lançant des éclairs.
La bouche largement ouverte, jetant par dessus tout ces cris
quâon entendait au loin : En avant ! En avant la Commune ! la
Commune ! dĂ©jĂ câĂ©tait un spectre, celui des reprĂ©sailles.
Les mineurs remontĂ©s des puits sâĂ©taient joints au
soulĂšvement, mais ce ne fut point la garde nationale qui maintint
la sĂ©curitĂ© dans la ville ; lâordre fut fait par la mort.
La Commune
266
Narbonne alors se leva. Digeon, caractÚre de héros, avait
entraßné la ville.
Une premiÚre fois les soldats sont, eux aussi, entraßnés.
Raynal aĂźnĂ©, ayant Ă©tĂ© lâauteur dâune attaque de la rĂ©action,
est pris comme otage.
La proclamation de Digeon se terminait ainsi :
Que dâautres consentent Ă vivre Ă©ternellement
opprimĂ©s ! quâils continuent Ă ĂȘtre le vil troupeau dont
on vend la laine et la chair !
Quant Ă nous, nous ne dĂ©sarmerons que lorsquâon aura
fait droit Ă nos justes revendications, et si on a recours
encore Ă la force, pour les repousser, nous le disons, Ă
la face du ciel, nous saurons les dĂ©fendre jusquâĂ la
mort !
Brave Digeon ! il avait vu tant de choses, quâau retour de
CalĂ©donie nous lâavons retrouvĂ© anarchiste de rĂ©volutionnaire
autoritaire quâil avait Ă©tĂ©, sa grande intĂ©gritĂ© lui montrant le
pouvoir comme la source de tous les crimes entassés contre les
peuples.
Narbonne, ne voulant pas se rendre, on fit venir des troupes
et des canons. Les autorités de Montpellier envoyÚrent deux
compagnies du gĂ©nie, celles de Toulouse fournirent lâartillerie,
celles de Foix, lâinfanterie. Carcassonne envoya de la cavalerie ;
Perpignan, des compagnies dâAfrique. Le gĂ©nĂ©ral Zents prit le
commandement de cette armĂ©e, Ă qui on suggĂ©rait quâil fallait
La Commune
267
traiter comme des hyĂšnes et des ennemis de lâhumanitĂ©, ces
gens qui se soulevaient pour la justice et lâhumanitĂ©.
Quand on leur eut fait sentir lâodeur du sang, on dĂ©coupla ces
meutes.
Le combat commencĂ© de nuit, dura jusquâĂ deux heures de
lâaprĂšs-midi.
La ville nâĂ©tant plus quâun cimetiĂšre, elle se rendit.
Digeon restĂ© seul Ă lâHĂŽtel-de-Ville ne voulait pas capituler, la
foule lâemporta ; le lendemain seulement, il fut arrĂȘtĂ©, ne
voulant pas se dérober.
Dix-neuf soldats du 52
e
de ligne, condamnés à mort, pour
avoir refusé de tirer sur le peuple, ne furent pas exécutés parce
quâon craignit les vengeances populaires ; on se contenta de
passer par les armes sommairement ceux quâon rencontra dans
la lutte.
Narbonne conserva les noms des dix-neuf du conseil de
guerre.
CâĂ©taient : Meunier, Varache, Renon, Bossard, Meyer,
Parrenain, Malaret, Lestage, Arnaud, Royer, Monavent, Legat,
Ducos, Adam, Delibessart, Garnier, Charruet, René.
Au Creusot, le soulĂšvement avait eu lieu avant la Commune
de Paris, il commença par un guet-apens, contre les ouvriers sur
la route de Montchanin, oĂč Ă chaque rĂ©volte ils se rendaient
dâabord pour avertir leurs camarades.
Des individus suspects, ayant été vus sur la route, en voulant
se rendre compte, quinze hommes y furent tuĂ©s, par lâexplosion
La Commune
268
dâune bombe qui y avait Ă©tĂ© placĂ©e : câest ainsi que le
gouvernement pensait avoir arrĂȘtĂ© le mouvement.
Le Creusot sâĂ©veilla, Ă la nouvelle du 18 mars ; une premiĂšre
fois les troupes furent retirées : Faites votre Commune, avait dit
le commandant. Le Creusot se mit en fĂȘte, criant : Vive la
RĂ©publique ! Vive la Commune !
Alors, la troupe revenue en plus grand nombre dissipa les
manifestants, qui cependant purent faire prisonniers des agents
de Schneider, qui se mĂȘlaient dans leurs rangs, en criant : Vive
la
guillotine !
Ils avouĂšrent leur mission dâagents provocateurs.
Les rĂ©volutionnaires du Creusot envoyĂšrent des dĂ©lĂ©guĂ©s Ă
Lyon et Ă Marseille, oĂč rĂ©gnait une grande agitation.
A Lyon, la place de la GuillotiĂšre Ă©tait pleine de foule, un
appel affiché dans toute la ville, conviait les populations à ne pas
ĂȘtre assez lĂąches, pour laisser assassiner Paris et la RĂ©publique.
Non, les Lyonnais nâĂ©taient pas lĂąches, mais le prĂ©fet Valentin
et le gĂ©nĂ©ral Crauzat, disposant de forces considĂ©rables, ils sâen
servirent comme ils ne lâeussent jamais fait contre lâinvasion.
La garde nationale de lâordre se rĂ©unit Ă lâarmĂ©e ;
lâĂ©crasement de la Commune de Lyon commença.
Le combat dura cinq heures Ă la GuillotiĂšre et Ă nombreuses
places dans la ville ;
Albert Leblanc, dĂ©lĂ©guĂ© de lâInternationale, nâayant pu passer
pour aller Ă la GuillotiĂšre, prit dans la ville sa place de combat.
AprĂšs ces cinq heures de lutte terrible dâhommes mal armĂ©s
contre des bataillons, la Commune de Lyon fut morte.
La Commune
269
Des secousses, pareilles Ă celles qui agitent les membres de
quelquâun frappĂ© mortellement en pleine vie, se firent sentir
longtemps dans les grandes villes aprĂšs que le mouvement y eut
été saigné à la gorge.
De nombreux documents existent sur les soulĂšvements de
Bordeaux, Montpellier, Cette, BĂ©ziers, Clermont, Lunel, LâHerault,
Marseillan, Marsillargnes, Montbazin, Gigan, Maraussan,
Abeilhan, Villeneuve les BĂ©ziers, Thibery.
Toutes ces villes et nombre dâautres avaient rĂ©solu dâenvoyer
des dĂ©lĂ©guĂ©s Ă un congrĂšs gĂ©nĂ©ral qui devait sâouvrir le 14 mai,
au grand théùtre de Lyon.
Des lettres de réprobation furent envoyées à Versailles, par
les villes de province. On sait les noms de Grenoble, Nyons,
MĂącon, Valence, Troyes, Limoges, Pamiers, BĂ©ziers, Limoux,
Nßmes, Draguignan, Charolles, Agen, Montélimar, Vienne,
Beaune, Roanne, LodÚve, Tarare, Chùlons. Malon, bien informé,
comptait par milliers les lettres indignées de province à la ville
maudite.
En apprenant la nomination de la Commune de Paris, Le Mans
se leva. Deux régiments de ligne envoyés de Rennes et des
cuirassiers appelés pour écraser les manifestants, fraternisÚrent
avec eux.
Le comitĂ© radical de MĂącon inscrivit Ă la tĂȘte de son manifeste
envoyé à la Commune :
La RĂ©publique est au-dessus du suffrage universel...
La Commune
270
Les coups dâĂtat et les plĂ©biscites sont les causes
directes de tous les malheurs qui nous accablent.
Le plébiscite venait encore de le montrer et la nomination de
lâassemblĂ©e de Bordeaux nâest pas sans mystĂšres quand on se
rend compte du mouvement qui agita la France entiĂšre. Du
reste, les dessous du suffrage universel ne peuvent ĂȘtre un
secret pour personne ; si on ajoute lâeffroi des rĂ©pressions, on
verra que les villages seuls purent ĂȘtre complĂštement dupes,
tout le reste du pays fut maintenu par la terreur.
Lâadresse du comitĂ© radical de MĂącon Ă la Commune de Paris
était signée : P. Ordinaire, Pierre Richard, Orleat, Lauvernier,
Seignot, Verge, Chachuat, Jonas, Guinet, en date du 9 mars 71.
Les républicains de Bordeaux publiÚrent également leur
manifeste, et le projet dâun congrĂšs convoquĂ© Ă Bordeaux, dans
le but de déterminer les mesures les plus propres à terminer la
guerre civile, assurer les franchises municipales et consolider la
RĂ©publique.
La Commune Ă©tait alors la forme qui semblait la plus facile
pour assurer la liberté. Ce manifeste était signé : Léon Billot,
journaliste, Chevalier, négociant, Cousteau, armateur, Delboy,
conseiller municipal, Deligny, ingénieur civil, Depuget, négociant,
Sureau, capitaine de la garde nationale, Martin, négociant,
Milliou, chef de bataillon de la garde nationale, ParabĂšre, idem,
Paulet, conseiller municipal sortant, Roussel, négociant, Docteur
Sarreau, journaliste, Saugeon, ancien conseiller général de la
Gironde, Tresse, propriétaire.
La Commune
271
Tous gens venant Ă la Commune non par entraĂźnement, mais
en considĂ©ration des tendances gĂ©nĂ©rales, peut-ĂȘtre aussi en
dégoût des menées de Versailles, dont on peut avoir une idée
par la circulaire qui suit, transmise hiérarchiquement, et dont on
eut connaissance par une mairie de Seine-et-Oise.
Note pour M. le maire,
Surveiller journellement les hĂŽtels et les garnis, tenir la
main Ă ce que les maĂźtres de ces Ă©tablissements
inscrivent sur leurs registres de police le nom des
personnes admises à loger, faire représenter ces
registres Ă la mairie, au commissaire de police, ou Ă la
gendarmerie.
Inviter, par un arrĂȘtĂ© spĂ©cial, les particuliers qui
logeraient momentanément des étrangers à la localité,
à en faire la déclaration à la mairie, en donnant le nom
des personnes, avec le lieu et la date de la naissance,
leur domicile et profession.
Surveiller les auberges, cafĂ©s et cabarets. EmpĂȘcher
quâaucun journal de
Paris, puisse y ĂȘtre lu.
Toute la hiérarchie des employés, hauts ou petits, du
gouvernement de Versailles, devait sâoccuper de besognes
policiĂšres, et la France entiĂšre Ă©tait devenue une souriciĂšre. â A
mesure que se découvraient ces indignités, les consciences se
révoltaient.
A Rouen, dĂšs les premiers jours dâavril, les francs-maçons
déclarÚrent adhérer pleinement au manifeste officiel du conseil
La Commune
272
de lâordre, qui porte inscrits sur son drapeau, les mots libertĂ©,
Ă©galitĂ©, fraternitĂ©. â PrĂȘche la paix parmi les hommes, et au
nom de lâhumanitĂ©, proclame inviolable la vie humaine et maudit
toutes les guerres, il veut arrĂȘter lâeffusion du sang et poser les
bases dâune paix dĂ©finitive, qui soit lâaurore dâun avenir nouveau.
VoilĂ , disaient les signataires, ce que nous demandons
Ă©nergiquement, et si notre voix nâest pas entendue, nous vous
disons ici que lâhumanitĂ© et la patrie lâexigent et lâimposent.
Le prĂ©sident dâhonneur de la maçonnerie rouennaise
Desseaux. â Le vĂ©nĂ©rable des Arts rĂ©unis, HĂ©diard ; le
vénérable de la Constance éprouvée, Lorand ; le vénérable de la
Persévérance couronnée, E. Vienot.
Les T : S. des Arts réunis et de la Persévérance couronnée,
Hédiard et Goudy ; le président du conseil philosophique,
Dieutie, et par mandements des ateliers rĂ©unis, et de lâOrient de
Rouen ; le secrétaire Jules Godefroy.
Lâeffusion du sang ! LâhumanitĂ© ! Combien ces gens-lĂ , malgrĂ©
leurs titres moyen-Ăąge, parlaient une langue inconnue encore
des sauvages de Versailles !
Le 26 avril, cinq cents membres rĂ©pondant Ă lâappel du
comité fédéral, se réunirent salle de la Fédération, à deux heures
de lâaprĂšs-midi. Le parquet fit cerner la salle, et le commissaire
central Gérard, avec vingt-cinq agents, firent leur entrée, pour
procĂ©der Ă des arrestations, ils trouvĂšrent la salle vide, lâheure
de la réunion ayant été avancée, ils saisirent quelques papiers,
et se rendirent chez les membres de la fédération de
La Commune
273
lâInternationale. Quelques-uns furent arrĂȘtĂ©s : Vaughan,
Cordâhomme, Mondet, Fristch, Boulanger.
Ceux quâon pensait les meneurs Ă©tant sous les verrous, les
autorités craignant encore, parlaient de les envoyer à Belle-Isle-
en-Mer, ou mĂȘme plus loin ; vingt-cinq composaient cette
premiÚre fournée.
Le
Gaulois
publia à Versailles, des détails effrayants sur les
prisonniers.
Il y avait tant de découvertes et ramifications, que malgré la
diligence faite au parquet criminel de Rouen, pour terminer
lâinstruction du procĂšs des Communeux, lâaffaire trop complexe
ne pourrait ĂȘtre Ă©voquĂ©e immĂ©diatement.
Le secret qui avait dâabord Ă©tĂ© appliquĂ© aux prisonniers
venait dâĂȘtre levĂ©.
Nous pouvons, ajoutait le
Gaulois,
fournir quelques
détails sur les principaux accusés.
Cordâhomme le principal est Ă la fois riche propriĂ©taire
et marchand de vins en gros ; il avait été élu conseiller
général pour le faubourg de Saint-Séver lors des
Ă©lections de 70.
Opinions politiques à part, il est assez aimé dans le
pays, câest un honnĂȘte homme qui a toujours eu la
manie révolutionnaire.
Vaughan, adjoint au maire de Darnetal prĂšs Rouen,
membre trĂšs influent et trĂšs actif de lâInternationale,
passe pour un chimiste distinguĂ©, est-ce Ă cela quâil a
La Commune
274
dĂ» la verve plus que gauloise, avec laquelle il a Ă©crit un
poĂšme sur certain sujet ; Cambronne fait dans sa
cellule des vers sur le directeur de la prison, attitude
trĂšs ferme.
Delaporte, ancien rédacteur du journal
le Patriote,
supprimĂ© par lâautoritĂ© prussienne, jeune homme quâon
dit ĂȘtre trĂšs intelligent.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Les piĂšces relevĂ©es par M. Leroux, juge dâinstruction,
sont au nombre
de deux.
La premiĂšre est un appel Ă lâabstention pour les
derniĂšres Ă©lections municipales.
Appel formulĂ© dâune façon blĂąmable, vis-Ă -vis du
gouvernement légal de Versailles.
La seconde, est une adhésion à la Commune de Paris,
ou du moins
une copie non signée
de cet acte, cette
piĂšce trouvĂ©e chez le nommĂ© Frossart, cordonnier Ă
Elbeuf, également impliqué dans
le complot.
(
Le Gaulois,
14 avril 1871.)
Ce nâest pas dâaujourdâhui, que les brouillons non signĂ©s,
comptent comme revĂȘtus de signatures. Ce nâest pas
dâaujourdâhui non plus, que ceux qui rĂ©clament leur libertĂ©, se
dĂ©fient de celle que leur offre lâennemi, les Ă©lections auxquelles
les révolutionnaires de Rouen refusaient de prendre part,
devaient ĂȘtre quelque chose comme un plĂ©biscite
gouvernemental.
La Commune
275
La population apeurée de Versailles, devant ces accusations
qui nâen Ă©taient mĂȘme pas, tremblait dâĂ©pouvante, conseillant de
se tenir sur ses gardes, parce quâun des accusĂ©s Ridnet, ancien
officier dâĂ©tat-major de lâarmĂ©e du Havre, contre lequel on ne
trouvait absolument rien, avait été mis en liberté provisoire, sur
sa parole, de se présenter à la prison si on découvrait quelque
chose.
A Montpellier, Toulouse, Bordeaux, Grenoble, Saint-Etienne, le
mouvement toujours étouffé se réveillait toujours ; les journaux
poursuivis renaissaient de leurs cendres, emplissant Versailles
dâeffroi, malgrĂ© ses canons bombardant Issy, Neuilly,
Courbevoie, et les armées de volontaires appelés contre Paris,
sans grand résultat, étaient si infime minorité que Versailles
attirait par la peur de voir partager ce quâils nâavaient pas.
A Paris, naïfs au contraire par générosité, les Communeux
laissaient le vieux et non moins naĂŻf Beslay, coucher Ă la Banque
pour la garder au besoin de sa vie, sâimaginaient lâhonneur de la
Commune attaché là . Sur la foi de De Pleuc, il crut avoir sauvé la
révolution en sauvegardant la forteresse capitaliste.
Il y eut un moment oĂč tous, Ă Paris, venaient Ă la Commune,
tant Versailles se montrait féroce, toutes les villes de France
demandaient la fin des tueries (elles ne faisaient que
commencer).
Le manifeste de Lyon, en date du 5 mai, disait que de tous
cĂŽtĂ©s des adresses avaient Ă©tĂ© envoyĂ©es Ă lâAssemblĂ©e et Ă la
Commune pour leur porter des paroles dâapaisement, la
Commune seule répondait.
La Commune
276
Paris assiĂ©gĂ© par une armĂ©e française aprĂšs lâavoir Ă©tĂ© par les
hordes prussiennes, tend une fois encore ses mains vers la
province ; il ne demande pas son concours armé mais son appui
moral ; il demande que son autoritĂ© pacifique sâinterpose pour
désarmer les combattants. La province pourrait-elle rester
sourde Ă ce suprĂȘme appel ?
Ce manifeste Ă©tait signĂ© par les membres de lâancien conseil
municipal, Barodet, Barbecat, Baudy, Bouvalier, Brialon, Chepié,
Colon, Condamin, Chaverot, Cotlin, Chrestin, Degoulet,
Despagnes, Durand, Ferouillat, Henon, membres du conseil
sortants ; Hivert, Michaud, Vathier, Pascot, Rufian, Vaille, Vallier,
Chapuis, VerriÚres, élus du 30 avril, démissionnaires.
La ville de Nevers envoya Ă la Commune, un manifeste
demandant lâunion indissoluble entre Paris et la France, la
prompte dissolution, et au besoin la dĂ©chĂ©ance de lâAssemblĂ©e
de Versailles, dont le mandat était expiré.
Le comitĂ© rĂ©publicain de Melun, dont la devise Ă©tait : lâordre
dans la liberté ! déclara se rallier à ceux qui cherchaient à guérir
les maux du pays, non en rétablissant un ordre de choses
surannĂ©, mais en assurant lâavenir. Les membres de ce comitĂ© se
nommaient Auberge, Bancal fils, Derougemont, Daudé,
Despagnat, Delhiré, Dormoy, Drouin, Dupuy, Finot pÚre, Hensé,
Nivet, Pernetaini, Fouteau, Riol, Robillard, Saby, Thomas,
Ninnebaux. Le manifeste fut envoyé dÚs le 24 mars 1871.
A Limoges, le 4 avril, les soldats dâun rĂ©giment de ligne qui y
Ă©taient casernĂ©s ayant reçu lâordre dâaller renforcer lâarmĂ©e de
Versailles, la foule les conduisit Ă la gare, leur fit jurer de ne pas
La Commune
277
sâemployer Ă lâĂ©gorgement de Paris, ils le jurĂšrent en effet, et
remirent leurs armes Ă ceux qui les reconduisaient, puis
retournĂšrent Ă la caserne oĂč devant leurs officiers la ville tout
entiĂšre leur fit une ovation.
Les autoritĂ©s se rĂ©unirent Ă lâhĂŽtel-de-ville, et le prĂ©fet Ă©tant
en fuite, le maire se chargea de la répression, il ordonna aux
cuirassiers de sâemparer du dĂ©tachement qui refusait dâobĂ©ir, et
de charger la multitude ; alors le combat sâengagea et bientĂŽt
devint terrible, le parti de lâordre, en force, eut la victoire, mais
le colonel des cuirassiers et un capitaine furent tués.
Dans le Loiret, le mouvement révolutionnaire fut
considĂ©rable, il y avait Ă Paris un comitĂ© dâinitiative Ă©nergique
ayant pour secrétaires François David, de Batile-sur-Loiret,
Garnier et Langlois, de Meug-sur-Loire, ils envoyĂšrent des
dĂ©lĂ©guĂ©s chargĂ©s de sâentendre avec la Commune.
Lâassociation jurassienne, les habitants de plusieurs villes de
Seine-et-Marne, (et mĂȘme de Seine-et-Oise) malgrĂ© Versailles
avaient également à Paris des comités correspondants.
Au nord de la France, toutes les villes industrielles, aussi bien
que les villes du Midi voulaient leur Commune.
LâAlgĂ©rie, dĂšs le 28 mars, donna son adhĂ©sion par lâadresse
suivante :
A la Commune de Paris,
La Commune de lâAlgĂ©rie.
Citoyens,
La Commune
278
Les dĂ©lĂ©guĂ©s de lâAlgĂ©rie dĂ©clarent au nom de tous leurs
commettants, adhérer de la façon la plus absolue à la
Commune de Paris.
LâAlgĂ©rie tout entiĂšre revendique les libertĂ©s
communales.
Opprimés pendant quarante années par la double
concentration de lâarmĂ©e et de lâadministration, la
colonie a compris depuis longtemps que
lâaffranchissement complet de la Commune est le seul
moyen pour elle dâarriver Ă la libertĂ© et Ă la prospĂ©ritĂ©.
Paris, le 28 mars 1870.
Alexandre LAMBERT, Lucien RABUEL, Louis CALVINHAC.
LâEmancipation de Toulouse
quelques jours aprĂšs le 18 mars
jugeait ainsi les hommes de Versailles.
Il y a en effet un complot, organisé pour exciter à la
haine des citoyens les uns contre les autres, et pour
faire succĂ©der Ă la guerre contre lâĂ©tranger la hideuse
guerre civile. Les auteurs de cette criminelle tentative
sont les drÎles qui se gratifient indûment du titre de
dĂ©fenseurs de lâordre, de la famille et de la propriĂ©tĂ©.
Lâun des agents les plus actifs de ce complot contre la
sĂ»retĂ© publique sâappelle Vinoy ; il est gĂ©nĂ©ral et il fut
sénateur.
LâEmancipation de Toulouse,
fin mars 71.
Les premiĂšres histoires de 71, Ă©crites lorsque le
gouvernement Ă©tait encore en dĂ©lire de sang, nâosĂšrent Ă cause
des répressions, toujours à craindre, mentionner tous les
La Commune
279
soulÚvements révolutionnaires de France, correspondants à la
Commune, Ă ceux dâEurope, et du monde, Espagne, Italie,
Russie, Asie, AmĂ©rique. Lâhistoire en est partout Ă Ă©crire comme
prologue de la situation présente.
X
LâarmĂ©e de la Commune â Les femmes de 71
Les cadavres sont la semaille,
Lâavenir fera les moissons.
(L. M.)
Depuis le 5 avril les batteries du Sud et de lâOuest Ă©tablies
par les Allemands contre Paris, servaient aux Versaillais quâon
appelait les Prussiens de Paris ; pour rendre justice Ă qui de
droit, ajoutons que jamais les plus grossiers uhlans ne se
rendirent coupables dâautant de fĂ©rocitĂ©.
Les balles explosibles dont se servait lâarmĂ©e de Versailles
contre les fédérés ne furent employées que contre Paris. Je vis
entre autres un malheureux qui dans les tranchées des hautes
bruyÚres avait reçu un de ces projectiles au milieu du front. Nous
avions gardé un certain nombre de ces projectiles qui auraient
pu figurer dans quelque exposition de moyens Ă employer pour
la chasse aux éléphants ; ils ont disparu dans les diverses
perquisitions.
Tout le cÎté des Champs-Elysées était balayé de balles.
Le Mont-Valérien, Meudon, Brimborion, ne cessaient de vomir
la mitraille sur les malheureux qui habitaient de ce cÎté.
La Commune
280
De lâautre, la redoute des Moulineaux, le fort dâIssy pris et
repris sans cesse, laissaient la lutte au mĂȘme point apparent.
LâarmĂ©e de la Commune Ă©tait une poignĂ©e devant celle de
Versailles, il fallait quâelle fĂ»t brave pour rĂ©sister aussi
longtemps, malgré les trahisons constamment essayées et la
perte de temps du commencement. Les militaires de profession
y Ă©taient en petit nombre, Flourens Ă©tant mort. Cipriani
prisonnier, il restait Cluseret, les frĂšres Dombrowski, Wrobleski,
Rossel, Okolowich, La Cecillia, Hector France, quelques sous-
officiers et soldats restés avec Paris, des marins restés
Ă©galement Ă la Commune ; parmi eux quelques officiers, Coignet
venu en mĂȘme temps que Lullier Ă©tait aspirant de marine,
Perusset capitaine au long cours : il y a mieux Ă faire, disaient
les marins, que de payer lâindemnitĂ© aux Prussiens, quand on
aura fini avec Versailles, on reprendra les forts Ă lâabordage. Lâun
dâeux, Kervisik, dĂ©portĂ© avec nous Ă la presquâĂźle Ducos, en
parlait encore, lĂ -bas, quand on disait ce temps de la Commune
qui Ă travers lâocĂ©an nous semblait loin dĂ©jĂ dans le passĂ©.
Aux premiers jours dâavril, Dombrowski fut nommĂ©
commandant en chef de la ville de Paris. On espérait, la lutte se
soutenant, et pourtant les Versaillais attaquaient Ă la fois Neuilly,
Levallois, AsniĂšres, le bois de Boulogne, Issy, Vanves, BicĂȘtre,
Clichy, Passy, la porte Bineau, les Ternes, lâavenue de la Grande-
ArmĂ©e, les Champs-ElysĂ©es, lâArc-de-Triomphe, Saint-Cloud,
Auteuil, Vaugirard, la porte Maillot.
La Commune
281
Foutriquet, en mĂȘme temps dĂ©clarait que seuls, les bandits de
Paris tiraient force coups de canon, pour faire croire quâon les
attaquait.
Ainsi, disait le
Mot dâOrdre,
les nombreux blessés qui
encombrent les ambulances de Versailles, faisaient
semblant dâĂȘtre blessĂ©s, ceux des Versaillais quâon
enterrait aprĂšs le combat, faisaient semblant dâĂȘtre
tués, ainsi le voulait la logique du sanglant Tom Pouce
qui couvrait Paris de feu et de mitraille et annonçait
dans ses circulaires ou faisait dire par ses journaux que
Paris nâĂ©tait pas bombardĂ©.
(ROCHEFORT,
le Mot dâOrdre.
)
Le capitaine Bourgouin fut tué en attaquant la barricade du
pont de Neuilly ; câĂ©tait une perte pour la Commune.
Dombwroski avait Ă peine deux ou trois mille hommes,
quelquefois moins, pour soutenir lâassaut continuel de plus de dix
mille de lâarmĂ©e rĂ©guliĂšre.
Le général Wolf, qui menait la guerre à la façon des Weyler
dâaujourdâhui, ayant fait cerner une maison dans laquelle se
trouvaient deux cents fédérés, ils furent surpris et égorgés.
On entendait incessamment sur le parc de Neuilly grĂȘler les
balles Ă travers les branches avec ce bruit des orages dâĂ©tĂ© que
nous connaissons si bien. Lâillusion Ă©tait telle quâon croyait sentir
lâhumiditĂ© tout en sachant que câĂ©tait la mitraille.
Il y eut Ă la barricade Peyronnet, prĂšs de la maison oĂč Ă©tait
Dombwroski avec son Ă©tat-major, des dĂ©luges dâartillerie
La Commune
282
versaillaise, pendant certaines nuits, on eût dit que la terre
tremblait et quâun ocĂ©an se versait du ciel.
Une nuit que les camarades avaient voulu que jâallasse me
reposer, je vis prĂšs de la barricade, une Ă©glise protestante
abandonnĂ©e dont lâorgue nâavait que deux ou trois notes
cassĂ©es ; jâĂ©tais en train de mây amuser de tout mon cĆur
quand apparut tout à coup un capitaine de fédérés avec trois ou
quatre hommes furieux.
â Comment, me dit-il, câest vous qui attirez ainsi les
obus sur la barricade ; je venais pour faire fusiller celui
qui répondait ainsi.
Ainsi finit mon essai dâharmonie imitative de la danse des
bombes.
Dans le parc, devant quelques maisons il y avait des pianos
abandonnés, quelques-uns étaient encore entiers et bons
quoiquâils fussent exposĂ©s Ă lâhumiditĂ©. Je nâai jamais compris
pourquoi on les avait laissés plutÎt dehors que dedans.
A la barricade de Neuilly crevĂ©e dâobus, il y eut dâhorribles
blessures, des hommes avaient les bras arrachés jusque derriÚre
le dos, laissant lâomoplate Ă dĂ©couvert, dâautres la poitrine
trouĂ©e, dâautres la mĂąchoire emportĂ©e. On les pansait sans
espérance. Ceux qui avaient encore une voix disaient vive la
Commune ! avant de mourir. Je nâai jamais vu si horribles
blessures.
A Neuilly, Ă certains endroits on Ă©tait tout prĂšs des Versaillais,
du poste dâHenri Place on les entendait parler.
La Commune
283
Fernandez, madame Danguet, Mariani Ă©taient venues, nous
avions fait une ambulance volante, prĂšs de la barricade
Peyronnet, en face de lâĂ©tat-major ; les moins blessĂ©s restaient,
les autres Ă©taient conduits dans les grandes ambulances suivant
ce quâen dĂ©cidaient les mĂ©decins, mais un premier pansement
en sauva un certain nombre.
Il y avait comme partout au milieu des choses tragiques des
choses grotesques.
Un paysan de Neuilly avait semĂ© sur couche, des melons quâil
gardait debout prĂšs de ses semis, comme sâil eĂ»t pu les
prĂ©server des obus ; il fallut lâemporter de force, et dĂ©truire la
couche, dont les vitraux Ă©taient dĂ©jĂ fracassĂ©s pour lâempĂȘcher
dây revenir.
Ceux qui aimaient Ă rire racontaient aussi que dans Paris,
quelques agents de Versailles, envoyés par M. Thiers pour se
réunir à un point donné et organiser la trahison, devaient
sâintroduire par des bouches dâĂ©gout, mais ils avaient si mal
calculĂ© leur affaire, que plusieurs dâentre eux, pris comme des
rats Ă lâorifice et nâen pouvant sortir, durent appeler pour les tirer
de là des ennemis de bonne volonté : la mÚche était éventée.
Dâautres agents, cherchant Ă fomenter des haines entre le
comitĂ© central et la Commune, sâĂ©taient montrĂ©s si bassement
flatteurs, quâils sâĂ©taient dĂ©noncĂ©s eux-mĂȘmes.
On riait de tout cela, entre les obus et les balles, explosibles
ou autres.
La Commune
284
La porte Maillot tenait toujours avec ses légendaires artilleurs,
en petit nombre, des vieux, des jeunes, quelquefois servis par
des enfants.
Dans la matinée du 9 avril, un marin nommé Fériloque avait
eu le ventre ouvert sur sa piĂšce. On connaissait ce nom-lĂ .
On connut Craon, dâautres sont restĂ©s inconnus. Quâimporte
leur nom, Ă tous ; câest la Commune, câest sous ce nom-lĂ que
leurs légions seront vengées.
Comme des formes de rĂȘve ainsi passent les bataillons de la
Commune, fiers avec leur libre allure de révoltés, les vengeurs
de Flourens ; les zouaves de la Commune, les éclaireurs fédérés
semblables aux guĂ©rillas espagnols, prĂȘts aux audacieuses
entreprises. Les enfants perdus, qui avec tant dâentrain sautaient
de tranchée en tranchée en avant.
Les turcos de la Commune, les lascars de Montmartre avec
Gensoule et dâautres encore.
Tous ces braves au cĆur tendre que Versailles appelait des
bandits, leur cendre est Ă tous les vents, les os furent mordus
par la chaux vive ; ils sont la Commune, ils sont le spectre de
mai !
Les armées de la Commune aussi comptÚrent des femmes
cantiniĂšres, ambulanciĂšres, soldats, elles sont avec les autres.
Quelques-unes seulement ont été connues : Lachaise la
cantiniĂšre du 66
e
, Victorine Rouchy des turcos de la Commune,
la cantiniĂšre des enfants perdus, les ambulanciĂšres de la
La Commune
285
Commune : Mariani, Danguet, Fernandez, Malvina Poulain,
Cartier.
Les femmes des comités de vigilance : Poirier, Excoffons, Blin.
Celles de la Corderie et des Ă©coles : Lemel, Dmitrieff, Leloup.
Celles qui organisaient lâinstruction en attendant la lutte de
Paris oĂč elles furent hĂ©roĂŻques : mesdames AndrĂ©e LĂ©o, Jaclar,
PĂ©rier, Reclus, Sapia.
Toutes peuvent compter avec lâarmĂ©e de la Commune et elles
aussi sont légions.
Le 17 mai le fort de Vanves étant cerné, les Versaillais tiraient
de Bagneux entre les deux barricades.
Il y avait eu dans la nuit du 16, Ă Neuilly, un violent combat
dâartillerie ; mais de Saint-Ouen au Point-du-Jour Ă Bercy, et du
Point-du-Jour Ă Bercy Ă©taient toujours les deux corps dâarmĂ©es
de la Commune.
La porte Maillot tenait toujours, Dombwroski Ă©galement.
Des membres de la Commune Paschal Grousset, Ferré,
Dereure, Ranvier, venaient souvent, si braves quâon leur
pardonnait leur épouvantable générosité.
LâarmĂ©e de la Commune Ă©tait si peu nombreuse que les
mĂȘmes se retrouvaient toujours ; quâimporte ! Cela durait ainsi.
Malgré les soins de la Commune, il y avait encore des misÚres
terribles. Des enfants, Ă plusieurs places, entre autres rue
PergolĂšse, ramassaient des engins quâils vendaient pour
quelques sous à des étrangers, les uns, abandonnés ignorant
quâils pouvaient ĂȘtre recueillis par la Commune ; les autres, pour
La Commune
286
chez eux. Des petits avaient les sourcils, les mains brûlés ; on ne
savait comment il ne leur arrivait rien de pire ! â De temps Ă
autre ils allaient se rĂ©crĂ©er au thĂ©Ăątre Guignol, qui tint jusquâĂ
fin mai, avenue de lâĂtoile, une femme les conduisit Ă lâHĂŽtel-de-
Ville.
Jusque-lĂ , lâarmĂ©e de la Commune Ă©tait lâarmĂ©e de la libertĂ© ;
elle allait devenir lâarmĂ©e du dĂ©sespoir.
Je termine ce chapitre par deux citations de Rossel : la
premiĂšre antĂ©rieure Ă son entrĂ©e dans lâarmĂ©e de la Commune
et qui contient son jugement sur elle ; câest un fragment de sa
lettre du 19 mars 71 du camp de Nevers au général ministre de
la guerre Ă Versailles :
Il y a deux partis en lutte dans le pays, je me range
sans hĂ©sitation du cĂŽtĂ© de celui qui nâa pas signĂ© la paix
et qui ne compte pas dans ses rangs des généraux
coupables de capitulation.
La seconde quâil avait sur lâarmĂ©e rĂ©guliĂšre au moment de sa
mort, il en fit part Ă son avocat Albert Joly : « Vous ĂȘtes
rĂ©publicain, lui dit-il, si, avant peu, vous nâavez pas refait
lâarmĂ©e, câest lâarmĂ©e qui dĂ©fera la RĂ©publique. Je meurs pour
les droits civiques du soldat, câest bien le moins que vous me
croyez lĂ -dessus.
XI
Derniers jours de liberté
La Commune
287
Ainsi quâau fond des bois se rassemblent les loups â les
fauves en rumeur venaient hurlant pour lâordre.
Les fédérés furent héroïques. Mais ces héros eurent des
faiblesses, souvent suivies de désastres.
Les maisons des francs-fileurs, malgré le décret qui autorisait
les sociétés ouvriÚres à se servir des appartements abandonnés,
avaient Ă©tĂ© respectĂ©es ; on monta mĂȘme la garde devant
quelques rues, tout comme devant la Banque, si bien que
nombre de ces lùcheurs qui avaient fui, sentant Paris en péril,
revenaient de province ou tout simplement de Versailles ;
lâinsulte Ă la bouche, ils pouvaient offrir lâhospitalitĂ© aux espions
du gouvernement. BientĂŽt il y en eut des bandes.
Quelques-uns, ayant Ă©lu domicile dans des maisons de plaisir,
durent ĂȘtre recherchĂ©s par les commissaires de la Commune qui,
grùce à la complicité des femmes de ces maisons, ne trouvÚrent
pas les espions qui y étaient cachés et furent en revanche, les
objets dâaccusations calomnieuses.
Quelques décisions furent exécutées, la colonne VendÎme
renversĂ©e mais les morceaux conservĂ©s, de sorte quâelle fut
depuis rétablie afin que, devant ce bronze fatidique, la jeunesse
pĂ»t sâhypnotiser Ă©ternellement du culte de la guerre et du
despotisme.
Peut-ĂȘtre en y gravant les dates des hĂ©catombes, on
atténuait ce fatidique entraßnement.
LâĂ©chafaud avait Ă©tĂ© brĂ»lĂ©, dĂ©noncĂ© Ă lâindignation publique
par une commission composée de Capellaro, David, André Idjiez,
Dorgal, Faivre, PĂ©rier, Colin.
La Commune
288
Le 6 avril, Ă dix heures du matin, la honteuse machine Ă
boucherie humaine avait Ă©tĂ© brĂ»lĂ©e. CâĂ©tait une guillotine toute
neuve, remplacée maintenant par plusieurs autres, plus neuves
encore. On en doit user, Ă lâusage frĂ©quent qui en est fait, plus
quâon en usa jamais.
Les quatre dalles maudites arrachées ont également repris
leur place.
Une petite vieille toute tremblotante avait été envoyée par un
mauvais plaisant, ce matin-lĂ , pour brĂ»ler un dernier cierge Ă
lâabbaye de Monte Ă regret et, tenant le cierge dans sa main, elle
sâenquĂ©rait de lâabbaye quand elle comprit, aux rires dont on
lâaccueillait, quâon sâĂ©tait jouĂ© de sa crĂ©dulitĂ©.
Les témoignages de sympathie affluaient, de partout à la
Commune, mais ce nâĂ©taient toujours que des paroles ; le
dĂ©lĂ©guĂ© aux relations extĂ©rieures, Paschal Grousset, sâĂ©criait
avec raison dans sa lettre aux grandes villes de France :
Grandes villes ! le temps nâest plus aux manifestes ; le
temps est aux actes, ce que la parole est au canon.
Assez de sympathies, vous avez des fusils et des
munitions, debout ! les grandes villes de France !
Paris vous regarde, Paris attend que votre cercle se
serre autour de ces lĂąches bombardeurs et les empĂȘche
dâĂ©chapper au chĂątiment quâil leur rĂ©serve.
Paris fera son devoir, et le fera jusquâau bout. Mais
nâoubliez pas, Lyon, Marseille, Lille, Toulouse, Nantes,
Bordeaux, et les autres.
La Commune
289
Si Paris succombait pour la libertĂ© du monde, lâhistoire
vengeresse aurait le droit de dire que Paris a été égorgé
parce que vous avez laissĂ© sâaccomplir lâassassinat.
Le délégué de la Commune aux relations extérieures,
Paschal GROUSSET.
La lettre de Grousset ne parvint pas, celles de Versailles,
seules passaient et, quant aux communications des provinces Ă
Paris, elles Ă©taient dirigĂ©es sur Versailles, oĂč elles encombraient,
au chĂąteau, la galerie des batailles.
Malgré tout le courage déployé par les délégués de Paris à la
province, entre autres par lâinfatigable Paule Mink, les dĂ©pĂȘches
de Paris, enlevĂ©es au bureau oĂč elles arrivaient, prenaient le
chemin de Versailles, et beaucoup qui, individuellement, en
portaient ne revinrent jamais. â Sa lettre aux habitants des
campagnes, Ćuvres dâAndrĂ©e Leo, Ă©tait soigneusement dĂ©truite.
Le 21 mars, Ă midi, M. Thiers, en qui lâesprit rĂ©actionnaire
tout entier semblait sâĂȘtre incarnĂ©, envoyait Ă Jules Favre le
télégramme suivant :
Que M. de Bismark soit bien tranquille. La guerre sera
terminée dans le courant de la semaine. Nous avons
une brĂšche faite du cĂŽtĂ© dâIssy, on est occupĂ© Ă lâĂ©largir
en ce moment.
La brÚche à la Muette est commencée et trÚs avancée ;
nous en entreprenons une Ă Passy et au Point-du-Jour.
Mais nos soldats travaillent sous la
mitraille
et, sans
La Commune
290
notre grande batterie de Montretout, ces témérités
seraient impossibles.
Mais des Ćuvres de ce genre sont sujettes Ă tant
dâaccidents quâon ne peut assigner de terme fixe Ă leur
accomplissement. Je supplie M. de Bismark, au nom de
la
cause de lâOrdre,
de nous laisser accomplir nous-
mĂȘmes cette rĂ©pression du brigandage antisocial qui a
pour quelques jours Ă©tabli son siĂšge Ă Paris.
Ce serait causer un nouveau préjudice au parti de
lâordre en France et des lois en Europe, que dâagir
autrement.
Que lâon compte sur nous : lâOrdre social sera vengĂ©
dans le courant de la semaine.
Quant à nos prisonniers, je vous ai mandé ce matin les
vrais points dâarrivage ; il est trop tard pour recourir
aux transports maritimes.
Les cadres des rĂ©giments sont tout prĂȘts Ă nos
frontiÚres de terre et les prisonniers arrivés y seront
versés immédiatement.
Du reste, on ne les attend pas pour agir, mais câest une
rĂ©serve prĂȘte Ă tout Ă©vĂ©nement.
Mille tendres amitiés.
A. THIERS.
(Jules FAVRE,
Simple rĂ©cit dâun membre de la dĂ©fense
nationale,
3
e
partie, pages 428 et 429.)
Insensiblement venait la débùcle. Certains journaux qui
dâabord avaient eu un mouvement dâindignation contre
Versailles, commençaient à exhorter hautement à la trahison.
La Commune
291
Au Comité de Salut Public passaient ceux, surtout, qui avaient
plus souci de la défense de la Commune que de leur mémoire :
Cournet, Rigaud, Ranvier, Ferré, Vermorel, y recueillirent avec la
plus grande indifférence les haines de la réaction.
Le vieux Delescluze Ă©tait Ă la commission de la guerre. Le 21
avait été fixé par la fédération des artistes pour un concert aux
Tuileries au bénéfice des veuves et des orphelins de la guerre.
â Votre triomphe sera celui de tous les peuples, disait
Delescluze Ă lâarmĂ©e de la Commune.
XII
Les francs-maçons
Tandis que le bombardement démolissait les Ternes, les
Champs-Elysées, Neuilly, Levallois, M. Thiers avec son ordinaire
bonne foi, assurait quâon se contentait dâattaquer les ouvrages
avancés, mais que si Paris ouvrait ses portes et livrait les
membres de la Commune, on ne bombarderait pas.
Lâimminence du pĂ©ril souffla sur les derniĂšres discordes. Le
temps de lâintolĂ©rance dâidĂ©es Ă©tait passĂ©, entre ceux qui allaient
mourir ensemble, en hommes libres combattant pour la liberté.
Ceux-lĂ mĂȘmes que hantait le soupçon, rĂ©sultat de longues
luttes à travers les perfidies impériales, sentaient que le moment
Ă©tait proche, oĂč la Commune, ainsi quâelle mettait un seul nom Ă
ses manifestes, présenterait une seule poitrine à la mort qui
sâapprochait.
La Commune
292
Il y avait un mouvement général des ligues des départements
et de Paris.
La Commune allait mourir ! Quâavait donc servi
lâenthousiasme universel ? Les grandes manifestations avaient
eu lieu, mais Versailles avec son cĆur de pierre nâavait senti que
la Banque en péril ; les Francs-Maçons, le 26 avril, avaient
envoyé des deux orients de Paris, une délégation des vénérables
et des députés des loges, adhérer à la révolution ; il avait été
convenu que le 29, ils iraient en cortĂšge sur les remparts entre
le Point-du-Jour et Clichy, quâils planteraient la banniĂšre de paix,
mais que si Versailles refusait cette paix ils prendraient, les
armes Ă la main, parti pour la Commune.
En effet, le 29 avril au matin, ils allĂšrent Ă lâHĂŽtel-de-Ville oĂč
Félix Pyat, au nom de la Commune prononça un discours ému et
leur remit une banniĂšre.
Ce fut un spectacle comme ceux des rĂȘves que ce dĂ©filĂ©
Ă©trange.
Aujourdâhui encore il me semble en en parlant, revoir cette
file de fantĂŽmes allant avec une mise en scĂšne dâun autre Ăąge,
dire les paroles de liberté et de paix qui se réaliseront dans
lâavenir.
Lâimpression Ă©tait grande, il fut beau de voir lâimmense
cortĂšge marchant au bruit de la mitraille comme en un rythme.
Il y avait les chevaliers Kasoches avec lâĂ©charpe noire frangĂ©e
dâargent.
La Commune
293
Les officiers rose-croix, le cordon rouge au cou, et tant
dâinsignes symboliques que cela faisait rĂȘver.
En tĂȘte, marchait une dĂ©lĂ©gation de la Commune avec le
vieux Beslay, Ranvier, et Thirifocq, délégué des francs-maçons.
Des banniĂšres Ă©tranges passaient, la fusillade, le canon, les
obus faisaient rage.
Ils étaient là six mille représentant cinquante mille loges.
Le cortĂšge spectral parcourut la rue Saint-Antoine, la Bastille,
le boulevard de la Madeleine, et par lâArc de Triomphe et lâavenue
Dauphine, vint sur les fortifications, entre lâarmĂ©e de Versailles
et celle de la Commune.
Il y avait des banniÚres plantées de la porte Maillot à la porte
Bineau ; Ă lâavancĂ©e de la porte Ă©tait la banniĂšre blanche de
paix, avec ces mots écrits en lettres rouges : «
Aimez-vous les
uns les autres
. » Elle fut trouĂ©e de mitraille. Des signes sâĂ©taient
Ă©changĂ©s aux avancĂ©es entre les fĂ©dĂ©rĂ©s et lâarmĂ©e de
Versailles ; mais ce fut seulement passé cinq heures que cessa le
feu ; on parlementa et trois délégués francs-maçons se rendirent
Ă Versailles oĂč ils ne purent obtenir que vingt-huit heures de
trĂȘve.
A leur retour les francs-maçons publiÚrent un appel, avec le
récit des événements et leur protestation contre la profanation
de la banniÚre de paix, adressé à la fédération des francs-
maçons et compagnons de Paris.
Les francs-maçons, disaient-ils, sont des hommes de
paix, de concorde, de fraternitĂ©, dâĂ©tude, de travail ; ils
La Commune
294
ont toujours lutté contre la tyrannie, le despotisme,
lâhypocrisie, lâignorance.
Ils défendent sans cesse les faibles courbés sous le
joug, contre ceux qui les dominent.
Leurs adeptes couvrent le monde : ce sont des
philosophes qui ont pour précepte la morale, la justice,
le droit.
Les compagnons sont aussi des hommes qui pensent,
réfléchissent et agissent pour le progrÚs et
lâaffranchissement de lâhumanitĂ©.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Les francs-maçons et les compagnons sortirent les uns
et les autres de leurs sanctuaires mystérieux, tenant de
la main gauche la branche dâolivier, symbole de la paix,
et de la main droite le glaive de la revendication.
Attendu que les efforts des francs-maçons ont été trois
fois repoussĂ©s par ceux-lĂ mĂȘmes qui ont la prĂ©tention
de reprĂ©senter lâordre, et que leur longue patience est
épuisée, tous les francs-maçons et compagnons doivent
prendre lâarme vengeresse et crier :
FrĂšres, debout ! que les traĂźtres et les hypocrites soient
chùtiés.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Le feu, interrompu le 29 à quatre heures de relevée,
recommença plus formidable, accompagné de bombes
incendiaires, le 30 Ă 7 h. 45 mn du soir. La trĂȘve nâavait
donc duré que 27 h. 45 mn.
La Commune
295
Une délégation de francs-maçons placée à la porte
Maillot a constaté la profanation de la banniÚre.
Câest de Versailles, que sont partis les premiers coups,
et un franc-maçon en a été la premiÚre victime.
Les francs-maçons et compagnons de Paris, fédérés à la
date du 2 mai sâadressent Ă tous ceux qui les
connaissent.
FrÚres en maçonnerie et frÚres compagnons, nous
nâavons plus Ă prendre dâautre rĂ©solution que celle de
combattre et de couvrir de notre égide sacrée le cÎté du
droit.
Sauvons Paris ! Sauvons la France ! Sauvons
lâhumanitĂ© !
Vous aurez bien mérité de la patrie universelle, vous
aurez assurĂ© le bonheur des peuples pour lâavenir !
Vive la RĂ©publique ! Vivent les Communes de France
fédérées avec celle de Paris !
Paris, 5 mai 1871.
Pour les francs-maçons, et les délégués compagnons de
Paris.
Thirifocq, anc
âŽ
vénér
âŽ
de la loge J
âŽ
E
âŽ
Orat
âŽ
de la L
âŽ
E
âŽ
L
âŽ
E
âŽ
Masse, trésorier de la fédération, président de la
rĂ©union des originaires de lâYonne.
Baldue, anc
âŽ
vénér
âŽ
de la Loge la
Ligne droite.
La Commune
296
Deschamps, Loge de la
Persévérance.
J. Remy, de lâor
âŽ
de Paris, or
âŽ
de la
Californie
.
J.-B. Parche, de lâor
âŽ
de Paris.
De Beaumont, de la
Tolérance.
Grande-Landes, orat
âŽ
de Bagneux.
Lacombe, de lâor
âŽ
de Paris.
Vincent, de lâor
âŽ
de Paris.
Grasset, orat
âŽ
de la
Paix,
union de Nantes.
A. Gambier, de la Loge
J.-J.
Rousseau,
Montmorency.
Martin, ex-secrét
âŽ
de la Loge lâHarmonie
de Paris.
E. Louet, du Chapitre des
Vrais amis de Paris.
A. LemaĂźtre, des
Philadelphes,
or
âŽ
de Londres.
Conduner, de la Loge des
Acacias.
Louis Lebeau, de la Loge la
Prévoyance.
Conty, de la Loge la
Prévoyance.
Emm. Vaillant, de la Loge de
Seules.
Jean-Baptiste Elin, des Amis
triomphants.
LĂ©on Klein, de lâ
Union parfaite de la Persévérance
.
Budaille, des
Amis de la Paix.
Pierre Lachambeaudie, de la
Rose du parfait silence.
Durand, garant dâamitiĂ© de la Loge
le B..
de Marseille.
Magdelenas, de la
Clémente Amitié cosmopolite.
Mossurenghy, du gr
âŽ
or
âŽ
du Brésil.
Fauchery, des
Hospitaliers
de Saint-Ouen.
Radigue, de lâEtoile
polaire.
Rudoyer, des
Amis de la paix
dâAngoulĂȘme.
Rousselet, des
Travailleurs
de Levallois.
La Commune
297
Les délégués compagnons :
Vincent, dit Poitevin, lâAmi de lâintelligence.
Cartier, dit Draguignan, le bien-aimé.
Chabanne, dit Nivernais-noble-cĆur.
Thevenin, dit Nivernais, lâAmi du tour de France.
Dumnis, dit GĂątinais le Protecteur du devoir.
Gaillard dit Angevin lâAmi des arts.
Thomas dit Poitevin Sans-gĂȘne.
Ruffin dit Comtois le FidĂšle courageux.
Auriol dit Carcassonne C
âŽ
M
âŽ
D
âŽ
D
âŽ
FranccĆur de Marcilly.
La Liberté le Nantais.
Lassat, la Vertu.
Lagenais, compagnon chapelier.
Lyonnais, le Flambeau du devoir.
Nâest-il pas vrai que, comme les symboliques banniĂšres, ces
noms Ă©tranges de Loges ou dâhommes : la Rose du parfait
silence, lâEtoile polaire, le Garant dâamitiĂ© donnent bien Ă cet
Ă©pisode le double caractĂšre de passĂ© et dâavenir, de tombe et de
berceau oĂč se mĂ©langent les choses mortes et les choses Ă
naĂźtre.
Ces fantÎmes étaient bien à leur place, entre la réaction en
furie et la révolution cherchant à se lever. Plusieurs combattirent
comme ils lâavaient promis et moururent bravement.
Souvent, dans les longues nuits de prisons, jâai revu la longue
file des francs-maçons sur les remparts et jâai peine Ă
mâimaginer ces croyants Ă lâavenir, Ă©crivant, dâaprĂšs les histoires
La Commune
298
Ă dormir debout de Dianah Vaughan, pour avoir une entrevue
avec Lucifer.
Ne quittons pas ce chapitre, surtout anecdotique, sans parler
de lâaffaire de lâĂ©glise Saint-Laurent et de celle du couvent de
Picpus.
A Saint-Laurent, je ne sais quelle circonstance fit découvrir
des squelettes dans une crypte situĂ©e derriĂšre le chĆur. Cette
trouvaille fut rapprochée de bruits sinistres rapportés par
dâanciens habitants du quartier. Un tĂ©moin oculaire donna cette
description.
Le caveau est un hémicycle voûté, ayant eu jour par deux
étroits soupiraux, fermés à une époque relativement récente.
Trois entrĂ©es, en forme dâarceaux, donnent sur la crypte ; les
squelettes y sont sans biÚre dans de la terre sur laquelle a été
déposée une couche de chaux.
Quatre sont couchés pieds à pieds, neuf autres sur deux
rangs, les pieds du premier sur la tĂȘte du second.
Les mĂąchoires sont distendues comme sâils avaient criĂ© dans
lâangoisse suprĂȘme.
Les tĂȘtes, presque toutes penchĂ©es de droite Ă gauche, ont
presque toutes conservé leurs dents.
On inclinait à croire ces inhumations antérieures de beaucoup
Ă notre Ă©poque, au temps oĂč lâon enterrait encore dans les
églises, quand un entomologiste découvrit là un insecte qui se
nourrit de ligaments : il ne pouvait ĂȘtre restĂ© si longtemps Ă
jeun.
La Commune
299
Quelques noms sont Ă©crits : Bardoin, 1712, Jean Serge,
1714, Valent..., sans date. Dans un enfoncement, un squelette
de femme avec des cheveux blonds.
Un petit escalier de pierre est de récente construction
(
Journal officiel
de la Commune.)
Les squelettes ont été photographiés par Etienne Carjat à la
lumiĂšre Ă©lectrique.
LâenquĂȘte, commencĂ©e avec un grand dĂ©sir de connaĂźtre la
vĂ©ritĂ©, nâĂ©tait pas achevĂ©e quand Versailles fit oublier les
squelettes anciens par des cadavres nouvellement couchés sous
la chaux vive.
Lâaffaire du couvent de Picpus est du mĂȘme ordre de choses.
Je la trouve Ă©galement dans le
Moniteur officiel
de la
République, sous la Commune, cette appréciation par un témoin
oculaire :
Bien que jâaie toujours cru le catholicisme congrĂ©ganiste
capable de tout, depuis quâil enlevait Ă Jeanne dâArc
prisonniĂšre ses vĂȘtements de femme afin de lâobliger Ă
revĂȘtir des habits dâhomme et de pouvoir le lui
reprocher plus tard, jâavais quelque peine Ă admettre
les rĂ©vĂ©lations qui mâĂ©taient apportĂ©es sur le couvent
de Picpus. Le plus simple Ă©tait de mây rendre, je mây
rendis donc.
Jây fus reçu par le capitaine du bataillon, qui me prouva
nâavoir, en quoi que ce fĂ»t, molestĂ© les sĆurs,
La Commune
300
nâexigeant rien dâelles et ne les considĂ©rant pas du tout
comme prisonniĂšres.
Je nâaurais guĂšre songĂ© quâĂ Ă©tendre la libertĂ© qui leur
Ă©tait laissĂ©e et, si lâune dâelles eĂ»t manifestĂ© la moindre
plainte, je me serais certainement employĂ© pour quâon
y fit droit ; mais, pour les nonnes cloßtrées, mon nom
Ă©tait un Ă©pouvantail. Lâannonce de mon arrivĂ©e parmi
elles y sema la terreur.
Elles déléguÚrent, pour me faire les honneurs de
lâĂ©tablissement, une touriĂšre quelconque, bĂątie sur
pilotis et dâune carrure Ă faire reculer les plus braves.
Je dois reconnaßtre que son audace répondait à son
développement physique.
LâespĂšce dâappareil dont jâĂ©tais entourĂ© quand elle se
prĂ©senta Ă moi ne lâintimida pas le moins du monde.
Elle dĂ©buta mĂȘme par ces mots, jetĂ©s dâun ton hautain
qui me plut par lâĂ©nergie morale quâil mâindiquait.
â Vous avez des questions Ă me poser, monsieur ?
â Mademoiselle, lui dis-je poliment, bien que la plus
cruelle injure Ă faire Ă une sĆur soit de lâappeler
mademoiselle, des bruits assez lugubres courent sur le
rĂ©gime de votre couvent ; je tiendrais Ă mâassurer par
moi-mĂȘme quâils sont complĂštement faux. Est-ce que
vous pourriez bien, par exemple, me montrer les
espĂšces de cellules oĂč, mâassure-t-on, sont confinĂ©es
La Commune
301
deux sĆurs, que vous soumettez ainsi Ă une vĂ©ritable
séquestration arbitraire.
Elle ne répondit pas et se dirigea silencieusement vers
un coin du jardin oĂč je la suivis.
Lâune des deux recluses se promenait dans une allĂ©e
flanquĂ©e dâune nonne qui lâexhortait, lâautre tricotait
assise sur son lit, lequel tenait toute la cage qui Ă©tait Ă
claire-voie, et Ă travers les barreaux de laquelle la bise
et la pluie devaient passer avec la plus grande facilité.
â Comment demandai-je Ă cette touriĂšre pendant que
des tĂȘtes affairĂ©es se dessinaient aux fenĂȘtres du
bĂątiment principal, comment pouvez-vous admettre que
des pensionnaires de votre cloĂźtre puissent ĂȘtre ainsi
enfermées dans une cabane à peine assez salubre, pour
Ă©lever des lapins.
â Pardons, fit lâinterpellĂ©e, elles ne sont pas
sĂ©questrĂ©es puisquâelles ont la facultĂ© de se promener.
Câest nous, qui vous avons forcĂ©es Ă les faire sortir de
leurs boĂźtes.
La sĆur nous dĂ©crocha alors cette rĂ©ponse, qui me
stupéfia.
â Câest leur faute, pourquoi refusent-elles de se
conformer Ă la rĂšgle du couvent.
Ce fut, jâen donne ici ma parole dâhonneur, toute sa
justification.
La Commune
302
On mâa assurĂ© quelques jours plus tard, que les deux
persécutées avaient été délivrées par les fédérés et
rendues Ă leurs familles.
Je dois constater que lâune des deux, mâavait paru non
pas précisément folle. Mais un peu idiote, ou tout au
moins idiotisée.
Les ferrailles quâon mâĂ©tala sous les yeux, Ă©taient
incontestablement Ă©tranges, et il Ă©tait mensonger au
premier chef dâessayer de les faire passer pour des
piĂšces dâorthopĂ©die. Sâen servait-on encore, sâen Ă©tait-
on servi quelquefois, Ă©taient-elles employĂ©es Ă lâheure
oĂč on me les montra ou remisĂ©es au magasin des
accessoires ? Je nâeus, et nâai pas Ă me prononcer Ă ce
sujet. Mais comme instruments orthopédiques, ce bric-
Ă -brac Ă©tait inacceptable.
H. ROCHEFORT.
Qui sait sâil ne faudrait pas chercher Ă Montjuich, oĂč les
épaves des tortures ont été exhumées et remises en usage
aujourdâhui, si ce nâest pas Ă des usages semblables que
servirent les objets Ă©tranges du couvent de Picpus.
Le fanatisme religieux ne conduit-il pas en ce moment mĂȘme
une secte dâilluminĂ©s de Russie, Ă se faire murer vivants, dans
leurs tombes ?
Qui sait si les bizarres instruments ne servaient pas pour
torturer les religieuses dâune foi chancelante, dans le but de leur
faire gagner le paradis ?
La Commune
303
Qui sait si celles que le dĂ©lire mystique prenait ne sâen
servaient pas pour se torturer elles-mĂȘmes ?
Ceux qui ont chanté dans les églises sombres, aux lueurs
pĂąles des cierges, oĂč lâorgue roule des flots dâondes sonores, qui
vous emportent dans dâĂąpres nuages dâencens ; ceux-lĂ , savent
quâĂ ces heures, il semble que la voix bat des ailes en montant,
quâelle nâest plus dans votre poitrine, et que vous-mĂȘme vous
lâĂ©coutez.
Qui sait oĂč conduisent des sensations de ce genre Ă chaque
jour répétées, sans que la raison vous ait dit : tout ce qui peut
prendre un ĂȘtre, harmonie, mise en scĂšne, parfums, est une
impression du temps futur de lâhumanitĂ© oĂč les sens seront plus
puissants, oĂč il y en aura dâautres. Mais cette impression en
lâentourant de superstitions devient grossiĂšre, elle entraĂźne en
arriĂšre au lieu de porter en avant.
Comme il y a lâivresse du sang, il y a lâivresse mystique de
lâombre, et dans toutes les ivresses se font de monstrueuses
choses.
Le jour oĂč Montjuich dĂ©moli sera fouillĂ© jusquâen ses
entrailles, combien de tĂȘtes de morts auront comme celles de
lâĂ©glise Saint-Laurent, leurs orbites vides tournĂ©es du cĂŽtĂ© dâoĂč
elles espéraient revoir le jour ! Elle sera venue alors la vraie
lumiĂšre, la science triomphante, lâĂ©ternel orient.
Combien de victimes jusque-lĂ encore ? En lisant lâincroyable
affaire du tueur de bergers, on se rend compte de la rage de
tuerie, qui tient parfois un ĂȘtre, parfois une collection dâĂȘtres ;
ainsi enragĂ©e de sang, fut lâarmĂ©e de Versailles.
La Commune
304
Ce sont des épidémies morales pires que la peste, mais qui
disparaĂźtront avec lâassainissement des esprits dans la consciente
liberté.
XIII
Affaire de lâĂ©change de Blanqui contre
lâarchevĂȘque et dâautres otages
Certain nombre de notes biographiques ayant paru sur
Blanqui, je me bornerai Ă quelques lignes.
Blanqui fut tout dâabord condamnĂ© Ă une dĂ©tention
perpétuelle pour tentative insurrectionnelle le 12 mai 1839 ; il
subissait sa condamnation au Mont-Saint-Michel, avec quelques-
uns de ses compagnons de lutte, quand la RĂ©publique du 24
février 1848 le délivra :
BientÎt lùchement accusé par ceux qui craignaient sa
clairvoyance, il se contenta de répondre.
Qui a bu aussi profondément que moi à la coupe
dâangoisse, pendant un an lâagonie dâune femme aimĂ©e
sâĂ©teignait loin de moi, dans le dĂ©sespoir et depuis
quatre annĂ©es entiĂšres, en tĂȘte-Ă -tĂȘte Ă©ternel dans la
solitude de la cellule avec le fantĂŽme de celle qui nâĂ©tait
plus.
La Commune
305
Tel a été
mon supplice Ă moi seul dans cet enfer du
Dante.
Jâen sors les cheveux blancs, la tĂȘte et le cĆur brisĂ©s,
et câest moi, triste dĂ©bris qui traĂźne par les rues un
cĆur meurtri sous des habits rĂąpĂ©s, câest moi quâon
foudroie du nom de vendu tandis que les valets de
Louis-Philippe métamorphosés en brillants papillons
rĂ©publicains voltigent sur les tapis de lâHĂŽtel-de-Ville,
flétrissant du haut de leur vertu nourrie à quatre
services le pauvre Job échappé des prisons de leur
maĂźtre.
De nouveau condamné, la révolution du 4 septembre lui
ouvrit les prisons de Belle-Isle.
AprÚs le plébiscite du 3 novembre, il avait prédit la
capitulation.
Le dĂ©noĂ»ment nâest pas loin, Ă©crivait-il ; les comĂ©dies
de préparatifs de défense, sont désormais superflues.
Lâarmistice et ses garanties ; la peur de la dĂ©faite
ensuite dans tout son opprobre. VoilĂ ce que lâHĂŽtel-de-
Ville, va imposer Ă la France.
La capitulation vint aprĂšs les serments du 31 octobre, les
mitraillades et les serments, elle fut publiée le 28.
Blanqui fut arrĂȘtĂ© comme ayant participĂ© au mouvement du
31 octobre, il ne sortit quâĂ lâamnistie ; son arrestation fut faite
le 19 mars 71, sur lâordre de M. Thiers, dans le Midi de la France.
La Commune
306
Il était condamné par contumace à la peine de mort, quoique
le gouvernement eĂ»t promis quâil nây aurait pas de poursuites
pour lâaffaire du 31 octobre.
Quoique Blanqui eût été nommé membre de la Commune, on
ignorait absolument quel sort lui avait Ă©tĂ© fait ; on ne savait sâil
Ă©tait mort ou vivant, ou plutĂŽt on craignait quâil ne fĂ»t mort.
Quelques-uns de ses amis espérant encore, pourtant
songÚrent à payer pour sa liberté.
Le gouvernement de Versailles semblait tenir particuliĂšrement
Ă lâarchevĂȘque de Paris, et Ă quelques autres prĂȘtres. Une
commission dont faisait partie Flotte, ancien compagnon de
cachot de Blanqui, tenta de nĂ©gocier lâĂ©change.
Flotte alla dâabord trouver lâarchevĂȘque Ă Mazas, et de
concert avec lui, prĂ©para lâaffaire qui semblait Ă tous les points
de vue une heureuse idée.
Il fut décidé que le grand vicaire Lagarde irait à Versailles
proposer lâĂ©change Ă M. Thiers, et rapporterait la rĂ©ponse.
Lâaffaire fut conduite par Rigaud, avec une grande dĂ©licatesse,
ce procureur de la Commune qui cachait une grande sensibilité
sous un scepticisme voulu.
La pensée ne vint ni à lui ni à personne, que Lagarde ne
reviendrait pas.
â DussĂš-je ĂȘtre fusillĂ©, dit-il Ă Flotte, en le quittant Ă la
gare de Versailles, je reviendrai ; pourriez-vous croire
que jâaie la pensĂ©e de laisser monseigneur seul ici ?
La Commune
307
Le grand vicaire emportait Ă M. Thiers une lettre de
lâarchevĂȘque, longue et explicative.
Darboy, archevĂȘque de Paris,
A M. Thiers, chef du pouvoir exécutif.
Prison de Mazas.
Monsieur,
Jâai lâhonneur de vous soumettre une communication
que jâai reçue hier soir, et je vous prie dây donner la
suite que votre sagesse et votre humanité jugeront la
plus convenable.
Un homme influent trÚs lié avec M. Blanqui, par
certaines idées politiques et surtout par les sentiments
dâune vieille et solide amitiĂ©, sâoccupe activement de
faire quâil soit mis en libertĂ© ; dans cette vue il a
proposĂ© de lui-mĂȘme aux commissions que cela
concerne cet arrangement :
Si M. Blanqui est mis en libertĂ©, lâarchevĂȘque de Paris
sera rendu Ă la libertĂ© avec sa sĆur, M. le prĂ©sident
Bonjan, M. Deguerry, curé de la Madeleine, M. Lagarde,
vicaire gĂ©nĂ©ral de Paris, celui-lĂ mĂȘme qui vous
remettra la présente lettre.
La proposition a Ă©tĂ© agrĂ©Ă©e, et câest Ă cet Ă©tat quâon me
demande de lâappuyer prĂšs de vous.
Quoique je sois en jeu dans lâaffaire, jâose la
recommander Ă votre haute bienveillance ; mes motifs
vous paraĂźtront plausibles, je lâespĂšre.
La Commune
308
Il nây a dĂ©jĂ que trop de causes de dissentiment et
dâaigreur parmi nous, une occasion se prĂ©sente de faire
une transaction qui du reste ne regarde que les
personnes et non les principes ; ne serait-il pas sage dây
donner les mains, et de contribuer ainsi à préparer
lâapaisement des esprits ? Lâopinion ne comprendrait
peut-ĂȘtre pas un tel refus.
Dans les crises aiguës comme celle que nous
traversons, des représailles, des exécutions par
lâĂ©meute quand elles dĂ©signent les uns Ă la colĂšre des
autres aggravent encore la situation.
Permettez-moi de vous dire sans autres détails, que
cette question dâhumanitĂ© mĂ©rite de fixer toute votre
attention dans lâĂ©tat prĂ©sent des choses Ă Paris.
Oserai-je, monsieur le président, vous avouer ma
derniÚre raison ? Touché du zÚle que la personne dont
je parle déployait avec une amitié si vraie en faveur de
M. Blanqui, mon cĆur dâhomme et de prĂȘtre nâa pas su
rĂ©sister Ă ses sollicitations Ă©mues, et jâai pris
lâengagement de vous demander lâĂ©largissement de M.
Blanqui, le plus promptement possible ; câest ce que je
viens de faire.
Je serais heureux, monsieur le président, que ce que je
sollicite ne vous parĂ»t point impossible ; jâaurais rendu
service Ă plusieurs personnes et Ă mon pays tout entier
DARBOY,
archevĂȘque de Paris.
La Commune
309
Flotte anxieux reçut enfin le 16 avril cette lettre de Lagarde :
Versailles, 15 avril 1871
Ă Monsieur Flotte,
Monsieur,
Jâai Ă©crit Ă monseigneur lâarchevĂȘque sous le couvert de
M. le directeur de la prison de Mazas, une lettre qui lui
sera parvenue, je lâespĂšre, et qui sans doute a Ă©tĂ©
communiquée ; je tiens à vous écrire directement
comme vous mây avez autorisĂ© pour vous faire
connaßtre les nouveaux retards qui me sont imposés.
Jâai vu quatre fois dĂ©jĂ le personnage Ă qui la lettre de
monseigneur était adressée, et je dois, pour me
conformer Ă ses ordres, attendre encore deux jours la
réponse définitive.
Quelle sera-t-elle ? Je ne puis vous dire quâune chose,
câest que je nâai rien nĂ©gligĂ© pour quâelle soit dans le
sens de vos désirs et des nÎtres.
Dans ma derniĂšre visite, jâespĂ©rais quâil en serait ainsi
et que je reviendrais sans beaucoup tarder avec cette
bonne nouvelle.
On mâavait bien fait quelques difficultĂ©s, mais on
mâavait tĂ©moignĂ© des intentions favorables.
Malheureusement la lettre publiĂ©e dans lâ
Affranchi
et
apportĂ©e ici aprĂšs cette publication aussi bien quâaprĂšs
la remise de la mienne a modifié les impressions ; il y a
La Commune
310
eu conseil et ajournement pour notre affaire, puisquâon
mâa formellement invitĂ© Ă diffĂ©rer mon dĂ©part de deux
jours : câest que tout nâest pas fini, et je vais me
remettre en campagne. PuissÚ-je réussir encore une
fois, vous ne pouvez douter ni de mon désir, ni de mon
zĂšle.
Permettez-moi dâajouter quâoutre les intĂ©rĂȘts si graves
qui sont en jeu et qui me touchent de si prĂšs, je serais
heureux de vous prouver autrement que par des
paroles, la reconnaissance que mâont inspirĂ© vos
procĂ©dĂ©s et vos sentiments. Quoi quâil arrive et quel
que soit le résultat de mon voyage, je garderai, croyez-
le bien, le meilleur souvenir de notre rencontre.
Veuillez Ă lâoccasion me rappeler au bon souvenir de
lâami qui vous accompagnait et agrĂ©ez, Monsieur, la
nouvelle assurance de mon estime et de mon
dévouement.
E. F. LAGARDE.
Devant cette premiĂšre reculade, lâarchevĂȘque douta plus que
Flotte, quâils Ă©taient terriblement honnĂȘtes, et naĂŻfs les hommes
de 71.
â Il reviendra, disait-il encore.
LâarchevĂȘque laissa voir quelque Ă©motion, il connaissait mieux
Thiers et Lagarde.
Quelques jours aprĂšs, Flotte lui demanda une lettre quâil
voulait porter lui-mĂȘme ; mais aprĂšs les premiers faits, on
La Commune
311
commençait à se défier ; une personne sûre partit à la place de
Flotte, qui comme ami de Blanqui, pouvait ĂȘtre conservĂ©.
Voici cette lettre :
LâarchevĂȘque de Paris Ă M. Lagarde, son
grand vicaire.
M. Flotte inquiet du retard que paraĂźt Ă©prouver le retour
de M. Lagarde, et voulant dégager vis-à -vis de la
Commune, la parole quâil avait donnĂ©e, part pour
Versailles Ă lâeffet de communiquer son apprĂ©hension de
négociateur.
Je ne puis quâengager M. le grand vicaire Ă faire
connaĂźtre au juste Ă M. Flotte, lâĂ©tat de la question, et Ă
sâentendre avec lui, soit pour prolonger son sĂ©jour
encore de vingt heures si câest absolument nĂ©cessaire,
soit pour rentrer immĂ©diatement si câest jugĂ© plus
convenable.
De Mazas le 23 avril 1871.
LâarchevĂȘque de Paris.
Lagarde fit remettre au porteur de la lettre les mots suivants
Ă©crits au crayon en hĂąte :
M. Thiers me retient toujours ici et je ne puis
quâattendre ses ordres. Comme je lâai plusieurs fois Ă©crit
Ă Monseigneur, aussitĂŽt que jâaurai du nouveau je
mâempresserai dâĂ©crire.
LAGARDE.
La Commune
312
Il ne sâempressa que de rester, et fut lĂąchement complice de
Thiers, qui voulait rendre impossible Ă la Commune, dâĂ©viter Ă
moins de trahison, la mort des otages.
Blanqui avait Ă©tĂ© arrĂȘtĂ© trĂšs malade, chez son neveu
Lacambre, il Ă©tait possible quâil fĂ»t mort ; madame Antoine, la
sĆur, Ă©crivit alors Ă M. Thiers ce qui suit :
A M. Thiers, chef du pouvoir exécutif.
Monsieur le président,
FrappĂ©e depuis plus de deux mois dâune maladie qui me
prive de toutes mes forces, jâespĂ©rais nĂ©anmoins en
retrouver assez pour accomplir auprĂšs de vous la
mission à laquelle ma faiblesse prolongée me force
aujourdâhui de renoncer.
Je charge mon fils unique, de se rendre Ă Versailles,
pour vous prĂ©senter une lettre en mon nom, et jâose
espérer, Monsieur le président, que vous voudrez bien
accueillir sa demande.
Quels quâaient Ă©tĂ© les Ă©vĂ©nements, ils nâont en aucun
temps, proscrit les droits de lâhumanitĂ©, ni fait
mĂ©connaĂźtre ceux de la famille, et câest au nom de ces
droits que je mâadresse Ă votre justice, pour connaĂźtre
lâĂ©tat de la santĂ© de mon frĂšre, Louis Auguste Blanqui,
arrĂȘtĂ© Ă©tant fort malade, le 17 mai dernier, sans que,
depuis ce temps, un seul mot de sa part, soit venu
calmer mes douloureuses inquiétudes sur sa santé, si
sérieusement compromise.
La Commune
313
Si câest une demande au delĂ de ce que vous pouvez
accorder, monsieur le président, que de solliciter une
permission pour le voir, ne fût-ce que pendant de courts
instants, vous ne pouvez refuser à une famille désolée,
dont je suis lâinterprĂšte, lâautorisation, pour mon frĂšre,
de nous adresser quelques mots, qui nous rassurent, et
pour nous, celle de lui faire savoir, quâil nâest point
oublié, dans son malheur, par les parents qui le
chérissent à juste titre.
Veuve ANTOINE née BLANQUI.
M. Thiers fit répondre que la santé de Blanqui était fort
mauvaise, sans donner cependant pour sa vie des inquiétudes
sérieuses, mais que malgré cette considération et les inquiétudes
de madame Antoine, il refusait formellement toute
communication, soit Ă©crite, soit verbale, avec le prisonnier.
Flotte sâentĂȘtait Ă lâĂ©change. Il demanda une seconde lettre Ă
lâarchevĂȘque, elle fut remise pour M. Lagarde, grand vicaire de
lâarchevĂȘque de Paris.
M. Lagarde au reçu de cette lettre, et en quelque état
que se trouve la négociation dont il est chargé, voudra
bien reprendre immédiatement le chemin de Paris et
rentrer Ă Mazas.
On ne comprend pas ici, que dix jours ne suffisent pas Ă
un gouvernement, pour savoir sâil veut accepter ou non,
lâĂ©change proposĂ© â le retard nous compromet
gravement, et peut avoir les plus fùcheux résultats.
La Commune
314
De Mazas le 23 avril 1871.
LâarchevĂȘque de Paris.
Lagarde ne revint pas.
Jamais pour ma part, je nâavais eu le moindre doute sur la
maniĂšre dâagir de M. Thiers en cette circonstance, mais lâidĂ©e
que Lagarde pouvait ne pas revenir, ne me fĂ»t jamais venue ni Ă
qui que ce fût.
Autrefois, le docteur Nélaton, plus généreux que le
reprĂ©sentant de la RĂ©publique bourgeoise, aprĂšs que lâun de ses
internes eut aidé à une évasion de Blanqui, avait complété la
chance, en ajoutant lâargent du voyage ; mais, comme toutes les
castes qui achĂšvent de disparaĂźtre, la bourgeoisie de plus en plus
se corrompt.
XIV
La fin
Les Ătats vermoulus craquent dans leurs mĂątures.
Toute lâĂ©tape humaine est debout : câest le temps
OĂč vont sâĂ©mietter les vieilles impostures.
Un souffle dâĂ©popĂ©e emplit les ouragans
Tocsin, tocsin, sonne dans les vents.
(L. MICHEL.)
On eût dit que le triomphe venait, les ligues républicaines
sortaient de leur rĂ©serve des premiers jours. LâInternationale se
faisait plus affirmative, Ă la Corderie du Temple.
La Commune
315
La fédération des chambres syndicales était venue, le 6 mai,
adhérer à la Commune ; cette fédération comprenait trente mille
hommes.
Les députés de Paris présents à Versailles, Floquet et Lockroy
avaient donné en termes énergiques leur démission à Versailles.
Tolain restait toujours.
Maintenant, Paris a une physionomie tragique, les chars
funĂšbres aux quatre trophĂ©es de drapeaux rouges, sâen vont plus
nombreux, suivis par les membres de la Commune et des
délégations des bataillons au son des
Marseillaises.
Les clubs des Ă©glises flamboient le soir ; lĂ aussi montent des
Marseillaises ;
ce nâest pas le sourd roulement des tambours
funĂšbres, qui les accompagne, lâorgue les gronde dans les
grandes nefs sonores.
A lâĂ©glise de Vaugirard câest le club des Jacobins, leur idĂ©e de
se rĂ©unir dans le sous-sol faisait penser Ă la cave oĂč travaillait
Marat ; ceux-lĂ câĂ©tait un souffle de 93 passant sous la terre. Le
club de la RĂ©volution sociale, Ă lâĂ©glise Saint-Michel, aux
Batignolles, Combault, à la premiÚre séance parla comme devant
les tribunaux de Bonaparte, de cette idée que les persécutions
activaient sans cesse la liberté du monde !
Du club Saint-Nicolas-des-Champs, le 1
er
mai, une députation
envoyée à la Commune, déclare que tout homme qui parle de
conciliation entre Paris et Versailles est un traĂźtre.
Quelle conciliation en effet peut exister entre le long
esclavage et la délivrance ?
La Commune
316
Dans dix ou douze Ă©glises, montait tous les soirs un chĆur
immense saluant la liberté.
Jâen entendis parler avec enthousiasme. Les femmes surtout
y exhortaient à la liberté, mais du 3 avril à la semaine sanglante
je ne suis venue que les deux seules fois dont jâai parlĂ© et
pendant de courtes heures, quelque chose mâattachait Ă la lutte
au dehors ; une attirance si forte, que je ne cherchais pas Ă la
vaincre.
La premiĂšre fois jâallais Ă lâHĂŽtel-de-Ville avec une mission de
La Cecillia dont je devais lui rapporter la réponse.
A peu prÚs à moitié chemin, je rencontre trois ou quatre
gardes nationaux qui aprĂšs mâavoir examinĂ©e sâapprochent de
moi.
â Nous vous arrĂȘtons, me dit lâun dâeux.
Ăvidemment jâavais quelque chose de suspect ; je pensais
que câĂ©taient mes cheveux courts, passant sous mon chapeau, et
quâils prenaient pour une coiffure dâhomme.
â OĂč voulez-vous ĂȘtre conduite ?
Je crois quâils prononcĂšrent
conduit.
â
A lâHĂŽtel-de-Ville, puisque vous voulez bien conduire
vos prisonniers oĂč ils veulent.
Le brave homme qui mâinterrogeait rougit de colĂšre.
â Nous allons bien voir, dit-il.
Nous nous mettons en chemin, eux mâexaminant toujours,
moi trĂšs grave, tout en mâamusant beaucoup.
La Commune
317
Une fois devant la grille, celui qui mâavait dĂ©jĂ parlĂ© me dit :
â
A propos, comment vous appelez-vous ?
Je lui dis mon nom.
â Ah ! cela câest impossible, dirent-ils tous les trois,
nous ne lâavons jamais vue, mais ce nâest pas elle, bien
sûr, qui se chausse comme ça !
Je regarde, jâavais mes godillots que le matin jâavais oubliĂ© de
changer pour des bottines, et qui passaient sous ma robe.
Eh bien si ! pourtant câĂ©tait bien moi.
Et tout en les remerciant de leur bonne opinion je pus les
assurer quâelle nâĂ©tait pas justifiĂ©e. Jâavais suffisamment de
papiers pour ne pas leur laisser le moindre doute. â Ils
mâavaient prise en effet pour un homme dĂ©guisĂ© en femme,
grĂące aux godillots qui faisaient un effet particulier sur les
trottoirs.
La seconde fois, je ne sais plus si câĂ©tait Ă lâHĂŽtel-de-Ville ou Ă
la Sûreté, il y avait des malheureuses qui en sortaient en
pleurant parce quâon ne voulait pas quâelles allassent soigner les
blessés, car ils voulaient des mains pures, les hommes de la
Commune, pour panser les blessures.
Elles me dirent leur douleur, qui donc avait autant de droit
quâelles ? les plus tristes victimes du vieux monde, de donner
leur vie pour le nouveau !
Je leur promets que la justice de leur demande sera comprise
et quâil y sera fait droit.
La Commune
318
Je ne sais ce que jâai dit, mais la douleur de ces infortunĂ©es
mâavait tant saignĂ© le cĆur que je trouvais des paroles qui
allaient au cĆur des autres ; elles furent adressĂ©es Ă un comitĂ©
de femmes dont lâesprit Ă©tait assez gĂ©nĂ©reux pour quâelles
fussent bien accueillies.
Cette nouvelle leur causa une si grande joie quâelles avaient
encore des larmes, mais ce nâĂ©tait plus de douleur.
Ainsi que des enfants, elles voulurent de suite des ceintures
rouges ; comme je pus, je leur partageai la mienne, en
attendant.
â Nous ne ferons jamais honte Ă la Commune, me
dirent-elles.
En effet, elles sont mortes pendant la semaine de mai, la
seule que je revis Ă la prison des Chantiers, me raconta
comment deux dâentre elles, avaient Ă©tĂ© tuĂ©es Ă coups de crosse
de fusil, en portant secours à des blessés.
Au moment oĂč elles venaient de me quitter, elles, pour aller Ă
leur ambulance Ă Montmartre, moi, pour retourner Ă Montrouge,
prÚs de La Cecillia, un paquet enveloppé de papier, me fut jeté
sans que je visse personne : câĂ©tait une Ă©charpe rouge qui
remplaça la mienne.
Les agents de Versailles devenus plus habiles, fomentaient de
nouvelles divisions, il sâen Ă©tait Ă©levĂ© une Ă la Commune Ă
propos dâune proposition de M. de Montant, lâun des traĂźtres
glissés par Versailles, dans les états-majors, il annonçait le
La Commune
319
meurtre dâune ambulanciĂšre tuĂ©e et insultĂ©e par les soldats de
Versailles.
La majorité offensée par le manifeste de la minorité, lui avait
fait comprendre que devant la situation il fallait dire comme
autrefois : quâimportent nos mĂ©moires, pourvu que la Commune
soit sauvée !
La nouvelle dâune catastrophe interrompt la sĂ©ance.
La cartoucherie Rapp venait de sauter. Il y avait de nombreux
morts et blessés, quatre maisons écroulées, et, si les pompiers
nâavaient au pĂ©ril de leur vie, arrachĂ© des flammes les fourgons
de cartouches, le sinistre ne sâen fĂ»t pas bornĂ© lĂ .
La premiÚre pensée de tous, fut que la trahison en était
cause : câĂ©tait, disait-on, la vengeance de la colonne VendĂŽme.
Quatre personnes, dont un artilleur furent arrĂȘtĂ©s, le ComitĂ© de
salut public annonça que lâaffaire serait poursuivie, mais ils
nâavaient pas la coutume, les terribles procureurs de la
Commune, de juger sans preuves et elle ne fut jamais Ă©claircie.
Les premiers qui ont pénétré dans la fournaise, disait
Delescluze dans son rapport au Comité de salut public,
sont : Abeaud, Denier, Buffot, sapeurs-pompiers, 6
e
compagnie ; puis sont accourus presque en mĂȘme
temps, les citoyens Dubois, capitaine de la flottille,
Jagot, marin, Boisseau, chef du personnel Ă la
délégation de la marine, Février, commandant de la
batterie flottante.
La Commune
320
Grùce à leur héroïsme, des fourgons chargés de
cartouches dont les roues commençaient Ă sâenflammer
ainsi que des tonneaux de poudre ont été retirés du
foyer de lâincendie.
Nous ne parlons pas du sauvetage des blessés et des
habitants ensevelis, prisonniers dans leurs maisons
réduites en débris. Pompiers et citoyens ont à cet égard
rivalisé de courage et de dévouement.
Les citoyens Avrial et Sicard membres de la Commune
Ă©taient aussi des premiers sur les lieux du danger.
Douze chirurgiens de la garde nationale se sont rendus
Ă lâavenue Rapp et ont organisĂ© le service mĂ©dical avec
un empressement que je ne saurais trop louer.
En somme une cinquantaine de blessés, la plupart des
blessures lĂ©gĂšres, voilĂ tout ce quâauront gagnĂ© les
hommes de Versailles.
La perte en matériel est sans importance eu égard aux
immenses approvisionnements dont nous disposons ; il
ne rentrera Ă nos ennemis que la honte dâun crime aussi
inutile quâodieux, lequel ajoutĂ© Ă tant dâautres Ă dĂ©faut
de ses invincibles moyens de défense suffirait à tout
jamais pour leur fermer les portes de Paris.
Tout le monde a fait plus que son devoir ; nous avons
peu de morts à déplorer.
Le Délégué civil à la guerre,
Ch. DELESCLUZE.
La Commune
321
Paris, le 28 floréal, an 78.
Comme on le crut, il serait possible que la vengeance de la
colonne eût été la catastrophe de la cartoucherie Rapp, infùme
vengeance pour lâeffigie de bronze sur des victimes de chair.
Quelques jours aprÚs la catastrophe, une femme restée
inconnue, envoya à la préfecture de police, à Paris, une lettre
quâelle avait trouvĂ©e dans un wagon de premiĂšre classe entre
Versailles et Paris, racontant quâun homme assis en face dâelle lui
semblait agité.
Aux fortifications, comme il entendit sonner les crosses de
fusils des fédérés, il jeta un paquet de papiers sous la banquette
oĂč la femme trouva la lettre quâelle envoyait.
Ătat-major des gardes nationales.
Versailles, le 16 mai 1871.
Monsieur,
La deuxiÚme partie du plan qui vous a été remis devra
ĂȘtre exĂ©cutĂ©e le 19 courant Ă trois heures du matin,
prenez bien vos précautions, de maniÚre ce que cette
fois, tout aille bien. Pour vous seconder, nous nous
sommes arrangés avec un des chefs de la cartoucherie
pour la faire sauter le 17 courant.
Revoyez bien vos instructions, la partie qui vous
concerne et que vous commandez en chef.
Soignez toujours la Muette.
La Commune
322
Le Colonel chef dâĂ©tat-major,
Ch. CORBIN.
Le deuxiÚme versement a été opéré à Londres à votre
crédit.
Un timbre bleu portant : Ă©tat-major de la garde nationale en
exergue.
Les événements ne permirent pas de vérifier si cette lettre
Ă©tait un moyen employĂ© par Versailles mĂȘme pour Ă©garer les
soupçons et les femmes mystérieuses qui disposent de lettres ou
en trouvent nâayant jamais inspirĂ© de confiance Ă la Commune,
mais il nâĂ©tait pas douteux que le crime vint de la rĂ©action.
Tireur juché sur cette échasse,
Si le sang que tu fis verser
Pouvait tenir sur cette place,
Tu le boirais sans te baisser.
Cela nâempĂȘchait pas le fameux quatrain qui pour quelques
heures changea la colonne en pilori dâĂȘtre vrai.
Blanchet et Emile Clément, membres de la Commune, qui
nâavaient jamais donnĂ© prise au soupçon, furent dĂ©couverts
comme ayant eu un passĂ© rĂ©actionnaire ; peut-ĂȘtre on fut
sĂ©vĂšre, car tout converti a Ă©tĂ© hostile Ă lâidĂ©e, quâil dĂ©couvre
vraie ; cette conversion Ă©tait leur droit, mais aussi en ces
derniers jours, oĂč tout Ă©tait piĂšge, il nâen pouvait ĂȘtre
autrement, toute nĂ©gligence en pareil cas nâest-elle point
trahison.
Le manifeste de la mairie du 18
e
contenait lâexacte vĂ©ritĂ© sur
la situation. Oui, il fallait vaincre et vaincre vite. De la rapidité de
La Commune
323
lâaction dĂ©pendait la victoire ; voici quelques fragments de ce
manifeste adressé aux révolutionnaires de Montmartre.
. . . . . . . . . . . . . .
. . . . . . . . .
. . .
De grandes et belles choses se sont accomplies depuis
le 18 mars ; mais notre Ćuvre nâest pas achevĂ©e, de
plus grandes encore doivent sâaccomplir et
sâaccompliront parce que nous poursuivrons notre tĂąche
sans trĂȘve, sans crainte dans le prĂ©sent ni dans lâavenir.
Mais pour cela il nous faut conserver tout le courage,
toute lâĂ©nergie que nous avons eus jusquâĂ ce jour, et
qui plus est, il faut nous préparer à de nouvelles
abnégations, à tous les périls, à tous les sacrifices : plus
nous serons prĂȘts Ă donner, moins il nous en coĂ»tera.
Le salut est Ă ce prix, et votre attitude prouve
suffisamment que vous lâavez compris.
Une guerre sans exemple dans lâhistoire des peuples
nous est faite ; elle nous honore et flétrit nos ennemis.
Vous le savez, tout ce qui est vérité, justice ou liberté
nâa jamais pris sa place sous le soleil sans que le peuple
ait rencontrĂ© devant lui et armĂ©s jusquâaux dents les
intrigants, les ambitieux et les usurpateurs qui ont
intĂ©rĂȘt Ă Ă©touffer nos lĂ©gitimes aspirations.
Aujourdâhui, citoyens, vous ĂȘtes en prĂ©sence de deux
programmes.
La Commune
324
Le premier, celui des royalistes de Versailles conduits
par la chouannerie légitimiste et dominés par des
gĂ©nĂ©raux de coup dâĂtat et des agents bonapartistes
trois partis qui se dĂ©chireraient eux-mĂȘmes aprĂšs la
victoire et se disputeraient les Tuileries.
Ce programme câest lâesclavage Ă perpĂ©tuitĂ©, câest
lâavilissement de tout ce qui est peuple ; câest
lâĂ©touffement de lâintelligence et de la justice ; câest le
travail mercenaire ; câest le collier de misĂšre rivĂ© Ă vos
cous ; câest la menace Ă chaque ligne ; on y demande
votre sang, celui de vos femmes et de vos enfants, on y
demande nos tĂȘtes comme si nos tĂȘtes pouvaient
boucher les trous quâils font dans vos poitrines, comme
si nos tĂȘtes tombĂ©es pouvaient ressusciter ceux quâils
vous ont tués.
Ce programme, câest le peuple Ă lâĂ©tat de bĂȘte de
somme, ne travaillant que pour un amas dâexploiteurs
et de parasites, que pour engraisser des tĂȘtes
couronnées, des ministres, des sénateurs, des
marĂ©chaux, des archevĂȘques et des JĂ©suites.
Câest Jacques Bonhomme Ă qui lâon vend depuis ses
outils jusquâaux planches de sa cahute, depuis la jupe
de sa mĂ©nagĂšre jusquâaux langes de ses enfants pour
payer les lourds impĂŽts qui nourrissent le roi et la
noblesse, le prĂȘtre et le gendarme.
Lâautre programme, citoyens, câest celui pour lequel
vous avez fait trois rĂ©volutions, câest celui pour lequel
La Commune
325
vous combattez aujourdâhui, câest celui de la Commune,
le vĂŽtre, enfin.
Ce programme, câest la revendication des droits de
lâhomme, câest le peuple maĂźtre de ses destinĂ©es ; câest
la justice et le droit de vivre en travaillant ; câest le
sceptre des tyrans brisĂ© sous le marteau de lâouvrier,
câest lâoutil lĂ©gal du capital, câest lâintelligence punissant
la ruse et la sottise, câest lâĂ©galitĂ© dâaprĂšs la naissance
et la mort.
Et disons-le, citoyens, tout homme qui nâa pas son
opinion faite aujourdâhui nâest pas un homme ; tout
indifférent qui ne prendra pas part à la lutte ne pourra
jouir en paix des bienfaits sociaux que nous préparons
sans avoir Ă en rougir devant ses enfants.
.
. . . . . . . . . . . . .
. . . . . . . . .
. . .
Ce nâest plus un 1830 ni un 48, câest le soulĂšvement
dâun grand peuple qui veut vivre libre ou mourir.
Et il faut vaincre parce que la défaite ferait de vos
veuves des victimes pourchassées, maltraitées et
vouées au courroux de vainqueurs farouches, parce que
vos orphelins seraient livrés à leur merci et poursuivis
comme de petits criminels, parce que Cayenne serait
repeuplé et que les travailleurs y finiraient leurs jours
rivĂ©s Ă la mĂȘme chaĂźne que les voleurs, les faussaires et
les assassins, parce que demain les prisons seraient
La Commune
326
pleines et que les sergents de ville solliciteraient
lâhonneur dâĂȘtre vos geĂŽliers et les gendarmes vos
gardes-chiourme, parce que les fusillades de juin
recommenceraient plus nombreuses et plus sanglantes.
Vainqueurs, câest non seulement votre salut, celui de
vos femmes, de vos enfants, mais encore celui de la
RĂ©publique et de tous les peuples.
Pas dâĂ©quivoque. celui qui sâabstient ne peut mĂȘme pas
se dire républicain.
.
. . . . . . . . . . . . .
. . . . . . . . .
. . .
Courage donc, nous touchons au terme de nos
souffrances, il ne se peut pas que Paris sâabaisse au
point de supposer quâun Bonaparte le reprenne
dâassaut ; il ne se peut pas quâon rentre ici rĂ©gner sur
des ruines et sur des cadavres ; il ne se peut pas quâon
subisse le joug des traĂźtres qui restĂšrent des mois
entiers sans tirer sur les Prussiens et qui ne restent pas
une heure sans nous mitrailler.
.
. . . . . . . . . . . . .
. . . . . . . . .
. . .
Allons, pas dâinutiles ; que les femmes consolent les
blessés, que les vieillards encouragent les jeunes gens,
que les hommes valides ne regardent pas Ă quelques
La Commune
327
années prÚs pour suivre leurs frÚres et partager leurs
périls.
Ceux qui ayant la force se disent hors dâĂąge se mettent
dans le cas que la liberté les mette un jour hors la loi et
quelle honte pour ceux-lĂ .
Câest une dĂ©rision. Les gens de Versailles, citoyens,
vous disent découragés et fatigués, ils mentent et le
savent bien. Est-ce quand tout le monde vient Ă vous ?
Est-ce quand de tous les coins de Paris on se range
sous votre drapeau ? Est-ce quand les soldats de la
ligne, vos frĂšres, vos amis, se retournent et tirent sur
les gendarmes et les sergents de ville qui poussent Ă
vous assassiner ? Est-ce quand la désertion se met dans
les rangs de nos ennemis, quand le désordre,
lâinsurrection rĂšgnent parmi eux et que la peur les
terrifie, que vous pouvez ĂȘtre dĂ©couragĂ©s et dĂ©sespĂ©rer
de la victoire.
Est-ce quand la France tout entiĂšre se lĂšve et vous tend
la main, est-ce quand on a su souffrir si héroïquement
pendant huit mois quâon se fatiguerait de nâavoir plus
que quelques jours à souffrir, surtout quand la liberté
est au bout de la lutte ? Non, il faut vaincre et vaincre
vite, et avec la paix le laboureur retournera Ă sa
charrue, lâartiste Ă ses pinceaux, lâouvrier Ă son atelier,
la terre redeviendra féconde et le travail reprendra.
Avec la paix nous accrocherons nos fusils et
reprendrons nos outils et heureux dâavoir bien rempli
La Commune
328
notre devoir, nous aurons le droit de dire un jour : Je
suis un soldat citoyen de la grande révolution.
Les Membres de la Commune.
DEREURE, J.-B. CLĂMENT, VERMOREL.
Paschal GROUSSET, CLUSERET.
ARNOLD, Th. FERRĂ.
La prĂ©diction sâest rĂ©alisĂ©e, il y eut pire que juin et dĂ©cembre,
la faute en fut aux fatalités réunies de la trahison bourgeoise, et
de la connaissance trop imparfaite pour les chefs de lâarmĂ©e de
la Commune, du caractĂšre des combattants et des circonstances
de la lutte.
Dans lâalternative, tout pouvait servir aussi bien une vĂ©ritable
armĂ©e disciplinĂ©e, telle que la voulait Rossel, que lâarmĂ©e de la
révolte telle que la voulait Delescluze, les fanatiques de la liberté
eussent trouvĂ© beau pour vaincre de sâastreindre Ă la discipline
de fer, il fallait les deux armĂ©es, lâune dâairain, lâautre de flamme.
Rossel ignorait ce quâest une armĂ©e dâinsurgĂ©s ; il avait la
science des armées réguliÚres.
Les délégués civils à la guerre ne connurent que la grandeur
générale de la lutte, aller en avant offrant sa poitrine ; levant la
tĂȘte sous la mitraille, câĂ©tait beau, mais les deux Ă©taient
nécessaires contre tels ennemis que Versailles.
Dombwroski parfois eut les deux.
Dans un ordre Ă lâarmĂ©e, Rossel sâexprima ainsi.
La Commune
329
Il est dĂ©fendu dâinterrompre le feu pendant un combat,
quand mĂȘme lâennemi lĂšverait la crosse en lâair ou
arborerait le drapeau parlementaire.
Il est défendu sous peine de mort de continuer le feu
aprĂšs que lâordre de le cesser a Ă©tĂ© donnĂ©, ou de
continuer Ă se porter en avant lorsquâil a Ă©tĂ© prescrit de
sâarrĂȘter. Les fuyards et ceux qui resteront en arriĂšre
isolĂ©ment seront sabrĂ©s par la cavalerie ; sâils sont
nombreux ils seront canonnés ; les chefs militaires ont
pendant le combat tout pouvoir pour faire marcher et
faire obéir les officiers et soldats placés sous leurs
ordres.
Si ce mĂȘme ordre eĂ»t Ă©tĂ© donnĂ© de maniĂšre Ă faire
comprendre quâil sâagissait dâassurer la victoire, ceux quâil
froissait lâeussent acceptĂ©. Certes les rĂ©voltĂ©s ne sont pas des
fuyards, mais lâarmĂ©e de Versailles Ă©tant le nombre, il fallait
tactique et ardeur. La Commune nâeut jamais de cavalerie ;
quelques officiers seulement étaient montés. Les chevaux
servaient pour les prolonges dâartillerie et divers usages
semblables ; lâavantage en outre a des chances pour celui qui
attaque.
Rossel, habitué à la discipline des armées réguliÚres et dont
un arrĂȘt avait Ă©tĂ© commuĂ© par la Commune, lâaccusa de
faiblesse, il se retira sans quâon se fĂ»t compris, rĂ©clamant dans
lâardeur de sa colĂšre une cellule Ă Mazas.
Avec le concours de son ami Charles GĂ©rardin, il sâĂ©chappa
dâautant plus volontiers, que la Commune le prĂ©fĂ©rait ainsi.
La Commune
330
Ce fut une perte rĂ©elle. Versailles le prouve en lâassassinant.
Le dĂ©lĂ©guĂ© civil Ă la guerre, Delescluze, vieux dâannĂ©es, jeune
de courage, sâĂ©criait dans son manifeste :
La situation est grave, vous le savez ; cette horrible
guerre que vous font les féodaux conjurés avec les
débris des régimes monarchiques, a déjà coûté bien du
sang généreux, et cependant, tout en déplorant les
pertes douloureuses, quand jâenvisage le sublime avenir
qui sâouvrira pour nos enfants, et lors mĂȘme quâil ne
nous serait pas permis de récolter ce que nous avons
semé, je saluerais encore avec enthousiasme la
rĂ©volution du 18 mars qui a offert Ă la France et Ă
lâEurope, des perspectives que nul de nous nâosait
espérer, il y a trois mois. Donc à vos rangs, citoyens,
tenez ferme devant lâennemi.
Nos remparts sont solides comme vos cĆurs. Vous
nâignorez pas dâailleurs, que vous combattez pour votre
libertĂ© et pour lâĂ©galitĂ©.
Avec cette promesse qui vous a si longtemps frappés
que si vos poitrines, sont exposées aux balles et aux
obus de Versailles, le prix qui vous est donnĂ©, câest
lâaffranchissement de la France et du monde, la sĂ©curitĂ©
de votre foyer et la vie de vos femmes et de vos
enfants.
Vous vaincrez donc ; le monde qui applaudit Ă vos
magnanimes efforts, sâapprĂȘte Ă cĂ©lĂ©brer votre
triomphe qui sera celui de tous les peuples.
La Commune
331
Vive la RĂ©publique universelle ! Vive la Commune !
Paris le 10 mai 1871.
Le délégué civil à la guerre,
DELESCLUZE.
On se hĂątait et tout Ă©tait encore Ă venir.
La liberté de Nouris avait été décrétée dans les premiers
jours, il ne revint jamais.
La maison de M. Thiers démolie, avait empli la place Saint-
Georges de la poussiĂšre de ses nids Ă rats, elle devait lui
rapporter un palais.
Mais quâimportent les questions dâindividus ? nous sommes
plus prĂšs quâalors du monde nouveau ; Ă travers les
transformations quâil a subies, il mourrait, si lâĂ©closion tardait.
Dans les maisons des francs fileurs, et dans les maisons de
plaisir les plus infectes, sous tous les déguisements, se cachaient
les Ă©missaires de lâordre.
On crut, en exigeant des cartes dâidentitĂ©, les empĂȘcher
dâentrer. Mais individu Ă individu, comme goutte Ă goutte, ils
sâinfiltraient dans Paris.
M. Thiers, dĂšs le 11 mai, avait demandĂ© Ă lâassemblĂ©e
apeurée et féroce, huit jours encore, pour que tout fat
consommé.
La conspiration des brassards avait été découverte ; il en était
dâautres restĂ©es inconnues.
La Commune
332
Versailles renonçant à acheter les hommes qui ne voulaient
pas se vendre, cherchait Ă mĂȘler les siens oĂč ils pouvaient livrer
un mot dâordre, ouvrir une porte.
Ils avaient Ă©tĂ© mal inspirĂ©s en cherchant par lâoffre dâun
million et demi à acheter Dombwroski, qui en avertit le comité
de salut public.
Comment les gens de Versailles avaient-ils pu sâadresser si
mal. Dombwroski, chef de la derniĂšre insurrection polonaise, qui
avait rĂ©sistĂ© presque un an Ă lâarmĂ©e russe, qui depuis avait fait
la guerre du Caucase et comme gĂ©nĂ©ral de lâarmĂ©e des Vosges
avait montrĂ© que ses qualitĂ©s nâĂ©taient point celles dâun traĂźtre,
ne pouvait servir la réaction.
Versailles pourtant gagnait du terrain, puis semblait le
reperdre, la souris victorieuse faisait tĂȘte, mordant le chat qui
reculait.
Le 21 mai au soir, devait ĂȘtre donnĂ© un concert au bĂ©nĂ©fice
des victimes de la guerre sociale, veuves, orphelins, fédérés
blessés en combattant.
Le nombre et le talent des exécutants faisaient de ces
concerts de véritables triomphes. Agar y disait des vers des
ChĂątiments.
Elle y chantait la
Marseillaise,
dâune voix si
puissante quâelle
hurlait,
disaient les Versaillais.
Le dimanche 21 mai, deux cents exécutants formaient une
masse dâharmonie Ă©norme. De bonne heure lâauditoire dĂ©bordait,
avide dâentendre ; pourtant les cĆurs se serraient, câĂ©tait la
trahison quâon sentait monter.
La Commune
333
Un peu avant cinq heures, un officier dâĂ©tat-major de la
Commune, sâavança sur lâestrade et dit :
â Citoyens, M. Thiers avait promis dâentrer hier dans
Paris, M. Thiers nâest pas entrĂ©, il nâentrera pas. Je vous
convie pour dimanche prochain 28, Ă la mĂȘme place, Ă
notre concert, au profit des veuves et des orphelins de
la guerre !
Furieusement on applaudit.
Pendant ce temps, une partie des avant-postes de Versailles
entraient par la porte de Saint-Cloud.
Un ancien officier dâinfanterie de marine, nommĂ© Ducatel,
traĂźtre, encore sans emploi, rĂŽdait, cherchant pour en avertir
Versailles, les cÎtés faibles de la défense de Paris ; avec le peu
dâhommes dont on disposait, il ne doutait pas dâen trouver. Il
remarqua que la porte de Saint-Cloud était sans défense, et avec
un mouchoir blanc appela un poste de lâarmĂ©e de lâordre.
Un officier de marine se prĂ©senta, au mĂȘme moment, les
batteries versaillaises cessĂšrent le feu, et par petits pelotons les
soldats pénétrÚrent dans Paris.
La cessation du feu ne fut pas remarquĂ©e de suite, lâoreille y
était si accoutumée que plusieurs semaines aprÚs la défaite, on
croyait encore lâentendre. Enfin on sâaperçut de cette cessation
de feu. Quelques-uns en tiraient favorable augure ; Ă dâautres
cela semblait Ă©trange.
RĂ©unis au Mont-ValĂ©rien, M. Thiers, Mac-Mahon, lâamiral
Pothuau télégraphiaient partout.
La Commune
334
21 mai 7 heures du soir.
La porte de Saint-Cloud vient de sâabattre sous le feu de
nos canons, le gĂ©nĂ©ral Douay sây est prĂ©cipitĂ© ; il entre
en ce moment dans Paris avec ses troupes. Les corps
des gĂ©nĂ©raux Ladmirault et Clinchamp sâĂ©branlent pour
les suivre.
A. THIERS.
Vingt-cinq mille hommes de Versailles, par trahison et sans
combat, couchĂšrent cette nuit-lĂ dans Paris.
La Commune
335
IV
LâHĂCATOMBE
I
La lutte dans Paris â LâĂ©gorgement
Au cri vive la RĂ©publique !
Tomba le vaisseau le
Vengeur !
(
Vieille Chanson
)
.
Un peu avant lâentrĂ©e des 25.000 hommes du gĂ©nĂ©ral Douay,
un membre de la Commune, Lefrançais, parcourant la zone de la
dĂ©fense fut frappĂ© de lâĂ©tat de solitude et dâabandon de la porte
de Saint-Cloud.
Sans le hasard qui avait servi la trahison de Ducatel, câĂ©taient
les portes de Montrouge, Vanves, Vaugirard que le comte de
Beaufort avait indiquées à M. Thiers comme étant les moins bien
gardées.
Lefrançais envoya à Delescluze un avertissement qui ne lui
parvint pas Ă temps. â Dombwroski, prĂ©venu de son cĂŽtĂ© par un
bataillon de fédérés, envoya des volontaires, qui
momentanĂ©ment arrĂȘtĂšrent les Versailles, leur tuant un officier
en travers du quai ; ceux qui jusque lĂ , avaient cru que la
bataille engagée trop tard, serait encore à recommencer, se
disaient maintenant : Paris vaincra ! et du reste, il mourra
La Commune
336
invaincu ! Ainsi avaient fait Carthage, Numance, Moscou, ainsi
nous ferions.
Dombwroski envoya à Montmartre un ou deux fédérés,
madame Danguet, Mariani et moi. Nous devions tĂącher dâarriver
et dire quâil fallait se hĂąter pour la dĂ©fense.
Je ne sais quelle heure il Ă©tait, la nuit Ă©tait calme et belle.
Quâimportait lâheure ? il fallait maintenant que la rĂ©volution ne
fĂ»t pas vaincue, mĂȘme dans la mort.
A la Commune les défiances avaient triomphé, et quand arriva
la dĂ©pĂȘche de Dombwroski apportĂ©e par Billioray, Cluseret
accusé de négligence comparaissait comme si on avait eu le
temps de discuter.
La sĂ©ance est terminĂ©e, Cluseret acquittĂ©, il nây a plus dâautre
préoccupation que la défense de Paris.
La lettre de Dombwroski Ă©tait explicite.
Dombwroski à guerre et Comité de salut public.
Les Versaillais sont entrés par la porte de Saint-Cloud.
Je prends des dispositions pour les repousser. Si vous
pouvez mâenvoyer des renforts, je rĂ©ponds de tout.
DOMBWROSKI.
Le ComitĂ© de salut public se rĂ©unit Ă lâHĂŽtel-de-Ville ; on
prend Ă la hĂąte les premiĂšres dispositions, chacun emploie son
courage.
LâĂ©gorgement commençait en silence. Assi allant du cĂŽtĂ© de la
Muette vit dans la rue Bethowen des hommes qui, couchĂ©s Ă
La Commune
337
terre, semblaient dormir. La nuit Ă©tant claire, il reconnaĂźt des
fĂ©dĂ©rĂ©s et sâapproche pour les Ă©veiller, son cheval glisse dans
une mare de sang. Les dormeurs Ă©taient des morts, tout un
poste égorgé.
Lâ
Officiel
de Versailles nâavait-il pas donnĂ© la marche pour la
tuerie, on sâen souvient.
Pas de prisonniers ! Si dans le tas il se trouve un
honnĂȘte homme rĂ©ellement entraĂźnĂ© de force, vous le
verrez bien ; dans ce monde-lĂ , un honnĂȘte homme se
distingue par son auréole ; accordez aux braves soldats
la liberté de venger leurs camarades en faisant sur le
théùtre et dans
la rage
mĂȘme de lâaction ce que le
lendemain ils ne voudraient pas faire de sang-froid.
Tout Ă©tait lĂ . On persuada aux soldats quâils avaient Ă venger
leurs camarades ; à ceux qui arrivaient délivrés de la captivité de
Prusse, on disait que la Commune sâentendait avec les Prussiens
et les crĂ©dules sâabreuvĂšrent de sang dans leur rage.
Afin que comme au 18 mars lâarmĂ©e ne levĂąt pas la crosse en
lâair, on gorgea les soldats dâalcool mĂȘlĂ©, suivant lâancienne
recette, avec de la poudre et surtout entonnĂ© de mensonges ; Ă
lâhistoire trop vieille du mobile sciĂ© entre deux planches, on avait
joint je ne sais quel autre conte aussi invraisemblable.
Paris, cette ville maudite qui rĂȘvait le bonheur de tous, oĂč les
bandits du Comité central et de la Commune, les monstres du
ComitĂ© de salut public et de la sĂ»retĂ© nâaspiraient quâĂ donner
leur vie pour le statut de tous, ne pouvait pas ĂȘtre compris par
lâĂ©goĂŻsme bourgeois, plus fĂ©roce encore que lâĂ©goĂŻsme fĂ©odal, la
La Commune
338
race bourgeoise ne fut grande quâun demi-siĂšcle Ă peine, aprĂšs
89. Delescluze, Dijon furent les derniers grands bourgeois
semblables aux conventionnels.
Les hommes Ă©nergiques de la Commune chacun Ă son poste,
le fardeau du pouvoir tombé de leurs épaules, le respect de la
légalité anéanti par le devoir de vaincre ou de mourir ; les
illusions de lâĂ©ternel soupçon dissipĂ©es dans la grandeur de leur
libertĂ© reconquise redevinrent eux-mĂȘmes. Les aptitudes se
dessinaient sans fausse modestie, sans vanités étroites :
Paris, peut-ĂȘtre soutiendrait la lutte ! qui sait ?
Le dix piĂšces de la Porte Maillot qui nâavaient pas cessĂ© depuis
six semaines tonnaient toujours, et comme toujours, un artilleur
tué sur sa piÚce était remplacé par celui qui se précipitait.
Jamais plus de deux servants par piĂšce.
Un marin Craon tenait encore en mourant les deux tire-feu
qui lui suffisaient pour deux piĂšces, un de chaque main.
Presque tous les héros de ce poste sont restés inconnus.
Ils seront vengĂ©s ensemble Ă la grande rĂ©volte, le jour oĂč sur
un front de bataille large comme le monde, lâĂ©meute se relĂšvera.
A lâaube du 21 la Muette Ă©tait enlevĂ©e, lâarmĂ©e entourait
presque Paris venant rejoindre les 25.000 hommes qui sây
étaient glissés pendant la nuit.
Tout ce qui sâest passĂ© dans ces jours-lĂ , sâentasse comme si
en quelques jours on eût vécu mille ans.
Le tocsin sonne à plein vol, la générale bat dans Paris.
La Commune
339
Les fédérés du dehors se repliaient sur Paris, on doute de
lâentrĂ©e des Versaillais ! LâObservatoire de lâArc-de-Triomphe
dĂ©ment la nouvelle, mais lâidĂ©e de dĂ©fendre Paris domine.
Vers trois heures du matin, Dombwroski arrive au Comité de
salut public, il ne comprend pas lâaccusation de suite, enfin il se
rend compte : â Quoi ? dit-il, on a pu me prendre pour un
traĂźtre ? Tous le rassurent, lui tendent la main.
Dereure qui avait été envoyé prÚs de lui comme Johannard
prĂšs de La Cecillia, Leo Meillet prĂšs de Wrobleski ne lui avait pas
avec raison parlé de ces odieux soupçons.
Il voit que la confiance est restée, mais le coup est porté,
Dombwroski se fera tuer.
A la mairie de Montmartre, La Cecillia pùle, décidé à tout
tenter pour la lutte, cherche à organiser la défense.
Nous nous retrouvons là , plusieurs du Comité de vigilance, le
vieux Louis Moreau, Chevalot.
Avec Louis Moreau et deux autres, nous convenons dâaller
nous rendre compte, pour faire sauter la butte quand les
Versaillais seront entrĂ©s ; car nous sentons bien quâils entreront,
tout en répétant : Paris vaincra ! ce dont nous sommes sûrs,
câest quâon se dĂ©fendra jusquâĂ la mort.
Sur la porte de la mairie, des fédérés du 61
e
nous rejoignent.
â Venez, me disent-ils, nous allons mourir, vous Ă©tiez
avec nous le premier jour, il faut y ĂȘtre le dernier.
Alors, je fais promettre au vieux Moreau que la butte sautera,
et je mâen vais avec le dĂ©tachement du 61
e
au cimetiĂšre
La Commune
340
Montmartre, nous y prenons position. Quoique bien peu, nous
pensions tenir, tenir longtemps.
Nous avions par places crénelé les murs avec nos mains.
Des obus fouillaient le cimetiĂšre devenant de plus en plus
nombreux.
Lâun de nous dit que câĂ©tait surtout le tir de la butte, qui,
Ă©tant trop court, tombait sur nous, au lieu dâaller jusquâĂ
lâennemi ; dĂšs le 17 mai, on avait reconnu que ce tir Ă©tait
mauvais, et pendant la matinée, sons doute pour ce motif, on ne
sâen Ă©tait pas servi.
Presque tous les fĂ©dĂ©rĂ©s blessĂ©s lâĂ©taient par la butte, on en
avertit en les emportant Ă lâambulance.
La nuit était venue, nous étions une poignée bien décidés.
Certains obus venaient par intervalles réguliers ; on eût dit
les coups dâune horloge, lâhorloge de la mort.
Par cette nuit claire, tout embaumée du parfum des fleurs, les
marbres semblaient vivre.
Plusieurs fois nous Ă©tions allĂ©s en reconnaissance, lâobus
régulier tombait toujours, les autres variaient.
Je voulus y retourner seule, cette fois lâobus tombant tout
prĂšs de moi, Ă travers les branches me couvrit de fleurs, câĂ©tait
prĂšs de la tombe de MĂŒrger. La figure blanche jetant sur cette
tombe des fleurs de marbre, faisait un effet charmant, jây jetai
une partie des miennes et lâautre, sur la tombe dâune amie,
madame Poulain, qui Ă©tait sur mon chemin.
La Commune
341
En retournant prĂšs de mes camarades prĂšs de la tombe sur
laquelle est couchée la statue de bronze de Cavaignac, ils me
dirent : cette fois, vous ne bougerez plus. Je reste avec eux, des
coups de feu partent des fenĂȘtres de quelques maisons.
Je crois que le jour est venu. Nous avons encore des blessés
dâobus. La poignĂ©e se rĂ©duit et voici lâattaque ; il faut du renfort.
On demande qui ira. Je suis déjà loin, ayant passé par un trou de
mur. Je ne sais comment on peut aller aussi vite, et pourtant je
trouve le temps long ; jâarrive Ă la mairie de Montmartre ; sur la
place pleurait un jeune homme quâon ne veut pas employer, il
nâa pas de papiers, rien, â il me le raconte ; mais je nâai pas le
temps. â Venez, lui dis-je, et en demandant du renfort Ă La
Cecillia, je lui montre le jeune homme, qui, lui dit-il, est
Ă©tudiant, il nâa pas encore combattu, et il veut combattre.
La Cecillia le regarde, â il lui fait bon effet. â Allez, dit-il. â
Avec cinquante hommes de renfort nous regagnons le cimetiĂšre,
le jeune homme en est : il est heureux. En avant prĂšs de moi,
marche Barois, les balles pleuvent, nous marchons vite, on se
bat au cimetiĂšre. En arrivant nous entrons par le trou, ils ne sont
plus lĂ que quinze, et de nos cinquante nous ne sommes plus
guĂšre, le jeune homme est mort. â Nous sommes de moins en
moins ; nous nous replions sur les barricades, elles tiennent
encore.
Drapeau rouge en tĂȘte, les femmes Ă©taient passĂ©es ; elles
avaient leur barricade place Blanche, il y avait lĂ , Elisabeth
Dmihef, madame Lemel, Malvina Poulain, Blanche Lefebvre,
Excoffons. Andrée Leo était à celles des Batignolles. Plus de dix
La Commune
342
mille femmes aux jours de mai, Ă©parses ou ensemble,
combattirent pour la liberté.
JâĂ©tais Ă la barricade qui barrait lâentrĂ©e de la chaussĂ©e
Clignancourt, devant le delta ; lĂ , Blanche Lefebvre vint me voir.
Je pus lui offrir une tasse de cafĂ©, en faisant ouvrir dâun ton
menaçant, le café qui était prÚs de la barricade. Le bonhomme
fut effrayĂ© ; mais comme il nous vit rire, il sâexĂ©cuta assez
poliment, et on le laissa refermer puisquâil avait si peur.
Blanche et moi nous nous embrassĂąmes, et elle retourna Ă sa
barricade.
Un peu aprĂšs passa Dombwroski Ă cheval avec ses officiers.
â
Nous sommes perdus, me dit-il,
â
Non ! lui dis-je ;
il me tendit les deux mains : câest la derniĂšre fois que je lâai vu
vivant.
Câest Ă quelques pas de lĂ quâil fut blessĂ© mortellement, nous
Ă©tions encore sept Ă la barricade, quand il passa de nouveau
cette fois, couchĂ© sur une civiĂšre presque mort, on le portait Ă
LariboisiĂšre oĂč il mourut.
BientĂŽt, des sept, nous nâĂ©tions plus que trois.
Un capitaine de fédérés, grand brun, impassible devant le
désastre, il me parlait de son fils, un enfant de douze ans à qui il
voulait laisser son sabre en souvenir. â Vous le lui donnerez,
disait-il, comme sâil eĂ»t Ă©tĂ© probable que quelquâun survĂ©cĂ»t.
La Commune
343
Nous nous étions espacés tenant à nous trois toute la
barricade, moi au milieu, eux de chaque cÎté.
Mon autre camarade était trapu, les épaules carrées, il avait
les cheveux blonds et les yeux bleus ; il ressemblait beaucoup Ă
Poulouin, lâoncle de madame Eudes, mais ce nâĂ©tait pas lui.
Ce Breton-lĂ encore, nâĂ©tait plus de ceux de Charette, il
mettait Ă sa foi nouvelle la mĂȘme ardeur que sans doute il avait
mise Ă lâancienne quand il y croyait.
Il y avait dans cette face pĂąle le mĂȘme sourire de sauvage,
quâavait le noir dâIssy aux dents blanches de loup. Celui-lĂ non
plus, nous ne lâavons pas revu.
A nous trois, on nâeĂ»t jamais cru que nous Ă©tions si peu ;
nous tenions toujours. Tout Ă coup voici des gardes nationaux
qui sâavancent, on cesse le feu. â Je mâĂ©crie : â Venez, nous ne
sommes que trois !
Au mĂȘme moment, je me sens saisir, soulever et rejeter dans
la tranchĂ©e de la barricade comme si on eĂ»t voulu mâassommer.
On le voulait en effet ! car câĂ©taient les Versaillais vĂȘtus en
gardes nationaux.
Un peu Ă©tourdie, je sens que je suis bien vivante, je me
relĂšve, plus rien, mes deux camarades avaient disparu. Les
Versaillais Ă©taient en train de fouiller les maisons prĂšs de la
barricade, je mâen vais, ailleurs encore, comprenant que tout
Ă©tait perdu ; je ne voyais plus quâune barriĂšre possible, et je
criais : â Le feu devant eux ! le feu ! le feu ! La Cecilia nâa pas
eu de renforts pourtant. On se battait encore, celles des femmes
La Commune
344
qui nâavaient pas Ă©tĂ© tuĂ©es place Blanche, se rabattirent sur les
plus proches, place Pigalle.
On venait dâĂ©lever une barricade dans des rues derriĂšre la
chaussée Clignancourt, à main droite en venant du delta, les
Versaillais, un moment pouvaient ĂȘtre pris entre deux feux,
pendant que les gens peu expéditifs qui étaient là , discutaient, il
nâĂ©tait plus temps.
Dombwroski aprĂšs avoir Ă©tĂ© portĂ© Ă lâHĂŽtel-de-Ville fut
emporté pendant la nuit vers le PÚre-Lachaise. En passant à la
Bastille, on le dĂ©posa au pied de la colonne, oĂč Ă la lueur des
torches qui lui faisaient une chapelle ardente, les fédérés qui
allaient mourir vinrent saluer le brave qui Ă©tait mort.
Il fut enterrĂ© le matin au PĂšre-Lachaise oĂč il dort couchĂ© dans
un drapeau rouge.
â
VoilĂ , dit Vermorel, celui quâon a accusĂ© de trahir !
Il ajouta :
â Jurons de ne sortir dâici que pour mourir.
Son frĂšre, ses officiers, une partie de ses soldats Ă©taient
autour de lui.
Les Batignolles, Montmartre, Ă©taient pris, tout se changeait
en abattoir, lâElysĂ©e Montmartre regorgeait de cadavres. Alors,
sâallumĂšrent comme des torches les Tuileries, le Conseil dâEtat, la
LĂ©gion dâhonneur, la Cour des Comptes.
Qui sait, si nâayant plus leur repaire il serait aussi facile aux
rois de revenir.
La Commune
345
HĂ©las ! ce sont les mille et mille rois de la finance qui sont
revenus avec la bourgeoisie.
Ce quâon voyait alors, câĂ©tait surtout le souverain ; lâempire
nous avait habitués ainsi.
Le despotisme commençait Ă avoir de multiples tĂȘtes ; il
continua ainsi.
M. Thiers, sitĂŽt quâil connut la prise de Montmartre, le
télégraphia à sa maniÚre en province. Les flammes dardant leurs
langues fourchues, lui apprirent que la Commune nâĂ©tait pas
morte. Câest lâheure oĂč les dĂ©vouements ont pris leur
place, lâheure aussi des reprĂ©sailles fatales, quand lâennemi
comme le faisait Versailles, tranche les vies humaines comme
une faux dans lâherbe. Tandis quâau PĂšre-Lachaise on saluait
pour la derniĂšre fois Dombwroski, Vaysset, qui pour mieux
conspirer avait sept domiciles Ă Paris, fut conduit devant toute
une foule, sur le Pont-Neuf et fusillé par ordre de Ferré, pour
avoir tenté de corrompre Dombwroski, il dit ces paroles
Ă©tranges :
â Vous rĂ©pondrez de ma mort au comte de Fabrice.
P... commissaire spécial de la Commune, dit alors à la foule :
â Ce misĂ©rable, au nom de Versailles, a voulu acheter
nos chefs militaires. Ainsi meurent les traĂźtres.
Tout quartier pris par Versailles était changé en abattoir. La
rage du sang Ă©tait si grande, que les Versaillais tuĂšrent de leurs
propres agents allant Ă leur rencontre.
La Commune
346
Les survivants du combat ont encore le XI
e
arrondissement.
Des membres de la Commune et du comité central se sont
réunis à la bibliothÚque. Delescluze se lÚve tragique ; de sa voix
pareille Ă un souffle, il demande que les membres de la
Commune, ceints de leur Ă©charpe, passent en revue les
bataillons. â On applaudit.
Et comme venus Ă lâappel, des bataillons entrent par
poussées dans la salle, le canon tonne, cette scÚne est si grande,
que ceux qui entourent Delescluze croient à la possibilité de
vaincre.
On demande le directeur du gĂ©nie, il est absent, peut-ĂȘtre
mort.
Le comité de salut public agira sans attendre les absents, la
mort est partout, chacun doit combattre jusquâĂ ce quâil tombe.
Au faubourg Antoine, il y a trois piĂšces, les rues
environnantes ont des barricades.
Place du ChĂąteau-dâEau, un mur de pavĂ©s et deux piĂšces.
Brunel est au premier, Ranvier aux Buttes Chaumont.
Wrobleski Ă la Butte aux Cailles. On a confiance.
Il y a des fédérés aux portes Saint-Denis et Saint-Martin. Qui
sait si Delescluze nâa pas raison ? La Commune vaincra ! Du
moins, Paris mourra invaincu.
Des femmes entassées sur les marches de la Mairie du XI
e
cousent en silence des sacs pour les barricades.
La Commune
347
A la salle de la Mairie les membres de la sûreté sont là ; ils
seront à la hauteur du péril.
Comme Delescluze, Ferré, Varlin, J.-B. Clément, Vermorel, ont
confiance (en la mort sans doute !)
Une tourmente de mitraille enveloppe de tous cÎtés, elle
souffle terrible place du ChĂąteau-dâEau, câest Ă ce moment que
Delescluze y apparaĂźt.
Lissagaray, témoin de la mort magnifique de Delescluze, la
raconte ainsi :
Avec Jourde, Vermorel, Theisz, Jaclard, et une
cinquantaine de fédérés, il marchait dans la direction du
ChĂąteau-dâEau.
Delescluze, dit Lissagaray, dans son vĂȘtement ordinaire,
chapeau, redingote et pantalon noirs, Ă©charpe rouge
autour de la ceinture, peu apparente, comme il la
portait ; sans armes, sâappuyant sur une canne.
Redoutant quelque panique au ChĂąteau-dâEau, nous
suivĂźmes le dĂ©lĂ©guĂ©, lâami.
Quelques-uns de nous sâarrĂȘtĂšrent Ă lâĂ©glise Saint-
Ambroise pour prendre des cartouches. Nous
rencontrĂąmes un nĂ©gociant dâAlsace, venu depuis cinq
jours faire le coup de feu contre cette assemblée qui
avait livrĂ© son pays ; il sâen retournait la cuisse
traversée. Plus loin, Lisbonne blessé qui soutenait
Vermorel, Theisz, Jaclard.
La Commune
348
Vermorel tomba à son tour griÚvement blessé. Theisz et
Jaclard le relĂšvent, lâemportent sur une civiĂšre. â
Delescluze serre la main du blessé et lui dit quelques
mots dâespoir.
A cinquante mĂštres de la barriĂšre le peu de gardes qui
ont suivi Delescluze sâeffacent, car les projectiles
obscurcissent lâentrĂ©e du boulevard.
Le soleil se couchait derriĂšre la place. Delescluze sans
regarder sâil Ă©tait suivi, sâavançait du mĂȘme pas, le seul
ĂȘtre vivant sur la chaussĂ©e du boulevard Voltaire. ArrivĂ©
à la barricade, il obliqua à gauche et gravit les pavés.
Pour la derniÚre fois cette face austÚre encadrée dans
sa courte barbe blanche, nous apparut tournée vers la
mort.
Subitement Delescluze disparut, il venait de tomber
foudroyĂ© sur la place du ChĂąteau-dâEau.
Quelques hommes voulurent le relever, trois ou quatre
tombĂšrent, il ne fallait plus songer quâĂ la barricade,
rallier ses rares défenseurs. Johannard au milieu de la
chaussée, élevant son fusil et pleurant de colÚre, criait
aux terrifiĂ©s : â Non, vous nâĂȘtes pas dignes de
défendre la Commune.
La pluie tomba, nous revßnmes laissant abandonné aux
outrages dâun adversaire sans respect de la mort le
corps de notre pauvre ami ; il nâavait prĂ©venu personne,
mĂȘme ses plus intimes. Silencieux, nâayant pour
La Commune
349
confident que sa conscience sévÚre, Delescluze marcha
Ă la barricade comme les anciens montagnards allĂšrent
Ă lâĂ©chafaud.
(LISSAGARAY,
Histoire de la Commune.
)
Le sang coulait Ă flots dans tous les arrondissements pris par
Versailles. Par places, les soldats lassĂ©s de carnage sâarrĂȘtaient
comme des fauves repus.
Sans les représailles, la tuerie eût été plus large encore.
Seul le dĂ©cret sur les otages empĂȘcha Gallifet, Vinoy, et les
autres, dâopĂ©rer lâĂ©gorgement complet des habitants de Paris.
Un commencement dâexĂ©cution de ce dĂ©cret fit retirer aux
pelotons dâexĂ©cution, des prisonniers quâĂ coups de crosse de
fusil on poussait au mur, oĂč par tas restaient les morts et les
mourants.
Nous avons rencontré en Calédonie, quelques-uns de ces
échappés de la mort.
Rochefort raconte ainsi ce qui lui fut dit par un compagnon de
route ou plutĂŽt de cage dans les antipodes ; il racontait ceci :
On venait dâexĂ©cuter une quinzaine de prisonniers, son
tour était venu, il avait été collé au mur un mouchoir
sur les yeux, car ces supplicieurs y mettaient parfois
des formes.
Il attendait les douze balles qui devaient lui revenir et
commençait Ă trouver le temps un peu long, â tout Ă
coup un sergent vint lui délier le bandeau fatal, tout en
La Commune
350
criant aux hommes du peloton dâexĂ©cution : â Demi-
tour Ă gauche.
â Quây a-t-il ? demanda le patient.
â Il y a, rĂ©pondit dâun ton plein de regret le lieutenant
chargé de commander le feu, que la Commune vient de
dĂ©crĂ©ter quâelle aussi fusillerait les prisonniers si nous
continuions Ă fusiller les vĂŽtres, et que le gouvernement
interdit maintenant les exécutions sommaires.
Câest ainsi que trente fĂ©dĂ©rĂ©s furent en mĂȘme temps
que celui-là rendus à la vie, mais non à la liberté, car on
les envoya sur les pontons dâoĂč mon camarade de geĂŽle
partit en mĂȘme temps que moi pour la Nouvelle-
Calédonie.
(Henri ROCHEFORT,
Aventures de ma vie,
3
e
volume.)
Les exécutions sommaires reprirent aprÚs le triomphe de
Versailles ; les soldats eurent comme des bouchers les bras
rouges de sang ; le gouvernement nâavait plus rien Ă craindre.
On verra combien du cÎté de la Commune le nombre des
exécutions fut infime ! devant les trente-cinq mille, officiellement
avoués, qui sont plutÎt cent mille et plus.
Reconnu par un bataillon quâil avait insultĂ©, et accusĂ© sur
nombreux tĂ©moignages, dâintelligence avec Versailles, le comte
de Beaufort fut passĂ© par les armes, malgrĂ© lâintervention de la
cantiniĂšre Marguerite Guinder, femme Lachaise, qui fit tout au
monde pour le sauver. Elle fut plus tard accusée de sa mort et
mĂȘme dâavoir insultĂ© son cadavre, comme si cette gĂ©nĂ©reuse
La Commune
351
femme eût dû subir une punition pour avoir voulu sauver un
traĂźtre !
Chaudey arrĂȘtĂ© depuis quelques semaines sous lâinculpation
dâavoir le 22 janvier ordonnĂ© de mitrailler la foule, nâeĂ»t pas Ă©tĂ©
fusillé sans le redoublement de cruautés de Versailles, malgré la
dĂ©pĂȘche Ă Jules Ferry datĂ©e de lâHĂŽtel-de-Ville le 22 janvier, Ă 2
heures 50 de lâaprĂšs-midi.
Chaudey consent Ă rester lĂ , mais prenez des mesures
le plus tĂŽt possible pour balayer la place ; je vous
transmets du reste lâavis de Chaudey.
CAMBON.
Et malgrĂ© mĂȘme, des propos tels que ceux-ci : Les plus forts
fusilleront les autres sans les Ă©gorgements de Versailles â il
avait semblĂ© avant son emprisonnement ĂȘtre moins hostile. Que
sa mort comme toutes les autres, comme toutes les fatalités de
lâĂ©poque retombe sur les monstres qui Ă©gorgeant Ă mĂȘme le
troupeau firent des représailles un devoir !
Quâon fouille les puits ! les carriĂšres, les pavĂ©s des rues, Paris
entier est plein de morts et tant de cendres ont été jetées aux
vents, que partout aussi elles ont couvert la terre.
Ceux qui formaient le peloton dâexĂ©cution des premiers
otages, farouches volontaires qui jusquâalors avaient Ă©tĂ©
les plus
doux des hommes, ne sâĂ©criaient-ils pas : Moi, je venge mon
pĂšre. Moi, mon fils ; moi, je venge ceux qui nâont personne !
Pensez-vous si la bataille recommence que tout souvenir soit
enseveli sous la terre et que le sang versé ne fleurisse jamais.
La Commune
352
La vengeance des déshérités ! elle est plus grande que la
terre elle-mĂȘme.
Les légendes les plus folles coururent sur les pétroleuses, il
nây eut pas de pĂ©troleuses â les femmes se battirent comme des
lionnes, mais je ne vis que moi criant le feu ! le feu devant ces
monstres !
Non pas des combattantes, mais de malheureuses mĂšres de
famille, qui dans les quartiers envahis se croyaient protégées,
par quelque ustensile, faisant voir quâelles allaient chercher de la
nourriture pour leurs petits, (une boĂźte au lait, par exemple)
étaient regardées comme incendiaires, porteuses de pétrole, et
collĂ©es au mur ! â Ils les attendirent longtemps leurs petits !
Quelques enfants, sur les bras des mÚres, étaient fusillés avec
elle, les trottoirs étaient bordés de cadavres.
Comme si on eût pu dire à des mÚres, nous voulons mourir
invaincus sous Paris en cendres ?
LâHĂŽtel-de-Ville brĂ»lait comme un lampadaire ! en face, un
mur de flammes fouettées par le vent, elle se reflétait, la flamme
vengeresse dans les lacs de sang, passant sous les portes des
casernes, dans les rues, partout.
BientĂŽt de la caserne Lobeau le sang en deux ruisseaux sâen
alla vers la Seine : longtemps il y coula rouge.
MilliÚre sur les marches du Panthéon tombe en criant : Vive
lâhumanitĂ© ! Ce cri fut prophĂ©tique, câest celui qui aujourdâhui
nous rassemble.
La Commune
353
Rigaud fut assassinĂ© rue Gay-Lussac oĂč il demeurait, Ă lâheure
mĂȘme oĂč le quartier fut pris. P. ce mĂȘme commissaire de la
Commune qui assistait Ă lâexĂ©cution de Vaysset, passant rue
Gay-Lussac dans le silence dâĂ©pouvante qui rĂ©gnait aprĂšs la
victoire de lâordre, leva les yeux, vers un logement, oĂč
demeuraient des amis de Gaston Dacosta, une personne Ă©tait Ă
la fenĂȘtre regardant Ă terre, elle semblait lui indiquer quelque
chose.
Il aperçut alors un cadavre, étendu les bras en croix contre le
trottoir ; son uniforme était ouvert, ses galons arrachés, les
pieds blancs et petits étaient nus, ayant été déchaussés suivant
lâusage de Versailles ; â la tĂȘte Ă©tait toute pleine de sang, qui
dâun petit trou au front ruisselait sur la barbe et le visage, le
rendant méconnaissable.
Un témoin oculaire lui raconta, que Rigaud en arrivant devant
la maison quâil habitait, portait son uniforme de commandant du
114
e
bataillon, quâil avait pour le combat.
Son intention était de brûler les papiers qui étaient dans son
logement.
Les soldats lâavaient suivi Ă son uniforme ; ils entrĂšrent
presque en mĂȘme temps que lui et feignirent de prendre le
propriétaire, un nommé Chrétien pour un officier fédéré afin que
la peur lui fĂźt livrer celui quâils avaient vu entrer.
Comme ChrĂ©tien protestait, Rigaud entendit, et sâĂ©cria : â Je
ne suis pas un lĂąche, et toi, sauve-toi.
La Commune
354
Il descendit fiÚrement, détacha sa ceinture, donna son sabre
et son revolver, et suivit ceux qui lâarrĂȘtaient.
Au milieu de la rue ils rencontrĂšrent un officier de lâarmĂ©e
rĂ©guliĂšre qui sâĂ©cria :
â Quel est encore ce misĂ©rable ? et sâadressant au
prisonnier lâinvita Ă crier : Vive Versailles !
â Vous ĂȘtes des assassins, rĂ©pondit Rigaud. Vive la
Commune !
Ce furent ses derniĂšres paroles, lâofficier, un sergent, prit son
revolver et lui brûla la cervelle à bout portant, la balle avait fait
au milieu du front ce petit trou noir dâoĂč coulait le sang.
Pendant longtemps personne ne voulut croire Ă la mort de
Rigaud, certains assuraient lâavoir vu Ă la tĂȘte de son bataillon,
mais comme il Ă©tait trĂšs brave il fallut bien Ă sa longue absence,
reconnaĂźtre quâil Ă©tait mort.
Depuis lâentrĂ©e de lâarmĂ©e de Versailles, les gardes nationaux
de lâordre excitaient lâarmĂ©e Ă la tuerie : les uns ayant trahi, les
autres ayant peur, quâon ne les prĂźt pour des rĂ©voltĂ©s, ils eussent
égorgé la terre, ces imbéciles ayant la férocité des tigres.
La plupart cherchant Ă donner des gages Ă Versailles,
indiquaient dans les quartiers envahis les partisans de la
Commune, faisant fusiller ceux Ă qui ils en voulaient.
Les coups sourds des canons, le crépitement des balles, les
plaintes du tocsin, le dÎme de fumée traversé de langues de
flammes disaient que lâagonie de Paris nâĂ©tait pas terminĂ©e et
que Paris ne se rendrait pas.
La Commune
355
Tous les incendies dâalors ne furent pas le fait de la
Commune, certains propriĂ©taires ou commerçants afin dâĂȘtre
richement indemnisés de bùtisses ou de marchandises dont ils
ne savaient que faire, y mirent le feu.
Dâautres incendies furent allumĂ©s par les bombes incendiaires
de Versailles, ou sâenflammĂšrent.
Celui du ministĂšre des finances fut Ă lâaide de faux attribuĂ© Ă
FerrĂ©, qui ne lâeĂ»t pas niĂ© sâil lâeĂ»t fait : â il gĂȘnait la dĂ©fense.
Parmi les volontaires du massacre qui donnent des gages de
fidĂ©litĂ© Ă Versailles en lâassistant dans la tuerie, furent, dit-on, un
vieux, ancien maire dâun arrondissement, un chef de bataillon
qui trahissait la Commune, des brassardiers simples amateurs de
tuerie ; ils conduisent les meutes versaillaises en démence eux-
mĂȘmes.
La chasse aux fédérés était largement engagée, on égorgeait
dans les ambulances ; un médecin, le docteur Faneau qui ne
voulut pas livrer ses blessĂ©s, fut lui-mĂȘme passĂ© par les armes.
â Quelle scĂšne !
LâarmĂ©e de Versailles rĂŽde essayant de tourner par le canal,
par les remparts, les derniers défenseurs de Paris.
La barricade du faubourg Antoine est prise, les combattants
fusillés, quelques-uns, réfugiés dans la cour de la cité Parchappe
attendent : ils nâont pas dâautre asile ; lâinstitutrice,
mademoiselle Lonchamp leur montre un endroit du mur oĂč ils
peuvent sâĂ©chapper par un trou quâils agrandissent, les voilĂ
sauvés.
La Commune
356
Versailles Ă©tend sur Paris un immense linceul rouge de sang ;
un seul angle nâest pas encore rabattu sur le cadavre.
Les mitrailleuses moulent dans les casernes. On tue comme Ă
la chasse ; câest une boucherie humaine : ceux qui, mal tuĂ©s,
restent debout ou courent contre les murs, sont abattus Ă loisir.
Alors on se souvient des otages, des prĂȘtres, trente-quatre
agents de Versailles et de lâEmpire sont fusillĂ©s.
Il y a dans lâautre poids de la balance des montagnes de
cadavres. Le temps est passĂ© oĂč la Commune disait : il nây a pas
de drapeau pour les veuves et les orphelins, la Commune vient
dâenvoyer du pain Ă 74 femmes de ceux qui nous fusillent. Il
nâĂ©tait pas Ă©loignĂ© pourtant de bien des jours, mais ce nâĂ©tait
plus lâheure de la misĂ©ricorde.
Les portes du PĂšre-Lachaise oĂč se sont rĂ©fugiĂ©s des fĂ©dĂ©rĂ©s
pour les derniers combats sont battues en brĂšche par les canons.
La Commune nâa plus de munitions, elle ira jusquâĂ la
derniĂšre cartouche.
La poignée de braves du PÚre-Lachaise se bat à travers les
tombes contre une armée, dans les fosses, dans les caveaux au
sabre, Ă la baĂŻonnette, Ă coups de crosse de fusil ; les plus
nombreux, les mieux armĂ©s, lâarmĂ©e qui garda sa force pour
Paris assomme, Ă©gorge les plus braves.
Au grand mur blanc qui donne sur la rue du Repos, ceux qui
restent de cette poignĂ©e hĂ©roĂŻque, sont fusillĂ©s Ă lâinstant. Ils
tombent en criant : Vive la Commune !
La Commune
357
Là comme partout, des décharges successives achÚvent ceux
que les premiÚres ont épargnés ; quelques-uns achÚvent de
mourir sous les tas de cadavres ou sous la terre.
Une autre poignée, ceux des derniÚres heures ceints de
lâĂ©charpe rouge sâen vont vers la barricade de la rue Fontaine-
au-Roi ; dâautres membres de la Commune et du comitĂ© central
viennent se joindre à ceux-là et dans cette nuit de mort majorité
et minorité se tendent la main.
Sur la barricade flotte un immense drapeau rouge : il y a lĂ
les deux Ferré Théophile et Hippolyte, J.-B. Clément, Cambon,
un garibaldien, Varlin, Vermorel, Champy.
La barricade de la rue Saint-Maur vient de mourir, celle de la
rue Fontaine-au-Roi sâentĂȘte, crachant la mitraille Ă la face
sanglante de Versailles.
On sent la bande furieuse des loups qui sâapprochent, il nây a
plus Ă la Commune quâune parcelle de Paris, de la rue du
faubourg du Temple au boulevard de Belleville.
Rue Ramponeau, un seul combattant Ă une barricade arrĂȘta
un instant Versailles.
Les seuls encore debout, en ce moment oĂč se tait le canon du
PĂšre-Lachaise, sont ceux de la rue Fontaine-au-Roi.
Ils nâont plus pour longtemps de mitraille, celle de Versailles
tonne sur eux.
Au moment oĂč vont partir leurs derniers coups, une jeune fille
venant de la barricade de la rue Saint-Maur arrive leur offrant
La Commune
358
ses services : ils voulaient lâĂ©loigner de cet endroit de mort, elle
resta malgré eux.
Quelques instants aprĂšs la barricade jetant en une formidable
explosion tout ce qui lui restait de mitraille, mourut dans cette
décharge énorme, que nous entendßmes de Satory ; ceux qui
Ă©taient prisonniers ; Ă lâambulanciĂšre de la derniĂšre barricade et
de la derniÚre heure, J.-B. Clément dédia longtemps aprÚs la
chanson des Cerises. â Personne ne la revit.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Jâaimerai toujours le temps des cerises
Câest de ce temps-lĂ , que je garde au cĆur,
Une place ouverte.
Et dame fortune en mâĂ©tant offerte,
Ne saurait jamais calmer ma douleur.
Jâaimerai toujours le temps des cerises,
Et le souvenir que je garde au cĆur.
J.-B. CLĂMENT.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
La Commune Ă©tait morte, ensevelissant avec elle des milliers
de héros inconnus.
Ce dernier coup de canon Ă double charge Ă©norme et lourd !
Nous sentions bien que câĂ©tait la fin ; mais tenaces comme on
lâest dans la dĂ©faite, nous nâen convenions pas.
Comme je prĂ©tendais en avoir entendu dâautres, un officier
qui Ă©tait lĂ , pĂąlit de fureur, ou peut-ĂȘtre de crainte, que ce ne fĂ»t
la vérité.
Ce mĂȘme dimanche 28 mai, le marĂ©chal Mac-Mahon fit
afficher dans Paris désert.
Habitants de Paris,
La Commune
359
LâarmĂ©e de la France est venue vous sauver ! Paris est
délivré, nos soldats ont enlevé en quatre heures les
derniÚres positions occupées par les insurgés.
Aujourdâhui la lutte est terminĂ©e, lâ
ordre
, le
travail,
la
sécurité
vont renaĂźtre.
Le maréchal de France commandant en chef.
MAC-MAHON, duc de Magenta.
Ce dimanche-lĂ , du cĂŽtĂ© de la rue de Lafayette fut arrĂȘtĂ©
Varlin : on lui lia les mains et son nom ayant attirĂ© lâattention, il
se trouva bientÎt entouré par la foule étrange des mauvais jours.
On le mit au milieu dâun piquet de soldats pour le conduire Ă
la butte qui Ă©tait lâabattoir.
La foule grossissait, non pas celle que nous connaissions
houleuse, impressionnable, généreuse, mais la foule des défaites
qui vient acclamer les vainqueurs et insulter les vaincus, la foule
du
vĂŠ victis
Ă©ternel.
La Commune Ă©tait Ă terre, cette foule, elle, aidait aux
Ă©gorgements.
On allait dâabord fusiller Varlin prĂšs dâun mur, au pied des
buttes, mais une voix sâĂ©cria : â Il faut le promener encore ;
dâautres criaient : â Allons rue des Rosiers.
Les soldats et lâofficier obĂ©irent ; Varlin toujours les mains
liĂ©es, gravit les buttes, sous lâinsulte, les cris, les coups ; il y
avait environ deux mille de ces misérables ; il marchait sans
faiblir, la tĂȘte haute, le fusil dâun soldat partit sans
La Commune
360
commandement et termina son supplice, les autres suivirent. â
Les soldats se prĂ©cipitĂšrent pour lâachever, il Ă©tait mort.
Tout le Paris réactionnaire et badaud, celui qui se cache aux
heures terribles nâayant plus rien Ă craindre
vint voir
le cadavre
de Varlin. Mac-Mahon secouant sans cesse les huit cents
et quelques cadavres quâavait faits la Commune, lĂ©galisait aux
yeux des aveugles, la terreur et la mort.
Vinoy, Ladmirault, Douay, Clinchamp, dirigeaient lâabattoir
Ă©cartelant, dit Lissagaray, Paris, Ă quatre commandements.
Combien eût été plus beau le bûcher qui, vivants nous eût
ensevelis, que cet immense charnier ! Combien les cendres
semées aux quatre vents pour la liberté eussent moins terrifié
les populations, que ces boucheries humaines !
Il fallait aux vieillards de Versailles ce bain de sang pour
réchauffer leurs vieux corps tremblants.
Les ruines de lâincendie du dĂ©sespoir sont marquĂ©es dâun
sceau Ă©trange.
LâHĂŽtel-de-Ville de ses fenĂȘtres vides comme les yeux des
morts, regarda dix ans venir la revanche des peuples ; la grande
paix du monde quâon attend toujours, elle regarderait encore si
lâon nâeĂ»t abattu la ruine.
Au retour de Calédonie, je pus la saluer ; La Cour des
comptes, les Tuileries attestent encore quâon voulut mourir
invaincus ; aujourdâhui seulement les ruines de la Cour des
comptes vont ĂȘtre enlevĂ©es pour les travaux de lâExposition.
La Commune
361
On y vend aux enchÚres les fresques de Théodore Chassereau
dont une seule la
Force et lâOrdre
est en bon Ă©tat et des lots
dâarbres poussĂ©s dans les ruines et couverts dâoiseaux effarĂ©s
auxquels ils donnaient asile. Au lieu des palais, si les masures
eussent flambĂ©, afin que plus jamais on nây mourĂ»t de misĂšre, la
tuerie peut-ĂȘtre eĂ»t Ă©tĂ© moins facile.
Ne nous plaignons pas de la lenteur des choses, le germinal
séculaire croßt dans cet humus de mort.
La patience de ceux qui souffrent semble Ă©ternelle mais avant
le raz marée, les flots aussi, sont patients et doux, ils reculent
avec de longues vagues molles : ce sont celles-lĂ mĂȘme qui vont
sâenfler et revenir semblables Ă des montagnes, sâeffondrer en
mugissant sur le rivage, et avec elles lâengloutir dans lâabĂźme.
Ainsi nous lâavons vu au pays des cyclones avec lâimplacabilitĂ©
des luttes de la nature, nous avons eu le mirage de la bataille.
Lâeau sur les forĂȘts se verse en effondrements soudains,
sâĂ©grĂšne et crĂ©pite comme la fusillade.
Les arbres se rompent avec fracas, les rocs sont mordus de
brĂšches et le chĆur des tempĂȘtes emplit les plages dans le
silence profond des ĂȘtres.
Des chutes profondes, des arrachements inconnus, pareils Ă
des plaintes humaines sâĂ©tendent, scandĂ©es, lĂ aussi, par le
canon dâalarme.
Plus haut que les cuivres, sonnent les trompes du vent, et
grisante comme la poudre est lâĂ©lectricitĂ© rĂ©pandue dans lâair.
La Commune
362
Les flots rauquent, jetant aux rochers comme Ă lâescalade
leurs griffes blanches dâĂ©cume.
LâocĂ©an soulevĂ© par des forces terribles, est prĂ©cipitĂ© dans les
gouffres comme si des bras immenses le prenaient et le
rejetaient ainsi que la pùte au pétrin, et avec ces forces terribles
se développent des puissances inconnues, le flot du sang monte
plus large au cĆur, ramenant toutes ces confuses choses de
lâabĂźme et du lointain passĂ©, quâon revit dans les Ă©lĂ©ments
déchaßnés.
Dans la lutte implacable de Paris, lâimpression Ă©tait la mĂȘme,
mais câĂ©tait en avant quâelle emportait le cĆur dans le lointain
devenir du progrĂšs.
Peut-ĂȘtre avons-nous ainsi vĂ©cu les transformations
Ă©ternelles.
AttirĂ©es par le carnage et suivant lâarmĂ©e rĂ©guliĂšre, on vit
lorsque la Commune fut morte, apparaĂźtre un peu avant les
mouches des charniers, ces goules remontant, elles aussi, au
lointain passĂ©, peut-ĂȘtre tout simplement folles, ayant la rage et
lâivresse du sang.
VĂȘtues avec Ă©lĂ©gance, elles rĂŽdaient Ă travers le carnage, se
repaissant de la vue des morts, dont elles fouillaient du bout de
leur ombrelle les yeux sanglants.
Quelques-unes, prises pour des pétroleuses, furent fusillées
sur le tas avec les autres.
II
La Commune
363
La curée froide
Paris sanglant, au clair de lune,
RĂȘve sur la fosse commune.
(Victor Hugo.)
Au chenil les soirs de chasse, aprÚs la curée chaude sur le
corps pantelant de la bĂȘte Ă©gorgĂ©e les valets de meutes jettent
aux chiens du pain trempé de sang ; ainsi fut offerte par les
bourgeois de Versailles, la curée froide aux égorgeurs.
Dâabord la tuerie en masse, avait eu lieu quartier par quartier
Ă lâentrĂ©e de lâarmĂ©e rĂ©guliĂšre, puis la chasse au fĂ©dĂ©rĂ©, dans les
maisons, dans les ambulances, partout.
On chassait dans les catacombes avec des chiens et des
flambeaux, il en fut de mĂȘme dans les carriĂšres dâAmĂ©rique,
mais la peur sâen mĂȘla.
Des soldats de Versailles, égarés dans les catacombes,
avaient pensé périr.
La vĂ©ritĂ© est quâils avaient Ă©tĂ© guidĂ©s pour en sortir par le
prisonnier quâils venaient de faire, et que nâayant pas voulu le
livrer en retour, pour ĂȘtre fusillĂ©, ils lui avaient laissĂ© la vie ce
quâils tinrent secret : leurs maĂźtres, les eussent eux-mĂȘmes
punis de mort. Ils répandirent sur les catacombes
dâĂ©pouvantables rĂ©cits.
Le bruit ayant dâun autre cĂŽtĂ© couru que des fĂ©dĂ©rĂ©s armĂ©s se
cachaient dans les carriĂšres dâAmĂ©rique, lâardeur se ralentit pour
ces chasses, dont celles du fox en Angleterre donnent assez la
marche. La bĂȘte parfois regarde passer les chiens et les
La Commune
364
chasseurs, dâautres fois on lâa vue, elle semble paresseuse Ă se
lancer en avant, pour subir sur elle la chaude haleine des
chiens ; le dégoût prenait ainsi les hommes pourchassés.
Quelques-uns en paix moururent de faim, rĂȘvant de libertĂ©.
Les officiers de Versailles, maĂźtres absolus de la vie des
prisonniers, en disposaient à leur gré.
Les mitrailleuses Ă©taient moins employĂ©es quâaux premiers
jours ; il y avait maintenant quand le nombre de ceux quâon
voulait tuer surpassait dix, des abattoirs commodes, les
casemates des forts quâon fermait, une fois les cadavres
entassĂ©s, le bois de Boulogne, ce qui en mĂȘme temps procurait
une promenade.
Mais tout Ă©tant plein de morts, lâodeur de cette immense
sĂ©pulture attirait sur la ville morte lâessaim horrible des mouches
des charniers ; les vainqueurs craignant la peste suspendirent
les exécutions.
La mort nây perdait rien : les prisonniers entassĂ©s Ă
lâOrangerie, dans les caves, Ă Versailles, Ă Satory, sans linge
pour les blessés, nourris plus mal que des animaux, furent
bientĂŽt dĂ©cimĂ©s par la fiĂšvre et lâĂ©puisement.
Quelques-uns apercevant leurs femmes ou leurs enfants Ă
travers les grilles devenaient subitement fous.
Dâautre part, les enfants, les femmes, les vieux, cherchaient Ă
travers les fosses communes, essayant de reconnaĂźtre les leurs
dans les charretées de cadavres incessamment versées.
La Commune
365
La tĂȘte basse, des chiens maigres y rĂŽdaient en hurlant ;
quelques coups de sabre avaient raison des pauvres bĂȘtes, et si
la douleur des femmes ou des vieux Ă©tait trop bruyante, ils
Ă©taient arrĂȘtĂ©s.
Il y avait dans les premiers temps je ne sais quelle promesse
de 500 francs de rĂ©compense pour indiquer le refuge dâun
membre de la Commune ou du Comité central, cela courait en
France et Ă lâĂ©tranger. Tous ceux qui se sentaient capables de
vendre un proscrit étaient invités.
La lettre suivante fut adressée de Versailles
dĂšs
le
20
mai
aux
agents des gouvernements Ă lâĂ©tranger par le gouvernement de
Versailles.
Monsieur,
LâĆuvre abominable des scĂ©lĂ©rats qui succombent sous
lâhĂ©roĂŻque effort de notre armĂ©e ne peut ĂȘtre confondue
avec aucun acte politique, elle constitue une série de
forfaits prévus et punis par les lois de tous les peuples
civilisés.
Lâassassinat, le vol, lâincendie systĂ©matiquement
ordonnés, préparés avec une infernale habileté ne
doivent permettre Ă leurs complices dâautre refuge que
celui de lâexpiation lĂ©gale.
Aucune nation ne peut les couvrir dâimmunitĂ© et sur le
sol de toutes, leur présence serait une honte et un péril.
Si donc vous apprenez quâun individu compromis dans
lâattentat de Paris a franchi la frontiĂšre de la nation prĂšs
La Commune
366
de laquelle vous ĂȘtes accrĂ©ditĂ©, je vous invite Ă solliciter
des autoritĂ©s locales son arrestation immĂ©diate et Ă
mâen donner de suite avis pour que je rĂ©gularise cette
situation par une demande dâextradition.
Jules FAVRE.
LâAngleterre pour toute rĂ©ponse reçut les proscrits de la
Commune ; le gouvernement espagnol et le gouvernement belge
envoyÚrent seuls leur adhésion à Versailles.
La Belgique pourtant, aprĂšs les premiers moments, oĂč la
maison de Victor Hugo fut assiĂ©gĂ©e, parce quâil avait quoique
mal renseigné sur plusieurs personnalités, offert un asile aux
fugitifs, aprĂšs les premiers moments, disons-nous, la Belgique,
plus au courant des événements ouvrit ses portes et ne les
referma plus.
Vaughan, Deneuvillers, Constant Martin représentaient les
malfaiteurs.
LâhospitalitĂ© large, et dĂšs le premier instant, est depuis
longtemps la gloire de lâAngleterre. Comme dâautres puisent
dans le passé les férocités disparues, elle y puisa, elle, cette
vertu : lâhospitalitĂ©.
Aujourdâhui encore les proscrits qui fuient les boucheries du
sultan rouge, les torturĂ©s Ă©chappĂ©s Ă Montjuich trouvent Ă
Londres, comme y trouvĂšrent les fugitifs de la Commune, une
pierre oĂč reposer leur tĂȘte.
Un journal belge,
la Liberté,
ayant reproduit le douloureux
rĂ©cit dâun prisonnier arrĂȘtĂ© Ă la prise de ChĂątillon et envoyĂ© Ă
La Commune
367
Brest, aprĂšs mille insultes, on comprit Ă la fois le caractĂšre des
fĂ©dĂ©rĂ©s et la fĂ©rocitĂ© de Versailles ; les choses sâĂ©claircirent Ă
Bruxelles comme à Londres [note n° 2, page 410.]
AprĂšs la prise de Paris, il y a plus de rigueur encore.
Les soldats et les gendarmes avaient lâordre, sâils entendaient
quelque bruit Ă lâintĂ©rieur des wagons Ă bestiaux, oĂč les
prisonniers étaient entassés pour les longues distances, de
dĂ©charger leur revolver par les trous pratiquĂ©s Ă cause de lâair â
(lâordre fut exĂ©cutĂ©). Satory Ă©tait lâentrepĂŽt dâoĂč lâon envoyait les
prisonniers Ă la mort, aux pontons, ou Ă Versailles.
Le sang ne séchait pas facilement sur les pavés, la terre
gorgĂ©e nâen pouvait plus boire, on croyait encore le voir ruisseler
pourpré sur la Seine.
Il fallait faire disparaĂźtre les cadavres, les lacs des buttes
Chaumont rendaient les leurs, ils flottaient ballonnés à la
surface.
Ceux quâon avait enterrĂ©s Ă la hĂąte se gonflaient sous la
terre ; comme le grain qui germe, ils levaient crevassant la
surface.
On avait remué pour les emporter aux fosses communes, les
plus larges amas de chairs putrĂ©fiĂ©es, on les porta partout oĂč il
en pouvait tenir ; dans les casemates oĂč on finit par les brĂ»ler
avec du pétrole et du goudron, dans les fosses creusées autour
des cimetiĂšres ; on en brĂ»la par charretĂ©es place de lâEtoile.
Quand pour la prochaine exposition on creusera la terre au
Champ-de-Mars, peut-ĂȘtre malgrĂ© les flammes allumĂ©es sur les
La Commune
368
longues files oĂč on les couchait sous les lits de goudron, verra-t-
on les os blanchis calcinés apparaßtre rangés sur le front de
bataille, comme ils furent aux jours de mai.
Quelques-uns se souviendront des lueurs rougeĂątres ; de
lâĂ©paisse fumĂ©e quâĂ certains soirs, aprĂšs que Paris fut mort, on
voyait de loin : â câĂ©tait le bĂ»cher dâoĂč sâexhalait une odeur
infecte.
Il y avait de ces morts-lĂ quâon attendait encore, on les
attendit longtemps ; quand on se lassa de ne rien voir. On
espérait presque malgré tout.
Puis, des femmes, sous leurs vieux chĂąles cachant des
pincées de graines, furtivement les semÚrent sur les fosses des
cimetiĂšres.
Elles y poussaient largement, quelques-unes fleurirent comme
des gouttes de sang, alors les femmes furent surveillées, et
grossiĂšrement insultĂ©es : â en dĂ©pit de tout, les fosses Ă©taient
toujours fleuries.
Lâune, madame Gentil, dont le mari avait combattu en 48,
peut-ĂȘtre mĂȘme en 1830, laissa pendant des annĂ©es sa porte
seulement poussĂ©e, afin quâil pĂ»t rentrer sans Ă©veiller lâattention.
Il avait bien traversé les jours de juin, il était rentré un soir,
pourquoi ne rentrerait-il pas aux jours de mai ?
Elle appelait ses jardins les fleurs des tombes, et les cultivait
pour les morts, son mari, elle ne voulait pas quâil le fĂ»t, son
chien, un gros mouton blanc lâattendait Ă la porte des
cimetiĂšres ; la nuit, avec elle il attendait le maĂźtre.
La Commune
369
Madame Gentil crut connaĂźtre lâendroit oĂč lâon avait enterrĂ©
Delescluze ; elle en fit part Ă sa sĆur avec qui souvent elle Ă©tait.
On ne lâarrĂȘta pas, peut-ĂȘtre le dut-elle Ă ce quâon la voyait
attendre son mari quâon aurait pris avec elle ; â peut-ĂȘtre aussi
le dut-elle à une famille influente qui, à son insu, avait été
touchĂ©e de cet entĂȘtement contre la mort.
A notre retour de Calédonie, madame Gentil, heureuse
comme elle ne lâavait point Ă©tĂ© depuis longtemps, tressaillait
encore tout en partageant Ă ceux qui nâavaient rien son pauvre
magasin, quand elle entendait des pas qui lui rappelaient ceux
de son mari, et le chien dressait les oreilles.
Nous avons dit que le chiffre de trente-cinq mille adopté
officiellement pour les victimes de la répression de Versailles ne
peut ĂȘtre pris comme rĂ©el.
La lettre de Benjamin Raspail Ă Camille Pelletan, en contient
dâindiscutables preuves que nombre dâautres depuis sont venues
corroborer.
Mon cher ami,
On aura beau faire pour Ă©tablir le chiffre des morts
pendant la tuerie qui a suivi la répression de la
Commune, on nâarrivera jamais Ă en savoir le nombre.
DâaprĂšs votre article, paru samedi dans la
Justice,
vous
dites quâil faut Ă©valuer Ă plus de trois mille cinq cents,
les corps enterrĂ©s au cimetiĂšre dâIvry.
Je puis vous garantir que vous ĂȘtes singuliĂšrement loin
du compte :
La Commune
370
En effet, rien que dans lâimmense fosse creusĂ©e dans ce
quâon appelle le premier cimetiĂšre parisien dâIvry, il y
fut enfoui plus de quinze mille corps.
En outre on fit plusieurs autres fosses, et lâon estimait
quâelles contenaient six mille autres cadavres, soit en
tout vingt-trois mille.
A lâĂ©poque je ne tardai pas Ă ĂȘtre bien renseignĂ©, et les
agents de la police qui pendant plusieurs années firent
le service pour empĂȘcher les parents et les amis de
placer la moindre marque de souvenir sur cette
immense fosse, ont toujours dit le premier chiffre
lorsquâon les interrogeait.
Je puis mĂȘme ajouter que certains dâentre eux ne
cachaient pas combien lâexĂ©cution de leur consigne vis-
à -vis des parents leur était pénible.
Le chiffre de quinze mille dans la grande fosse, nâa
jamais été mis en doute.
Dans une premiĂšre campagne contre lâadministration de
lâassistance publique, brochure que je publiai en 1875,
je citai ce chiffre page 9. Or vous savez combien lâordre
moral guettait pour les Ă©touffer et les poursuivre les
moindres rĂ©vĂ©lations de lâĂ©poque sanglante. Eh bien, il
nâosa Ă©lever aucune contestation.
Non, on ne saura jamais le nombre de tués pendant et
aprĂšs la lutte, et celui bien autrement Ă©norme des
La Commune
371
personnes qui, nâavant pris aucune part Ă la Commune,
furent fusillées, égorgées.
Un détail encore plus connu : pendant plus de six
semaines, chaque matin, de 4 à 6 heures on exécutait
au fort de BicĂȘtre.
Dans les derniers jours les fournées étaient encore
dâune trentaine de victimes.
Sur beaucoup de points de la banlieue, les tranchées
qui avaient Ă©tĂ© Ă©tablies par les Prussiens, servirent Ă
enfouir des monceaux de fusillés.
. . . . . . . . . . . . . .
. . . . . . . . .
. . .
Ici des points indiquaient sans doute des choses trop
horribles, ou un nombre de cadavres trop Ă©levĂ© pour quâil fĂ»t
possible de le publier. â Benjamin Raspail reprend ainsi :
AprÚs toutes les révélations enregistrées depuis
quelques semaines par la presse, aprĂšs les imprudentes
paroles prononcées par M. Leroyer, il ne faut pas
oublier, nous ne voulons pas quâon oublie. Eh bien oui,
je suis de cet avis, il faut que la justice, que lâhumanitĂ©
et la civilisation noyées à cette époque dans des
torrents de sang reprennent leurs droits. â La vĂ©ritable
enquĂȘte nâa pu ĂȘtre faite tant la terreur Ă©tait grande,
maintenant elle peut lâĂȘtre.
La Commune
372
Le premier point Ă Ă©tablir, câest dans tous ces lieux
dâexĂ©cution oĂč on a exĂ©cutĂ© sans forme de jugement,
sans dresser le moindre procĂšs-verbal.
DĂšs lors ce sont aprĂšs le combat, aprĂšs la lutte de
véritables assassinats, et on connaßt maintenant assez
de ces assassins pour frapper quelques grands
exemples.
Je vous serre la main.
Benjamin RASPAIL,
Député et conseiller général de la Seine,
20 avril 1880.
Comme il sâillusionnait encore, Benjamin Raspail ! Quand les
choses sont connues, ne dirait-on pas quâelles ne sont que mieux
cachées.
Camille Pelletan ajoute :
Des conseillers municipaux firent une enquĂȘte privĂ©e
sur les résultats de la répression au point de vue de la
population ouvriĂšre, ils arrivĂšrent, si jâai bonne
mémoire, à cette conclusion que cent mille ouvriers
environ avaient disparu.
Camille PELLETAN,
la Semaine de mai.
Quand aprÚs la délivrance on remuera la terre pour les grands
travaux de la libre humanitĂ©, en sera-t-il une parcelle oĂč ne se
mĂȘle la cendre, des victimes sans nom et sans nombre dont la
vie fut jetĂ©e pour lâĂ©closion humaine.
La Commune
373
Nous avons ignorĂ© en CalĂ©donie combien de temps on arrĂȘta
pour la Commune ; le dernier dĂ©portĂ© envoyĂ© Ă la presquâĂźle
Ducos, y arriva peu avant lâamnistie.
CâĂ©tait un vieux paysan qui sâĂ©tonnait quâon eĂ»t pu le
condamner, puisquâil Ă©tait
bonapartiste.
Le malheureux pleurait beaucoup, et le consolant Ă notre
maniĂšre, nous lui disions que câĂ©tait bien fait dans ce cas-lĂ !
Nous avions si bien réussi à changer les idées du pauvre
homme, et mĂȘme Ă lui faire prendre courage, quâau moment oĂč
il revint avec les autres, il commençait Ă mĂ©riter dâĂȘtre venu
nous retrouver.
Comme les gens de Versailles avaient tué à leur rage, ils
arrĂȘtĂšrent dâabord Ă leur fantaisie. â Malheur Ă qui avait un
ennemi assez lùche pour envoyer, vraie ou fausse, signée ou
anonyme, une dénonciation, elle était regardée comme vraie
sans examen.
LâarmĂ©e avait disposĂ© de la vie des Parisiens, la police disposa
de leur liberté.
Il en fut ainsi jusquâau moment oĂč les prisons regorgeant, ne
pouvant plus faire disparaßtre aussi aisément les nombreux
dĂ©tenus, le gouvernement informa les dĂ©nonciateurs quâils
eussent Ă signer.
Toutes les basses jalousies, toutes les haines fĂ©roces sâĂ©taient
assouvies jusque-lĂ .
Peut-ĂȘtre la situation atteignit une intensitĂ© dâhorreur qui
Ă©cĆura les vainqueurs, le sang de mai leur remonta Ă la gorge.
La Commune
374
Les grandes villes de province, la France entiĂšre Ă©taient une
souriciĂšre immense.
Quelques arrestations et mĂȘme exĂ©cutions de Versailles
eurent leur histoire.
Dans la nuit du 25 au 26 mai, 52, boulevard Picpus, deux
vieux Polonais, restĂ©s de lâĂ©migration de 1831, faisaient leur thĂ©,
se racontant les événements auxquels ils étaient trop vieux pour
prendre part. Cette part eĂ»t Ă©tĂ© pour Versailles oĂč lâun dâeux
nommĂ© Schweitzer avait un neveu quâil aimait beaucoup ; â
lâautre se nommait Rozwadowski. Comme ils savaient le quartier
envahi par lâarmĂ©e rĂ©guliĂšre oĂč le neveu Ă©tait lieutenant, lâidĂ©e
leur prit de mettre trois tasses sur la table ; peut-ĂȘtre bien quâil
allait venir.
Pendant que les vieux causaient paisiblement, des soldats
sâinformaient chez le concierge ainsi quâils faisaient partout : un
officier Ă©tait avec eux.
Dans le logement prĂšs du leur, deux autres locataires qui,
ceux-lĂ avaient servi la Commune, se tenaient lâoreille au guet,
écoutant les vieux qui, pensaient-ils, pouvaient les dénoncer.
â Nây a-t-il pas dâĂ©trangers ici ? demanda lâofficier au
concierge.
â Oui, dit celui-ci respectueusement, mon officier, il y a
les vieux Polonais du 5
e
.
â Des Polonais ! ils sont avec Dombwroski. Montez
devant.
Le concierge obéit.
La Commune
375
Lâofficier frappe, lâoncle se prĂ©cipite, mais ce nâest pas son
neveu.
â Vous faisiez des signaux, dit lâofficier en montrant les
deux bougies quâils avaient allumĂ©es en rĂ©jouissance.
Vous faites partie des bandits de la Commune ; ils sont
tous Polonais là -dedans ! En bas, et plus vite que ça.
Les vieux croyaient Ă une plaisanterie. â OĂč est la
troisiĂšme personne que vous cachez ici ? il y a trois
tasses ?
Ils essaient une explication qui est prise pour une moquerie,
et les voilĂ poussĂ©s dans lâescalier, traitĂ©s de vieilles canailles et
fusillés non loin de là .
Comme leur auréole ne les faisait pas suffisamment
reconnaĂźtre, les
braves
soldats, firent comme disait Versailles
dans la
rage du combat,
ce que le lendemain ils nâeussent pas
fait de
sang-froid.
Le neveu apprit trop tard la méprise.
Malgré la souriciÚre établie dans la maison, les deux autres
locataires échappÚrent momentanément.
Le journal
le Globe
raconta ce qui fut reproduit par plusieurs
autres :
quâun membre de lâassemblĂ©e nationale Ă©tant allĂ© voir
les quelques centaines de femmes dĂ©jĂ prisonniĂšres Ă
Versailles, y reconnut une de ses meilleures amies,
femme du grand monde
qui avait été prise dans une
rafle Ă Paris et qui Ă©tait comme les autres venue Ă pied
Ă Versailles.
La Commune
376
Dâautres, quoiquâils eussent dĂ©noncĂ©, ne paraissant pas
présenter assez de garanties, étaient fusillés avec ceux
quâils dĂ©signaient.
Il y eut des Ă©pisodes horribles.
Le
Petit Journal
du 31 mai 71, disait :
Brunet Ă©tait chez sa maĂźtresse quand on le fusilla, cette
femme a été passée par les armes. AprÚs cette double
exécution, les scellés ont été apposés sur les portes de
lâappartement. Hier quand on est venu pour enterrer les
cadavres, la maĂźtresse de Brunet nâavait pas encore
rendu le dernier soupir. On nâa pas voulu lâachever et la
malheureuse a été transportée dans une ambulance.
Or, ces malheureux avaient Ă©tĂ© victimes dâune ressemblance,
Brunet ayant pu gagner Londres.
Billioray mort en Nouvelle-CalĂ©donie, FerrĂ© arrĂȘtĂ© quelques
jours aprÚs, Vaillant qui dut passer en Angleterre, furent passés
plusieurs fois par les armes en effigie vivante. â Malheur Ă qui
ressemblait à un membre de la Commune ou du Comité Central.
Eudes, Cambon, Lefrançais, VallĂšs chaque fois quâon trouva
quelque analogie eurent des sosies fusillés dans plusieurs
quartiers Ă la fois.
Un mercier nommé Constant, dénoncé par des ennemis, fut
doublement accusĂ© parce quâil ressemblait Ă Vaillant et parce
quâon le crut Constant Martin ; on ne put lâexĂ©cuter quâune fois.
Pendant ce temps lâassemblĂ©e de Versailles et les journaux
rĂ©actionnaires glorifiaient lâarmĂ©e du sang versĂ©.
La Commune
377
Quel honneur ! notre armée a vengé ses défaites par une
victoire inestimable.
Journal des DĂ©bats.
Le dimanche 4 juin des quĂȘtes furent faites Ă tous les offices
pour les
orphelins de la guerre.
Madame Thiers et la maréchale
de Mac-Mahon, Ă©taient prĂ©sidentes de cette Ćuvre ; â
reprenant lâĆuvre de lâancienne sociĂ©tĂ© pour les victimes de la
guerre. AmĂšre dĂ©rision ! Horribles furent ces Ă©tapes oĂč Ă la
férocité inconsciente de la bourgeoisie avait succédé la froide et
inconsciente charité.
Mais lâidĂ©e nâest pas perdue, dâautres la reprendront et la
feront plus grande. Déjà le mot humanité, le dernier prononcé
par MilliĂšres roule Ă travers le monde ; cette transformation quâil
salua en mourant sera le vingtiĂšme siĂšcle.
AprĂšs la victoire de lâordre, lâĂ©pouvante Ă©tait si grande que la
ville natale de Courbet, Ornans par décision du Conseil Municipal
fit enlever la statue du pĂȘcheur de la Loire.
Ce quâon ne pouvait enlever câĂ©tait le jalon sanglant qui
marquait lâĂ©poque si largement, quâalors on nâen put sonder la
profondeur.
III
Des bastions Ă Satory et Ă Versailles
Une immense hécatombe, un sépulcre ;
Un repaire.
La Commune
378
Je nâavais pas vu ma mĂšre depuis longtemps et les massacres
continuant dans Montmartre, une grande inquiétude me
tourmentait Ă son sujet ; sachant oĂč retrouver mes camarades,
je rĂ©solus dâaller chez elle, de lui dire de nouveau, le plus de
mensonges possible, afin quâelle consentĂźt Ă ne pas sortir. â Me
croirait-elle ? y serait-elle seulement ? Ceux qui nâont pas vĂ©cu
ces jours-là ignorent ces terribles anxiétés.
On me prĂȘte une jupe grise, la mienne Ă©tant trouĂ©e de
balles ; une capeline, et je mâen vais de lâair le plus bourgeois
quâil mâest possible ; marchant Ă petits pas, vers la rue Oudot,
jây avais au 24 ma classe, et aussi notre logement, Ă ma mĂšre et
Ă moi. Montmartre Ă©tait plein de soldats, mais pas plus quâĂ mon
voyage de Versailles, je nâinspirai de soupçons, notre vieille amie
madame Blin que jâavais rencontrĂ©e vient avec moi, elle nâavait
rien entendu dire de ma mĂšre, ni de la classe si ce nâest que les
enfants y Ă©taient pendant les derniers jours comme Ă lâordinaire.
Plus on approchait, plus lâinquiĂ©tude me serrait le cĆur, â quel
sépulcre que Montmartre aux jours de mai !
Des gens de mauvaise mine portant le brassard tricolore,
regardant en dessous, seuls passaient, parlant aux soldats.
La cour de lâĂ©cole est dĂ©serte, la porte fermĂ©e, mais pas Ă clĂ©
â la petite chienne jaune Finette, hurle en mâentendant. Elle est
enfermĂ©e avec le chat dans la cuisine ; les pauvres bĂȘtes crient.
Mais je ne vois pas ma mĂšre, je demande Ă la concierge qui
hĂ©site ; enfin elle mâavoue que les Versaillais sont venus me
chercher et que ne me trouvant pas, ils ont emmené ma mÚre
pour la fusiller.
La Commune
379
Il y a un poste de lâarmĂ©e dite rĂ©guliĂšre au cafĂ© en face, jây
cours, je leur demande ce quâils ont fait de ma mĂšre quâon vient
dâemmener Ă ma place.
â Elle doit ĂȘtre fusillĂ©e maintenant, me dit froidement
lâun dâeux, le chef.
â Alors vous recommencerez, leur dis-je, pour moi, â
oĂč est-elle ? oĂč sont vos prisonniers ?
Ils me disent que câest au bastion 37 et quâon va me
conduire.
Mais je sais oĂč câest, je nâai pas besoin dâeux, je cours en
devant, ils me suivent.
Jâai hĂąte de voir ma mĂšre que je crois morte et de jeter ma
vie Ă la face de ces monstres.
Au bastion 37, dans une grande cour toute pleine de
prisonniers, je la vois avec les autres grand nombre de nos
amis ; jamais je nâĂ©prouvai si grande joie.
Les soldats qui mâavaient amenĂ©e, en mĂȘme temps que je
demandais au commandant, la liberté de ma mÚre, puisque je
venais prendre ma place, lui racontĂšrent ce qui venait de se
passer, il parut comprendre et mâaccorda de lâaccompagner
jusquâau milieu du chemin, pour ĂȘtre sĂ»re quâelle arriverait.
La pauvre femme ne voulait pas partir, mais devant la peine
que jâen Ă©prouvais, un peu rassurĂ©e aussi, par les autres
prisonniers, qui mâavaient comprise et par la libertĂ© que jâavais
de la reconduire, elle finit par consentir.
La Commune
380
Les soldats, qui Ă©taient venus avec moi, devaient
lâaccompagner jusquâĂ la rue Oudot, je les quittai au milieu du
chemin comme je lâavais promis et je retournai seule au
bastion ; jâavais mis le temps Ă profit pour lui dire le plus de
choses rassurantes que je pouvais imaginer : quâon ne fusillait
plus les femmes, quâil nây aurait que quelques mois de prison,
etc., mais elle nâĂ©tait pas crĂ©dule : je la trompais si souvent.
â
Vous nâavez donc pas confiance en nous ? me dit le
commandant en me revoyant.
â
Non, lui dis-je.
Je repris ma place avec les prisonniers, il y en avait de
Montmartre, du comité de vigilance, du club de la Révolution, du
61
e
bataillon surtout. â Un dĂŽme de fumĂ©e sâĂ©tendit sur Paris, le
vent nous apportait comme des vols des pavillons noirs, des
fragments de papiers brûlés, dans les incendies, le canon
tonnait.
En face de nous sur le tertre Ă©tait un poteau prĂȘt pour
exécuter.
Le commandant revint prĂšs de nous et me montrant des
langues de flammes qui dardaient dans la fumée, il me dit :
â
VoilĂ de votre ouvrage.
â
Oui, lui dis-je, nous ne capitulons pas, nous. â Paris
va mourir !
On amena un jeune homme Ă la tĂȘte frisĂ©e, grand, et qui
ressemblait Ă MĂ©gy : on le prenait en effet pour lui.
La Commune
381
Nous avions criĂ© : ce nâest pas MĂ©gy, il secoua la tĂȘte comme
pour dire : quâimporte ! Il fut fusillĂ© sur le tertre et mourut
bravement. Personne de nous ne le connaissait.
Nous attendions nos tours.
Devant nous un ou deux rangs de soldats, fusils chargés,
attendaient.
Le soir Ă©tait venu ; il y avait de profonds endroits dâombre,
dâautres Ă©clairĂ©s de lanternes. Dans un enfoncement sur une
civiÚre, une de ces lanternes éclairait le corps du fusillé.
Il y avait parmi les prisonniers deux commerçants de
Montmartre qui, sortis de chez eux par curiosité
pour voir,
avaient Ă©tĂ© ramassĂ©s dans la rafle. â Nous ne sommes pas en
peine pour nous, disaient-ils, nous Ă©tions plutĂŽt contre la
Commune et nous nâavons pris part Ă rien. â Nous allons nous
expliquer et nous sortirons dâici. Mais nous les sentions tout
autant en danger que nous-mĂȘmes.
Tout Ă coup arrive un Ă©tat-major Ă cheval â Celui qui
commande est un homme assez gros, au visage régulier, mais
dont les yeux pleins de fureur, semblent jaillir au dehors. La face
est pourpre comme si le sang répandu y eût jailli pour le
marquer, son cheval magnifique se tient immobile, on le dirait en
bronze.
Alors, trĂšs droit sur son cheval, il met ses poings sur ses
cÎtés en un geste de défi et commence, placé devant les
prisonniers :
La Commune
382
â Câest moi qui suis Gallifet ! Vous me croyez bien
cruel, gens de Montmartre, je le suis plus encore que
vous ne pensez.
Il continue sur ce ton pendant quelques instants sans quâil
soit possible de comprendre autre chose que des menaces
incohérentes.
Se le tenant pour dit, on sâarrange comme on peut afin dâĂȘtre
convenables pour mourir. Nous sommes quelques centaines et
nous ne savons pas si on ira sur le tertre, ou si on sera fusillé
ensemble. Mais tout de mĂȘme on secoue la poussiĂšre de ses
cheveux. Jâai dĂ©jĂ avouĂ© que nous avions nous tous du 71, des
coquetteries pour la mort, et en mĂȘme temps cette phrase :
câest moi qui suis Gallifet ! Ă©tait si drĂŽle quâelle nous rappelle une
vieille chanson du temps des opéras de bergeries :
Câest moi qui suis Lindor, berger de ce troupeau.
Quel Ă©trange berger, et quel Ă©trange troupeau ! Ce premier
vers, qui me revenait de je ne sais oĂč je ne sais comment, nous
fit rire.
â Tirez dans le tas ! crie Gallifet furieux. Les soldats
gorgĂ©s de sang, lassĂ©s dâabattre le regardent comme en
rĂȘve, sans bouger.
Alors épouvantés les deux commerçants se mettent à fuir ça
et lĂ , bousculant les prisonniers et les soldats pour se faire un
chemin.
Tournant sa fureur contre eux, Gallifet les fait saisir, il
ordonne de les fusiller, eux crient, se débattent ne voulant pas
La Commune
383
mourir ; â ils nous recommandent leurs enfants comme si nous
devions survivre et sont tellement affolĂ©s quâils ne peuvent
mĂȘme dire leur adresse.
Nous avions beau crier : ils sont des vĂŽtres, nous ne les
connaissons pas ! ce sont des ennemis de la Commune ! lâun fut
fusillé.
Non pas au poteau, mais en courant sur le tertre comme on
tire des bĂȘtes Ă la chasse, lâautre se tordait au poteau, ne
voulant pas mourir. Lâun dâeux cria : hĂ©las ! disaient les
prisonniers, moi je crus quâil avait dit Anna et que câĂ©tait sa fille.
Au retour de Calédonie aprÚs la publication du premier
volume de mes MĂ©moires, sa fille vint me voir, on nâavait jamais
su ce que les deux frĂšres Ă©taient devenus.
Maintenant il y avait trois corps dans lâenfoncement Ă notre
gauche, derriĂšre câĂ©tait le mur en face le tertre des casemates,
oĂč le poteau Ă©tait Ă©clairĂ©, câĂ©tait une longue perche mince en
bois blanc.
Dans la journée ces deux curieux, qui croyaient si bien sortir,
avaient trouvĂ© moyen de se rendre compte de la cour. â Le
tertre, nous disaient-ils, ce sont les casemates. Quand nous
sortirons, nous demanderons Ă voir le bastion.
â Est-ce que vous avez vu des forts, vous ? disaient-ils.
â Oui, Issy, Montrouge, Vanves.
Et il fallait leur expliquer un tas de choses.
Gallifet avait disparu, on nous fit ranger en file, des cavaliers
prirent les deux cÎtés et on nous emmena nous ne savions pas
La Commune
384
oĂč ; on marchait bercĂ©s par le pas rĂ©gulier des chevaux sâen
allant dans la nuit éclairée par places des lueurs rouges de
temps Ă autre, aussi le canon des Ă©croulements, de mitraille,
câĂ©tait bien lâinconnu, une brume de rĂȘve oĂč nul dĂ©tail
nâĂ©chappait.
Tout Ă coup on nous fait descendre dans des ravins ; nous
reconnaissons les environs de la Muette.
Câest ici, pensions-nous, que nous allons mourir.
Rien de plus terriblement beau que cette scĂšne.
La nuit, sans ĂȘtre obscure, nâĂ©tait pas assez claire pour laisser
distinguer les choses telles quâelles sont, les formes vagues
quâelles prenaient allaient bien Ă la situation. Des rayons de lune
glissaient entre les pieds des chevaux, sur cet Ă©troit chemin oĂč
nous descendions. Lâombre des cavaliers sây dessinait comme
une frange noire Ă la lueur des torches, il semblait voir saigner
les bandes rouges, sur les uniformes des fédérés à demi
arrachés, les soldats en paraissaient couverts.
La longue file des prisonniers serpentait au loin, sâamincissant
Ă la queue comme on voit dans les gravures, je nâaurais jamais
cru que ce fût si semblable.
Nous entendions armer les fusils, puis plus rien, que le silence
et lâombre.
â Que pensez-vous ? me demanda lâun de ceux qui
nous conduisaient.
â Je regarde ! lui dis-je.
La Commune
385
Tout Ă coup on nous fit remonter, nous reprĂźmes notre
marche, puis il y eut un assez long repos, nous allions Ă
Versailles.
En effet nous arrivons dans cette ville, des nuées de petits
crevés nous environnent hurlant comme des bandes de loups,
quelques-uns tirent sur nous, un camarade prĂšs de moi a la
mùchoire fracassée.
Je dois cette justice aux cavaliers quâils repoussĂšrent au large
ces imbéciles et les drÎlesses qui les accompagnaient.
Nous dépassons Versailles, on marche encore, puis voilà une
hauteur, un mur crĂ©nelĂ©. Câest Satory.
La pluie tombait si fort quâil semblait marcher dans lâeau.
Devant la petite montĂ©e on nous crie : montez, comme Ă
lâassaut des buttes ! et nous montons comme au pas de charge
que marquaient au loin, les coups de canon.
On braque les mitrailleuses, nous avançons toujours.
Une pauvre vieille arrĂȘtĂ©e parce quâon avait fusillĂ© son mari,
et quâil avait fallu traĂźner pour quâelle ne restĂąt pas en arriĂšre oĂč
elle aurait Ă©tĂ© assommĂ©e ou fusillĂ©e suivant lâordre donnĂ©
sâeffarait et allait crier, lorsque jâeus lâidĂ©e de lui dire : vous
nâallez pas faire de bĂȘtises, câest la coutume quâon braque les
mitrailleuses en entrant dans un fort. Elle me crut. Nous
pouvions ĂȘtre tranquilles, il nây aurait pas dâautre cri que celui
de : vive la Commune !
Alors on retira les mitrailleuses. Mes compagnons de captivité
furent joints aux autres fédérés couchés sous la pluie dans la
La Commune
386
boue de la cour, la vieille envoyĂ©e Ă
lâinfirmerie
(cela paraissait
singulier, quâil y eĂ»t une infirmerie dans ce lieu, qui ne
ressemblait quâĂ un abattoir). Et moi, aprĂšs avoir dit : ce nâest
pas la peine de fouiller celle-lĂ , on la fusillera demain matin, on
me fit monter dans une petite piĂšce prĂšs du grenier Ă fourrages,
oĂč se trouvaient dĂ©jĂ quelques femmes arrĂȘtĂ©es ; madame
MilliĂšre parce quâon avait fusillĂ© son mari, mesdames Dereure et
Barois parce quâon croyait avoir fusillĂ© les leurs ; Malvina
Poulain, Mariani, BĂ©atrix, Excoffons et sa mĂšre parce quâelles
avaient servi la Commune, une vieille religieuse pour avoir
donné à boire à des fédérés qui allaient mourir.
Deux ou trois autres qui ne savaient pas pourquoi lâune dâelles
mĂȘme ignorait si elle Ă©tait arrĂȘtĂ©e par la Commune ou par
Versailles.
A lâextrĂ©mitĂ© opposĂ©e de la piĂšce Ă©tait un autre groupe de
femmes mises avec nous afin de pouvoir dire quâelles Ă©taient des
nĂŽtres ; de mon cĂŽtĂ© jâassurais pour rendre la pareille, quâelles
Ă©taient des femmes dâofficiers de Versailles.
Ces malheureuses se servaient pour leurs ablutions, plus
Ă©tranges que celles du docteur Grenier, des deux bidons dâeau
jaunĂątre, prise Ă la mare de la cour, et quâon mettait lĂ pour
boire.
Dans cette mare les vainqueurs lavaient leurs mains
sanglantes, et faisaient leurs ordures.
Les bords charriaient une Ă©cume rose.
La Commune
387
CâĂ©tait prĂšs de cette mare que je songeais Ă ces hommes, qui
jadis nous appelaient leurs chers enfants, et que lâaffolement du
pouvoir faisait des Ă©trangleurs de la RĂ©volution.
Pelletan, lui, sâĂ©tait retirĂ© avant la tuerie.
Pendant la nuit, Excoffons et sa mÚre avaient tiré de leurs
poches des bas secs en place des miens qui étaient trempés,
elles mâavaient fait ĂŽter ma jupe qui dĂ©gouttait dâeau et mâen
avait donnĂ© une. Je me reprochais dâĂȘtre si Ă mon aise pendant
que mes compagnons de route Ă©taient sous la pluie. Nous Ă©tions
couchées à terre sur le plancher, et tout en mettant en parcelles
impalpables les papiers quâExcoffons et moi nous avions dans
nos poches, je fus assez heureuse pour donner Ă madame
Dereure et Ă madame Barois des nouvelles de leurs maris,
quâelles croyaient morts ; je les avais vus depuis, la pauvre
madame MilliĂšre, il nây avait rien Ă lui dire. Le matin, on nous
distribua Ă chacune un morceau de pain du siĂšge, et on me dit
que je serais exécutée le lendemain seulement ; comme il vous
plaira ! répondis-je.
Les jours passĂšrent. La Commune Ă©tait morte depuis
longtemps. Nous avions entendu le dernier coup de canon de son
agonie, le dimanche 28. Nous avions vu arriver un convoi de
femmes et dâenfants, quâon renvoya Ă Versailles, Satory Ă©tant
trop plein, sauf quelques-unes des femmes, les
plus coupables
quâon laissa avec nous. CâĂ©taient des cantiniĂšres de la
Commune.
On ne peut rien imaginer de plus horrible que les nuits de
Satory. On pouvait entrevoir par une fenĂȘtre Ă laquelle il Ă©tait
La Commune
388
dĂ©fendu de regarder, sous peine de mort, (mais ce nâĂ©tait pas la
peine de se gĂȘner) des choses comme on nâen vit jamais.
Sous la pluie intense oĂč de temps Ă autre, Ă la lueur dâune
lanterne quâon Ă©levait, les corps couchĂ©s dans la boue
apparaissaient, sous formes de sillons ou de flots immobiles sâil
se produisait un mouvement dans lâĂ©pouvantable Ă©tendue sur
laquelle ruisselait lâeau. On entendait le petit bruit sec des fusils,
on voyait des lueurs et les balles sâĂ©grenaient dans le tas,
tuaient au hasard.
Dâautres fois, on appelait des noms, des hommes se levaient
et suivaient une lanterne quâon portait en avant, les prisonniers
portant sur lâĂ©paule la pelle et la pioche pour faire leurs fosses,
quâils creusaient eux-mĂȘmes, puis suivaient des soldats, le
peloton dâexĂ©cution.
Le cortÚge funÚbre passait, on entendait des détonations,
câĂ©tait fini pour cette nuit-lĂ .
Un matin, on mâappelle, nous nous serrons la main, croyant
ne plus nous revoir ; je nâallai pas loin, seulement jusquâĂ un
cabinet, sur le carré de la porte. Un homme y était assis, devant
une petite table, il commença Ă mâinterroger :
â
OĂč Ă©tiez-vous le 14 aoĂ»t ? me demanda-t-il.
MĂ©chamment, je me fis expliquer ce qui avait eu lieu le 14
août, aprÚs quoi je lui dis :
â Ah ! lâaffaire de la Villette ! jâĂ©tais devant la caserne
des pompiers.
La Commune
389
Il écrivait jusque-là , assez poli, je lui répondais de mon cÎté
avec une grande douceur, mâamusant comme une Ă©coliĂšre qui
peut faire une bonne malice.
â
Et Ă lâenterrement de Victor Noir, vous y Ă©tiez, me
dit-il.
Ses joues commençaient à se colorer.
â
Oui, répondis-je.
â
Et le 31 octobre, et le 22 janvier ? devant lâHĂŽtel-de-
Ville.
â
Quâavez-vous fait pendant la Commune ?
â
JâĂ©tais aux compagnies de marche.
Il avait de plus en plus rougi de colĂšre, alors Ă©crasant sa
plume sur le papier, il dit :
â
Cette femme Ă Versailles !
Toutes furent interrogées, et les unes ayant servi la
Commune, les autres étant femmes de fusillés, on nous envoya
Ă Versailles.
Notre file comprenait encore une ou deux de ces figurantes,
que nous avions rencontrées à Satory et qui là encore étaient
ensemble, mais se tenant mieux. On avait besoin, mâavait dit
celui qui interrogeait, de faire voir au grand jour les crimes de la
Commune !
Câest pourquoi nous devions, Ă la prison des Chantiers,
retrouver certain membre de ces malheureuses.
La Commune
390
Sur le chemin de Satory Ă Versailles, une femme en fureur,
dont la bouche restait ouverte pour laisser passer les flots
dâinsultes quâelle vomissait sur nous, cherchait Ă nous sauter Ă la
gorge ; on lui avait dit que nous avions
tuĂ© sa sĆur
; tout Ă
coup, elle jette un cri, une prisonniĂšre arrĂȘtĂ©e par hasard en
jette un autre : câĂ©tait sa sĆur ! que depuis plusieurs jours elle
avait vainement cherchée. Pardon, pardon, nous criait-elle en
sâĂ©loignant sous les rebuffades des soldats.
Nous arrivons Ă la prison des Chantiers, on entre par une
porte dont la partie supérieure est à claire-voie, dans une grande
cour, de lĂ , dans une premiĂšre salle oĂč sont grand nombre
dâenfants prisonniers ; par une Ă©chelle et un trou carrĂ©, nous
montons dans la salle supĂ©rieure ; câest la nĂŽtre, la prison des
femmes. Un second escalier de bois, en face du premier, conduit
Ă lâinstruction, qui est faite par le capitaine Briot.
Nous trouvons Ă la prison des Chantiers et toujours, les
figurantes mises Ă dessein parmi nous.
Les Chantiers, surtout en ces premiers temps, nâĂ©taient pas
une prison commode.
Le jour, si on voulait sâasseoir, il fallait que ce fĂ»t Ă terre ; les
bancs ne vinrent que longtemps aprĂšs ; ceux de la cour furent
mis Ă propos, je crois, de nos photographies par Appert,
photographies vendues Ă lâĂ©tranger et illustrant un volume
historique
oĂč
elles furent gravées avec cette légende :
pétroleuses et femmes chantantes, nos noms de chaque cÎté
Ă©taient sur celle dâAppert rassurant nos familles.
La Commune
391
Au bout de quinze jours ou trois semaines, on nous donna
une botte de paille pour deux, nous avions jusque-là couché
comme Ă Satory sur le plancher. On ajouta au pain du siĂšge,
notre seule nourriture jusque-lĂ , une boĂźte de conserves pour
quatre.
â Est-ce que Versailles commencerait Ă avoir peur ?
pensions-nous, étonnés de cette profusion soudaine.
Mais de nouvelles prisonniĂšres arrivant chaque jour, nous
disaient : la terreur est plus forte que jamais. Il y avait tant de
morts dans les prisons quâon avait craint trop de nouveaux
cadavres.
La nuit au-dessus de cette morgue que faisaient nos corps,
voletaient au vent qui glissait de tous cÎtés, les chùles ou autres
guenilles suspendues Ă des ficelles au-dessus de nos tĂȘtes et
qui, aux lueurs fumeuses des lampes, placées aux deux
extrémités de la piÚce, prÚs des factionnaires, prenaient des
envolements dâailes dâoiseaux.
Ces haillons quâon quittait pour dormir de peur de les abĂźmer
davantage, Ă©taient les seuls habillements quâon pĂ»t avoir.
Impossible aussi bien dâen mettre dâautres, en eĂ»t-on eus ; il
Ă©tait Ă©galement impossible dâen changer devant les soldats allant
et venant, appelant les misérables que, malgré nos
récriminations, on laissait toujours avec nous.
On ne dormait guĂšre, grĂące Ă la vermine qui sâĂ©tait mise de la
partie, mais cette morgue prenait Ă lâaube des effets de
moissons. Les épis écrasés et vides des maigres bottes de paille,
se doraient brillant comme un champ dâastres.
La Commune
392
Quand mĂȘme, on causait, on riait, ayant par les nouvelles
arrivantes des nouvelles des siens.
Par les rares qui sortaient en non-lieu, on pouvait faire faire
quelques commissions ; jâavais pu faire dire Ă ma mĂšre que je
me portais parfaitement et que jâĂ©tais trĂšs bien, mais elle se
renseigna ailleurs, ne me croyant plus.
Sur le plancher serpentaient de petits filets argentés, formant
des courants entre de véritables lacs, grands comme des
fourmiliĂšres et remplis comme les ruisselets dâun fourmillement
nacré.
CâĂ©taient des poux ! Ă©normes, au dos hĂ©rissĂ© et un peu
bombé, quelque chose de pareil à des sangliers qui auraient eu
la taille dâune toute petite mouche ; il y en avait tant quâon
entendait le fourmillement. Les arrestations par hasard ne
manquaient pas : une sourde-muette passa lĂ quelques
semaines pour avoir crié :
vive la Commune !
Une femme de quatre-vingts ans, paralysée des deux jambes,
pour avoir fait des barricades.
Une autre, dĂ©jĂ vieille, type de lâĂąge de pierre, mĂ©lange de
ruse et de naïveté, tourna pendant trois jours autour du trou de
lâescalier, un panier Ă un bras, un parapluie sous lâautre.
Il y avait dans ce panier quelques exemplaires dâune chanson
composée par
son maĂźtre,
un
homme de lettres,
disait-elle. Elle
vendait pour leur avoir
du
pain
cette chanson, quâon avait crue Ă
la gloire de la Commune. CâĂ©tait Ă la gloire de Versailles ! la
La Commune
393
bonne femme avait été coffrée et le vieux attendait depuis ce
temps-lĂ .
Dâabord, on prĂ©tendit que nous disions cela par mĂ©chancetĂ©,
alors jâemportai Ă lâinstruction un des exemplaires de la chanson,
cela commençait ainsi :
Beaux messieurs de Versailles, entrez dedans Paris !
Il nây avait pas moyen de nier, câĂ©tait imprimĂ© ; ils avaient
jetĂ© lĂ leurs derniers sous, dans lâespoir de les doubler.
On se rendit Ă lâĂ©vidence ; la vieille heureuse allait descendre
lâescalier avec son panier et son parapluie, elle sâarrĂȘta et dit
croyant nous flatter : si la Commune avait gagné, nous aurions
mis :
Beaux messieurs de Paris, entrez dedans Versailles !
Elle devait collaborer avec son maĂźtre.
Une autre joyeuseté des Chantiers était de voir le dimanche
parmi les drĂŽlesses qui venaient avec des officiers, quelques
bourgeoises curieuses et badaudes, traĂźnant la queue de leurs
robes dans les fourmiliĂšres dont jâai parlĂ©. Lâune dâelles, de
superbe profil grec, mais posant trop, me demanda dâun ton fort
poli si je savais
bien lire ! â Un peu, lui dis-je. â
Alors je vais
vous laisser un livre pour vous
entretenir avec Dieu.
â
Laissez-moi plutĂŽt le journal qui passe dans votre
poche, lui dis-je, le bon Dieu est trop versaillais.
Elle tourna le dos, mais je vis dans sa main, derriĂšre son dos,
le journal quâelle me tendait.
La Commune
394
Elle nâĂ©tait vraiment pas si bĂȘte, ni si maladroite que jâaurais
cru !
Un journal ! le
Figaro !
nous allons apprendre nos crimes, et
surtout voir sâil y a des amis arrĂȘtĂ©s.
On le glisse de main et main, car on ne peut pas le lire en ce
moment ; câest la visite, mais nous savons quâil y a un journal.
En attendant, ayant trouvé un morceau de charbon, je fais au
mur les caricatures des visiteurs, assez ressemblantes pour les
rendre furieux.
Mes crimes sâentassaient ; jâavais de plus Ă©crit sur ce mĂȘme
mur que nous rĂ©clamions dâĂȘtre sĂ©parĂ©es des dames
versaillaises mises avec nous pour salir la Commune.
Jâavais, en troisiĂšme lieu, jetĂ© Ă la tĂȘte dâun gendarme qui
voulait me la prendre, une bouteille de café passée par ma mÚre
Ă travers les claires-voies de la porte de la cour, et que jâeusse
voulu ne laisser prendre que quand la pauvre femme eût été
partie.
AppelĂ©e prĂšs du capitaine Briot, jâavais mis le comble Ă ces
attentats en disant : je regrette dâavoir agi ainsi envers un
pauvre homme, mais il ne se trouvait pas lĂ dâofficier.
Comme je nâĂ©tais pas la seule Ă me rendre coupable de tant
de forfaits, on fit la liste des
plus mauvaises
, les meneuses,
comme on dit.
Depuis mon incarcĂ©ration, on me demandait si jâavais des
parents Ă Paris, et afin quâils ne fussent pas arrĂȘtĂ©s, je rĂ©pondais
invariablement : je nâen ai pas.
La Commune
395
Un jour, aprĂšs cette mĂȘme question et Ă cette mĂȘme rĂ©ponse,
le capitaine Briot me dit :
â
Vous nâavez pas dâoncle ?
â Non, lui dis-je encore. Mais comme il avait tirĂ© la
lettre de lâenveloppe, je voyais de cĂŽtĂ©, Ă©tant debout
prĂšs du bureau. Mon oncle Ă©tait arrĂȘtĂ©, mais ne voulait
pas que je change en rien la façon dont jâagirais,
comme sâil ne lâĂ©tait pas.
Mes deux cousins, Dacheux et Laurent, Ă©taient arrĂȘtĂ©s
Ă©galement, le premier avait quatre petits enfants.
â Vous voyez bien, dis-je Ă Briot, que jâavais raison de
nier ma famille, puisquâon arrĂȘte tous les nĂŽtres.
La mĂšre dâExcoffons nous appela un jour prĂšs dâelle Ă une
dizaine ; on sâassit par terre et avec mille prĂ©cautions pour ne
pas attirer lâattention, elle nous montra des cartes (chose
prohibĂ©e) et rangĂ©es dâune certaine maniĂšre.
Une arrivante, mal fouillée sans doute, lui avait fait ce
cadeau.
â Je nây crois pas plus que cela, dit-elle, mais câest une
drĂŽle de chose.
Quelle terrible revanche de la Commune sur lâarmĂ©e, la
magistrature, une victoire populaire ! Et lisant dans sa pensée
bien plus que sur les cartes elle disait : Dans longtemps,
longtemps, comme ce sera terrible !
La Commune
396
A ce moment on commença à appeler les
plus mauvaises,
pour les envoyer Ă la correction de Versailles.
Michel Louise !
Gorget Victorine !
Ch. FĂ©licie !
Papavoine
Eulalie !
A ce nom, celui qui appelait gonflait sa voix, la pauvre fille
nâĂ©tait pas mĂȘme parente du cĂ©lĂšbre Papavoine, mais cela faisait
bien dans le tableau. Nous Ă©tions quarante. Le lieutenant
Marceron, pour inaugurer sa prise de direction de la prison des
Chantiers, commençait par cette exécution.
Il pleuvait par torrents, nous attendions en ligne dans la cour,
Marceron vint sâexcuser, sâadressant Ă moi qui passais pour la
plus mauvaise, je lui dis que de la part de Versailles nous le
préférions ainsi.
A la correction le régime des 40 plus mauvaises se trouva
singuliĂšrement adouci, on nous donna des bains et du linge, on
put voir ses parents.
Marceron nây gagna que de changer de visages, les
prisonniÚres qui nous succédaient se révoltant comme nous,
elles durent mĂȘme le faire davantage puisquâil se mit Ă frapper
les enfants à coups de cordes, ce que les prédécesseurs
nâavaient pas fait.
Le petit Ranvier entre autres, ĂągĂ© dâune douzaine dâannĂ©es,
fut frappĂ© parce quâil ne voulait pas dĂ©noncer la retraite de son
pĂšre :
â Je ne la sais pas, dit-il, mais si je la connaissais je ne
vous le dirais pas.
La Commune
397
Les pauvres femmes qui Ă©taient devenues ou devenaient
folles, ne furent pas non plus négligées. Les nouvelles
prisonniĂšres les soignaient comme nous en avions lâhabitude,
sans se troubler de leurs cris dâĂ©pouvante. Elles voyaient partout
et sans cesse les horribles scĂšnes qui leur avaient fait perdre la
raison ; il fallait les faire manger comme de petits enfants.
Un jour les malheureuses femmes furent emmenées dans des
maisons dâaliĂ©nĂ©s, disait-on.
Mesdames Hardouin et Cadolle ont Ă©crit lâĂ©pouvantable
histoire de la prison des Chantiers sous le lieutenant Marceron.
En cet endroit naquit la petite Leblanc qui devait faire avec
nous quelques mois plus tard, dans les bras de sa mĂšre le
voyage de CalĂ©donie sur un navire de lâĂtat la frĂ©gate la Virginie.
La prison des Chantiers fut Ă la fin de lâannĂ©e attribuĂ©e aux
hommes. Toutes les maisons de détention regorgeait, les
femmes qui y étaient encore furent reversées à la correction de
Versailles.
IV
Les prisons de Versailles.
Les poteaux de Satory â Jugements
Nâest sur les pages.
(L. M.)
La Commune
398
A la correction de Versailles, on pouvait, avec quelque
habileté savoir des nouvelles des hommes incarcérés dans les
autres prisons ; â ceux-lĂ du moins vivaient encore.
Nous savions quâĂ la justice, il y avait dĂ©jĂ depuis quelques
temps, Ferré, Rossel, Grousset, Courbet, Gaston Dacosta,
enfermĂ©s dans le mĂȘme couloir que Rochefort qui les avait
précédés.
Nous savions ceux qui avaient pu sâĂ©chapper de lâabattoir,
ceux dont personne nâavait de nouvelles, chaque jour amenant
de nouvelles arrestations ; quand la police et les délateurs
étaient insuffisants, ce qui arrivait souvent, policiers et délateurs
ayant eu de tout temps le monopole de la bĂȘtise, on employait
dâautres moyens.
Odysse Barot raconte ainsi la façon dont fut opérée
lâarrestation de Th. FerrĂ© :
Le pĂšre Ă©tait parti pour son travail quotidien, il ne
restait lĂ que deux femmes, la vieille mĂšre et la jeune
sĆur de lâhomme quâon recherchait.
Cette derniÚre, Marie Ferré, était au lit dangereusement
malade, en proie Ă une fiĂšvre ardente.
On se rabat sur madame Ferré, on la presse de
questions. On la somme de révéler la cachette de son
fils. Elle affirme
quâelle lâignore et que dâailleurs, le
connĂ»t-elle, on ne pouvait pas exiger dâune mĂšre quâelle
se fit la dénonciatrice de son propre fils.
La Commune
399
On redouble dâinstances, on emploie tour Ă tour la
douceur, la menace.
â ArrĂȘtez-moi si vous voulez, mais je ne puis vous dire
ce que jâignore, et vous nâaurez pas la cruautĂ© de
mâarracher dâauprĂšs du lit de ma fille.
La pauvre femme à cette seule pensée tremble de tous
ses membres. Lâun de ces hommes laisse Ă©chapper un
sourire ; une idée diabolique venait de surgir dans son
esprit.
â Puisque vous ne voulez pas nous dire oĂč est votre
fils, eh bien, nous allons emmener votre fille.
Un cri de dĂ©sespoir et dâagonie sâĂ©chappe de la poitrine
de madame Ferré. Ses priÚres, ses larmes sont
impuissantes. On se met en devoir de faire lever et
habiller la malade, au risque de la tuer.
â Courage, mĂšre, dit mademoiselle FerrĂ©, ne tâafflige
pas, je serai forte, ce ne sera rien ; il faudra bien quâon
me relĂąche.
On va lâemmener.
Placée dans cette épouvantable alternative, ou
dâenvoyer son fils Ă la mort, ou de tuer sa fille en la
laissant emmener, affolée de douleur, en dépit des
signes suppliants que lui adresse lâhĂ©roĂŻque Marie, la
malheureuse mĂšre perd la tĂȘte, hĂ©site.
â Tais-toi, mĂšre, tais-toi, murmure la malade. On
lâemmĂšne.
La Commune
400
Mais câen Ă©tait trop pour le pauvre cerveau maternel.
Madame FerrĂ© sâaffaisse sur elle-mĂȘme, une fiĂšvre
chaude se dĂ©clare, sa raison sâobscurcit ; des phrases
incohĂ©rentes sâĂ©chappent de sa bouche. Les bourreaux
prĂȘtent lâoreille, et guettent la moindre parole pouvant
servir dâindice.
Dans son délire, la malheureuse mÚre laisse échapper
Ă plusieurs reprises, ces mots : Rue Saint-Sauveur.
HĂ©las ! Il nâen fallait pas davantage. Tandis que deux
de ces hommes gardent à vue la maison Ferré, les
autres courent en hĂąte achever leur Ćuvre. La rue
Saint-Sauveur est cernée, fouillée, Théophile Ferré est
arrĂȘtĂ© ; quelques mois plus tard, il est fusillĂ©.
Huit jours aprĂšs lâhorrible scĂšne de la rue Fazilleau, en
rendait à la courageuse enfant sa liberté. Mais on ne lui
rendait pas sa mĂšre devenue folle, et qui mourut
bientĂŽt dans un hospice dâaliĂ©nĂ©s Ă lâasile Sainte-Anne.
Odysse BAROT
Dossier de la magistrature.
Le pĂšre fut fait prisonnier et y resta jusque aprĂšs lâassassinat
de Ferré.
Marie gagnait seule pour ses chers prisonniers.
Plusieurs membres de la Commune et du comité central étant
arrĂȘtĂ©s, on pensait gĂ©nĂ©ralement que leur jugement aurait lieu ;
dâabord, il nâen fut rien, le gouvernement voulait prĂ©parer les
esprits aux condamnations, en faisant comparaĂźtre les
La Commune
401
premiĂšres, non pas les femmes qui eussent hautement
revendiqué leurs actes, mais de pauvres femmes dont le seul
crime Ă©tait dâavoir Ă©tĂ© de dĂ©vouĂ©es ambulanciĂšres, ramassant et
soignant Parisiens et Versaillais, avec le mĂȘme empressement ;
pour elles, ils Ă©taient des blessĂ©s, elles Ă©taient les sĆurs de ces
souffrants.
Elles étaient quatre : Elisabeth Retif, Joséphine Marchais,
Eugénie Suétens, Eulalie Papavoine, nullement parente, nous
lâavons dit, du fameux Papavoine.
On mettait partout ce nom en exergue : réactionnaires,
imbĂ©ciles, et gouvernants, lâĂ©levaient Ă tout propos.
Jamais elles ne sâĂ©taient vues, avant la nuit, qui prĂ©cĂ©da leur
arrestation.
Les fédérés se repliaient sur un autre quartier, elles se
rencontrĂšrent dans une maison, oĂč elles passĂšrent la nuit ; je ne
sais si quelques blessĂ©s ne sây trouvaient pas Ă©galement.
Vaincues par le sommeil, elles se jetĂšrent deux par deux, sur
un matelas posé à terre et y dormirent à tour de rÎle.
Câest pendant cette nuit-lĂ que lâaccusation sâobstinait Ă dire
quâensemble
elles avaient allumĂ© lâincendie. â [Ce qui ne les
empĂȘchait pas dâavoir dormi Ă©tant
ivres !]
Peut-ĂȘtre quâelles
Ă©taient ivres en effet, de fatigue et de faim !
Des soldats furent improvisés leurs défenseurs, trois
demandĂšrent Ă sâabsenter pendant le jugement, ce qui leur fut
accordé, un sous-officier qui plaidait pour Suétens se contenta
de dire : Je mâen rapporte Ă la sagesse de la Cour.
La Commune
402
Ces dĂ©vouĂ©es eurent des paroles justes, mais elles nâosĂšrent
jeter Ă la face des juges que leur honnĂȘtetĂ© assurant la vĂ©ritĂ©,
quâelles avaient soignĂ© les blessĂ©s sans regarder sâils
appartenaient Ă lâarmĂ©e de la Commune, ou Ă lâarmĂ©e de
Versailles.
Elles furent en conséquence condamnées à mort !
Cela Ă©tonna les soldats quâelles avaient soignĂ©s, comme ils
sâĂ©taient Ă©tonnĂ©s que du cĂŽtĂ© de la Commune, on conduisĂźt les
blessĂ©s Ă lâambulance au lieu de les achever.
Jusquâau jugement des membres de la Commune, on se
garda de faire comparaĂźtre ceux qui eussent fait prompte justice
des accusations grotesques, et des légendes infùmes
soigneusement recueillies par des Ă©crivains en tĂȘte desquels
Ă©taient Maxime Ducamp et autres.
Les fédérés attendaient un peu partout, dans les prisons, sur
les pontons, dans les forts ; on espérait amollir les courages.
Les rats, la vermine et la mort, ne terrassaient que les
malheureux arrĂȘtĂ©s dans la foule comme dâautres avaient Ă©tĂ©
fusillés sur le tas.
Les statistiques officielles avouÚrent parmi les détenus onze
cent soixante-dix-neuf morts, et deux mille malades.
Comptait-on les exécutés de Satory dans les premiers jours,
les inconnus assommĂ©s parce quâils ne pouvaient pas suivre la
marche des prisonniers, que réglait le pas des chevaux ?
Et le nombre de ceux Ă qui lâhorreur des choses vues, avait
fait perdre la raison.
La Commune
403
Lorsque pour lâinstruction, je fus reconduite Ă la prison des
Chantiers pendant quelques heures, jâappris que les folles en
avaient été extraites pour les conduire, disait-on, dans un asile
de fous.
Personne ne put vérifier, nous ne savions pas leurs noms,
elles ne le savaient plus elles-mĂȘmes, pour la plupart.
Enfin parut un arrĂȘtĂ© du gouverneur de Paris annonçant la
mise en jugement des membres de la Commune et du comité
central tombĂ©s entre les mains de lâennemi.
Ceux-là répondraient.
Les accusĂ©s Ă©taient classĂ©s dans lâordre suivant : FerrĂ©, Assi,
Urbain, Billioray, Jourde, Trinquet, Champy, RĂ©gĂšre, Lisbonne,
Lullier, Rastoul, Grousset, Verdure, Ferrat, Deschamps, Clément,
Courbet, Parent.
Le troisiĂšme conseil de guerre devant lequel ils devaient
comparaßtre, était ainsi composé :
Merlin, colonel, président.
Gaulet, chef de bataillon, juge.
De Guibert, capitaine, juge.
Mariguet, juge.
Cassaigne, lieutenant, juge.
LĂ©ger, sous-lieutenant, juge.
Labat, adjudant sous-officier.
Gaveau, chef de bataillon au 68
e
de ligne.
SĂ©nart, capitaine, substitut.
Le procÚs commencé le 17 août, eut dix-sept audiences.
Trois cents siĂšges avaient Ă©tĂ© prĂ©parĂ©s, pour lâassemblĂ©e de
Versailles.
Deux mille places furent réservées à un public choisi ; les
Ă©gorgeurs de lâarmĂ©e rĂ©guliĂšre, au grand complet, y offraient le
La Commune
404
bout de leurs doigts gantĂ©s Ă des femmes richement vĂȘtues, et
le dos arrondi, les reconduisaient Ă leur place en saluant.
On dĂ©niait aux membres de la Commune le titre dâaccusĂ©s
politiques, quâon leur reconnut sans le savoir, par la
condamnation de quelques-uns dâentre eux, Ă la dĂ©portation
simple ; peine essentiellement politique.
Les rapports des policiers avaient sous la haute direction de
M. Thiers, été collectionnés en un dossier épouvantable et
burlesque, travail tout préparé à la taille de celui qui en était
chargé.
CâĂ©tait le chef de bataillon Gaveau, sorti naguĂšre dâune
maison de fous, il acheva lâĆuvre, en y mettant un cachet de
démence.
La presse réactionnaire poussa tant de hurlements autour des
accusations, que tous les esprits libres Ă lâĂ©tranger se
révoltÚrent.
Le
Standard
de Londres, jusque-lĂ ennemi de la Commune,
ne trouvait rien de plus rĂ©voltant que lâattitude de la presse
française du
demi-monde
autour de ce procĂšs.
Ferré ne voulant pas de défenseur, le président nomma
dâoffice M
e
Marchand, qui eut lâhonnĂȘtetĂ© de se borner Ă ce que
Ferré lût ses conclusions. Cependant à travers les interruptions
haineuses du tribunal et les vociférations de la salle, si bien
choisie, il ne put le faire complĂštement.
Ce fut ainsi que commença et termina Ferré.
La Commune
405
AprÚs la conclusion du traité de paix, conséquence de la
honteuse capitulation de Paris, la RĂ©publique Ă©tait en
danger. Les hommes qui avaient succĂ©dĂ© Ă lâempire
écroulé dans la boue et le sang se cramponnaient au
pouvoir et quoique accablés par le mépris public, ils
prĂ©paraient dans lâombre un coup dâĂtat, persistant Ă
refuser Ă Paris lâĂ©lection de son conseil municipal.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Les journaux honnĂȘtes et sincĂšres Ă©taient supprimĂ©s ;
les meilleurs patriotes étaient condamnés à mort... les
royalistes se préparaient au partage des restes de la
France ; enfin, dans la nuit du 18 mars, ils se crurent
prĂȘts et tentĂšrent le dĂ©sarmement de la garde nationale
et lâarrestation en masse des rĂ©publicains.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Leur tentative Ă©choua devant lâopposition entiĂšre de
Paris et lâabandon de leurs soldats, ils sâenfuirent, et se
réfugiÚrent à Versailles.
Dans Paris livrĂ© Ă lui-mĂȘme, les citoyens honnĂȘtes et
courageux essayaient de ramener lâordre et la sĂ©curitĂ©.
Au bout de quelques jours la population étant appelée
au scrutin, la Commune fut ainsi constituée.
Le devoir du gouvernement de Versailles Ă©tait de
reconnaĂźtre la validitĂ© de ce vote et de sâaboucher avec
la Commune pour ramener la concorde ; tout au
contraire, et comme si la guerre Ă©trangĂšre nâavait pas
La Commune
406
fait assez de misĂšres et de ruines, il y ajouta la guerre
civile ; ne respirant que la haine et la vengeance, il
attaqua Paris et lui fit subir un nouveau siĂšge.
Paris résista deux mois et il fut alors conquis. Pendant
dix jours le gouvernement autorisa le massacre des
citoyens et les fusillades sans jugement.
Ces journées funestes nous reportent à celles de la
Saint-BarthĂ©lemy. â On a trouvĂ© moyen de dĂ©passer
juin et dĂ©cembre. â Jusques Ă quand le peuple
continuera-t-il Ă ĂȘtre mitraillĂ© ?
Membre de la Commune de Paris, je suis entre les
mains de ses vainqueurs, ils veulent ma tĂȘte, quâils la
prennent. Jamais je ne sauverai ma vie par la lùcheté ;
libre jâai vĂ©cu, jâentends mourir de mĂȘme.
Je nâajoute plus quâun mot : la fortune est capricieuse je
confie Ă lâavenir le soin de ma mĂ©moire et de ma
vengeance.
AprĂšs ce manifeste interrompu Ă chaque mot par des insultes,
ou mĂȘme ceux qui en appelaient Ă la lĂ©galitĂ© Ă©taient forcĂ©s de
reconnaĂźtre les faits, et qui Ă Londres fit une profonde
impression, le prĂ©sident Merlin lança cette suprĂȘme insulte : la
mĂ©moire dâun assassin ! et lâagitĂ© Gaveau ajouta : câest au
bagne quâil faut envoyer un pareil manifeste.
â Tout cela, dit encore Merlin, ne rĂ©pond pas aux actes
pour lequel vous ĂȘtes ici.
FerrĂ©, en termina dâun mot :
La Commune
407
â Cela signifie, dit-il, que jâaccepte le sort qui mâest
fait.
La Commune était glorifiée, mais Ferré était perdu.
Lâavocat voulant prendre acte des paroles de Merlin : La
mĂ©moire dâun assassin, lâauditoire hurla et Merlin
insolent rĂ©pondit : â Je me suis servi de lâexpression
dont parle le défenseur, le conseil vous donne acte de
ses conclusions.
Mais Ferré ne voulait pas discuter sa vie.
Jourde, sans sa prodigieuse mémoire, eût passé à cause de
son Ă©pouvantable honnĂȘtetĂ©, au sujet de la banque pour
un
voleur.
On avait enlevé ses comptes, il les rétablit de mémoire
avec une clarté qui aurait dû couvrir de honte le tribunal.
La honte pour certaines gens nâexiste pas.
Les mille francs que chacun des membres de la Commune
avait employés aux nécessités du moment, feraient une étrange
figure, devant les millions semĂ©s, aujourdâhui par les
gouvernants en voyages dâagrĂ©ment et autres choses de pire.
Champy, Trinquet, revendiquĂšrent lâhonneur dâavoir rempli leur
mandat jusquâau bout.
Urbain sortit Ă son honneur du complot ourdi contre lui, Ă
lâaide de M. de Montaud, placĂ© prĂšs de lui par Versailles pour le
trahir.
Les infùmes dessous du gouvernement furent étalés au grand
jour de la presse de lâEurope, on vit dans leur rĂ©volutionnaire
honnĂȘtetĂ© les hommes de la Commune. Mais que chĂšrement ils
La Commune
408
payĂšrent cette honnĂȘtetĂ© scrupuleuse qui les avait empĂȘchĂ©s de
restituer Ă la foule ou au nĂ©ant, lâĂ©ternel veau dâor, la banque !
Les jugements furent ainsi rendus : Condamnés à mort : Th.
Ferré, Lullier ; Travaux forcés à perpétuité : Urbain, Trinquet ;
Déportés dans une enceinte fortifiée : Assi, Billioray, Champy,
RegĂšre, Ferret, Verdure, Grousset ;
DĂ©portation simple : Jourde, Rastoul ;
Six mois de prison et 500 francs dâamende : Courbet ;
Acquittés : Deschamp, Parent, Clément, comme ayant donné
dÚs les premiers jours leur démission de membres de la
Commune.
La commission de quinze bourreaux qui sans doute par ironie
était appelée commission
des grĂąces
était ainsi composée :
Martel, Priou, Bastard, Voisin, Batba, Maillé, Lacaze, Duchatel,
marquis de Quinzounas, Merveilleux-Duvignan, Tailhau, Cosne,
Paris, Bigot, Batbie, et Thiers, président en surplus.
La commission des grùces envoyait les condamnés au poteau
avec toutes les formes voulues ; cela faisait partie de la mise en
scĂšne comme la mise en chapelle en Espagne.
En attendant, comme tous les prisonniers possibles nous
correspondions entre les deux prisons, ayant soin si la chose
était découverte de ne compromettre personne.
Elle le fut en effet, et ce qui parut le plus terrible, câest que
les monstres, nos vainqueurs, y Ă©taient traitĂ©s dâimbĂ©ciles ; il y
était raconté aussi que leurs idiots de policiers étaient en train
La Commune
409
de chercher partout une personne morte dont ils avaient trouvé
la photographie dans leurs perquisitions, ce qui devait leur
arriver souvent.
Ce crime nâĂ©tait pas le seul, jâavais envoyĂ© des vers Ă nos
seigneurs et maĂźtres, pas Ă leur louange bien entendu. Quelques
strophes en ont paru dans mon volume de vers Ă travers la vie.
AU TROISIĂME CONSEIL DE
GUERRE
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Tous ces temps-ci sont votre ouvrage,
Et quand viendront des jours meilleurs,
Lâhistoire sourde Ă votre rage,
Jugera les juges menteurs.
Tous ceux qui veulent une proie,
Vendus, traĂźtres, suivent vos pas,
Cette claque des attentats,
Mouchards, bandits, filles de joie,
Cassaigne, Mariguet, Guilbert, LĂ©ger, Gaveau,
Gaulet, Labat, Merlin, bourreau, etc.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
VERSAILLES CAPITALE
Oui, Versailles est capitale.
Ville corrompue et fatale,
Câest elle qui tient le flambeau,
Satory lui fait sentinelle,
Et les bandits la trouvent belle,
Avec un linceul pour manteau,
Versailles, vieille courtisane,
Sous sa robe que le temps fane,
Tient la RĂ©publique au berceau,
Couverte de lĂšpre et de crime.
Elle souille ce nom sublime,
En lâabritant sous son drapeau.
Il leur faut de hautes bastilles,
Pleines de soldats et de filles,
Pour se croire puissants et forts,
Tandis que sous leur poids immonde,
La ville oĂč bat le cĆur du monde,
Paris, dort du sommeil des morts,
Malgré vous le peuple héroïque,
Fera grande la RĂ©publique ;
La Commune
410
On nâarrĂȘte pas le progrĂšs,
Câest lâheure oĂč tombent les couronnes,
Comme Ă la fin des froids automnes,
Tombent les feuilles des forĂȘts.
L. MICHEL.
Prison de Versailles, octobre 71.
A NOS VAINQUEURS
On en est Ă ce point de honte,
De dégoût profond et vainqueur,
Que lâhorreur ainsi quâun flot monte,
Et lâon sent dĂ©border son cĆur.
Vous ĂȘtes aujourdâhui nos maĂźtres,
Notre vie est entre vos mains,
Mais les jours ont des lendemains,
Et parmi vous sont bien des traĂźtres.
Passons, passons les mers, passons les noirs vallons,
Passons, passons,
Passons, que les blés mûrs tombent dans les sillons,
Etc.
Peu Ă peu nous apprenions par les prisonniĂšres qui arrivaient
les détails des cruautés encore inconnues, par exemple,
lâexĂ©cution de Tony Moillin qui nâavait jamais que parlĂ© dans les
réunions publiques ; il avait demandé pour éviter des ennuis à sa
femme Ă rĂ©gulariser son mariage avant lâexĂ©cution. Cette
demande lui ayant Ă©tĂ© accordĂ©e, ils attendirent ensemble lâheure
au poste prĂšs duquel il devait ĂȘtre passĂ© par les armes, sans
quâaucun dĂ©tail de lâexĂ©cution Ă©chappĂąt Ă la malheureuse
femme.
Nous eûmes aussi connaissance de la mort de certaines gens
partisans de Versailles
tombĂ©s avec les autres Ă lâabattoir du
Chùtelet. Là aussi on fusilla des hommes restés chez eux, parce
que leurs femmes passaient pour favorables Ă la Commune.
Ainsi fut assassiné monsieur Tynaire.
La Commune
411
Lâune des femmes qui le plus avaient penchĂ© pour les moyens
de conciliation entre Paris et Versailles, madame ManiĂšre, fut la
derniĂšre arrestation que je vis Ă la correction avant mon
transfĂšrement Ă la prison dâArras.
Un matin on mâappela au greffe ; je rĂ©clamais depuis
longtemps ma mise en jugement, pensant quâune exĂ©cution de
femme pourrait perdre Versailles ; je mâimaginais ĂȘtre appelĂ©e
pour quelque formalitĂ© Ă ce sujet, câĂ©tait pour mon dĂ©part Ă la
prison dâArras ; on me jugerait quand on aurait le temps, jâĂ©tais
punie dâabord.
Jâai pensĂ© pendant longtemps, que cette noirceur Ă©tait due Ă
MassĂ© ; jâai su depuis que câĂ©tait au vieux ClĂ©ment.
En partant, jâĂ©crivis une protestation sur le livre du greffe et
je recommandai quâon voulĂ»t bien prĂ©venir ma mĂšre qui devait
venir me voir le lendemain, jour de visites. On Ă©tait en
novembre, et lâhiver vint de trĂšs bonne heure cette annĂ©e-lĂ ; il
y avait de la neige déjà depuis plusieurs jours.
On oublia de la prévenir, et elle se sentit pendant plusieurs
annĂ©es du froid quâelle avait Ă©prouvĂ© pendant le voyage de Paris
Ă Versailles, pour ne trouver personne.
Suivirent le jugement de Rossel, condamné à mort pour avoir
passĂ© de lâarmĂ©e rĂ©guliĂšre Ă lâarmĂ©e fĂ©dĂ©rĂ©e.
Bourgeois, sous-officier, fut condamnĂ© Ă mort pour le mĂȘme
fait.
Le procĂšs de Rochefort fut encore retardĂ© ; on lâenvoya
attendre au fort Bayard.
La Commune
412
A Versailles, de belles jeunes filles traversĂšrent souvent les
sombres corridors de la justice, la prison dâĂtat de 71, Marie
Ferré avec ses grands yeux noirs et ses lourds cheveux bruns, la
fille de Rochefort toute jeune alors ; les deux sĆurs de Rossel,
Bella et Sarah.
A Paris, Ă©taient deux femmes dont lâune fiĂšrement pensait Ă
son frĂšre mort, lâautre toujours dans lâanxiĂ©tĂ© du doute ; la sĆur
de Delescluze, la sĆur de Blanqui.
La nuit du 27 au 28 novembre, Ă la prison dâArras, on
mâappela et on me dit de me tenir prĂȘte pour partir Ă Versailles.
Je ne sais pas Ă quelle heure on partit, câĂ©tait encore nuit, il y
avait beaucoup de neige, deux gendarmes mâaccompagnaient ;
on prit le chemin de fer aprĂšs avoir attendu longtemps Ă la gare
oĂč les imbĂ©ciles venaient me regarder comme un animal curieux
et essayer dâentrer en conversation. Avec la maniĂšre dont je leur
rĂ©pondais le mĂȘme nây revenait pas deux fois, mais restait Ă une
petite distance, me regardans les yeux effarés.
â Je crois, me dit lâun de ces gens, quâil y aura dĂšs le
matin, des exécutions à Satory.
â Tant mieux ! lui dis-je, cela hĂątera celles de
Versailles.
Les gendarmes mâemmenĂšrent dans une autre salle.
On attendit encore longtemps le départ.
A Versailles, je rencontrai à la gare Marie Ferré, pùle comme
une morte, sans larmes, elle venait réclamer le corps de son
frĂšre.
La Commune
413
Les gendarmes qui mâaccompagnaient furent destituĂ©s pour
nous avoir laissées communiquer ensemble Marie et moi.
Le journal
la Liberté
du 28 novembre raconte ainsi lâexĂ©cution
de Satory :
Les condamnés sont vraiment trÚs fermes. Ferré adossé
Ă son poteau jette son chapeau sur le sol ; un sergent
sâavance pour lui bander les yeux, il prend le bandeau
et le jette sur son chapeau. Les trois condamnés restent
seuls, les trois pelotons dâexĂ©cution qui viennent de
sâavancer font feu.
Rossel et Bourgeois sont tombĂ©s sur le coup ; quant Ă
Ferré, il est resté un moment debout et est tombé sur le
cÎté droit.
Le chirurgien-major du camp, M. Dejardin se précipite
vers les cadavres ; il fait signe que Rossel est bien mort
et appelle les soldats qui doivent donner le coup de
grùce à Ferré et à Bourgeois.
La Liberté.
28 novembre 1871.
Une lettre adressĂ©e par FerrĂ© Ă sa sĆur quelques instants
avant de mourir était ainsi conçue :
Maison dâarrĂȘt cellulaire de Versailles, n° 6.
Mardi 28 novembre 1871, cinq heures et demie du matin.
Ma bien chĂšre sĆur,
Dans quelques instants je vais mourir. Au dernier
moment ton souvenir me sera présent ; je te prie de
La Commune
414
demander mon corps et de le réunir à celui de notre
malheureuse mĂšre.
Si tu peux, fais insĂ©rer dans les journaux lâheure de
mon inhumation, afin que des amis puissent
mâaccompagner. Bien entendu aucune cĂ©rĂ©monie
religieuse ; je meurs matĂ©rialiste comme jâai vĂ©cu.
Porte une couronne dâimmortelles sur la tombe de notre
mĂšre.
Tùche de guérir mon frÚre et de consoler notre pÚre ;
dis-leur bien Ă tous deux combien je les aimais.
Je tâembrasse mille fois et te remercie mille fois des
bons soins que tu nâas cessĂ© de me prodiguer ;
surmonte la douleur et comme tu me lâas souvent
promis, sois à la hauteur des événements. Quant à moi
je suis heureux, jâen vais finir avec mes souffrances et il
nây a pas lieu de me plaindre. Tous mes papiers, mes
vĂȘtements et autres objets doivent ĂȘtre rendus, sauf
lâargent du greffe que jâabandonne aux dĂ©tenus moins
malheureux.
TH. FERRĂ.
Le juge Merlin Ă©tait Ă la fois du conseil de guerre et de
lâexĂ©cution.
La province comme Paris fut couverte de sang des exécutions
froides.
Le 30 novembre, deux jours aprĂšs les assassinats de Satory,
Gaston Crémieux de Marseille fut conduit dans la plaine qui
La Commune
415
borde la mer et quâon appelle le Pharo ; dĂ©jĂ on y avait fusillĂ© un
soldat nommé Paquis, passé dans les rangs populaires.
CrĂ©mieux commanda lui-mĂȘme le feu ; il voulut crier Vive la
République ! mais la moitié du mot seulement passa ses lÚvres.
Les soldats aprÚs chaque exécution défilaient devant les corps.
Au son des fanfares ils le firent au Pharo, comme ils lâavaient fait
Ă Satory.
Un peu plus tard, le pĂšre Etienne eut sa condamnation Ă mort
commuée en déportation à perpétuité.
Des registres Ă©taient couverts de signatures Ă la porte de
Gaston Crémieux. Cette manifestation fit une impression de
crainte au gouvernement. Se voyant désavoué par les
consciences, il voulut en imposer par la terreur.
PrĂšs dâun an aprĂšs la Commune, le 22 fĂ©vrier, Ă sept heures,
les poteaux de Satory furent de nouveau ensanglantés.
Lagrange, Herpin Lacroix, Verdaguer, trois braves et vaillants
défenseurs de la Commune, payÚrent de leur vie comme tant
dâautres la mort des deux gĂ©nĂ©raux ClĂ©ment Thomas et Lecomte
que Herpin Lacroix avait voulu sauver et qui avaient préparé
eux-mĂȘmes leur fatalitĂ©.
Le 29 mars, Préau de Vedel ; le 30 avril, Genton, se traßnant
sur des béquilles à cause de ses blessures, mais fiÚrement
debout au poteau.
Le 25 mai, Serizier, Bouin et Boudin, pour avoir pendant les
jours de mai tuĂ© un individu qui sâopposait Ă la dĂ©fense.
La Commune
416
Le 6 juillet, Baudouin et Rouillac pour lâincendie de Saint-Eloi,
et la lutte devant les barricades.
Arrivés au poteau, ils brisÚrent les cordes et luttÚrent contre
les soldats, ils furent massacrĂ©s comme des bĆufs Ă lâabattoir.
â Câest avec cela quâils pensaient, dit lâofficier qui
commandait, en remuant du bout de la botte les
cervelles répandues à terre.
Comme sâĂ©taient amoncelĂ©s les cadavres on entassait les
condamnations ; aprÚs le délire du sang il y avait le délire des
jugements. Versailles crut faire avec la terreur le silence Ă©ternel.
Des écrivains furent condamnés à mort pour des articles de
journaux : ainsi Maroteau, condamné à mort pour des articles de
la
Montagne.
La profession de foi de ce journal nâĂ©tait que lâexact compte-
rendu des faits. Maroteau y disait en parlant de la réaction :
Quand ils sont Ă bout de mensonges et de calomnies,
quand leur langue pend, pour se remettre ils se
trempent le nez dans lâĂ©cume du verre de sang de
mademoiselle de Sombreuil.
Ils sortent de sa tombe le général Bréa, agitant le
suaire de Clément Thomas.
Assez !
Vous parlez de vos morts, mais comptez donc les
nĂŽtres. CompĂšre Favre, retrousse ta jupe pour ne pas la
franger de rouge et entre, si tu lâoses, dans le charnier
de la révolution.
La Commune
417
Les tas sont gros.
Voici Prairial et Thermidor, voici Saint-Merry,
Transnonain, Tiquetonne.
Que de dates infĂąmes et que de noms maudits !
Et sans remonter si haut, sans fouiller la cendre des ans
passés, qui donc a tué hier et qui tue encore
aujourdâhui ?
Qui donc a enrÎlé Charette et Failly ? qui donc a battu le
rappel en Vendée, lancé sur Paris la Bretagne ?
Qui donc a mitraillĂ© au vol un essaim de fillettes Ă
Neuilly ?
Bandits !
Mais aujourdâhui câest la victoire, non la bataille qui
marche derriĂšre le drapeau rouge. La ville entiĂšre sâest
levée au son des trompettes. Nous allons, vautours,
aller vous prendre dans votre nid, vous apporter tout
clignotants Ă la lumiĂšre.
La Commune vous met ce matin en accusation, vous
serez jugés et condamnés, il le faut !
Heindrech passe ton couperet sur la pierre noire.
Oui !
En fondant la
Montagne,
jâai fait le serment de
Rousseau et de Marat : mourir sâil le faut, mais dire la
vérité.
Je le rĂ©pĂšte, il faut que la tĂȘte de ces scĂ©lĂ©rats tombe !
La Commune
418
Gustave MAROTEAU.
Qui donc sâĂ©tonnerait quâon se fĂ»t indignĂ© des crimes de
Versailles ?
Le numéro 19 de la
Montagne
(presque le dernier, ce journal,
je crois, nâen ayant eu quâune vingtaine) causa le verdict de mort
de Maroteau, quâon nâosa cependant exĂ©cuter. Il fut commuĂ© aux
travaux forcés à perpétuité, il me reste de cet article, les
passages incriminĂ©s. CâĂ©tait aprĂšs le refus de Versailles
dâĂ©changer Blanqui contre lâarchevĂȘque de Paris et plusieurs
prĂȘtres.
La Montagne n°
19, par Gustave Maroteau.
MONSEIGNEUR LâARCHEVĂQUE DE PARIS
En 1848, pendant la bataille de juin, un prélat fut tué,
sur une barricade : câĂ©tait monseigneur Affre,
archevĂȘque de Paris.
Il était monté là , dit-on, sans parti pris, en apÎtre
prĂȘcher lâĂ©vangile, pour lever du bout de sa crosse dâor
le canon fumant des fusils.
Cette mort excusait pour elle les craintes de Cavaignac.
On feignit de trouver dans les mains qui saignaient sous
le fer du bagne des lambeaux de robe violette.
CâĂ©tait faux ! on ignore encore aujourdâhui de quel cĂŽtĂ©
vint le coup. On ne sait pas si la balle partait du fusil
dâun soldat ou de la canardiĂšre dâun insurgĂ©.
Les rĂ©publicains baissĂšrent la tĂȘte comme des maudits
sous cette aspersion de sang bénit.
La Commune
419
Lâinstruction nous a rendus sceptiques ; câest fini, nous
ne croyons plus à Dieu, la Révolution de 71 est athée,
notre RĂ©publique a un bouquet dâimmortelles au
corsage.
Notre grand acte de travail proscrit les paresseux et les
parasites...
Partez, jetez vos frocs aux orties, retroussez vos
manches, prenez lâaiguillon, poussez la charrue ;
chanter aux bĆufs est mieux que des psaumes.
Et ne me parlez pas de Dieu, le croquemitaine ne nous
effraie plus, il y a trop longtemps quâil nâest plus que
prétexte à pillage et à assassinat.
Câest au nom de Dieu que Guillaume a bu Ă plein
casque le plus pur de notre sang, ce sont les soldats du
pape qui bombardent les Ternes, nous biffons Dieu.
Les chiens ne vont plus se contenter de regarder les
Ă©vĂȘques, ils les mordront. Nos balles ne sâaplatiront pas
sur les scapulaires ; pas une voix ne sâĂ©lĂšvera pour
nous maudire le jour oĂč lâon fusillera lâarchevĂȘque
Darbois.
Nous avons pris Darbois comme otage et si on ne nous
rend pas Blanqui, il mourra.
La Commune lâa promis ; si elle hĂ©sitait, le peuple
tiendrait le serment pour elle et ne lâaccusez pas.
La Commune
420
â Que la justice des tribunaux commence, disait
Danton au lendemain des massacres de septembre et
celle du peuple cessera.
Ah ! jâai bien peur pour Monseigneur lâarchevĂȘque de
Paris.
Gustave MAROTEAU.
Maroteau avait écrit au premier numéro de la
Montagne,
jâai
fait le serment de Rousseau et de Marat : mourir sâil le faut, mais
dire la vĂ©ritĂ©. Cette vĂ©ritĂ© Ă©tait quâil Ă©tait impossible dans les
circonstances horribles crĂ©Ă©es par Versailles dâĂ©crire comme
dâagir autrement.
Il est Ă©trange quâĂ lâinstant oĂč je citais les paroles de
Rousseau, dont Maroteau sâĂ©tait fait une loi, on ouvrait les
cercueils de Rousseau et de Voltaire pour sâassurer si leur
dĂ©pouille aujourdâhui vĂ©nĂ©rĂ©e y gĂźt encore.
Oui, elles y sont, la tĂȘte de Voltaire nous rit au nez de son rire
incisif, pour avoir avancé, si peu. Le squelette de Rousseau
calme se croise les bras.
Maroteau fut condamné surtout pour avoir dit la vérité, mais
pour lui, comme pour Cyvoct vingt ans aprĂšs on nâosa exĂ©cuter
la sentence commuée aux travaux forcés à perpétuité ; il fut
envoyĂ© au bagne de lâĂźle Nou.
Maroteau, malade de la poitrine, avant son départ, mourut le
18 mars 1875 Ă lâĂąge, je crois, de 27 ans.
La Commune
421
Il avait une maladie de poitrine quâil traĂźnait depuis prĂšs de
six ans, mais la fin Ă©tait venue, on attendait sa mort dĂšs le 16
mars, lâagonie Ă©tant commencĂ©e.
Tout Ă coup il se soulĂšve et sâadressant au mĂ©decin :
â La science, dit-il, ne peut donc pas me faire vivre
jusquâĂ mon anniversaire, le 18 mars ?
â Vous vivrez, dit le mĂ©decin qui ne put cacher une
larme.
Maroteau en effet mourut le 18 mars.
Longtemps ses yeux parurent vivants regardant au fond de
lâombre venir la justice populaire.
Alphonse Humbert fut également condamné aux travaux
forcés à perpétuité pour des articles de journaux. On prétendit
que le n° du
PĂšre DuchĂȘne
du 5 avril, avait provoqué
lâarrestation de Chaudey dont il nâĂ©tait pas mĂȘme parlĂ© dans les
passages incriminés. En voici quelques fragments.
Câest la premiĂšre fois que le
PĂšre DuchĂȘne
fait un post-
scriptum Ă ses articles bougrement patriotes.
Câest aussi que jamais le
PĂšre DuchĂȘne
nâaura Ă©tĂ© si
joyeux oui, nom de noms.
Comme les affaires de la sociale vont bien et comme les
jean-foutre de Versailles sont foutus plus que jamais.
Enfin tous les vĆux du
PĂšre DuchĂȘne
sont comblés, et il
peut dÚs à présent mourir.
La Commune
422
Les battements de son cĆur auront pour la 3
e
fois en
moins de 15 jours salué la Révolution sociale
triomphante.
Et savez-vous pourquoi
le PĂšre DuchĂȘne
est si content
bien quâil y ait eu aujourdâhui une centaine de bons
bougres de ses amis de tués ?
Câest que malgrĂ© toutes les excitations des mauvais
jean-foutre, nous avons été attaqués les premiers par
les hommes de Versailles.
Ce sont eux, jâen appelle Ă la juste histoire de lâan 79 de
la République française, ce sont eux qui ont ouvert la
guerre civile.
Il y a il est vrai des patriotes qui sont morts pour le
salut de la nation.
Gloire Ă eux !
La nation est sauvée !
Et lâhonneur de la race future est sauf comme le nĂŽtre.
Nous baiserons vos plaies, ĂŽ patriotes qui ĂȘtes morts
pour la nation et pour la RĂ©volution sociale.
Et nous nous souviendrons que la couleur du drapeau
rouge a été rajeunie dans votre sang.
Le PĂšre DuchĂȘne,
5
avril 1871.
Rochefort fut condamné à la déportation dans une enceinte
fortifiée, aussi pour des articles de journaux, mais surtout pour
la part immense quâil avait eue Ă la chute de lâEmpire.
La Commune
423
Les articles parus aprĂšs les premiers bombardements dans le
Mot dâOrdre
avaient exaspéré Versailles.
« Le
Mot dâOrdre
a été supprimé par le fuyard Vinoy,
aujourdâhui grand crachat de la lĂ©gion dâhonneur, sous
prĂ©texte que mes collaborateurs et moi prĂȘchions la
guerre civile. La circulaire Dufaure nous apprend que
désormais les journaux seront punis quand ils
prĂȘcheront la conciliation. Les misĂ©rables Ă©crivains qui
trouveront mauvais que les femmes soient renversées
par les obus dans les avenues quâelles traversent pour
aller faire leurs provisions et qui proposeront un moyen
quelconque, fût-il excellent, de faire cesser les hostilités
sont dĂšs aujourdâhui assimilĂ©s par le ministre de la
justice versaillaise aux criminels les plus endurcis.
Vous ĂȘtes parti pour Versailles, mais votre pĂšre est
restĂ© Ă Paris, le jour oĂč vous apprenez quâune bombe
venue du Mont-Valérien a pénétré dans sa chambre et
lâa coupĂ© en deux dans son lit. Vous devez demander Ă
grands cris la continuation de la guerre civile sous peine
dâĂȘtre considĂ©rĂ© par lâhonnĂȘte Dufaure comme un
ennemi de la propriĂ©tĂ© et mĂȘme de la famille.
Nous lâavons remarquĂ© souvent, il nây a que les
modĂ©rĂ©s pour ĂȘtre impitoyables. Si encore ils nâĂ©taient
que fĂ©roces, mais ils sont stupides, câest du reste ce qui
nous sauve. Pas un des soi-disant ministres qui ont
assistĂ© Ă lâĂ©laboration du manifeste qui fait aujourdâhui
la joie de tous les amis de la franche gaietĂ© nâa songĂ©
La Commune
424
que la province Ă qui il est adressĂ© allait sâĂ©crier comme
un seul département :
Comment ! VoilĂ un mois quâils Ă©ventrent Paris, quâils
trouent les monuments publics et les propriétés privées,
et si par hasard quelquâun avait lâidĂ©e de leur faire
observer quâen voilĂ peut-ĂȘtre assez, ils dĂ©clarent
dâavance que ce criminel sera puni selon la rigueur des
lois. Ce ministÚre-là a donc été recruté dans les cages
du jardin des plantes ?
Henri ROCHEFORT.
Les deux fragments suivants surtout, allumĂšrent les colĂšres
de Versailles.
Blanqui condamné à mort par contumace est découvert
et arrĂȘtĂ©, soit. Il ne reste plus au gouvernement qui
lâarrĂȘte quâĂ le conduire devant ses juges pour lây faire
juger contradictoirement. Mais les amants de la légalité
casernés à Versailles ont trouvé plus commode, aprÚs
avoir refusĂ© Ă leur prisonnier mĂȘme le conseil de guerre
auquel il a droit, de le calfeutrer dans un cachot
quelconque et de lây laisser tellement au secret que
personne ne sait dans quelle prison on le dĂ©tient, et sâil
y est mort ou tout simplement moribond.
VoilĂ qui passe toutes les bornes de la folie furieuse, la
loi qui autorise cette chose monstrueuse et inutile,
quâon appelle le secret nâa jamais, Ă aucune Ă©poque et
sous aucun pouvoir quelque fĂ©roce quâil fĂ»t, permis la
suppression, câest-Ă -dire la disparition de lâaccusĂ©.
La Commune
425
Celui-ci doit toujours ĂȘtre reprĂ©sentĂ©, dit le code, Ă la
premiĂšre rĂ©quisition de la famille, afin quâil soit constatĂ©
au besoin quâil nâa pas Ă©tĂ© assassinĂ© dans sa prison par
ceux qui auraient intĂ©rĂȘt Ă sa mort.
Or, Ă la lettre si touchante de la sĆur de Blanqui
demandant sinon Ă voir son frĂšre, du moins Ă savoir
dans quel tombeau et sous quelle pierre sépulcrale les
geĂŽliers versaillais avaient bien pu lâensevelir vivant, le
jurisconsulte Thiers, flanqué du jurisconsulte Dufaure, a
rĂ©pondu quâil refusait toute communication avec son
détenu et tout renseignement sur sa situation avant que
lâordre fĂ»t rĂ©tabli.
Eh bien ! Et lâarticle du code qui est formel et la loi que
vous invoquez Ă tout bout de champ et que vous
reprochez tant de méconnaßtre au gouvernement de
lâHĂŽtel-de-Ville ? il nây a pas deux façons dâapprĂ©cier la
conduite de M. Thiers Ă lâĂ©gard de Blanqui : le cas a Ă©tĂ©
prévu par les législateurs, elle constitue le fait qualifié
crime, et la réponse du chef du pouvoir exécutif à la
demande de la famille le rend tout bonnement passible
des galĂšres.
H. ROCHEFORT.
Lâautre fragment frappait plus encore peut-ĂȘtre en plein cĆur
bourgeois, il sâagissait de ce trou Ă rats de la place Saint-
Georges que le premier soin du vieux gnome fut de faire, aux
frais de lâĂtat, rebĂątir comme un palais.
Le
Mot dâOrdre
du 4 avril publiait cette juste appréciation.
La Commune
426
M. Thiers possĂšde rue Saint-Georges un merveilleux
hĂŽtel, plein dâĆuvres dâart de toutes sortes.
M. Picard a sur le pavĂ© de Paris quâil a dĂ©sertĂ©, trois
maisons dâun formidable rapport et M. Jules Favre
occupe, rue dâAmsterdam, une habitation somptueuse
qui lui appartient. Que diraient ces propriétaires
hommes dâĂtat si, Ă leurs effondrements le peuple de
Paris répondait par des coups de pioches et si, à chaque
maison de Courbevoie touchée par un obus, on abattait
un pan de mur du palais de la place Saint-Georges ou
de lâhĂŽtel de la rue dâAmsterdam ?
H. ROCHEFORT.
Un peu de granit émietté pour sauver tant de poitrines
humaines était un crime si grand pour les possédés de Versailles,
que leur haine nâavait pas de bornes quand la vĂ©ritĂ© leur cinglait
la face.
Il fut dâabord question dâenvoyer Rochefort Ă une cour
martiale, puis dâarrĂȘter ses enfants qui, dâabord cachĂ©s par le
libraire de la gare dâArcachon Ă Paris, furent emmenĂ©s par
Edmond Adam.
La rage de Foutriquet Versailles momentanément apaisée par
les condamnations à mort, au bagne, à la déportation des
membres de la Commune ; la reconstruction plus belle de sa
maison ; il avait rĂ©flĂ©chi que si elle nâeĂ»t pas Ă©tĂ© dĂ©molie, lâĂtat
ne la lui aurait pas reconstruite, et comme il attribuait Ă lâarticle
de Rochefort une grande part Ă cette dĂ©molition, il dĂ©sira quâon
se contentùt, pour des articles aussi criminels, de la déportation
La Commune
427
aux antipodes, ce qui ferait éclater sa mansuétude. Donc le 20
septembre 1871, Rochefort, Henri Maret et Mourot, comparurent
sous les formidables accusations qui suivent :
Journal frappĂ© de suspension, â fausses nouvelles publiĂ©es
de mauvaise foi et de nature Ă troubler la paix publique, â
complicitĂ© dâattentat ayant pour but dâexciter Ă la guerre civile,
complicitĂ© par provocation au pillage et Ă lâassassinat ! â
offenses envers le chef du gouvernement ! â offenses envers
lâassemblĂ©e nationale !
Le président Merlin prit à partie tous les articles du
Mot
dâOrdre,
celui du 2 avril prĂ©venant Foutriquet que lâon emploiera
contre lui tous les engins mortifĂšres quâon pourra inventer, celui
du 3 qui traite de guignols les membres du gouvernement, ceux
sur Blanqui, sur la maison de la place Saint-Georges, sur la
colonne, de façon à épouvanter Gaveau, prononça le
rĂ©quisitoire ; ses hallucinations ne rĂ©ussirent quâĂ la dĂ©portation
perpétuelle, enceinte fortifiée pour Rochefort.
Moureau, secrĂ©taire de rĂ©daction, Ă la mĂȘme perpĂ©tuitĂ©
déportation simple.
Henri Maret, Ă cinq ans de prison.
Lockroy ayant poussé un peu trop loin une promenade en
dehors Paris, fut gardĂ© en prison Ă Versailles jusquâĂ lâentrĂ©e des
troupes. Foutriquet lui avait donné à choisir entre cette prison et
son siĂšge de dĂ©putĂ© inviolable Ă lâassemblĂ©e, il avait prĂ©fĂ©rĂ©
rester.
La Commune
428
Madame Meurice qui vint me voir en prison me dit que son
mari avait été également incarcéré.
Versailles aurait voulu arrĂȘter toute la terre.
Quelques jours aprĂšs le jugement de Rochefort, Gaveau que
toutes les idées remuées devant lui avait achevé de détraquer
devint tout Ă fait fou.
On jugea des petits enfants, les pupilles de la Commune ; ils
avaient huit ans, onze ou douze ans, les plus grands quatorze ou
quinze.
Combien moururent, en attendant la vingt-uniÚme année
dans les maisons de correction !
Comme lâAngleterre, la Suisse, refusa de rendre les fugitifs de
la Commune ; elle garda Razoua que réclamait Versailles ; la
Hongrie refusa de rendre Frankel. Roques de Filhol, maire de
Puteaux, homme intĂšgre, fut condamnĂ© au bagne, peut-ĂȘtre par
dérision !
Fontaine, directeur des domaines sous la Commune, dâune
honnĂȘtetĂ© absolue eut vingt ans de travaux forcĂ©s pour des
bibelots perdus dans lâincendie des Tuileries : lâargenterie et les
censĂ©s objets dâart
de la maison Thiers furent retrouvés au
garde-meuble et dans les musées, ils avaient été
surfaits et
nâavaient comme art nulle valeur.
La derniÚre exécution à Satory eut lieu le 22 janvier 1873.
Philippe, membre de la Commune, Benot et Decamps pour avoir
participĂ© Ă la dĂ©fense de Paris par lâincendie des Tuileries.
La Commune
429
Ils tombĂšrent en criant : Vive la RĂ©volution sociale, vive la
Commune !
En septembre avaient été fusillés pour faits semblables,
Lolive, Demvelle et Deschamps : A bas les lĂąches ! criĂšrent-ils en
tombant, vive la république universelle !
Comme elle paraissait belle debout au poteau oĂč lâon mourait
pour elle.
Satory pendant ces deux ans but du sang pour que la terre en
fût arrosée.
La Commune était morte, mais la révolution vivait. Cette
incessante Ă©closion de tous les progrĂšs dans lesquels Ă chaque
Ă©poque a Ă©voluĂ© lâhumanitĂ©, compose dâĂąge en Ăąge une forme
nouvelle.
Le 4 décembre, Lisbonne se soutenant à peine sur les
bĂ©quilles, quâau bagne il traĂźna dix ans, comparut devant le
conseil de guerre, qui le condamna Ă mort ; la peine fut
commuée en une mort plus lente, les travaux forcés à perpétuité
dont il sortit pourtant.
Puis Heurtebise, secrétaire du Comité de salut public.
Tous ceux qui avaient Ă©crit contre Versailles furent
recherchés.
Lepelletier, Peyrouton, eurent des années de prison.
Si nous eussions voulu, nos jugements eussent pu ĂȘtre
annulés, les conseils de guerre se servant sans y rien changer de
feuilles imprimĂ©es, sous lâempire, oĂč nous nous trouvions
La Commune
430
inculpĂ©s dâaprĂšs le
rapport
et les
conclusions
de
M.
LE
COMMISSAIRE IMPĂRIAL
!
Mais les conseils de guerre Ă©taient la seule tribune oĂč lâon pĂ»t
acclamer la Commune devant ses meurtriers et ses détracteurs,
et nous ne chicanions pas.
Enfin le 11 décembre je reçus mon assignation pour le 16
courant Ă 11 h. 1/2 du matin. En voici copie, avec la formule
déjà citée M. le commissaire impérial.
FORMULE N° 10
PREMIERE DIVISION MILITAIRE
Articles 108 et 111 du Code de justice militaire
MISE EN JUGEMENT
Le général commandant la 1
e
division militaire,
Vu la procédure instruite contre la nommée Michel Louise,
institutrice Ă Paris.
Vu le rapport et lâavis de M. le rapporteur, et les conclusions
de
M. le COMMISSAIRE IMPĂRIAL
, tendant au renvoi devant le
conseil de guerre ;
Attendu quâil existe contre ladite Michel prĂ©vention
suffisamment Ă©tablie dâavoir, en 1871, Ă Paris, dans un
mouvement insurrectionnel porté des armes apparentes, étant
vĂȘtue dâun uniforme et fait usage de ses armes, crime prĂ©vu et
rĂ©primĂ© par lâarticle 5, de la loi du 24 mai 1834 ;
Vu les articles 108 et 111 du code de justice militaire ;
La Commune
431
Ordonne la mise en jugement de ladite Michel sus-qualifiée ;
Ordonne en outre que le conseil de guerre appelé à statuer
sur les faits imputés, à ladite Michel,
Sera convoqué pour le 16 décembre, à 11 heures 1/2 du
matin.
Fait au quartier général à Versailles le 11 décembre 1871.
Le général commandant la 1
e
division militaire,
APPERT.
P. C. C. et signification Ă lâaccusĂ©e
Le commandant GARIANO.
AEULLYES.
Cette derniĂšre signature illisible.
Je trouve dans le numéro 756 du journal
le Voleur,
série
illustrée, 44
e
année, 29 décembre 1871, mon jugement précédé
dâune sorte de prĂ©sentation.
Comment dire en si peu de pages qui me restent notre
histoire Ă tous, et Ă toutes lâhistoire sombre des geĂŽles
aprĂšs lâhistoire horrible du coupe-gorge. Je prends pour
mon jugement, les quelques lignes qui le précÚdent
(dâaprĂšs le journal,
le Droit
)
dans le journal
le Voleur,
moins venimeux que je ne lâaurais cru alors.
La Justice militaire.
6
e
Conseil de guerre Ă Versailles.
La Commune
432
LA NOUVELLE THĂROIGNE
Nous avons annoncé briÚvement dans notre dernier
numéro la condamnation de la
fille Louise Michel,
une
des hĂ©roĂŻnes de la Commune, qui ose faire face Ă
lâaccusation, et ne se rĂ©fugie pas derriĂšre les
dénégations et les circonstances atténuantes.
Cette affaire mĂ©rite mieux quâune mention succincte et
nous sommes certains que nos lecteurs ne seront pas
fùchés de faire plus ample connaissance avec Louise
Michel, dont nous donnons plus loin le portrait dessiné
dâaprĂšs la photographie Appert.
Il y a entre elle et Théroigne de Méricourt, la
bacchante
furieuse
de la Terreur des points de ressemblance qui
nâĂ©chapperont pas Ă ceux qui vont lire les dĂ©bats du 6
e
conseil de guerre.
Louise Michel est le type révolutionnaire par excellence,
elle a joué un grand rÎle dans la Commune ; on peut
dire quâelle en Ă©tait lâinspiratrice, sinon le souffle
révolutionnaire.
Comme institutrice, Louise Michel a reçu une instruction
supĂ©rieure. Elle Ă©tait Ă©tablie rue Oudot, 24 ; â dans les
derniers temps, le nombre de ses Ă©lĂšves sâĂ©levait Ă 60.
Les familles Ă©taient satisfaites des soins et de
lâinstruction quâelle donnait aux enfants qui lui Ă©taient
confiés.
La Commune
433
Cette femme Ă©tait dans lâexercice de ses fonctions
dâinstitutrice, aimĂ©e et estimĂ©e dans le quartier, on la
savait etc. Je passe tout ce qui semble flatteur.
Ses aptitudes etc.
Au 18 mars, sans abandonner son institution quâelle
négligea pourtant en laissant la direction aux sous-
maĂźtresses, Louise Michel, dâune imagination exaltĂ©e, se
livre avec ardeur à la politique, elle fréquente les clubs
oĂč elle se distingue par un langage qui rappelle les
énergumÚnes de 93 ; ses idées et ses théories sur
lâĂ©mancipation du peuple fixent sur elle lâattention des
hommes Ă la tĂȘte du mouvement insurrectionnel, elle
est admise au sein de leur conseil et prend part Ă leurs
délibérations.
CâĂ©tait justement depuis le 18 mars, que jâavais vu le
moins souvent les camarades avec lesquels je
combattais depuis si longtemps, déjà pour les idées
auxquelles jâavais consacrĂ© ma vie depuis que je
pensais et que je voyais les crimes de la société. Depuis
le 3 avril, jusquâĂ lâentrĂ©e des troupes de Versailles, je
nâavais quittĂ© les compagnies de marche, que deux fois
pendant quelques heures pour venir Ă Paris. â Quand le
61
e
bataillon auquel jâappartenais rentrait, jâallais avec
dâautres, les enfants perdus, les Ă©claireurs, les artilleurs
de Montmartre, tantĂŽt Ă la gare de Clamart, Ă
Montrouge, au fort dâIssy, dans les Hautes-BruyĂšres, Ă
Neuilly. â Si les juges ne se trompaient pas, ce ne
La Commune
434
serait pas la peine quâils fissent de si longues
instructions : ceux-lĂ du reste reconnaissaient que
jâavais de toutes mes forces et de tout mon cĆur servi
la Commune, ce qui Ă©tait vrai. â Jâai vu depuis, pire
que les juges du conseil de guerre.
Continuons le journal.
Tel est en rĂ©sumĂ© le rĂŽle que lâaccusĂ©e a jouĂ©, rĂŽle
quâelle va Ă lâaudience accentuer en lui donnant un
cachet tout particulier dâĂ©nergie et de virilitĂ©.
Louise Michel est amenĂ©e par des gardes. Câest une
femme ĂągĂ©e de trente-six ans, dâune taille au-dessus de
la moyenne.
Elle porte des vĂȘtements noirs ; un voile dĂ©robe ses
traits à la curiosité du public fort nombreux ; sa
démarche est simple et assurée, sa figure ne recÚle
aucune exaltation.
Son front est développé et fuyant ; son nez, large à la
base, lui donne un air peu intelligent ; ses cheveux sont
bruns et abondants.
Ce quâelle a de plus remarquable, ce sont ses grands
yeux dâune fixitĂ© presque fascinatrice. Elle regarde ses
juges avec calme et assurance, en tout cas avec une
impassibilitĂ© qui dĂ©joue et dĂ©sappointe lâesprit
dâobservation, cherchant Ă scruter les sentiments du
cĆur humain.
La Commune
435
Sur ce front impassible on ne découvre rien, sinon la
résolution de braver froidement la justice militaire,
devant laquelle elle est appelée à rendre compte de sa
conduite ; son maintien est simple et modeste, calme et
sans ostentation.
Pendant la lecture du rapport, lâaccusĂ©e qui Ă©coute
attentivement, relĂšve son voile de deuil quâelle rejette
sur ses épaules. Tout en tenant ses regards braqués sur
le greffier, on la voit sourire comme si les faits articulés
contre elle Ă©veillaient un sentiment de protestation, ou
étaient contraires à la vérité.
Voici dâaprĂšs le rapport ce que publiait le
Cri du Peuple Ă
la
date du 4 avril.
Le bruit qui a couru que la citoyenne Louise Michel, qui
a combattu si vaillamment a Ă©tĂ© tuĂ©e au fort dâIssy, est
controuvé.
Heureusement, pour elle, ainsi que nous nous
empressons de le reconnaĂźtre, lâhĂ©roĂŻne de Jules VallĂšs
est sortie de cette brillante affaire avec une simple
entorse.
Louise Michel, en effet, avait attrapé une entorse en
sautant un fossĂ© et nâavait nullement Ă©tĂ© atteinte par
un projectile.
Le rapport mentionne le premier couplet dâune chanson
intitulée : les
Vengeurs,
quâelle avait composĂ©e.
La coupe déborde de fange,
Pour la laver il faut du sang.
La Commune
436
Foule vile, dors, bois et mange,
Le peuple est lĂ , sinistre et grand,
LĂ -bas les rois guettent dans lâombre,
Pour venir quand il sera mort.
DĂ©jĂ depuis longtemps il dort,
Couché dans le sépulcre sombre.
Le
Voleur
(dâaprĂšs le
Droit,
29
décembre 1871), pages 1083
et 1086.
Ici jâabandonne le compte-rendu du
Voleur
dâaprĂšs le
Droit
pour prendre le résumé de Lissagaray :
Je ne veux pas me dĂ©fendre, je ne veux pas ĂȘtre
dĂ©fendue, sâĂ©crie Louise Michel ; jâappartiens tout
entiÚre à la révolution sociale et je déclare accepter la
responsabilitĂ© de tous mes actes ; je lâaccepte sans
restriction. Vous me reprochez dâavoir participĂ© Ă
lâexĂ©cution des gĂ©nĂ©raux : Ă cela je rĂ©pondrai : ils ont
voulu faire tirer sur le peuple je nâaurais pas hĂ©sitĂ© Ă
faire tirer sur ceux qui donnaient des ordres
semblables.
Quant Ă lâincendie de Paris, oui, jây ai participĂ©, je
voulais opposer une barriĂšre de flammes aux
envahisseurs de Versailles ; je nâai point de complices,
jâai agi dâaprĂšs mon propre mouvement.
Le rapporteur Dailly requiert la peine de mort.
ELLE. â Ce que je rĂ©clame de vous qui vous affirmez
conseil de guerre, qui vous donnez comme mes juges,
mais qui ne vous cachez pas comme la commission des
grĂąces, câest le champ de Satory oĂč sont dĂ©jĂ tombĂ©s
La Commune
437
nos frÚres ; il faut me retrancher de la société, on vous
a dit de le faire. Eh bien ! le commissaire de la
rĂ©publique a raison. Puisquâil semble que tout cĆur qui
bat pour la libertĂ© nâa droit quâĂ un peu de plomb, jâen
réclame ma part. Si vous me laissez vivre, je ne
cesserai de crier vengeance et je demanderai Ă la
vengeance de mes frĂšres les assassins de la
commission des grĂąces.
LE PRĂSIDENT. â Je ne puis vous laisser la parole.
LOUISE MICHEL. â Jâai fini ! Si vous nâĂȘtes pas des
lĂąches, tuez-moi.
Ils nâeurent pas le courage de la tuer tout dâun coup.
Elle fut condamnée à la déportation dans une enceinte
fortifiée.
Louise Michel ne fut pas unique dans ce genre. Bien
dâautres parmi lesquelles il faut dire madame Lemel,
Augustine Chiffon, montrĂšrent aux Versaillais, quelles
terribles femmes sont les Parisiennes, mĂȘme
enchaßnées.
(LISSAGARAY,
Histoire de la Commune de
1871
,
pages 434 et 435.)
Augustine Chiffon en arrivant Ă la centrale dâAuberive, ancien
chĂąteau devenu maison de force et de correction, oĂč nous
attendions le navire de lâĂtat, qui devait nous emporter en
Nouvelle-Calédonie, Augustine Chiffon cria : Vive la Commune !
en mettant sur son bras son numĂ©ro du bagne. â Je me
La Commune
438
souviens que le mien Ă©tait 2182. Quelles terribles files que ces
2181 qui avaient passé là avant moi !
Madame Lemel, ne fut jugée que trÚs tard ; ne voulant pas
survivre Ă la Commune, elle sâĂ©tait enfermĂ©e dans sa chambre
avec un rĂ©chaud de charbon. â Comme on vint lâarrĂȘter, elle fut
sauvée de la mort pour le conseil de guerre.
On lâavait mise, en attendant son assignation, dans un
hospice oĂč plusieurs fois elle refusa lâĂ©vasion quâon lui offrit.
Lorsque madame Lemel arriva à Auberive, elle y fut reçue par
nous toutes, au cri de : Vive la Commune ! Nous en avions fait
autant pour Excoffons, madame Poirier, Chiffon, et une vieille qui
avait dĂ©jĂ combattu Ă Lyon, au temps oĂč les canuts Ă©crivaient
sur leur drapeau : Vivre en travaillant, ou mourir en combattant.
Elle avait, de toutes ses forces, combattu pour la Commune ;
elle sâappelait madame Deletras.
Quelques jours de cachot et tout Ă©tait dit. â Dans ce cachot,
par un soupirail on apercevait une grande partie du pays. Le
rĂšglement Ă©tant les jours de procession dâaller au cachot ou Ă la
procession, nous y allĂąmes le jour de la fĂȘte Dieu, ce qui
désappointa fort les curieux accourus pour nous voir de tous les
coins du dĂ©partement de lâAube.
La Commune
439
V
DEPUIS
I
Prisons et pontons â Le voyage new-calĂ©donien
Ăvasion de Rochefort â La vie en CalĂ©donie â Le
retour
Pour que soit libre enfin la terre,
Les braves lui donnent leur sang ;
Partout est rouge le suaire
Et la mort va le secouant.
(L. M.)
Câest lĂ quâil faut serrer les lignes, pour dire en peu de mots
des souvenirs si nombreux.
Je revois Auberive avec les étroites allées serpentant sous les
sapins, les grands dortoirs, oĂč soufflait le vent comme dans des
navires. Les files silencieuses de prisonniĂšres avec la coiffe
blanche et le fichu plissĂ© sur le cou par une Ă©pingle, pareilles Ă
des paysannes dâil y a cent ans.
Nous y Ă©tions venues Ă vingt, de Versailles, en voiture
cellulaire quâon monta sur les rails et quâon attela suivant les
trajets Ă parcourir.
Ayant Ă©tĂ© averties seulement la nuit du dĂ©part, nous nâavions
pu prévenir nos familles, le lendemain était jour de visites, tout
La Commune
440
comme Ă mon dĂ©part pour la prison dâArras, beaucoup dâautres,
comme ma mÚre vinrent à Versailles, et reçurent la réponse que
nous étions parties en centrale attendre la déportation.
De cette nouvelle plutĂŽt encore que du froid, ma mĂšre revint
glacée à Paris, je ne sus que plus tard, quand elle vint habiter
chez sa sĆur Ă Clermont, pour ĂȘtre plus prĂšs de moi, quâelle
avait été dangereusement malade. Sans communications avec le
dehors, autres que les visites, trĂšs rares et trĂšs courtes de nos
proches parents, nous Ă©tions seules avec lâidĂ©e.
Je serai forcĂ©e de parler plus souvent de nous et mĂȘme de
moi, puisque nos seuls événements étaient les arrivées de
nouvelles prisonniĂšres, sachant moins que nous, peut-ĂȘtre. De
temps à autre, le tambour du village criait quelque décision du
gouvernement sur la place, sâarrĂȘtant dans les rues pour
recommencer la mĂȘme lecture. Quand les fenĂȘtres de ce cĂŽtĂ©
Ă©taient ouvertes et que le vent portait, nous entendions aussi
bien que les habitants du village, ce qui Ă©tait lu par ordre officiel.
Les manifestes des Thiers, des Mac-Mahon, des Broglie, nous
apprenaient que câĂ©tait toujours la mĂȘme chose, dans la pire des
RĂ©publiques.
Des ouvrages Ă©crits Ă Auberive il ne me reste que quelques
vers et quelques fragments.
De
la femme Ă travers les Ăąges,
publiĂ© dans lâExcommuniĂ© de
Henri Place, quelque temps aprĂšs le retour, quelques feuillets
seulement.
La Commune
441
La
Conscience,
et le
Livre des morts
sont perdus, jâignore oĂč
se trouve le manuscrit du
Livre du bagne,
dont la premiĂšre
partie, signée le n° 2182, fut écrite à Auberive et la seconde
avec tout lâocĂ©an entre les deux fut Ă©crite Ă la Centrale de
Clermont quelques années aprÚs le retour et signée le n° 1327.
Est-ce que les Ćuvres et la vie de ceux qui luttent pour la
liberté, ne restent pas ainsi, par lambeaux sur le chemin ?
Une immense Ă©tendue de neige, Ă©paisse et blanche, câĂ©tait ce
quâon voyait des fenĂȘtres dâAuberive ; les salles sont grandes et
sonores, lâaspect est celui dâune demeure de rĂȘve hantĂ©e des
morts.
La
Danaé
Ă©tait partie en mai 72, la
GuerriĂšre,
la
Garonne,
le
Var
Ă©taient partie ; la
Sibylle, lâOrne,
le
Calvados ;
nous nâavions
pas encore lâordre du dĂ©part.
Nous attendions, laissant les événements disposer de notre
destinĂ©e ; calmes, comme ceux qui ont vu la mort dâune ville,
sans cesser de sentir lâidĂ©e vivante.
Quelques vers, restes de cette Ă©poque, expriment les
impressions dâalors :
HIVER ET NUIT
Centrale dâAuberive, 28 novembre 1872
Soufflez, ĂŽ vents dâhiver, tombe toujours, ĂŽ neige,
On est plus prÚs des morts sous tes linceuls glacés.
Que la nuit soit sans fin et que le jour sâabrĂšge :
On compte par hivers sur les froids trépassés.
Jâaime sous les sombres nuĂ©es,
O sapins, vos sombres concerts,
La Commune
442
Vos branches du vent remuées
Comme des harpes dans les airs.
Ceux qui sont descendus dans lâombre
Vers nous ne reviendront jamais.
Dâhier ou bien de jours sans nombre
Ils dorment dans la grande paix.
Quand donc, comme on roule un suaire
Aux morts pour les mettre au tombeau,
Sur nous tous verra-t-on notre Ăšre
Se replier comme un manteau ?
Pareil au grain qui devient gerbe,
Sur le sol arrosé de sang,
Lâavenir grandira superbe
Sous le rouge soleil levant.
Soufflez, ĂŽ vents dâhiver, tombe toujours, ĂŽ neige,
On est plus prÚs des morts sous tes linceuls glacés.
Que la nuit soit sans fin et que le jour sâachĂšve :
On compte par hivers chez les froids trépassés.
Le n° 2182.
Lâhiver, dans les sentiers du jardin, sous les sapins verts,
sonnaient tristement les sabots, aux pieds fatigués des
prisonniÚres, ils frappaient en cadence la terre gelée, tandis que
la file silencieuse passait lentement.
Lâhiver est rude dans cette contrĂ©e, la neige Ă©paisse, les
branches quâelle alourdit sâinclinent vers le sol, pareilles Ă des
rameaux de pierre.
Dans la vaste salle, oĂč nous Ă©tions ensemble, les prisonniĂšres
de la Commune venaient peu Ă peu de toutes les prisons oĂč elles
avaient été transférées, aprÚs leur jugement ; celles qui
vaillamment avaient combattu, dâautres qui avaient fait peu de
chose ; madame Lemel, Poirier, Excoffons, Maria Boire, madame
Goulé, madame Deletras et autres ne se plaignaient pas, ayant
servi la Commune.
Madame Richoux ne se plaignait pas non plus, mais sa
condamnation Ă©tait inique.
La Commune
443
Voici ce quâelle avait fait : une barricade place Saint-Sulpice,
Ă©tait si peu haute, quâelle servait plutĂŽt contre, que pour les
combattants ; elle, avec son calme de femme bien élevée, prise
de pitiĂ©, sâen alla tout simplement hausser et faire hausser la
barricade avec tout ce qui se pouvait ; une boutique de statues
pour les Ă©glises, Ă©tait ouverte je ne sais pourquoi ; elle fit porter
en guise de pavĂ©s, qui manquaient, les saints, dâassez de poids,
pour cela ; on lâavait arrĂȘtĂ©e, trĂšs bien vĂȘtue, gantĂ©e, prĂȘte Ă
sortir de chez elle, elle sortit en effet pour ne rentrer quâaprĂšs
lâamnistie.
â
Câest vous qui avez fait porter sur la barricade les
statues des saints ?
â
Mais certainement, dit-elle, les statues Ă©taient de
pierre et ceux qui mouraient Ă©taient de chair.
Condamnée pour le fait à la
déportation enceinte fortifiée,
sa
santĂ© Ă©tait si chancelante quâon ne put lâembarquer.
Une autre, madame Louis, dĂ©jĂ vieille, nâavait rien fait, mais
ses enfants eux, sâĂ©taient battus contre Versailles, elle avait tout
laissĂ© dire contre elle, Ă son jugement, sâimaginant que sa
condamnation les sauvait ; elle le crut jusquâĂ sa mort, arrivĂ©e
en CalĂ©donie, et personne de nous nâosa jamais lui dire, que
suivant toute probabilité, ses enfants étaient morts. Ils ne
pouvaient, pensait-elle, lui donner de leurs nouvelles. Une autre,
madame Rousseau Bruteau, que nous appelions : la Marquise, Ă
cause de son profil régulier et jeune sous ses cheveux blancs,
relevés comme au temps des coiffures poudrées, était là surtout,
Ă cause de la similitude de nom, dâun de ses parents. Elle nâĂ©tait
La Commune
444
certainement pas hostile Ă la Commune, mais elle devint
beaucoup plus révolutionnaire aprÚs le voyage de Calédonie
quâelle ne lâĂ©tait avant.
Madame AdĂšle Viard Ă©tait dans les mĂȘmes conditions, on la
crut parente du membre de la Commune Viard, elle nâavait que
soigné les blessés.
Elisabeth Rétif, Suétens, Marchais, Papavoine, commuées de
la peine de mort aux travaux forcés, avaient uniquement soigné
les blessĂ©s ; elles nâen allĂšrent pas moins toutes quatre Ă
Cayenne, dâoĂč RĂ©tif ne revint jamais.
Le mardi 24 août 1873, à six heures du matin, on nous
appela pour le voyage de la déportation.
Jâavais vu ma mĂšre la veille, et remarquĂ© pour la premiĂšre
fois que ses cheveux avaient blanchi, pauvre mĂšre !
Elle avait encore deux de ses frĂšres et deux de ses sĆurs ;
tous lâaimaient beaucoup, lâune de ses sĆurs assez Ă son aise,
devait la prendre avec elle. Beaucoup dâautres nâĂ©taient pas
aussi tranquilles que moi sur le compte des leurs ; je nâavais
donc pas Ă me plaindre.
On nous appela en suivant la liste envoyée par le
gouvernement, Ă©limination faite des malades, qui furent plus
malheureuses en prison que nous en Calédonie, et des ùgées ;
nous Ă©tions vingt, dans lâordre suivant je crois.
N° 1. Louise Michel. 2. Madame Lemel. 3. Marie Caieux. 4.
Madame Leroy. 5. Victorine Gorget. 6. Marie Magnan. 7.
Elisabeth Deghy. 8. AdÚle Desfossés femme Viard. 9. Madame
La Commune
445
Louis. 10. Madame Bail. 11. Madame Taillefer. 12. Théron. 13.
Madame Leblanc. 14. Adélaïde Germain. 15. Madame Orlowska.
16. Madame Bruteau. 17. Marie Broum. 18. Marie Smith. 19.
Marie Caieux. 20. Madame Chiffon et Adeline RĂ©gissard vinrent
seulement un an ou deux aprĂšs.
On comptait, Ă lâĂ©poque de notre dĂ©part, 32.905 dĂ©cisions de
la justice de Versailles, parmi lesquelles déjà 105 condamnations
Ă mort, dont heureusement, 33 par contumace ; cela continuait
toujours.
46 enfants au-dessous de 16 ans furent placés dans des
maisons de correction, pour les punir de ce que leurs pĂšres
avaient Ă©tĂ© fusillĂ©s, ou de ce quâils avaient Ă©tĂ© adoptĂ©s par la
Commune.
Beaucoup de ceux qui avaient été emprisonnés, étaient
morts ; le gouvernement avoua 1.179 de ces décÚs.
En 1879, la justice de Versailles fit le recensement général de
ce quâelle reconnaissait officiellement, il y avait eu 5.000 soldats
et 36.309 citoyens entre leurs mains.
Les condamnations Ă mort se montaient alors Ă 270 dont 8
femmes.
Ce recensement général est ainsi exposé (
Histoire de la
Commune
de Lissagaray, en la date du 1
er
janvier 1871.)
Peine de mort, 270, dont 8 femmes.
Travaux forcés, 410, dont 29 femmes.
Déportation dans une enceinte fortifiée, 2.989, dont 20
femmes.
La Commune
446
DĂ©portation simple, 3.507 dont 16 femmes et 1 enfant.
DĂ©tention, 1.269, dont 8 femmes.
RĂ©clusion, 64, dont 10 femmes.
Travaux publics, 29.
3 mois de prison et au-dessous, 432.
Emprisonnement de 3 mois Ă un an, 1.622, dont 90 femmes
et 1 enfant.
Emprisonnement de plus dâun an, 1.344, dont 15 femmes et 4
enfants.
Surveillance de la haute police, 147, dont une femme.
Amende, 9.
Enfants au-dessous de 16 ans envoyés en correction, 56.
Total 13.450, dont 197 femmes.
Ce rapport ne mentionnait ni les condamnations prononcées
par les conseils de guerre hors de la juridiction de Versailles, ni
celles des cours dâassises.
Il faut ajouter 15 condamnations Ă mort, 22 aux travaux
forcés, 28 à la déportation dans une enceinte fortifiée, 29 à la
déportation simple, 74 à la détention, 13 à la réclusion, un
certain nombre Ă lâemprisonnement. Le chiffre total des
condamnés à Paris et en province dépassait 13.700 parmi
lesquels 170 femmes et 60 enfants.
(LISSAGARAY,
Histoire de la Commune de Paris
.)
La premiĂšre Ă©tape de notre voyage eut lieu dans une vaste
voiture, nous ne devions trouver quâĂ Langres la voiture
cellulaire qui nous conduisit jusquâĂ Larochelle.
La Commune
447
Lorsque notre voiture traversa Langres, prĂšs de la place des
Boulets, je crois, des ouvriers au nombre de cinq ou six,
sortirent dâun atelier ; leurs bras nus Ă©taient noirs : ils devaient
ĂȘtre des forgerons, ils nous saluĂšrent en ĂŽtant leurs casquettes.
Lâun dâeux, Ă la tĂȘte toute blanche, jeta un cri, que je crus
reconnaßtre pour celui de : Vive la Commune ! malgré le
roulement plus rapide de la voiture, quâun violent coup de fouet
avait enlevée.
La nuit, nous arrivĂąmes Ă Paris ; on couchait dans la voiture
cellulaire.
Le mercredi, vers quatre heures de lâaprĂšs-midi, nous Ă©tions Ă
la maison dâarrĂȘt de Larochelle.
La
ComĂšte
nous transporta de Larochelle Ă Rochefort, oĂč nous
montĂąmes Ă bord de la
Virginie.
Des barques amies avaient tout le jour accompagné la
ComĂšte ;
de ces barques, on nous saluait de loin, on répondait
comme on pouvait, agitant des mouchoirs ; je pris mon voile
noir pour leur dire adieu, le vent ayant emporté mon mouchoir.
Pendant cinq ou six jours on cĂŽtoya les cĂŽtes, puis plus rien.
Vers le quatorziĂšme jour, disparurent les derniers grands oiseaux
de mer, deux nous accompagnĂšrent quelque temps encore.
Nous Ă©tions, dans les batteries basses de la
Virginie,
une
vieille frégate de guerre à voiles, belle sur les flots.
La plus grande cage de tribord arriÚre était occupée par nous,
et les deux petits enfants de madame Leblanc ; le garçon de six
ans, la fille de quelques mois, née à la prison des Chantiers.
La Commune
448
Dans la cage en face de la nĂŽtre Ă©taient Henri Rochefort,
Henri Place, Henri Menager, Passedouet, Wolowski, et un de ceux
qui nâayant rien fait, furent tout de mĂȘme dĂ©portĂ©s et qui
sâappelait Chevrier.
Il était expressément défendu de se parler de cage à cage,
mais on le faisait tout de mĂȘme.
Rochefort et madame Lemel commencĂšrent Ă ĂȘtre malades,
dĂšs le premier instant et finirent au dernier ; il y en eut, parmi
nous qui le furent aussi, mais aucune pendant tout le voyage ;
pour moi, jâĂ©chappais au mal de mer comme aux balles, et je me
reprochais vraiment de trouver le voyage si beau, tandis que
dans leurs cadres Rochefort ni madame Lemel ne jouissaient de
rien.
Il y avait des jours oĂč la mer Ă©tant forte, le vent soufflant en
tempĂȘte, le sillage du navire faisait comme deux riviĂšres de
diamants se rejoignant en un seul courant qui scintillait au soleil
un peu loin encore.
Le 19 septembre, un bĂątiment Ă©trange est par moments en
vue, tantÎt forçant de voiles, tantÎt diminuant ; dans la soirée il
y a une manĆuvre, deux coups de canon Ă blanc, le bĂątiment
disparaĂźt, câest la nuit, on revoit les voiles blanches au fond de
lâombre ; il ne revient plus. â Ce navire voulait-il nous dĂ©livrer ?
Le 22 septembre des hirondelles de mer se posent sur les
mĂąts.
Voici les Canaries. Nous sommes en vue de Palma.
La Commune
449
Bien souvent jâai pensĂ© aux continents, engloutis sous les
mers, qui sans doute nous couvriront en quittant leurs lits,
laissant un tombeau pour en sceller un autre, sans arrĂȘter le
progrĂšs Ă©ternel.
Des baies ouvertes aux vents, au loin le pic de Ténériffe.
Plus loin encore, un sommet bleu perdu dans le ciel. Est-ce le
Mont-Caldera ou des sommets de nuages ?
Les maisons de Palma semblent sortir des flots, toutes
blanches comme des tombes ; au nord, sur une colline câest la
citadelle.
Les habitants qui viennent apporter des fruits sur le navire,
sont magnifiques. Peut-ĂȘtre, ce sont ces Gouanches dont les
aĂŻeux habitaient lâAtlantide ?
Puis Sainte-Catherine BrĂ©sil oĂč, la
Virginie
chassant sur ses
ancres, nous pouvions découvrir tout le demi cercle de hautes
montagnes dont les sommets se mĂȘlent aux nuages. Dâun cĂŽtĂ©,
Ă droite, des navires qui entrent dans le port, une forteresse
assise. Sur la hauteur dâun des cĂŽtĂ©s de notre cage, on voyait
par les sabords, il y avait aussi lâheure de promenade sur le pont
oĂč lâon voyait mieux encore.
La haute mer du Cap fut pour moi un ravissement.
Je nâavais jamais vu avant la Commune, que Chaumont et
Paris, et les environs de Paris avec les compagnies de marche de
la Commune, puis quelques villes de France, entrevues des
prisons et jâĂ©tais maintenant, moi qui toute ma vie avais rĂȘvĂ© les
La Commune
450
voyages, en plein ocĂ©an, entre le ciel et lâeau, comme entre deux
dĂ©serts oĂč lâon nâentendait que les vagues et le vent.
Nous vĂźmes la mer polaire du Sud oĂč, dans une nuit profonde,
la neige tombait sur le pont.
Comme de partout il mâen resta quelques strophes.
DANS LES MERS POLAIRES
La neige tombe, le flot roule,
Lâair est glacĂ©, le ciel est noir,
Le vaisseau craque sous la houle
Et le matin se mĂȘle au soir.
Formant une ronde pesante,
Les marins dansent en chantant :
Comme un orgue Ă la voix tonnante,
Dans les voiles souffle le vent.
De peur que le froid ne les gagne,
Ils disent au pÎle glacé
Un air des landes de Bretagne,
Un vieux bardit du temps passé.
Et le bruit du vent dans les voiles,
Cet air si naĂŻf et si vieux,
La neige, le ciel sans Ă©toiles,
De larmes emplissent les yeux.
Cet air est-il un chant magique ?
Pour attendrir ainsi le cĆur,
Non, câest un souffle dâArmorique,
Tout rempli de genĂȘts en fleur,
Et câest le vent des mers polaires,
Tonnant dans ses trompes dâairain
Les nouveaux bardits populaires,
De la légende de demain.
Sur la
Virginie.
L. MICHEL.
Je nâĂ©tais pas la seule Ă dire comme lâidĂ©e mâen venait en
dessin ou en vers, lâimpression des rĂ©gions que nous traversions.
Rochefort mâenvoya un jour ceux qui suivent dont jâeus un
La Commune
451
double plaisir, parce que câĂ©tait la preuve quâil avait encore la
force dâĂ©crire malgrĂ© le mal de mer.
A MA VOISINE DE TRIBORD ARRIĂRE
Jâai dit Ă Louise Michel
Nous traversons pluie et soleil,
Sous le cap de Bonne Espérance,
Nous serons bientĂŽt tous lĂ -bas.
Eh bien, je ne mâaperçois pas
Que nous ayons quitté la France.
Avant dâentrer au gouffre amer
Avions-nous moins le mal de mer ?
MĂȘmes efforts sous dâautres causes
Quand mon cĆur saute Ă chaque bond ;
Jâentends pays qui rĂ©pond :
Et moi suis-je donc sur des roses ?
Non loin du pĂŽle oĂč nous passons,
Nous nous heurtons à des glaçons
Poussés par la vitesse acquise,
Je songe alors Ă nos vainqueurs.
Ne savons-nous pas que leurs cĆurs
Sont aussi durs que la banquise ?
Le phoque entrevu ce matin
Mâa rappelĂ© dans le lointain,
Le chauve Rouher aux mains grasses,
Et ces requins quâon a pĂȘchĂ©s
Semblaient des membres détachés
De la commission des grĂąces.
Le jour, jour de grandes chaleurs,
OĂč lâon dĂ©ploya les couleurs
De lâartimon Ă la misaine,
Je crus, dois-je mâen excuser,
Voir Versailles se pavoiser
Pour lâacquittement de Bazaine.
Nous allons voir sur dâautres bords
Les faibles mangés par les forts.
Tout comme le prĂȘchent nos codes
La loi, câest malheur au vaincu.
Jâen Ă©tais dĂ©jĂ convaincu
Avant dâaller aux antipodes.
Nous avons, ĂȘtres imprudents,
BravĂ© bien dâautres coups de dents,
Car ceux dont la main sâest rougie
Dans les massacres de Karnak,
Donneraient au plus vieux Kanak
Des leçons dâanthropophagie.
La Commune
452
Ira-t-on comparer jamais
Lâosage qui fait des mets
Des corps morts trouvés dans les havre
A ces amis de feu CĂ©sar
Qui pour le moindre Balthazar
Sâoffrent trente mille cadavres.
Lâosage, on ne peut le nier,
Assouvit sur son prisonnier
Des fringales souvent fort vives.
Mais avant de le cuire Ă point,
Il lui procure un embonpoint.
Qui fait honneur Ă ses convives.
Je connais un Pantagruel
Non moins avide et plus cruel.
Les enfants, les vieillards, les femmes
Que tu guettes pour ton dĂźner,
Avant de les assassiner
O Mac-Mahon, tu les affames.
Puisque le vaisseau de lâĂ©tat
Vogue de crime en attentat
Dans une mer dâignominie,
Puisque câest lĂ lâordre moral,
Saluons lâocĂ©an austral
Et restons sur la
Virginie
.
Il y fait trop chaud ou trop froid.
Je ne prĂ©tends pas quâelle soit
Précisément hospitaliÚre
Quand on marche dans le grésil
PrĂšs dâun soldat dont le fusil
Menace lâavant et lâarriĂšre.
Ce mĂąt quâun grain fait incliner,
Le vent peut le déraciner,
Le flot peut envahir la cale.
Mais ces ducs déteints et pùlis,
Crois-tu quâils nâaient aucun roulis
Sur leur trĂŽne de chrysocale ?
Que nous soyons rĂȘveurs ou fous,
Nous allons tout droit devant nous,
Tandis, et câest ce qui console,
QuâĂ les regarder sâagiter,
On devine Ă nâen pas douter
Quâils ont dĂ©traquĂ© leur boussole.
Nous pouvons sombrer en chemin,
Mais je prĂ©vois quâavant demain,
Sans me donner pour un oracle
Leur sort sera peu différent.
Qui veut défier les courants,
Est emporté par la débùcle.
La Commune
453
Henri ROCHEFORT.
Novembre 1873, Ă bord de la
Virginie.
Combien de lettres et de vers furent échangés sur la
Virginie,
car la dĂ©fense de correspondre quand on est si prĂšs â ne
compte pas.
Il y avait des récits simples et grands, de bien des déportés,
des vers dont la pensée, sous une forme abrupte était superbe.
Une dédicace écrite par un camarade trop zélé protestant, sur
le premier feuillet dâune Bible avait un parfum de myrrhe : jâai
gardé la dédicace, mais envoyé par dessus bord la Bible, aux
requins.
Tous ces fragments, à part les vers de Rochefort, retrouvés
entre les feuillets dâun livre ont disparu dans les perquisitions,
aprÚs le retour de Calédonie.
Ceux que je lui envoyai ne me sont pas restés non plus ; je
cite le fragment dans le voyage.
A BORD DE LA
Virginie.
Voyez des vagues aux Ă©toiles
Poindre ces errantes blancheurs.
Des flottes sont Ă pleines voiles
Dans les immenses profondeurs ;
Dans les cieux des flottes de mondes,
Sur les flots les facettes blondes
De phosphorescentes lueurs.
Et les flottantes Ă©tincelles,
Et les mondes au loin perdus
Brillent ainsi que des prunelles.
Partout vibrent des sons confus.
Au seuil des légendes nouvelles
Le coq gaulois frappe ses ailes
Au guy lâan neuf Brennus Brennus.
Lâaspect de ces gouffres enivre,
Plus haut, ĂŽ flots, plus fort, ĂŽ vents !
Il devient trop cher de vivre,
La Commune
454
Tant ici les songes sont grands,
Il vaudrait bien mieux ne plus ĂȘtre
Et sâabĂźmer pour disparaĂźtre
Dans le creuset des éléments.
Enflez les voiles, ĂŽ tempĂȘtes
Plus haut, ĂŽ flots, plus fort, ĂŽ vent
Que lâĂ©clair brille sur nos tĂȘtes,
Navire en avant, en avant !
Pourquoi ces brises monotones ?
Ouvrez vos ailes, ĂŽ cyclones,
Traversons lâabĂźme bĂ©ant.
A bord de la
Virginie
, 14 septembre 73.
Jâai racontĂ© bien des fois comment pendant le voyage de
Calédonie je devins anarchiste.
Entre deux Ă©claircies de calme oĂč elle ne se trouvait pas trop
mal, je faisais part à madame Lemel de ma pensée sur
lâimpossibilitĂ© que nâimporte quels hommes au pouvoir pussent
jamais faire autre chose que commettre des crimes, sâils sont
faibles ou Ă©goĂŻstes ; ĂȘtre annihilĂ©s sâils sont dĂ©vouĂ©s et
Ă©nergiques ; elle me rĂ©pondit : « Câest ce que je pense ! »
Jâavais beaucoup de confiance en la rectitude de son esprit, et
son approbation me fit grand plaisir.
La chose la plus cruelle que jâaie vue sur la
Virginie,
fut le
long et Ă©pouvantable supplice quâon fait subir aux albatros, qui
aux environs du Cap de Bonne-Espérance venaient par
troupeaux autour du navire. AprĂšs les avoir pĂȘchĂ©s Ă lâhameçon,
on les suspend par les pieds pour quâils meurent sans tacher la
blancheur de leurs plumes. Pauvres moutons du Cap ! que
tristement et longtemps ils soulevaient la tĂȘte, arrondissant le
plus quâils pouvaient leurs cous de cygnes afin de prolonger la
misĂ©rable agonie quâon lisait dans lâĂ©pouvante de leurs yeux aux
cils noirs.
La Commune
455
Je nâavais rien vu encore dâaussi beau que la mer furieuse du
Cap, les courants déchaßnés des flots et du vent. Le navire,
plongeant dans les abĂźmes, montait sur la crĂȘte des vagues qui
le battaient en brÚche. La vieille frégate que pour nous on avait
remise à flots, demi-brisée, se plaignait, craquait comme si elle
allait sâouvrir ; sâen allant Ă cape sĂšche comme un squelette de
navire, et debout pareille Ă un fantĂŽme, son mĂąt de misaine
plongé dans le gouffre.
Enfin la Nouvelle-Calédonie fut en vue.
Par la plus Ă©troite des brĂšches de la double ceinture de corail,
la plus accessible, nous entrons dans la baie de Nouméa.
LĂ , comme Ă Rome, sept collines bleuĂątres, sous le ciel dâun
bleu intense ; plus loin, le Mont-dâOr, tout crevassĂ© de rouge
terre aurifĂšre.
Partout des montagnes, aux cimes arides, aux gorges
arrachĂ©es, bĂ©antes dâun cataclysme rĂ©cent ; lâune des
montagnes a été partagée en deux, elle forme un V dont les
deux branches, en se rĂ©unissant, feraient rentrer dans lâalvĂ©ole
les rochers qui pendent dâun cĂŽtĂ© Ă demi-arrachĂ©s, tandis que
leur place est vide de lâautre.
Comme on cherche toujours bĂȘtement Ă faire aux femmes un
sort à part, on voulait nous envoyer à Bourail, sous prétexte que
la situation y est meilleure ; mais pour cela mĂȘme nous
protestons Ă©nergiquement et avec succĂšs.
Si les nĂŽtres sont plus malheureux Ă la presquâĂźle Ducos, nous
voulons ĂȘtre avec eux !
La Commune
456
Enfin nous sommes conduites Ă la presquâĂźle sur la chaloupe
de la
Virginie ;
tout autre transport ne nous inspire nulle
confiance, le commandant lâa compris ; et sur sa parole
seulement nous consentons Ă quitter la
Virgi
nie. Nous avions fait
le projet, madame Lemel et moi, de nous jeter Ă la mer si on
sâobstinait Ă nous faire conduire Ă Bourail, et dâautres, je crois,
lâeussent fait aussi.
Les hommes, débarqués depuis plusieurs jours, nous
attendaient sur le rivage avec les premiers arrivés.
Nous trouvons lĂ le pĂšre Malezieux, ce vieux de juin dont la
tunique, au 22 janvier, avait été criblée de balles.
Lacour, celui qui, Ă Neuilly, Ă©tait si furieux contre moi Ă cause
de lâorgue.
Il y a, chez le cantinier, un beau et intelligent canaque qui
(pour apprendre ce que savent les blancs) sâest fait garçon
cantinier.
Nous retrouvons Cipriani, Rava, Bauër. Le pÚre Croiset, de
lâĂ©tat-major de Dombrowski, notre ancien ami Collot, Olivier
Pain, Grousset, Caulet de Tailhac, Grenet, Burlot du comité de
vigilance, Charbonneau, Fabre, Champy, une foule dâamis un peu
de partout, des groupes Blanquistes, de la Corderie du Temple
des compagnies de marche. Rochefort, Place, tous ceux de la
Virginie
sont casés chez les premiers arrivés.
Nous avions reçu un premier courrier sur la
Virginie
, il nous
parvint intact ; le commandant nous fit mĂȘme constater que nos
lettres nâavaient point Ă©tĂ© ouvertes : les marins, disait-il, nâĂ©tant
La Commune
457
pas des policiers. A la presquâĂźle Ducos, on recommença Ă visiter
les correspondances. Ne demandez plus jamais une longue lettre
à ceux qui, pendant des années, ont écrit ainsi à lettre ouverte.
Je songeais, en dĂ©barquant Ă la presquâĂźle, Ă lâun de mes plus
anciens amis, Verdure. â OĂč donc est Verdure ? demandai-je,
étonnée de ne pas le voir avec les autres ; il était mort.
Les correspondances restant naturellement trois et quatre
mois en chemin, avaient été longtemps à se régulariser. Verdure
ne recevant de lettres de personne, prit un chagrin dont il
mourut ; un paquet de lettres qui lui avaient été adressées,
arriva quelques jours aprĂšs sa mort.
Une fois les courriers régularisés, on pouvait avoir au bout de
six à huit mois, une réponse à chaque lettre ; il y avait un
courrier tous les mois, mais ce quâon recevait en avait trois ou
quatre de date.
Et pourtant, quelle joie que lâarrivĂ©e du courrier ! On montait
Ă la hĂąte la petite butte au-dessus de laquelle Ă©tait la maison du
vaguemestre, prÚs de la prison, et comme un trésor on
emportait les lettres.
Quand elles avaient Ă©tĂ©, au dĂ©part, en retard dâun jour, ou
dâune heure, il fallait attendre au mois suivant.
Les dĂ©portĂ©s avaient fait fĂȘte Ă Rochefort et Ă nous, Pendant
huit jours, on se promena dans la presquâĂźle comme en partie de
plaisir ; il y eut ensuite, chez Rochefort, câest-Ă -dire chez
Grousset et Pain, oĂč sa chambre en torchis avait Ă©tĂ© prĂ©parĂ©e,
un dĂźner oĂč Daoumi vint en chapeau Ă haute forme, ce qui
La Commune
458
donnait une touche burlesque Ă son profil de sauvage ; il chanta,
de cette voix grĂȘle des canaques, une chanson du pays de Lifon,
avec les quarts de tons Ă©tranges, que plus tard il voulut bien me
dicter.
Ka kop... trĂšs beau, trĂšs bon,
MĂ©a moa... rouge ciel,
MĂ©a ghi... rouge hache,
MĂ©a iep... rouge feu,
MĂ©a rouia... rouge sang,
Anda dio poura... salut adieu,
Matels matels kachmas... hommes braves.
Ce couplet seul mâest restĂ©.
Il y avait Ă ce dĂźner une petite fille dâune douzaine dâannĂ©es,
Eugénie Piffaut, avec ses parents.
Elle avait de si grands yeux dâun bleu pareil au ciel
calĂ©donien, quâils Ă©clairaient tout son visage ; elle dort au
cimetiÚre des déportés, entre un rocher de granit rose et la mer.
Henri Sueren fit pour elle un monument de terre cuite que peut-
ĂȘtre ont respectĂ© les cyclones.
Ceux qui mouraient lĂ -bas avaient pour les accompagner le
long cortĂšge des dĂ©portĂ©s, vĂȘtus de toile blanche, ayant Ă la
boutonniĂšre une fleur rouge de cotonnier sauvage, qui ressemble
Ă de lâimmortelle ; ce dĂ©filĂ©, par les chemins de la montagne,
Ă©tait vraiment beau.
Le cimetiÚre était déjà peuplé et fleuri ; sur le tertre de
Passedouet Ă©taient des couronnes venues de France.
Sur celui qui recouvre un petit enfant, Théophile Place, croßt
un eucalyptus. Il y avait pendant la déportation des fleurs sur
toutes les tombes ; un suicidé, Meuriot, dort sous le niaouli.
La Commune
459
Le premier qui Ă©tait mort sâappelait Beuret, le cimetiĂšre garda
son nom ; la baie de lâOuest a gardĂ© celui de baie Gentelet, du
premier qui y bĂątit son gourbi.
La ville de Numbo, qui faisait penser Ă la ville de Troie, se
bĂątissait peu Ă peu, chaque nouvel arrivant y ajoutant sa case de
briques de terre séchées au soleil.
Numbo dans la vallĂ©e avait la forme dâun C dont la pointe Est
Ă©tait la prison, la poste, la cantine ; la pointe Ouest, une forĂȘt
dont lâavancĂ©e sur de petits mamelons Ă©tait couverte de plantes
marines, en train de se faire terrestres ; la transformation avait
pu sâaccomplir grĂące aux flots qui les baignaient de temps Ă
autre. Au milieu du C, câĂ©tait la ville sâadossant Ă une hauteur Ă
lâextrĂ©mitĂ© de laquelle Ă©tait la forĂȘt Nord ; sur la route demeurait
la famille Dubos.
Lâhospice dominait les maisons, placĂ© au-dessus de deux
baraques en planches face Ă face lâune de lâautre : lâune Ă©tait
pour les femmes, lâautre nâavait pas encore de destination.
Je lui en trouvai une, en y rĂ©unissant quelques jeunes gens Ă
qui Verdure avait commencé à donner des leçons ; certains
avaient des aptitudes réelles : Sénéchal, Mousseau, Meuriot, qui
tout Ă coup fut pris de nostalgie et voulut mourir, Ă©taient des
poĂštes.
Il y a entre la forĂȘt ouest et la mer une ligne de rochers
volcaniques, les uns debout, pareils Ă des menhirs
gigantesques ; les autres, semblables à des monstres couchés
sur le rivage ; de grandes dalles de lave couvrent une partie du
rivage.
La Commune
460
Le mĂąt des signaux domine la forĂȘt ouest ; les hirondelles le
couvrent dâun nuage noir.
Deux fois par an, les lianes qui couvrent la forĂȘt se chargent
de fleurs, presque toutes blanches, ou jaunes ; les feuilles ont
toutes les formes possibles. Celles du tarot sont en fer de flĂšche,
dâautres en forme de feuilles de vigne. La liane Ă pommes dâor
fleurit comme lâoranger. La liane fuchsia couvre le sommet des
arbres dâune neige de pendants dâoreilles dâun blanc de lait.
Une liane Ă feuilles de trĂšfle fleurit en corbeilles suspendues Ă
un fil et pareilles Ă la fleur vivante du corail. Une autre liane a
pour fleurs des milliers de pendants dâoreilles rouges.
Des arbustes sont couverts de minuscules Ćillets blancs. La
pomme de terre arborescente est un arbuste ayant de petits
tubercules Ă sa racine. La fleur et la graine sont semblables Ă
celles des pommes de terre.
Le haricot arborescent dont la fleur bleue est ombrée de noir,
est la seule peut-ĂȘtre qui ne soit pas jaune, blanche ou rouge.
La couleur violette est représentée par des minuscules
pensées sauvages qui croissent parmi de petits liserons roses et
de grands résédas sans odeur.
Du ricin partout, dans les forĂȘts, sur les rochers, dans les
brousses ; pendant les derniers jours, alors quâon allait revenir,
ayant demandé depuis longtemps des vers à soie de ricin,
jâaperçus bon nombre de ricins qui en Ă©taient couverts.
La Commune
461
Dans ce pays les plantes Ă coton sont multiples, les insectes
qui filent sont en grand nombre ; lâaraignĂ©e Ă soie, tend dans les
bois ses gros fils argentés.
LĂ , nul animal nâa de venin, mais beaucoup fascinent leur
proie : le scorpion attire Ă lui les insectes, la mouche bleue
fascine le cancrelat, le flatte, le charme et lâemmĂšne dans un
trou oĂč elle le suce.
Chaque arbre a son insecte pareil Ă son Ă©corce ou Ă sa fleur.
La chenille du niaouli ne se distingue pas de la branche,
dâinnombrables familles de punaises (chaque arbre Ă la sienne),
y brillent comme des pierres précieuses (elles sont sans odeur).
Comme en nos bois les fraises, les forĂȘts de CalĂ©donie sont
rouges de petites tomates, grosses comme des cerises,
odorantes et fraĂźches.
Des milliers dâarbustes aux fleurs dâhĂ©liotrope, au bois blanc,
et creux comme le sureau, ont une baie semblable aux mûres de
ronces pressées, elles donnent une goutte de jus, pareil au vin
de MadĂšre.
La graine guillochĂ©e dâune liane Ă fleurs jaunes trouvait jadis
son analogie dans une tortue dont la race a disparu, la carapace
Ă©tait dĂ©corĂ©e des mĂȘmes guillochures, lâanimal vivait sans
membres, autres que le cou et la tĂȘte, sous les mers oĂč se
trouvent les carapaces vides, vers les rives.
Sur un morne Ă©merge une algue marine aux raisins violets ;
elle sâĂ©tend plus vivante encore que dans les flots, elle se fait
terrestre sâattachant peu Ă peu au sol.
La Commune
462
Câest bien ainsi que se forment et se dĂ©veloppent de la plante
Ă lâĂȘtre des organes nouveaux suivant les milieux.
Ainsi, nous ne savons pas nous servir encore de lâorgane
rudimentaire de la liberté, vienne le cyclone qui fera le monde
nouveau, lâĂȘtre sây acclimatera comme ces fucus sâacclimatent Ă
la terre aprĂšs lâonde mouvante.
La mouche feuille (la psilla) qui vole pareille Ă un bouquet de
feuilles, et quelquefois la mouche fleur plus rare encore me sont
apparues, lâune quatre fois en dix ans, lâautre deux dans les bois.
Quand un niaouli dont nul ne sait lâĂąge, sâeffondre tout Ă coup,
on aperçoit dans la poussiĂšre qui fut lâarbre, des insectes plus
Ă©tranges encore dont la race a disparu, et qui se multipliaient
sous le triple feuilletage de la blanche Ă©corce, depuis des siĂšcles
sur des siĂšcles ; ils meurent au contact de lâair qui nâest pas le
leur.
Deux fois par an, tombe apportée par les vents des déserts,
la neige grise des sauterelles.
Quand ces abeilles des sables ont passé : plantations, feuilles
des forĂȘts, herbe des brousses, tout est dĂ©vorĂ©, les troncs
dâarbres mĂȘme ont des morsures.
Peut-ĂȘtre en les balayant dans des fosses profondes, on
obtiendrait des engrais nécessaires à la mince couche de terre
végétale.
Les sauterelles nâattaquent quâen dernier lieu les ricins, qui
longtemps restent verts sur le dessÚchement général.
La Commune
463
Jâai racontĂ© que jâavais demandĂ© des Ćufs de vers Ă soie de
ricin ou mĂȘme de mĂ»rier pour les acclimater au ricin. Mais les
savants Ă qui je me suis adressĂ©e les faisaient dâabord venir Ă
Paris au lieu de me les faire envoyer directement de Sydney, qui
est à huit jours de la Calédonie. Dans les diverses pérégrinations
ils Ă©taient toujours Ă©clos. Jâaurais dĂ» penser quâayant lâarbre il y
avait lâinsecte et chercher avec plus de persĂ©vĂ©rance.
Au milieu de la forĂȘt ouest, dans une gorge entourĂ©e de petits
mamelons, encore imprĂ©gnĂ©s de lâodeur Ăącre des flots, est un
olivier dont les branches sâĂ©tendent horizontalement comme
celles des mélÚzes ; jamais aucun insecte ne vole sur ces feuilles
vernies, au goût amer. Ses fruits, de petites olives, sont vernies
aussi et dâun vert sombre.
Quelle que soit lâheure et la saison, une fraĂźcheur de grotte
est sous son ombre, la pensée y éprouve, comme le corps, un
calme soudain.
Eh bien, en introduisant sous lâĂ©corce dâun arbre chargĂ©
dâinsectes, de la sĂšve de celui-la, par des injections elle se mĂȘle
Ă la sĂšve de lâarbre, les insectes ne tardent pas Ă le quitter.
On peut dans ce pays oĂč la sĂšve est puissante traiter les
plantes comme les ĂȘtres ; il mâest arrivĂ© une annĂ©e oĂč Ă la
presquâĂźle Ducos tous les papayers mouraient de la jaunisse, dâen
vacciner ainsi quelques-uns, avec la sĂšve des papayers
malades : quatre ont survĂ©cu sur cinq, tous ceux de la presquâĂźle
sont morts.
Vers le milieu de la forĂȘt ouest Ă©tait un figuier banian, qui fut
coupé peu avant notre départ.
La Commune
464
Jamais je ne vis insectes plus Ă©tranges que ceux qui se
cachaient Ă lâombre de ce banian dans les multiples crevasses du
rocher, de gros vers blancs comme les larves des hannetons,
mais ayant sur la tĂȘte des cornes Ă ramures pareilles Ă celles des
rennes.
Une espĂšce de bourgeon noir est au commencement
recouvert dâune sorte de linceul ; câest la premiĂšre Ă©tape de
quelque insecte inconnu, peut-ĂȘtre des psillas.
Si lâalcool ne nous eĂ»t Ă©tĂ© interdit, on eĂ»t pu conserver de ces
Ă©tranges insectes en voie de transformations.
Entre la forĂȘt ouest et Numbo des niaoulis tordus par les
cyclones, se suivent espacés comme des files de spectres, leurs
troncs blancs dans les grands clairs de lune apparaissent
étranges, les branches pareilles à des bras de géants se lÚvent,
pleurant lâasservissement de la terre natale.
Quand les nuits sont obscures, on voit sur les niaoulis une
phosphorescence. La chenille du niaouli est de la couleur des
branches ; elle se métamorphose en une sorte de demoiselle,
dont les ailes et le corps se confondent avec les feuilles de
lâarbre.
La feuille du niaouli donne une sorte de thé amer ; sa fleur,
plus que lâopium, plus que le haschisch procure un sommeil aux
rĂȘves fantastiques, bercĂ©s par un rythme pareil Ă celui des flots.
Les takatas, prĂȘtres, mĂ©decins, sorciers des Canaques
prennent de lâinfusion de fleurs du niaouli pour se donner la
La Commune
465
vision du pays des blancs et dâautres, regardĂ©es comme
prophĂ©tiques. Le niaouli est lâarbre sacrĂ©.
Les seuls animaux sont lâoiseau Ă lunettes assez familier pour
lorgner de tout prĂšs ce quâon fait, le cagou, le notou pigeon au
rugissement de fauve, quelques tortues sur la grande terre, des
lĂ©zards partout, de grands serpents dâeau, dont les crochets sont
trop courts ; du reste nulle plante, nul animal nâont de venin en
Calédonie. Le vampire calédonien (la roussette, grande chauve-
souris Ă tĂȘte de renard) ne boit pas mĂȘme de sang, elle se
nourrit de cocos plus souvent que de petits oiseaux. Les
grenouilles abondent, croassant avec des voix formidables.
Mouches bleues, guĂȘpes, cancrelats, deux fois par an la neige
grise des sauterelles et toujours les moustiques par nuées, une
multitude de poissons de toutes sortes et de toutes les couleurs,
quelques chats sauvages, descendants de ceux qui y furent
laissĂ©s par Cook devenus pĂȘcheurs et qui, Ă force de sâappuyer
sur les pattes de derriĂšre en sautant, ont pris quelque analogie
avec la forme du lapin, pas dâautres bĂȘtes dangereuses que les
requins, telle est à peu prÚs toute la faune calédonienne.
Nâoublions pas lâĂ©norme rat venu de quelques Ă©paves de navires.
Je disais que les animaux calĂ©doniens sont sans venin ; sâils nâen
ont point pour lâhomme, entre eux il en est autrement : la
mouche bleue pique le cancrelat avant de lui crever les yeux ; il
est probable quâelle lui injecte une sorte de curare. La guĂȘpe, qui
mure dans son nid dâautres mouches, les anesthĂ©sie, pour
quâelles servent vite encore Ă la nourriture de ses petits quâelle
pond autour des victimes.
La Commune
466
Parmi les bruyĂšres roses au sommet des mamelons de la
forĂȘt ouest dans des rocs Ă©croulĂ©s, comme des ruines de
forteresse, des lianes aux feuilles transparentes, et fragiles, aux
fleurs embaumées, sont la retraite de grands mille pieds, qui
sâenlacent comme des serpents autour dâautres insectes aprĂšs
les avoir attirĂ©s ; dans ces mĂȘmes bruyĂšres roses une araignĂ©e
brune velue comme un ours, dĂ©vore son mari une fois quâil ne lui
plaĂźt plus, ayant eu soin de lâattacher dans sa toile.
Un autre monstre, dâinsecte, une araignĂ©e, encore laisse
travailler à sa toile des araignées plus petites, que sans doute
elle mange Ă son loisir.
La troisiĂšme annĂ©e seulement de notre sĂ©jour Ă la presquâĂźle
Ducos, nous avons vu des papillons blancs. Sont-ils triannuels ou
serait-ce le résultat de la nourriture nouvelle, apportée aux
insectes par les plantes dâEurope semĂ©es Ă la presquâĂźle ?
Souvent je revois ces plages silencieuses, oĂč tout Ă coup sous
les palĂ©tuviers on entend sans rien voir, clapoter lâeau sous
quelque combat de crabes, oĂč la nature sauvage et les flots
déserts semblent vivre.
Tous les trois ans dans les cyclones, les vents et la mer
hurlent, rauquent, mugissent les bardits de la tempĂȘte ; il
semble alors que la pensĂ©e sâarrĂȘte, et quâon soit portĂ© par les
vents et les flots entre la nuit du ciel et la nuit de lâocĂ©an. Parfois
un Ă©clair immense et rouge dĂ©chire lâombre, dâautres fois il est
livide.
La Commune
467
Le bruit formidable de lâeau qui se verse par torrents, les
souffles énormes du vent et de la mer, tout cela se réunit en un
chĆur magnifique et terrible.
Les cyclones de nuit sont plus beaux que les cyclones de jour.
La mer a des phosphorescences superbes par les nuits
calĂ©doniennes, oĂč dans le bleu intense du ciel les constellations
semblent tout prĂšs, il nây a point de crĂ©puscule en CalĂ©donie,
mais un instant oĂč le soleil, en disparaissant embrase la mer.
La case de Rochefort Ă©tait sur la hauteur, celle de Grenet dans
un trou de rocher, entourĂ©e dâun jardin qui tenait la moitiĂ© de la
montagne. Quand lâennui le prenait, il attaquait Ă grands coups
de pioche la terre marĂątre, faisant concurrence Ă Gentelet qui
retournait lâautre flanc des hauteurs, tout un cĂŽtĂ© du crĂšve-cĆur.
En tournant un peu sur le chemin de Tendu, câĂ©tait la case de
lâHeureux, oĂč il jouait de la guitare ; elle avait Ă©tĂ© fabriquĂ©e Ă la
presquâĂźle mĂȘme, en bois de rose, par le pĂšre Croiset, dont la
case Ă©tait sur le mĂȘme chemin ; de lâautre cĂŽtĂ©, encore non loin
de la poste, sur une petite hauteur la case de Place, oĂč naquirent
son aßné mort tout petit, et ses deux filles ; en descendant celle
de Balzen qui, sous prĂ©texte quâil Ă©tait de lâAuvergne, changeait
en ustensiles Ă notre usage les vieilles boĂźtes de conserve ; il se
livrait aussi Ă la chimie, faisant de lâessence de niaouli de concert
avec le vieux blanquiste Chaussade.
Une case toute couverte de lianes, prĂšs de la baraque des
femmes, câĂ©tait celle de Penny ayant avec lui sa femme et ses
enfants, lâune, Augustine nĂ©e Ă la presquâĂźle.
La Commune
468
Plus loin, la forge du pĂšre Malezieux oĂč il nous fait avec des
vieux bouts de fer des serpes, des outils de jardin, une foule de
choses.
La case de Lacourt tout auprĂšs, puis celle de Provins, lâun des
tambours des fédérés qui le plus furieusement battit la générale
aux jours oĂč Paris devait ĂȘtre debout.
Avec deux ouvertures qui ont lâair de fenĂȘtres, une belle
corbeille dâeuphorbes, devant lâentrĂ©e et dedans quelque chose
qui ressemble Ă une bibliothĂšque : câest la case de BauĂ«r.
Celle de Champi, toute petite, est sur la hauteur de Numo. Un
jour que nous Ă©tions sept ou huit autour de la table, on pensa la
défoncer en appuyant chacun de son cÎté ; au nord aussi est la
maison Ă ogives vertes, de RegĂšre.
Il y a encore la grande case de Kersisik, du cĂŽtĂ© de lâhospice
oĂč demeure Passedouet en attendant sa femme. Celle de Burlot
toute seule en haut du cÎté du pÚre Royer, le vieux Mabile au
bord de la mer, Ă Tendu, je les revois toutes. LâĂ©numĂ©ration
tiendrait un volume, toutes ces pauvres cases de brique crue,
couvertes en paille des brousses qui vues des hauteurs avaient
lâair dâune grande ville des temps antiques.
LâĂ©vasion de Rochefort et de cinq autres dĂ©portĂ©s, Jourde,
Olivier Pain, Paschal Grousset, BulliĂšre et Granthille, affola
lâadministration CalĂ©donienne. Un conseil de guerre fut rĂ©uni, le
gouverneur Gautier de la Richerie Ă©tait en voyage dâexploration,
sur un des navires, qui gardaient les déportés ; le second navire
Ă©tait Ă lâĂźle des Pins, il y avait dĂ©jĂ quarante-huit heures que les
évadés étaient partis, tous les gardiens tremblaient de peur
La Commune
469
dâĂȘtre rĂ©voquĂ©s ; ils Ă©taient dâautant plus furieux que la gaietĂ©
Ă©tait plus grande Ă la presquâĂźle Ducos.
Les surveillants virent en faisant lâappel, que Rochefort,
Olivier Pain, Granthille manquaient ; la vérité ne fut pas de suite
comprise, les dĂ©portĂ©s lâayant saisie plus vite, rĂ©pondaient des
choses telles que ceci : Ă lâappel de Bastien Granthille quelquâun
sâĂ©cria : il a des bottes, Bastien, il est allĂ© les mettre.
Et comme on appelait désespérément Henri Rochefort, les uns
dirent : il est allĂ© allumer sa lanterne ; dâautres, il a promis de
revenir, dâautres encore : Va-tâen voir sâils viennent,
Trop inquiets pour pouvoir punir en ce moment, les autorités
se réservaient pour plus tard. Le spectacle de la franche gaieté
qui régnait parmi les déportés mettait les chiourmes dans une
telle rage quâils dĂ©chirĂšrent des rideaux bien innocents de tout
cela, en allant reconnaĂźtre sâils ne trouveraient Ă la case des
évadés rien qui les mßt sur
la trace.
Personne nâavait vu les fugitifs depuis le jeudi ; on Ă©tait au
samedi, ils étaient sauvés.
Le cantinier Duserre dont la barque avait été employée par
Granthille pour venir au devant des Ă©vadĂ©s de la presquâĂźle, eut
quinze jours de cachot, la malheureuse barque quoique plongée
Ă lâaide de grosses pierres dans la mer, sâĂ©tant tout Ă coup
retournĂ©e par lâeffort des flots et sâĂ©tant remise Ă flotter, ce qui
avait paru démontrer la complicité de Duserre.
Tout est bien qui finit bien : la barque non seulement fut
payée, mais le brave homme obligé de partir pour Sydney, y
La Commune
470
devint plus Ă son aise quâil nâeĂ»t pu lâĂȘtre Ă NoumĂ©a oĂč le
commerce est peu de chose, Ă part la traite des naturels sous
forme dâengagements.
Quelques pages de mes
MĂ©moires,
chez Roy Ă©diteur, rue
Saint-Antoine, contiennent des lettres racontant la conduite du
gouvernement colonial de CalĂ©donie, Ă lâoccasion de lâĂ©vasion de
Rochefort.
AprĂšs lâĂ©vasion de Rochefort, MM. Aleyron et Ribourt envoyĂ©s
pour terrifier la dĂ©portation, probablement afin dây faire revenir
Rochefort, eurent le ridicule dâenvoyer pendant un certain temps
sur les hauteurs autour de Numbo des factionnaires qui avaient
lâair de jouer la
Tour de Nesle
avec décors grandioses.
On entendait à intervalles réguliers au sommet des
montagnes : sentinelle, garde Ă vous ! et par les nuits claires les
silhouettes noires des factionnaires se dessinaient sur les cimes
dans le clair de lune intense.
Quelques-uns de ces factionnaires avaient de belles voix :
câĂ©tait charmant. On sortait sur les portes des cases pour les
entendre et les voir.
Puis les voix sâenrouĂšrent ; on Ă©tait blasĂ© sur les silhouettes ;
cela devint moins attrayant, mais câĂ©tait toujours joli.
AprĂšs les choses ridicules il y eut les choses odieuses : les
déportés furent privés de pain. Un malheureux à demi insensé
par lâeffroi des choses vues, fut visĂ© comme on aurait fait dâun
lapin, parce quâil rentrait un peu aprĂšs lâheure dans sa
concession.
La Commune
471
On ne se privait pas sous Aleyron et Ribourt de faire passer
en fraude des lettres oĂč leur conduite Ă©tait mise au grand jour
par les revues de Sydney ou celles de Londres.
Il me reste quelques lettres de celles qui furent insérées
ainsi :
PresquâĂźle Ducos, 9 juin 1875.
Chers amis,
Voici les piĂšces officielles du transfĂšrement dont je vous
ai parlé.
TransfĂšrement auquel nous nâavons consenti quâaprĂšs
quâil eĂ»t Ă©tĂ© fait droit Ă nos protestations : 1° sur la
forme dans laquelle lâordre avait Ă©tĂ© donnĂ© ; 2° sur la
maniĂšre dont nous habiterions ce nouveau
baraquement.
Il est de fait quâoccuper un coin ou lâautre de la
presquâĂźle nous est fort indiffĂ©rent, mais nous ne
pouvions supporter lâinsolence de la premiĂšre affiche,
nous devions poser nos conditions et ne consentir au
changement de rĂ©sidence quâune fois ces conditions
remplies.
Câest ce qui a Ă©tĂ© fait.
Voici copie de la premiÚre affiche posée le 19 mai 1879,
Ă Numbo ; câest sous forme dâaffiches que les ordres du
gouvernement nous sont transmis ; et avec la formule
le dĂ©portĂ© un tel, n° tant, quâon rĂ©pond.
La Commune
472
DĂCISION
19 mai 1875.
Par ordre de la direction, les femmes déportées dont les
noms suivent quitteront le camp de Numbo le 20 du
courant pour aller habiter dans la baie de lâouest le
logement qui leur est affecté : Louise Michel n° 1 ;
Marie Smith n° 3 ; Marie Cailleux n° 4 ; AdÚle Delfossés
n° 5 ; Nathalie Lemel n° 2 ; la femme Dupré, n° 6.
Voici nos protestations :
Numbo, 20 mai 1875.
La déportée Nathalie Duval, femme Lemel, ne se refuse
pas Ă habiter le baraquement que lui assigne
lâadministration, mais elle fait observer :
1° Quâelle est dans lâimpossibilitĂ© dâopĂ©rer elle-mĂȘme
son déménagement.
2° Quâelle ne peut se procurer le bois nĂ©cessaire Ă la
cuisson de ses aliments et le débiter ;
3° Quâelle a construit deux poulaillers et cultivĂ© une
portion de terrain ;
4° En vertu de la loi sur la déportation qui dit : les
déportés pourront vivre par groupes ou par familles et
leur laisse le choix des personnes avec lesquelles il leur
plaĂźt dâĂ©tablir des rapports ; la dĂ©portĂ©e Nathalie Duval,
femme Lemel, se refuse Ă la vie commune si ce nâest
dans ces conditions.
La Commune
473
Nathalie DUVAL, femme Lemel, n° 2.
Protestations :
Numbo, 26 mai 1875.
La déportée Louise Michel n° 1 proteste contre la
mesure qui assigne aux femmes déportées un domicile
éloigné du camp comme si leur présence y était un
scandale. La mĂȘme loi rĂ©git les dĂ©portĂ©s, hommes ou
femmes. On ne doit pas y ajouter une insulte non
méritée.
Pour ma part, je ne puis me rendre Ă ce nouveau
domicile sans que les motifs pour lesquels on nous y
envoie Ă©tant honnĂȘtes, soient rendus publics par affiche
ainsi que la maniÚre dont nous y serons traitées.
La dĂ©portĂ©e Louise Michel dĂ©clare que dans le cas oĂč les
motifs seraient une insulte, elle devra protester
jusquâau bout, quoi quâil lui en arrive.
Louise MICHEL, n° 1.
Le lendemain de nos protestations, on nous prĂ©vint Ă
déménager dans la journée ; chose que nous nous
empressùmes de ne pas faire, ayant bien résolu de ne
pas quitter Numbo avant quâon eĂ»t fait droit Ă nos
justes protestations et dĂ©clarĂ© que nous Ă©tions prĂȘtes
jusque-lĂ Ă aller en prison si on voulait, mais nullement
à nous déranger pour déménager.
Affirmant, du reste, quâune fois lâaffiche insolente
rĂ©parĂ©e et nos logements disposĂ©s Ă la baie de lâouest
La Commune
474
de façon Ă ne pas nous gĂȘner les unes les autres, nous
nâavions nulle raison pour prĂ©fĂ©rer une place Ă lâautre.
Allées et venues, menaces du gardien-chef qui fort
embĂȘtĂ© revint Ă cheval vers le soir pour nous paraĂźtre
plus imposant, pĂ©tarades du cheval qui sâennuyant de la
longue pause de son maĂźtre devant nos cases, le
remporte plus vite quâil ne veut au camp militaire.
Arrivée, trois ou quatre jours aprÚs, du directeur de la
déportation accompagné du commandant territorial qui
promettent par une seconde affiche de faire droit Ă nos
rĂ©clamations et de sĂ©parer en petites cases oĂč nous
pourrions habiter par deux ou trois comme nous
voudrions le baraquement de la baie de lâouest, de
façon à laisser se grouper celles dont les occupations
Ă©taient semblables.
Une partie des engagements fut dâabord remplie, mais
tant quâils ne le furent pas complĂštement il fut
impossible de nous faire quitter Numbo, et comme il nây
avait pas de places pour nous Ă la prison on se dĂ©cida Ă
aller jusquâau bout.
Nous sommes maintenant Ă la baie de lâouest et câest
triste pour madame Lemel qui ne peut guĂšre marcher
tant elle est souffrante ; câest pourquoi je nâose me
rĂ©jouir du voisinage de la forĂȘt que jâaime beaucoup.
Tel est sans passion ni colÚre le récit de notre
transfĂšrement de Numbo presquâĂźle Ducos Ă la baie de
lâouest, Ă©galement presquâĂźle Ducos.
La Commune
475
Louise MICHEL, n° 1.
Baie de lâouest, 9 juin 1873.
La lettre qui suit aurait dĂ» ĂȘtre la premiĂšre par ordre de date,
elle parvint plus tard Ă la revue australienne oĂč elle fut insĂ©rĂ©e.
18 avril 1876, Numbo.
New Caledonia.
Chers amis,
Par les différentes évasions qui ont eu lieu depuis peu,
vous devez connaĂźtre Ă peu prĂšs la situation oĂč se
trouvent les dĂ©portĂ©s, câest-Ă -dire les vexations, abus
dâautoritĂ©, etc., dont MM. Ribourt, Aleyron et consorts
se sont rendus coupables.
Vous savez que sous lâamiral Ribourt le secret des
lettres fut ouvertement violé, comme si les quelques
hommes qui ont survĂ©cu Ă lâhĂ©catombe de 71 fissent
peur aux assassins Ă travers lâocĂ©an.
Vous savez tous que sous le colonel Aleyron, le héros de
la caserne Lobeau, un gardien tira sur un déporté,
chez
ce déporté :
il avait, sans le savoir, enfreint les limites
pour aller chercher du bois ; quelque temps auparavant
un autre gardien avait tiré sur le chien du déporté
Croiset quâil blessa entre les jambes de son maĂźtre.
Visait-on lâhomme ou le chien ?
Que de choses depuis ! il me semble que jâen vais
beaucoup oublier tant il y en a, mais on se retrouvera.
La Commune
476
Vous avez su dĂ©jĂ quâon privait de pain ceux qui, se
conformant simplement à la loi de la déportation se
présentent aux appels sans se ranger militairement sur
deux lignes. La protestation Ă ce sujet fut Ă©nergique,
montrant que malgré les divisions introduites parmi
nous par des gens complĂštement Ă©trangers Ă la cause,
et quâon y a jetĂ©s Ă dessein, les dĂ©portĂ©s nâont point
oublié la solidarité.
On a depuis privĂ© de vivres Ă lâexception du pain, du sel
et des légumes secs, quarante-cinq déportés comme
sâĂ©tant montrĂ©s hostiles Ă un travail qui nâexistait que
dans lâimagination du gouvernement.
Quatre femmes ont été également privées comme
laissant à désirer sous le rapport de la conduite, et de la
moralité,
ce qui est faux. Le déporté Langlois, mari
dâune de ces dames, ayant rĂ©pondu Ă©nergiquement
pour sa femme qui ne lui a jamais donné aucun sujet de
mécontentement, a été condamné à dix-huit mois de
prison et 3
.
000
francs dâamende.
Place, dit Verlet, ayant également répondu pour sa
compagne dont la conduite mérite le respect de toute la
déportation, à six mois de prison et 500 francs
dâamende et, de plus, ce que rien au monde ne pourrait
lui rendre, son enfant né pendant sa prison préventive
est mort par suite des tourments éprouvés par sa mÚre
qui le nourrissait.
Il ne lui fut pas permis de voir son enfant vivant.
La Commune
477
Dâautres dĂ©portĂ©s ont Ă©tĂ© condamnĂ©s. Cipriani dont la
dignité et le courage sont connus, à dix-huit mois de
prison et 3.000 francs dâamende. Fourny condamnation
Ă peu prĂšs semblable pour lettres insolentes bien
mĂ©ritĂ©es par lâautoritĂ©.
DerniĂšrement le citoyen Malezieux, doyen de la
déportation, se trouvant assis le soir devant sa case en
compagnie des déportés qui travaillent avec lui, un
gardien ivre lâaccusa de tapage nocturne, le frappa, et il
fut de plus mis en prison.
Chez nos aimables vainqueurs le plaisant se mĂȘle au
sévÚre ; les gens qui ont le plus travaillé depuis leur
arrivée sont sur la liste des retranchés. Un déporté se
trouve porté à la fois sur les deux listes.
Le journal officiel de NoumĂ©a en fait preuve. Sur lâune,
comme puni pour refus de travail, sur lâautre comme
récompensé pour son travail.
Je passe une provocation faite Ă lâappel du soir quelques
jours avant lâarrivĂ©e de M. de Pritzbuer. Un gardien
connu pour son insolence menaçait les déportés, son
revolver à la main, le plus profond mépris fit justice de
cette provocation et de bien dâautres. Depuis MM.
Aleyron et Ribourt cherchĂšrent Ă se justifier.
Il est probable que dâautres listes de retranchĂ©s vont
faire suite Ă la premiĂšre, et comme le travail nâexiste
pas, toutes les communications ayant été coupées
depuis trop longtemps pour quâon ait rien tentĂ©, et, de
La Commune
478
plus le mĂ©tier dâun certain nombre de dĂ©portĂ©s exigeant
des premiers frais quâil leur est impossible de faire, vous
pouvez juger de la situation.
Dans tous les cas ces choses auront servi à dévoiler
complĂštement jusquâoĂč peut descendre la haine des
vainqueurs ; il nâest pas mauvais de le savoir, non pour
les imiter, nous ne sommes ni des bourreaux ni des
geĂŽliers, mais pour connaĂźtre et publier les hauts faits
du parti de lâordre afin que sa premiĂšre dĂ©faite soit
définitive.
Au revoir, Ă bientĂŽt peut-ĂȘtre si la situation exige que
ceux qui ne tiennent pas Ă leur vie la risquent pour aller
raconter lĂ -bas les crimes de nos seigneurs et maĂźtres.
LOUIS MICHEL, n° 1.
On comprendra sans peine dâaprĂšs ces quelques faits,
pourquoi à la demande de déposition qui me fut faite au retour,
je répondis comme suit :
Chambre des députés.
Commission n° 10.
A monsieur le prĂ©sident de la commission dâenquĂȘte sur
le régime disciplinaire de la nouvelle Calédonie.
Paris, 2 février 1881.
Monsieur le président,
La Commune
479
Je vous remercie de lâhonneur que vous me faites de
mâappeler en tĂ©moignage sur les Ă©tablissements
pénitenciers de la Nouvelle-Calédonie.
Mais tout en approuvant la lumiĂšre que nos amis jettent
sur les tourmenteurs lointains, je nâirai pas en ce
moment, tandis que M. de Gallifet que jâai vu faire
fusiller des prisonniers, est le chef de lâĂtat, y dĂ©poser
contre les bandits Aleyron et Ribourt.
Sâils privaient de pain les dĂ©portĂ©s, sâils les faisaient
provoquer Ă lâappel par des surveillants le revolver au
poing, si on tirait sur un déporté rentrant le soir dans sa
concession, ces gens-lĂ nâĂ©taient pas envoyĂ©s lĂ -bas
pour nous mettre sur des lits de roses.
Quand Barthélemy Saint-Hilaire est ministre, Maxime du
Camp de lâAcadĂ©mie ;
Quand il se passe des faits comme lâexpulsion de
Cipriani, celle du jeune Morphy et tant dâautres
infamies ; quand M. de Gallifet peut de nouveau
Ă©tendre son Ă©pĂ©e sur Paris et que la mĂȘme voix qui
réclamait toutes les sévérités de la loi contre les
bandits
de la Villette
sâĂ©lĂšvera pour absoudre et glorifier Aleyron
et Ribourt, jâattends lâheure de la grande justice.
Recevez, monsieur le prĂ©sident, lâassurance de mon
respect.
Louise MICHEL.
La Commune
480
Lorsque vers 77, lâextrĂȘme gauche demanda au ministre
BaĂŻaut, je crois, pourquoi tant dâhommes honorables Ă©taient
exclus de lâamnistie, il rĂ©pondit que certains exclus avaient
repoussé la grùce, et revendiqué leur responsabilité. Pourquoi,
répliqua Clémenceau voulez-vous que ceux qui ont été frappés
oublient les horreurs de la répression ? Vous dites : nous
nâoublions pas ; si vous nâoubliez rien, vos adversaires se
souviendront. Il avait raison, Clémenceau. Nous repoussions la
grĂące, parce quâil Ă©tait de notre devoir de ne point abaisser la
révolution pour laquelle Paris fut noyé de sang.
La fin de ma lettre du 18 avril avait trait Ă un projet que nous
entretenions, madame Rastoul et moi, au moyen dâune boĂźte
allant pleine de fil ou autres objets de ce genre de la presquâĂźle
Ducos Ă Sydney oĂč elle demeurait.
Les lettres étaient entre deux papiers collés au fond de la
boĂźte.
Il sâagissait quâune nuit aprĂšs lâappel je pouvais par les
sommets des montagnes gagner le chemin de la forĂȘt nord aprĂšs
les postes de gardiens et par la forĂȘt nord par le pont des
François oĂč en fait dâeau il nây a le plus souvent quâune boue
marine, arriver en observant quelques précautions à Nouméa par
le cimetiĂšre.
De lĂ , quelquâun que madame Rastoul devait prĂ©venir mâeĂ»t
aidĂ©e Ă gagner le courrier quâelle eĂ»t payĂ©.
Une fois Ă Sydney, jâaurais tĂąchĂ© dâĂ©mouvoir les Anglais par le
rĂ©cit des hauts faits dâAleyron et de Ribourt, et nous espĂ©rions
La Commune
481
quâun brick montĂ© par de hardis marins reviendrait avec moi
chercher les autres.
Faute de quoi je serais moi-mĂȘme revenue, car nous nâĂ©tions
que vingt femmes déportées : il fallait les vingt ou personne.
Ce fut notre boĂźte qui ne revint pas â jâai su en passant Ă
Sydney Ă mon retour que câĂ©tait au moment mĂȘme oĂč je devais
recevoir lâavertissement convenu pour effectuer notre projet que
lettre et boßte avaient été livrées.
Lâadministration de New Caledonia ne me parla jamais de ce
projet surpris au moment de la réussite.
(
MĂ©moires de Louise Michel
de 304 Ă 313.)
Soixante-neuf femmes de déportés étaient venues sur le
transport
le FĂ©nelon
partager courageusement la misĂšre de leurs
maris.
Quelques mariages eurent lieu Ă la presquâĂźle. Henri Place y
Ă©pousa Marie Cailleux, jeune fille dâune grande douceur, qui
vaillamment sâĂ©tait battue aux barricades pendant les jours de
mai.
Langlais avait épousé Elisabeth de Ghy. Les ménages de
déportés étaient assez nombreux. Mesdames Dubos, Arnold,
Pain, Dumoulin, Delaville, Leroux, Piffaut et plusieurs autres
avaient refait Ă leurs mains une vie de famille ; des petits
enfants grandissaient sous les niaoulis, plus heureux que ceux
dont le seul asile avait Ă©tĂ© la maison de correction parce quâils
étaient fils de fusillés.
La Commune
482
Les dĂ©portĂ©s simples Ă lâĂźle des Pins Ă©taient privĂ©s plus que
nous de correspondances puisquâils Ă©taient Ă vingt lieues en mer,
sans autres communications possibles que lettres par
lâadministration.
Les uns devenaient fous comme Albert Grandier, rédacteur du
Rappel,
dont le crime Ă©tait quelques articles ; les autres
perdaient patience, devenaient irascibles. Quatre furent
condamnés à mort et exécutés pour avoir frappé un de leurs
dĂ©lĂ©guĂ©s, lâun dâeux nâĂ©tait que lâami des autres, et nâavait pris
part Ă rien.
On les fit passer devant leurs cercueils, ce quâils firent en
souriant, délivrés de la vie.
Le peloton dâexĂ©cution tremblait, les condamnĂ©s durent
rassurer les soldats.
Ils saluÚrent les déportés et attendirent sans pùlir.
Lâadministration ne voulut pas rendre leurs cadavres. On
peignit les poteaux en rouge et ils demeurĂšrent Ă la mĂȘme place
pendant le reste de la déportation.
Les dĂ©portĂ©s de lâĂźle des Pins, lorsquâils Ă©taient condamnĂ©s Ă
la prison, venaient subir leur peine Ă la presquâĂźle Ducos ; ainsi
nous savions la tristesse de leur vie.
Le 11 mars 75, vingt dĂ©portĂ©s de lâĂźle des Pins, tentĂšrent sur
une barque construite par eux-mĂȘmes, de sâenfuir vers
lâAustralie, le
18 mars de la mĂȘme annĂ©e les dĂ©bris de
lâembarcation furent jetĂ©s Ă la cĂŽte ; pas un vĂȘtement, pas un
bout de couverture, pas un cadavre.
La Commune
483
Ont-ils été dévorés par les requins ou les naturels de
quelquâun de ces archipels dâĂźlots dont lâocĂ©an est constellĂ© ; les
auront-ils emmenĂ©s si loin parmi ces Ăźlots ignorĂ©s quâils
nâauraient pu gagner dâautres terres ? Ces vingt se nommaient :
Rastoud, Sauvé, Savy, Demoulin, Gasnié, Berger, Chabrouty,
Roussel, Saurel, Ledru, Leblanc Louis, Masson, DuchĂȘne, Galut,
Guignes, Adam, Barthélemy, Palma, Gilbert, Edat.
Ce mĂȘme 18 mars oĂč furent trouvĂ©s les dĂ©bris de leur barque
mourait Maroteau Ă lâhospice de lâĂźle Nou.
LâĂźle Nou, câest le plus sombre cercle de lâenfer.
LĂ Ă©taient Allemane, Amouroux, Brissac, Alphonse Humbert,
Levieux, Cariat, Fontaine, Dacosta, Lisbonne, Lucipia, Roques de
Filhol, Trinquet, Urbain, etc., étant les plus éprouvés, ils nous
Ă©taient les plus chers ; mis Ă la double chaĂźne, traĂźnant le boulet
prÚs de ceux qui étaient réputés les pires criminels, ils subirent
dâabord leurs insultes, puis sâen firent respecter.
Deux bras qui sâarrondissent en face lâun de lâautre au-dessus
non pas dâune tĂȘte, mais dâune petite rade, câest la presquâĂźle
Ducos et lâĂźle Nou entre les deux Ă©paules, câest NoumĂ©a au fond
de la rade.
De la baie de lâouest on voit les bĂątiments de lâĂźle Nou, la
ferme, une batterie de canons du mĂȘme cĂŽtĂ©. Combien
longtemps on restait sur le rivage contemplant cette terre
désolée !
La Commune
484
Vers la fin de la dĂ©portation, ceux de lâĂźle Nou vinrent habiter
la presquâĂźle Ducos. Ce fut une joyeuse fĂȘte, la seule quâon eut
depuis 71, mais elle compta largement.
Lâadministration se sert contre les Ă©vasions, de canaques plus
brutes que les autres, dressés à attacher les évadés à un bùton
quâils portent Ă deux les bras et les jambes liĂ©s ensemble, de la
mĂȘme façon quâils font pour les porcs ; câest ce quâon appelle la
police indigĂšne.
Il est surprenant quâon nâen ait pas encore fait
venir à Paris quelques compagnies disciplinées pour les aider et
rĂ©ciproquement quâon nâen envoie pas en France.
Tous les Canaques ne sont pas corrompus de cette maniĂšre,
ils ne purent supporter les vexations quâon leur faisait endurer et
engagÚrent une révolte qui comprenait plusieurs tribus.
Les colons (ceux que protĂ©geait lâadministration, sâentend)
avaient enlevé une femme canaque. Leurs bestiaux allaient
pĂąturer jusque sur la porte des cases, on leur distribuait des
terres ensemencĂ©es par les tribus â la plus brave de ces tribus,
celle du grand chef AtaĂŻ, entraĂźna les autres.
On envoya les femmes porter des patates, des taros, des
ignames, dans les cavernes, la pierre de guerre fut déterrée et le
soulÚvement commença ; du cÎté des Canaques, avec des
frondes, des sagaies, des casse-tĂȘte ; du cĂŽtĂ© des blancs, avec
des obusiers de montagne, des fusils, toutes les armes dâEurope.
Il y avait prĂšs dâAtaĂŻ un barde dâun blanc olivĂątre, tout tordu,
et qui chantait dans la bataille ; il Ă©tait takata, câest-Ă -dire
mĂ©decin, sorcier, prĂȘtre. Il est probable que les prĂ©tendus
Albinos vus par Cook dans ces parages Ă©taient quelques
La Commune
485
reprĂ©sentants dâune race Ă sa fin, peut-ĂȘtre Arias, Ă©garĂ©s au
cours dâun voyage, ou surpris par une rĂ©volution gĂ©ologique et
dont Andia Ă©tait le dernier.
Andia le takata, qui chantait prĂšs dâAtaĂź, fut tuĂ© dans le
combat ; son corps Ă©tait tordu comme les troncs de niaoulis,
mais son cĆur Ă©tait fier.
Circonstance Ă©trange !
Une cornemuse
avait été faite
par
Andia,
dâaprĂšs les
traditions de ses ancĂȘtres.
Mais sauvage
comme ceux avec qui il vivait, il lâavait faite de la peau dâun
traĂźtre. Andia, ce barde Ă la tĂȘte Ă©norme, Ă la taille de nain, aux
yeux bleus pleins de lueurs, mourut pour la liberté de la main
dâun traĂźtre.
Atai lui-mĂȘme fut frappĂ© par un traĂźtre.
Suivant la loi canaque, un chef ne peut ĂȘtre frappĂ© que par un
chef ou par procuration.
Nondo, chef vendu Ă lâadministration, donna sa procuration Ă
Segon en lui remettant lâarme qui devait tuer Atai.
Entre les cases nĂšgres et Amboa, AtaĂŻ avec quelques-uns des
siens regagnait son campement quand se détachant de la
colonne des blancs, Segon indiqua le grand chef reconnaissable
Ă la blancheur de neige de ses cheveux.
Sa fronde roulĂ©e autour de sa tĂȘte, tenant de la main droite
un sabre conquis sur les gendarmes, de la gauche un tomahowk,
ses trois fils autour de lui et avec eux le barde Andia, qui se
servait de la sagaie comme dâune lance, AtaĂŻ fit face Ă la colonne
des blancs.
La Commune
486
Il aperçut Segon. â Ah ! dit-il, te voilĂ .
Le traĂźtre chancela sous le regard du vieux chef, mais voulant
en finir, il lui lance une sagaie qui lui traverse le bras droit, AtaĂź
alors lĂšve le tomahowk quâil tenait du bras gauche. Ses fils
tombent : lâun mort, les autres blessĂ©s.
Andia sâĂ©lance, criant : Tango ! tango ! Maudit ! maudit ! et
tombe frappé à mort.
Alors Ă coups de hache comme on abat un chĂȘne, Segon
frappe AtaĂŻ. Le vieux chef porte la main Ă sa tĂȘte Ă demi-
dĂ©tachĂ©e, et ce nâest quâaprĂšs plusieurs coups encore quâil
devient immobile.
Le cri de mort fut alors poussé par les Canaques, allant
comme un Ă©cho Ă travers les montagnes.
A la mort de lâofficier français Gally Passeboc, les Canaques
saluĂšrent leur ennemi de ce mĂȘme cri de mort parce quâavant
tout, ils aiment les braves.
La tĂȘte dâAtaĂŻ fut envoyĂ©e Ă Paris ; je ne sais ce que devint
celle dâAndia.
Que sur leur mĂ©moire chante ce bardit dâAtaĂŻ.
Le takata dans la forĂȘt a cueilli lâadouĂ©ke, lâherbe de guerre,
la
branche des spectres.
Les guerriers se partagent lâadouĂ©ke qui rend terrible et
charme
les blessures.
La Commune
487
Les esprits soufflent la tempĂȘte, les esprits des pĂšres, ils
attendent les braves amis ou ennemis ; les braves sont les
bienvenus par delĂ la vie.
Que ceux qui veulent vivre sâen aillent. VoilĂ la guerre, le
sang va couler comme lâeau ; il faut que lâadouĂ©ke aussi soit
rouge de sang.
MĂ©moires de Louise Michel,
Chez Roy, Ă©diteur.
AtaĂŻ aujourdâhui est vengĂ© ; le traĂźtre qui prit part Ă la rĂ©volte
avec les blancs, dépossédé, exilé, comprend son crime.
Parmi les déportés les uns prenaient parti pour les Canaques,
les autres contre. Pour ma part jâĂ©tais absolument pour eux. Il
en rĂ©sultait entre nous de telles discussions quâun jour, Ă la baie
de lâOuest, tout le poste descendit pour se rendre compte de ce
qui arrivait. Nous nâĂ©tions que deux criant comme trente.
Les vivres nous étaient apportés dans la baie par les
domestiques, des surveillants qui Ă©taient Canaques ; ils Ă©taient
trĂšs doux, se drapaient de leur mieux dans de mauvaises
guenilles et on aurait pu facilement les confondre pour la naïveté
et la ruse avec des paysans dâEurope.
Pendant lâinsurrection canaque, par une nuit de tempĂȘte,
jâentendis frapper Ă la porte de mon compartiment de la case.
Qui est lĂ ? demandai-je. â TaĂŻau, rĂ©pondit-on. Je reconnus la
voix de nos Canaques apporteurs de vivres (taĂŻau signifie ami).
La Commune
488
CâĂ©taient eux, en effet ; ils venaient me dire adieu avant de
sâen aller Ă la nage par la tempĂȘte rejoindre les leurs, pour
battre méchants blancs, disaient-ils.
Alors cette Ă©charpe rouge de la Commune que jâavais
conservée à travers mille difficultés, je la partageai en deux et la
leur donnai en souvenir.
Lâinsurrection canaque fut noyĂ©e dans le sang, les tribus
rebelles dĂ©cimĂ©es ; elles sont en train de sâĂ©teindre, sans que la
colonie en soit plus prospĂšre.
Un matin, dans les premiers temps de la déportation, nous
vĂźmes arriver dans leurs grands burnous blancs, des Arabes
dĂ©portĂ©s pour sâĂȘtre, eux aussi, soulevĂ©s contre lâoppression.
Ces orientaux emprisonnés loin de leurs tentes et de leurs
troupeaux, Ă©taient simples et bons et dâune grande justice ;
aussi ne comprenaient-ils rien à la façon dont on avait agi envers
eux. Bauër, tout en ne partageant pas mon affection pour les
Canaques, la partageait pour les Arabes, et je crois que tous
nous les reverrions avec grand plaisir. Ils avaient gardé une
affection enthousiaste pour Rochefort.
HĂ©las, il en est qui sont toujours en CalĂ©donie et nâen
sortiront probablement jamais !
Lâun des rares qui sont revenus, El Mokrani, Ă©tant venu Ă
lâenterrement de Victor Hugo, vint Ă Saint-Lazare, oĂč jâĂ©tais
alors, et croyait pouvoir me parler ; mais ne sâĂ©tant pas muni
dâune permission, cela fut impossible.
La Commune
489
Pendant les derniÚres années de la déportation, ceux dont les
familles étaient restées en France et à qui la séparation semblait
longue, ceux surtout qui avaient des petits enfants, recevaient
des lettres oĂč on leur parlait dâune amnistie prochaine. Le temps
se passait sans que lâamnistie arrivĂąt ; les malheureux qui y
avaient cru sur la foi dâamis imprudents, mouraient
promptement, nombreux et souvent on sâen allait en longues
files par les chemins de la montagne vers le cimetiĂšre qui
sâemplissait largement. De ce temps encore quelques vers me
sont restés :
Par les clairs de lune superbes,
Les niaoulis aux troncs blancs,
Se tordent sur les hautes herbes
TourmentĂ©s par lâeffort des vents.
LĂ des profondeurs inconnues,
Les cyclones montent aux nues
Et lâĂąpre vent des mers pleurant toutes les nuits,
De ses gémissements couvre les froids proscrits.
Les niaoulis, etc.
Sur les niaoulis gémissent les cyclones.
Sonnez, ĂŽ vents des mers, vos trompes monotones.
Il faut que lâaurore se lĂšve,
Chaque nuit recĂšle un matin,
Pour qui la veille nâest quâun rĂȘve.
Les flots roulent, le temps sâĂ©coule,
Le désert deviendra cité.
Sur les mornes que bat la houle,
Sâagitera lâhumanitĂ©.
Nous apparaĂźtrons Ă ces Ăąges
Comme nous voyons maintenant
Devant nous ces tribus sauvages
Dont les rondes vont tournoyant,
Et de ces races primitives
Se mĂȘlant au vieux sang humain
Sortiront des forces actives,
Lâhomme montant comme le grain.
Sur les niaoulis gémissent les cyclones,
Sonnez, ĂŽ vents des mers, vos trompes monotones.
II
La Commune
490
Le retour
Ceux qui avaient passĂ© cinq ans Ă la presquâĂźle Ducos
pouvaient, sâils avaient un Ă©tat qui pĂ»t les nourrir, aller Ă
NoumĂ©a Ă condition que lâadministration ne leur donnĂąt plus ni
vivres, ni vĂȘtements.
On vous remettait un permis de séjour sur la grande terre,
portant votre Ă©tat-civil, votre signalement et au verso :
(Service de la déportation) dont voici la teneur :
Permis de séjour sur la grande terre.
Par une décision du gouverneur, en date du 24 janvier
1879, le déporté fortifié un tel, n°
a Ă©tĂ© autorisĂ© Ă sâĂ©tablir sur la grande terre Ă NoumĂ©a
chez . . . .
Le déporté est tenu de se présenter au bureau de la
direction le jour du dĂ©part du courrier dâEurope Ă 7
heures du matin, pour y faire constater sa présence ; il
peut circuler librement dans un rayon de huit kilomĂštres
autour de sa résidence et ne pourra changer cette
résidence sans une nouvelle autorisation.
Le dĂ©portĂ© nâa plus droit aux objets dâhabillement et de
couchage, ainsi quâaux vivres de lâadministration. En cas
de maladie, il sera admis dans les hĂŽpitaux de la
déportation sous la condition de payer les frais de son
traitement.
La Commune
491
Le sous-directeur du service de la déportation,
ORAUER.
Cette carte depuis mâa servi plusieurs fois de certificat
dâidentitĂ©.
Ayant mes diplĂŽmes dâinstitutrice, jâeus dâabord comme Ă©lĂšves
les enfants des déportés de Nouméa, avec quelques autres de la
ville, puis M. Simon, maire de Nouméa, me confia pour le chant
et le dessin les Ă©coles de filles de la ville ; jâavais en outre, de
midi à deux heures et dans la soirée, un assez grand nombre de
leçons en ville.
Le dimanche, du matin au soir, ma case Ă©tait pleine de
Canaques apprenant de tout leur cĆur Ă condition que les
méthodes fussent mouvementées et trÚs simples. Ils sculptaient
assez gracieusement en relief sur de petites planchettes que
nous donnait M. Simon, des fleurs de leur pays. Les personnages
avaient les bras raides, mais en accentuant un peu lâexpression
du modĂšle, ils la saisissaient bien. Leur voix dâabord trĂšs grĂȘle
prenait au bout de quelque temps de solfĂšge un peu plus
dâampleur. Jamais je nâeus dâĂ©lĂšves plus dociles et plus
affectionnés : ils venaient de toutes les tribus. Là je vis le frÚre
de Daoumi, un véritable sauvage celui-là , mais qui venait
apprendre lâĆuvre interrompue par la mort de Daoumi
(apprendre pour sa tribu).
Le pauvre Daoumi avait aimĂ© la fille dâun blanc : quand son
pĂšre lâeut mariĂ©e, il mourut de chagrin. CâĂ©tait pour elle autant
que pour les siens quâil avait commencĂ© cette Ćuvre de gĂ©ant :
La Commune
492
apprendre ce que sait un blanc. Il sâessayait Ă vivre Ă
lâeuropĂ©enne.
Les taiaus me racontÚrent pourquoi dans la révolte, malgré
les dix sous
quâils prĂ©lĂšvent Ă©ternellement sur les Canaques et
multiplieront tant que les Canaques vivront en domestiques
autour de la mission, ils ont respectĂ© les pĂšres maristes, câest
que les pĂšres leur montrent Ă lire.
Leur montrer Ă lire ! est pour eux un bienfait qui efface toutes
les exactions.
A NoumĂ©a je trouvai le bon vieux Etienne, lâun des
condamnés à mort de Marseille commués à la déportation. M.
Malato pĂšre, pour lequel le maire, M. Simon, avait une grande
vĂ©nĂ©ration, et au comptoir colonial lâun de nos marins de la
Commune, lâenseigne de vaisseau Cogniet, madame Orlowska
qui fut pour nous comme une mĂšre, Victorine ayant sous sa
direction les bains de Nouméa et nous en offrant tant que nous
voulions. LĂ -bas, on fraternisait largement.
Lorsque je quittai la presquâĂźle Ducos pour NoumĂ©a, Burlot
portant sur sa tĂȘte jusquâau bateau la boĂźte contenant mes
chats, nous rencontrĂąmes Gentelet qui nous attendait. â Est-ce
que vous allez entrer Ă NoumĂ©a avec des godillots ? me dit-il. â
Mais certainement. â Eh bien non, dit-il en me tendant un
papier gris qui contenait une paire de souliers dâEurope.
Gentelet, chaque fois quâil avait du travail, faisait ainsi des
cadeaux aux dĂ©portĂ©s et achetait, lâune aprĂšs lâautre, pour le 18
mars, des bouteilles de vin quâil enterrait en attendant dans la
brousse.
La Commune
493
Le dernier 14 juillet passé là -bas, entre les deux coups de
canon du soir (câest le canon qui annonce les jours et les nuits),
sur la demande de M. Simon, nous allĂąmes, madame Penaud,
directrice du pensionnat de Nouméa, un artilleur et moi, chanter
la
Marseillaise
sur la place des Cocotiers.
En CalĂ©donie il nây a ni crĂ©puscule ni aurore ; lâobscuritĂ©
tombe tout Ă coup.
Nous sentions autour de nous remuer la foule sans la voir.
AprĂšs chaque couplet, le chĆur de voix grĂȘles des enfants nous
répondent, repris à son tour par les cuivres.
Nous entendions les Canaques pleurer dans le bruissement
léger des branches de cocotiers.
M. Simon nous envoya chercher et entre deux haies de
soldats on nous conduisit Ă la mairie. Mais lĂ , les Canaques aussi
mâenvoyĂšrent chercher pour voir le pilon, et en mâexcusant prĂšs
des blancs, je mâen allai avec les noirs (chargĂ©e de pĂ©tards et
autres choses du mĂȘme genre de la part de M. Simon).
Chaque tribu qui y avait consenti avait son feu dans un
immense champ qui les rĂ©unissait tous. La tribu dâAtaĂŻ dĂ©cimĂ©e
avait aussi son feu, mais lorsque commença la danse, les
survivants, cinq ou six montĂšrent sur le foyer, lâĂ©teignirent avec
leurs pieds en signe de deuil.
Le pilon est Ă©trange surtout quand tous sur une seule file
passent Ă travers le feu. Mais cette circonstance fut vraiment
grande. Les autres consentirent Ă donner Ă la tribu en deuil ce
que nous avions pour eux tous.
La Commune
494
Peu aprĂšs, on avertit pour les derniers bateaux, lâamnistie
Ă©tait faite. Jâappris en mĂȘme temps que ma mĂšre avait eu une
attaque de paralysie. Avec mes leçons et les cent francs par mois
que jâavais pour les Ă©coles, il mâavait Ă©tĂ© possible de recueillir
une centaine de francs, cela me servit Ă prendre le courrier
jusquâĂ Sydney afin dâarriver plus vite et de la voir encore.
Avant mon départ de Nouméa et prenant le courrier sur le
rivage je trouvai la fourmiliĂšre noire des Canaques. Comme je ne
croyais pas Ă lâamnistie si proche, je devais aller fonder une
Ă©cole dans les tribus ; ils me le rappelaient avec amertume en
disant : toi viendras plus ! Alors, sans avoir lâintention de les
tromper, je leur dis : si, je reviendrai.
Tant que je pus la voir du courrier, je regardai la fourmiliĂšre
noire sur le rivage et moi aussi je pleurais. (Qui sait si je ne les
reverrai pas ?) VoilĂ comment je vis Sydney avec son port si
magnifique de grandeur, que je ne crois pas avoir encore rien vu
dâaussi splendide. Des rochers de granit rose pareils Ă des tours
géantes laissant entre eux une porte comme pour les Titans,
comme à Nouméa, comme à Rome, sept collines bleu pùle sous
le ciel. On ne peut se lasser de regarder tant câest un magique
décor.
LĂ mes papiers nâĂ©taient pas suffisants (je pouvais, disait-on,
les avoir trouvĂ©s), cela pouvait ne pas ĂȘtre moi, et il fallut que
Duser, Ă©tabli Ă Sydney, certifiĂąt que câĂ©tait rĂ©ellement moi. Sous
prĂ©texte quâil avait eu dĂ©jĂ des ennuis Ă lâĂ©vasion de Rochefort, il
consentit Ă cette nouvelle aventure dont il nâeut aucun
désagrément, Sydney étant colonie anglaise.
La Commune
495
Sous prĂ©texte aussi que jâĂ©tais venue de mon plein grĂ©, le
consul, une sorte de pot-Ă -tabac, sorti dâun tableau flamand, ne
voulait me rapatrier avec les dix-neuf autres déportés qui étant
venus travailler Ă Sydney pouvaient, eux, partir de lĂ . Mais avec
le sang-froid que jâai dans ces occasions-lĂ , je lui dis que jâĂ©tais
satisfaite de connaßtre de suite sa décision, parce que je pouvais
gagner mon passage en faisant quelques conférences.
â
Sur quel sujet ? demanda-t-il.
â
Sur lâadministration française Ă NoumĂ©a, cela
inspirera peut-ĂȘtre quelque curiositĂ©.
â
Et que direz-vous ?
â
Je raconterai ce que Rochefort nâa pas pu dire
parce quâil ne lâa pas vu, toutes les infamies
commises par Aleyron et Ribourt, aussi les
causes de la révolte canaque, la traite des noirs
qui se fait au moyen dâengagements.
Je ne sais ce que je lui dis encore. Alors le vieux pot-Ă -tabac me
regarda dâun Ćil quâil voulait faire terrible, et Ă©crasant sa plume
sur le papier quâil me donna, il dit :
â
Vous partirez avec les autres !
Jâai toujours cru quâau fond, il nâĂ©tait pas hostile. â VoilĂ
comment nous fĂźmes le voyage de Sydney en Europe Ă vingt
embarqués sur le
John Helder
en partance pour Londres, le
bateau passa Ă Melbourne dâaspect moins beau que Sydney,
mais une grande et large ville répandue en damier dans la
plaine.
La Commune
496
Ainsi nous avons fait le tour du monde par le canal de Suez.
â En face de la Mecque, mourut un pauvre arabe amnistiĂ©
presque mourant et â qui avait promis dâoffrir ce pĂšlerinage Ă
Allah sâil revenait. Allah se montre peu gĂ©nĂ©reux Ă son Ă©gard,
tandis quâĂ nous, les ennemis des dieux, Ă©tait donnĂ©e jusquâĂ la
fin, la vue de la Mer Rouge, du Nil oĂč frissonnent les papyrus,
tandis que sur les rives les chameaux des caravanes, couchés,
allongent leurs cous sur le sable.
Quelle vue Ă©trange, les rochers aux formes de sphinx et, Ă
perte de vue, la grande Ă©tendue des sables.
Il nous restait la surprise dâerrer huit jours dans la Manche Ă
la fin du voyage.
Par un brouillard intense oĂč lâon ne voyait que les phares du
John Helder
pareils Ă des Ă©toiles errant au son de la cloche
dâalarme, avec le gĂ©missement continuel de la sirĂšne. On eĂ»t dit
un rĂȘve.
Lâopinion gĂ©nĂ©rale Ă©tait que nous Ă©tions perdus et quand enfin
nous arrivĂąmes Ă lâembouchure de la Tamise, les amis, venus Ă
notre rencontre sur des barques, pleuraient de joie.
On nous reçut à bras ouverts, nous trouvions là Richard,
Armand Moreau, Combault, Varlet, Prenet, le vieux pĂšre
Maréchal, un autre bien plus vieux encore qui étant boulanger
avait dans les premiers temps de lâexil offert lâabri de son four et
du pain aux premiers Ă©chappĂ©s de lâabattoir, le pĂšre Charenton.
La Commune
497
Au dĂźner chez madame Oudinot, je vois encore comme
aujourdâhui Dacosta, nous attendant en haut de lâescalier, des
larmes plein les yeux.
Beaucoup étaient partis déjà , mais nous pouvions dire à ceux
qui restaient combien nous avions été heureux là -bas, au temps
dâAleiron de recevoir Ă travers tout le hardi manifeste des
communeux de Londres (Voir Ă lâappendice, n° 3, page 413).
On nous chanta comme il y avait dix ans, la chanson du
bonhomme.
Bonhomme, bonhomme,
Il est temps que tu te réveilles !
Que de souvenirs, que de choses Ă se raconter !
Comme on pensait Ă ceux qui dorment sous la terre.
On nous conduisit au club de Rose Street, les camarades
anglais, allemands, russes, nous souhaitĂšrent la bienvenue et
nous accompagnĂšrent jusquâĂ la gare de New Haven, â les amis
de Londres payant notre voyage que le consul nâavait pris aux
frais de son gouvernement que jusquâĂ Londres oĂč sâarrĂȘtait le
John Helder.
A Dieppe nous trouvùmes Marie Ferré, avec madame Bias,
vieille amie de Blanqui, puis Ă Paris la foule, la grande foule
houleuse qui se souvient.
Je revis ma mĂšre, mon vieil oncle, ma vieille tante â ceux qui
ne connaissent pas les rĂ©volutionnaires sâimaginent quâils
nâaiment pas les leurs, parce quâils les sacrifient toujours Ă lâidĂ©e,
ils les aiment bien plus au contraire de toute la grandeur du
sacrifice.
La Commune
498
Une vie rĂ©volutionnaire renaissait, lâidĂ©e aussi grandissait de
toutes les douleurs souffertes.
Nous qui avions Ă©tĂ© Ă la presquâĂźle six anarchistes, nous
trouvions des groupes ayant fait le mĂȘme chemin, il nây avait nul
besoin que M. Andrieux imaginĂąt pour nous perdre de faire un
journal anarchiste. Ce qui est tout de mĂȘme un drĂŽle de moyen
pour un homme intelligent. Nous aurions sans cela mis nos idées
Ă jour.
Aujourdâhui que vingt-six ans ont passĂ© sur lâhĂ©catombe Ă
travers la misĂšre et lâĂ©crasement de plus en plus terribles des
travailleurs sous la force, nous voyons de plus en plus proche le
monde nouveau.
Comme la vigie habituée à distinguer au loin dans les nuées
le grain qui sera la tempĂȘte, nous reconnaissons ce que dĂ©jĂ
nous avons vu.
Il est impossible de dire dans les quelques feuilles qui restent
à ce livre les événements accomplis depuis le retour. Un volume
ne serait pas trop : il suivra, si les événements permettent de
sâattarder Ă regarder en arriĂšre ce passĂ© qui aujourdâhui vieillit si
vite.
Minute par minute, le vieux monde sâenlise davantage,
lâĂ©closion de lâĂšre nouvelle est imminente et fatale, rien ne peut
lâempĂȘcher, rien que la mort.
Seul un cataclysme universel empĂȘcherait lâĂ©ocĂšne qui se
prépare.
La Commune
499
Les groupes humains en sont arrivĂ©s Ă lâhumanitĂ© consciente
et libre : câest lâaboutissement.
Les juges vendus peuvent recommencer les procĂšs de
malfaiteurs pour les plus honnĂȘtes, faire asseoir des innocents
au prĂ©toire, en laissant les vrais coupables comblĂ©s de ce quâon
appelle les honneurs, les dirigeants peuvent appeler Ă leur aide
tous les inconscients esclaves, rien, rien y fera, il faut que le jour
se lĂšve ! il se lĂšvera.
Câest parce que câest la fin que les choses deviennent pires,
elles ont tellement empiré depuis la loi du 29 juillet 1881, dite loi
scĂ©lĂ©rate, quâon nâosa pas alors lâappliquer et quâelle lâest
aujourdâhui.
Dans le
Courrier de Londres et de lâEurope
du 13 janvier
1894, je trouve le rapport sur les dites lois scélérates, que je
crois intéressant de reproduire ici, peu de personnes en ayant
pris connaissance complĂšte, (pour la raison quâon ne les croyait
pas applicables).
La Commune
500
LES NOUVELLES LOIS
CIRCULAIRE DU GARDE DES SCEAUX
M. Antonin Dubost, garde des sceaux, ministre de la justice,
adresse la circulaire suivante aux procureurs généraux :
Monsieur le procureur général,
Les lois qui viennent dâĂȘtre votĂ©es par les deux Chambres ne
modifient pas la politique générale du gouvernement, qui reste
conforme à la tradition républicaine et aux tendances libérales et
progressives de la nation. Elles sont destinées à rendre plus
efficaces les moyens quâil est devenu indispensable dâemployer
pour défendre la sécurité publique menacée par de prétendues
doctrines, dont lâanarchisme poursuit la rĂ©alisation Ă lâaide des
attentats les plus odieux ; elles ont donc pour but unique le
maintien de lâordre qui est la condition du progrĂšs.
Il me paraĂźt utile dâappeler votre attention sur les principales
dispositions et sur lâapplication que vous devez en faire avec
vigilance et fermeté.
LâAPOLOGIE DES CRIMES
La loi du 29 juillet 1881 laissait impunie la provocation au vol
et aux crimes Ă©noncĂ©s dans lâarticle 435 du code pĂ©nal. La
provocation directe aux crimes de meurtre, de pillage et
dâincendie Ă©tait punissable, mais lâapologie de ces crimes
échappait à toute répression.
DĂ©sormais, ceux qui feront lâapologie du vol, du meurtre, du
pillage, de lâincendie et des autres crimes Ă©noncĂ©s dans lâarticle
435 du code pénal, aussi bien que ceux qui les auront provoqués
La Commune
501
directement, seront frappés de peines que la loi nouvelle a
élevées, de maniÚre à assurer une répression en rapport avec la
gravité des infractions commises. Le législateur a assimilé
lâapologie Ă la provocation, parce quâen effet lâapologie dâactes
criminels constitue, sous une forme dĂ©tournĂ©e, une excitation Ă
les commettre, aussi dangereuse que la provocation directe.
LâARTICLE 49 DE LA LOI 1881
Lâinnovation la plus importante de la loi du 13 dĂ©cembre 1893
consiste dans la modification Ă lâarticle 49. Les individus qui se
rendront coupables des infractions énumérées ci-dessus, aussi
bien que ceux qui auront provoqué des militaires à la
désobéissance, seront placés sous le régime du droit commun au
point de vue de la saisie des Ă©crits et de lâarrestation prĂ©ventive.
Aucune raison sĂ©rieuse ne peut ĂȘtre invoquĂ©e pour soustraire Ă
lâapplication des rĂšgles du Code dâinstruction criminelle les
délinquants vis-à -vis desquels la justice doit pouvoir agir avec
promptitude et efficacité.
Dans un intĂ©rĂȘt dâordre public, qui nâest plus Ă dĂ©montrer, il
importe que ces dispositions nouvelles soient appliquées toutes
les fois que des infractions seront commises et que, dans ce but
de concert avec lâautoritĂ© administrative, vous exerciez la plus
active surveillance, notamment sur certaines réunions publiques
qui sont devenues des foyers dâagitation et de dĂ©sordre, oĂč se
produisent les excitations les plus coupables Ă commettre des
crimes, et oĂč la propagande par le fait est ouvertement
conseillĂ©e. Vous nâomettrez pas non plus de faire constater et de
poursuivre les provocations Ă des militaires dans le but de les
La Commune
502
dĂ©tourner de leurs devoirs et de lâobĂ©issance. Dans des cas
semblables, rĂ©primer câest dĂ©fendre la patrie.
LES ASSOCIATIONS DE MALFAITEURS
Si la loi du 29 juillet 1881 était impuissante à réprimer les
excitations Ă commettre des crimes, lorsque ces excitations se
dissimulaient sous la forme dâune apologie, notre lĂ©gislation
pĂ©nale ne fournissait, dâautre part, aucun moyen lĂ©gal pour
entraver la préparation de ces crimes.
Câest ainsi que, bĂ©nĂ©ficiant dâune trop longue impunitĂ©, des
groupes anarchistes ont pu se constituer, qui, reliés entre eux
par une idĂ©e commune, se livrent Ă la prĂ©paration dâune sĂ©rie
interminable dâattentats. Lâentente sâĂ©tablit ensuite entre un
nombre considĂ©rable dâadhĂ©rents, et lâexĂ©cution des crimes
conçus est laissĂ©e parfois Ă la libre initiative dâindividus qui
procÚdent isolément, pour se dérober plus facilement aux
recherches de la justice.
Pour atteindre tous les coupables, il Ă©tait indispensable de
modifier les articles 265 et suivants du code pénal sur les
associations de malfaiteurs. Les dispositions nouvelles punissent
Ă la fois lâassociation formĂ©e, quelle que soit sa durĂ©e ou le
nombre de ses membres, et mĂȘme toute entente Ă©tablie dans le
but de commettre ou de préparer des attentats contre les
personnes ou les propriétés.
En introduisant dans le nouvel article 265 les mots « entente
établie, » le législateur a voulu laisser aux magistrats le soin
dâapprĂ©cier, suivant les circonstances, les conditions dans
lesquelles un accord pourrait ĂȘtre considĂ©rĂ© comme intervenu
La Commune
503
entre deux ou plusieurs individus pour commettre ou préparer
les attentats. Le crime pourra ainsi ĂȘtre caractĂ©risĂ©, abstraction
faite de tout commencement dâexĂ©cution.
LA RĂLĂGATION
Outre les peines Ă©dictĂ©es, lâarticle 266 permettra dĂ©sormais
dâappliquer aux condamnĂ©s la peine de la relĂ©gation. Il ne vous
échappera pas, monsieur le procureur général, que, dans bien
des cas, cette peine constituera un efficace moyen de défense
sociale. Il importe, en effet, dâĂ©carter de notre sociĂ©tĂ© des
hommes dont la prĂ©sence en France, Ă lâexpiration de leur peine,
pourrait constituer un danger pour la sécurité publique.
DĂTENTION DâEXPLOSIFS
Enfin, pour compléter les mesures prises contre les partisans
de la propagande par le fait, il Ă©tait indispensable de modifier
lâarticle 3 de la loi du 19 juin 1871, relatif Ă la dĂ©tention des
engins meurtriers ou incendiaires. Tout individu qui détient, sans
motifs légitimes, des engins de cette nature, est déjà justement
soupçonnĂ©. Mais la loi de 1871 nâavait pu prĂ©voir tous les
nouveaux moyens de destruction.
Le nouvel article 3 permettra dâatteindre, non seulement la
détention, sans motif légitime et sans autorisation, de tout engin
ou de toute poudre fulminante, mais encore la détention sans
motifs légitimes de toute substance quelconque manifestement
destinĂ©e Ă entrer dans la composition dâun explosif.
RECOMMANDATIONS
La Commune
504
Telles sont, monsieur le procureur général, les dispositions
nouvelles que les Chambres ont introduites dans notre législation
pĂ©nale pour vous mettre en Ă©tat de concourir, dâune maniĂšre
efficace, Ă la dĂ©fense des institutions et de lâordre. Vous les
appliquerez avec résolution. Aucune infraction ne devra
demeurer impunie.
LâautoritĂ© administrative mettra au service de la justice tous
les moyens dont elle dispose.
Vous vous concerterez avec elle en toute circonstance, en
vous pĂ©nĂ©trant de cette idĂ©e quâil nây a de gouvernement
véritable et que le gouvernement ne peut exercer une action
féconde que si tous les services publics sont unis entre eux par
une étroite solidarité.
Je ne doute pas que lâaccord ne soit facile entre des
magistrats et des fonctionnaires, les uns et les autres dĂ©vouĂ©s Ă
leurs devoirs et conscients de leur responsabilité.
Dans le cas dâurgence, ou quand les infractions seront
Ă©videntes, vous nâhĂ©siterez pas Ă prendre lâinitiative des
poursuites, sauf Ă mâen rĂ©fĂ©rer chaque fois que lâaffaire vous
paraĂźtra lâexiger. Dans la plupart des cas, une prompte rĂ©pression
est seule vĂ©ritablement utile. Vous veillerez en consĂ©quences, Ă
ce que les poursuites soient toujours conduites avec la plus
grande célérité, et vous provoquerez des sessions
extraordinaires dâassises toutes les fois que cela vous paraĂźtra
nécessaire.
Le gouvernement espĂšre que lâapplication Ă©nergique et
persistante des lois nouvelles suffira pour mettre un terme Ă une
La Commune
505
propagande criminelle. Le pays attend de nous une protection
efficace. Notre devoir est de la lui donner par tous les moyens
que les lois mettent Ă notre disposition.
Recevez, monsieur le procureur gĂ©nĂ©ral, lâassurance de ma
considération trÚs distinguée.
Le garde des sceaux,
Ministre de la justice.
ANTONIN DUBOST.
Ce quâon nâosait pas en 74, on lâose aujourdâhui et comme aux
plus beaux jours de Versailles un article de journal peut ĂȘtre la
dĂ©portation ou la mort, â la condamnation dâEtienvent en fut
une preuve cette semaine et si lâhonneur des nations voisines ne
leur dĂ©fendait lâextradition pour semblable sujet, il irait
remplacer Cyvoct au bagne oĂč mourut Marioteau.
Mais la science que rien nâarrĂȘte va si vite, que bientĂŽt tous
les mensonges disparaĂźtront devant elle.
La race prochaine dont les adolescents en sauront davantage
que les plus savants dâentre nous, aura-t-elle lâhorreur des
mensonges et le respect de la vie humaine, elle nâira pas semer
de ses os les Madagascar ni y fusiller les indigĂšnes Ă son plaisir
sans avoir lâexcuse comme Gallifet ou Vacher de la rage du sang.
On ne lâemploiera pas cette jeunesse-lĂ , Ă garder paisible le
boucher Abdul-Hamid pendant sa hideuse besogne. On ne
lâenverra pas, comme les soldats dâEspagne, assassiner Ă Cuba
ceux qui se révoltent pour la liberté ou faire le service des
tortureurs de Montjuick.
La Commune
506
Nous sommes aujourdâhui plus asservis que le jour oĂč
lâassemblĂ©e de Versailles trouva trop libĂ©ral le gnome Foutriquer,
mais lâidĂ©e se fait plus libre et plus haute toujours.
Quâon se souvienne du cri de la jeunesse des Ă©coles lâannĂ©e
derniĂšre.
Haut les cĆurs !
Pour la sainte indépendance, camarades, levons-nous !
Attendons la terrible envergure que lâexposition de 1900 va
donner aux connaissances humaines.
Aujourdâhui 2 janvier 1898 oĂč je termine ce livre, la
photographie ouvre la route, les rayons X qui permettent de voir
Ă travers les chairs ce qui fut la vivisection au moment oĂč
disparaßt la férocité chez les peuples, pense-t-on que la volonté,
lâintelligence humaine ne sera pas libre ? â VoilĂ plus de six ans
de cela, il me souvient dâun soir, salle des Capucines, oĂč laissant
aller ma pensée, je regardais en avant, je hasardai cette idée
que la pensĂ©e Ă©tant de lâĂ©lectricitĂ©, il serait possible de la
photographier et comme elle nâa pas de langue, elle serait tracĂ©e
en signes pareils Ă des sillons dâĂ©clairs, les mĂȘmes pour tous les
dialectes, une sorte de sténographie.
DĂ©jĂ on peut voir Ă travers les corps opaques, rien nâempĂȘche
dâaller jusquâau bout.
Les mondes aussi, grĂące Ă la science, livreront leurs secrets
et ce sera la fin des dieux. LâĂ©ternitĂ© avant et aprĂšs nous dans
lâinfini des sphĂšres poursuivant comme les ĂȘtres leurs
transformations éternelles. Courage, voici le germinal séculaire.
La Commune
507
Que cela paraisse ou non possible Ă ceux qui ne veulent pas
voir voguer dans nos tourmentes les premiers rameaux verts
arrachés à la rive nouvelle, la désagrégation de la vieille société
se hĂąte.
Avant que sur le livre de pierre ou sur la tombe de Pottier on
ait gravé ses vers terribles :
Je suis la vieille anthropophage
Travestie en société,
Vois mes mains rouges de carnage,
Mon Ćil de luxe injectĂ©.
Jâai plus dâun coin dans mon repaire
Plein de charogne, et dâossements,
Viens les voir : jâai mangĂ© ton pĂšre
Et je mangerai tes enfants.
POTTIER.
Oui, avant mĂȘme que la malĂ©diction soit gravĂ©e, la vieille
sociĂ©tĂ© ogresse peut-ĂȘtre sera morte, lâheure Ă©tant venue de
lâhumanitĂ© juste et libre, elle a trop grandi pour rentrer dans son
sanglant berceau.
Paris, 20 mai 1898.
La Commune
508
Appendice
I.
â RĂ©cit de BĂ©atrix Excoffons
BĂ©atrix Ćuvrie, femme Excoffons, me confia, il y a quelques
années, le récit de sa vie pendant la Commune et aprÚs sa
condamnation. Les dimensions de ce volume ne me permettent
de citer que les pages se rapportant Ă lâarmĂ©e des femmes,
drapeau rouge dĂ©ployĂ© au fort dâIssy. Ce simple rĂ©cit fait bien
comprendre combien les Parisiennes marchaient
courageusement pour la liberté.
Le 1
er
avril 1871, dit BĂ©atrix Excoffons, une voisine
surprise de me voir, me demanda si jâavais lu le journal
qui annonçait, place de la Concorde, une réunion de
femmes. Elles voulaient aller Ă Versailles pour empĂȘcher
lâeffusion de sang.
Jâinformai ma mĂšre de mon dĂ©part, jâembrassai mes
enfants et en route.
A la place de la Concorde, Ă une heure et demie, je me
joignis au défilé. Il y avait sept à huit cents femmes ;
les unes parlaient dâexpliquer Ă Versailles ce que voulait
Paris, les autres parlaient de choses dâil y a cent ans,
quand les femmes de Paris Ă©taient allĂ©es dĂ©jĂ Ă
Versailles pour en ramener le boulanger, la boulangĂšre
et le petit mitron, comme on disait dans ce temps-lĂ .
La Commune
509
Nous allons ainsi jusquâĂ la porte de Versailles. LĂ , nous
rencontrons des parlementaires francs-maçons qui
revenaient.
La citoyenne de S. A. qui
avait organisé la sortie, se trouvant rendue de fatigue,
propose de se réunir quelque part.
Nous nous rabattons sur la salle Ragache. LĂ , il fallut
nommer une autre citoyenne pour reprendre
lâexpĂ©dition, la fatigue de madame de S. A. aprĂšs une
aussi longue marche ayant dégénéré en intolérables
douleurs dans les jambes.
Je fus désignée pour la remplacer, alors on me fit
monter sur un billard et je dis ma pensĂ©e que nâĂ©tant
plus assez nombreuses pour aller Ă Versailles, nous
lâĂ©tions assez pour aller soigner les blessĂ©s aux
compagnies de marche de la Commune.
Les autres se rangÚrent de mon avis et notre départ fut
convenu pour le lendemain. Il eut lieu quelques jours
aprĂšs. La citoyenne de S. A. put encore nous
accompagner jusquâĂ lâĂ©tat-major de la garde nationale.
A lâĂ©tat-major le chef prit mon nom et me donna un
laisser-passer moi et les citoyennes qui
mâaccompagneraient.
Je demandai alors de quel cÎté il fallait nous diriger ; on
me conseilla de partir par Neuilly. Le Mont Valérien avait
La Commune
510
462
tonnĂ© la veille, nous voulions voir sâil ne serait pas restĂ©
des blessés non découverts dans les champs.
Il se trouva vingt femmes pour mâaccompagner.
Nous voilĂ parties pour la porte de Neuilly. En chemin
beaucoup de personnes nous donnĂšrent de la charpie et
des bandes ; jâachetai chez un pharmacien les
médicaments nécessaires et nous voilà fouillant Neuilly
pour voir sâil ne restait pas des blessĂ©s et ne nous
doutant pas que nous Ă©tions en plein dans lâarmĂ©e de
Versailles.
Arrivées à un certain endroit, nous apercevons des
gendarmes et, sentant le danger, nous nous arrĂȘtons.
Mais il Ă©tait impossible de passer.
â Laissez-nous passer, disions-nous ; nous voulons
aller soigner les blessés. Nous entendions bien gronder
le canon, mais sans bien nous rendre compte oĂč câĂ©tait.
Je fis couper une branche dâarbre par un gamin Ă qui je
donnai quelques sous et avec cela nous nous croyions
invincibles.
Il fut convenu quâon ne parlerait pas du laisser-passer
de la Commune et de plus mes compagnes me dirent de
plier le drapeau. Mais comme je voulais le garder tel,
nous nous trouvons tout à coup sur un pont entouré de
gendarmes auxquels nous demandons Ă passer, ce qui
nous fut refusé.
La Commune
511
On envoya chercher un chef de poste, un lieutenant, qui
nous demanda ce que nous allions faire avec ce drapeau
rouge. Je lui répondis que nous allions soigner les
blessés et que nous avions voulu passer sur le pont
parce que cela nous rapprochait de lâendroit oĂč lâon
entendait le canon.
Il y eut un moment dâhĂ©sitation et pendant ce temps-lĂ ,
lâune des nĂŽtres oubliant ce qui avait Ă©tĂ© convenu, â se
mit Ă dire que nous avions un laisser-passer.
â Comment pouvez-vous dire cela, lui dis-je, puisque
nous nâen avons pas ?
Alors elle comprit et reprit : â Jâai voulu dire que si
monsieur voulait nous en donner un.
Enfin le lieutenant finit par dire aux gendarmes de nous
laisser aller, que nous nâĂ©tions que des femmes sans
armes.
ArrivĂ©es de lâautre cĂŽtĂ© du pont, le canon grondait
toujours. Une femme qui passait nous dit que cela
devait ĂȘtre Ă Issy, et comme nous lui demandions
comment il fallait faire pour y arriver, elle nous dit
dâaller plus loin et dâappeler le batelier qui Ă©tait dans
lâĂźle.
â Mais, dit-elle, il faut dire que vous ĂȘtes des femmes
de la Commune. Sans cela il ne vous passerait pas dans
son bateau.
La Commune
512
Toutes ces choses se passaient dans tout le
commencement, quand la terreur nâĂ©tait pas encore
aussi grande chez les habitants des environs de Paris, ni
les tueries aussi faciles.
Nous appelons le batelier en lui disant que nous allons
soigner nos frÚres blessés ; le brave homme nous fit
entrer chez lui, nous obligea Ă nous rafraĂźchir et,
coupant une longue branche dâarbre, y ajusta le
drapeau et me le remit entre les mains.
Quand je me reporte Ă ce temps-lĂ et que je revois en
mémoire ce batelier, presque un vieillard, usant pour
nous toutes les provisions de sa cabane joyeusement,
par la seule raison que nous allions défendre nos idées,
cela me rappelle mon pĂšre Ă Cherbourg. Quand
revenaient de malheureux déportés, toute la maison
Ă©tait en lâair pour leur trouver ce dont ils pouvaient
avoir besoin et dans ces victimes quelquefois il
retrouvait des amis, ayant lui-mĂȘme Ă©tĂ© arrĂȘtĂ© Ă
Cherbourg au coup dâĂtat de 51.
Lorsquâil fut relĂąchĂ©, on continua pendant neuf ans Ă
lire au rapport des casernes quâil Ă©tait dĂ©fendu dâaller
chez lâhorloger Ćuvrie sous peine dâun mois de salle de
police. La haine de lâEmpire lâavait poursuivi comme mâa
poursuivie celle de Versailles.
On me reprocha au conseil de guerre dâĂȘtre la fille dâun
rĂ©volutionnaire de 51, mais on nâajouta pas que cette
La Commune
513
violence de lâEmpire nâavait pu mĂȘme jamais obtenir de
subventions comme les autres.
Je reviens Ă mon rĂ©cit. Je mâĂ©tais mise Ă lâavant du
bateau, tenant mon drapeau haut et fier.
LĂ nous eĂ»mes la certitude que les gendarmes nâavaient
pas lâintention de nous laisser aborder, car ils nous
envoyĂšrent plus de 50 balles qui ne nous atteignirent
pas.
ArrivĂ©es Ă lâautre bord, le bon batelier nous dit quâil
était heureux que nous ayons reçu aussi heureusement
le baptĂȘme du feu ; il nous serra la main Ă toutes,
ajoutant que si nous avions besoin de lui il Ă©tait
entiĂšrement Ă notre disposition.
Ainsi nous arrivĂąmes au fort dâIssy. LĂ , un garde
national me reconnut et me dit que mon mari Ă©tait
aussi au fort.
Combien jâĂ©tais heureuse avec mon mari Ă mon cĂŽtĂ© en
racontant comment le sort nous avait été favorable !
Jâavais lâillusion que rien ne pouvait plus nous atteindre
quâensemble et que nous serions rĂ©unis mĂȘme dans la
mort.
Je retrouvai aussi au fort dâIssy Louise qui Ă©tait partie
avec le 61
e
de Montmartre, et je restai une quinzaine de
jours au fort comme ambulanciĂšre des enfants perdus.
Vers ce temps-là , il fallut réorganiser le comité de
vigilance des femmes de Montmartre, mais Louise qui
La Commune
514
lâavait commencĂ© au temps du siĂšge, avec les
citoyennes Poirier, Blin, dâAuguet, moi et autres, ne
voulant pas rentrer des compagnies de marche, je
retournai Ă Paris pour le comitĂ© de vigilance oĂč nous
nous occupions des ambulances, oĂč il fallait organiser
tous les secours pour les blessés, envois
dâambulanciĂšres, etc.
Jâallai dans tous les clubs faire signer la pĂ©tition par
laquelle la Commune réclamait Blanqui en échange de
lâarchevĂȘque.
A notre ambulance de lâElysĂ©e Montmartre, le comitĂ© de
vigilance des femmes envoyait des députations aux
enterrements, sâoccupait des veuves, des mĂšres, des
enfants de ceux qui mouraient pour la liberté ; il resta
sur la brĂšche jusquâĂ la fin.
La veille de la prise de Montmartre, le comité était réuni
dans ma maison. Nous nous attachĂąmes surtout Ă
détruire tout ce qui pouvait compromettre qui que ce
soit.
AprĂšs avoir Ă©tĂ© mise trois fois en joue pour ĂȘtre fusillĂ©e,
on mâenvoya Ă Satory oĂč jâarrivai une des premiĂšres, et
pendant quatre jours je couchai dans la cour sur des
cailloux.
Je passai Ă la commission mixte avec ma mĂšre, qui
avait Ă©tĂ© arrĂȘtĂ©e pour moi, ce qui mettait en double ma
personnalité.
La Commune
515
On nous fit monter dans une sorte de grenier prĂšs du
magasin Ă fourrages ; il Ă©tait nuit, il pleuvait comme un
déluge.
Alors Louise arriva avec les vĂȘtements gouttants comme
un parapluie, Ă©tant aussi prisonniĂšre. Je les tordis sur
son dos et comme jâavais une paire de bas dans ma
poche, je les lui donnai en place des siens que nous
avions bien de la peine Ă retirer, tandis quâelle nous
racontait quâon devait la fusiller le lendemain matin.
On parlait de cela comme on aurait parlĂ© de nâimporte
quoi, on Ă©tait heureuse de se revoir surtout.
On avait dit de ne pas fouiller Louise en entrant parce
quâon allait la fusiller ; câĂ©tait sans doute Ă cela que je
devais aussi de ne pas lâavoir Ă©tĂ©. Jâavais pas mal de
papiers ; elle en avait quelques-uns aussi, entre autres
un ordre de faire délivrer un des petits orgues de Notre-
Dame et le faire transporter pour les leçons de chant de
lâĂ©cole.
Nous Ă©tions sept : ma mĂšre, M. et madame MilliĂšre,
madame Dereure, moi, Louise et la sous-maĂźtresse de
son Ă©cole, Malvina Poulain. Une femme vint me
demander mes papiers de la part des officiers, mais je
rĂ©pondis que je nâen avais pas et en silence, Ă nous
sept, nous commençùmes Ă les mĂącher ce qui nâĂ©tait
pas une petite entreprise.
Quand arriva un lieutenant de gendarmerie qui, Ă son
tour, rĂ©clama les papiers, ils nâĂ©taient plus
La Commune
516
reconnaissables. Je lui tendis alors deux ou trois
feuillets restĂ©s dans le portefeuille et quâil me rendit en
disant trĂšs bas : Vous ĂȘtes une brave petite femme et si
tout le monde Ă©tait comme vous, il nây aurait pas tant
de victimes.
Il y eut aussi parmi les gendarmes quelques hommes
moins durs que les autres, peut-ĂȘtre se souvenaient-ils
de leurs femmes et de leurs enfants nourris par la
Commune.
Lorsque je passai devant la commission mixte, cet
homme me sauva la vie, car ne voyant plus que mon
mari et mes enfants dont jâĂ©tais sĂ©parĂ©e, mon vieux
pĂšre malade et que peut-ĂȘtre pouvait sauver la libertĂ©
de ma mĂšre, je prenais sur moi tout ce que je pouvais
et mĂȘme ce que je nâavais pas fait. Il me fit enlever et
mettre Ă part en disant : Mais, malheureuse, vous allez
vous faire fusiller.
Depuis, que de choses ! Nous avons été tenus partout.
Jâai perdu mon pĂšre, ma mĂšre, les aĂźnĂ©s de mes
enfants, mon mari dont la mort a fait autour de moi un
effondrement gĂ©nĂ©ral ; mais je nâen retrouve pas moins
au fond de ma mémoire les horribles drames de Satory.
La veille de notre départ pour les Chantiers de
Versailles, à 11 heures du soir, on avait fusillé un
malheureux garde national devenu fou, qui croyait
sâĂ©chapper en traversant une mare.
Son dernier cri avait été : Mes enfants
,
ma femme !
La Commune
517
La séparation, la perte de ceux qui nous sont chers,
nâest-ce pas la suprĂȘme douleur ?
Combien de celles qui avaient des frĂšres, pĂšres ou
maris, croyaient dans leur folie reconnaĂźtre la voix de
ceux quâelles aimaient !
Sept femmes des nĂŽtres devinrent folles en une seule
nuit ; dâautres donnĂšrent
avant terme naissance
Ă des
enfants tués par les douleurs des mÚres, les plus fortes
survécurent.
BĂ©atrix OEUVRIE, V
ve
EXCOFFONS.
Terminons par la lettre dâun dĂ©tenu de Brest :
II.
â Lettre dâun dĂ©tenu de Brest
AprĂšs la prise de ChĂątillon, on nous disposa en cercle
sur le plateau et on fit sortir de nos rangs les soldats
qui sây trouvaient. On les fait mettre Ă genoux dans la
boue et sur lâordre du gĂ©nĂ©ral PellĂ©, on fusille
impitoyablement sous nos yeux ces malheureux jeunes
gens au milieu des lazzi des officiers qui insultaient Ă
notre défaite par toutes sortes de propos atroces et
stupides.
Enfin, aprÚs une bonne heure employée à ce manÚge,
on nous forme en lignes et nous prenons le chemin de
La Commune
518
Versailles entre deux haies de chasseurs Ă cheval. Sur
notre chemin nous rencontrons le capitulard Vinoy,
escorté de son état-major. Sur son ordre et malgré la
promesse formelle faite par le général Pellé, que nous
aurions tous la vie sauve, nos officiers quâon avait
placĂ©s en tĂȘte du cortĂšge et Ă qui on avait violemment
arrachĂ© les insignes de leur grade, allaient ĂȘtre fusillĂ©s,
quand un colonel fit observer Ă M. Vinoy la promesse
faite par son général. Le complice du 2 décembre
Ă©pargna nos officiers, mais ordonna quâon passĂąt
immédiatement par les armes le général Duval, son
colonel dâĂ©tat-major et le commandant des volontaires
de Montrouge. Ces trois braves moururent au cri de :
Vive la RĂ©publique ! Vive la Commune ! Un cavalier
arracha les bottes de notre infortunĂ© gĂ©nĂ©ral, quâil
promena comme un trophée triomphal. Là -dessus, le
fĂ©roce Vinoy sâĂ©loigna et nous reprĂźmes notre marche
douloureuse et humiliante, tantĂŽt marchant, tantĂŽt
courant, au gré de nos conducteurs littéralement
abreuvĂ©s dâindignitĂ©s jusquâĂ notre arrivĂ©e Ă Versailles.
Ici la plume nous tombe des mains. Il est, en effet,
impossible de dĂ©crire lâaccueil que nous reçûmes dans la
citĂ© des ruraux. Cela dĂ©passe en ignominie tout ce quâil
est possible dâimaginer. BousculĂ©s, foulĂ©s aux pieds Ă
coups de poings, à coups de bùton au milieu des huées
et des vociférations, on nous fit faire deux fois le tour
de la ville en calculant les haltes Ă dessein pour nous
exposer dâautant mieux aux atrocitĂ©s dâune population
La Commune
519
de mouchards et de policiers qui bordaient des deux
cÎtés les rues que nous traversions.
On nous mena dâabord devant le dĂ©pĂŽt de cavalerie oĂč
nous fĂźmes une halte dâau moins vingt minutes. La foule
nous arrachait nos couvertures, nos képis, nos bidons.
Enfin rien nâĂ©chappait Ă la rage de ces Ă©nergumĂšnes,
ivres de haine et de vengeance. On nous traitait de
voleurs, de brigands, dâassassins, de canailles, etc. De
lĂ nous allĂąmes Ă la caserne des gardes de Paris.
On nous fit entrer dans la cour oĂč nous trouvĂąmes ces
messieurs qui nous reçurent par une horrible bordée
dâinjures infĂąmes et qui, sur lâordre de leurs chefs,
armĂšrent bruyamment leurs chassepots, nous disant
avec force rires quâils allaient nous fusiller tous comme
des chiens. Câest au milieu de lâescorte de cette vile
soldatesque que nous prĂźmes le chemin de Satory, oĂč
on nous enferma au nombre de 1685 dans un magasin
à fourrages, épuisés de fatigue et de besoin, dans
lâimpossibilitĂ© de nous coucher tellement nous Ă©tions
serrĂ©s les uns contre les autres ; nous passĂąmes lĂ
deux nuits et deux jours debout, nous relevant Ă tour
de rĂŽle pour nous coucher un peu, chacun sur un brin
de paille humide, nâayant dâautre nourriture quâun peu
de pain et de lâeau infecte Ă boire, que nos gardiens
allaient puiser Ă une mare dans laquelle ils ne se
gĂȘnaient pas pour faire leurs ordures. Câest
Ă©pouvantable, mais câest ainsi.
La Commune
520
AprÚs nous avoir dépouillés de tout, on nous dirigea sur
le chemin de fer de lâOuest.
On nous entassa quarante dans des wagons Ă bestiaux
hermétiquement fermés et privés de lumiÚre, nous
donnant pour tout potage un peu de biscuit et quelques
bidons dâeau. Nous restĂąmes ainsi jusquâau samedi
matin quatre heures, oĂč nous dĂ©barquĂąmes Ă Brest au
nombre de six cents ; les autres prisonniers avaient été
dirigés sur différentes prisons. Vainement en route
avions-nous supplié nos gardiens de nous donner de
lâeau et de lâair, ils restĂšrent sourds Ă nos supplications,
nous menaçant de leurs revolvers à la moindre tentative
de rĂ©volte. Plusieurs dâentre nous Ă©taient devenus fous.
Pensez donc ! trente-et-une heures de chemin de fer,
enfermĂ©s dans des conditions pareilles. Quoi dâĂ©tonnant
Ă ces cas de folie, et nâest-il pas surprenant quâil nâen
soit pas résulté pour un nombre plus considérable
dâentre nous de plus grands malheurs ?
A notre descente du train, on nous embarqua aussitĂŽt
pour le fort de Kelern, oĂč nous sommes toujours
internés, privés de toute communication avec le dehors
et presque sans nouvelles de nos familles dont les
lettres ne nous parviennent que décachetées,
exactement comme les nĂŽtres qui ne partent quâaprĂšs
avoir passé par la censure. Confinés dans des
casemates humides et couchés sur une méchante
paillasse, nous manquons en outre de nourriture et la
La Commune
521
plupart dâentre nous endurent les souffrances de la
faim. Nous nâavons pas mĂȘme deux gamelles pleines de
soupe et Ă peine une livre et demie de pain par jour. En
fait de boisson rien que de lâeau.
Le citoyen Elisée Reclus, bien connu dans le monde de
la science qui se trouve parmi nous, contribue
puissamment Ă nous rendre plus supportable notre
triste séjour dans des conférences quotidiennes aussi
intĂ©ressantes quâinstructives et toujours empreintes au
plus haut point de lâidĂ©e du droit et de la justice. Il
soutient notre foi rĂ©publicaine, et plusieurs dâentre nous
lui devront de sortir de prison meilleurs quâils nây
étaient entrés.
Quâil reçoive ici lâexpression de notre gratitude pour ses
nobles efforts et de lâestime profonde que nous lui
portons. »
La Liberté.
Bruxelles, avril 71.
AUX COMMUNEUX
III.
â PubliĂ© par les proscrits de Londres
en 1874
AprÚs trois ans de compression, de massacres, la réaction
voit la terreur cesser dâĂȘtre entre ses mains affaiblies un moyen
de gouvernement.
La Commune
522
AprĂšs trois ans de pouvoir absolu, les vainqueurs de la
Commune voient la Nation, reprenant peu Ă peu vie et
conscience, Ă©chapper Ă leur Ă©treinte.
Unis contre la Révolution, mais divisés entre eux, ils usent par
leurs violences et diminuent par leurs dissensions, ce pouvoir de
combat, seul espoir du maintien de leurs privilĂšges.
Dans une sociĂ©tĂ©, oĂč disparaissent chaque jour les conditions
qui ont amené son empire, la bourgeoisie cherche en vain à le
perpĂ©tuer ; rĂȘvant lâĆuvre impossible dâarrĂȘter le cours du
temps, elle veut immobiliser dans le présent, ou, faire
rétrograder dans le passé, une nation que la Révolution entraßne.
Les mandataires de cette bourgeoisie, cet Ă©tat-major de la
rĂ©action installĂ© Ă Versailles, semblent nâavoir dâautre mission,
que dâen manifester la dĂ©chĂ©ance par leur incapacitĂ© politique, et
dâen prĂ©cipiter la chute par leur impuissance. Les uns appellent
un roi, un empereur, les autres déguisent du nom de République
la forme perfectionnĂ©e dâasservissement, quâils veulent imposer
au peuple.
Mais quelle que soit lâissue des tentatives versaillaises,
monarchie ou RĂ©publique bourgeoise, le rĂ©sultat sera le mĂȘme :
la chute de Versailles, la revanche de la Commune.
Car nous arrivons Ă lâun de ces grands moments historiques,
Ă lâune de ces grandes crises, oĂč le peuple, alors quâil paraĂźt
sâabĂźmer dans ses misĂšres et sâarrĂȘter dans la mort, reprend
avec une vigueur nouvelle sa marche révolutionnaire.
La Commune
523
La victoire ne sera pas le prix dâun seul jour de lutte, mais le
combat va recommencer, les vainqueurs vont avoir Ă compter
avec les vaincus.
Cette situation crée de nouveaux devoirs pour les proscrits.
Devant la dissolution croissante des forces réactionnaires,
devant la possibilitĂ© dâune action plus efficace, il ne suffit pas de
maintenir lâintĂ©gritĂ© de la Proscription en la dĂ©fendant contre les
attaques policiĂšres, mais il sâagit dâunir nos efforts Ă ceux des
communeux de France, pour délivrer ceux des nÎtres tombés
entre les mains de lâennemi, et prĂ©parer la revanche.
Lâheure nous paraĂźt donc venue pour ce qui a vie dans la
proscription, de sâaffirmer, de se dĂ©clarer.
Câest ce que vient faire aujourdâhui le groupe :
LA COMMUNE
RĂVOLUTIONNAIRE.
Car il est temps que ceux-là se reconnaissent qui athées,
communistes, rĂ©volutionnaires, concevant de mĂȘme la
RĂ©volution dans son but et ses moyens, veulent reprendre la
lutte et pour cette lutte décisive reconstituer le parti de la
RĂ©volution, le parti de la Commune.
ââââââââ
Nous sommes
Athées,
parce que lâhomme ne sera jamais
libre, tant quâil nâaura pas chassĂ© Dieu de son intelligence et de
sa raison.
Produit de la vision de lâinconnu, crĂ©Ă©e par lâignorance,
exploitĂ©e par lâintrigue et subie par lâimbĂ©cillitĂ© cette notion
monstrueuse dâun ĂȘtre, dâun principe en dehors du monde et de
La Commune
524
lâhomme, forme la trame de toutes les misĂšres dans lesquelles
sâest dĂ©battue lâhumanitĂ©, et constitue lâobstacle principal Ă son
affranchissement. Tant que la vision mystique de la divinité
obscurcira le monde, lâhomme ne pourra ni le connaĂźtre ni le
possĂ©der ; au lieu de la science et du bonheur, il nây trouvera
que lâesclavage de la misĂšre et de lâignorance.
Câest en vertu de cette idĂ©e dâun ĂȘtre en dehors du monde et
le gouvernant, que se sont produites toutes les formes de
servitude morale et sociale : religions, despotismes, propriété,
classes, sous lesquelles gĂ©mit et saigne lâhumanitĂ©.
Expulser Dieu du domaine de la connaissance, lâexpulser de la
sociĂ©tĂ©, est la loi pour lâhomme sâil veut arriver Ă la science, sâil
veut réaliser le but de la Révolution.
Il faut nier cette erreur génératrice de toutes les autres, car
câest par elle que depuis des siĂšcles lâhomme est courbĂ©,
enchaßné, spolié, martyrisé.
Que la Commune dĂ©barrasse Ă jamais lâhumanitĂ© de ce
spectre de ses misÚres passées, de cette cause de ses misÚres
présentes.
Dans la Commune, il nây a pas de place pour le prĂȘtre : toute
manifestation, toute organisation religieuse doit ĂȘtre proscrite.
Nous sommes
Communistes,
parce que nous voulons que la
terre, que les richesses naturelles ne soient plus appropriées par
quelques-uns, mais quâelles appartiennent Ă la CommunautĂ©.
Parce que nous voulons que, libres de toute oppression, maĂźtres
enfin de tous les instruments de production : terre, fabriques,
La Commune
525
etc., les travailleurs fassent du monde un lieu de bien-ĂȘtre et
non plus de misĂšre.
Aujourdâhui, comme autrefois, la majoritĂ© des hommes est
condamnĂ©e Ă travailler pour lâentretien de la jouissance dâun
petit nombre de surveillants et de maĂźtres.
Expression derniĂšre de toutes les formes de servitude, la
domination bourgeoise a dĂ©gagĂ© lâexploitation du travail des
voiles mystiques qui lâobscurcissaient ; gouvernements,
religions, famille, lois, institutions du passé, comme du présent
se sont enfin montrés, dans cette société réduite aux termes
simples de capitalistes et de salariés, comme les instruments
dâoppression au moyen desquels la bourgeoisie maintient sa
domination, contient le Prolétariat.
Prélevant pour augmenter ses richesses tout le surplus du
produit du travail, le capitaliste ne laisse au travailleur que juste
ce quâil lui faut pour ne pas mourir de faim.
Maintenu par la force dans cet enfer de la production
capitaliste, de la propriété, il semble que le travailleur ne puisse
rompre ses chaĂźnes.
Mais le Prolétariat est enfin arrivé à prendre conscience de
lui-mĂȘme : il sait quâil porte en lui les Ă©vĂ©nements de la sociĂ©tĂ©
nouvelle, que sa délivrance sera le prix de sa victoire sur la
bourgeoisie et que, cette classe anéantie, les classes seront
abolies, le but de la RĂ©volution atteint.
La Commune
526
Nous sommes Communistes, parce que nous voulons arriver
Ă ce but sans nous arrĂȘter aux moyens termes compromis qui,
ajournant la victoire, sont un prolongement dâesclavage.
En détruisant la propriété individuelle, le Communisme fait
tomber une à une toutes ces institutions dont la propriété est le
pivot. ChassĂ© de sa propriĂ©tĂ©, oĂč avec sa famille comme dans
une forteresse il tient garnison, le riche ne trouvera plus dâasile
pour son Ă©goĂŻsme et ses privilĂšges.
Par lâanĂ©antissement des classes, disparaĂźtront toutes les
institutions oppressives de lâindividu et du groupe dont la seule
raison Ă©tait le maintien de ces classes, lâasservissement du
travailleur Ă ses maĂźtres.
Lâinstruction ouverte Ă tous, donnera cette Ă©galitĂ©
intellectuelle sans laquelle lâĂ©galitĂ© matĂ©rielle serait sans valeur.
Plus de salariĂ©s, de victimes de la misĂšre, de lâinsolidaritĂ©, de
la concurrence, mais lâunion de travailleurs Ă©gaux, rĂ©partissant le
travail entre eux, pour obtenir le plus grand développement de la
CommunautĂ©, la plus grande somme de bien-ĂȘtre pour chacun.
Car chaque citoyen trouvera la plus grande liberté, la plus
grande expansion de son individualité, dans la plus grande
expansion de la Communauté.
Cet Ă©tat sera le prix de la lutte et nous voulons cette lutte
sans compromis ni trĂȘve, jusquâĂ la destruction de la
bourgeoisie, jusquâau triomphe dĂ©finitif.
Nous sommes Communistes, parce que le Communisme est la
négation la plus radicale de la société que nous voulons
La Commune
527
renverser, lâaffirmation la plus nette de la sociĂ©tĂ© que nous
voulons fonder.
Parce que, doctrine de lâĂ©galitĂ© sociale, elle est plus que toute
doctrine la nĂ©gation de la domination bourgeoise, lâaffirmation de
la RĂ©volution. Parce que, dans son combat contre la bourgeoisie,
le ProlĂ©tariat trouve dans le Communisme lâexpression de ses
intĂ©rĂȘts, la rĂšgle de son action.
Nous sommes
RĂ©volutionnaires,
autrement Communeux,
parce que voulant la victoire, nous en voulons les moyens. Parce
que, comprenant les conditions de la lutte, et voulant les remplir,
nous voulons la plus forte organisation de combat, la coalition
des efforts, non leur dispersion, mais leur centralisation.
Nous sommes révolutionnaires, parce que pour réaliser le but
de la Révolution, nous voulons renverser par la force une société
qui ne se maintient que par la force. Parce que nous savons que
la faiblesse, comme la lĂ©galitĂ©, tue les rĂ©volutions, que lâĂ©nergie
les sauve. Parce que nous reconnaissons, quâil faut conquĂ©rir ce
pouvoir politique que la bourgeoisie garde dâune façon jalouse,
pour le maintien de ses privilÚges. Parce que dans une période
rĂ©volutionnaire, oĂč les institutions de la sociĂ©tĂ© actuelle devront
ĂȘtre fauchĂ©es, la dictature du prolĂ©tariat devra ĂȘtre Ă©tablie et
maintenue jusquâĂ ce que, dans le monde affranchi, il nây ait plus
que des citoyens égaux de la société nouvelle.
Mouvement vers un monde nouveau de justice et dâĂ©galitĂ©, la
RĂ©volution porte en elle-mĂȘme sa propre loi et tout ce qui
sâoppose Ă son triomphe doit ĂȘtre Ă©crasĂ©.
La Commune
528
Nous sommes révolutionnaires, nous voulons la Commune,
parce que nous voyons dans la Commune future, comme dans
celles de 1793 et de 1871, non la tentative Ă©goĂŻste dâune ville,
mais la RĂ©volution triomphante dans le pays entier : la
RĂ©publique communeuse. Car la Commune câest le ProlĂ©tariat
rĂ©volutionnaire armĂ© de la dictature, pour lâanĂ©antissement des
privilĂšges, lâĂ©crasement de la bourgeoisie.
La Commune, câest la forme militante de la RĂ©volution sociale.
Câest la RĂ©volution debout, maĂźtresse de ses ennemis. La
Commune, câest la pĂ©riode rĂ©volutionnaire dâoĂč sortira la sociĂ©tĂ©
nouvelle.
La Commune, ne lâoublions pas non plus, nous qui avons reçu
charge de la mĂ©moire et de la vengeance des assassinĂ©s, câest
aussi la revanche.
ââââââââ
Dans la grande bataille, engagée entre la bourgeoisie et le
Prolétariat, entre la société actuelle et la Révolution, les deux
camps sont bien distincts, il nây a de confusion possible que pour
lâimbĂ©cillitĂ© ou la trahison.
Dâun cĂŽtĂ© tous les partis bourgeois : lĂ©gitimistes, orlĂ©anistes,
bonapartistes, républicains, conservateurs ou radicaux, de
lâautre, le parti de la Commune, le parti de la RĂ©volution, lâancien
monde contre le nouveau.
Déjà la vie a quitté plusieurs de ces formes du passé, et les
variétés monarchiques se résolvent, en fin de compte, dans
lâimmonde Bonapartisme.
La Commune
529
Quant aux partis qui, sous le nom de république conservatrice
ou radicale, voudraient immobiliser la sociĂ©tĂ© dans lâexploitation
continue du peuple par la bourgeoisie, directement, sans
intermédiaire royal, radicaux ou conservateurs, ils différent plus
par lâĂ©tiquette que par le contenu ; plutĂŽt que des idĂ©es
différentes, ils représentent les étapes que parcourra la
bourgeoisie, avant de rencontrer dans la victoire du peuple sa
ruine définitive.
Feignant de croire Ă la duperie du suffrage universel, ils
voudraient faire accepter au peuple ce mode dâescamotage
périodique de la Révolution ; ils voudraient voir le parti de la
RĂ©volution entrant dans lâordre lĂ©gal de la sociĂ©tĂ© bourgeoise par
lĂ mĂȘme cesser dâĂȘtre, et la minoritĂ© rĂ©volutionnaire abdiquer
devant lâopinion moyenne et falsifiĂ©e de majoritĂ©s soumises Ă
toutes les influences de lâignorance et du privilĂšge.
Les radicaux seront les derniers défenseurs du monde
bourgeois mourant ; autour dâeux seront ralliĂ©s tous les
représentants du passé, pour livrer la lutte derniÚre contre la
RĂ©volution. La fin des radicaux sera la fin de la bourgeoisie.
A peine sortis des massacres de la Commune, rappelons Ă
ceux qui seraient tentĂ©s de lâoublier que la gauche versaillaise,
non moins que la droite, a commandé le massacre de Paris, et
que lâarmĂ©e des massacreurs a reçu les fĂ©licitations des uns
comme celles des autres. Versaillais de droite et Versaillais de
gauche doivent ĂȘtre Ă©gaux devant la haine du peuple ; car
contre lui, toujours, radicaux et jĂ©suites sont dâaccord.
La Commune
530
Il ne peut donc y avoir dâerreur et tout compromis, toute
alliance avec les radicaux doivent ĂȘtre rĂ©putĂ©s trahison.
Plus prĂšs de nous, errant entre les deux camps, ou mĂȘme
Ă©garĂ©s dans nos rangs, nous trouvons des hommes dont lâamitiĂ©
plus funeste que lâinimitiĂ©, ajournerait indĂ©finiment la victoire du
peuple sâil suivait leurs conseils, sâil devenait dupe de leurs
illusions.
Limitant plus ou moins, les moyens de combat Ă ceux de la
lutte Ă©conomique, ils prĂȘchent Ă des degrĂ©s divers lâabstention
de la lutte armée, de la lutte politique.
Erigeant en théorie, la désorganisation des forces populaires,
ils semblent en face de la bourgeoisie armĂ©e, alors quâil sâagit de
concentrer les efforts pour un combat suprĂȘme, ne vouloir
quâorganiser la dĂ©faite et livrer le peuple dĂ©sarmĂ© aux coups de
ses ennemis.
Ne comprenant pas que la RĂ©volution est la marche
consciente et voulue de lâhumanitĂ©, vers le but que lui assignent
son développement historique et sa nature, ils mettent les
images de leur fantaisie au lieu de la réalité des choses et
voudraient substituer au mouvement rapide de la RĂ©volution, les
lenteurs dâune Ă©volution dont ils se font les prophĂštes.
Amateurs de demi-mesures, fauteurs de compromis, ils
perdent les victoires populaires quâils nâont pu empĂȘcher ; ils
épargnent sous prétexte de pitié les vaincus ; ils défendent sous
prĂ©texte dâĂ©quitĂ© les institutions, les intĂ©rĂȘts, dâune sociĂ©tĂ©
contre lesquels le peuple sâĂ©tait levĂ©.
La Commune
531
Ils calomnient les RĂ©volutions quand ils ne peuvent plus les
perdre.
Ils se nomment communalistes.
Au lieu de lâeffort rĂ©volutionnaire du peuple de Paris pour
conquérir le pays entier à la République Communeuse, ils voient
dans la RĂ©volution du 18 mars un soulĂšvement pour des
franchises municipales.
Ils renient les actes de cette RĂ©volution quâils nâont pas
comprise, pour mĂ©nager sans doute les nerfs dâune bourgeoisie,
dont ils savent si bien Ă©pargner la vie et les intĂ©rĂȘts. Oubliant
quâune sociĂ©tĂ© ne pĂ©rit que quand elle est frappĂ©e aussi bien
dans ses monuments, ses symboles, que dans ses institutions et
ses défenseurs, ils veulent décharger la Commune de la
responsabilitĂ© de lâexĂ©cution des otages, de la responsabilitĂ© des
incendies. Ils ignorent, ou feignent dâignorer, que câest par la
volontĂ© du Peuple et de la Commune unis jusquâau dernier
moment, quâont Ă©tĂ© frappĂ©s les otages, prĂȘtres, gendarmes,
bourgeois et allumés les incendies.
Pour nous, nous revendiquons notre part de responsabilité
dans ces actes justiciers qui ont frappé les ennemis du Peuple,
depuis ClĂ©ment Thomas et Lecomte jusquâaux dominicains
dâArcueil ; depuis Bonjean jusquâaux gendarmes de la rue Haxo ;
depuis Darboy jusquâĂ Chaudey.
Nous revendiquons notre part de responsabilité dans ces
incendies qui dĂ©truisaient des instruments dâoppression
monarchique et bourgeoise ou protégeaient les combattants.
La Commune
532
Comment pourrions-nous feindre la pitié pour les oppresseurs
séculaires du Peuple, pour les complices de ces hommes qui
depuis trois ans célÚbrent leur triomphe par la fusillade, la
transportation, lâĂ©crasement de tous ceux des nĂŽtres qui ont pu
échapper au massacre immédiat.
Nous voyons encore ces assassinats sans fin, dâhommes, de
femmes, dâenfants ; ces Ă©gorgements qui faisaient couler Ă flots
le sang du Peuple dans les rues, les casernes, les squares, les
hÎpitaux, les maisons. Nous voyons les blessés ensevelis avec
les morts ; nous voyons Versailles, Satory, les pontons, le bagne,
la Nouvelle-Calédonie. Nous voyons Paris, la France, courbés
sous la terreur, lâĂ©crasement continu, lâassassinat en
permanence.
Communeux de France, Proscrits, unissons nos efforts contre
lâennemi commun ; que chacun, dans la mesure de ses forces,
fasse son devoir !
Le groupe :
La Commune RĂ©volutionnaire.
ASERLEN,
BERTON, BREUILLĂ, CARNĂ, JEAN CLEMENT, F. COURNET, C.H.
DACOSTA, DELLES, A. DEROUILLA, E. EUDES, H. GAUSSERON,
E. GOIS, A. GOULLĂ, E. GRANGER, A. HUGUENOT, E. JOUANIN,
LEDRUX, LĂONCE, LUILLIER, P. MALLET, MARGUERITTES,
CONSTANT-MARTIN, A. MOREAU, H. MORTIER, A. OLDRINI,
PICHON, A. POIRIER, RYSTO, B. SACHS, SOLIGNAC, Ed.
VAILLANT, VARLET, VIARD.
Londres, juin 1874
La Commune
533
POST-FACE
EXTRAITS DU MĂMORANDUM DâUN ĂDITEUR
PAR PAUL-VICTOR STOCK
Louise Michel mâa Ă©tĂ© amenĂ©e, je crois, par Charles Malato,
au cours de lâannĂ©e 1897.
Il sâagissait de lâĂ©dition dâune
Histoire de la Commune
, Ă
laquelle elle travaillait et dont Malato mâavait entretenu.
Nous fĂ»mes vite dâaccord et Louise Michel se mit assidĂ»ment
Ă la besogne pour parfaire son manuscrit et lâachever.
De Paris, oĂč elle se trouvait en octobre 1897, voici ce quâelle
mâĂ©crivait :
Cher Monsieur Stock,
Je pensais rapporter lâouvrage complet, la mort de mon oncle
mâa rappelĂ©e de suite
(
il manque une cinquantaine de pages, la
dĂ©portation, câest peut-ĂȘtre le mieux
)
. Rien nâest relu, mais
Rochefort dit que câest bien, il veut finir de lire lâouvrage et vous
prie dâaller le trouver samedi prochain entre une heure et deux
de lâaprĂšs-midi. Vous vous arrangerez ensemble et je terminerai
lâouvrage immĂ©diatement.
Veuillez me rĂ©pondre de suite afin que je lui dise sâil peut
compter sur vous samedi entre une heure et deux de lâaprĂšs-
midi.
Amitiés.
La Commune
535
L. M.
Excusez-moi dâĂȘtre si pressĂ©e : la mort de mon oncle
survenue plus tĂŽt que je ne pensais, me donne des
préoccupations nombreuses sur le sort de ma pauvre vieille
tante et je suis
obligĂ©e dâaller vite.
L. M.
(
Lâadresse de Rochefort :
25
, villa Dupont,
48
, rue PergolĂšse.
)
De Londres, le 5 janvier, Louise Michel mâavise que ce travail
est terminé :
Cher Monsieur
Stock,
Dâici le 10 courant, jâirai vous porter mon
Histoire de la
Commune
réduite en un seul volume de quatre cent quatre-
vingts pages, comme nous sommes convenus.
Recevez en attendant mille amitiés.
LOUISE MICHEL.
Entre temps, nos relations sâĂ©taient faites plus intimes et, Ă
fréquenter la « pétroleuse », elle était devenue mon amie. Je
nâavais pu rĂ©sister Ă la bontĂ© inouĂŻe de cette femme, et la
légende défavorable dont mon cerveau, à son égard, était
imprĂ©gnĂ© sâĂ©tait vite dissipĂ©e Ă sa frĂ©quentation. Son altruisme
Ă©tait invraisemblable et sa charitĂ© envers tous les misĂ©reux â
animaux compris â Ă©tait incroyable. Elle nâavait rien Ă soi ; sur
son chemin, elle distribuait tout ce qui Ă©tait sur elle ; elle donnait
Ă qui lui semblait plus misĂ©reux quâelle ses quelques francs, son
parapluie, son manteau et, si sa compagne ne lâavait protĂ©gĂ©e
contre elle-mĂȘme, elle serait rentrĂ©e, sa journĂ©e achevĂ©e, dans
La Commune
536
sa piĂštre demeure, absolument dĂ©pouillĂ©e de tout ce qui la vĂȘtait
à son départ!
Partie avec une robe neuve, elle revint en jupon de Saint-
Etienne ; nâayant plus rien Ă distribuer, elle lâavait donnĂ©e Ă plus
malheureuse quâelle...
Quant Ă son amour des bĂȘtes, il est proverbial et, pour en
donner une idée, il nous suffit de reproduire ces quelques lignes
de ses
MĂ©moires :
Il paraĂźt quâĂ la barricade Perronnet, Ă Neuilly, jâai couru
avec trop de promptitude au secours dâun chat en pĂ©ril.
La malheureuse bĂȘte, blottie dans un coin fouillĂ©
dâobus, appelait comme un ĂȘtre humain. Ma foi, oui, je
suis allĂ©e chercher le chat, mais cela nâa pas durĂ© une
minute ; je lâai mis peu aprĂšs en sĂ»retĂ©, lĂ oĂč il ne
fallait quâun pas.
On lâa mĂȘme recueilli.
Autant sa maman Ă©tait jolie, paraĂźt-il, autant Louise Michel
Ă©tait laide. Elle nous rapporte quâĂ©tant enfant on disait Ă sa
mĂšre : « Il nâest pas possible que ce vilain enfant soit de
vous ! »
La Louise Michel que jâai connue avait un visage masculin,
taillé à coups de serpe, des yeux francs exprimant une grande
bontĂ©, une voix dâune douceur extraordinaire ; le front trĂšs haut,
les cheveux trĂšs grisonnants tombant, sans apprĂȘt, en boucles
tout autour de la tĂȘte. EntiĂšrement de noir vĂȘtue, coiffĂ©e dâun
La Commune
537
chapeau informe, habillée à « la six-quatre-deux », la jupe
ajustée au hasard, sur le cÎté ou le derriÚre devant. Malgré cet
ensemble disparate, elle Ă©tait dâemblĂ©e sympathique, et on avait
instantanĂ©ment lâimpression que cette femme, « la bonne
Louise », était
quelquâun.
A lâapparition de son livre, sur lâexemplaire qui mâĂ©tait
destiné, Louise Michel écrivit ceci :
Bon souvenir et amitiĂ©s Ă lâĂ©diteur des anarchistes, Monsieur
Stock.
L. MICHEL.
ancienne malfaitrice du temps de la Commune
et encore aujourdâhui.
L. MICHEL.
Paris,
21
juin
1898
.
La Commune
mise en vente, Louise Michel me proposa
lâĂ©dition dâun roman auquel elle travaillait, le
SiĂšcle Rouge,
« cauchemar du vieux monde dans lequel apparaßt un peu du
rĂȘve que fait lâhomme surhumain qui entend parfois le rire
quâĂ©voquent nos burlesques prĂ©jugĂ©s, mais aussi, bien loin, bien
loin, lâheure oĂč la science, les arts, les dĂ©couvertes, auront
évoqué des sens nouveaux, montré des horizons inconnus »,
ainsi quâelle me le disait.
La Commune
538
A propos de ce
SiĂšcle Rouge,
de chez Kropotkine oĂč elle se
trouvait, Ă Bromley, elle me mande le 16 septembre 1899 :
Cher Monsieur Stock,
AprĂšs vous avoir remerciĂ© encore dâavoir bien voulu remettre,
malgré les mauvaises conditions de mon
Histoire de la
Commune,
les cent francs de ma tante Ă notre ami Malato,
permettez-moi de vous donner la peine, avant mon voyage Ă
Paris
(
qui ne peut tarder
)
, de me renvoyer, de façon à ce que ce
ne soit pas perdu, pour le corriger, avant de vous le reporter,
mon roman le
SiĂšcle rouge,
qui nâest corrigĂ© quâĂ moitiĂ©. Jâai
laissé le manuscrit chez vous lors de mon dernier voyage.
Kropotkine, chez qui jâai passĂ© quelques jours et Ă qui jâai
racontĂ© lâouvrage, le trouve bien ; il est du reste dâactualitĂ©, le
personnage de Luc de Beauséjour et quelques autres se trouvant
réels.
Jâattends donc de votre complaisance le manuscrit, afin de ne
pas tout corriger sur lâĂ©preuve ; les feuillets de la derniĂšre partie
sont Ă©crits tellement Ă la hĂąte, parce que je voulais lâemporter,
que la moitiĂ© des phrases est peut-ĂȘtre oubliĂ©e.
Excusez-moi de vous donner ce trouble de chercher et
envoyer le manuscrit, mais je veux le corriger.
Amitiés.
L. MICHEL.
En 1900, nous nous voyons frĂ©quemment, car elle est Ă
Paris ; elle me parle de son roman et, aussi, dâune rĂ©Ă©dition
La Commune
539
quâelle souhaite de son petit livre
LĂ©gendes et chants de gestes
canaques.
Elle mâadresse ce mot pour me mettre au courant de sa
situation :
HĂŽtel de Cronstadt,
2
, rue Jacob.
Paris, le
6
novembre
1900
.
Cher Monsieur Stock,
1°
Voici comment je vais pouvoir faire un peu de publicité
pour
lâHistoire de la Commune :
câest quâon me demande ma
biographie de beaucoup dâendroits, et câest dans ce livre quâelle
est le mieux Ă©parse un peu partout.
2°
En attendant mon roman que je nâai pas eu le temps de
relire, si vous vouliez republier le petit volume de
LĂ©gendes et
chants de gestes canaques
que voici et dont lâĂ©diteur est mort â
je crois que ce serait un succĂšs, â câest cela quâon redemande
aux conférences de la BodiniÚre.
3°
Cher Monsieur Stock, un troisiĂšme ordre de choses qui est
comique, mais en mĂȘme temps bien ennuyeux. A la BodiniĂšre,
les conférences ont bien marché, mais les frais surpassent la
recette, avec le voyage quâon mâa envoyĂ© et je vous raconterai
cela
(
mais la chose terrible est quâil me faut mon voyage pour
retourner Ă Londres
)
, pouvez-vous me donner quoi que ce soit
de ce petit volume ?
Dâici trois ou quatre jours je reviendrai chercher la rĂ©ponse.
La Commune
540
Bonne amitié.
Louise MICHEL.
Entre temps je lâavais priĂ©e de mâenvoyer sa biographie, qui
mâĂ©tait souvent demandĂ©e et dont je voulais faire un petit
opuscule. Elle ne mâadressa que ce qui suit, qui ne rĂ©pondait
nullement Ă mon dĂ©sir, parce quâinsuffisant :
« Tant de biographies ont paru sur moi, jâai tant de fois
indiqué mes
MĂ©moires
Ă consulter pour les notes et tant de fois
chacun, sans les consulter, mâa fait une vie, un caractĂšre Ă sa
fantaisie, que je ne mâen occupais plus depuis bien longtemps
quand, Ă votre tour, vous mâavez demandĂ© des notes ; les voici.
Voici le portrait qui a été fait de moi en 71 par
la Gazette des
Tribunaux,
reproduit par le journal
le Voleur ;
il est plus exact
que ceux faits depuis, oĂč la note de bontĂ© a Ă©tĂ© exagĂ©rĂ©e
jusquâĂ lâinconscience.
Quant aux événements de ma vie, ils se sont entassés depuis
lâAnnĂ©e terrible. Jusque-lĂ , je nâavais jamais vu que Vroncourt
(Haute-Marne), oĂč je suis nĂ©e en 1836 ; Chaumont, oĂč je me
suis préparée aux examens chez les demoiselles Royer, qui
faisaient Ă cette Ă©poque les cours normaux.
Jâavais essayĂ© toute jeune dâĂȘtre institutrice dans la Haute-
Marne ; mais, ne voulant pas prĂȘter serment Ă lâEmpire, je suis
partie pour Paris qui, du reste, mâattirait comme un aimant.
Je rĂȘvais tout et jâĂ©tais avide de tout : poĂ©sie, musique,
dessin ; mais, avec bonheur, jâai tout jetĂ© en tribut dâamour Ă la
La Commune
541
RĂ©volution, Ă laquelle je me suis livrĂ©e, lâidĂ©al rĂ©el de lâavenir, se
dĂ©voilant davantage toujours, mâa prise et gardĂ©e tout entiĂšre.
En 71, jâavais passĂ© Ă Paris tout mon temps comme
institutrice ; dâabord sous-maĂźtresse chez madame Vallier, 1, rue
du ChĂąteau-dâEau, et ensuite, comme institutrice toujours, Ă
Montmartre, 24, rue Oudot.
Les prisons, la Calédonie, les prisons encore ; depuis le
retour, Londres comme résidence maintenant, et les conférences
Ă travers tout cela, voilĂ ma vie. Elle continuera ainsi jusquâĂ la
mort. »
HĂŽtel de Cronstadt,
2
, rue Jacob.
Paris, le
11
juillet
1902
.
Cher Monsieur Stock,
Si jâavais eu des exemplaires de
la Commune,
on en aurait
pris dans les bibliothĂšques des groupes de province que jâai vus
pendant ma tournée.
Pouvez-vous mâen envoyer quatre volumes par madame de
Mahis pour les amis de province qui se chargent de faire un peu
de publicitĂ© Ă lâouvrage ?
Jâai bien regrettĂ© dâavoir si peu de temps pour passer
quelques instants chez vous.
Amitiés.
L. MICHEL.
HĂŽtel de Cronstadt,
2
, rue Jacob.
La Commune
542
12
mai
1904
.
Cher Monsieur Stock,
Je ne vais pas moi-mĂȘme chez vous, ne pouvant encore sortir
(
il me faut absolument encore quelques jours de repos avant le
long voyage de Toulon qui est ma premiĂšre sortie
)
, mais il faut
absolument que je vous voie Ă propos de
lâHistoire de la
Commune ;
je reçois de nombreuses lettres pour me demander
oĂč se trouvent mes ouvrages,
je profiterai de la circonstance
pour la faire connaĂźtre.
Câest une chose fantastique, mais rĂ©elle â que je nâaurais
jamais sue si je nâavais eu cette maladie.
En attendant, cher monsieur Stock, je viens vous prier de
vouloir bien revenir, pour deux volumes seulement, sur votre
dĂ©cision que je comprends ; lâun de ces volumes est pour le
docteur Bertholet qui mâa tirĂ©e de la mort, lâautre pour les amis
de Toulon Ă qui il est impossible de ne pas le donner. Vous
mâobligerez donc infiniment.
AmitiĂ©s en attendant et merci dâavance.
L. MICHEL.
Jâai confiance que vous voudrez bien remettre les deux
volumes Ă ma parente madame de Mahis, qui vous
porte ce mot.
Câest ce dernier nom, « Madame de Mahis ma parente », qui
fait tout lâintĂ©rĂȘt de ces deux derniĂšres lettres, et voici pourquoi.
La Commune
543
Clémence-Louise Michel est née au manoir de Vroncourt
(Haute-Marne), le 20 avril 1833.
Les uns disent le 20 mai 1830, et elle-mĂȘme le 1
er
mai 1836.
CâĂ©tait une bĂątarde, ainsi quâelle lâĂ©crit dans ses
MĂ©moires.
Sa mĂšre, Marianne Michel, Ă©tait la femme de chambre de la
chĂątelaine, madame de Mahis ; femme de chambre, il est vrai,
dans des conditions tout Ă fait spĂ©ciales, telles quâil sâen
rencontrait jadis. La famille Michel Ă©tait au service des chĂątelains
depuis deux générations, et Marianne Michel, qui était née au
chĂąteau, ainsi que ses cinq frĂšres et sĆurs, y avait Ă©tĂ© Ă©levĂ©e
avec le fils et la fille des chĂątelains, si bien que les distances,
entre maĂźtres et serviteurs, Ă©taient quasi inexistantes.
Marianne Michel Ă©tait avenante et fort jolie ; elle se laissa
séduire et devint grosse.
Dans ses
MĂ©moires,
Louise Michel Ă©crit :
« Je suis ce quâon appelle bĂątarde ; mais ceux qui mâont fait
le mauvais prĂ©sent de la vie Ă©taient libres, ils sâaimaient, et
aucun des misĂ©rables contes faits sur ma naissance nâest vrai et
ne peut atteindre ma mĂšre. Jamais
je nâai vu de femme plus
honnĂȘte. »
Louise Michel adorait sa mĂšre qui mourut le 3 janvier 1885.
La vierge rouge Ă©tait Ă ce moment-lĂ Ă Saint-Lazare purgeant
une condamnation Ă six ans de prison.
Sa mĂšre agonisait dans un garni du boulevard Ornano ; on lui
refusa la permission dâaller lâembrasser une derniĂšre fois.
Cependant, devant lâindignation des journaux, on lâautorisa Ă
La Commune
544
assister au convoi, et câest encadrĂ©e par deux agents de la
SĂ»retĂ© quâelle accompagna au cimetiĂšre de Levallois celle quâelle
appelait : « Maman » et quâelle chĂ©rissait tant.
Dans ses
MĂ©moires,
oĂč dĂ©licieusement elle raconte son
enfance et dĂ©crit avec charme tout ce qui lâentoure, elle ne cite
aucun nom ; lorsquâelle parle des siens, ce sont : sa mĂšre, ses
grandâmĂšres, son grand-pĂšre, ses oncles, ses tantes. Jamais elle
ne parle de son pĂšre qui,
officiellement,
aurait été le fils de la
maison, Laurent de Mahis. DĂšs la grossesse visible de Marianne,
madame de Mahis, fùchée, éloigna son fils du manoir de
Vroncourt. Elle le fit habiter une de leurs fermes oĂč, pour quâil ne
vive pas complĂštement isolĂ©, sa sĆur, mademoiselle de Mahis, le
rejoignit bientĂŽt ; il ne revint au chĂąteau, beaucoup plus tard,
que pour remplir certaines formalités nécessaires à son mariage.
Louise Michel, quasi adoptée par M. et madame de Mahis, fut
Ă©levĂ©e comme un troisiĂšme enfant de la maison. Câest de son
« grand-pĂšre » et de sa « grandâmĂšre » paternels quâelle reçut
son éducation et son instruction, le goût de la poésie et de la
musique.
M. et madame de Mahis Ă©taient musiciens ; lui Ă©tait aussi
poĂšte. Voici la fin dâune de ses piĂšces de vers :
Ici tout est vieux et gothique ;
Ensemble tout
sâeffacera,
Les vieillards, la ruine antique ;
Et lâenfant bien loin sâen ira.
Louise Michel, qui lisait beaucoup, avait, toute jeune, été trÚs
frappée par les
Paroles dâun croyant.
Jeune Ă©galement, elle Ă©tait
La Commune
545
fanatique de Victor Hugo, quâelle avait vu Ă Paris en 1851 et avec
lequel elle nâa jamais cessĂ© de correspondre.
La version officieuse de la paternité est trÚs différente de la
version officielle. Le pĂšre de Louise Michel serait, non pas le
camarade dâenfance de Marianne Michel, Laurent de Mahis, mais
le pĂšre de celui-ci, M. Corsambleu de Mahis, celui que Louise
Michel nomme son « grand-pĂšre ». Câest pour Ă©viter un chagrin
immérité à sa femme, la bonne et excellente madame de Mahis,
que M. Corsambleu de Mahis a fait endosser sa faute par son fils,
lequel, avec abnégation, y aurait consenti.
Cette version
officieuse, si
on Ă©tudie les faits de prĂšs, semble
plausible et câest elle qui Ă©tait acceptĂ©e dans le pays. Une
intĂ©ressante et copieuse Ă©tude dâAlcide Marot, publiĂ©e en 1929
par le
Mercure de France
(n°
du 1
er
janvier), sur la jeunesse de
Louise Michel paraĂźt probante.
Cette Ă©tude, trĂšs consciencieuse, nous apprend Ă©galement
que Maurice BarrÚs avait été trÚs frappé par la personnalité de
Louise Michel. CâĂ©tait un caractĂšre qui le tentait et dont il voulait
faire la principale figure dâun livre. Pour se documenter, il serait
mĂȘme allĂ© Ă Vroncourt, y recueillir des souvenirs et
« sâimpressionnerâș des aĂźtres et des paysages oĂč avait vĂ©cu
Louise Michel.
Sa mort est venue anéantir ce projet.
Corsambleu de Mahis mourut en 1848 ; puis, quelques
annĂ©es aprĂšs, sa femme le suivit et, eux deux disparus, â les
« grands-parents », â le manoir fut vendu.
La Commune
546
« Quand la mort se fut abattue sur la maison, faisant le foyer
dĂ©sert, quand ceux qui mâavaient Ă©levĂ©e furent couchĂ©s sous les
sapins du cimetiÚre, commença pour moi la préparation aux
examens dâinstitutrice.
« Je voulais que ma mÚre fût heureuse. Pauvre femme! »
Tuteur, tutrice (sa mÚre) et subrogé-tuteur furent désignés.
« Ce nâĂ©tait pas trop, disait-on, pour mâempĂȘcher de dĂ©penser
de suite les huit ou dix mille francs (en terres) dont jâhĂ©ritais. Ils
sont loin maintenant. »
« JâhĂ©ritais » est certainement un terme impropre ; Ă quel
titre aurait-elle hĂ©ritĂ© ? Ce devait ĂȘtre sans doute un legs de
madame de Mahis.
« Je vois dans ma pensée une seule parcelle de ces terrains ;
câest un petit bois plantĂ© par ma mĂšre elle-mĂȘme, sur la cĂŽte
des vignes, et quâelle continua de soigner pendant son long
sĂ©jour dans la Haute-Marne, prĂšs de sa mĂšre, tandis que jâĂ©tais
sous-maĂźtresse Ă Paris : câest-Ă -dire vers 1865 ou 1866.
. . . . . . . . . . . . . . . .
. . . . . . . . .
« Ma mÚre dut vendre le terrain pendant mon séjour en
Calédonie, pour payer les dettes faites par moi pendant le siÚge,
et quâon lui rĂ©clama. »
AprĂšs la mort de M. et madame de Mahis, interdiction lui fut
faite de continuer Ă signer Louise Michel de Mahis, ainsi quâelle
Ă©tait accoutumĂ©e Ă le faire depuis quâelle savait Ă©crire.
La Commune
547
La « demoiselle du chùteau », une fois son diplÎme acquis,
devint, en 1853, institutrice libre dans un village voisin, Ă
Audeloncourt, puis elle vint Ă Paris, qui lâattirait fortement, et sa
vie, ensuite, fut celle que lâon connaĂźt.
Qui était cette madame de Mahis, « sa parente », dont il est
question dans les deux derniĂšres lettres reproduites et qui surgit
ainsi à ses cÎtés, en 1902 et 1904, à la veille de sa mort (10
janvier 1905) ?
Etait-ce la sĆur de M. Laurent de Mahis ou un de ses deux
enfants ?
Quant au docteur Bertholet, câest le mĂ©decin civil des
hospices de Toulon qui, en avril et mai 1904, soigna avec un
grand dévouement Louise Michel, atteinte gravement dans sa
santĂ©, au cours dâune tournĂ©e de confĂ©rences trop longue et trop
fatigante pour une femme de soixante et onze ans.
Oh ! ces tournées de conférences, que certains lui faisaient
accomplir malgré sa santé chancelante ! Comme ils ont abusé de
sa crédulité, de son courage et de sa bonne foi !
Câest au cours dâune tournĂ©e dans les Basses-Alpes quâelle fut
atteinte une seconde fois dâune congestion pulmonaire. De
Sisteron elle fut ramenĂ©e Ă Marseille oĂč elle mourut au bout
dâune dizaine de jours, le 9 janvier 1905.
Les docteurs Bertholet et Dufour lui donnĂšrent leurs soins. La
bonne Louise sâĂ©teignit doucement, sans souffrance, dans un
Ă©tat dâĂ©puisement dont elle avait triomphĂ© un an auparavant, Ă
La Commune
548
Toulon, oĂč ses amis crurent la perdre. Elle mourut entre les bras
dâune amie fidĂšle et dĂ©vouĂ©e, Charlotte Vauvelle.
Il y eut Ă Marseille de premiĂšres obsĂšques.
ObsĂšques ?... Peut-on prononcer ce mot, qui Ă©voque une
cérémonie pompeuse et solennelle. Louise Michel fut enterrée
avec la plus grande simplicitĂ©. Un corbillard, recouvert dâun drap
rouge, qui lâemportait vers son dernier logis. CâĂ©tait une pauvre
voiture attelĂ©e dâun cheval. Mais derriĂšre, quelle foule... Et quelle
foule aussi sur le passage de ce cortĂšge, qui nâen Ă©tait un que
pour lâassistance.
Puis le corps fut ramenĂ© Ă Paris pour ĂȘtre inhumĂ© au
cimetiĂšre de Levallois dans la tombe oĂč Ă©tait dĂ©jĂ celui de sa
mĂšre.
Lâenterrement, Ă Paris, de Louise Michel fut une chose inouĂŻe,
et, sans les brutalitĂ©s rĂ©voltantes de la police, â qui Ă©taient de
rĂšgle Ă cette Ă©poque, â câeĂ»t Ă©tĂ© grandiose.
Aux funĂ©railles dâEmile de Girardin et Ă celles de Gambetta, il
y eut des foules considĂ©rables. Ces foules nâĂ©taient rien,
comparées à celle qui a suivi le convoi (de derniÚre classe) de
Louise Michel, ou qui a fait la haie, sur tout le parcours, de la
gare de Lyon Ă Levallois.
La mentalitĂ© de ces foules Ă©tait, dâailleurs, trĂšs diffĂ©rente.
Pour les obsĂšques de Girardin et pour celles de Gambetta, la
présence des assistants était surtout une manifestation politique,
alors quâaux obsĂšques de Louise Michel, pour la majoritĂ© des
assistants, câĂ©tait une manifestation de sympathie et de
La Commune
549