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Louise  MICHEL

LA

COMMUNE

Un document produit en version numĂ©rique par Pierre Palpant, bĂ©nĂ©vole, 

Courriel : 

ppalpant@uqac.ca

 

Dans le cadre de la collection : “ Les classiques des sciences sociales ”

fondĂ©e et dirigĂ©e par Jean-Marie Tremblay, 

professeur de sociologie au CĂ©gep de Chicoutimi.

Site web : 

http://classiques.uqac.ca/

Une collection développée en collaboration avec la BibliothÚque

Paul-Émile Boulet de l’UniversitĂ© du QuĂ©bec Ă  Chicoutimi.

Site web : 

http://bibliotheque.uqac.ca/

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La Commune

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Un document produit en version numĂ©rique par Pierre Palpant, collaborateur 

bĂ©nĂ©vole, 
Courriel :

 

ppalpant@uqac.ca

Ă  partir de :

LA COMMUNE

par Louise MICHEL (1830 - 1905)

Editions Stock, collection Stock+plus, Paris 1978, 504 pages.
PremiĂšre Ă©dition : 1898.

Polices de caractĂšres utilisĂ©e : Verdana, 12 et 10  points.
Mise en page sur papier format LETTRE (US letter), 8.5 x 11’’.

[note : un clic  sur

 

@ en tĂȘte de  volume et des chapitres et en fin d’ouvrage, 

permet de rejoindre la table des matiĂšres.

Cette   numĂ©risation  tente  de  respecter  l’orthographe  originale  du  livre   ; 

quelques accents ont cependant pu ĂȘtre modifiĂ©s.]

Édition complĂ©tĂ©e le 15 dĂ©cembre 2006 Ă  Chicoutimi, QuĂ©bec.

 

La Commune

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T A B L E   D E S   M A T I È R E S

PREMIÈRE PARTIE : L’AGONIE DE L’EMPIRE

I.

II.

III.

.  â€”  Fondation  et  procĂšs.  â€”  Protestations  des 

internationaux contre la guerre.

IV.

V.

.

VI.

. Sedan.

DEUXIÈME PARTIE : RÉPUBLIQUE DU 4 SEPTEMBRE

I.

.

II.

III.

.

IV.

.

V.

.

VI.

de Lullier.

VIII..

IX.

.

TROISIÈME PARTIE : LA COMMUNE

I.

II.

III.

IV.

.

V.

. — Les mesures. — La vie à Paris.

VI.

. â€” RĂ©cit inĂ©dit de la  mort de Flourens par  Hector 

France et Cipriani.

La Commune

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VII.

Souvenirs

.

VIII.

Le flot monte

IX.

Les communes de province

X.

L’armĂ©e de la Commune

. Les femmes de 71. 

XI.

Derniers jours de liberté

XII.

Les francs-maçons

XIII.

Affaire de l’échange de Blanqui

 contre l’archevĂȘque et d’autres otages. 

XIV.

La fin

.

QUATRIÈME PARTIE : L’HÉCATOMBE

I.

La lutte dans Paris

. — L’égorgement. 

II.

La curée froide

III.

Des bastions Ă  Satory et Ă  Versailles

IV.

Les prisons de Versailles.  Les poteaux de Satory

. — Jugements.

CINQUIÈME PARTIE : DEPUIS

I.

Prisons  et  pontons

.  â€”  Le  voyage  newcalĂ©donien.  â€”  Ă‰vasion  de 

Rochefort. — La vie en CalĂ©donie. — Le retour. 

II.

Le retour

.

APPENDICE

I.

RĂ©cit de BĂ©atrix Excoffons

.

II.

Lettre d’un dĂ©tenu de Brest

.

III.

Manifeste de la Commune Ă  Londres

.

POST–FACE

  :  Extraits  du  MĂ©morandum  d’un  Ă©diteur  par  Paul-Victor  Stock 

 

@

La Commune

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Du mur des fusillĂ©s de mai 

71

, j’aurais voulu saluer les morts 

des hĂ©catombes nouvelles, les martyrs de Montjuich, les Ă©gorgĂ©s 

d’ArmĂ©nie,  les  foules  Ă©crasĂ©es  d’Espagne,  les  multitudes 

fauchĂ©es Ă  Milan et ailleurs,  la  GrĂšce vaincue, Cuba  se relevant 

sans cesse, le gĂ©nĂ©reux peuple des Ă‰tats-Unis qui, pour aider  Ă  

la dĂ©livrance de l’üle hĂ©roĂŻque, fait la guerre de libertĂ©.

Puisqu’il n’est plus permis d’y parler hautement, c’est ce livre 

que  je  leur  dĂ©die ;  de  chaque  feuillet  soulevĂ©  comme  la  pierre 

d’une tombe s’échappe le souvenir des mords.

L. MICHEL.

Paris, le 

10

 juin 

1898

.

@

La Commune

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AVANT-PROPOS

Quand la foule aujourd’hui muette,

Comme l’OcĂ©an grondera,

Qu’à mourir elle sera prĂȘte,

La Commune se lĂšvera.
Nous reviendrons foule sans nombre,

Nous viendrons par tous les chemins,

Spectres vengeurs sortant de l’ombre, 

Nous viendrons nous serrant les mains.
La mort portera la banniĂšre ;

Le drapeau noir crĂȘpe de sang ; 

Et pourpre fleurira la terre, 

Libre sous le ciel flamboyant.

(L. M. 

Chanson des prisons, 

mai 71.)

La Commune à l’heure actuelle est au point pour l’histoire.

Les faits, Ă  cette distance de vingt-cinq annĂ©es, se dessinent, 

se groupent sous leur véritable aspect.

Dans les lointains de l’horizon, les Ă©vĂ©nements s’amoncellent 

de la mĂȘme maniĂšre aujourd’hui  avec cette diffĂ©rence,  qu’alors, 

surtout la France s’éveillait, et qu’aujourd’hui c’est le monde.

Quelques annĂ©es avant  sa fin,  l’Empire rĂąlant  s’accrochait  Ă  

tout,  Ă  la touffe d’herbe comme au rocher ;  le rocher  lui-mĂȘme 

croulait ;  l’Empire,  les griffes saignantes,  s’accrochait toujours, 

n’ayant plus au-dessous de lui que l’abüme, il durait encore.

La dĂ©faite, fut la montagne qui tombant avec lui l’écrasa.

Entre  Sedan  et  le  temps  oĂč  nous  sommes,  les choses  sont 

spectrales  et  nous-mĂȘmes  sommes  des  spectres  ayant  vĂ©cu  Ă  

travers tant de morts.

La Commune

7

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Cette Ă©poque est le prologue du drame oĂč changera l’axe des 

sociĂ©tĂ©s  humaines.  Nos  langues  imparfaites  ne peuvent  rendre 

l’impression magnifique et terrible du passĂ© qui disparaĂźt mĂȘlĂ© Ă  

l’avenir  qui  se  lĂšve.  J’ai  cherchĂ©  surtout  dans  ce  livre  Ă   faire 

revivre le drame de 71.

Un  monde  naissant  sur  les  dĂ©combres  d’un  monde  Ă   son 

heure derniĂšre.

Oui,  le temps prĂ©sent est bien semblable Ă  la fin de l’Empire, 

avec un grandissement farouche des rĂ©pressions, une plus fĂ©roce 

acuité de sanglantes horreurs, exhumées du cruel passé.

Comme  si  quoi  que  ce  soit  pouvait  empĂȘcher  l’éternel 

attirance  du  progrĂšs !  On  ne  peut  pas  tuer  l’idĂ©e  Ă   coups  de 

canon ni lui mettre les poucettes.

La fin se hĂąte d’autant plus que l’idĂ©al rĂ©el  apparaĂźt, puissant 

et beau, davantage que toutes les fictions qui l’ont prĂ©cĂ©dĂ©.

Plus aussi,  le prĂ©sent  sera lourd,  Ă©crasant les foules,  plus la 

hñte d’en sortir sera grande.

Ecrire  ce  livre,  c’est  revivre  les  jours  terribles  oĂč  la  libertĂ© 

nous  frĂŽlant  de  son  aile s’envola  de  l’abattoir ;  c’est  rouvrir  la 

fosse  sanglante  oĂč,  sous  le  dĂŽme  tragique  de  l’incendie 

s’endormit  la  Commune belle pour  ses noces avec  la  mort,  les 

noces rouges du martyre.

Dans  cette  grandeur  terrible,  pour  son  courage  Ă   l’heure 

suprĂȘme  lui  seront  pardonnĂ©s les  scrupules,  les  hĂ©sitations  de 

son honnĂȘtetĂ© profonde.

La Commune

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Dans  les  luttes Ă  venir  on  ne  retrouvera  plus  ces gĂ©nĂ©reux 

scrupules,  car  Ă   chaque  dĂ©faite  populaire,  la  foule  est  saignĂ©e 

comme  les  bĂȘtes  d’abattoir   ;  ce  qu’on  trouvera,  ce  sera 

l’implacable devoir.

Les  morts,  du  cĂŽtĂ©  de  Versailles  furent  une  infime  poignĂ©e 

dont  chacun  eut  des  milliers  de  victimes,  immolĂ©es  Ă   ses 

mĂąnes ; du cĂŽtĂ© de la Commune les victimes furent sans nom et 

sans  nombre   ;  on  ne  pouvait  Ă©valuer  les  monceaux  de 

cadavres ;  les  listes officielles  en  avouĂšrent  trente  mille,  mais 

cent mille, et plus serait moins loin de la vérité.

Quoiqu’on fĂźt disparaĂźtre les morts par charretĂ©es, il y en avait 

sans cesse de nouveaux  amoncellements ;  pareils Ă  des tas de 

blĂ© prĂȘts pour les semailles,  ils Ă©taient enfouis Ă  la hĂąte.  Seuls, 

les  vols  de  mouches  des  charniers  emplissant  l’abattoir, 

Ă©pouvantĂšrent les Ă©gorgeurs.

Un instant,  on avait espĂ©rĂ© dans la paix  de la dĂ©livrance ; la 

Marianne  de  nos  pĂšres,  la  belle,  que  disaient-ils,  la  terre 

attendait  et  qu’elle attend toujours ;  nous l’espĂ©rons plus belle 

encore ayant tant tardé.

Rudes sont les Ă©tapes, elles ne seront point Ă©ternelles ; ce qui 

est  Ă©ternel  c’est  le  progrĂšs,  mettant  sur  l’horizon  un  idĂ©al 

nouveau, quand a été atteint celui qui la veille semblait utopie.

Aussi notre temps horrible eĂ»t semblĂ© paradisiaque Ă  ceux qui 

disputaient aux grands fauves la proie et le repaire.

Comme le temps  des  cavernes  a passĂ© le  nĂŽtre sombrera ; 

d’hier ou d’aujourd’hui, ils sont aussi morts l’un que l’autre.

La Commune

9

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Nous aimions en nos veillĂ©es des armes parler des luttes pour 

la libertĂ©,  aussi,  Ă  l’heure prĂ©sente dans l’attente d’un germinal 

nouveau,  nous dirons les jours de la Commune et les vingt-cinq 

ans qui semblent plus d’un siĂšcle, de l’hĂ©catombe de 71 Ă  l’aube 

qui se lĂšve.

Des temps hĂ©roĂŻques commencent ;  les foules s’assemblent, 

comme au printemps les essaims d’abeilles ; les bardes se lĂšvent 

chantant  l’épopĂ©e  nouvelle,  c’est  bien  la  veillĂ©e  des  armes  oĂč 

parlera le spectre de mai.

Londres, 20 mai 1898.

@

La Commune

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I

L’AGONIE DE L’EMPIRE

I

Le réveil

@

L’empire s’achevait, il tuait à son aise.

Dans sa chambre, oĂč le seuil avait l’odeur du sang,

Il rĂ©gnait ; mais dans l’air soufflait la 

Marseillaise,

Rouge Ă©tait le soleil levant.

(L. M. 

Chanson des geĂŽles.

)

Dans  la  nuit  d’épouvante  qui  depuis  dĂ©cembre  couvrait  le 

troisiĂšme empire,  la France semblait morte ;  mais aux Ă©poques 

oĂč  les  nations  dorment  comme  en  des  sĂ©pulcres,  la  vie  en 

silence  grandit  et  ramifie   ;  les  Ă©vĂ©nements  s’appellent,  se 

rĂ©pondent  pareils  Ă   des  Ă©chos   ;  de  la  mĂȘme  maniĂšre  qu’une 

corde en vibrant en fait vibrer une autre.

Des  rĂ©veils  grandioses  succĂšdent  Ă   ces  morts  apparentes 

alors  et  Ă©clatent  les  transformations  rĂ©sultĂ©es  des  lentes 

Ă©volutions.

Alors  des  effluves  enveloppent  les  ĂȘtres,  les  groupent,  les 

portent,  si rĂ©ellement  que l’action semble prĂ©cĂ©der  la volontĂ© ; 

les  Ă©vĂ©nements se prĂ©cipitent,  c’est  l’heure oĂč se trempent les 

cƓurs comme dans la fournaise l’acier des Ă©pĂ©es.

LĂ -bas,  par  les  cyclones,  quand  le ciel  et  la  terre  sont  une 

seule  nuit  oĂč  rĂąlent  comme  des  poitrines  humaines  les  flots 

La Commune

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lançant,  furieuses,  aux  rochers  leurs  griffes blanches  d’écume, 

sous les hurlements du vent, on se sent vivre au fond des temps 

dans les éléments déchaßnés.

Par les tourmentes rĂ©volutionnaires au contraire l’attirance est 

en avant.

L’épigraphe de ce chapitre rend l’impression qu’éprouvaient Ă  

la  fin  de  l’empire  ceux  qui  se  jetaient  dans  la  lutte  pour  la 

liberté.

L’empire s’achevait, il tuait à son aise.

Dans sa chambre, oĂč le seuil avait l’odeur du sang,

Il rĂ©gnait ; mais dans l’air soufflait la 

Marseillaise,

Rouge Ă©tait le soleil levant.

La libertĂ© passait sur  le monde,  l’internationale Ă©tait  sa voix 

criant par dessus les frontiÚres les revendications des déshérités.

Les  complots  policiers  montraient  leur  trame  ourdie  chez 

Bonaparte : la rĂ©publique romaine Ă©gorgĂ©e, les expĂ©ditions de la 

Chine  et  du  Mexique  dĂ©couvrant  leurs  hideux  dessous   ;  le 

souvenir des morts du coup d’État, tout cela, constituait un triste 

cortĂšge  Ă   celui  que  Victor  Hugo  appelait  NapolĂ©on  le Petit :  il 

avait du sang jusqu’au ventre de son cheval.

De partout,  en raz marĂ©e,  la misĂšre montait,  et ce n’étaient 

pas les prĂȘts  de  la  sociĂ©tĂ© du  prince impĂ©rial,  qui  y  pouvaient 

grand’chose ; Paris, pourtant, payait pour cette sociĂ©tĂ© de lourds 

impĂŽts, et doit peut-ĂȘtre encore deux millions.

La terreur  entourant  l’ElysĂ©e en fĂȘte,  la lĂ©gende  du  premier 

empire, les fameux sept millions de voix arrachĂ©s par la peur et 

la  corruption  formaient  autour  de  NapolĂ©on   III  un  rempart 

réputé inaccessible.

La Commune

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L’homme  aux  yeux  louches  espĂ©rait  durer  toujours,  le 

rempart pourtant se trouait de brĂšches, par celle de Sedan enfin 

passa la révolution.

Nul parmi nous ne pensait alors que rien pĂ»t Ă©galer les crimes 

de l’empire.

Ce temps et  le nĂŽtre se ressemblent suivant  l’expression de 

Rochefort comme deux gouttes de sang. Dans cet enfer, comme 

aujourd’hui,  les poĂštes  chantaient  l’épopĂ©e qu’on  allait  vivre et 

mourir ;  les uns en  strophes  ardentes,  les autres  avec  un  rire 

amer.

Combien de nos chansons d’alors seraient d’actualitĂ©.

Le pain est cher, l’argent est rare, 

Haussmann fait hausser les loyers, 

Le gouvernement est avare,

Seuls, les mouchards sont bien payĂ©s ! 

FatiguĂ©s de ce long carĂȘme

Qui pĂšse sur les pauvres gens,

Il se pourrait bien, tout de mĂȘme, 

Que nous prenions le mors aux dents !

Dansons la Bonaparte,

Ce n’est pas nous qui rĂ©galons,

Dansons la Bonaparte !

Nous mettrons sur la carte 

Les violons.

J.-B. CLÉMENT.

Les mots ne faisaient pas peur pour jeter Ă  la face du pouvoir 

ses ignominies.

La chanson de la Badinguette fit hurler de fureur les bandes 

impériales.

Amis du pouvoir,

Voulez-vous savoir

Comment Badinguette, 

D’un coup de baguette, 

Devint, par hasard, 

La Commune

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Madame CĂ©sar ?

La belle au fin fond de l’Espagne

Habitait.

Ah ! la buveuse de Champagne 

Qu’elle Ă©tait !

Amis du pouvoir, etc.

Que mon peuple crie ou blasphĂšme,

Je m’en fous !

Qui fut mouchard en Angleterre,

Puis bourreau,

Peut bien, sans déroger, se faire

Maquer...

Amis du pouvoir, etc.

Henri ROCHEFORT.

Parmi les souvenirs joyeux  de nos prisons,  est la chanson de 

la Badinguette chantĂ©e un soir Ă  pleines voix par cette masse de 

prisonniĂšres que nous Ă©tions aux chantiers de Versailles ;  entre 

les  deux  lampes  fumeuses qui  Ă©clairaient  nos  corps  Ă©tendus  Ă  

terre contre les murs.

Les  soldats  qui  nous  gardaient  et  pour  qui  l’Empire  durait 

encore,  eurent  Ă   la  fois  Ă©pouvante  et  fureur.  Nous  aurions, 

hurlaient-ils,  une  punition  exemplaire  pour  insulte  Ă 

 

S.  M. 

l’

Empereur !

Un  autre refrain,  celui-lĂ   ramassĂ©  par  la  foule,  en  secouant 

les  loques impĂ©riales,  avait  Ă©galement  le pouvoir  de mettre en 

rage nos vainqueurs.

A deux sous tout l’ paquet : 

L’ pĂšr, la mĂšr’ Badingue 

Et l’ petit Badinguet !

La  conviction  de  la  durĂ©e  de  l’Empire  Ă©tait  si  forte  encore 

dans  l’armĂ©e  de  Versailles,  que  comme  certainement  bien 

d’autres, j’en pus lire sur l’ordre de mise en jugement qui me fut 

signifié à la correction de Versailles :

La Commune

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« Vu le rapport et l’avis de M. le rapporteur et les conclusions 

de  M.  le 

Commissaire  ImpĂ©rial, 

tendant  au renvoi  devant  le 6

e

 

conseil de guerre, etc.

Le  gouvernement  ne  pensait  pas  que  ce  fĂ»t  la  peine  de 

changer la formule.

Longtemps,  la  rĂ©signation  des foules Ă   souffrir  nous indigna 

pendant les derniĂšres annĂ©es tourmentĂ©es de NapolĂ©on III. Nous 

les  enthousiastes  de  la  dĂ©livrance,  nous  la  vĂźmes  si  longtemps 

d’avance que notre impatience Ă©tait plus grande.  Des fragments 

me sont restés de cette époque.

A CEUX QUI VEULENT RESTER ESCLAVES

Puisque le peuple veut que l’aigle impĂ©riale 

Plane sur son abjection,

Puisqu’il dort, Ă©crasĂ© sous la froide rafale

De l’éternelle oppression ;

Puisqu’ils veulent toujours, eux tous que l’on Ă©gorge, 

Tendre la poitrine au couteau,

Forçons, ĂŽ mes amis, l’horrible coupe-gorge, 

Nous délivrerons le troupeau !

Un seul est légion quand il donne sa vie,

Quand Ă  tous il a dit adieu : 

Seul à seul nous irons, l’audace terrifie,

Nous avons le fer et le feu !

Assez de lĂąchetĂ©s, les lĂąches sont des traĂźtres ; 

Foule vile, bois, mange et dors ;

Puisque tu veux attendre, attends, lĂ©chant tes maĂźtres. 

N’as-tu donc pas assez de morts ?

Le sang de tes enfants fait la terre vermeille, 

Dors dans le charnier aux murs sourds. 

Dors, voici s’amasser, abeille par abeille,

L’hĂ©roĂŻque essaim des faubourgs ! 

Montmartre, Belleville, Î légions vaillantes,

Venez, c’est l’heure d’en finir.

Debout ! la honte est lourde et pesantes les chaĂźnes, 

Debout ! il est beau de mourir !

L. M.

La Commune

15

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Oh !

 

combien il  y  avait longtemps  qu’on  eĂ»t  voulu  arracher 

son  cƓur  saignant  de  sa  poitrine  pour  le  jeter  Ă   la  face  du 

monstre impérial !

Combien il y avait longtemps qu’on disait, froidement rĂ©solus, 

ces vers des 

ChĂątiments :

Harmodius, c’est l’heure,

Tu peux frapper cet homme avec tranquillité.

Ainsi  on  l’eĂ»t  fait,  comme  on  ĂŽterait  des  rails  une  pierre 

encombrante.

La tyrannie alors n’avait qu’une tĂȘte, le songe de l’avenir nous 

enveloppait,  l’Homme  de  DĂ©cembre  nous  semblait  le  seul 

obstacle de la liberté.

II

La littĂ©rature Ă  la fin de l’empire

Manifestations de la paix

@

Venez, corbeaux. Venez sans nombre. 

Vous serez tous rassasiés.

(L. M. 

Chansons de 

78.)

Les colĂšres entassĂ©es fermentant dans le silence depuis vingt 

ans,  grondaient  de  toutes  parts ;  la  pensĂ©e  se  dĂ©chaĂźnait,  les 

livres  qui  d’ordinaire  n’entraient  en  France  que  secrĂštement, 

commençaient  Ă   s’éditer  Ă   Paris.  L’Empire  effrayĂ©  mettait  un 

masque,  il  se faisait appeler 

libĂ©ral ; 

mais personne n’y  croyait, 

et chaque fois qu’il Ă©voquait 89 on pensait Ă  52.

La Commune

16

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L’

EchĂ©ance  de 

69

 

de Rogeart  rĂ©sumait  dĂšs 66,  le  sentiment 

général.

La dĂ©chĂ©ance de 69, disait-il,  est une date fatidique ; il  n’y a 

qu’une voix pour la chute de l’empire en 69. On attend la libertĂ© 

comme les millĂ©naires attendaient le retour du Messie. On le sait 

comme un astronome sait la loi d’une Ă©clipse ; il ne s’agit que de 

tirer sa montre et de regarder passer le phĂ©nomĂšne en comptant 

les minutes qui « séparent encore la France de la lumiÚre ».

« Les causes profondes, disait encore Rogeart,  dans ce 

livre,  sont  dans  l’opposition  constante  et  irrĂ©mĂ©diable 

entre les tendances des gouvernements, et celles de la 

sociĂ©tĂ© ;  la  violation  permanente  de  tous  les  intĂ©rĂȘts 

des gouvernĂ©s,  la contradiction entre le dire et le faire 

des gouvernants.

L’ostentation  des  principes  de  89,  et  l’application  de 

ceux de 52.

La  nĂ©cessitĂ©  pour  les  gouvernants,  de  la  guerre  et 

surtout  de  la guerre  de  conquĂȘte,  principe  vital  d’une 

monarchie  militaire  et  l’impopularitĂ©  de  la  guerre  de 

conquĂȘte,  d’annexion, de pillage et d’invasion,  dans un 

siĂšcle  travailleur,  industriel,  instruit,  et  un  peu  plus 

raisonnable que ses aßnés.

La nĂ©cessitĂ© de la police politique et de la magistrature 

politique, dans un pays oĂč le gouvernement est en lutte 

avec  la nation,  nĂ©cessitĂ© qui  dĂ©shonore la magistrature 

et  la  police,  console  les  malfaiteurs  et  dĂ©courage  les 

honnĂȘtes gens.

La Commune

17

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(ROGEART

, EchĂ©ance de 

69

chez V. Parent,

10, Montagne de Sion, 1866.)

Rogeart ajoute dans le mĂȘme ouvrage : 

Il  y  a une immense expansion du sentiment  populaire, 

en mĂȘme temps qu’une recrudescence de la rĂ©pression 

impĂ©riale   ;  or,  si  la  compression  augmente  d’un  cĂŽtĂ© 

pendant que l’expansion augmente de l’autre, il est clair 

que la machine va sauter.

Je  vois  comme  vous  cette  agonie,  et  je  ne  veux  pas 

attendre.

L’opinion  monte,  c’est  vrai,  rapide,  irrĂ©sistible,  j’en 

conviens,  mais pourquoi dire au flot : tu n’iras pas plus 

vite ?

L’empire  se  meurt,  l’empire  est  mort,  c’est  avec  cela 

qu’on  le  fait  durer   ;  il  s’agit  de  l’achever,  et  non  de 

l’écouter rĂąler ;  il ne faut pas lui tĂąter le pouls, mais lui 

sonner la derniĂšre charge.

(ROGEART

MĂȘme livre.)

Antonin  Dubost,  depuis  garde  des  sceaux,  ministre  de  la 

justice de la 3

e

 RĂ©publique, rapporteur de la loi scĂ©lĂ©rate, Ă©crivait 

alors dans 

les Suspects, 

ouvrage relatant les crimes de l’empire :

En Ă©crivant leurs noms, il nous semblait voir leurs tĂȘtes 

tomber  une Ă  une sous la hache du bourreau.  En nous 

livrant  Ă   cet  acte  de  rĂ©paration,  nous  avons  voulu 

venger la mémoire des morts.

La Commune

18

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L’heure  Ă©tait  venue,  oĂč  sans  motif,  sans  explication, 

sans jugement ils allaient ĂȘtre jetĂ©s dans les geĂŽles du 

pouvoir et transportés à Cayenne ou en Afrique.

(Antonin DUBOST, 1868.)

Les  financiers  auxquels  NapolĂ©on III  avait  livrĂ©  le  Mexique, 

espĂ©raient d’une autre guerre de conquĂȘte de nouvelles proies Ă  

dĂ©vorer.  La guerre donna le coup  de  grĂące Ă  l’empire.  Il  y  eut 

des entraĂźnements d’hommes, comme on fait pour les meutes, Ă  

l’époque  des  chasses,  mais  les  fanfares  des  cuivres,  les 

promesses de curĂ©e n’éveillaient pas les masses ; l’Empire alors, 

entonna  la 

Marseillaise. 

Elles  se  mirent  debout,  inconscientes, 

elles chantaient croyant qu’avec  la

 Marseillaise 

elles auraient la 

liberté.

Des mouchards et des imbéciles hurlaient : A Berlin, à Berlin !

A  Berlin ! rĂ©pĂ©taient les naĂŻfs,  s’imaginant qu’ils iraient lĂ  en 

chantant  le 

Rhin Allemand ; 

mais cette fois,  il  ne tint  pas dans 

notre verre et ce fut notre sang oĂč se marquĂšrent les pieds des 

chevaux.

Les financiers rentraient en scĂšne ;  l’un d’eux,  Jecker Ă©tait le 

plus  connu.  Rochefort  parle  ainsi  de lui,  dans 

les Aventures de 

ma vie.

« On sait, ou on ne sait peut-ĂȘtre plus, que ce financier, 

vĂ©reux comme du reste tous les financiers, avait prĂȘtĂ© Ă  

un taux trois ou quatre cents fois usuraire, tout au plus 

quinze  cent  mille  francs  au  gouvernement  du  gĂ©nĂ©ral 

La Commune

19

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Miramont,  qui  lui  avait  en  Ă©change  reconnu  soixante-

quinze millions.

Lorsque le prĂ©sident de la RĂ©publique mexicaine, Juarez 

arriva  au  pouvoir,  il  refusa  naturellement  le  paiement 

des billets Ă  ordre dont les signatures avaient Ă©tĂ© aussi 

effrontément extorquées.

Jecker,  muni  de  ses  soixante-quinze  millions  en 

papier,  alla  trouver  Morny,  auquel  il  promit  trente 

pour  cent  de  commission  s’il  arrivait  Ă   persuader  Ă  

l’Empereur  d’exiger  de  Juarez  l’exĂ©cution  du  traitĂ© 

passĂ© avec Miramont.

En 1870, chargĂ© de dĂ©pouiller les papiers trouvĂ©s aux 

Tuileries,  laissĂ©es  vides  par  la  fuite  de  l’ImpĂ©ratrice 

et  de  ses  serviteurs,  dont  la plupart  avaient  jurĂ© de 

mourir  pour  elle,  j’ai  eu la preuve matĂ©rielle de cette 

complicitĂ© de Morny, qui moyennant la promesse Ă  lui 

faite  par  Jecker  de  lui  remettre  vingt-deux  millions 

sur  les  soixante-quinze,  nous  engagea  dans  une 

guerre  liberticide,  qui  devait  nous  coĂ»ter  plus  d’un 

milliard et prĂ©parer Sedan.

Ce  Jecker,  qui  Ă©tait  suisse,  avait  du  jour  au 

lendemain  obtenu  des  lettres  de  naturalisation 

française,  et  c’est  en  son  nom  que  la  rĂ©clamation 

avait  Ă©tĂ©  prĂ©sentĂ©e  Ă   l’intrĂ©pide  Juarez.  L’affaire  a 

Ă©tĂ©  du  reste  Ă   peu  prĂšs  exactement  recommencĂ©e 

sous couleur d’expĂ©dition Tunisienne.

(H. ROCHEFORT, 

Aventures de ma vie, 

1

er

 vol.)

La Commune

20

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Un duel  Ă  l’amĂ©ricaine entre le journaliste Odysse Barot  et 

le  financier  Jecker  fit,  quelque  temps  aprĂšs  la  guerre  du 

Mexique,  d’autant  plus  de bruit  que Barot  qui  Ă©tait  considĂ©rĂ© 

comme d’avance comme mort  ayant  reçu  une balle en pleine 

poitrine,  se trouva tout Ă  coup mieux  et enfin se rĂ©tablit  tout 

Ă  fait  pour  proclamer  que  les ennemis de l’Empire avaient  la 

vie  dure.  On  vit  depuis  des  entreprises  financiĂšres  plus 

monstrueuses  encore  que  celles  de  ce  temps.  En  face  des 

entraĂźnements  pour  la  guerre,  il  y  avait  des  manifestations 

pour  la  paix,  composĂ©es  d’étudiants,  d’internationaux,  de 

révolutionnaires.

Les  vers  suivants  Ă©crits  une  nuit  aprĂšs  l’assommade  en 

donnent l’idĂ©e.

MANIFESTATION DE LA PAIX

C’est le soir, on s’en va marchant en longues files, 

Le long des boulevards, disant : la paix ! la paix ! 

Dans l’ombre on est guettĂ© par les meutes serviles. 

O liberté ! ton jour viendra-t-il jamais ?
Et les pavĂ©s, frappĂ©s par les lourds coups de canne, 

RĂ©sonnent sourdement, le bandit veut durer ; 

Pour rafraĂźchir de sang son laurier qui se fane, 

Il lui faut des combats, dût la France sombrer.
Maudit ! de ton palais, sens-tu passer ces hommes ? 

C’est ta fin ! Les vois-tu, dans un songe effrayant, 

S’en aller dans Paris, pareils Ă  des fantĂŽmes ? 

Entends-tu ? dans Paris dont tu boiras le sang.
Et la marche, scandée avec son rythme étrange,

A travers l’assommade, ainsi qu’un grand troupeau, 

Passe ; et CĂ©sar brandit, centuple, sa phalange 

Et pour frapper la France il fourbit son couteau.
Puisqu’il faut des combats, puisque l’on veut la guerre, 

Peuples, le front courbé, plus tristes que la mort,

C’est contre les tyrans qu’ensemble il faut la faire : 

Bonaparte et Guillaume auront le mĂȘme sort.

La Commune

21

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(L. M. 1870.)

Rochefort ayant Ă©crit dans 

la Marseillaise 

que la route jusqu’à 

Berlin ne serait pas une simple promenade militaire, les presses 

de  ce  journal  furent  brisĂ©es,  par  ces  agents  vĂȘtus  en  travail-

leurs,  que  l’on  appelait 

les  blouses  blanches 

et  qui  avec  eux 

entraĂźnaient des inconscients.

Pourtant,  le cri :  La Paix !  la paix ! couvrit  parfois celui  des 

bandes impériales : A Berlin, à Berlin !

Paris  de  plus  en  plus  se  dĂ©tachait  de  Bonaparte   ;  l’aigle 

avait du plomb dans l’aile.

La  rĂ©volution  appelait  tout  ceux  qui  Ă©taient  jeunes, 

ardents,  intelligents.  â€”  Oh !  comme alors la RĂ©publique Ă©tait 

belle !

La  Lanterne 

de Rochefort  errant Ă  travers  le coupe-gorge, 

en Ă©clairait les profondeurs.  Sur  tout cela passait dans l’air la 

voix d’airin des 

ChĂątiments :

Sonne aujourd’hui le glas, bourdon de Notre-Dame, 

Sonne aujourd’hui le glas et demain le tocsin.

Malon  a  tracĂ©  des  derniers  temps  de  l’Empire  un  tableau 

d’une grande rĂ©alitĂ©.

Alors,  dit-il,  la  camisole  de  force  dans  laquelle 

Ă©touffait  l’humanitĂ©  craquait  de  toutes  parts   ;  un 

frisson  inconnu  agite  les  deux  mondes.  Le  peuple 

indien  se  rĂ©volte  contre  les  capitalistes  anglais. 

L’AmĂ©rique  du  Nord  combat  et  triomphe  pour 

La Commune

22

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l’affranchissement  des  noirs.  L’Irlande  et  lĂ   Hongrie 

s’agitent.

La  Pologne  est  levĂ©e.  L’opinion  libĂ©rale  en  Russie, 

impose  un  commencement  d’affranchissement  des 

paysans  slaves.  Tandis  que  la  jeune  Russie 

enthousiasmĂ©e par  les accents de Tchernichenski,  de 

Herzen,  de  Bakounine,  se  fait  propagandiste  de  la 

rĂ©volution  sociale,  l’Allemagne,  qu’ont  agitĂ©e  Carl 

Marx,  Lassale,  BƓker,  Bebel,  Liebknecht,  entre  dans 

le  mouvement  socialiste.  Les  ouvriers  anglais, 

conservant le souvenir  d’Ernest Jones et d’Oven sont 

en  plein  mouvement  d’association.  En  Belgique,  en 

Suisse,  en  Italie,  en  Espagne,  les  ouvriers 

s’aperçoivent  que  leurs  politiciens  les  trompent  et 

cherchent les moyens d’amĂ©liorer leur sort.

Les  ouvriers  français  reviennent  de  la  torpeur  oĂč  les 

avaient plongĂ©s juin et dĂ©cembre. â€” De toutes parts le 

mouvement s’accentue et les prolĂ©taires s’unissent pour 

aider  Ă   la  revendication  de  leurs  aspirations  vagues 

encore, mais ardentes.

(J.-B. MALON, 3

e

 DĂ©faite du prolĂ©tariat, 

page 2)

Tous  les  hommes  intelligents  combattaient  la  guerre   ; 

Michelet Ă©crivit Ă  un journaliste de ses amis la lettre suivante 

pour ĂȘtre publiĂ©e :

Cher Ami,

La Commune

23

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Personne ne veut de la guerre,  on va la faire et faire 

croire Ă  l’Europe que nous la voulons.

Ceci est un coup de surprise et d’escamotage.

Des  millions  de  paysans  ont  votĂ©  hier  Ă   l’aveugle. 

Pourquoi   ?  croyant  Ă©viter  une  secousse  qui  les 

effrayait,  est-ce qu’ils ont cru voter la guerre, la mort 

de leurs enfants ?

Il est horrible qu’on abuse de ce vote irrĂ©flĂ©chi.

Mais  le  comble  de  la  honte,  la  mort  de  la  morale 

serait  que la France se laissĂąt faire Ă  ce point contre 

tous ses sentiments, contre tous ses intĂ©rĂȘts. Faisons 

notre  plĂ©biscite  et  celui-ci  sĂ©rieux   ;  consultons  Ă  

l’aise des classes les plus riches aux  classes les plus 

pauvres   ;  des  urbains  aux  paysans   ;  consultons  la 

nation,  prenons ceux qui tout Ă  l’heure, ont fait cette 

majoritĂ©  oublieuse  de  ses  promesses   ;  Ă   chacun 

d’eux, on a dit : Oui ! mais surtout point de guerre !

Ils ne s’en souviennent pas,  la France s’en souvient ; 

elle signera avec  nous une adresse de fraternitĂ© pour 

l’Europe, de respect pour l’indĂ©pendance espagnole.

Plantons  le  drapeau  de  la  paix.  Guerre  Ă   ceux-lĂ  

seuls qui pourraient vouloir la guerre en ce monde.

(MICHELET, 10 juillet 1870)

Le grand historien  ne pouvait l’ignorer,  ceux qui  possĂšdent 

la force n’ont  pas coutume de se rendre au  raisonnement.  La 

force  employĂ©e  au  service  du  droit  contre  NapolĂ©on   III  et 

La Commune

24

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Bismark,  pouvait  seule  arrĂȘter  leur  complot  contre  tant  de 

vies humaines jetĂ©es en pĂąture aux corbeaux.

Le 15 juillet,  la guerre Ă©tait dĂ©clarĂ©e ! Le marĂ©chal  Lebeuf 

annonçait  le  lendemain  que rien  ne manquait  Ă   l’armĂ©e,  pas 

mĂȘme un bouton de guĂȘtre !

III

L’internationale. â€” Fondation et procĂšs.

Protestations des internationaux contre la guerre.

@

Les Polonais souffrent, mais il y a par le monde une 

grande nation plus opprimĂ©e, c’est le prolĂ©tariat.

(Meeting du 28 septembre 1864.)

Le 28 septembre 1864,  Ă  Saint-Martin-Hall,  Ă  Londres,  eut 

lieu  un  meeting  convoquĂ©  Ă   l’occasion  de  la  Pologne   ;  des 

dĂ©lĂ©guĂ©s de toutes les parties du monde firent de la dĂ©tresse 

des  travailleurs  un  tableau  tel  que  la  rĂ©solution  fut  prise  de 

considĂ©rer  les  douleurs  gĂ©nĂ©rales  de  l’humanitĂ©  comme 

rentrant dans la cause commune des dĂ©shĂ©ritĂ©s.

Ainsi  naquit  l’Internationale Ă   son  heure ;  et,  grĂące Ă   ses 

procĂšs  pendant  les  derniĂšres  annĂ©es  de  l’Empire,  elle  se 

dĂ©veloppa avec rapiditĂ©.

Quand,  tout  prĂšs  de 71,  on  montait  l’escalier  poussiĂ©reux 

de cette maison de la Corderie du Temple,  oĂč les sections de 

l’Internationale  se  rĂ©unissaient,  il  semblait  gravir  les  degrĂ©s 

La Commune

25

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d’un  temple.  C’était  un  temple,  en  effet,  celui  de la  paix  du 

monde dans la libertĂ©.

L’Internationale  avait  publiĂ©  ses  manifestes  dans  tous  les 

journaux  d’Europe  et  d’AmĂ©rique.  Mais  l’Empire  inquiet, 

comme  s’il  se  fĂ»t  jugĂ©  lui-mĂȘme,  s’avisa  de  la  considĂ©rer 

comme sociĂ©tĂ© secrĂšte.

Elle  l’était  si  peu,  que les sections  s’étaient  publiquement 

organisĂ©es,  ce  qui  fut  quand  mĂȘme  qualifiĂ©  de  groupement 

clandestin.

Les  internationaux,  dĂ©clarĂ©s  des  malfaiteurs,  ennemis  de 

l’État,  comparurent  pour  la  premiĂšre  fois  le  26  mars  1868, 

devant le tribunal  correctionnel de Paris,  6

e

  chambre,  sous la 

prĂ©sidence de Delesveaux.  Les accusĂ©s Ă©taient au nombre de 

quinze :

ChĂ©malĂ©,  Tolain,  HĂ©ligon,  Murat,  CamĂ©linat,  Perrachon, 

Fournaise,  Dantier,  Gautier,  Bellamy,  GĂ©rardin,  Bastier, 

Guyard, Delahaye, Delorme.

Les  piĂšces  saisies  paraissaient  extrĂȘmement  dangereuses 

pour  la sĂ»retĂ© de  l’État.  Malheureusement,  il  n’en  Ă©tait  rien. 

Tolain prĂ©senta ainsi les conclusions gĂ©nĂ©rales des accusĂ©s.

Ce que vous venez d’entendre de la part du MinistĂšre 

public  est  la  preuve  la  plus  grande  du  danger  que 

courent les travailleurs, quand ils cherchent Ă  Ă©tudier 

les  questions  qui  embrassent  leurs  plus  chers 

intĂ©rĂȘts,  Ă   s’éclairer  mutuellement   ;  enfin,  Ă  

La Commune

26

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reconnaĂźtre les voies dans lesquelles ils marchent  en 

aveugles.

  Quoi  qu’ils  fassent,  de  quelques  prĂ©cautions  qu’ils 

s’entourent,  quelles que soient leur  prudence  et  leur 

bonne  foi,  ils  sont  toujours  menacĂ©s,  poursuivis,  et 

tombent sous l’application de la loi.

Ils  y  tombĂšrent  cette  fois-lĂ ,  comme  toujours,  mais  la 

condamnation  fut  relativement  douce,  comparĂ©e Ă  celles  qui 

suivirent.

Chacun  des  accusĂ©s  eut  cent  francs  d’amende  et 

l’Internationale fut  dĂ©clarĂ©e dissoute,  ce qui  Ă©tait  le meilleur 

moyen de la multiplier.

On  en  rappelait,  Ă   cette  Ă©poque,  des  jugements,  les 

tribunaux  Ă©tant  la  seule  tribune  en  France   ;  Ă   ces  appels 

Ă©taient  exposĂ©s  les  principes  de  l’Internationale   ;  ses 

adhĂ©rents dĂ©claraient ne plus vouloir  employer  leur Ă©nergie Ă  

faire  le  triage  des  maĂźtres  ni  combattre  pour  le  choix  des 

tyrans   ;  chaque  individu  y  Ă©tait  libre  dans  le  libre 

groupement.

Ce fut une chose Ă©mouvante que ces quelques hommes se 

dressant  devant  l’Empire  en  ses  tribunaux.  Tolain  qui 

prĂ©sentait d’ordinaire les conclusions termina ainsi cette fois :

Le  mot  d’arbitraire,  dit-il,  vous  blesse.  Eh  bien, 

pourtant,  que  nous  est-il  arrivĂ©   ?  Un  jour,  un 

fonctionnaire  s’est  levĂ©  avec  l’esprit  morose,  un 

incident  a  rappelĂ©  Ă   sa  mĂ©moire  l’Association 

La Commune

27

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internationale,  et  mĂȘme  ce  jour-lĂ   il  voyait  tout  en 

noir,  d’innocents  que  nous  Ă©tions  la  veille,  nous 

sommes devenus coupables sans le savoir ; alors,  au 

milieu  de  la  nuit,  on  a  envahi  le  domicile  de  ceux 

qu’on  supposait  ĂȘtre  les  chefs,  comme  si  nous 

conduisions  nos  adhĂ©rents,  tandis  qu’au  contraire, 

tous  nos  efforts  tendent  Ă   nous  inspirer  de  leur 

esprit,  et Ă  exĂ©cuter leurs dĂ©cisions,  on a tout fouillĂ© 

et  saisi  ce  qui  pouvait  ĂȘtre  suspectĂ©   ;  on  n’a  rien 

trouvĂ©  qui  pĂ»t  servir  de  base  Ă   une  accusation 

quelconque.

On ne trouve sur le compte de l’Internationale que ce 

qui  Ă©tait  connu  de  tout  le  monde,  ce qui  a  Ă©tĂ©  jetĂ© 

aux quatre vents de la publicitĂ©.

Avouez donc qu’en ce moment on nous fait un procĂšs 

de  tendance,  non  pour  les  dĂ©lits  que  nous  avons 

commis,  mais  pour  ceux  qu’on  croit  que  nous 

pourrions commettre.

Ne  croirait-on  pas  assister  aux  procĂšs  modernes  de 

libertaires, dits Ă©galement procĂšs de malfaiteurs ?

Le  jugement  fut  confirmĂ©,  quoique  Ă   la  connaissance  de 

tous,  les  documents  considĂ©rĂ©s comme secrets  eussent  tous 

Ă©tĂ© publiĂ©s.

La  propagande  faite  par  le  tribunal  rendit  l’Internationale 

plus  populaire  encore,  et  le  23  mai  suivant,  de  nouveaux 

prĂ©venus  comparurent  sous  les  mĂȘmes  accusations, 

atteignant presque les perfidies de la loi scĂ©lĂ©rate.

La Commune

28

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C’étaient  Varlin,  Malon,  Humber,  Grandjean,  Bourdon, 

Charbonneau, Combault, Sandrin, Moilin.

Ils dĂ©clarĂšrent appartenir  Ă  l’Internationale dont ils Ă©taient 

actifs  propagateurs,  et  Combault  affirma  que,  dans  ses 

convictions,  les  travailleurs  avaient  le  droit  de  s’occuper  de 

leurs  propres  affaires.  Delesveaux  s’écria   :  Â«   C’est  la  lutte 

contre  la  justice   !  â€”  C’est,  au  contraire,  la  lutte  pour  la 

justice   Â»,  rĂ©pondit  Combault,  approuvĂ©  par  ses  coaccusĂ©s. 

Les  citations  prises  par  les  juges  dans  les  papiers  saisis  se 

retournaient  contre eux ;  telle fut  la lettre du  docteur  Pallay 

de  l’UniversitĂ©  d’Oxford,  disant  que  la  misĂšre  ne  doit  pas 

disparaĂźtre  par  l’extinction  des  malheureux,  mais  par  la 

participation de tous Ă  la vie. Â« L’antiquitĂ©,  disait-il, est morte 

d’avoir  conservĂ© dans ses flancs la plaie de l’esclavage.  L’ùre 

moderne  fera  son  temps,  si  elle  persiste  Ă   croire  que  tous 

doivent travailler et s’imposer des privations, pour procurer le 

luxe Ă  quelques-uns. Â»

L’Internationale  ayant  Ă©tĂ©,  comme  d’ordinaire,  dĂ©clarĂ©e 

dissoute  et  les  accusĂ©s  condamnĂ©s  chacun  Ă   trois  mois  de 

prison  et  cent  francs  d’amende,  on  pressentait  un  autre 

procĂšs.  Les  registres  de  l’Internationale  avaient  Ă©tĂ©  gardĂ©s 

par  le juge d’instruction.  Combaut, Murat et Tolain rĂ©tablirent 

de mĂ©moire  leur  comptabilitĂ©,  dans une  lettre  publiĂ©e par  le 

RĂ©veil 

(circonstance  aggravante  servant  Ă   prouver  que 

l’Internationale  s’entourait  de  mystĂšres,  et  disposait  de  la 

publicitĂ©). Voici maintenant les grands procĂšs.

La Commune

29

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Le  nombre  des  internationaux  augmentant  en  raison 

directe de chaque dissolution de la sociĂ©tĂ©,  il y eut au dernier 

trente-sept accusĂ©s, quoique par je ne sais quel penchant aux 

sĂ©ries exactes, on l’appelĂąt le procĂšs des trente.

Ils  Ă©taient  divisĂ©s  en  deux  catĂ©gories,  ceux  qui  Ă©taient 

considĂ©rĂ©s  comme  les  chefs  et  ceux  qu’on  regardait  comme 

affiliĂ©s,  sans  qu’on  se  rendit  bien  compte  pourquoi,  puisque 

les accusations signalaient les mĂȘmes faits.

La  premiĂšre  catĂ©gorie  se  composait  de  Varlin,  Malon, 

Murat, Johannard, Pindy, Combault, HĂ©ligon, Avrial, Sabourdy, 

Colmia  dit  Franquin,  Passedouet,  Rocher,  Assi,  Langevin, 

Pagnerre, Robin, Leblanc, Carle, Allard.

La  seconde   :  Theisz,  Collot,  Germain  Casse,  Ducauquie, 

Flahaut,  Landeck,  Chalain,  Ansel,  Berthin,  Boyer,  Cirode, 

Delacour, Durand, Duval, Fournaise, Frankel, Girot, Malzieux.

L’avocat  gĂ©nĂ©ral  Ă©tait  Aulois.  Les  dĂ©fenseurs  Lachaux, 

Bigot,  LentĂ©,  Rousselle,  Laurier  qui  devait  prĂ©senter  les 

considĂ©rations gĂ©nĂ©rales.

On  entendit  de 

terribles 

dĂ©tails  sur  les  rĂ©sultats  des 

perquisitions   ;  le 

danger 

qu’il  y  avait  Ă  

laisser  impunis

  les 

criminels 

qui  menaçaient  l’

État

,  la 

famille   ; 

la 

propriĂ©tĂ©, 

la 

patrie 

et NapolĂ©on III par dessus le marchĂ©.

Il  y  avait  eu  discours  violents,  rapports  sur  les  grĂšves 

insĂ©rĂ©s Ă  la 

Marseillaise, Moniteur de l’insurrection.

Varlin avait dit, le 29 avril 70, salle de la 

Marseillaise 

:

La Commune

30

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—  DĂ©jĂ   l’Internationale  a  vaincu  les  prĂ©jugĂ©s  de 

peuple  Ă   peuple.  Nous  savons  Ă   quoi  nous  en  tenir 

sur  la Providence  qui  a  toujours penchĂ© du  cĂŽtĂ© des 

millions.  Le  bon  Dieu  a  fait  son  temps,  en  voilĂ  

assez ;  nous faisons appel  Ă  tous ceux  qui  souffrent 

et  qui  luttent   ;  nous  sommes  la  force  et  le  droit   ; 

nous devons nous suffire Ă  nous-mĂȘmes.

C’est contre l’ordre juridique, Ă©conomique et religieux 

que doivent tendre nos efforts.

Les accusĂ©s approuvĂšrent. Combault s’écria :

—  Nous  voulons  la  rĂ©volution  sociale  et  toutes  ses 

consĂ©quences !

Les  trois  mille  personnes  entassĂ©es  dans  la  salle  se 

levĂšrent  et  applaudirent,  et  le  tribunal  affolĂ©  fit  une 

effrayante  mixture  des  mots  de 

picrate  de  potasse,  nitro-

glycĂ©rine,  bombes, 

etc.,  entre  les  mains  d’une  poignĂ©e 

d’

individus, 

etc.

—  L’Internationale  dit  Avrial,  est  non  une  poignĂ©e 

d’

individus

,  mais  la  grande 

masse

 

ouvriĂšre 

revendiquant  ses  droits   ;  c’est  l’ñpretĂ©  de 

l’exploitation qui nous pousse Ă  la rĂ©volte.

Il  y  avait  dans  certaines  lettres  saisies  des  apprĂ©ciations 

qui  furent  confondues  avec  les  accusations  sans  que  l’on 

comprĂźt bien ce que cela signifiait.

Dans une lettre de Hins se trouvait le passage suivant,  qui 

Ă©tait prophĂ©tique :

La Commune

31

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« Je  ne  comprends  pas  cette  course  au  clocher  des 

pouvoirs  de  la  part  des  sections  de  l’Internationale. 

P o u r q u o i 

v o u l e z - v o u s  e n t r e r  d a n s  c e s 

gouvernements ?  Compagnons,  ne  suivons  pas  cette 

marche.

Des  adhĂ©sions  eurent  lieu  Ă   la  face  du  tribunal.  Â«   Je  ne 

suis  pas  de  l’Internationale,  dĂ©clare Assi,  mais  j’espĂšre bien 

en faire partie un jour. Â» Ce fut son admission.

Une  accusation  de  complot  contre  la  vie  de  NapolĂ©on   III 

fut  abandonnĂ©e  par  prudence   ;  l’idĂ©e  Ă©tait  dans  l’air,  on 

craignait d’évoquer l’évĂ©nement.

Le  trouble  du  procureur  gĂ©nĂ©ral  Ă©tait  si  grand  qu’il  traita 

de signes  mystĂ©rieux  les mots de  mĂ©tier  employĂ©s dans une 

lettre saisie par le cabinet noir ; le mot 

compagnons 

usitĂ© en 

Belgique  fut  incriminĂ©.  Germain  Casse  et  Combault 

exprimĂšrent la pensĂ©e gĂ©nĂ©rale des accusĂ©s.

—  Nous  ne  chercherons  pas  par  un  mensonge,  dit 

Germain  Casse,  Ă   Ă©chapper  Ă   quelques  mois  de 

prison ;  la loi  n’est plus qu’une arme mise au service 

de la vengeance et de la passion ;  elle n’a pas droit 

au respect.  Nous la voulons soumise Ă  la justice et Ă  

l’égalitĂ©.   Â»  Il  termine  ainsi   :  Â«   Permettez-moi, 

monsieur  l’avocat  gĂ©nĂ©ral,  de  vous retourner  le  mot 

de mon ami Mallet, ne touchez pas Ă  la hache,  l’arme 

est  lourde,  votre  main  est  dĂ©bile  et  notre  tronc  est 

noueux.

La Commune

32

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Combault rĂ©futant l’assertion du tribunal, qu’il y avait dans 

l’Internationale des chefs et des dirigĂ©s dit : 

— Chacun de nous est libre et agit librement ; il n’y a 

a u c u n e  p r e s s i o n  d e  p e n s Ă© e ,  e n t r e  l e s 

Internationaux...  J’ai  d’autant  plus  de  peine  Ă  

comprendre la persistance du  ministĂšre public  Ă  nous 

accuser de ce que nous n’avons pas fait, qu’il pourrait 

largement  nous  accuser  avec  ce  que  nous 

reconnaissons  avoir  fait.  La  propagande  de 

l’Internationale,  en dĂ©pit des articles 291 et 292,  que 

nous violons ouvertement,  la dissolution de la sociĂ©tĂ© 

ayant Ă©tĂ© dĂ©crĂ©tĂ©e.  MalgrĂ© cette dissolution le bureau 

de Paris continue Ă  se rĂ©unir.

Pour  ma  part,  je  ne  me  suis  jamais  trouvĂ©  aussi 

frĂ©quemment  avec  les  membres  de  ce  bureau  que 

dans les trois mois Ă©coulĂ©s entre le 15 juillet  et le 15 

octobre 1868.

 Chacun  de nous agissait  de son cĂŽtĂ© ;  nous  n’avons 

pas  de  chaĂźnes   ;  chacun  dĂ©veloppe  individuellement 

ses forces.

Ce procĂšs  fut  passionnant  entre tous.  Chalin  prĂ©sentant  la 

dĂ©fense  collective,  affirma  que  condamner  l’Internationale, 

c’était se heurter au prolĂ©tariat du monde entier.

Des centaines  de mille adhĂ©rents nouveaux  ont  rĂ©pondu  Ă  

l’appel,  en  quelques  semaines,  au  moment  oĂč  tous  les 

dĂ©lĂ©guĂ©s Ă©taient prisonniers ou proscrits.

La Commune

33

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Il y a, en ce moment, dit-il, une sorte de sainte alliance des 

gouvernements et des rĂ©actionnaires contre l’Internationale.

 Que les monarchistes et les conservateurs le sachent 

bien,  elle  est  l’expression  d’une revendication  sociale 

trop  juste,  et  trop  conforme  aux  aspirations 

contemporaines pour tomber avant d’avoir atteint son 

but.

Les prolĂ©taires sont  las de la rĂ©signation,  ils sont  las 

de  voir  leurs  tentatives  d’émancipation  toujours 

rĂ©primĂ©es,  toujours  suivies de  rĂ©pressions ;  ils  sont 

las  d’ĂȘtre  les  victimes  du  parasitisme,  de  se  voir 

condamner  au  travail  sans  espoir,  Ă   une 

subalternisation  sans  limites,  de  voir  toute  leur  vie 

dĂ©vorĂ©e  par  la  fatigue  et  les  privations,  las  de 

ramasser quelques miettes d’un banquet dont ils font 

tous les frais.

Ce que veut le peuple,  c’est d’abord de se gouverner 

lui-mĂȘme sans intermĂ©diaire et surtout sans sauveur, 

c’est la libertĂ© complĂšte.

Quel  que  soit  votre  verdict,  nous  continuerons 

comme  par  le  passĂ©  Ă   conformer  ouvertement  nos 

actes Ă  nos convictions.

AprĂšs les insultes de l’avocat impĂ©rial, Combault ajoute :

—  C’est  un  duel  Ă   mort  entre  nous  et  la  loi :  la loi 

succombera,  parce  qu’elle  est  mauvaise.  Si  en  68, 

alors  que  nous  Ă©tions  en  petit  nombre,  vous  n’avez 

La Commune

34

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pas  rĂ©ussi  Ă  nous  tuer,  croyez-vous pouvoir  le faire, 

maintenant  que  nous  sommes  des  milliers   ?  Vous 

pouvez  frapper  les  hommes,  vous  n’éteindrez  pas 

l’idĂ©e,  parce  que  l’idĂ©e  survit  Ă   toute  espĂšce  de 

persécutions.

Les condamnations suivirent :

A  un  an  de  prison  et  100  francs  d’amende  Varlin,  Malon, 

Pindy,  Combault,  HĂ©ligon,  Murat,  Johannard.  A  deux  mois de 

prison  et  25  francs  d’amende,  Avrial,  Sabourdy,  Colmia  dit 

Franquin,  Passedouet,  Rocher,  Langevin,  Pagnerie,  Robin, 

Leblanc, Carle, Allard, Theisz,  Collot, Germain Casse,  Chalain, 

Mangold,  Ansel,  Bertin,  Royer,  Cirode,  Delacour,  Durand, 

Duval, Fournaise, Giot, Malezieux.

Assi,  Ducanquie,  Flahaut et Landeck furent acquittĂ©s.  Tous 

solidairement  privĂ©s  de leurs  droits  civils  et  condamnĂ©s  aux 

dépens.

Ceux  des  internationaux  qui  avaient  Ă   subir  une  annĂ©e 

d’emprisonnement  ne  l’achevĂšrent  pas,  les  Ă©vĂ©nements  les 

délivrÚrent.

Ces hommes si fermes devant la justice impĂ©riale devaient 

avec  les  rĂ©volutionnaires,  blanquistes  et  orateurs  des  clubs, 

composer  la  Commune,  oĂč la  lĂ©galitĂ©,  le fardeau du  pouvoir, 

anĂ©antirent  leur  Ă©nergie,  jusqu’au  moment  oĂč,  redevenus 

libres  par  la  lutte  suprĂȘme,  ils  reprirent  leur  puissance  de 

volonté.

La Commune

35

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La France Ă©tait dĂ©jĂ  sous l’Empire le pays le moins libre de 

l’Europe.

Tolain,  dĂ©lĂ©guĂ©  en  68  au  congrĂšs  de  Bruxelles,  dit  avec 

raison qu’il  fallait beaucoup de prudence dans une contrĂ©e oĂč 

n’existait  Â«   ni  libertĂ©  de  rĂ©union,  ni  libertĂ©  d’association   ; 

mais, ajoute-t-il, si l’Internationale n’existe plus officiellement 

Ă  Paris,  tous nous restons membres de la grande association, 

dussions-nous y ĂȘtre affiliĂ©s isolĂ©ment  Ă  Londres,  Ă  Bruxelles 

ou  Ă   GenĂšve ;  nous  espĂ©rons  que  du  congrĂšs  de  Bruxelles, 

sortira  une  alliance  solennelle  des  travailleurs  de  tous  les 

pays,  contre la guerre qui  n’a jamais Ă©tĂ© faite qu’à l’avantage 

des tyrans contre la libertĂ© des peuples Â».

Partout,  en  effet,  des protestations Ă©taient faites contre la 

guerre.  Les  internationaux  français  envoyĂšrent  aux 

travailleurs allemands, celle qui suit :

FrĂšres d’Allemagne,

Au nom  de la paix,  n’écoutez pas les voix stipendiĂ©es 

ou  serviles  qui  chercheraient  Ă   vous  tromper  sur  le 

vĂ©ritable esprit de la France.

Restez  sourds  Ă   des  provocations  insensĂ©es,  car  la 

guerre entre nous serait une guerre fratricide.

Restez  calmes  comme  peut  le  faire  sans 

compromettre sa dignitĂ© un grand peuple courageux.

Nos  divisions  n’amĂšneraient  des  deux  cĂŽtĂ©s  du  Rhin 

que le triomphe complet du despotisme.

La Commune

36

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FrĂšres  d’Espagne,  nous  aussi,  il  y  a  vingt  ans,  nous 

crĂ»mes voir poindre l’aube de la libertĂ© ; que l’histoire 

de nos fautes vous serve au moins d’exemple. MaĂźtres 

aujourd’hui  de  vos  destinĂ©es,  ne  vous  courbez  pas 

comme nous sous une nouvelle tutelle.

L’indĂ©pendance  que  vous  avez  conquise  dĂ©jĂ   scellĂ©e 

de notre sang, est le souverain bien, sa perte, croyez-

nous,  est  pour  les  peuples  majeurs  la  cause  des 

regrets les plus poignants.

Travailleurs  de  tous les  pays,  quoi  qu’il  arrive de nos 

efforts  communs,  nous,  membres  de  l’Internationale 

des travailleurs,  qui ne connaissons plus de frontiĂšres, 

nous  vous  adressons,  comme  un  gage  de  solidaritĂ© 

indissoluble les vƓux et les  saluts des travailleurs de 

France.

 Les Internationaux français.

Les internationaux allemands rĂ©pondirent : 

FrĂšres de France,

Nous  aussi,  nous  voulons  la  paix,  le  travail  et  la 

libertĂ©,  c’est  pourquoi  nous  nous  associons  de  tout 

notre cƓur  Ă  votre protestation,  inspirĂ©e d’un  ardent 

enthousiasme  contre  tous  les  obstacles  mis  Ă   notre 

dĂ©veloppement  pacifique,  principalement  par  les 

sauvages  guerres.  AnimĂ©s  de  sentiments  fraternels, 

nous  unissons  nos  mains  aux  vĂŽtres  et  nous  vous 

affirmons  comme  des  hommes  d’honneur  qui  ne 

La Commune

37

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savent  pas  mentir,  qu’il  ne  se  trouve  pas  dans  nos 

cƓurs la moindre haine nationale, que nous subissons 

la force, et n’entrons que contraints et forcĂ©s dans les 

bandes  guerriĂšres  qui  vont  rĂ©pandre  la  misĂšre  et  la 

ruine dans les champs paisibles de nos pays.

Nous  aussi,  nous sommes  hommes  de  combat,  mais 

nous  voulons  combattre  en  travaillant  pacifiquement 

et  de toutes nos forces pour  le bien  des nĂŽtres et de 

l’humanitĂ© ;  nous  voulons  combattre  pour  la  libertĂ©, 

l’égalitĂ©  et  la  fraternitĂ©,  combattre  contre  le 

despotisme des tyrans qui  oppriment la sainte libertĂ©, 

contre  le  mensonge  et  la  perfidie,  de  quelque  part 

qu’ils viennent.

Solennellement, nous vous promettons, que ni le bruit 

des tambours,  ni  le tonnerre des canons ;  ni  victoire, 

ni dĂ©faite,  ne nous dĂ©tourneront de notre travail  pour 

l’union des prolĂ©taires de tous les pays.

Nous  aussi,  nous  ne  connaissons  plus  de  frontiĂšres 

parce  que  nous  savons  que  des  deux  cĂŽtĂ©  du  Rhin, 

que  dans  la  vieille  Europe,  comme  dans  la  jeune 

AmĂ©rique,  vivent  nos  frĂšres,  avec  lesquels  nous 

sommes  prĂȘts  Ă   aller  Ă   la  mort  pour  le  but  de  nos 

efforts   :  la  rĂ©publique  sociale.  Vivent  la  paix,  le 

travail, la libertĂ© !

 Au  nom  des  membres  de l’association  internationale 

des travailleurs Ă  Berlin.

 Gustave KWASNIEWSKI.

La Commune

38

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Au manifeste des travailleurs français Ă©tait joint cet autre :

AUX TRAVAILLEURS DE TOUS LES PAYS

Travailleurs,

Nous  protestons  contre  la  destruction  systĂ©matique 

de la race humaine,  contre la  dilapidation  de l’or  du 

peuple  qui  ne  doit  servir  qu’à  fĂ©conder  le  sol  et 

l’industrie,  contre  le  sang  rĂ©pandu  pour  la 

satisfaction  odieuse  de  vanitĂ©,  d’amour-propre, 

d’ambitions monarchiques froissĂ©es et inassouvies.

Oui,  de toute notre Ă©nergie nous protestons contre la 

guerre  comme  hommes,  comme  citoyens,  comme 

travailleurs.

La guerre,  c’est le rĂ©veil des instincts sauvage et des 

haines nationales.

 La guerre,  c’est le moyen dĂ©tournĂ© des gouvernants 

pour Ă©touffer les libertĂ©s publiques.

Les Internationaux français.

Ces justes revendications furent Ă©touffĂ©es par les clameurs 

guerriĂšres  des  bandes  impĂ©riales  des  deux  pays,  poussant 

devant elles vers l’abattoir commun, le troupeau français et le 

troupeau allemand.

Puisse  le  sang  des  prolĂ©taires  des  deux  pays  cimenter 

l’alliance des peuples contre leurs oppresseurs !

IV

La Commune

39

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Enterrement de Victor Noir.

L’affaire racontĂ©e par Rochefort

@

Nous Ă©tions trois cent mille Ă©touffant nos sanglots,

PrĂȘts Ă  mourir debout devant les chassepots.

(

Chanson

 de Victor Noir, 1870.)

L’an 70 s’ouvre tragique sur  l’assassinat de Victor  Noir par 

Pierre Bonaparte Ă  la maison d’Auteuil  oĂč il s’était rendu avec 

Ulrich de Fonvielle comme tĂ©moin de Paschal Grousset.

Ce  crime  froidement  accompli  mit  le  comble  Ă   l’horreur 

qu’inspiraient les Bonaparte.

Comme  le  taureau  du  cirque  remue  sa  peau  percĂ©e  de 

dards, la foule frissonnait.

Les  funĂ©railles  de  Victor  Noir  semblaient  indiquĂ©es  pour 

amener  la  solution.  Le  meurtre  Ă©tait  un  de  ces  Ă©vĂ©nements 

fatidiques qui abattent la tyrannie la plus fortement assise.

Presque  tous  ceux  qui  se  rendirent  aux  funĂ©railles, 

pensaient  rentrer  chez  eux  ou  en  rĂ©publique  ou  n’y  pas 

rentrer du tout.

On s’était armĂ© de tout ce qui pouvait servir pour une lutte 

Ă  mort, depuis le revolver jusqu’au compas.

Il  semblait qu’on allĂąt enfin se jeter Ă  la gorge du monstre 

impérial.

J’avais pour ma part un poignard volĂ© chez mon oncle, il  y 

avait  quelque  temps  dĂ©jĂ ,  en  rĂȘvant  d’Harmodius,  et  j’étais 

en homme pour ne pas gĂȘner ni ĂȘtre gĂȘnĂ©e.

La Commune

40

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Les blanquistes, bon nombre de rĂ©volutionnaires, tous ceux 

de Montmartre Ă©taient  armĂ©s ;  la mort  passait  dans  l’air,  on 

voyait la dĂ©livrance prochaine.

Du  cĂŽtĂ©  de  l’Empire,  toutes  les  forces  avaient  Ă©tĂ© 

appelĂ©es ; semblable dĂ©placement n’avait point Ă©tĂ© vu depuis 

décembre.

Le  cortĂšge  s’allongeait  immense,  rĂ©pandant  autour  de  lui 

une  sorte  de  terreur   ;  Ă   certains  endroits  d’étranges 

impressions  passaient   ;  on  avait  froid  et  les  yeux  brĂ»laient 

comme  s’ils  eussent  Ă©tĂ©  de  flamme   ;  il  semblait  ĂȘtre  une 

force  Ă   laquelle  rien  ne  rĂ©sisterait   ;  dĂ©jĂ   on  voyait  la 

rĂ©publique triomphante.

Mais pendant le trajet, le vieux Delescluze qui  pourtant sut 

mourir  hĂ©roĂŻquement  quelques  mois  aprĂšs,  se  souvint  de 

dĂ©cembre,  et  craignant  le sacrifice inutile de tant  de milliers 

d’hommes,  il  dissuada  Rochefort  de promener  le  corps  dans 

Paris,  se  rattachant  Ă   l’opinion  de  ceux  qui  voulaient  le 

conduire  au  cimetiĂšre.  Qui  peut  dire  si  le  sacrifice  eĂ»t  Ă©tĂ© 

inutile ?  Tous croyaient que  l’Empire attaquait  et  se tenaient 

prĂȘts.

La  moitiĂ©  des  dĂ©lĂ©guĂ©s  des  chambres  syndicales  Ă©tait 

d’opinion de porter  le corps dans Paris jusqu’à la 

Marseillaise, 

l’autre moitiĂ© de suivre la route du cimetiĂšre.

Louis  Noir  qu’on  croyait  pencher  pour  la  vengeance 

immĂ©diate,  trancha  la  question  en  dĂ©clarant  qu’il  ne  voulait 

pas pour son frĂšre de funĂ©railles sanglantes.

La Commune

41

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Ceux qui  voulaient porter  le corps dans Paris se refusĂšrent 

d’abord Ă  obĂ©ir.

Les volontĂ©s Ă©taient si partagĂ©es qu’il y eut un moment oĂč 

la foule moutonna,  les vagues  humaines  montaient  l’une sur 

l’autre formant entre elles de larges vides.

La tĂȘte basse, on rentra,  toujours sous l’Empire ; quelques-

uns  songeaient  Ă   se  tuer,  puis  ils  rĂ©flĂ©chirent  que  la 

multiplicitĂ©  des  crimes  impĂ©riaux  multiplierait  aussi  les 

occasions de dĂ©livrance.

Celle-lĂ  Ă©tait bien belle ;  mais l’opinion la plus gĂ©nĂ©rale fut 

que  l’égorgement  eĂ»t  rĂ©sultĂ©  de  cette  tentative  dĂ©sespĂ©rĂ©e, 

toutes les forces impĂ©riales Ă©tant prĂȘtes.

Varlin,  brave  autant  que  Delescluze,  Ă©crivit  de  sa  prison 

que  si  la  lutte  eĂ»t  Ă©tĂ©  engagĂ©e  ce  jour-lĂ ,  les  plus  ardents 

soldats  de  la  rĂ©volution  eussent  pĂ©ri  et  fĂ©licita  Rochefort  et 

Delescluze de s’ĂȘtre rangĂ©s Ă  cet avis.

Pierre  Bonaparte  fut  mis en  jugement  Ă  Tours en  juin  70, 

jugement de comĂ©die, oĂč fut rendu l’arrĂȘt dĂ©risoire de 25,000 

francs  d’indemnitĂ©  Ă   la  famille  de  Victor  Noir,  ce  qui  ajoute 

encore Ă  l’horreur du crime.

Plus  que  qui  que  ce  soit,  Rochefort  fut  mĂȘlĂ©  Ă   l’affaire 

Victor Noir ; c’est pourquoi son rĂ©cit sera plus intĂ©ressant.

La  brouille  de  Pierre  Bonaparte  avec  la  famille  de 

NapolĂ©on III n’était pas un secret.  Badingue avait insultĂ© son 

parent  besogneux,  qui  le  suppliait  d’acheter  sa  propriĂ©tĂ©  de 

Corse et lui avait reprochĂ© l’illĂ©gitimitĂ© de ses enfants.

La Commune

42

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Pierre  Bonaparte s’était  vengĂ©  en  insultant  Ă   l’alliance  de 

son cousin avec mademoiselle de Montijo.

Le monde politique,  dit  Rochefort,  Ă©tait  parfaitement 

au  courant  de  cette  haine  de  famille  et  il  (Pierre 

Bonaparte)  en  Ă©tait  presque  devenu  intĂ©ressant. 

Aussi  fus-je trĂšs surpris de recevoir Ă  mon journal 

La 

Marseillaise 

une lettre ainsi conçue :

« Monsieur,

AprĂšs  avoir  outragĂ©  l’un  aprĂšs  l’autre  chacun  des 

miens  et  n’avoir  Ă©pargnĂ©  ni  les  femmes  ni  les 

enfants,  vous  m’insultez  par  la  plume  d’un  de  vos 

manƓuvres,  c’est  tout  naturel  et  mon  tour  devait 

arriver.

Seulement,  j’ai  peut-ĂȘtre un  avantage sur  la plupart 

de ceux  qui  portent mon nom,  c’est  d’ĂȘtre un simple 

particulier tout en Ă©tant un Bonaparte.

Je  viens  donc  vous  demander  si  votre  encrier  est 

garanti par votre poitrine et je vous avoue que je n’ai 

qu’une  mĂ©diocre  confiance  dans  l’issue  de  ma 

démarche.

J’apprends,  en  effet,  par  les  journaux,  que  vos 

Ă©lecteurs  vous  ont  donnĂ©  le  mandat  impĂ©ratif  de 

refuser  toute  rĂ©paration  d’honneur  et  de  conserver 

votre prĂ©cieuse existence.

NĂ©anmoins,  j’ose  tenter  l’aventure,  dans  l’espoir 

qu’un  faible  reste  de  sentiments  français  vous  fera 

La Commune

43

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dĂ©partir  en  ma  faveur  des  mesures  de  prĂ©cautions 

dans lesquelles vous vous ĂȘtes rĂ©fugiĂ©.

Si  donc,  par  hasard,  vous  consentez  Ă   tirer  les 

verrous  protecteurs  qui  rendent  votre  honorable 

personne deux  fois  inviolable,  vous ne  me trouverez 

ni dans un palais ni dans un chĂąteau.

J’habite tout  bonnement 59,  rue d’Auteuil,  et  je vous 

promets que si  vous vous prĂ©sentez,  on ne vous dira 

pas que je suis sorti.

En  attendant  votre  rĂ©ponse,  monsieur,  j’ai  encore 

l’honneur de vous saluer.

Pierre-NapolĂ©on BONAPARTE. Â»

Cette  lettre,  en  mĂȘme  temps  que  trĂšs  injurieuse, 

Ă©tait  tout  Ă   fait  incorrecte  au  point  de  vue  de  ce 

qu’on est convenu d’appeler une provocation.  L’article 

qui  l’avait  motivĂ©e  n’était  pas de  moi,  mais  d’un  de 

mes  collaborateurs,  Ernest  Lavigne ;  il  rĂ©pondait  en 

termes  presque  modĂ©rĂ©s  Ă   un  passage  d’un 

document signĂ© Pierre Bonaparte et oĂč on lisait cette 

phrase ignoble au sujet des rĂ©publicains :

«   Que  de  vaillants  soldats,  d’adroits  chasseurs,  de 

hardis  marins,  de  laborieux  agriculteurs  la  Corse  ne 

compte-t-elle pas qui  abominent les sacrilĂšges et qui 

leur  eussent dĂ©jĂ  mis les tripes aux  champs si  on ne 

les eĂ»t retenus ! Â»

La Commune

44

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En  second lieu,  quand on dĂ©sire  une satisfaction  par 

les armes, on Ă©crit Ă  son insulteur :

«   Je  me  considĂšre  comme  offensĂ©  par  tel  ou  tel 

alinĂ©a de votre article et je vous envoie deux de mes 

amis  que  je  vous  prie  de  vouloir  bien  mettre  en 

rapport avec les vĂŽtres. Â»

  Pierre  Bonaparte,  qui  avait  Ă©tĂ©  Ă   Rome  condamnĂ© 

pour un meurtre commis en Italie,  s’était battu assez 

souvent  pour  savoir  que  les  affaires  d’honneur  se 

rĂšglent  par  l’entremise  de  tĂ©moins  et  non  entre  les 

adversaires eux-mĂȘmes.

Cette  Ă©trange  façon  de  m’attirer  chez  lui,  oĂč  je 

n’avais rien  Ă  faire,  en  ayant  soin de m’indiquer  que 

je  ne  le  trouverais  ni  dans  un  palais,  ni  dans  un 

chĂąteau,  ressemblait  Ă  un guet-apens dans lequel,  Ă  

force d’outrages, il avait Ă©videmment espĂ©rĂ© me faire 

tomber.

En  effet,  ses  impertinences  n’avaient  aucune  raison 

d’ĂȘtre,  attendu  que  je  n’avais  jamais  refusĂ©  de  me 

battre et que c’était prĂ©cisĂ©ment parce que je m’étais 

trop battu, que dans une rĂ©union Ă©lectorale Ă  laquelle 

je n’assistais mĂȘme pas, les Ă©lecteurs avaient votĂ© un 

ordre du jour m’enjoignant de ne pas recommencer.

Comme  il  Ă©tait  particulier  que  le  Bonaparte  qui  me 

demandait  raison au  nom  de sa famille,  fĂ»t  celui  qui 

avait  lui-mĂȘme  reprochĂ©  injurieusement  Ă  

La Commune

45

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NapolĂ©on III  sa mĂ©salliance,  c’est-Ă -dire son mariage 

avec mademoiselle de Montijo.

D’oĂč venait donc ce revirement subit ? Il est facile de 

le  deviner.  Le  prince  Pierre  ne  s’était  que 

momentanĂ©ment drapĂ© dans sa dignitĂ© de proscrit ; il 

avait  eu  assez de  brouet  noir  et,  avec  un  grand  bon 

sens,  avait pensĂ© que le procĂ©dĂ© le  plus sĂ»r  pour  se 

raccommoder  avec  son cousin Ă©tait de le dĂ©barrasser 

de moi.

Mais  j’étais  jeune  et  leste,  je  tirais  sinon  bien,  au 

moins  assez  dangereusement  l’épĂ©e.  Il  Ă©tait  lui-

mĂȘme  fort  Ă©paissi,  souffrant  de  la  goutte,  et  si  je 

l’avais Â« mouchĂ© Â»,  comme on dit,  c’eĂ»t  Ă©tĂ©,  comme 

on  dit  encore,  un  sale  coup  pour  la  fanfare 

bonapartiste.

Le  fait  est,  â€”  et  c’est  lĂ   pour  sa  mĂ©moire  le  point 

grave  de  l’aventure  â€”  qu’aprĂšs  m’avoir  adressĂ© 

directement  la  plus  violente  des  provocations,  il 

n’avait  pas  mĂȘme  constituĂ©  ses  tĂ©moins.  Donc,  ce 

qu’il  attendait  Ă   son  domicile,  oĂč  il  m’appelait,  ce 

n’étaient pas les miens, c’était moi-mĂȘme.

C’est  seulement plus tard,  en  relisant sa lettre aprĂšs 

l’assassinat  de  Noir,  que  je  compris  tout  ce  qu’elle 

dissimulait de perfidie ;  mais,  au premier moment, je 

n’y  vis  qu’une  bordĂ©e  d’injures  et  je  demandais  Ă  

MilliĂšre  et  Arthur  Arnould,  mes  deux  collaborateurs, 

La Commune

46

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d’aller  s’aboucher  avec  lui  pour  une  rencontre 

immédiate.

J’aurais  compris  que  M.  Ernest  Lavigne,  auteur  et 

signataire  de  la  lettre  que  je  ne  connaissais  mĂȘme 

pas,  prĂ©tendĂźt  se  substituer  Ă   moi,  ce  que  je  lui 

aurais  d’ailleurs  refusĂ©   ;  mais  je  me  suis  souvent 

demandĂ©  Ă   quelle  obsession  a  obĂ©i  notre 

collaborateur  Paschal  Grousset,  en  adressant  Ă   son 

tour  ses  tĂ©moins  au  prince  Pierre  Bonaparte  qui  ne 

l’avait  pas  nommĂ©  et  n’avait  aucune  raison  de 

s’occuper de lui.

C’était,  paraĂźt-il,  comme  correspondant  du  journal 

corse  la 

Revanche 

mis  en  cause  par  le  cousin  de 

l’Empereur  que Paschal  Grousset avait pris sur lui  de 

risquer  cette  dĂ©marche  qui  ne  pouvait  aboutir, 

attendu  que  c’était  bien  Ă©videmment  Ă   ma 

personnalitĂ©  et  Ă   nulle  autre  qu’en  voulait  le  prince 

qui s’improvisait le vengeur de toute sa famille.

Victor  Noir  qui fut assassinĂ© n’était donc pas,  comme 

on  l’a  gĂ©nĂ©ralement  cru  et  souvent  rĂ©pĂ©tĂ©,  mon 

tĂ©moin,  mais  celui  de  notre  collaborateur  Grousset 

qui  l’avait  envoyĂ©  Ă   Auteuil  avec  Ulrich  de  Fonvielle 

sans mĂȘme m’en prĂ©venir.

Ce  fut  seulement  dans  la  journĂ©e  que  j’appris  cette 

dĂ©marche  qui  retardait  et  contre-carrait  la  mienne. 

Cependant,  comme  j’étais  sĂ»r  que  Pierre  Bonaparte 

ne tiendrait aucun compte de cette nouvelle demande 

La Commune

47

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de rĂ©paration,  j’attendais au  corps lĂ©gislatif  le retour 

de mes  tĂ©moins MilliĂšre et  Arnould qui  devaient  tout 

dĂ©cider  avec  ceux  du  prince  pour  le  duel  du 

lendemain.

Je montrai Ă  plusieurs membres de la gauche la lettre 

de  provocation  qu’il  m’avait  adressĂ©e  et  Emmanuel 

Arago y soupçonna tout de suite un traquenard.

— Prenez bien vos prĂ©cautions sur le terrain,  me dit-

il,  et  surtout  n’allez  pas  vous-mĂȘme  chez  lui   ;  il  a 

dĂ©jĂ  eu de fĂącheuses affaires.

L’affaire eĂ»t Ă©tĂ© fĂącheuse en effet,  car les tĂ©moins de 

Paschal  Grousset  le  trouvĂšrent  dans  son  salon 

attendant en robe de chambre, un revolver tout armĂ© 

dans  la poche,  non  pas  eux  mais moi,  en  m’invitant 

dans les termes qu’on a lus Ă  me prĂ©senter chez lui ; 

il  avait  certainement  comptĂ©  que  ses  insultes 

exaspĂ©reraient la violence qu’il  me supposait  et dont 

je  venais  de  donner  la  preuve  en  souffletant 

l’imprimeur Rochette.

Il  Ă©tait  donc  lĂ  toujours sans tĂ©moins quand il  aurait 

dĂ»  rĂ©guliĂšrement  en  choisir  avant  mĂȘme  de m’avoir 

Ă©crit sa lettre provocatrice, et que,  en tout cas,  il  eĂ»t 

Ă©tĂ©  tenu  de  les  dĂ©signer  aussitĂŽt  aprĂšs.  Quelle  eĂ»t 

Ă©tĂ©,  en  effet,  sa  posture  si  je  lui  avais  envoyĂ©  mes 

amis  pour  lui  dire,  comme  c’était  d’ailleurs  mon 

intention et mon habitude,  n’ayant jamais fait traĂźner 

ces choses-lĂ  :

La Commune

48

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« Partons tout de suite. Â»

Il  eĂ»t donc  Ă©tĂ© contraint de rĂ©pondre :  Â« Attendez,  il 

faut d’abord que je cherche deux personnes dĂ©cidĂ©es 

Ă  m’assister. Â»

Ce qui,  aprĂšs ses bravades,  eĂ»t Ă©tĂ© pour  lui  Ă  la fois 

honteux et ridicule.

Ma conviction,  dĂšs que l’évĂ©nement se fut produit, se 

forma sans hĂ©sitation aucune ;  il  n’avait jamais voulu 

se battre avec  moi  et  avait tout carrĂ©ment dĂ©cidĂ© de 

me  tuer  pour  rentrer  dans  les  bonnes  grĂąces  de 

l’Empereur et surtout de l’ImpĂ©ratrice.

AprĂšs le 4 septembre, un ancien serviteur

du chĂąteau des Tuileries me confia mĂȘme, que

non pas NapolĂ©on III mais sa femme Ă©tait au

courant des projets de son cousin par alliance.

Ce familier me nomma un autre membre de la famille 

qui  avait  servi  d’intermĂ©diaire  entre  l’Espagne  et  le 

prince  corse.  Toutefois,  cette  information,  Ă   la 

rigueur  vraisemblable,  n’ayant  Ă©tĂ©  corroborĂ©e  par 

aucun  autre  tĂ©moignage  ni  preuve  Ă©crite,  je  n’y  ai 

attachĂ© qu’une importance minime.

Vers cinq  heures du  soir  je me  disposais Ă  quitter  le 

palais  Bourbon  pour  aller  me  dĂ©gourdir  un  peu  la 

main  dans  une  salle  d’armes,  quand  je  reçus  de 

Paschal Grousset ce tĂ©lĂ©gramme :

La Commune

49

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«   Victor  Noir  a  reçu  du  prince  Pierre  Bonaparte  un 

coup de revolver, il est mort. Â»

J’ignorais que ses tĂ©moins eussent devancĂ© les miens 

Ă   la  maison  d’Auteuil  de  sorte  qu’au  premier  abord 

cette dĂ©pĂȘche me parut inexplicable.  C’est seulement 

aux  bureaux  de  la 

Marseillaise 

o Ăč

 

j’arrivai 

prĂ©cipitamment  que  je  connus  en  dĂ©tail  toutes  les 

phases de l’affaire.

Victor  Noir  Ă©tait  un  grand  et  fort  jeune  homme  d’à 

peu  prĂšs  vingt  et  un  ans,  Ă   l’esprit  trĂšs  gai,  trĂšs 

primesautier  et trĂšs expansif,  qui  nous donnait  assez 

souvent  des  filets  et  des  nouvelles  Ă   la  main  pour 

notre journal.

Toujours  prĂȘt  d’ailleurs  Ă   se  mĂȘler  Ă   nous  dans  les 

circonstances pĂ©rilleuses. Enfin un vĂ©ritable ami de la 

maison.

Sa  fin  tragique  Ă   laquelle  il  semblait  si  peu  destinĂ© 

nous  bouleversa  au  point  de  nous  Ă©trangler  tous 

d’une  rage  folle.  MilliĂšre  et  Arnould  qui  Ă©taient 

arrivĂ©s Ă   la maison  du  crime dix  minutes  aprĂšs Noir 

et  Fonvielle,  furent  empĂȘchĂ©s  par  la  foule  qui  se 

pressait dĂ©jĂ  devant le 59 de la rue d’Auteuil.

— N’entrez pas ici, leur cria-t-on, on y assassine !

Ils virent le pauvre Victor  Noir  Ă©tendu sur  le trottoir, 

la  poitrine  trouĂ©e,  et  ramassĂšrent  son  chapeau  qui 

s’était Ă©chappĂ© de sa main.

La Commune

50

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TrĂšs  déçu  par  l’arrivĂ©e  d’étrangers  qu’il  n’attendait 

pas  au  lieu  de  celui  qu’il  espĂ©rait,  Pierre  Bonaparte, 

aprĂšs  un  court  dialogue  avec  eux,  avait  tirĂ©  de  sa 

robe  de  chambre,  un  revolver  Ă   dix  coups,  pensant 

probablement  que  si  le  premier  ratait,  il  se 

rattraperait sur  les neuf  autres ;  puis il  avait fait feu 

Ă   bout  portant  sur  Victor  Noir,  avec  cette  arme 

multiple qui  au  point de vue de l’armurerie française 

Ă©tait ce qu’on pouvait appeler le dernier cri,  le cri  de 

mort.

AprĂšs  avoir  Ă©galement  tirĂ©  sur  Ulrich  de  Fonvielle 

deux  balles  qui  heureusement  se  perdirent  dans  le 

vĂȘtement, il inventa pour  expliquer son agression sur 

Victor  Noir,  la  fable  qu’il  avait  indubitablement 

prĂ©parĂ©e  pour  moi.  Il  prĂ©tendit  que  sa  victime  lui 

avait  donnĂ©  un  soufflet,  comme  si  je  m’étais  rendu 

chez lui  Ă  la suite de son invite,  il aurait soutenu que 

je l’avais frappĂ©.

J’avais  Ă©tĂ©  condamnĂ©  Ă   quatre  mois  de  prison  pour 

agression  sur  l’imprimeur  Rochette,  il  eĂ»t  donc  Ă©tĂ© 

facile  de  persuader  aux  jurĂ©s  spĂ©cialement  triĂ©s, 

lesquels  ne  demandaient  qu’à  se  laisser  convaincre 

de  l’innocence  de  leur  accusĂ©,  que  je  m’étais  laissĂ© 

aller  Ă   mon  emportement  ordinaire  Ă   l’égard  du 

prince  qui  s’était  trouvĂ©  dans  le  cas  de  lĂ©gitime 

défense.

La Commune

51

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Cette imposture n’eĂ»t pas expliquĂ© pourquoi  le prince 

au revolver Ă  dix coups le portait dans la poche de sa 

robe de  chambre  pour  se  promener  dans  son  salon, 

et  pourquoi  surtout,  en  vue  d’une  rencontre 

inĂ©vitable  et  qu’il  avait  lui-mĂȘme  cherchĂ©e,  il  s’était 

abstenu  de  constituer  des  tĂ©moins   ;  mais  j’étais 

l’ennemi, et les conseillers gĂ©nĂ©raux dont on composa 

la haute cour chargĂ©e de juger le meurtrier n’auraient 

pas  manquĂ©  de mettre l’acquittement  de celui-ci  aux 

pieds de l’Empereur.

L’ImpĂ©ratrice eut mĂȘme, Ă  la nouvelle de l’assassinat, 

un  mot  qui  peignait  son  Ă©tat  d’ñme  et  celui  de  tout 

son entourage :

—  Ah  le  bon  parent   !  s’écria-t-elle  en  parlant  de 

l’assassin sans plus se prĂ©occuper de l’assassinĂ©.

Les journaux officieux, avec la candeur de la platitude, 

ne  firent  mĂȘme  aucune  difficultĂ©  de rapporter  en  lui 

en faisant honneur cette exclamation accusatrice.

La  commotion  produite  dans  Paris  par  ce  coup  de 

Jarnac fut incommensurable.  J’ignore s’il  raccommoda 

Pierre Bonaparte  avec  les  Tuileries,  mais  il  brouilla  Ă  

jamais les Tuileries avec la France.

J’avais Ă©tĂ© avisĂ© du crime Ă  cinq heures du soir. A  six 

heures  je  rĂ©digeais  cet  article  qui  Ă©tait  plutĂŽt  un 

placard,  Ă©tant  donnĂ©  le  caractĂšre  dans  lequel  nous 

l’imprimĂąmes :

La Commune

52

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«   J’ai  eu  la  faiblesse  de  croire  qu’un  Bonaparte 

pouvait ĂȘtre autre chose qu’un assassin !

J’ai  osĂ©  m’imaginer  qu’un  duel  loyal  Ă©tait  possible 

dans cette famille oĂč le meurtre et le guet-apens sont 

de tradition et d’usage.

Notre  collaborateur  Paschal  Grousset  a  partagĂ©  mon 

erreur  et  aujourd’hui  nous  pleurons  notre  pauvre  et 

cher  ami  Victor  Noir,  assassinĂ©  par  le  bandit  Pierre-

NapolĂ©on Bonaparte.

VoilĂ   dix-huit  ans  que  la  France  est  entre  les  mains 

ensanglantĂ©es de ces coupe-jarrets qui,  non contents 

de  mitrailler  les  rĂ©publicains  dans  les  rues,  les 

attirent dans des piĂšces immondes pour les Ă©gorger Ă  

domicile.

Peuple français,  est-ce que dĂ©cidĂ©ment tu ne trouves 

pas qu’en voilĂ  assez ?

 HENRI ROCHEFORT. »

Cette  sonnerie  du  tocsin  fut  incontinent  dĂ©fĂ©rĂ©e aux 

tribunaux  comme  constituant  un  appel  aux  armes, 

bien qu’elle  pĂ»t  ĂȘtre aussi  bien  un  appel  au  suffrage 

universel.

En  mĂȘme  temps  qu’on  me  punissait  ainsi  de  mon 

mauvais vouloir  Ă  me laisser  rĂ©volvĂ©riser,  on arrĂȘtait 

le meurtrier  pour  donner  une ombre de satisfaction Ă  

l’opinion  publique  soulevĂ©e   ;  Pierre  Bonaparte  fut 

La Commune

53

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installĂ© Ă  la  Conciergerie,  dans  les  appartements  du 

directeur Ă  la table duquel il mangeait.

Tout de suite, le coup de revolver  tirĂ©,  le Prince avait 

envoyĂ©  chercher  un  mĂ©decin  qui,  naturellement, 

s’était  empressĂ©  de  constater  sur  la  joue  du 

meurtrier  la  trace  d’un  soufflet,  les  mĂ©decins 

constatant  tout  ce  qu’on  veut  et  dĂ©livrant  tous  les 

jours Ă  de petites actrices des certificats de maladies 

qui  les  ont  empĂȘchĂ©es  de  jouer  le  soir,  mais  non 

d’aller souper dans le plus cher des restaurants.

En second  lieu,  on ne doutera pas que si  Victor Noir, 

choisi  comme  tĂ©moin  par  Paschal  Grousset,  avec  la 

mission que comporte ce titre,  s’était oubliĂ© au point 

de  souffleter  l’adversaire  de  son  client,  j’eusse  Ă©tĂ© 

personnellement  renseignĂ©  sur  cet  acte  de  violence 

et les motifs qui l’avaient amenĂ©.

Ulrich de Fonvielle,  sur qui Pierre Bonaparte avait tirĂ© 

deux  balles  qui  se  perdirent,  aurait  pu  avoir  un 

intĂ©rĂȘt  Ă  nier  devant  la justice le prĂ©tendu  soufflet ; 

mais  Ă   moi,  son  collaborateur  et  son  rĂ©dacteur  en 

chef,  il  n’avait  rien  Ă   cacher.  Or  il  m’a  toujours 

affirmĂ©,  j’en donne ici  ma parole d’honneur,  que non 

seulement  notre  ami  n’a  jamais  donnĂ©  le  moindre 

soufflet,  mais  que  tenant  son  chapeau  de  sa  main 

gantĂ©e,  il  a toujours gardĂ© l’attitude la plus calme et 

n’a,  Ă   aucun  moment,  esquissĂ©  le  moindre  geste 

pouvant laisser  supposer  une intention agressive.  Au 

La Commune

54

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surplus, personne ne se trompa Ă  cette imposture,  ni 

les conseillers gĂ©nĂ©raux qui  acquittĂšrent par ordre,  ni 

le procureur-gĂ©nĂ©ral Grandperret qui mentit Ă  bouche 

que veux-tu, ni  l’infĂąme Emile Ollivier qui,  dans cette 

affaire  comme  depuis  dans  la  question  de  la  guerre 

franco-allemande,  se  montra  le  plus  complice  des 

vengeances napolĂ©oniennes.

Le  misĂ©rable  ministre  n’eut  pas  un  mot  de  blĂąme  Ă  

l’adresse de l’assassin,  pas un mot  de regret  pour  la 

jeune  et  loyale  victime.  Il  poussa  jusqu’aux  plus 

extrĂȘmes  limites  de  l’abjection  le  servilisme  envers 

son nouveau maĂźtre.

Si, au lieu d’écouter sa vanitĂ© de dindon,  il  avait, Ă  la 

suite  de  ce  crime,  jetĂ©  rĂ©solument  son  portefeuille 

aux  pieds de l’empereur,  l’imbĂ©cile se serait crĂ©Ă© une 

situation superbe, mĂȘme chez les modĂ©rĂ©s qu’il rĂȘvait 

de s’attacher,  et  se  fĂ»t  en  mĂȘme temps Ă©pargnĂ©  les 

responsabilitĂ©s  des  dĂ©sastres  ultĂ©rieurs.  Sa 

dĂ©mission  le soir  mĂȘme de la mort de Victor  Noir  lui 

eĂ»t  Ă©vitĂ©,  Ă   quelques  mois  de  lĂ ,  une  rĂ©vocation 

honteuse et l’horreur de toute une nation.

Mais  le  triste  sire  avait  fait  trop  longtemps 

antichambre pour  se dĂ©cider  Ă   sortir  du  salon oĂč  on 

lui avait enfin permis d’entrer et de s’asseoir.

A  la  foudroyante  nouvelle  de  l’attentat,  de 

nombreuses  rĂ©unions  publiques  de  protestation 

s’organisĂšrent  dans  la  soirĂ©e.  Amouroux,  qui  fut 

La Commune

55

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depuis  membre  de  la  Commune,  condamnĂ©  aux 

travaux  forcĂ©s par  les conseils  de  guerre  versaillais, 

et  mourut  membre  du  conseil  municipal  de  Paris, 

Ă©tendit  un large voile noir  sur la tribune.  Des cris de 

fureur  Ă©clatĂšrent  dans  les  rues.  Des  groupes  se 

formaient  pour  aller  enlever  le  corps,  dĂ©posĂ©  Ă  

Neuilly  dans  une  maison  particuliĂšre,  et  le  ramener 

dans  Paris  mĂȘme  au  bureau  de  mon  journal, 

La 

Marseillaise, 

d’oĂč  le  convoi  funĂšbre  serait  parti. 

C’était un vĂ©ritable dĂ©lire de vengeance.

En  rĂ©alitĂ©,  l’arrestation  du  meurtrier  n’avait  eu 

d’autre  but  que  de  l’arracher  Ă   la  foule  qui  l’aurait 

certainement  lynchĂ©.  On  parlait  d’aller  attaquer  la 

Conciergerie et d’y Ă©gorger le pseudo-prisonnier.

L’insuccĂšs  du  complot  avait,  m’a-t-on  racontĂ©  aprĂšs 

le 4 septembre,  affolĂ© le monde des Tuileries,  lequel 

tenait  Ă   ma  mort  et  pas  du  tout  Ă   celle  du  jeune 

Victor  Noir,  qui  allait  la  faire  payer  si  cher  au 

gouvernement.

Le lendemain,  quand j’entrai  tout  pĂąle et  tout  dĂ©fait 

dans  la  salle  des  sĂ©ances du  Corps  lĂ©gislatif,  j’y  fus 

accueilli  par  un  silence plus inquiĂ©tant  pour  l’Empire 

que pour moi.

Je  savais  dĂ©jĂ   que  j’étais  dĂ©fĂ©rĂ©  par  Ollivier  Ă   ses 

domestiques  correctionnels,  et  je  l’entendis  dans  les 

couloirs  rĂ©pondre  Ă   un  dĂ©putĂ©  qui  lui  faisait 

remarquer tout le danger de cette poursuite :

La Commune

56

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— Il faut en finir, il  est impossible de gouverner  avec 

M. de Rochefort.

Je demandai immĂ©diatement la parole et je reproduis 

d’aprĂšs l’

Officiel

 l’incident qui s’ensuivit.

M.  HENRI  ROCHEFORT.  â€”  Je  dĂ©sire  adresser  une 

question Ă  M. le ministre de la Justice.

M.  LE  PRÉSIDENT  SCHNEIDER.  â€”  Lui  en  avez-vous 

donnĂ© avis ?

M. ROCHEFORT. â€” Non, monsieur le prĂ©sident.

M.  LE  PRÉSIDENT  SCHNEIDER.  â€”  Vous  avez  la 

parole   ;  monsieur  le  ministre  apprĂ©ciera  s’il  veut 

rĂ©pondre immĂ©diatement.

M.  EMILE  OLLIVIER,  ministre  de  la  justice.  â€”  Oui, 

immédiatement.

M. HENRI ROCHEFORT. â€” Un assassinat a Ă©tĂ© commis 

hier  sur  un  jeune  homme  couvert  par  un  mandat 

sacrĂ©,  celui  de tĂ©moin,  c’est-Ă -dire de parlementaire. 

L’assassin est un membre de la famille impĂ©riale.

Je  demande  Ă   M.  le  ministre  de  la  Justice  s’il  a 

l’intention d’opposer  au jugement,  Ă  la condamnation 

probable,  des  fins  de  non-recevoir  comme  celles 

qu’on  oppose  aux  citoyens  qui  ont  Ă©tĂ©  frustrĂ©s  ou 

mĂȘme bĂątonnĂ©s par de hauts dignitaires de l’Empire. 

La  situation  est  grave,  l’agitation  est  Ă©norme. 

(Interruptions).  L’assassinĂ©  est  un  enfant  du 

peuple... (Bruit).

La Commune

57

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M.  LE  PRÉSIDENT  SCHNEIDER.  â€”  Hier,  il  a  bien  Ă©tĂ© 

convenu  que  les  questions  introduites  devaient  ĂȘtre 

posĂ©es  sommairement,  sans  dĂ©veloppements.  Votre 

question  a  Ă©tĂ© posĂ©e,  elle  est  claire  et  nette ;  c’est 

au ministre maintenant Ă  dire s’il veut y rĂ©pondre dĂšs 

aujourd’hui. (C’est cela !)

M. HENRI ROCHEFORT. â€” Je dis que l’assassinĂ© est un 

enfant  du  peuple.  Le  peuple  demande  Ă   juger  lui-

mĂȘme l’assassin... Il demande que le jury ordinaire... 

(Interruption et bruit).

 M.  LE PRÉSIDENT  SCHNEIDER.  â€”  Nous sommes tous 

ici  les  enfants  du  peuple   ;  tout  le  monde  est  Ă©gal 

devant  la loi.  Il  ne vous  appartient  pas  d’établir  des 

distinctions. (TrĂšs bien !)

M.  HENRI  ROCHEFORT.  â€”  Alors,  pourquoi  donner  des 

juges dĂ©vouĂ©s Ă  la famille ?

  M.  LE  PRÉSIDENT  SCHNEIDER.  â€”  Vous  mettez  en 

suspicion  des  juges  que  vous  ne  connaissez  pas.  Je 

vous invite,  quant  Ă  prĂ©sent,  Ă  vous  renfermer  dans 

votre question. Je ne puis pas permettre autre chose.

 M.  HENRI  ROCHEFORT.  â€”  Eh bien !  je me  demande, 

devant un fait comme celui  d’hier, devant les faits qui 

se  passent  depuis  longtemps,  si  nous  sommes  en 

prĂ©sence  des  Bonaparte  ou  des  Borgia. 

(Exclamations ;  cris :  A  l’ordre !  Ă   l’ordre !)  J’invite 

tous les citoyens Ă  s’armer  et Ă   se faire justice eux-

mĂȘmes.

La Commune

58

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Le pleutre Ollivier  se hĂąta de faire signe au prĂ©sident 

Schneider  de  clĂŽturer  le  dĂ©bat,  qui  commençait  Ă  

mettre le feu aux  tribunes,  et,  aprĂšs  avoir  demandĂ© 

la parole,  il  appela le crime de la veille Â« l’évĂ©nement 

douloureux.   Â»  â€”  Dites   :  Â«   l’assassinat   !   Â»  lui  cria 

Raspail.  Et  le ministre de la justice expliquait  que la 

loi, spĂ©cialement faite pour les membres de la famille 

Bonaparte,  et  datant  de 1852,  ne  permettait  pas  de 

traduire  le  prince  Pierre  devant  le  jury,  qui  l’eĂ»t 

condamnĂ© sans rĂ©mission ;  que tout ce qu’on pouvait 

faire  Ă©tait  de  le  dĂ©fĂ©rer  Ă   une  haute  cour  dont 

naturellement  on  choisirait  un  Ă   un  les  jurĂ©s,  avec 

promesse pour  eux de toutes sortes de faveurs et de 

dĂ©corations en Ă©change d’un verdict d’absolution.

Et  l’Ollivier,  aprĂšs  avoir  vantĂ©  son  respect  pour 

l’égalitĂ©, terminait par ces menaces Ă  notre adresse :

—  Nous  sommes  la  modĂ©ration,  nous  sommes  la 

libertĂ© et,  si vous nous y  contraignez,  nous serons la 

force.

Cette  levĂ©e  de  baĂŻonnettes  avait  Ă©tĂ©  reçue  par  les 

plus  vifs  applaudissements  de  la  part  de  cette 

majoritĂ© qui  quelques mois plus tard allait s’effondrer 

dans  la  boue,  le  silence  et  le  remords,  au  point  que 

les membres se prosternaient alors devant moi en me 

rĂ©pĂ©tant : Comme vous Ă©tiez dans le vrai !

Raspail  indignĂ© demanda la parole pour  rĂ©pondre aux 

bravos de la tourbe ministĂ©rielle.

La Commune

59

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—  Il  s’est  commis,  dit-il,  un  assassinat  tel  que  les 

crimes  de  Troppman  (qu’on  jugeait  alors)  n’ont  pas 

produit  une  pareille  impression,  et  cependant,  la 

justice Ă  laquelle vous le dĂ©fĂ©rez n’est pas la justice ; 

ce qu’il  nous faut,  c’est un jury qui  ne soit pas choisi 

parmi les ennemis de la cause populaire.

Et  comme  on  lui  rappelait  l’indĂ©pendance  de  la 

magistrature il s’écriait :

— Je les connais vos hautes cours,  j’y ai passĂ©.  Dans 

l’une  on  a  trouvĂ©  jusqu’à un  homme  condamnĂ© aux 

galĂšres.

Raspail  fut  interrompu  par  le  prĂ©sident  annonçant 

qu’il  recevait  Ă   l’instant  du  procureur  gĂ©nĂ©ral 

Grandperret  une  demande  en  autorisation  de 

poursuites  contre  moi  pour  offenses  envers 

l’Empereur, excitation Ă  la rĂ©volte et provocation Ă  la 

guerre civile.

Cinq minutes auparavant,  Emile Ollivier dĂ©clarait qu’il 

dĂ©daignait  mes attaques.  Ce  n’était  pas  prĂ©cisĂ©ment 

lĂ  du dĂ©dain.

J’ai tenu Ă  conserver pour le public la physionomie de 

cette  partie  de  la  sĂ©ance,  oĂč  Raspail  et  moi  fĂ»mes 

seuls en scĂšne.

On a pu remarquer que pas un membre de la gauche 

n’y  intervint,  pas  plus  Gambetta  que  Jules  Favre  ou 

Ernest Picard ; cet abandon donnait aux insolences du 

La Commune

60

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cynique  Ollivier  une  autoritĂ©  considĂ©rable  sur  le 

troupeau  des  majoritards.  Le  ministre  avait  ainsi  le 

droit,  dont  il  usait  et  abusait,  de  faire  observer  que 

tous  mes  collĂšgues  de  l’opposition  sauf  un  seul  et 

unique, refusaient de se solidariser avec moi.

Les  obsĂšques  avaient  Ă©tĂ©  fixĂ©es  au  lendemain  et  la 

journĂ©e  s’annonça  comme  devant  ĂȘtre  affreusement 

mouvementĂ©e.  DĂšs  le  matin  la  maison  de  la  rue  du 

MarchĂ© Ă  Neuilly  oĂč la biĂšre repose sur  deux  chaises 

a  Ă©tĂ©  envahie  par  une foule  qui  grossit  au  point  de 

rendre  toute  circulation  Ă   peu  prĂšs  impraticable. 

Comment parviendra-t-on Ă  faire avancer le corbillard 

jusqu’à  la  porte   ?  C’est  lĂ   un  problĂšme  qui  paraĂźt 

insoluble.

J’arrive extĂ©nuĂ©,  n’ayant ni  mangĂ© depuis trois jours 

ni dormi depuis trois nuits, tant les Ă©motions de toute 

nature m’avaient Ă©treint et ballottĂ©. On me fait passer 

Ă   bout  de  bras  jusqu’à  l’entrĂ©e  de  la  maison  oĂč  je 

monte  et  oĂč  je  trouve  Delescluze  et  Louis  Noir  le 

romancier bien connu, frĂšre de la victime.

BientĂŽt  Flourens  arrive  et  une  premiĂšre  bataille 

s’engage  entre  les  partisans  de  l’enterrement  dans 

Paris  mĂȘme  au  PĂšre  Lachaise  oĂč  on  amĂšnerait  le 

corps, et l’ensevelissement Ă  Neuilly.

Cent mille hommes tant d’infanterie que de cavalerie 

avaient  Ă©tĂ©  mobilisĂ©s  de  toutes  les  garnisons 

environnantes pour noyer dans le sang toute tentative 

La Commune

61

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d’insurrection.  D’ailleurs  la  foule  Ă©tait  sans  armes   ; 

surprise  par  le  coup  de  foudre  parti  de  la  maison 

d’Auteuil,  elle n’avait eu le temps ni  de s’organiser  ni 

de s’entendre.

Mue  par  un  mĂȘme  sentiment  de  colĂšre,  elle  Ă©tait 

venue  spontanĂ©ment  manifester  contre  deux 

assassins, celui des Tuileries et l’autre.

Nous  avions  Delescluze  et  moi  haranguĂ©  nos  amis  et 

l’immense majoritĂ© des assistants Ă©tait dĂ©cidĂ©e Ă  nous 

Ă©couter et Ă  nous suivre, quand,  au milieu de la route 

qui  conduit  au  cimetiĂšre  d’Auteuil,  Flourens  et 

plusieurs  des  hommes  qui  l’entouraient  et  dont 

malheureusement  avec  sa  crĂ©dulitĂ©  gĂ©nĂ©reuse  il  ne 

contrĂŽlait pas toujours suffisamment les accointances, 

se jetĂšrent Ă  la tĂȘte des chevaux qu’ils essayĂšrent de 

faire  retourner  du  cĂŽtĂ©  de  Paris.  Puis  le  cocher  des 

pompes  funĂšbres  se  refusant  Ă   ce  changement  de 

route ils  se  mirent  en  devoir  de  couper  les  traits  de 

s’atteler eux-mĂȘmes Ă  la sinistre voiture.

Je conduisais le deuil ou plutĂŽt le deuil me conduisait, 

et  serrĂ© de prĂšs par  une mer  humaine qui  m’écrasait 

en m’escortant, j’avais Ă©tĂ© Ă  plusieurs reprises projetĂ© 

sur les roues qui au moindre recul auraient fini par me 

passer sur le corps.

On me hissa donc sur le corbillard mĂȘme oĂč je m’assis 

les jambes pendantes  Ă  cĂŽtĂ© du  cercueil.  Du haut  de 

ce  lugubre  observatoire  je  voyais  des  remous  se 

La Commune

62

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produire,  des gens tomber,  se relever,  d’autres passer 

presque  sous  les  pieds  des  chevaux  ou  sous  la 

voiture, en danger continuel de se faire broyer.

J’avais  beau  leur  crier  dĂ©sespĂ©rĂ©ment  de  se  garer, 

mes  appels  dans  le  brouhaha  de  la  marche  ne  leur 

arrivaient  mĂȘme  pas.  Pour  comble  d’énervement,  le 

grand  air  auquel  j’étais  exposĂ©  avait  creusĂ©  mon 

estomac  Ă   peu  prĂšs  vide  depuis  trois  jours  et  y 

dĂ©veloppait  subitement  une  fringale  qui  m’enleva 

mes  derniĂšres  forces.  Tout  Ă   coup,  sans  motif 

apparent,  la tĂȘte me tourna et je tombai  inanimĂ© en 

bas du corbillard.

Quand je rouvris les yeux  j’étais dans un  fiacre avec 

Jules  VallĂšs  et  deux  rĂ©dacteurs  de  la 

Marseillaise. 

Mon premier mot fut : â€” Qu’on aille vite me chercher 

quelque chose Ă  manger, je meurs de faim.

VallĂšs  lui-mĂȘme  descendit  et  courut  Ă   un  boulanger 

oĂč  il  prit  un  pain  de  deux  livres  dont  je  me  mis  Ă  

dĂ©vorer  la moitiĂ© et  une bouteille de vin dont je bus 

une gorgĂ©e.  Nous Ă©tions alors dans Paris au  bout  de 

l’avenue  des  Champs-ElysĂ©es  prĂšs  de  la  barriĂšre  de 

l’Etoile.

Je  me  rappelai  vaguement  avoir  Ă©tĂ©  menĂ©  chez  un 

Ă©picier  qui m’avait frottĂ© les tempes avec  du vinaigre 

et  avait  fait  appeler  le  fiacre  dans  lequel  je  m’étais 

réveillé.

La Commune

63

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Telle  est  l’histoire  de  cet  Ă©vanouissement  que  la 

rĂ©action  bonapartiste  me  reprocha  beaucoup  et  qui 

en  rĂ©alitĂ©  fut  dĂ»  Ă   l’étrange  dĂ©labrement  oĂč 

m’avaient  mis  soixante-quinze heures de  surmenage 

passĂ©es  sans  nourriture  et  sans  sommeil.  Les  forces 

humaines  ont  des  limites   ;  ces  limites  chez  moi 

avaient  Ă©tĂ© dĂ©passĂ©es et  il  m’avait  Ă©tĂ© impossible de 

me tenir plus longtemps debout ou mĂȘme assis.

Cette  explication,  la  seule  vraie  et  aussi  la  seule 

plausible,  puisque  je  ne  pouvais  courir  aucun  risque 

au  milieu de deux  cent  mille accompagnateurs parmi 

lesquels  on  n’en  aurait  pas  trouvĂ©  un  qui  ne me  fĂ»t 

dĂ©vouĂ©,  n’empĂȘcha pas les officieux  de m’accuser  de 

faiblesse.  Il  n’y  avait  pour  moi,  je  le  rĂ©pĂšte, 

absolument  rien  Ă  craindre ;  aprĂšs quelques instants 

de lutte,  en  effet,  le bon sens avait pris le dessus et 

l’inhumation,  selon le dĂ©sir  de Delescluze et le mien, 

avait eu lieu au cimetiĂšre de Neuilly.

Ce fut  au  contraire  dans  Paris que  le pĂ©ril  se corsa. 

AprĂšs  la  cĂ©rĂ©monie  nombre  d’entre  nous  Ă©taient 

rentrĂ©s Ă  pied par  l’Arc-de-Triomphe.  A  la hauteur  du 

rond point  des Champs-ElysĂ©es  se  tenaient sabre au 

clair  plusieurs  escadrons  de  cavalerie  chargĂ©s  de 

disperser  la  foule,  quoique,  en

 

rĂ©alitĂ©,  ils  n’eussent 

devant  eux  que  des  hommes  qui  revenant  d’un 

enterrement  Ă©taient  bien  obligĂ©s  de  rentrer  par  la 

seule route qui les menĂąt chez eux.

La Commune

64

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Mais  l’imbĂ©cile  Ollivier  voulait  prouver  qu’il  Ă©tait  la 

force, comme il l’avait annoncĂ©, et je vois tout Ă  coup 

s’avancer au devant de mon fiacre un commissaire de 

police  Ă   l’abdomen  tricolore,  qui  nous  annonce  qu’il 

va faire charger aprĂšs trois sommations.

 Premier roulement.

RĂ©confortĂ© par  mon  repas  aussi  frugal  qu’improvisĂ©, 

je  saute  de  ma  voiture  et  je  m’avance  vers  le 

commissaire  de  police Ă  qui  je crie  ces mots  que je 

retrouve  dans  un  numĂ©ro  de  la 

Marseillaise 

relatant 

cette journĂ©e :

  â€”  Monsieur,  les  citoyens  qui  m’entourent  prennent 

pour revenir de l’enterrement le chemin qu’ils avaient 

pris  pour  y  aller,  prĂ©tendez-vous  leur  barrer  le 

passage ?

 Second roulement.

  â€”  Tout  ce  que  vous  direz  et  rien  sera  inutile,  me 

rĂ©pond l’abdomen,  retirez-vous,  on va faire usage de 

la force, vous allez ĂȘtre sabrĂ©s.

—  Je  suis  dĂ©putĂ©,  rĂ©pliquai-je  en  montrant  ma 

mĂ©daille, veuillez me laisser passer.

— Non, dit-il, vous serez sabrĂ© tout le premier.

A  ce  moment  je me  retourne,  l’avenue Ă©tait  presque 

vide, la plupart des manifestants s’étant retirĂ©s sur les 

bas cĂŽtĂ©s.

La Commune

65

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—  Ă‰cartez-vous,  dis-je  aux  autres,  il  est  inutile  de 

vous  faire massacrer  inutilement.  D’ailleurs  quoi  qu’il 

fasse maintenant, l’empire a reçu le coup de grĂące.

Tout  le  monde  m’obĂ©it  et  ce  fut  sur  les  arbres  des 

Champs-ElysĂ©es que la cavalerie qui,  n’en  dĂ©mordant 

pas,  exĂ©cuta sa charge.  Un  des cavaliers roula mĂȘme 

au  bas  de  son  cheval  et  resta  Ă©tendu  sans 

mouvement,  ce  qui  fit  beaucoup  rire  le public  qui  se 

tenait  hors  de  la  portĂ©e  des  sabres ;  car  le cadavre 

d’un ennemi sent toujours bon.

Mais  si  le  procĂšs  du  locataire  de  la  Conciergerie 

marchait Ă  pas lents,  le mien  allait  un  train d’enfer ; 

la  discussion  des  poursuites  demandĂ©es  contre  moi 

eut  lieu  le  lendemain  mĂȘme  du  dĂ©pĂŽt  de  la 

proposition.  Ollivier  qui  la  soutenait  dĂ©clara  qu’il  ne 

voulait pas de journĂ©es.

—  Et  la  journĂ©e du 2 dĂ©cembre,  vous en  voulez  bien 

de celle-lĂ , lui criai-je de ma place.

(Henri ROCHEFORT. 

Les Aventures de ma vie.

)

V

Le procĂšs de Blois

@

Partout va rampant le policier louche, 

Tout est embuscade, on erre farouche 

Dans les guets-apens.

La Commune

66

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(L. M.

 le Coupe-Gorge.

)

Comme les gouvernants qui  ont besoin  de  dĂ©tourner  d’eux 

l’opinion  publique  l’Empire  faisait  autour  de  lui  un  bruit 

continuel   ;  complots,  qu’il  Ă©chafaudait  lui-mĂȘme   ;  bombes, 

donnĂ©es  par  des mouchards ;  scandales ;  crimes,  dĂ©couverts 

en  temps  opportun,  que  depuis  longtemps  on  connaissait  et 

tenait en rĂ©serve, ils abondent Ă  certaines fins de rĂšgne.

Ce  n’était  pas  difficile  d’envelopper  les  plus  braves 

rĂ©volutionnaires  dans  quelques-unes  de  ces  machinations.  Le 

policier  qui  eĂ»t  offert  des  projectiles  eĂ»t  trouvĂ©  cent  mains, 

plutĂŽt  qu’une,  tendues  pour  les  recevoir,  mais  les  choses 

proposĂ©es ainsi,  par  les mouchards,  ne sont jamais Ă  propos, 

— la ficelle passe sous le pantin, le temps arrivant oĂč n’aurait 

pas  Ă©tĂ©  de  trop  un  vĂ©ritable  complot  Ă   ciel  ouvert,  grand 

comme la France, comme le monde. Le traĂźtre GuĂ©rin et autres 

n’eurent pas de peine Ă  fournir Ă  leurs maĂźtres les apparences 

d’une conspiration.

Dans la tourmente qui s’amassait grondant sur  l’Empire,  on 

tailla le procĂšs de Blois.

GuĂ©rin  ayant donnĂ© les bombes savait oĂč les  retrouver ;  il 

les indiqua aux perquisitions.

Mais,  le  scenario  avait  Ă©tĂ©  pauvrement  charpentĂ©  vu  la 

grandeur des Ă©lĂ©ments, on aurait pu, sur cette donnĂ©e gĂ©ante, 

bĂątir  une  piĂšce  capable  d’enthousiasmer  l’homme  de 

dĂ©cembre lui-mĂȘme.  Les mouchards d’ordinaire  manquent  de 

souffle ; le scenario fut absurde.

La Commune

67

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Le  thĂ©Ăątre  choisi  pour  mettre  en  scĂšne  l’accusation  qui 

devait  terrifier  le  monde,  en  faisant  voir  les  agissements 

rĂ©volutionnaires, Ă©tait la salle des Ă©tats de Blois.

L’Empire  voulait  un  grand  Ă©clat ;  il  l’eut  en  raison  inverse 

de ses dĂ©sirs.

Nous trouvions nous que la grandeur du dĂ©cor  allait bien Ă  

ceux qui  reprĂ©sentaient Ă  la barre de l’Empire la lutte pour la 

justice   ;  en  effet  ils  s’y  sentirent  Ă   l’aise,  et  y  jetĂšrent  la 

vĂ©ritĂ© au visage des juges.

Les accusĂ©s Ă©taient :  Bertrand,  Drain, Th.  FerrĂ©, Ruisseau, 

Grosnier,  Meusnier,  Ramey,  Godinot,  Chassaigne,  Jarrige, 

Grenier,  Greffier,  VitĂ©,  Cellier,  Fontaine,  Prost,  Benel, 

GuĂ©rin, 

Claeys,  Lyon,  Sapia,  MĂ©gy,  Villeneuve,  Dupont,  Lerenard, 

Tony  Moilin,  Perriquet,  Blaizot,  Letouze,  Cayol,  Beaury, 

Berger,  Launay,  Dereure,  Laygues,  Mabille,  Razoua,  Notril, 

Ochs, Rondet, BirĂ©, Evilleneuve,  Gareau,  Carme,  Pehian, Joly, 

Ballot, Cournet, Pasquelin, Verdier, Pellerin, Bailly.

Les  avocats  Protot,  Floquet,  Ă   qui  l’on  attribuait 

l’apostrophe au  tzar  (Vive la Pologne,  monsieur !)  Ă©taient  au 

nombre des dĂ©fenseurs.

Quelques prĂ©venus qui ne s’étaient jamais vus,  auparavant, 

nouĂšrent lĂ  de solides amitiĂ©s.

Comme pour les procĂšs de l’Internationale dits associations 

de malfaiteurs,  les accusĂ©s furent  divisĂ©s  en  deux  catĂ©gories 

quoique tous avouassent hautement leur  haine et leur mĂ©pris 

pour l’Empire et leur amour de la RĂ©publique.

La Commune

68

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Les juges furieux perdaient la tĂȘte ;  peut-ĂȘtre voyaient-ils, 

eux  aussi,  venir  la  rĂ©volution  dont  les  accusĂ©s  parlaient 

audacieusement.

Il  y  eut  des  condamnations  Ă   la  prison,  d’autres  aux 

travaux forcĂ©s sans motifs pour l’une ou pour l’autre.

Les accusations tenaient si peu debout, que dans le mĂȘme 

dossier une chose en faisait crouler une autre.

Il  y  eut  donc  forcĂ©ment  quelques acquittĂ©s parmi  lesquels 

FerrĂ©, qui avait insultĂ© le tribunal,  mais contre lequel les faits 

avaient  Ă©tĂ©  si  maladroitement  entassĂ©s  qu’ils  tombaient 

d’eux-mĂȘmes  devant  l’auditoire  stupĂ©fait,  ce  qu’on  lui 

attribuait  n’ayant  pas  existĂ©  et  les  tĂ©moignages 

contradictoires  ne  dĂ©couvrant  que  la  main  stupide  de  la 

police.

Ceux  d’entre  les  condamnĂ©s  qui  devaient  ĂȘtre  dĂ©portĂ©s 

n’eurent pas le temps de partir.

L’Empire avait en vain comptĂ© sur le procĂšs de Blois placĂ© 

le  15  juillet  en  face  de  la  dĂ©claration  de  guerre,  pour  faire 

passer  cette  guerre,  rĂ©sultat  d’une  entente  entre  despotes, 

comme  nĂ©cessaire  et  glorieuse,  en  mĂȘme  temps  qu’il 

motiverait les persĂ©cutions contre les rĂ©volutionnaires.

Les  hommes  du  procĂšs  de  Blois  Ă©taient  capables  de 

combattre  et  de  conspirer  contre  NapolĂ©on III  ;  mais ils  ne 

l’avaient  pas  fait  de  la  façon  indiquĂ©e  par  les  policiers   ; 

c’étaient des audacieux,  on n’avait pas su leur  faire des rĂŽles 

allant  Ă  leur  caractĂšre.  Entre la terreur  de la  rĂ©volution  et  la 

La Commune

69

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marche  triomphale  Ă   Berlin,  NapolĂ©on   III  congratulĂ©  par 

Zangiacommi,  qui  le  fĂ©licitait  d’avoir  Ă©chappĂ©  au  complot 

dirigĂ©  contre  sa  vie,  se  demandait  si  les  machinations 

policiĂšres  ne  finiraient  pas  par  aider  Ă   Ă©clore  un  complot 

véritable.

Pendant  ce  temps  les  vieux  burgraves  Bismark  et 

Guillaume rĂȘvaient de l’empire d’Occident, de Charlemagne et 

de ses pairs.

Le traĂźtre GuĂ©rin comparut avec les autres,  mais sa louche 

attitude,  les maladresses de la haute cour,  d’anciens doutes Ă  

son  Ă©gard,  rĂ©veillĂ©s par  l’interrogatoire,  fixĂšrent l’opinion sur 

la mission odieuse qu’il avait accomplie.

Comme  nous  n’aurons  plus  l’occasion  de  parler  de  cet 

individu, plaçons ici la phase derniĂšre de son existence.

Ne pouvant plus servir la prĂ©fecture puisqu’il  Ă©tait brĂ»lĂ©,  il 

la trouva ingrate.

GuĂ©rin ne sachant comment gagner  sa vie,  ni  que devenir, 

vint Ă  Londres, au moment oĂč des proscrits de la Commune y 

avaient cherchĂ© asile.

Il  se faisait passer pour  rĂ©fugiĂ© politique, chez ceux qui  ne 

le  connaissaient  pas,  ayant  eu  soin  de  changer  de  nom  et 

cherchait du travail.

Dans  ces  conditions,  GuĂ©rin  se  prĂ©senta  chez  l’un  des 

proscrits,  Varlet  qui  ne  l’avait  jamais  vu,  lui  demandant  de 

l’aider Ă  trouver un emploi.

La Commune

70

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Ému  de  la  dĂ©tresse  de  cet  homme  que  personne  ne 

connaissait, Varlet l’adresse Ă  un ami, Ă©galement proscrit.

A  peine  GuĂ©rin  fut-il  entrĂ©  dans  la  maison  qu’il  s’enfuit 

Ă©pouvantĂ© :  il  venait  de reconnaĂźtre la voix  de Mallet,  lequel 

avait contre lui des preuves indĂ©niables.

GuĂ©rin  est  maintenant  un  vieillard  sordide,  aux  allures 

inquiĂštes.

Tournant  frĂ©quemment  la  tĂȘte  comme  pour  voir  quelque 

chose derriĂšre lui, ce qu’il voit, ainsi, c’est sa trahison.

VI

La guerre. DĂ©pĂȘches officielles

@

NapolĂ©on   III  ayant  eu  le  2  dĂ©cembre  son  18  Brumaire, 

voulait  son  Austerlitz   ;  c’est  pourquoi  dĂšs  le  commencement 

toutes les dĂ©faites s’appelaient des victoires.

Alors  ceux  qui,  sous  l’assommade  avaient  criĂ© :  la  paix,  la 

paix   !  ceux  qui  avaient  Ă©crit   :  on  n’ira  pas  Ă   Berlin  en 

promenade militaire, se levĂšrent, ne voulant pas de l’invasion.

Le  sentiment  populaire  Ă©tait  avec  eux,  devinant  sous  les 

impostures officielles la vĂ©ritĂ© qui depuis,  Ă©clata au grand jour 

de la publication des dĂ©pĂȘches officielles.

Dans l’enquĂȘte officielle sur la guerre de 71 apparaĂźt la vĂ©ritĂ© 

telle qu’on la jugeait Ă  travers tout.

La Commune

71

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Voici  quels  Ă©taient  les  renseignements  envoyĂ©s  des 

provinces de l’Est au ministĂšre de la guerre, lequel assurait que 

pas un bouton de guĂȘtres ne  manquait Ă  l’armĂ©e et faisait bon 

marchĂ© des rĂ©clamations.

Metz, 19 juillet 1870.

Le gĂ©nĂ©ral de Failly me prĂ©vient que les 17

e

  bataillons 

de  son  corps  d’armĂ©e  sont  arrivĂ©s  et  je  transcris  ci-

aprĂšs sa dĂ©pĂȘche qui a un caractĂšre d’urgence.

Aucunes ressources, point d’argent dans les caisses, ou 

dans les  corps,  je rĂ©clame  de  l’argent  sonnant.  Nous 

avons  besoin  de  tout  sous tous  les  rapports.  Envoyez 

des voitures  pour  les  Ă©tats-majors ;  personne  n’en  a, 

envoyez aussi les cantines d’ambulance.

Le 20  juillet suivant,  l’intendant gĂ©nĂ©ral Blondeau,  directeur 

administratif de la guerre, Ă©crivait Ă  Paris.

Metz, le 20 juillet 1870, 9 heures 50 du matin.

Il  n’y a Ă  Metz ni  sucre ni cafĂ©, ni  riz ni eau-de-vie,  ni 

sel ;  peu  de  lard et  de  biscuit.  Envoyez  d’urgence au 

moins un million de rations sur Thionville.

Le gĂ©nĂ©ral  Ducrot,  le mĂȘme jour Ă©crivait au  ministĂšre de la 

guerre.

Strasbourg, 20 juillet 1870, 7 heures 30 du soir.

Demain,  il  y  aura  Ă   peine  cinquante  hommes  pour 

garder la place de Neuf-Brissac  et le fort Mortier.  â€” La 

Petite Pierre et Lichlemberg sont Ă©galement dĂ©garnis ; 

c’est la consĂ©quence des ordres que nous exĂ©cutons. Il 

La Commune

72

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paraĂźt  positif  que  les  Prussiens  sont  dĂ©jĂ   maĂźtres  de 

tous les dĂ©filĂ©s de la ForĂȘt Noire.

Dans  les  premiers  jours  d’aoĂ»t  moins  de  deux  cent  vingt 

mille hommes gardaient les frontiĂšres.

La garde mobile dont jusqu’alors on n’avait fait usage qu’aux 

jours  d’émeute  pour  mitrailler  et  qui,  en  temps  de  paix,  ne 

figurait  que  sur  les  registres  du  ministĂšre  de  la  guerre  fut 

équipée.

Paris  apprenait  on  ne  sait  comment  qu’un  certain  gĂ©nĂ©ral 

n’avait pu trouver ses troupes.  Mais personne ne pouvait croire 

cette  plaisanterie   ;  il  fallut,  bien  longtemps  plus  tard, 

reconnaĂźtre,  que la  chose Ă©tait  vraie,  en  lisant  dans  l’enquĂȘte 

sur la guerre de 70 :

GĂ©nĂ©ral Michel Ă  Guerre, Paris.

Suis  arrivĂ© Ă  Belfort,  Â« pas trouvĂ© ma brigade Â»,  pas 

trouvĂ© gĂ©nĂ©ral  de division,  que dois-je faire ? Sait  pas 

oĂč sont mes rĂ©giments.

Toujours  d’aprĂšs  les  dĂ©pĂȘches  officielles,  les  envois, 

demandĂ©s  d’urgence  par  le  gĂ©nĂ©ral  Blondeau,  le  20  juillet, 

n’étaient  pas  arrivĂ©s Ă  Thionville  le  24,  Ă©tat  de  choses  attestĂ© 

par le général commandant le 4

e

 corps au major gĂ©nĂ©ral Ă  Paris.

Thionville, ce 24 juillet 1870, 9 heures 12 du matin.

Le  4

e

  corps  n’a  encore  ni  cantines  ni  ambulances,  ni 

voitures d’équipages pour les corps et les Ă©tats-majors ; 

tout est complÚtement dégarni.

L’incroyable oubli continue.

La Commune

73

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Intendant 3

e

 corps Ă  Guerre.

Metz, le 24 juillet 1870, 7 heures du soir.

Le troisiĂšme corps quitte demain, je n’ai ni infirmiers, ni 

ouvriers  d’administration,  ni  caissons  d’ambulances,  ni 

foins de campagne,  ni  trains,  ni  instruments de pesage 

et  Ă   la  4

e

  division  de  cavalerie,  je  n’ai  pas  mĂȘme  un 

fonctionnaire.

La sĂ©rie se continue,  en  juillet et  aoĂ»t,  sans interruption ;  y 

eut-il  fatalitĂ©,  affolement,  ignorance   ?  Les  dĂ©pĂȘches  avouent 

l’incurie.

Sous-intendant  Ă   guerre,  6

e

  division,  bureau  des 

subsistances, Paris.

MĂ©ziĂšres, 25 juillet 1870, 9 heures 20 du matin.

Il  n’existe  aujourd’hui  dans  la  place  de  MĂ©ziĂšres  ni 

biscuits, ni salaisons.

Colonel directeur Parc, 3

e

 corps.

Ă  directeur artillerie, ministĂšre de la guerre, Paris.
Les munitions de canons Ă  balles n’arrivent pas.

Major général à guerre, Paris.

Metz, le 27 juillet 1870, 1 h. 1/4 du soir.

Les  dĂ©tachements  qui  rejoignent  l’armĂ©e  continuent  Ă  

arriver sans cartouches et sans campement.

 

La Commune

74

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Major gĂ©nĂ©ral Ă  guerre, Paris.
Metz, le 29 juillet 1870, 5 h. 36 matin.
Je manque de biscuits pour marcher en avant.

Le MarĂ©chal Bazaine, au gĂ©nĂ©ral Ladmirault,

Ă  Thionville.

Boulay, 30 juillet 1870.

Vous devez avoir  reçu  la feuille de renseignements n° 

5,  par  laquelle  on  vous  avise de  grands  mouvements 

de troupes sur la Sarre, et de l’arrivĂ©e du roi de Prusse, 

Ă  Coblentz. J’ai  vu hier l’empereur  Ă  Saint-Cloud ; rien 

n’est  encore  arrĂȘtĂ©  sur  les  opĂ©rations  que  doit 

entreprendre  l’armĂ©e  française.  Il  semble  cependant 

que l’on  penche vers un mouvement offensif  en avant 

du 3

e

 corps.

C’était  Ă   ce  moment  mĂȘme  que  Rouher  disait  Ă   son 

souverain : GrĂące Ă  vos soins, sire, la France est prĂȘte !

Presque aussitĂŽt on s’aperçut qu’il n’y avait rien de prĂȘt, pas 

la dixiĂšme partie du nĂ©cessaire.

Pendant  que  ces  dĂ©pĂȘches,  alors  secrĂštes,  Ă©taient 

Ă©changĂ©es,  la poignĂ©e d’hommes dissĂ©minĂ©s sur  l’étendue des 

frontiĂšres,  disparaissait  sous  le  nombre  des  soldats  de 

Guillaume.

Quarante  mille  Prussiens,  suivant  les bords  de  la  Lauter,  y 

rencontrĂšrent des bandes Ă©parses qu’ils broyĂšrent en passant ; 

c’était la division du gĂ©nĂ©ral Douay.

La Commune

75

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A  Froeschwiller,  Mac-Mahon,  appuyĂ©  d’un  cĂŽtĂ©  sur 

Reichshoffen,  de  l’autre  sur  Elsanhaussen,  attendait 

paisiblement de Failly,  qui  ne venait pas, sans s’apercevoir que 

peu  Ă   peu,  par  insignifiantes  poignĂ©es,  des  soldats  prussiens 

montaient,  s’entassant  dans  la  plaine   ;  c’était  l’armĂ©e  de 

FrĂ©dĂ©ric  de  Prusse.  Quand  il  y  eut  environ  cent  vingt  mille 

hommes  traĂźnant  quatre  cents  canons,  ils  attaquĂšrent, 

dĂ©fonçant les deux ailes des Français Ă  la fois.

Mac-Mahon fut ainsi  surpris,  avec  quarante mille hommes ; 

alors, comme jadis, les cuirassiers se sacrifiĂšrent, c’est ce qu’on 

appelle la charge de Reichshoffen.

Le mĂȘme jour Ă  Forbach dĂ©faite du 2

e

 corps. La dĂ©bĂącle allait 

vite.

Les dĂ©pĂȘches se succĂ©daient lamentables.

GĂ©nĂ©ral subdivision Ă  gĂ©nĂ©ral division Metz.

Verdun, 7 aoĂ»t 1870, 5 h. 45 minutes du soir.

Il manque Ă  Verdun comme approvisionnements : vins, 

eau-de-vie,  sucre  et  cafĂ© ;  lard,  lĂ©gumes  secs,  viande 

fraĂźche,  priĂšre  de  pourvoir  d’urgence  pour  les  quatre 

mille mobiles sans armes.

Rien ne pouvait ĂȘtre envoyĂ© comme le prouve ce qui suit.

Intendant 6

e

 corps Ă  guerre. Paris

Camp  de  ChĂąlons,  le  8  aoĂ»t  1870,  10  h.  52  minutes 

matin.

La Commune

76

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Je reçois de l’intendant en chef  de l’armĂ©e du Rhin la 

demande de 500.000 rations de vivres de campagne.

Je  n’ai  pas  une  ration  de  biscuit  ni  de  vivres  de 

campagne, Ă  l’exception de sucre et du cafĂ©.

La  dĂ©claration  sur  la  situation  par  le  gĂ©nĂ©ral  Frossard,  ne 

laisse aucun doute.

L’effectif  total  atteignait,  dit-il,  Ă   peine  200.000 

hommes,  au  commencement,  aprĂšs  l’arrivĂ©e  des 

contingents divers,  il  put  s’élever  Ă   250.000,  mais ne 

dĂ©passa  jamais  ce  chiffre.  â€”  Le  grand  Ă©tat-major 

gĂ©nĂ©ral accuse 243.171 hommes au 1

er

 aoĂ»t 1870.

L’organisation  matĂ©rielle  Ă©tait  incomplĂšte,  les 

commandants  de  corps  d’armĂ©e  n’avaient  encore 

connaissance  d’aucun  plan  de  campagne.  Nous 

savions  seulement  que  nous  allions  nous  trouver  en 

prĂ©sence  de  forces  allemandes  d’environ  250.000 

hommes pouvant  en  trĂšs peu de  temps  ĂȘtre portĂ©es 

au double.

On  lit  dans 

les Forteresses françaises  pendant la  guerre  de 

1870

par  le  lieutenant-colonel  PrĂ©vost,  un  tĂ©moignage  non 

moins terrible :

Lorsqu’on  eut  dĂ©clarĂ©  la  guerre  Ă   la  Prusse,  aucune 

des  villes  voisines  de  la  frontiĂšre  allemande  ne 

possĂ©dait  l’armement  convenable,  surtout,  en  fait 

d’affĂ»ts   ;  les  piĂšces  rayĂ©es,  les  canons  nouveaux  y 

La Commune

77

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Ă©taient rares ; il en Ă©tait de mĂȘme pour les munitions 

et  les  vivres,  les  approvisionnements  de  toutes 

sortes.

On  trouve  dans  les  ouvrages  du  gĂ©nĂ©ral  de  Palikao  cette 

lettre d’un officier gĂ©nĂ©ral.

DĂšs  mon  arrivĂ©e Ă  Strasbourg  (il  y  a environ  douze 

jours),  j’ai  Ă©tĂ©  frappĂ©  de  l’insuffisance  de 

l’administration et de l’artillerie.  Vous aurez peine  Ă  

croire qu’à Strasbourg dans ce grand arsenal de l’Est, 

il  a  Ă©tĂ©  impossible  de  trouver  des  aiguilles,  des 

rondelles et des tĂȘtes mobiles pour nos fusils.

  La  premiĂšre  chose  que  nous  disaient  les 

commandants de batteries de mitrailleuses, c’est qu’il 

faudrait  mĂ©nager  les  munitions  parce  qu’il  n’y  en 

avait pas.

En  effet,  Ă   la  bataille  du  7,  les  batteries  de 

mitrailleuses  et  autres ont  quittĂ© pendant  longtemps 

le champ  de bataille pour  aller  chercher de nouvelles 

provisions  au  parc  de  rĂ©serve,  lequel  Ă©tait  lui-mĂȘme 

assez pauvre.

Le 6,  l’ordre ayant Ă©tĂ© donnĂ© de faire sauter un pont, 

il ne s’est pas trouvĂ© de poudre de laine, dans tout le 

corps d’armĂ©e ni au gĂ©nie, ni Ă  l’artillerie.

Les Prussiens entrĂšrent en France Ă  la fois par Nancy,  Toul 

et LunĂ©ville.

La Commune

78

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FrĂ©dĂ©ric  marchait  sur  Paris  Ă   la  poursuite  de Mac-Mahon, 

qui  simple  et  tĂȘtu,  invoquait  Notre-Dame d’Auray ;  ou  peut-

ĂȘtre,  de  concert  avec  EugĂ©nie,  qui  appelait 

sa  guerre 

cette 

dĂ©sastreuse  suite  de  dĂ©faites,  implorait  quelque  madone 

andalouse.

Le jeune Bonaparte,  que nous appelions le petit Badingue, 

et  que  les  vieilles  culottes  de  peau  nommaient  par  avance 

NapolĂ©on  IV,  ramassait  niaisement  des  balles  dans  les 

champs, aprĂšs la bataille, Ă  l’ñge oĂč tant d’hĂ©roĂŻques enfants, 

combattirent comme des hommes, aux jours de mai.

Le grotesque se mĂȘlait Ă  l’horrible.

VII

L’affaire de la Villette. Sedan

@

Nous disions : En avant, Vive la RĂ©publique ! 

Tout Paris rĂ©pondra. Tout Paris soulevĂ©, 

Tout Paris sublime, hĂ©roĂŻque,

Dans son sang gĂ©nĂ©reux de l’empire lavĂ©. 

La grande ville fut muette.

Chaque volet fut clos et la rue est dĂ©serte. 

Et nous avec fureur on criait : Au Prussien !

L. M.

La RĂ©publique seule pouvait dĂ©livrer la France de l’invasion, 

la  laver  des  vingt  ans  d’empire  qu’elle  avait  subis,  ouvrir 

toutes  grandes  les  portes  de  l’avenir  fermĂ©es  par  des 

monceaux de cadavres.

La Commune

79

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Dans  Montmartre,  Belleville,  au  quartier  Latin,  les  esprits 

rĂ©volutionnaires et par  dessus tous les autres les Blanquistes, 

criaient aux armes.

On  savait  l’écrasement  dont  le  gouvernement  n’avouait 

qu’une seule chose : la charge des cuirassiers.

On savait que quatre mille cadavres,  et le reste prisonnier, 

c’était tout ce qui restait du corps d’armĂ©e de Frossard.

On  savait  les  Prussiens  Ă©tablis  en  France.  â€”  Mais  plus 

terrible Ă©tait la situation,  plus grands Ă©taient les courages.  La 

RĂ©publique fermerait les plaies, grandirait les Ăąmes.

La RĂ©publique ! ce n’était point assez de vivre pour elle, on 

y voulait mourir.

C’est  dans  ces  aspirations  que  le  14  aoĂ»t  70  eut  lieu 

l’affaire de la Villette.

Les  Blanquistes  surtout  croyaient  pouvoir  proclamer  la 

RĂ©publique  avant  que  l’empire  vermoulu  s’écroulĂąt  de  lui-

mĂȘme.

Pour cela,  il fallait des armes,  et,  comme on n’en avait pas 

assez,  on  voulut  commencer  par  prendre  la  caserne  des 

pompiers,  boulevard  de  la  Villette,  au  141,  je  crois,  dont  on 

aurait pris les armes.

Un pompier,  a-t-on dit, avait  Ă©tĂ© tuĂ© ;  il  n’était que blessĂ© 

et  l’a  fait  connaĂźtre  lui-mĂȘme  depuis.  Le  poste  Ă©tait 

nombreux,  bien  armĂ©.  La  police,  prĂ©venue  on  ne  sait 

comment,  tomba  sur  les  rĂ©volutionnaires.  Ceux  de 

Montmartre, arrivĂ©s tard,  virent sur  le boulevard dĂ©sert,  dont 

La Commune

80

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les volets s’étaient  fermĂ©s avec  bruit,  la voiture dans laquelle 

avaient  Ă©tĂ© jetĂ©s  Eudes  et  Brideau,  prisonniers,  entourĂ©e  de 

mouchards et d’imbĂ©ciles qui criaient : aux Prussiens !

Tout  Ă©tait  fini  pour  cette  fois  encore,  mais  l’occasion 

reviendrait.

Le 16 aoĂ»t,  une  sorte d’avantage remportĂ© par  Bazaine  Ă  

Borny,  et  grandi  Ă   dessein  par  le  gouvernement  afin  de  le 

brandir devant la crĂ©dulitĂ© populaire, semblait retarder encore 

la marche de l’armĂ©e française.

Les  combats  de  Gravelotte,  RĂ©zonville,  Vionville,  Mars-la-

Tour,  furent  les  derniers  avant  la  jonction  des  deux  armĂ©es 

prussiennes  qui  entourĂšrent  d’un  demi-cercle  l’armĂ©e 

française.

BientĂŽt  le  cercle  allait  se  fermer.  Le  gouvernement 

continuait Ă  annoncer des victoires.

Ces  bruits  de  victoires  rendirent  plus  facile  la 

condamnation Ă  mort d’Eudes et de Brideau.

Certains  radicaux,  eux-mĂȘmes,  appelĂšrent  bandits  les 

hĂ©ros  de  la  Villette.  Gambetta  avait  tout  d’abord  proposĂ© 

contre eux l’exĂ©cution immĂ©diate et sans jugement !

Le  complot  de  la  Villette  fut  pendant  quelque  temps,  Ă  

l’ordre du jour de la terreur bourgeoise.

Les  rĂ©volutionnaires,  cependant,  n’étaient  pas  les  seuls  Ă  

juger la situation et les hommes Ă  leur juste valeur.

Il  y  avait  dans  l’armĂ©e  mĂȘme  quelques  officiers 

rĂ©publicains.  L’un d’eux, Nathaniel  Rossel,  Ă©crivait  Ă  son pĂšre 

La Commune

81

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(en  ce  mĂȘme  14  aoĂ»t  oĂč  l’on  tenta  de  proclamer  la 

RĂ©publique,  Ă   Paris)  la  lettre  suivante,  conservĂ©e  dans  ses 

papiers posthumes : 

J’ai eu, depuis le dĂ©but de la guerre, des

aventures Ă©tranges et assez nombreuses ; mais un

trait particulier qui t

’

Ă©tonnera, c’est que je n’ai

jamais  Ă©tĂ©  envoyĂ©  au  feu ;  j’y  suis allĂ©  quelquefois, 

mais  pour  mon  seul  agrĂ©ment,  et  j’ai  couru  peu  de 

dangers.

A Metz,  je n’ai pas tardĂ© Ă  reconnaĂźtre l’incapacitĂ© de 

nos chefs, gĂ©nĂ©raux et Ă©tats-majors ;  incapacitĂ© sans 

remĂšde  confessĂ©e  par  toute  l’armĂ©e,  et  comme  j’ai 

l’habitude de pousser les dĂ©ductions jusqu’au bout, je 

rĂȘvais,  avant  mĂȘme  le  14,  aux  moyens  d’expulser 

toute cette clique.

J’en  avais  imaginĂ©  pour  cela  qui  ne  seraient  pas 

impraticables.  Je  me  rappelle  que  le  soir,  avec  mon 

camarade X, esprit gĂ©nĂ©reux et rĂ©solu qui Ă©tait tout Ă  

fait  gagnĂ©  Ă   mes  idĂ©es,  nous  nous  promenions 

devant  ces  hĂŽtels  bruyants  de  la  rue  des  Clercs, 

remplis  Ă   toute  heure  de  chevaux,  de  voitures, 

d’intendants couverts de galons et  de tout  le tumulte 

d’un  Ă©tat-major  insolent  et  viveur.  Nous  examinions 

les  entrĂ©es,  comment  Ă©taient  placĂ©es  les  portes  et 

comment,  avec  cinquante  hommes  rĂ©solus,  on 

pouvait  enlever  ces  gaillards-lĂ ,  et  nous  cherchions 

La Commune

82

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ces cinquante hommes et nous n’en avons pas trouvĂ© 

dix.

Le  14  aoĂ»t,  vers  le  soir,  nous  vĂźmes  du  haut  des 

remparts de  Serpenoise  l’horizon  depuis  Saint-Julien 

jusqu’à  Queuleu  illuminĂ©  des  feux  de  la  bataille.  Le 

16,  l’armĂ©e  avait  passĂ©  la  Moselle  et  trouvait 

l’ennemi  devant  elle.  AussitĂŽt  que  je  fus  dĂ©barrassĂ© 

de mon  service,  les convois de blessĂ©s qui  arrivaient 

annonçaient  une  grande  bataille.  Je  courus  Ă   cheval 

par  Moulins et  ChĂątel  jusqu’au  plateau  de  Gravelotte 

oĂč  j’assistai  Ă   une  partie  de  l’action  Ă   cĂŽtĂ©  d’une 

b a t t e r i e  d e  m i t ra i l l e u s e s  m a g n i f i q u e m e n t 

commandée.

(J’ai  revu  une fois  depuis,  le  jour  de  la  capitulation, 

le capitaine de cette batterie.)  Le 18,  j’allai  encore le 

soir  voir  la  bataille  et  je  rencontrai  le  gĂ©nĂ©ral 

Grenier ;  il  en revenait ayant perdu sa division qui se 

dĂ©bandait tranquillement, ayant combattu sept heures 

sans  ĂȘtre  relevĂ©.  Le  lendemain,  le  blocus  fut 

complété.

Je n’en continuai pas moins Ă  chercher des ennemis Ă  

ces ineptes gĂ©nĂ©raux.

Le 31 aoĂ»t et le 1

er

 septembre, ils essayĂšrent de livrer 

une  bataille et  ne  savaient  mĂȘme  pas  engager  leurs 

troupes.

La Commune

83

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Le malheureux LebƓuf chercha, dit-on,  Ă  se faire tuer 

et  rĂ©ussit seulement  Ă  faire tuer  sottement  beaucoup 

de braves gens.

J’allai  le soir  du  31  voir  la  bataille  au  fort  de  Saint-

Julien  et  le  lendemain  1

er

  septembre,  Ă   la  queue  du 

champ  de  bataille,  j’y  rencontrai  en  particulier 

Saillard,  devenu  chef  d’escadron,  qui  attendait  avec 

deux batteries le moment de s’engager.

J’ai  rarement  Ă©prouvĂ©  un  plus  grand  serrement  de 

cƓur,  qu’en  voyant  les  derniĂšres  chances  qui  nous 

restaient  aussi  honteusement  abandonnĂ©es,  car 

chaque fois qu’on se battait je reprenais confiance.

(Papiers posthumes de Rossel recueillis par Jules Amigues.)

N’était-ce pas une chose Ă©trange que ces hommes inconnus 

les uns aux autres songeant 

Ă  la fois

 Ă  la mĂȘme heure nĂ©faste, 

oĂč  les despotes achevaient leur  Ć“uvre â€”  les uns Ă  proclamer 

la RĂ©publique libĂ©ratrice, les autres, Ă  dĂ©barrasser l’armĂ©e des 

Ă©tats-majors insolents et viveurs de l’ Empire.

Tandis  que  les  victoires  par  dĂ©pĂȘches  continuaient, 

sonnaient leurs trompes sur toutes les dĂ©faites, on eĂ»t exĂ©cutĂ© 

Eudes et  Brideau  sans  les  retards apportĂ©s  Ă   cette exĂ©cution 

par  une lettre de  Michelet  couverte  de milliers de signatures 

protestant contre cette criminelle mesure.

Un tel vent d’effroi passait sur Paris pendant cette derniĂšre 

phase de l’agonie impĂ©riale que plusieurs de ceux  qui  avaient 

La Commune

84

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d’abord,  avec  enthousiasme donnĂ© leur  signature,  venaient la 

redemander (il y allait, disaient-ils, de leur tĂȘte !)

Comme il  y  allait  surtout  de la tĂȘte de  nos  amis Eudes  et 

Brideau,  j’avoue pour ma part n’avoir voulu rendre aucune de 

ces signatures sur les listes qui m’étaient confiĂ©es.

Nous  fĂ»mes  chargĂ©es,  AdĂšle  Esquiros,  AndrĂ©  Leo  et  moi, 

de porter  le volumineux  dossier  chez le gouverneur  de Paris. 

— C’était le gĂ©nĂ©ral Trochu.

Ce  n’était  pas  chose  facile  d’y  parvenir,  mais  on  avait  eu 

raison de compter sur l’audace fĂ©minine.

Plus on  nous  disait  qu’il  Ă©tait  impossible de  pĂ©nĂ©trer  chez 

le gouverneur, plus nous avancions.

Nous  parvĂźnmes  Ă   entrer  d’assaut  dans  une  sorte 

d’antichambre  entourĂ©e  de  banquettes  appuyĂ©es  contre  les 

murs.

Au  milieu,  une  petite  table  couverte  de  papiers  â€”  lĂ  

attendaient d’ordinaire ceux qui voulaient voir le gouverneur ; 

— nous Ă©tions seules.

On  espĂ©rait  nous  chasser  poliment,  mais  aprĂšs  nous  ĂȘtre 

assises  sur  une  de  banquettes,  nous  dĂ©clarĂąmes  que  nous 

venions de la part du peuple de Paris pour  remettre en  mains 

propres  au  gĂ©nĂ©ral  Trochu des papiers dont  il  fallait qu’il  eĂ»t 

connaissance.

Ces  mots  de la  part  du  peuple  firent  un  peu  rĂ©flĂ©chir,  on 

n’osait pas nous jeter dehors et la douceur  fut employĂ©e pour 

La Commune

85

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nous  faire  dĂ©poser  notre  dossier  sur  la  table,  cela  fut 

impossible Ă  obtenir de nous.

L’un  de ceux  qui  Ă©taient  lĂ  se dĂ©tacha alors et revint  avec 

un individu qu’on nous dit ĂȘtre le secrĂ©taire de Trochu.

Celui-ci  entra  en  pourparlers  avec  nous,  dit  que  Trochu 

Ă©tant absent,  il  avait l’ordre de recevoir Ă  sa place ce qui Ă©tait 

adressĂ© au gĂ©nĂ©ral ;  â€” il  voulut bien consigner sur un registre 

le  dĂ©pĂŽt  du dossier  que nous lui  remĂźmes,  aprĂšs des preuves 

que nous n’étions pas trompĂ©es.

Ce  secrĂ©taire  ne  semblait  pas  hostile  Ă   ce  que  nous 

demandions  et  il  trouva  naturelles  les  prĂ©cautions  prises  par 

nous.

Le temps pressait,  et  malgrĂ© l’assurance du  secrĂ©taire que 

le gouverneur  de Paris avait  un grand respect  pour  la volontĂ© 

populaire  nous  vivions  en  continuelles  craintes  d’apprendre 

l’exĂ©cution  faite  tout  Ă   coup,  dans  quelque  accĂšs  de  dĂ©lire 

impérialiste.

Une armĂ©e allemande descendant la Meuse,  les Français se 

repliĂšrent sur Sedan.

On lit Ă  ce propos dans le rapport officiel du gĂ©nĂ©ral Ducrot, 

—  celui  qui  ne devait rentrer  que mort  ou victorieux,  mais ne 

fut  ni  l’un  ni  l’autre   :  Â«   Cette  place  de  Sedan  avait  son 

importance stratĂ©gique puisque, se ralliant Ă  tous par MĂ©ziĂšres 

et  l’embranchement  d’Huson,  elle  Ă©tait  l’unique  moyen  de 

ravitaillement  d’une armĂ©e opĂ©rant par  le nord sur  Metz,  Ă©tait 

Ă  peine Ă  l’abri  d’un coup de main ;  ni  vivres ni munitions,  ni 

La Commune

86

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approvisionnements  d’aucune  sorte   ;  â€”  quelques  piĂšces 

avaient  trente  coups  Ă   tirer,  d’autres  six,  mais  la  plupart 

manquaient d’écouvillons. Â»

Le 1

er

  septembre,  les Français furent  enveloppĂ©s  et  broyĂ©s 

comme  en  un  creuset  par  l’artillerie  allemande  qui  occupait 

les hauteurs.

Deux  gĂ©nĂ©raux  tombĂšrent   :  Treillard  tuĂ©,  Margueritte 

mortellement blessĂ©.

Baufremont alors, sur l’ordre de Ducrot,  entraĂźna toutes les 

divisions contre l’armĂ©e prussienne.

Il  y  avait  le  1

e r

  hussards  et  le  6

e

  chasseurs,  brigade 

Tillard,

Les 1

er

, 2

e

 et 4

e

 chasseurs d’Afrique, brigade Margueritte.

Ce fut horrible et beau ;  c’est ce qu’on appelle la charge de 

Sedan.

L’impression  en  fut  si  grande  que  le  vieux  Guillaume 

s’écria : O les braves gens !

La  boucherie  fut  telle,  que  la  ville  et  les  champs 

environnants Ă©taient couverts de cadavres.

A  ce  lac  de sang  les  empereurs de  France  et  d’Allemagne 

eussent pu largement Ă©tancher leur soif.

Le 2 septembre,  dans la brume du soir,  l’armĂ©e victorieuse 

debout  sur  les  hauteurs  chanta  un  cantique  d’actions  de 

grĂąces  au  dieu  des  armĂ©es,  qu’invoquaient  Ă©galement 

Bonaparte et Trochu.

La Commune

87

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Les  mĂ©lodieuses  voix  allemandes,  toutes  pleines  de  rĂȘve, 

planĂšrent inconscientes sur le sang versĂ©.

NapolĂ©on III  ne voulut pas des chances du dĂ©sespoir,  il  se 

rendit  et  avec  lui  plus  de  quatre-vingt  mille  hommes,  les 

armes,  les  drapeaux,  cent  mille  chevaux,  650  piĂšces  de 

canon.

L’Empire  Ă©tait  fini  et  si  profondĂ©ment  enseveli,  que  rien 

jamais n’en peut revenir.

L’homme  de  dĂ©cembre  aboutissant  Ă   l’homme  de  Sedan 

entraĂźnait avec lui toute la dynastie.

C’en est fait dĂ©sormais, on ne pourra jamais remuer que la 

cendre de la lĂ©gende impĂ©riale.

Il  semble,  sur le vallon de Sedan,  voir  pareille Ă  un vol  de 

fantĂŽmes  passer  la  fĂȘte  impĂ©riale  menĂ©e  avec  les  dieux 

d’Offenbach par l’orchestre railleur de la 

Belle HĂ©lĂšne ; 

tandis 

que spectral monte l’ocĂ©an des morts.

On a depuis attribuĂ© Ă  Gallifet ce que fit Baufremont, pour 

diminuer l’inoubliable horreur de l’égorgement de Paris ; nous 

savons  que  Gallifet  Ă©tait  Ă   Sedan  puisqu’il  y  ramassa  le 

chapeau  Ă   plumes  blanches  de  Margueritte,  cela  ne  fait 

absolument  rien,  au  sang  dont  il  est  couvert,  et  qui  ne 

s’effacera jamais.

Les prisonniers de Sedan furent conduits en Allemagne.

Six  mois  aprĂšs,  la  commission  d’assainissement  des 

champs de  bataille fit  dĂ©blayer  les fossĂ©s  dans  lesquels  Ă   la 

La Commune

88

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hĂąte,  les morts avaient  Ă©tĂ© entassĂ©s.  On versa sur  eux  de la 

poix et Ă  l’aide de bois de mĂ©lĂšze on alluma un bĂ»cher.

Sur  les  dĂ©bris,  pour  que  tout  fĂ»t  consumĂ©,  on  jeta  de  la 

chaux vive.

Elle  fut,  ces  annĂ©es-lĂ ,  la  chaux  vive,  une  terrible 

mangeuse d’hommes.

@

La Commune

89

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2

RÉPUBLIQUE DU 4 SEPTEMBRE

I

Le 4 septembre

@

Amis, sous l’Empire maudit 

Que la RĂ©publique Ă©tait belle !

(L. M. 

Chanson

 

des GeĂŽles.

)

A  travers l’effroi  qu’inspirait l’Empire,  l’idĂ©e qu’il  Ă©tait  Ă  sa 

fin  se  rĂ©pandait  dans  Paris,  et  nous,  enthousiastes,  nous 

rĂȘvions  la  rĂ©volution  sociale  dans  la  plus  haute  acception 

d’idĂ©es qu’il fĂ»t possible.

Les anciens braillards Â« Ă  Berlin Â», tout en soutenant encore 

que  l’armĂ©e  française  Ă©tait  partout  victorieuse,  laissaient 

Ă©chapper  de  lĂąches  tendances  vers  la  reddition,  qu’on  leur 

faisait  rentrer  dans  la  gorge,  en  disant,  que  Paris  mourrit 

plutĂŽt  que de se rendre,  et qu’on jetterait Ă  la Seine ceux  qui 

en rĂ©pandraient l’idĂ©e ; ils allaient ramper ailleurs.

Le  2  septembre  au  soir,  des  bruits  de  victoires  venant  de 

source  suspecte,  c’est-Ă -dire  du  gouvernement,  nous  firent 

penser que tout Ă©tait perdu.

Une  foule  houleuse emplit  les rues tout  le jour,  la nuit,  elle 

augmenta encore.

La Commune

90

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Le 3 il y eut sĂ©ance de nuit au corps lĂ©gislatif, sur la demande 

de Palikao, qui avouait des dĂ©pĂȘches graves.

La  place  de  la  Concorde  Ă©tait  pleine  de  groupes ;  d’autres 

suivaient les boulevards, parlant gravement entre eux : il y avait 

de l’anxiĂ©tĂ© dans l’air.

DĂšs le matin, un jeune homme qui l’un des premiers avait lu 

l’affiche  du  gouvernement  la  racontait  avec  des  gestes  de 

stupeur ;  il fut immĂ©diatement entourĂ© de gens qui criaient aux 

Prussiens, et conduit au poste de Bonne-Nouvelle oĂč un agent se 

jetant sur lui le blessa mortellement.

Un autre, affirmant qu’il venait de lire le dĂ©sastre sur l’affiche, 

allait  ĂȘtre  assommĂ©  sur  place,  quand  un  des  assaillants,  qui, 

celui-lĂ , Ă©tait de bonne foi, levant par hasard les yeux, aperçut la 

proclamation  suivante  que tout  Paris lisait  en  ce  moment  avec 

stupeur.

LE CONSEIL DES MINISTRES AU PEUPLE FRANÇAIS.

Un grand malheur  a frappĂ©  la patrie.  AprĂšs trois  jours 

d’une lutte hĂ©roĂŻque soutenue par  l’armĂ©e du marĂ©chal 

Mac-Mahon,  contre  trois  cent  mille  ennemis,  quarante 

mille hommes ont été faits prisonniers !

Le gĂ©nĂ©ral Wimpfen qui avait pris le commandement de 

l’armĂ©e  en  remplacement  du  marĂ©chal  Mac-Mahon, 

gravement  blessĂ©, 

a signĂ© une capitulation :  ce  cruel 

revers n’ébranle pas notre courage.

La Commune

91

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Paris  est  aujourd’hui  en  Ă©tat  de  dĂ©fense,  les  forces 

militaires  du  pays  s’organisent ;  avant  peu  de  jours, 

une armĂ©e nouvelle sera sous les murs de Paris.

Une autre armĂ©e se forme sur les rives de la Loire.

Votre  patriotisme,  votre  union,  votre  Ă©nergie, 

sauveront la France.

L’Empereur a Ă©tĂ© fait prisonnier pendant la lutte.

Le gouvernement,  d’accord  avec  les pouvoirs  publics 

prend  toutes  les  mesures  que  comporte  la  gravitĂ© 

des Ă©vĂ©nements.

Le Conseil des Ministres,

Comte de PALIKAO, Henri  CHEVREAU, Amiral  RIGAULT 

DE  GENOUILLY,  Jules  BRAME,  LATOUR-D’AUVERGNE, 

GRANDPERRET,  ClĂ©ment  DUVERNOIS,  MAGNE, 

BUSSON, BILLOT, JĂ©rĂŽme DAVID.

Quelque habile que fut cette proclamation,  l’idĂ©e ne vint  Ă  

personne  que  l’Empire  pouvait  survivre  Ă   la  reddition  d’une 

armĂ©e avec  ses canons,  ses armes,  son  Ă©quipement,  de quoi 

lutter et vaincre.

Paris  ne  s’attarda  pas  Ă   s’inquiĂ©ter  de  NapolĂ©on   III,  la 

RĂ©publique existait avant d’ĂȘtre proclamĂ©e.

Et  plus  haut  que la dĂ©faite  dont  la honte Ă©tait  Ă  l’Empire, 

l’évocation  de  la  RĂ©publique  mettait  une  lueur  sur  tous  les 

visages, l’avenir s’ouvrait dans une gloire.

La Commune

92

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Une mer humaine emplissait la place de la Concorde.

Au fond Ă©taient en ordre de bataille les derniers dĂ©fenseurs 

de  l’Empire,  gardes  municipaux  et  sergents  de  ville  se 

croyant obligĂ©s d’obĂ©ir Ă  la discipline du coup d’État,  mais on 

savait bien qu’ils ne pourraient le rĂ©veiller d’entre les morts.

Vers  midi,  arrivĂšrent,  par  la  rue  Royale,  des  gardes 

nationaux armĂ©s.

Devant eux, les municipaux  sabre au clair se formĂšrent en 

bataillon  serrĂ© ;  â€”  ils se repliĂšrent avec  les sergents de ville 

quand  les  gardes  nationaux  s’avancĂšrent  baĂŻonnette  au 

canon.

Alors  il  y  eut  un  grand  cri  dans  la  foule,  une  clameur 

monta jusqu’au ciel comme semĂ©e dans le vent :

Vive la RĂ©publique !

Les sergents de ville et les municipaux entouraient le corps 

lĂ©gislatif,  mais  la  foule  envahissante,  allait  jusqu’aux  grilles 

criant : Vive la RĂ©publique !

La  RĂ©publique   !  c’était  comme  une  vision  de  rĂȘve   !  Elle 

allait donc venir ?

Les  sabres  des  sergents  de  ville  volent  en  l’air,  les  grilles 

sont brisĂ©es, la foule et les gardes nationaux entrent au corps 

législatif.

Le bruit des discussions  se rĂ©pand  jusqu’au  dehors,  coupĂ© 

de  temps  Ă   autre  par  le  cri :  Vive la  RĂ©publique !  Ceux  qui 

sont  entrĂ©s  jettent  par  les fenĂȘtres,  des papiers sur  lesquels 

La Commune

93

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sont  les  noms  proposĂ©s  des  membres  du  gouvernement 

provisoire.

La foule chante la 

Marseillaise. 

Mais l’Empire l’a profanĂ©e, 

nous, les rĂ©voltĂ©s, nous ne la disons plus.

La  chanson  du 

Bonhomme 

passe  coupant  l’air  avec  ses 

refrains vibrants :

Bonhomme, bonhomme 

Aiguise bien ta faux !

nous  sentons que nous-mĂȘmes  sommes la rĂ©volte  et  nous  la 

voulons.

On  continue  de  passer  des  noms   ;  Ă   certains,  tels  que 

Ferry,  il  y  a  des  murmures,  d’autres  disent   :  Qu’importe   ! 

puisqu’on  a  la  RĂ©publique  on  changera  ceux  qui  ne  valent 

rien.  â€”  Ce  sont  les  gouvernants  qui  font  les  listes.  Sur  la 

derniĂšre,  il  y  a :  Arago,  CrĂ©mieux,  Jules  Favre,  Jules  Ferry, 

Gambetta,  Garnier-PagĂšs,  Glais-Bizoin,  EugĂšne  Pelletan, 

Ernest Picard, Jules Simon, Trochu, gouverneur de Paris.

La foule crie :  Rochefort !  On le met  sur  la liste ;  c’est  la 

foule qui commande maintenant.

Une nouvelle clameur s’élĂšve Ă  l’hĂŽtel de ville ! C’était dĂ©jĂ  

beau  devant  le corps lĂ©gislatif,  c’est  bien  plus beau  dehors ! 

La foule roule vers l’hĂŽtel de ville :  elle est dans ses jours de 

splendeur.

Le  gouvernement  provisoire  est  dĂ©jĂ   lĂ    ;  un  seul  a 

l’écharpe rouge, Rochefort, qui sort de prison.

Encore des cris : Vive la RĂ©publique !

La Commune

94

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On respire la dĂ©livrance ! pense-t-on.

Rochefort,  Eudes,  Brideau,  quatre  malheureux  qui  grĂące 

aux  faux  rapports  des  agents  avaient  Ă©tĂ©  condamnĂ©s  pour 

l’affaire  de  la  Villette  (dont  ils  ne  savaient  rien),  les 

condamnĂ©s  du  procĂšs  de  Blois,  et  quelques  autres  que 

poursuivait l’Empire, Ă©taient rendus Ă  la libertĂ©.

Le 5 septembre, Blanqui, Flotte,  Rigaud, Th. FerrĂ©,  BreullĂ©, 

Granger,  Verlet  (Henri  Place),  Ranvier,  et  tous  les  autres 

attendaient  Ă   leur  sortie  Eudes  et  Brideau,  dont  EugĂšne 

Pelletan  Ă©tait  allĂ©  signer  la  levĂ©e  d’écrou  Ă   la  prison  du 

Cherche-Midi.

On croyait qu’avec  la RĂ©publique on aurait la victoire et la 

liberté.

Qui eĂ»t parlĂ© de se rendre eĂ»t Ă©tĂ© broyĂ©.

Paris  dressait  sous  le  soleil  de  septembre  quinze  forts, 

pareils Ă  des navires de guerre, montĂ©s par de hardis marins ; 

quelle armĂ©e d’invasion oserait les prendre Ă  l’abordage.

Du  reste,  au  lieu  d’un  long  siĂšge  Ă   subir,  il  y  aurait  des 

sorties  en  masse   ;  ce  n’était  plus  Badingue,  c’était  la 

RĂ©publique.

La rĂ©publique universelle

Se lĂšve dans les cieux ardents, 

Couvrant les peuples de son aile 

Comme une mĂšre ses enfants.
A l’orient blanchit l’aurore !

L’aurore du siĂšcle gĂ©ant,

Debout ! pourquoi dormir encore ! 

Debout, Peuple, sois fort et grand !

Le gouvernement jurait qu’on ne se rendrait jamais.

La Commune

95

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Toutes  les  bonnes  volontĂ©s  s’offraient  dĂ©vouĂ©es  jusqu’à  la 

mort ; on eĂ»t voulu avoir mille existences pour les offrir.

Les rĂ©volutionnaires Ă©taient partout, se multipliaient ; on se 

sentait  une  puissance  de vie  Ă©norme,  il  semblait  qu’on  fĂ»t  la 

rĂ©volution mĂȘme.

On allait 

Marseillaise 

vivante,  remplaçant celle que l’Empire 

avait profanĂ©e.

Cela ne durera pas, disait le vieux Miot, qui  se souvenait de 

48.

Un  jour,  sur  la  porte  de  l’hĂŽtel  de  ville,  Jules  Favre  nous 

serra trois dans ses grands bras, Rigaud, FerrĂ© et moi, en nous 

appelant ses chers enfants.

Pour  ma  part  je  le  connaissais  depuis  longtemps ;  il  avait 

Ă©tĂ©,  comme  EugĂšne  Pelletan,  prĂ©sident  de  la  sociĂ©tĂ©  pour 

l’instruction Ă©lĂ©mentaire, et rue Hautefeuille oĂč avaient lieu les 

cours, on criait vive la RĂ©publique bien avant la fin de l’Empire.

Je  songeais  Ă   cela  pendant  les  jours  de  mai  Ă   Satory, 

devant  la  mare  sanglante  oĂč  les  vainqueurs  lavaient  leurs 

mains,  seule  eau  qui  fut  donnĂ©e  Ă   boire  aux  prisonniers, 

couchĂ©s dans la pluie, dans la boue sanglante de la cour.

II

La rĂ©forme nationale

@

Amis, l’on a la RĂ©publique.

Le sombre passĂ© va finir.

Debout tous, c’est l’heure hĂ©roĂŻque, 

Fort est celui qui sait mourir.

La Commune

96

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(L. M. 

Respublica.

)

Était-ce donc  le pouvoir  qui  changeait ainsi  les hommes de 

septembre ?

 Eux  que nous avons  vus fiers devant l’Empire Ă©taient  pris 

d’épouvante de la rĂ©volution.

Devant  le  gouffre  Ă   franchir  ils  refusaient  de  prendre  leur 

Ă©lan, ils promettaient, juraient,  contemplaient la situation, et y 

voulaient  rester  Ă©ternellement  renfermĂ©s.  Avec  d’autres 

sentiments nous aussi, nous nous rendions compte.

Guillaume  approchait,  tant  mieux   !  Paris  en  sortie 

torrentielle  Ă©craserait  l’invasion   !  Les  armĂ©es  de  province  se 

rejoindraient, n’avait-on pas la RĂ©publique ?

Et  la  paix  reconquise,  elle  ne  serait  pas  la  RĂ©publique 

guerroyeuse,  agressive  aux  autres  peuples,  l’Internationale 

remplirait  le  monde  sous  la  brĂ»lante  poussĂ©e  du  germinal 

social.

Et  dans  la conviction  profonde  du  devoir  on  demandait  des 

armes  que  le  gouvernement  refusait.  Peut-ĂȘtre  craignait-il 

d’armer  les  rĂ©volutionnaires   ;  peut-ĂȘtre  en  manquait-il 

rĂ©ellement ;  on avait des promesses,  c’était tout. Les Prussiens 

continuaient d’avancer,  ils Ă©taient  au  point oĂč le chemin  de fer 

cessait de fonctionner pour Paris ; plus prĂšs, toujours plus prĂšs.

Mais en  mĂȘme temps que les journaux  publiaient la marche 

des  Prussiens,  une  note  officielle  donnant  le  chiffre  des 

approvisionnements rassurait la foule.

La Commune

97

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Dans les parcs,  le Luxembourg,  le Bois de Boulogne 200.000 

moutons,  40.000  bƓufs,  12.000  porcs  entassĂ©s  mouraient  de 

faim  et  de  tristesse,  les  pauvres  bĂȘtes   !  mais  donnaient  une 

espĂ©rance visible aux yeux de ceux qui s’inquiĂ©taient.

La provision de farine rĂ©unie Ă  celles des boulangers Ă©tait de 

plus de 500.000 quintaux, il y en avait environ cent mille de riz, 

dix mille de cafĂ©, trente Ă  quarante mille de viandes salĂ©es, sans 

compter  l’énorme  quantitĂ©  de  denrĂ©es  que   faisaient  venir  les 

spĂ©culateurs comptant au centuple le prix, qui en cas dĂ©sespĂ©rĂ© 

eussent certainement  passĂ© avec  les autres provisions,  pour  la 

vie générale.

Les gares, les halles, tous les monuments Ă©taient remplis.

Au nouvel OpĂ©ra dont le gros Ć“uvre Ă©tait achevĂ©, l’architecte 

Garnier  fit forer  la  couche de bĂ©ton sur  laquelle  reposaient  les 

fondations,  un  courant  qui  descend  de  Montmartre  s’en 

Ă©chappa : on aurait de l’eau.

Mieux eĂ»t valu que tout manquĂąt, le provisoire Ă  ses premiers 

jours,  n’eĂ»t pas entravĂ© l’élan hĂ©roĂŻque de Paris ;  on aurait  pu 

vaincre encore l’invasion.

Quelques maires marchaient d’accord avec  la population de 

Paris ; Malon aux Batignolles, ClĂ©menceau Ă  Montmartre furent 

ouvertement rĂ©volutionnaires.

La mairie de Montmartre avec  Jaclard,  Dereure, Lafont pour 

adjoints de Clemenceau, fit par instants trembler la rĂ©action.

La Commune

98

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Elle se rassura bientĂŽt ;  les  plus fiers courages  devenaient 

inutiles  dans  les  vieux  engrenages  de  l’Empire  oĂč  sous  des 

noms nouveaux on continuait Ă  moudre les dĂ©shĂ©ritĂ©s.

Les  Prussiens  gagnaient  du  terrain   ;  le  18  septembre  ils 

Ă©taient  sous  les  forts,  le  19  ils  s’établissaient  au  plateau  de 

ChĂątillon.  Mais  plutĂŽt  que  de  se  rendre,  Paris  s’allumerait 

comme jadis Moscou.

Des  bruits  de  trahison  du  gouvernement  commençaient  Ă  

circuler,  il  n’était  qu’incapable.  Le  pouvoir  faisait  son  Ć“uvre 

Ă©ternelle, il la fera tant que la force soutiendra le privilĂšge.

Le moment Ă©tait venu oĂč si les gouvernants eussent tournĂ© 

contre  les  rĂ©volutionnaires  les  gueules  des  canons,  ils  n’en 

eussent Ă©tĂ© nullement Ă©tonnĂ©s.

Mais  plus la situation  empirait,  plus grandissait  l’ardeur  de 

la lutte.

L’élan  Ă©tait  si  gĂ©nĂ©ral,  que  tous  sentaient  le  besoin  d’en 

finir.

Le 

SiĂšcle 

lui-mĂȘme, publia le 5 septembre un article intitulĂ© 

Appel aux audacieux, 

et commençant ainsi :

A nous les audacieux. Dans les circonstances difficiles, 

il  faut  l’intelligence  prompte  et  les  hardiesses 

inconnues.

A  nous  les  jeunes.  Les  tĂ©mĂ©raires,  les  audacieux 

indisciplinĂ©s  deviennent  nos  hommes.  L’idĂ©e  et 

l’action  doivent  ĂȘtre  libres.  Ne  vous  gĂȘnez  plus,  ne 

rĂ©glementez  plus,  dĂ©barrassez-vous  une  bonne  fois 

La Commune

99

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des  vieux  colliers  et  des  vieilles  cordes   :  c’est  le 

conseil  que  donnait  l’autre  jour  notre ami  Joigneaux 

et ce conseil-lĂ  c’est le salut. 

(

Le

 

SiĂšcle 

du 7 septembre 1870.)

Ils vinrent en foule les audacieux, on n’avait pas besoin de 

les  appeler,  c’était  la  RĂ©publique   !  BientĂŽt  le  lent 

fonctionnement  des  administrations,  les  mĂȘmes  que  sous 

l’Empire, eut tout paralysĂ©.

Rien n’était changĂ© puisque tous les rouages n’avaient que 

pris des noms nouveaux, ils avaient un masque, c’était tout.

Les  munitions  falsifiĂ©es,  les  fournitures  par  Ă©crit,  le 

manque  de  tout  ce  qui  Ă©tait  de  premiĂšre  nĂ©cessitĂ©  pour  le 

combat,  le  gain  scandaleux  des  fournisseurs,  l’armement 

insuffisant ne faisaient aucun doute : c’était la mĂȘme chose.

De  l’aveu  du  Ministre  de  la  guerre,  le  seul  bataillon 

complĂštement armĂ© Ă©tait celui des employĂ©s des ministĂšres.

« Ne  me parlez  pas  de cette  stupiditĂ© Â»,  disait  le gĂ©nĂ©ral 

Guyard en parlant de ceux se chargeant par la culasse.

Il  est vrai que les plus mauvais eussent Ă©tĂ© bons employĂ©s 

dans  l’élan  du  dĂ©sespoir  par  des  hommes  dĂ©cidĂ©s  Ă  

reconquĂ©rir leur libertĂ©.

FĂ©lix  Pyat,  trop  soupçonneux  (mais  payĂ©  pour  l’ĂȘtre)  et  les 

Ă©chappĂ©s  de  juin  et  de  dĂ©cembre,  revoyaient  les  jours  qu’ils 

avaient  vĂ©cus  dĂ©jĂ    ;  les  rĂ©volutionnaires,  espĂ©rant  se  passer 

pour  vaincre du gouvernement,  s’adressaient surtout au peuple 

de Paris dans les comitĂ©s de vigilance et les clubs.

La Commune

100

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Strasbourg investie le 13 aoĂ»t, ne s’était pas encore rendue 

le  18  septembre.  Comme  on  Ă©tait  ce  jour-lĂ   dans  Paris  plus 

angoissĂ©,  sentant  l’agonie  de  Strasbourg  qui,  blessĂ©e, 

bombardĂ©e de toutes  parts, ne voulait pas mourir,  l’idĂ©e nous 

plut Ă  quelques-uns,  plutĂŽt quelques-unes,  car  nous Ă©tions en 

majoritĂ©  des  femmes,  d’obtenir  des  armes  et  de  partir  Ă  

travers  tout  pour  aider  Strasbourg    Ă   se  dĂ©fendre  ou  mourir 

avec elle.

Notre  petit  groupe  prit  la  direction  de  l’HĂŽtel-de-Ville  en 

criant :  Â« A  Strasbourg,  Ă   Strasbourg !  des  volontaires  pour 

Strasbourg ! Â»

A  chaque  pas  venaient  de  nouveaux  manifestants,  les 

femmes et les jeunes gens, la plupart Ă©tudiants dominaient.

Il y eut bientĂŽt une masse considĂ©rable.

Sur  les genoux  de la statue de Strasbourg  Ă©tait  ouvert  un 

livre, nous y allĂąmes signer notre engagement volontaire.

De  lĂ ,  en  silence on  se  dirigea  vers l’HĂŽtel-de-Ville ;  nous 

Ă©tions toute une petite armĂ©e.

Bon nombre d’institutrices Ă©taient  venues ;  il  y  en  avait de 

la  rue  du  Faubourg-du-Temple  que  j’ai  revues  depuis,  j’y 

rencontrai pour la premiĂšre fois madame Vincent qui peut-ĂȘtre 

garda de cette manifestation l’idĂ©e de groupements fĂ©minins.

On  nous  dĂ©lĂ©gua,  AndrĂ©e  Leo  et  moi,  pour  rĂ©clamer  des 

armes.

A  notre  grand Ă©tonnement  on  nous  reçut  sans  difficultĂ©  et 

nous  regardions  la  demande  comme  accueillie,  quand  ayant 

La Commune

101

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Ă©tĂ©  conduites  dans  une  vaste  salle  oĂč  il  n’y  avait  que  des 

banquettes, on ferma la porte sur nous.

Il  y avait dĂ©jĂ  deux prisonniers, un Ă©tudiant appartenant Ă  

la manifestation  et  qui  se  nommait,  je  crois,  Senart,  et  une 

vieille femme qui  ayant traversĂ© la place en tenant la burette 

d’huile qu’elle venait d’acheter, avait Ă©tĂ© arrĂȘtĂ©e elle ne savait 

pourquoi  et  ceux  qui  l’avaient  prise  n’en  savaient  pas 

davantage.  Elle  tremblait  si  fort  que  l’huile  tombait  tout 

autour d’elle et arrosait sa robe.

Au  bout  de  trois  ou  quatre  heures,  un  colonel  vint  nous 

interroger,  mais nous ne voulĂ»mes rien rĂ©pondre avant que la 

pauvre vieille eĂ»t Ă©tĂ© mise en libertĂ© ;  sa frayeur et la burette 

d’huile  vacillant  dans  ses  mains,  tĂ©moignaient  assez  qu’elle 

n’avait pas manifestĂ©.

On  finit  par  se  comprendre,  elle  sortit  tremblant  sur  ses 

jambes,  essayant  de  ne  pas  laisser  tomber  sa  burette  dont 

l’huile continuait Ă  se rĂ©pandre.

Alors  on  procĂ©da  Ă   notre  interrogatoire,  et  comme  nous 

saisissions  l’occasion  pour  exposer  notre  demande  d’armes 

pour  notre bataillon  de volontaires,  l’officier qui  ne paraissait 

pas  comprendre  s’écria  stupidement   :  Â«   Qu’est-ce  que  cela 

vous fait que Strasbourg pĂ©risse puisque vous n’y ĂȘtes pas ! Â»

C’était  un  gros  homme,  de  figure  rĂ©guliĂšre  et  bĂȘte,  carrĂ© 

des Ă©paules,  bien campĂ©,  un exemplaire dorĂ© sur tranches du 

grade de colonel.

Il n’y avait rien Ă  rĂ©pondre qu’à le regarder en face.

La Commune

102

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Comme  je  disais  tout  haut  le  numĂ©ro  de  son  kĂ©pi,  il 

comprit peut-ĂȘtre ce qu’il venait de dire et s’en alla.

Quelques  heures  plus  tard,  un  membre  du  gouvernement 

arrivant Ă  l’HĂŽtel-de-Ville nous fit  mettre en libertĂ© l’étudiant, 

AndrĂ©e  Leo  et  moi.  MoitiĂ©  par  la  force,  moitiĂ©  avec  des 

mensonges, la manifestation avait Ă©tĂ© dispersĂ©e.

Ce jour-lĂ  mĂȘme Strasbourg succombait.

On  parlait  beaucoup  de  l’armĂ©e  de  la  Loire,  â€”  Guillaume, 

disait-on,  se trouverait pris entre cette armĂ©e et une formidable 

sortie des Parisiens.

La confiance au  gouvernement diminuait  de jour  en jour ; 

on le jugeait incapable, comme tout  gouvernement,  du reste, 

mais on comptait sur l’élan de Paris.

En  attendant,  chacun trouvait  du  temps pour  s’exercer  au 

tir  dans  les baraques ;  j’y  Ă©tais pour  ma part  devenue assez 

forte,  ce  que  nous  avons  pu  constater  plus  tard  aux 

compagnies de marche de la Commune.

Paris voulant se dĂ©fendre veillait lui-mĂȘme.

Le conseil  fĂ©dĂ©ral  de l’Internationale siĂ©geait Ă  la Corderie 

du Temple ;  lĂ  se rĂ©unissaient  les dĂ©lĂ©guĂ©s des clubs ;  ainsi 

fut  formĂ©  le  comitĂ© central  des  vingt  arrondissements,  qui  Ă  

son  tour  crĂ©a  dans  chaque  arrondissement  des  comitĂ©s  de 

vigilance formĂ©s d’ardents rĂ©volutionnaires.

Un  des  premiers  actes du  comitĂ© central  fut  d’exposer  au 

gouvernement la volontĂ© de Paris ; elle Ă©tait exprimĂ©e en peu 

de mots sur  une affiche rouge qui  fut dĂ©chirĂ©e dans le centre 

La Commune

103

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de  Paris,  par  les  gens  de  l’ordre,  acclamĂ©e  dans  les 

faubourgs  et  bĂȘtement  attribuĂ©e  par  le  gouvernement  Ă  des 

agents prussiens ;  c’était  chez eux  une obsession.  Voici  cette 

affiche :

LA LEVEE EN MASSE !

L’ACCÉLERATION DE L’ARMEMENT !

LE RATIONNEMENT !

Les  signataires  Ă©taient  Avrial,  Beslay,  Briosne,  Chalain, 

Combault, CamĂ©linat, Chardon, Demay, Duval, Dereure, Frankel, 

Th.  FerrĂ©,  Flourens,  Johannard,  Jaclard,  Lefrançais,  Langevin, 

Longuet,  Malon,  Oudet,  Pottier,  Pindy,  Ranvier,  RĂ©gĂšre,  Rigaud, 

Serrailler, Tridon, Theisz, Trinquet, Vaillant, Varlin, VallĂšs.

En rĂ©ponse Ă  l’affiche qui  bien rĂ©ellement Ă©tait la volontĂ© de 

Paris, des bruits de victoire se rĂ©pandirent comme sous l’Empire, 

annonçant la prochaine arrivĂ©e de l’armĂ©e de la Loire.

Ce n’était pas l’armĂ©e de la Loire qui arrivait, mais la nouvelle 

de  la  dĂ©faite  du  Bourget  et  de  la  reddition  de  Metz  par  le 

marĂ©chal Bazaine, livrant Ă  l’ennemi une place de guerre que nul 

avant  n’avait  pu  prendre,  les  forts,  les  munitions,  cent  mille 

hommes, laissant sans dĂ©fense le Nord et l’Est.

Le 4 septembre,  lorsque AndrĂ©e Leo et  moi  nous parcourions 

Paris,  une dame nous ayant  invitĂ©es Ă  monter dans sa voiture, 

nous  raconta que l’armĂ©e Ă©tait  Ă  bout de vivres,  de munitions, 

de  tout,  rĂ©pondant  d’avance  Ă   l’accusation  qui  devait  ĂȘtre 

formulĂ©e  aprĂšs  la  prise  de  Metz,  assurant  que  Bazaine  ne 

trahirait jamais. C’était sa sƓur.

La Commune

104

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Peut-ĂȘtre fut-il plus lĂąche que traĂźtre, le rĂ©sultat est identique.

Le journal 

le Combat, 

de FĂ©lix Pyat, le 27 octobre, annonçait 

la  reddition  de  Metz.  La  nouvelle,  disait-il,  venait  de  source 

certaine ;  en effet,  elle  venait  de Rochefort,  qui  imposĂ© par  la 

foule au gouvernement,  le 4 septembre,  ne pouvait  sans trahir 

garder  le  silence  et  l’avait  dit  Ă   Flourens,  commandant  des 

bataillons de Belleville.

Celui-ci  le  transmit  Ă   FĂ©lix  Pyat,  qui  le  publia  dans  le 

Combat.

AussitĂŽt,  la nouvelle fut dĂ©mentie et les presses du 

Combat 

brisĂ©es  par  les  gens  de l’ordre,  mais  chaque  instant  apportait 

des  preuves  nouvelles.  Pelletan  non  plus  n’avait  pas  gardĂ©  le 

silence sur la reddition de Metz.

Les autres membres de la dĂ©fense nationale hypnotisĂ©s par 

leur  mauvais  gĂ©nie,  le nain  Foutriquet  qui

 

rentrait  dans  Paris 

aprĂšs  avoir  prĂ©parĂ©  la  reddition  chez  tous  les  souverains  de 

l’Europe, continuaient Ă  nier, affolĂ©s entre la dĂ©faite et la marĂ©e 

populaire.

Une note parut dans le 

Journal  Officiel, 

annonçant  presque 

qu’il Ă©tait question de livrer FĂ©lix Pyat Ă  une cour martiale.

Voici cette note datĂ©e du 28 octobre 1870 :

Le  gouvernement  a  tenu  Ă   honneur  de  respecter  la 

libertĂ©  de  la  presse.  MalgrĂ©  les  inconvĂ©nients  qu’elle 

peut  quelquefois  prĂ©senter  dans  une ville assiĂ©gĂ©e,  il 

aurait pu,  au nom  du  salut  public,  la supprimer  ou la 

restreindre   ;  il  a  mieux  aimĂ©  en  rĂ©fĂ©rer  Ă   l’opinion 

La Commune

105

background image

publique  qui  est  sa  vraie  force.  C’est  Ă   elle  qu’il 

dĂ©nonce  les  lignes  odieuses  qui  suivent  et  qui  sont 

Ă©crites  dans  le Journal 

le  Combat, 

dirigĂ© par  M.  FĂ©lix 

Pyat.

« La reddition de Bazaine,  fait vrai, sĂ»r et certain  que 

le  gouvernement  de  la  dĂ©fense  nationale  retient  par 

devers  lui  comme  un  secret  d’État  et  que  nous 

dĂ©nonçons  Ă   l’indignation  de  la  France  comme  une 

haute trahison.

« Le marĂ©chal  Bazaine a  envoyĂ© un  colonel  au  roi  de 

Prusse pour traiter de la reddition de Metz et de la paix 

au  nom  de  Sa  MajestĂ©  l’empereur  NapolĂ©on   III.  (

Le 

Combat.

)

L’auteur  de  cette  infĂąme  calomnie  n’a  pas  osĂ©  faire 

connaĂźtre  son  nom,  il  a  signĂ©   : 

le  Combat. 

C’est  Ă  

coup sĂ»r  le combat de la Prusse contre la France,  car 

Ă   dĂ©faut  d’une  balle  qui  aille  au  cƓur  du  pays,  il 

dirige  contre  ceux  qui  le  dĂ©fendent  une  double 

accusation  aussi  infĂąme qu’elle est  fausse,  il  affirme 

que le gouvernement  trompe le public  en  lui  cachant 

d’importantes nouvelles  et  que  le glorieux  soldat  de 

Metz dĂ©shonore son pays par une trahison.

Nous  donnons  Ă   ces  deux  inventions  le  dĂ©menti  le 

plus net.

DĂ©noncĂ©es Ă  un  conseil  de guerre,  elles exposeraient 

leur  fabricateur  au  chĂątiment  le  plus  sĂ©vĂšre.  Nous 

croyons celui de l’opinion le plus efficace ; elle flĂ©trira 

La Commune

106

background image

comme ils le mĂ©ritent ces prĂ©tendus patriotes dont le 

mĂ©tier est de semer les dĂ©fiances en face de l’ennemi 

et  de  ruiner  par  leurs  mensonges  l’autoritĂ©  de  ceux 

qui le combattent.

Depuis  le  17  aoĂ»t  aucune  dĂ©pĂȘche  directe  du 

marĂ©chal  Bazaine  n’a  pu  franchir  les  lignes.  Mais 

nous savons que,  loin de songer Ă  la fĂ©lonie qu’on ne 

rougit  pas  de  lui  imputer,  le  marĂ©chal  n’a  cessĂ©  de 

harceler l’ennemi par de brillantes sorties.

Le gĂ©nĂ©ral  Bourbaki  a pu s’échapper,  et  ses relations 

avec  la  dĂ©lĂ©gation  de  Tours,  son  acceptation  d’un 

commandement  important  dĂ©montrent  suffisamment 

les  nouvelles  fabriquĂ©es  que  nous  livrons  Ă  

l’indignation de tous les honnĂȘtes gens.

(

Journal officiel du gouvernement, 

28 octobre 1870.)

Le  lendemain  29,  la  dĂ©claration  du  gouvernement  insĂ©rĂ©e 

dans le 

Combat 

Ă©tait suivie de cette note :

«   C’est  le  citoyen  Flourens  qui  m’a  dĂ©noncĂ©  pour  le 

salut du peuple le plan Bazaine et qui  m’a dit le tenir 

directement  du  citoyen  Rochefort,  membre  du 

gouvernement provisoire de la dĂ©fense nationale.

 FĂ©lix PYAT. 

(

Le

 

Combat

, 29 octobre 1870.)

Il  ne  s’agissait  plus  seulement  du  plan  Trochu,  dĂ©posĂ© 

suivant la chanson et suivant l’histoire aussi,  chez M

e

   Duclou, 

La Commune

107

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son  notaire,  mais  encore  du  plan  Bazaine  lequel  consistait  Ă  

lĂącher tout.

Une  dĂ©pĂȘche  officielle  affichĂ©e  Ă   Paris  le  29  octobre 

annonçait avec des prĂ©cautions infinies la prise du Bourget ; â€” 

devant  le  rapport  signĂ©  Schmidt,  les  policiers  pouvaient 

entendre  les  rĂ©flexions  des  Parisiens  peu  favorables  au 

gouvernement.

Les  imbĂ©ciles  prĂ©tendaient  que  la  dĂ©pĂȘche  Ă©tait  fausse  et 

les  gens  de  l’ordre  s’empressaient  pour  gagner  du  temps 

d’appuyer  cette opinion  insensĂ©e.  Le  30 au soir,  une nouvelle 

dĂ©pĂȘche  avouait  presque  tel  qu’il  avait  Ă©tĂ©  le  massacre  du 

Bourget.

Le lendemain matin, on lisait l’affiche suivante :

«   M.  Thiers  est  arrivĂ©  aujourd’hui  Ă   Paris   ;  il  s’est 

transportĂ©  sur-le-champ  au  ministĂšre  des  affaires 

Ă©trangĂšres, il a rendu compte au gouvernement de sa 

mission.  â€”  GrĂące  Ă   la  forte  impression  produite  en 

Europe  par  la  rĂ©sistance  de  Paris,  quatre  grandes 

puissances  neutres,  l’Angleterre,  la  Suisse,  l’Autriche 

et  l’Italie  se  sont  ralliĂ©es  Ă   une  idĂ©e commune.  Elles 

proposent  aux  belligĂ©rants  un  armistice  qui  aurait 

pour objet la convocation d’une assemblĂ©e nationale.

 Il  est  bien entendu  qu’un  tel  armistice devrait  avoir 

pour  conditions  le  ravitaillement  proportionnĂ©  Ă   sa 

durĂ©e pour le pays tout entier.

La Commune

108

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Le ministre des affaires Ă©trangĂšres chargĂ©

par intĂ©rim du ministĂšre de l’intĂ©rieur.

Jules FAVRE.

Suivait  la  nouvelle  de  la  capitulation  de  Metz  et  de 

l’abandon du Bourget.

Nous ne pouvions,  dit Jules  Favre,  dans son 

Histoire 

de  la  DĂ©fense  nationale, 

retarder  la  divulgation  des 

deux  premiĂšres  nouvelles.  L’arrivĂ©e  de  M.  Thiers 

ayant  Ă©tĂ©  annoncĂ©e,  il  fallait  dire  au  public  ce  qu’il 

allait faire Ă  Versailles.

L’évacuation  du  Bourget  avait  Ă©tĂ©  sue  Ă   Paris dĂšs le 

matin  du  30   ;  le  soir,  tout  le  monde  Ă   Paris  la 

connaissait.  L’hĂ©sitation  n’était  permise  que  pour 

Metz   ;  nous  n’avions  pas  un  rapport  officiel,  mais 

malheureusement  nous  ne  pouvions  douter.  Il  nous 

parut  que  nous  n’avions  pas  le  droit  de  garder  le 

silence.  Nous aurions donnĂ© raison aux calomnies du 

journal 

le  Combat. 

ConformĂ©ment  Ă   notre  dĂ©cision, 

l’

Officiel 

du

 

31 publiait ce qui suit :

« Le gouvernement vient d’apprendre la douloureuse 

nouvelle de la reddition de Metz. Le marĂ©chal Bazaine 

et  son  armĂ©e  ont  dĂ»  se  rendre  aprĂšs  d’hĂ©roĂŻques 

efforts  que  le  manque  de  vivres  et  de  munitions  ne 

leur  permettait  plus  de  continuer   ;  ils  sont 

prisonniers de guerre.

Cette  cruelle  issue d’une  lutte  de prĂšs  de trois  mois 

causera dans toute la France une profonde et pĂ©nible 

La Commune

109

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Ă©motion, mais elle n’abattra pas notre courage. Pleine 

de  reconnaissance  pour  les  braves  soldats,  pour  la 

gĂ©nĂ©reuse  population  qui  a  combattu  pied  Ă   pied 

pour  la  patrie,  la  ville  de  Paris  voudra  ĂȘtre  digne 

d’eux,  elle  sera  soutenue  par  leur  exemple  et  par 

l’espoir de les venger.

Enfin le rapport militaire annonçait dans les termes suivants 

le dĂ©sastre et l’abandon du Bourget.

30 octobre, une heure et demie du soir.

Le Bourget,  village en  avant  de nos lignes,  qui  avait 

Ă©tĂ©  occupĂ©  par  nos  troupes,  a  Ă©tĂ©  canonnĂ©  pendant 

toute la journĂ©e d’hier sans succĂšs pour l’ennemi.

Ce  matin  de  bonne  heure  des  masses  d’infanterie 

Ă©valuĂ©es  Ă   plus  de  dix-huit  mille  hommes  se  sont 

prĂ©sentĂ©es  de  front  avec  une  nombreuse  artillerie, 

tandis  que  d’autres  colonnes  o n t  tournĂ©  le  village 

venant de Dugny et Blanc-Mesnil.

Certain  nombre  d’hommes  qui  Ă©taient  dans  la  partie 

nord du Bourget ont  Ă©tĂ© coupĂ©s du  corps principal  et 

sont  restĂ©s  entre  les  mains  de  l’ennemi   ;  on  n’en 

connaĂźt  pas  exactement  le  nombre   ;  il  sera  prĂ©cis 

demain.

Le  village  de  Drancey  occupĂ©  depuis  24  heur e s 

seulement,  ne se trouvait plus occupĂ© Ă  sa gauche et 

le temps a manquĂ© pour le mettre en Ă©tat respectable 

de dĂ©fense.

La Commune

110

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L’évacuation  en  a  Ă©tĂ©  ordonnĂ©e  pour  ne  pas 

compromettre les troupes qui s’y trouvaient. Le village 

du  Bourget  ne  faisait  pas  partie  de  notre  systĂšme 

gĂ©nĂ©ral  de  dĂ©fense,  son  occupation  Ă©tait  d’une 

importance bien secondaire et les bruits qui  attribuent 

de la gravitĂ© aux incidents qui viennent d’ĂȘtre exposĂ©s 

sont sans gravitĂ©.

L’

Officiel 

du 31 octobre, citĂ© par Jules Favre dans le 1

er

 

volume de l’

Histoire de la DĂ©fense nationale.

C’est  avec  ces flots  d’eau  bĂ©nite  de  cour  que fut  avouĂ©e la 

catastrophe.  Des  farouches  tribuns  qui  combattaient  l’Empire, 

plus rien ne restait : ils Ă©taient entrĂ©s comme des Ă©cureuils dans 

la loge oĂč avant eux  d’autres couraient,  tournant  inutilement la 

mĂȘme roue que d’autres avaient tournĂ©e avant eux, que d’autres 

tourneront aprĂšs.

Cette  roue-lĂ   c’est  le  pouvoir  Ă©crasant  Ă©ternellement  les 

déshérités.

III

Le 31 octobre

@

La confiance est morte au fond des cƓurs farouches, 

Homme, tu mens, soleil, cieux, vous mentez ! 

Soufflez, vents de la nuit, emportez, emportez 

L’honneur et la vertu, cette sombre chimùre.

(Victor Hugo.)

La Commune

111

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Les  nouvelles  des  dĂ©faites,  l’incroyable  mystĂšre  dont  le 

gouvernement avait voulu les couvrir, la rĂ©solution de ne jamais 

se rendre et la certitude qu’on le rendait en  secret firent l’effet 

d’un  courant  glacĂ©  prĂ©cipitĂ©  dans  un  volcan  en  ignition.  On 

respirait du feu, de la fumée ardente.

Paris, qui ne voulait ni se rendre ni ĂȘtre rendu et qui en avait 

assez des mensonges officiels, se leva.

Alors comme on criait au 4 septembre :  Vive la RĂ©publique ! 

on cria au 31 octobre : Vive la Commune !

Ceux  qui  le  4  septembre  s’étaient  dirigĂ©s  sur  la  chambre 

allĂšrent  vers  l’HĂŽtel-de-Ville   ;  parfois  sur  le  chemin,  on 

rencontrait quelque troupeau moutonnier,  racontant que l’armĂ©e 

prussienne avait manquĂ© ĂȘtre coupĂ©e en deux ou trois tronçons, 

je  ne  sais  plus  par  qui   ;  ou  bien  dĂ©plorant  que  les  officiers 

français n’eussent pas connu un petit chemin qui les eĂ»t menĂ©s 

droit  au  cƓur  de l’ennemi ;  d’autres  encore ajoutaient :  Nous 

tenons  toutes  les  routes.  â€”  Les  trois  tronçons,  c’étaient  trois 

armĂ©es  allemandes  et  c’étaient  elles  qui  tenaient  toutes  les 

routes.

Quelques gobeurs entraĂźnĂ©s par  des mouchards  continuaient 

Ă   hurler  devant  les  affiches du  gouvernement  que c’étaient  de 

fausses  dĂ©pĂȘches  fabriquĂ©es  par  FĂ©lix  Pyat,  Rochefort  et 

Flourens pour apporter le trouble et l’émeute devant l’ennemi, ce 

qui  Ă©tait depuis le commencement de la guerre,  et fut  pendant 

tout le temps, qu’elle dura, la phrase consacrĂ©e pour entraver la 

rĂ©sistance et arrĂȘter tous les gĂ©nĂ©reux Ă©lans.

La Commune

112

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Les courants suivaient la marche vers l’HĂŽtel-de-Ville. Venant 

de tous les cĂŽtĂ©s, on bousculait les gobeurs et les mouchards, la 

mer humaine grossissait.

La garde nationale se massait devant la grille ;  des placards 

étaient promenés à travers la foule.

PAS D’ARMISTICE

LA COMMUNE

RESISTANCE A MORT

VIVE LA REPUBLIQUE !

La  foule  applaudissait  et  parfois,  sentant  l’ennemi,  poussait 

en clameurs formidables le cri :  A bas Thiers ! on eĂ»t dit qu’elle 

hurlait  Ă   la  mort.  Beaucoup  de  ceux  qui  avaient  Ă©tĂ©  trompĂ©s 

criaient plus fort que les autres : Trahison ! trahison !

De  premiers  dĂ©lĂ©guĂ©s  furent  Ă©conduits  avec  les  ordinaires 

serments que Paris ne serait jamais rendu.

Trochu  essaya  de  parler,  affirmant  qu’il  ne  restait  plus  qu’à 

battre et chasser les Prussiens avec le patriotisme et l’union.

On  ne  le  laissa  pas  continuer  et  toujours  comme  au  4 

septembre un seul cri montait jusqu’au ciel : La Commune ! Vive 

la Commune !

Une poussĂ©e Ă©norme prĂ©cipite les manifestants sur l’HĂŽtel-de-

Ville,  oĂč les mobiles bretons Ă©taient entassĂ©s dans les escaliers. 

Lefrançais  entre  comme  un  coin  au  milieu  d’eux  et  le  vieux 

Beslay  faisant  monter  sur  ses  Ă©paules  Lacour,  de  la  chambre 

syndicale des relieurs,  le fait passer par une petite fenĂȘtre prĂšs 

La Commune

113

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de la grande porte, des volontaires de Tibaldi  s’y prĂ©cipitent, la 

porte est ouverte et engloutit la foule tant qu’elle y peut tenir.

Autour  de la table, dans la grande salle Ă©taient Trochu,  Jules 

Favre,  Jules  Simon,  Ă   qui  sĂ©vĂšrement  des  hommes  du  peuple 

demandaient compte de la lùcheté du gouvernement.

Trochu,  par  phrases  interrompues  de  cris indignĂ©s,  expliqua 

qu’il avait Ă©tĂ© avantageux pour la France d’abandonner les places 

prises  la  veille  par  l’armĂ©e  allemande,  Ă©tant  donnĂ©  les 

circonstances !

L’entĂȘtĂ© breton continuait quand mĂȘme, lorsque tout Ă  coup il 

pĂąlit ; on venait de lui passer un papier sur lequel Ă©taient Ă©crites 

les volontés populaires.

Déchéance du gouvernement.

La Commune.

RĂ©sistance Ă  mort.

Pas d’amnistie.

C’est la fin de la France ! dit Trochu profondĂ©ment convaincu.

Il  comprenait  enfin  ce  que  depuis  plusieurs  heures  on  ne 

cessait  de  lui  rĂ©pĂ©ter,  la  dĂ©chĂ©ance  du  gouvernement  de  la 

défense nationale.

A  ce moment,  Trochu dĂ©tacha une dĂ©coration  qu’il  portait et 

la passa Ă  un officier des mobiles bretons.

— Ceci est un signal ! s’écria Cipriani, le compagnon de 

Flourens.

La Commune

114

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Se  sentant  devinĂ©,  Trochu  regarda  autour  de  lui  oĂč  les 

rĂ©actionnaires  en  grand  nombre  commençaient  Ă   se  glisser,  il 

parut se rassurer.

Les  membres  du  gouvernement  se retirĂšrent  pour  dĂ©libĂ©rer 

et,  sur  leur  demande,  Rochefort  consentit  Ă   annoncer  la 

nomination de la Commune, car  personne ne les croyait plus,  il 

se mit Ă  l’une des fenĂȘtres de l’HĂŽtel-de-Ville,  fit part Ă  la foule 

de  la promesse du  gouvernement,  dĂ©posa  sa  dĂ©mission  sur  la 

table  et  fut  emmenĂ©  par  des  rĂ©volutionnaires  Ă   Belleville  oĂč, 

disaient-ils, on le demandait.

Autour de Trochu se rangeaient les Bretons, comme lui, naĂŻfs 

et  tĂȘtus,  le gardant,  ainsi  qu’ils auraient  fait d’une Notre-Dame 

dans  les  landes  d’Armorique ;  ils  attendaient  ses  ordres,  mais 

Trochu n’en donna pas.

Pendant  ce  temps,  quelques  membres  du  gouvernement, 

escomptant  la  bonne  foi  de  Flourens et  des gardes  nationaux, 

sortirent sous divers prĂ©textes et mirent  pour  trahir le temps Ă  

profit.

Picard faisait battre le rappel et le 106

e

  bataillon de la garde 

nationale  composĂ©  entiĂšrement  de  rĂ©actionnaires,  vint  sous  la 

conduite  d’Ibos,  dont  le  courage  Ă©tait  digne  d’une  meilleure 

cause,  se ranger  Ă   la grille de l’HĂŽtel-de-Ville.  Le 106

e

  criant : 

Vive la Commune ! on le laissa entrer.

BientĂŽt 40.000 hommes entourĂšrent l’HĂŽtel-de-Ville et Â« pour 

Ă©viter un conflit Â», dit Jules Ferry, les 

conventions Ă©tant faites 

les 

compagnies de Flourens devaient se retirer.

La Commune

115

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Moins  naĂŻf  que les  autres,  le capitaine Greffier,  avait  arrĂȘtĂ© 

Ibos,  mais  Trochu,  Jules  Favre  et  Jules  Ferry  donnant  de 

nouveau 

leur parole 

de la 

nomination 

de la 

Commune 

promirent 

en  outre  que  la  libertĂ©  serait  garantie  Ă   tous, 

quelle  que  fĂ»t 

l’issue

 

des événements.

Les  membres  du  gouvernement  restĂ©s  Ă   l’HĂŽtel-de-Ville  se 

groupĂšrent  dans  l’embrasure  d’une  fenĂȘtre  d’oĂč  l’on  voyait 

rangés les hommes du 106

e

 bataillon.

MilliĂšre  Ă   ce  moment  ayant  l’idĂ©e  d’une  trahison  probable, 

voulait  faire  appel  aux  gardes  nationaux  des  faubourgs,  mais 

Flourens refusa, disant que c’était une dĂ©fiance inutile,  la parole 

Ă©tant  donnĂ©e.  â€”  MilliĂšre  se  rangeant  Ă   son  avis,  renvoya  son 

bataillon qui Ă©tait venu se ranger sur la grĂšve.

La  foule  s’était  calmĂ©e  devant  l’affiche  qu’on  placardait 

annonçant  la  nomination  de  la  Commune  par  voie  d’élection ; 

ceux  qui  confiants  rentrĂšrent  chez  eux  apprirent  le  lendemain 

avec stupeur la nouvelle trahison du gouvernement.

Ferry,  qui  Ă©tait  allĂ©  rejoindre  Picard,  revint  Ă   la  tĂȘte  de 

colonnes nombreuses qui se rangĂšrent en bataille.

En  mĂȘme  temps,  par  le  souterrain  qui  allait  de  la  caserne 

NapolĂ©on  Ă   l’HĂŽtel-de-Ville  arrivaient  de  nouveaux  renforts  de 

mobiles bretons. — Trochu l’avait dit, ils allaient :

Monsieur de Charette a dit Ă  ceux de chez nous :

Venez tous ;

Il faut combattre les loups.

Le  gaz  ayant  Ă©tĂ©  Ă©teint  pour  le  guet-apens,  les  Bretons, 

baĂŻonnette en  avant,  se glissaient  par  le souterrain,  tandis  que 

La Commune

116

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les bataillons de l’ordre conduits par Jules Ferry  entraient par la 

grille.

Blanqui  ne se doutant pas qu’on pouvait manquer  ainsi  Ă  sa 

parole,  fit  remettre  Ă   Constant  Martin  l’ordre  d’installer  Ă   la 

mairie du  1

e

r

 

arrondissement  le docteur  Pilot  en  remplacement 

du maire Tenaille-Saligny. A la porte de la mairie un soldat croise 

la  baĂŻonnette,  Constant Martin  relĂšve le fusil  et entre avec  ses 

amis.  A  la  salle  du  conseil,  MĂ©line  Ă©pouvantĂ©  va  chercher  le 

maire non moins Ă©pouvantĂ© ; il remet les sceaux et le coffre-fort 

aux  envoyĂ©s  de Blanqui.  Mais  le soir  la mairie Ă©tait  reprise.  â€” 

Flourens Ă©tait  sorti  avec  le  vieux  Tamisier  entre  deux  haies de 

soldats   ;  Blanqui  et  MilliĂšre  sortirent  Ă©galement,  le 

gouvernement  n’osant  pas  d’abord  montrer  son  mĂ©pris  de  la 

parole  donnĂ©e ;  â€”  le soir  mĂȘme  du  31  octobre avait  lieu  Ă  la 

Bourse une rĂ©union des officiers de la garde nationale Ă  propos 

des événements des trois derniers jours.

Comme on criait du dehors : Tous les officiers Ă  leurs postes, 

un  homme  tenant  une  affiche  blanche  s’élança  au  bureau,  la 

gĂ©nĂ©rale  battait  dans  Paris   ;  l’affiche,  c’était  le  dĂ©cret  de 

convocation pour le lendemain afin de nommer la Commune !

— Vive  la  Commune   !  criĂšrent  les  gardes  nationaux 

prĂ©sents. 

— Mieux  eĂ»t  valu,  dit  une  voix,  la  Commune 

révolutionnaire nommée par la foule.

—  Qu’importe   !  s’écria  Rochebrune,  pourvu  qu’elle 

laisse Paris se dĂ©fendre de l’envahissement.

La Commune

117

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Il  Ă©mit  alors  cette  idĂ©e,  la  mĂȘme  que  Lullier  proposait 

quelques semaines auparavant,  que Paris investi  n’aurait jamais 

sur un seul point de l’enceinte, que quelques milliers d’hommes, 

dont une sortie de deux cent mille pouvait et devait avoir raison.

Des  acclamations  s’élĂšvent,  on  veut  nommer  Rochebrune 

gĂ©nĂ©ral de la garde nationale mais il s’écrie :

— La Commune d’abord !

Alors un nouveau venu s’élance Ă  la tribune,  il raconte que le 

106

e

  bataillon a dĂ©livrĂ© le gouvernement,  que l’affiche a menti, 

que la dĂ©fense nationale a menti, que plus que jamais le plan de 

Trochu  rĂ©glait  la  marche  et  l’ordre  des  dĂ©faites  et  que  Paris 

devait  plus  que  jamais  veiller  lui-mĂȘme  Ă   n’ĂȘtre  pas  livrĂ©.  On 

crie : Vive la Commune !

Un gros homme qui attend on ne sait pourquoi sur la place se 

mĂȘle aux gardes nationaux et cherche Ă  exprimer son opinion :

—  Il  faut  toujours  des  chefs,  dit-il,  il  faut  toujours  un 

gouvernement pour vous mener.

Ce doit ĂȘtre un orateur de la rĂ©action, on a bien autre chose Ă  

faire que de l’écouter.

Oui. L’affiche avait menti, le gouvernement avait menti.

Paris ne nommait pas sa Commune.

Tous ceux  qui  la veille avaient Ă©tĂ© acclamĂ©s Ă©taient  dĂ©crĂ©tĂ©s 

d’accusation : Blanqui, MilliĂšre, Flourens, Jaclard, Vermorel, FĂ©lix 

Pyat,  Lefrançais,  Eudes,  Levrault,  Tridon,  Ranvier,  Razoua, 

Tibaldi,  Goupil,  Pillot,  Vesinier,  RĂ©gĂšre,  Cyrille,  Maurice  Joly, 

EugĂšne Chatelain.

La Commune

118

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Quelques-uns  dĂ©jĂ   Ă©taient  prisonniers.  FĂ©lix  Pyat,  VĂ©sinier, 

Vermorel,  Tibaldi,  Lefrançais,  Goupil,  Tridon,  Ranvier,  Jaclard, 

BaĂŒer Ă©taient dĂ©jĂ  arrĂȘtĂ©s ; les prisons s’emplissaient contenant 

parmi  les rĂ©volutionnaires bon nombre de pauvres gens arrĂȘtĂ©s 

comme toujours  par  mĂ©prise,  et  qui  n’avaient  rien  fait,  â€”  ces 

tristes  figurants  ne  manquent  jamais  dans toutes  les rĂ©voltes. 

Quelques-uns y apprennent pourquoi il y a des révoltés.

L’affaire  du  31  octobre  fut  ainsi  libellĂ©e  par  les  juges  au 

service de la défense nationale.

Un  attentat,  dont  le but  Ă©tait  d’exciter  Ă  la guerre civile en 

armant  les  citoyens  les  uns  contre  les  autres   ;  comprenant 

séquestration arbitraire et menaces sous conditions.

L’Empire  va-t-il  donc  revenir   ?  disaient  les  naĂŻfs.  Il  n’était 

jamais disparu ses lois n’ont pas cessĂ© encore d’exister, elles se 

sont aggravĂ©es mĂȘme, mais le recul des flots rend plus terribles 

les tempĂȘtes.

Les juges chargĂ©s du dossier du 31 octobre Ă©taient Quesenet, 

ancien juge de l’Empire, Henri Didier procureur de la RĂ©publique.

Leblond  procureur  gĂ©nĂ©ral,  (ce  mĂȘme  Leblond  qui  avait 

dĂ©fendu l’un des accusĂ©s de la haute cour de Blois, il se rĂ©cusa 

presque, il est vrai, disant qu’il n’était que le mandataire de Jules 

Favre et d’Emmanuel Arago).

Edmond  Adam,  prĂ©fet  de  police,  donna  sa  dĂ©mission,  ne 

voulant pas opérer les arrestations qui lui étaient ordonnées.

A  l’HĂŽtel-de-Ville,  les mobiles bretons,  leurs yeux bleus fixĂ©s 

dans  le  vague,  se demandaient  si  M.  Trochu  ne dĂ©barrasserait 

La Commune

119

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pas  bientĂŽt  la  France  des  criminels  qui  y  causaient  tant  de 

dĂ©sastre afin qu’il leur fĂ»t permis de revoir la mer, les rochers de 

granit  durs  comme  leurs  crĂąnes,  les  landes  oĂč  s’ébattent  les 

poulpiquets et de danser  aux pardons les jours oĂč armor est en 

fĂȘte.

IV

Du 31 octobre au 22 janvier

@

Les voilĂ  revĂȘtus du linceul de l’empire,

S’y ensevelissant et la France avec eux,

Et le nain foutriquet, le gnome fatidique 

Cousant le voile horrible avec ses doigts hideux.

(L. M. 

Les Spectres.

)

Oui,  c’était  bien l’Empire !  les prisons pleines,  la peur et les 

dĂ©lations Ă  l’ordre du jour, les dĂ©faites changĂ©es en victoires sur 

les affiches.

Les sorties refusĂ©es ; le nom du vieux Blanqui secouĂ© comme 

un Ă©pouvantail devant la bĂȘtise humaine.

Les gĂ©nĂ©raux, si lents devant l’invasion, se hĂątant de menacer 

la foule.

Juin  et  dĂ©cembre Ă  l’horizon,  plus Ă©pouvantables que par  le 

passé.

Jules Favre,  qu’on ne peut accuser  de forcer  le tableau dans 

des vues rĂ©volutionnaires,  raconte ainsi  la situation vis-Ă -vis de 

l’armĂ©e.

La Commune

120

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Le gĂ©nĂ©ral  Ducrot  qui  occupait (le 31 octobre)  la porte 

Maillot,  apprenant  l’échec  du  gouvernement  n’attendit 

pas  les  ordres ;  il  fit  prendre  les  armes  Ă   sa  troupe, 

atteler ses canons et se mit en marche vers Paris ; il ne 

rétrograda que quand ce fut fini.

Ducrot pour cette fois n’était pas en retard, aussi il  s’agissait 

de la foule.

Jules  Favre,  dans  le mĂȘme  livre,  dit  Ă   propos  de la  thĂ©orie 

soutenue  par  Trochu  Ă   propos  des  places  abandonnĂ©es  par 

l’armĂ©e.

—  Quant  Ă   la  perte  du  Bourget,  le  gĂ©nĂ©ral  dĂ©clara 

qu’elle  n’avait 

aucune  signification

 

militaire 

et  que  la 

population de Paris s’en  Ă©tait 

Ă©mue  fort mal  Ă   propos. 

L’occupation  du  village  avait  eu  lieu  sans  ordre  et 

contrairement 

au 

systĂšme  gĂ©nĂ©ral  arrĂȘtĂ© 

par  le 

gouvernement  de  Paris et  le comitĂ© de la dĂ©fense :  il 

aurait 

toujours 

fallu se retirer.

(Jules FAVRE, 

Le Gouvernement

de la DĂ©fense nationale, 

1

er

 volume.)

C’était  bien  le  mĂȘme  Jules  Favre qui  sous  l’Empire  avait  dit 

audacieusement   :  Ce  procĂšs  peut  ĂȘtre  regardĂ©  comme  un 

fragment d’un miroir brisĂ© oĂč le pays peut se voir tout entier â€” 

(il  s’agissait  des  corruptions  du  rĂ©gime  impĂ©rial)   ;  mais  nul 

homme ne rĂ©siste au pouvoir, il faut qu’il tombe.

La RĂ©publique  de  septembre en  Ă©tait  aux  plĂ©biscites.  â€”  Or, 

tout  plĂ©biscite,  grĂące  Ă   l’apeurement,  Ă   l’ignorance,  donne 

La Commune

121

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toujours  la  majoritĂ©  contre  le  droit,  c’est-Ă -dire  au 

gouvernement qui l’invoque.

Les  soldats,  les  marins,  les  rĂ©fugiĂ©s  des  environs  de  Paris 

votĂšrent militairement et peut-ĂȘtre on ajouta les trois cent mille 

Parisiens  qui  s’abstinrent  de  sorte  que  la  dĂ©fense  nationale 

compta 321.373 oui.

Les bruits de victoires ne cessaient  pas. Le gĂ©nĂ©ral Cambriel 

avait accompli tant d’exploits qu’on ne croyait pas à un seul.

La lĂ©gende courait que les malfaiteurs du 31 octobre avaient 

emportĂ© de l’HĂŽtel-de-Ville l’argenterie et les sceaux de l’État.

AprĂšs le plĂ©biscite du 3 novembre, le gouvernement annonça 

qu’il  allait  remplir  ses  promesses  et  procĂ©der  Ă   des  Ă©lections 

municipales.

Pendant  ce  temps,  les  prĂ©venus  du  31  octobre  Ă©taient 

toujours en prison,  mais lorsqu’ils comparurent trois mois aprĂšs 

devant  un  conseil  de  guerre,  il  fallut  acquitter  tous  ceux  qui 

Ă©taient prĂ©sents ; l’accusation leur  ayant reprochĂ© Â« d’avoir  Ă©tĂ© 

les  adversaires  de  l’Empire   Â»  puisqu’on  se  prĂ©tendait  en 

RĂ©publique  l’accusation  tombait  d’elle-mĂȘme.  Constant  Martin 

avait Ă©tĂ© oubliĂ© cette fois-ci, on devait se rattraper vingt-six ans 

aprĂšs.

Une  partie  de  ceux  qui  avaient  Ă©tĂ©  inculpĂ©s  furent  Ă©lus 

comme  protestation  dans  les  diverses  mairies  de  Paris,  les 

maires et adjoints républicains furent réélus.

Il y eut diverses mairies, comme maires ou adjoints : Rancier, 

Flourens,  Lefrançais,  Dereure,  Jaclard,  MilliĂšre,  Malon,  Poirier, 

La Commune

122

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HĂ©ligon,  Tolain,  Murat,  Clemenceau,  Lafont.  (Ranvier,  Flourens, 

Lefrançais, MilliÚre, Jaclard, étaient toujours prisonniers.)

Montmartre,  mairie,  comitĂ©s  de  vigilance,  clubs,  habitants 

Ă©taient, avec Belleville, l’épouvantail des gens de l’ordre.

On  avait  l’habitude dans  les  quartiers  populaires  de ne  pas 

trop s’inquiĂ©ter  des gouvernants ; la meneuse c’était la libertĂ© ; 

elle ne capitulerait pas.

Aux  comitĂ©s  de  vigilance  se  rĂ©unissaient  les  hommes 

absolument dĂ©vouĂ©s Ă  la rĂ©volution, promis d’avance Ă  la mort ; 

lĂ  se retrempaient les courages.

On  s’y  sentait  libres,  regardant  Ă   la  fois  le passĂ© sans trop 

copier 93, et l’avenir sans craindre l’inconnu.

On  y  venait par  attirance ayant les caractĂšres s’harmonisant 

ensemble,  les enthousiastes  et  les sceptiques,  fanatiques  tous, 

de la révolution, la voulant belle, idéalement grande !

Une fois rĂ©unis au 41 de la ChaussĂ©e Clignancourt, oĂč l’on se 

chauffait  plus  souvent  du  feu  de  l’idĂ©e  que  de  bĂ»ches  ou  de 

charbon,  ne  jetant  que  dans  les  grandes  occasions  un 

dictionnaire ou une chaise dans  la cheminĂ©e quand on recevait 

quelque délégué, on avait peine à en sortir.

Vers cinq ou six heures du soir, tous arrivaient, on rĂ©sumait le 

travail  fait  dans  la  journĂ©e,  celui  Ă   faire,  le  lendemain   ;  on 

causait et arrachant jusqu’à la derniĂšre minute, chacun partait Ă  

huit heures Ă  son club respectif.

Parfois on allait plusieurs ensemble tomber dans quelque club 

réactionnaire, faire de la propagande républicaine.

La Commune

123

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Au  comitĂ©  de  vigilance  de  Montmartre  et  Ă   la  Patrie  en 

danger,  j’ai  passĂ© mes plus belles heures du siĂšge ;  on y vivait 

un peu en avant, avec une joie de se sentir dans son Ă©lĂ©ment au 

milieu de la lutte intense pour la liberté.

Plusieurs clubs  Ă©taient  prĂ©sidĂ©s par  des membres du comitĂ© 

de vigilance, celui de la Reine-Blanche l’était par Burlot, un autre 

par  Avronsart,  celui  de  la  salle  Perot  par  FerrĂ©  et  celui  de  la 

justice de paix par moi ; on nommait ces deux derniers, clubs de 

la  RĂ©volution  Â«   district  des  Grandes  CarriĂšres   Â»,  appellation 

particuliĂšrement  dĂ©sagrĂ©able  aux  gens  qui  s’imaginaient  y  voir 

passer 93.

Le  mot 

prĂ©sider 

ne  s’entendait  pas  alors,  par  une  fonction 

honorifique,  mais par  l’acceptation devant  le gouvernement,  de 

la  responsabilitĂ©,  ce  qui  se  traduisait  par  la  prison,  et  par  le 

devoir  de  rester  Ă   son  poste  en  maintenant  la  libertĂ©  de  la 

rĂ©union  malgrĂ©  les  bataillons  rĂ©actionnaires  qui  venaient 

jusqu’au bureau menacer et injurier les orateurs.

Je  dĂ©posais  d’ordinaire  prĂšs  de  moi  sur  le  bureau  un  petit 

vieux  pistolet  sans  chien,  qui  habilement  placĂ© et  saisi  au bon 

moment  arrĂȘta  souvent  les  gens  de  l’ordre,  qui  arrivaient, 

frappant à terre leurs fusils ornés de la baïonnette.

Les  clubs  du  quartier  Latin,  ceux  des  arrondissements 

populaires Ă©taient d’accord.

Un  jeune  homme  disait,  le  13  janvier,  rue  d’Arras   :  Â«   La 

situation  est  dĂ©sespĂ©rĂ©e,  mais  la  Commune  fera  appel  au 

courage, Ă  la science, Ă  l’énergie, Ă  la jeunesse ; elle repoussera 

les  Prussiens  avec  une  indomptable  Ă©nergie,  mais  qu’ils 

La Commune

124

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acceptent  la  RĂ©publique sociale  nous  leur  tendrons  la  main  et 

nous marquerons l’ùre du bonheur des peuples. »

MalgrĂ© l’insistance de Paris Ă  rĂ©clamer des sorties, ce fut le 19 

janvier  seulement  que  le  gouvernement  consentit  Ă   laisser  la 

garde nationale tenter de reprendre Montretout et Buzenval.

D’abord  les  places  furent  emportĂ©es,  mais  les  hommes 

entrant  jusqu’aux  chevilles  dans  la boue  dĂ©trempĂ©e  ne  purent 

monter les piĂšces sur les collines, il fallut se replier.

LĂ   restĂšrent  par  centaines,  jetant  bravement  leur  vie,  des 

gardes nationaux,  hommes du peuple,  artistes, jeunes gens ; la 

terre but  le sang de cette premiĂšre hĂ©catombe parisienne,  elle 

en devait ĂȘtre saturĂ©e.

Laissons raconter Ă  Cipriani, qui faisait partie du 19

e

 rĂ©giment 

commandé par Rochebrune, la bataille de Montretout :

Nous quittĂąmes Paris,  dit-il,  dans la matinĂ©e du  18,  le 

soir, nous campions aux environs de Montretout.

Le 19,  Ă  cinq heures du  matin,  aprĂšs avoir  mangĂ© un 

morceau  de  pain  et  bu  un  verre  de  vin,  nous  nous 

mĂźmes  en  marche  pour  le  champ  de  bataille   ;  Ă   7 

heures nous entrions en ligne.

On se battait déjà depuis deux heures.

Rochebrune  s’avance  rapidement  au  plus  fort  du 

combat,  un  bataillon commandĂ© par  de Boulen resta Ă  

la ferme de la Fouilleuse, deux compagnies prirent place 

au  pavillon de Chayne ;  le reste du rĂ©giment  se porta 

hardiment  en  premiĂšre  ligne.  On  se  battit  encore 

La Commune

125

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pendant  deux  heures.  Alors  Rochebrune  se  tournant 

vers moi, me dit :

— Allez chercher le bataillon restĂ© Ă  la Fouilleuse.

ArrivĂ© Ă  cet endroit, je communiquai l’ordre au major de 

Boulen.

—  Il  me  faut,  rĂ©pondit-il,  un  ordre  du  major 

commandant pour marcher.

— Comment, lui dis-je, votre colonel le demande, parce 

que le combat l’exige et vous refusez.

— Je ne puis, dit-il.

Je dus porter cette lĂąche rĂ©ponse Ă  Rochebrune qui en 

l’entendant  se mordit les mains  de rage en s’écriant : 

Trahison  partout,  et  montant  debout  sur  le  mur  qui 

fermait de ce cĂŽtĂ©,  il  commanda de le suivre.  Mais en 

mĂȘme temps il tombait frappĂ© mortellement.

J’ai pris part Ă  quelques batailles,  mais dans aucune je 

n’ai vu de soldats se trouver en si  grande perdition que 

les  braves gardes nationaux  dans  cette journĂ©e du  19 

janvier.

Ils Ă©taient  mitraillĂ©s en face par  les Prussiens,  derriĂšre 

par  le  Mont-ValĂ©rien  qui  envoyait  ses  obus  sur  nous, 

croyant  viser  l’armĂ©e  ennemie.  LĂ   s’était  renfermĂ©  le 

fameux gouverneur de Paris qui ne se rend pas ;  sur la 

droite  nous  Ă©tions  mitraillĂ©s  encore  par  une  batterie 

française,  placĂ©e Ă  Rueil qui trouvait le moyen de nous 

prendre pour les Prussiens.

La Commune

126

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MalgrĂ© cela, pas un ne bougeait de sa place et ceux qui 

avaient  Ă©puisĂ©  leurs  cartouches  prenaient  celles  des 

morts.

A  quatre heures de l’aprĂšs-midi,  comme on combattait 

depuis neuf heures, arriva un ordre de Ducrot de battre 

en retraite.

Nous  refusĂąmes,  continuant  la  fusillade  jusqu’à  dix 

heures du soir. Nous aurions pu continuer  toujours, car 

les premiers qui avaient dĂ©jĂ  pliĂ© bagage n’avaient nulle 

envie de nous surprendre.  Donc  ce 19  janvier,  sans la 

trahison  ou  l’imbĂ©cillitĂ©, 

la  trouĂ©e  Ă©tait  faite,  Paris 

dégagé, la France délivrée.

Trochu,  Ducrot,  Vinoy  et 

tutti  quanti 

ne l’ont pas voulu 

—  la  RĂ©publique  victorieuse  eĂ»t  refoulĂ©  loin  dans  le 

passĂ©  les  espĂ©rances  de  l’Empire  et  prouvĂ©  Ă   jamais 

l’incapacitĂ© des gĂ©nĂ©raux de NapolĂ©on III ; il fallait pour 

une  Restauration  impĂ©riale que  la  RĂ©publique sombrĂąt 

et c’est ce qui fut tentĂ©.

Pendant  tout  le  temps  que  dura  la  bataille  de 

Montretout,  je  vis  Ducrot  cachĂ©  derriĂšre  un  mur,  un 

prĂȘtre Ă  son cĂŽtĂ©, et devant eux Ă©tendu Ă  leurs pieds un 

nĂšgre  qui  avait  eu  la  tĂȘte  emportĂ©e  par  un  obus  du 

Mont-Valérien.

Cette bataille coĂ»ta la vie Ă  quelques milliers d’hommes.

La Commune

127

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Vers onze heures du soir, les dĂ©bris du 19

e

 rĂ©giment se 

mettaient  en  marche  sur  Paris  pour  l’enterrement  de 

Rochebrune.

La nouvelle de la  dĂ©faite de Montretout  avait agitĂ© les 

Parisiens Ă  un tel point que le vaillant Trochu n’osa plus 

s’y montrer ; Vinoy prit sa place.

Le  lendemain  20  janvier,  nous  fĂ»mes  convoquĂ©s 

Boulevard Richard Le Noir, pour assister  aux funĂ©railles 

de notre pauvre ami Rochebrune.

Partout on entendait  dire qu’il  fallait se dĂ©barrasser de 

ceux qui avaient trahi jusqu’à ce jour.

On  parlait  de s’emparer du corps de Rochebrune et de 

marcher Ă  l’HĂŽtel-de-Ville. Le temps avait manquĂ© pour 

avertir  les  membres  de  la  lĂ©gion  garibaldienne,  de  la 

ligue  rĂ©publicaine  et  de  l’Internationale,  dissĂ©minĂ©s 

dans  tous  les  bataillons  de  la  garde  nationale   ;  une 

poignĂ©e  d’hommes  rĂ©solus  se  trouvaient  au  rendez-

vous,  mais poignĂ©e d’autant  plus insuffisante que ceux 

en qui la foule avait confiance se trouvaient en prison.

L’enterrement de Rochebrune se passa donc sans aucun 

incident,  si  ce  n’est  que  je  vis  de  Boulen,  lequel 

m’apercevant  voulut  me  donner  une poignĂ©e  de  main 

en m’appelant un brave, je refusai en lui rĂ©pondant :

— Cela se peut, mais vous ne pouvez pas le savoir, car 

vous vous ĂȘtes cachĂ© ; vous ĂȘtes un traĂźtre.

La Commune

128

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Pour  en  finir  avec  ce  misĂ©rable,  je dirai  que  quelques 

jours aprĂšs je le rencontrai de nouveau ;  Ă  ma grande 

stupĂ©faction  je le vis dĂ©corĂ© de la lĂ©gion d’honneur  et 

colonel : c’était le prix de sa trahison.

Un  autre  aussi  fut  dĂ©corĂ©  c’est  le  capitaine  D...  qui 

n’avait pas paru tout le temps de la bataille.

VoilĂ  les deux seuls fuyards que j’aie vus Ă  Montretout, 

ils furent faits chevaliers de la lĂ©gion d’honneur.

 Amilcare CIPRIANI.

A Montretout fut tuĂ©,  entre autres,  Gustave Lambert qui  peu 

de temps avant la guerre organisait une expĂ©dition pour le pĂŽle 

nord par le détroit de Béering.

On  s’occupa beaucoup  ces annĂ©es-lĂ  des pĂŽles ;  il  avait  Ă©tĂ© 

question aussi en 70 de la tenter en ballon.

Cette mĂȘme annĂ©e 70-71, les explorateurs Ă©taient au nombre 

de trois, chacun par un chemin diffĂ©rent ; il y avait un AmĂ©ricain, 

un Anglais, un Français.

Ce  dernier  seul,  qui  Ă©tait  Lambert,  ne  partit  pas.  Ces 

passionnantes  expĂ©ditions  trouvaient  parmi  nous  des 

enthousiastes.

Aujourd’hui  semblables  voyages  se  prĂ©parent,  les 

explorateurs  sont  trois  Ă©galement   :  un  AmĂ©ricain,  Peary,  un 

Anglais, Jakson.

Un Norvégien, Jansen.

La Commune

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Un autre NorvĂ©gien, Nansen, de retour en ce moment raconte 

son voyage sur l’indestructible navire 

Le Fram.

Et comme il  y  a  vingt-cinq  ans,  grand  nombre d’entre nous 

songent au temps ardemment dĂ©sirĂ© oĂč dans la grande paix de 

l’humanitĂ© la terre sera connue,  la science familiĂšre Ă  tous,  oĂč 

des flottes traverseront l’air et glisseront sous les flots, parmi les 

coraux, les forĂȘts sous-marines qui recouvrent tant d’épaves, oĂč 

les  Ă©lĂ©ments  seront  domptĂ©s,  l’ñpre nature adoucie pour  l’ĂȘtre 

conscient et libre qui nous succédera.

Souvent,  au fond de  ma  pensĂ©e passa  l’appel  des  noms au 

club  de  la  rĂ©volution â€”  c’est  l’appel  des spectres,  mais voir  le 

progrĂšs Ă©ternel c’est en quelques heures vivre Ă©ternellement.

V

Le 22 janvier

@

Les trĂŽneurs aiguisent leur glaive

Et charpentent leurs Ă©chafauds, 

Bonhomme, 

Bonhomme,

Aiguise bien ta faux.

(DEREU, 

Chanson

 

du

 

bonhomme.

)

Le  soir  du  21  janvier,  les  dĂ©lĂ©guĂ©s  de  tous  les  clubs  se 

rĂ©unirent Ă  la Reine-Blanche,  Ă  Montmartre afin de prendre une 

rĂ©solution suprĂȘme avant que la dĂ©faite fĂ»t consommĂ©e.

Les  compagnies  de  la  garde  nationale,  de  retour  de 

l’enterrement  de  Rochebrune  se  rendirent  Ă   la  Reine-Blanche, 

ayant  criĂ©  sur  tout  le  parcours   :  DĂ©chĂ©ance   !  Les  gardes 

La Commune

130

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nationaux  du  faubourg  convinrent  de  se  trouver  en  armes  le 

lendemain à midi, place de l’Hîtel-de-Ville.

Les femmes devaient  les accompagner  pour  protester  contre 

le  dernier  rationnement  du  pain.  On  voulait  bien  le  supporter, 

mais il fallait que ce fût pour la délivrance.

En  fait  de  protestations  je  rĂ©solus  de  prendre  mon  fusil 

comme les camarades.

La mesure Ă©tant comble des lĂąchetĂ©s et des hontes, il n’y eut 

pas d’opposants au rendez-vous du lendemain pour une mise en 

demeure du gouvernement.

Il  n’y  a  plus  de  pain,  avait-il  Ă©tĂ©  dĂ©clarĂ©,  que  jusqu’au  4 

fĂ©vrier ;  mais  on  ne  se  rendra  pas,  dĂ»t-on  mourir  de  faim  ou 

s’ensevelir sous les ruines de Paris.

Les dĂ©lĂ©guĂ©s des Batignolles promirent de ramener avec  eux 

le  maire  et  les  adjoints  Ă   l’HĂŽtel-de-Ville  revĂȘtus  de  leurs 

insignes.

Ceux  de  Montmartre  se  rendirent  de  suite  Ă   leur  mairie. 

Clemenceau Ă©tant absent, les adjoints promirent et s’y rendirent 

en effet.

Une entente gĂ©nĂ©rale eut lieu entre les comitĂ©s de vigilance, 

les délégués des clubs et la garde nationale.

La séance fut levée aux cris de : Vive la Commune.

Dans l’aprĂšs-midi du 21 janvier, Henri Place, connu alors sous 

son  pseudonyme  de  Varlet,  Cipriani  et  plusieurs  du  groupe 

blanquiste  se  rendirent  Ă   la  prison  de  Mazas,  oĂč  Greffier 

demanda Ă  voir un gardien qu’il avait connu Ă©tant prisonnier.

La Commune

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On le laissa passer avec ceux qui l’accompagnaient il observa 

alors qu’il y avait un seul factionnaire Ă  la grande porte d’entrĂ©e.

A droite de cette porte en Ă©tait une autre plus petite et vitrĂ©e, 

oĂč se tenait jour  et nuit un gardien et par laquelle on pĂ©nĂ©trait 

dans la prison.

En  face,  un  corps  de  garde  oĂč  couchaient  des  gardes 

nationaux de l’ordre : c’était un poste. ArrivĂ©s au rond-point, en 

causant avec le gardien d’un air indiffĂ©rent, il lui demanda oĂč se 

trouvait le vieux.  On appelait ainsi par amitiĂ© Gustave Flourens, 

comme depuis longtemps Blanqui, lui, vieux réellement.

Couloir B, cellule 9, répondit naïvement le gardien.

En effet,  Ă  droite du rond-point,  ils virent un couloir dĂ©signĂ© 

par la lettre B.

On  causa  d’autre  chose  et,  quand  ils  eurent  vu  tout  ce qui 

leur était nécessaire de savoir, ils sortirent.

Le  soir  Ă   dix  heures,  rue  des  Couronnes,  Ă   Belleville,  ils 

trouvÚrent au rendez-vous soixante-quinze hommes armés.

La petite troupe  ayant  le mot  d’ordre  s’improvisa patrouille, 

rĂ©pondant  aux  autres patrouilles qui  auraient  pu  les rencontrer 

dans leur  entreprise.  Un caporal avec  deux  hommes vinrent les 

reconnaĂźtre et, satisfaits, les laissĂšrent passer.

Le  coup  de  main  ne  pouvait  rĂ©ussir  que  trĂšs  rapidement 

exécuté.

Les  premiers  douze  hommes  devaient  dĂ©sarmer  le 

factionnaire,  les  quatre  suivants  s’emparer  du  gardien  de  la 

petite porte vitrée.

La Commune

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Trente autres devaient  se prĂ©cipiter  dans le corps de garde, 

se mettre entre le rĂątelier  aux  fusils  et  le lit  de camp  oĂč  Ă©tait 

couchĂ© la garde et la mettre en joue pour l’empĂȘcher de faire le 

moindre mouvement.

Les  autres  vingt-cinq  devaient  monter  le  rond-point, 

s’emparer  des  gardiens,  au  nombre  de  six,  se  faire  ouvrir  la 

cellule  de  Flourens,  oĂč  ils  les  enfermeraient,  descendre 

rapidement,  fermer  Ă   clef  la  porte  vitrĂ©e  qui  donne  sur  le 

boulevard et s’éloigner.

Ce plan fut exécuté avec une précision mathématique.

— Il n’y eut, disait Cipriani, que le directeur qui se fit un 

peu tirer  l’oreille ;  mais,  devant le revolver braquĂ© sur 

son visage, il céda et Flourens fut délivré.

AprĂšs  Mazas,  la  petite  troupe,  qui  commençait  par  des 

triomphes, alla sur  la mairie du XX

e

  dont  Flourens venait d’ĂȘtre 

nommĂ©  adjoint,  ils  firent  sonner  le  tocsin,  Ă   une  vingtaine, 

proclamĂšrent la Commune ; mais personne ne rĂ©pondit, croyant 

à un guet-apens du parti de l’ordre.

A  l’HĂŽtel-de-Ville,  les  membres  du  gouvernement  tenaient 

une sĂ©ance de nuit ; il eĂ»t Ă©tĂ© possible de les y arrĂȘter.

Flourens,  dans  sa  prison,  n’avait  pas  vu  l’importance  du 

mouvement rĂ©volutionnaire ; il objecta qu’on Ă©tait trop peu.

Mais  le  premier  coup  d’audace  n’avait-il  pas  rĂ©ussi  dĂ©jĂ    ? 

L’extrĂȘme dĂ©cision fait, Ă  la force, l’effet d’une fronde Ă  la pierre 

qu’elle lance.

La Commune

133

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Le matin du 22, une affiche furieuse de ClĂ©ment Thomas, qui 

remplaçait  Tamisier  au  commandement  de  la  garde  nationale, 

était placardée dans Paris.

Cette  affiche  mettait  hors  la  loi  les  rĂ©volutionnaires,  ils  y 

Ă©taient  traitĂ©s  de  fauteurs  de  dĂ©sordre,  appel  Ă©tait  fait  aux 

hommes d’ordre pour les exterminer.

Cela commençait ainsi :

Hier  soir,  une  poignĂ©e  de factieux  ont  pris  d’assaut  la 

prison de Mazas et délivré leur chef Flourens.

Suivaient injures et menaces.

La prise de Mazas et la libĂ©ration de Flourens avaient rempli 

d’effroi  les membres du gouvernement ;  s’attendant  Ă  voir une 

seconde Ă©dition du 31 octobre, ils en rĂ©fĂ©rĂšrent Ă  Trochu, qui  fit 

bonder l’Hîtel-de-Ville de ses mobiles bretons.

Chaudey  y  commandait,  son hostilitĂ© pour  la Commune Ă©tait 

connue.

A  midi,  une  foule  Ă©norme,  en  grande  partie  dĂ©sarmĂ©e, 

emplissait la place de l’Hîtel-de-Ville.

Grand nombre de  gardes nationaux  avaient  leurs  fusils  sans 

munitions, ceux de Montmartre étaient armés.

Des  jeunes  gens  montĂ©s  aux  rĂ©verbĂšres  criaient   : 

DĂ©chĂ©ance ! La tĂȘte crĂ©pue de Bauer s’y montrait fort animĂ©e.

De temps Ă  autre, une clameur passait.

La Commune

134

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Tous  ceux  qui  avaient  promis,  aussi  ceux  qui  n’avaient  rien 

dit,  Ă©taient  lĂ ,  aussi  bon  nombre  de  femmes   :  AndrĂ©e  Leo, 

mesdames Blin, Excoffons, Poirier, Danguet.

Les  gardes  nationaux  qui  n’avaient  pas  pris  de  munitions 

commençaient à le regretter.

Une journĂ©e se prĂ©parait, nous n’en pouvions douter ; â€” que 

serait le lendemain ? l’HĂŽtel-de-Ville Ă©tait depuis la veille plein de 

sacs Ă  terre ;  les mobiles bretons dont il  regorgeait entassĂ©s Ă  

l’embrasure  des  fenĂȘtres  nous  regardaient,  leurs  faces  pĂąles 

immobiles,  leurs  yeux  bleus,  fixĂ©s  sur  nous  avec  des  reflets 

d’acier.

Pour eux la chasse aux loups est ouverte.

Car Monsieur Trochu a dit à ceux d’Ancenis :

Mes amis,

Le roy va ramener les fleurs de lys.

Comme au 31 octobre la foule arrivait toujours.

DerriĂšre la grille,  devant  la façade Ă©tait  le lieutenant-colonel 

des  mobiles,  LĂ©ger,  et  le  gouverneur  de  l’HĂŽtel-de-Ville, 

Chaudey, dont on se défiait.

—

Les plus forts, avait-il dit, fusilleront les autres.

Le  gouvernement  Ă©tait  en  possession  des  forces  les  plus 

grandes.

Des  dĂ©lĂ©guĂ©s  furent  envoyĂ©s,  disant  que  Paris  affirmait 

encore sa volontĂ© de ne jamais se rendre et de ne jamais ĂȘtre 

rendu ;  ils demandĂšrent vainement Ă  ĂȘtre introduits,  toutes les 

portes  Ă©taient  fermĂ©es.  Les  Bretons  Ă©taient  toujours  aux 

fenĂȘtres.

La Commune

135

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L’HĂŽtel-de-Ville  Ă   ce  moment  ressemblait  Ă   un  navire,  ses 

sabords ouverts sur l’ocĂ©an, les vagues humaines eurent d’abord 

de grands remous, puis elles attendirent immobiles.

Nul  ne doutait  plus de la façon  dont  le  gouvernement  allait 

recevoir ceux qui ne voulaient pas de la reddition, traĂźnant aprĂšs 

elle  Badingue  remorquĂ©  par  Guillaume,  ou  mĂȘme  n’y  traĂźnant 

que la honte : c’était trop.

Tout Ă  coup Chaudey entra dans l’HĂŽtel-de-Ville ; il va, disait-

on,  donner  l’ordre de tirer  sur la foule.  Pourtant on  essayait de 

franchir  la  grille  derriĂšre  laquelle  grossiĂšrement,  des  officiers 

insultaient.

—

Vous  ne  savez  pas  ce  qui  vous  attend  en  vous 

opposant  Ă  la volontĂ© du  peuple,  dit  aux  insulteurs  le 

vieux Mabile, l’un des tirailleurs de Flourens.

—

Je m’en fous ! rĂ©pondit l’officier qui  venait  de lancer 

des invectives, et il braqua son revolver sur le voisin de 

Mabile qui de son cĂŽtĂ© s’avança sur lui.

Quelques instants aprĂšs l’entrĂ©e de Chaudey dans l’intĂ©rieur il 

y  eut  comme  un  coup  de  pommeau  frappĂ©  derriĂšre  une  des 

portes puis un coup de feu partit isolé.

Moins d’une seconde aprĂšs une fusillade compacte balayait la 

place.

Les balles faisaient le bruit de grĂȘle des orages d’étĂ©.

Ceux  qui  Ă©taient  armĂ©s  rĂ©pondirent   ;  froidement,  sans 

arrĂȘter,  les Bretons tiraient,  leurs balles entraient dans la chair 

La Commune

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vive,  les  passants,  les  curieux,  hommes,  femmes,  enfants 

tombaient autour de nous.

Certains gardes nationaux avouĂšrent depuis avoir tirĂ© non sur 

ceux  qui  nous  canardaient,  mais  sur  les  murs  oĂč  en  effet  fut 

marquée la trace de leurs balles.

Je  ne  fus  pas  de  ceux-lĂ    ;  si  on  agissait  ainsi,  ce  serait 

l’éternelle  dĂ©faite  avec  ses  entassements  de  morts  et  ses 

longues misĂšres, et mĂȘme la trahison.

Debout devant les fenĂȘtres maudites,  je ne pouvais dĂ©tacher 

mes  yeux  de  ces  pĂąles  faces  de  sauvages,  qui  sans  Ă©motion, 

d’une action machinale,  tiraient sur nous comme ils eussent fait 

sur  des bandes de loups et  je songeais :  Nous vous aurons un 

jour,  brigands,  car  vous  tuez,  mais  vous  croyez   ;  on  vous 

trompe,  on  ne  vous  achĂšte  pas,  il  nous  faut  ceux  qui  ne  se 

vendent  jamais,  et  les  rĂ©cits  du  vieux  grand-pĂšre  passĂšrent 

devant  mes  yeux,  de  ce  temps  oĂč  hĂ©ros  contre  hĂ©ros, 

implacablement  combattaient,  les  paysans  de  Charette  de 

Cathelineau,  de  Larochejaquelin,  contre  l’armĂ©e  de  la 

RĂ©publique.

PrĂšs de moi, devant la fenĂȘtre furent tuĂ©s une femme en noir, 

grande  et  qui  me  ressemblait  et  un  jeune  homme  qui 

l’accompagnait.  Nous n’avons jamais su leurs noms et personne 

ne les connaissait.

Deux  grands  vieillards  debout  sur  la  barricade  de  l’avenue 

Victoria,  tiraient  tranquillement,  on  eĂ»t  dit  deux  statues  des 

temps homĂ©riques : c’étaient Mabile et MalĂ©zieux.

La Commune

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Cette barricade, faite d’un omnibus renversĂ©,  soutint quelque 

temps le feu de l’Hîtel-de-Ville.

Comme  Cipriani  gagnait  l’avenue  Victoria  avec  Dussali  et 

Sapia, il eut l’idĂ©e d’arrĂȘter l’horloge de l’HĂŽtel-de-Ville et tira sur 

le cadran qui se brisa ; il Ă©tait quatre heures cinq minutes.

A cet instant mĂȘme fut tuĂ© Sapia d’une balle dans la poitrine.

Henri  Place  eut  le  bras  cassĂ©,  mais  comme  toujours  et 

toujours  la  majoritĂ©  des  victimes  se  composait  de  gens 

inoffensifs, venus lĂ  par hasard.

Des passants dans les rues voisines furent tuĂ©s par des balles 

perdues.

Ayant  tenu  le  plus longtemps  possible  en  tirant  des  petites 

bĂątisses situĂ©es du cĂŽtĂ© de la place opposĂ© Ă  la façade, il fallut 

se retirer.

La premiĂšre fois qu’on dĂ©fend sa cause par les armes on vit la 

lutte  si  complĂštement  qu’on  n’est  plus  moi-mĂȘme  qu’un 

projectile.

Le soir, nous vĂźmes le pĂšre Malezieux ayant encore sa grande 

redingote trouée de balles comme un crible.

Dereure,  qui  un  instant  avait  Ă   lui  seul  occupĂ©  la porte  de 

l’HĂŽtel-de-Ville,  Ă©tait  rentrĂ©  Ă   la  mairie  de  Montmartre,  son 

Ă©charpe rouge toujours Ă  la ceinture.

—  Il  faut terriblement  de plomb  pour  tuer  un homme, 

disait Malezieux, le vieil insurgé de juin.

La Commune

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Il  en  fallait  beaucoup  pour  lui,  en  effet,  tant  que toutes les 

balles de la semaine sanglante passĂšrent sans l’atteindre, si bien 

qu’au retour de la dĂ©portation il se tua,  lui-mĂȘme, les bourgeois 

le trouvant trop vieux pour travailler.

Les  poursuites  Ă   l’occasion  du  22  janvier  commencĂšrent  de 

suite.

Le gouvernement  jurant  toujours qu’il  ne se rendrait  jamais, 

essaya de faire rentrer  dans le silence les comitĂ©s de vigilance 

les chambres fĂ©dĂ©rales, les clubs ; alors tout devint club, la rue 

fut tribune, les pavĂ©s se soulevaient d’eux-mĂȘmes.

Des milliers de mandats d’arrĂȘts avaient  Ă©tĂ© lancĂ©s,  mais on 

ne put guĂšre opĂ©rer que les arrestations immĂ©diates, les mairies 

les refusaient, disant que ce serait provoquer des Ă©meutes.

On s’est souvent demandĂ© pourquoi, parmi tous les membres 

du gouvernement,  dont pas un ne se montrait Ă  la hauteur  des 

circonstances,  Paris  eut  surtout  horreur  de  Jules  Ferry,  c’est 

surtout à cause de son épouvantable duplicité.

Il  avait  fait,  au  lendemain  du  22  janvier,  placarder  l’affiche 

mensongĂšre qui suit :

MAIRIE DE PARIS

22 janvier 4 heures 52 minutes du soir.

Quelques  gardes  nationaux  factieux  appartenant  au 

101

e

  de  marche  ont  tentĂ©  de  prendre  l’HĂŽtel-de-Ville, 

tirĂ© sur  les officiers et blessĂ© griĂšvement un adjudant-

major  de la garde mobile,  la troupe a  ripostĂ©,  l’HĂŽtel-

de-Ville 

a  Ă©tĂ©  fusillĂ© 

des  fenĂȘtres  des  maisons  qui  lui 

La Commune

139

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font  face  de  l’autre  cĂŽtĂ©  de  la  place  et  qui 

Ă©taient 

d’avance 

occupées.

On  a  lancĂ©  sur  nous  des 

bombes 

et 

tirĂ©  des  balles 

explosibles ; 

l’agression  a Ă©tĂ©  la  plus lĂąche  et  la plus 

odieuse d’abord au dĂ©but puisqu’on a tirĂ© plus de cent 

coups de fusil  sur le colonel  et  les officiers au moment 

oĂč  ils  congĂ©diaient  une  dĂ©putation  admise  un  instant 

avant  dans  l’HĂŽtel-de-Ville,  non  moins  lĂąche  ensuite 

quand  aprĂšs  la  premiĂšre  dĂ©charge,  la  place  s’étant 

vidĂ©e et  le feu  ayant cessĂ©  de notre part,  nous fĂ»mes 

fusillĂ©s des fenĂȘtres en face.

Dites  bien  ces  choses  aux  gardes  nationaux  et  tenez-

moi au courant, si tout est rentrĂ© dans l’ordre.

La garde rĂ©publicaine et la garde nationale occupent la 

place et les abords.

Jules FERRY.

Un  Ă©crivain  sympathique  au  gouvernement  de  la  dĂ©fense 

nationale et qui savait la façon de penser bourgeoise fait quelque 

part cet aveu dĂ©pouillĂ© d’artifice Ă  propos de la rĂ©pression du 22 

janvier.

Il  fallut  se  contenter  de  condamner  Ă   mort  par 

contumace Gustave Flourens, Blanqui et FĂ©lix Pyat.

(SEMPRONIUS, 

Histoire de la Commune,

DĂ©cembre, Alonier.)

Jules Favre comprit-il qu’enlever  les armes Ă  Paris serait une 

tentative  inutile  aboutissant  Ă   une  rĂ©volution  certaine,  ou  lui 

La Commune

140

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restait-il ce sentiment de justice que la garde nationale devait les 

conserver,  il  ne fut jamais question de la dĂ©sarmer quoique son 

affiche  du  28  janvier  annonçùt  l’armistice  contre  lequel  Paris 

s’était toujours Ă©levĂ©.

C’était la reddition assurĂ©e, la date seule restait incertaine oĂč 

l’armĂ©e d’invasion entrerait dans la ville livrĂ©e.

Ceux  qui  si  longtemps avaient soutenu que le gouvernement 

ne  se  rendrait  jamais,  que  Ducrot  ne  rentrerait  que  mort  ou 

victorieux,  que  pas un  pouce  du  territoire,  pas  une  pierre  des 

forteresses ne serait livrĂ©s virent qu’on les avait trompĂ©s.

Voici  comment Ă©taient traitĂ©s les prisonniers du 22 janvier et 

ceux qui ayant Ă©tĂ© transfĂ©rĂ©s Ă  Vincennes ne purent ĂȘtre dĂ©livrĂ©s 

avec Flourens.

Les  malheureux,  dit  Lefrançais,  qui  avaient  Ă©tĂ© 

transfĂ©rĂ©s Ă  Vincennes y restĂšrent huit jours sans feu. Il 

neigeait  par  les  fenĂȘtres  de  la  salle  du  donjon  oĂč  ils 

Ă©taient  enfermĂ©s,  couchĂ©s  pĂȘle-mĂȘle  sur  une  surface 

d’à peu prĂšs 150 mĂštres carrĂ©s et littĂ©ralement dans la 

fange la plus immonde.

L’un d’eux,  le citoyen Tibaldi  dĂ©tenu pour le 31 octobre 

et qui  avait endurĂ© toutes sortes de tortures physiques 

et  morales Ă  Cayenne oĂč l’Empire l’avait  tenu  pendant 

treize  ans,  dĂ©clarait  qu’il  n’avait  jamais  rien  vu  de 

semblable.

AprĂšs avoir Ă©tĂ© transportĂ©s de Vincennes Ă  la SantĂ© oĂč 

ils restĂšrent quinze jours dans des cellules sans feu et 

La Commune

141

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dont les murs suintaient l’eau (Ă  ce point que ni le linge 

ni  la  literie  n’y  pouvaient  demeurer  secs),  ils  furent 

conduits Ă  PĂ©lagie oĂč  ils  durent attendre  deux  mois  le 

jugement des conseils de guerre.

Parmi  les dĂ©tenus du 22 janvier  Ă©tait Delescluze arrĂȘtĂ© 

et jeté, lui aussi, dans cet enfer.

Seulement  comme  rĂ©dacteur  en  chef  du 

RĂ©veil 

qu’on 

venait  de  supprimer,  Deslescluze  ĂągĂ©  de soixante-cinq 

ans,  dĂ©bile,  dĂ©jĂ   atteint  d’une  bronchite  aiguĂ«,  sortit 

mourant  de prison ;  aux  Ă©lections du  8 fĂ©vrier suivant 

on l’envoya Ă  l’assemblĂ©e lĂ©gislative Ă  Bordeaux.

Un  ouvrier,  le  citoyen  Magne  avait  Ă©tĂ©  arrĂȘtĂ©  au 

moment oĂč il rentrait chez lui, sortant de son atelier.

DĂ©jĂ  malade, il mourut un mois aprĂšs Ă  PĂ©lagie, victime 

du traitement qu’il avait endurĂ©. »

(G. LEFRANÇAIS, 

Etude du mouvement communaliste. 

1871.)

Dans la soirĂ©e du 22 janvier avait Ă©tĂ© affichĂ© le dĂ©cret suivant 

qui fermait les clubs dans Paris.

Le Gouvernement de la défense nationale

ConsidĂ©rant  qu’à la  suite d’excitations criminelles  dont 

certains clubs ont  Ă©tĂ© les foyers,  la guerre civile a Ă©tĂ© 

engagĂ©e  par  quelques  agitateurs  dĂ©savouĂ©s  par  la 

population tout entiĂšre ;

Qu’il importe d’en finir avec ces dĂ©testables manƓuvres 

qui  sont  un  danger  pour  la  patrie,  et  qui,  si  elles  se 

La Commune

142

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renouvelaient,  entacheraient  l’honneur 

irrĂ©prochable 

jusqu’ici 

de la défense de Paris, décrÚte :

Les  clubs  sont  supprimĂ©s  jusqu’à  la  fin  du  siĂšge,  les 

locaux  oĂč  ils  tiennent  leurs  sĂ©ances,  seront 

immédiatement fermés.

Les contrevenants seront punis conformément aux lois.

Article  2.  Le  prĂ©fet  de  police  est  chargĂ©  du  prĂ©sent 

décret. »

Général Trochu, Jules FAVRE,

Emmanuel ARAGO, Jules FERRY.

Tant que le bombardement de Paris rassura, on avait toujours 

l’espoir d’une lutte suprĂȘme.

Quand il  se tut,  aprĂšs le 28,  on  se sentit  trahis,  il  restait la 

ressource de mourir si la révolte ne pouvait vaincre.

Quoi   !  toutes  les  victimes  dĂ©jĂ   entassĂ©es  les  uns  dans  les 

sillons,  les  autres  sur  le  pavĂ©  des  rues,  les  vieux  morts  des 

misĂšres  du  siĂšge,  tout  cela  n’aurait  servi  qu’à  constater 

l’abaissement populaire, et le nom de RĂ©publique ne serait qu’un 

masque !

Quoi ! c’était cela que de loin on voyait dans une gloire !

Quiconque  Ă©tait  rĂ©publicain  Ă©tait  dĂ©clarĂ©  ennemi  de  la 

RĂ©publique.

Jules  Favre,  Jules  Simon,  Garnier  PagĂšs  parcouraient  les 

dĂ©partements   ;  Gambetta  venait  d’étouffer  les  communes  de 

Lyon  et  de Marseille qu’avait fait  lever  le 4  septembre,  avec  la 

La Commune

143

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mĂȘme  dĂ©sinvolture qu’il  apportait,  au lendemain  du  14 aoĂ»t,  Ă  

appeler la peine de mort sur la tĂȘte des 

bandits de la Villette.

VI

Quelques rĂ©publicains dans l’armĂ©e et dans la flotte. 

Plans de Rossel et de Lullier

@

Malgré la discipline on pense quelquefois,

L’esprit peut s’évader du bagne des casernes.

(L. M. 

Les Prisons.

)

Suivant  la  capitulation,  l’assemblĂ©e de Bordeaux  devait  ĂȘtre 

nommĂ©e au 8 fĂ©vrier et se rĂ©unir pour statuer sur les conditions 

de la paix.

L’impression de cette lĂąchetĂ© Ă©tait  telle que dans l’armĂ©e et 

dans la flotte des officiers se refusaient  Ă  la dĂ©faite comme s’y 

refusait Paris, leurs plans Ă  eux Ă©taient logiques et simples.

Les papiers posthumes de Rossel  et ceux  qui  furent  trouvĂ©s 

chez Lullier dĂ©montrĂšrent une fois de plus que mĂȘme d’aprĂšs la 

science  militaire,  il  Ă©tait  possible  de  rĂ©sister  et  de  vaincre 

l’invasion.

Voici quelques-uns de ces fragments.

LA LUTTE A OUTRANCE

La lutte Ă  outrance, la continuation de la lutte jusqu’à la 

victoire n’est pas une utopie, n’est pas une erreur.

La  France  possĂšde  encore  un  immense  matĂ©riel  de 

guerre, un grand nombre de soldats.

La Commune

144

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La ligne de la Loire qui est une excellente position est Ă  

peine entamĂ©e, tant que Bourges n’est pas perdu,  mais 

fĂ»t-elle  acquise  Ă   l’ennemi,  l’attaque  des  provinces 

mĂ©ridionales  devient  difficile  Ă   cause  du  massif  de 

l’Auvergne  qui  oblige  l’ennemi  Ă   partager  ses  efforts 

entre  Lyon  et  Bordeaux,  un  Ă©chec  des  Prussiens  sur 

l’une de ces deux lignes les dĂ©gage toutes deux.

Au  contraire  la  rĂ©sistance  a  souvent  des  chances 

heureuses,  rappelez-vous  la  bataille  de  Cannes   ;  la 

conquĂȘte  de  la  Hollande  par  Louis  XIV  Ă   la  tĂȘte  de 

quatre  armĂ©es,  les  plus  puissantes  de  l’Europe, 

commandĂ©es  par  Turenne  et  CondĂ© ;  l’envahissement 

de  l’Espagne  par  NapolĂ©on  en  1808.  VoilĂ   trois 

situations  qui  Ă©taient  de  beaucoup  plus  dĂ©sespĂ©rĂ©es, 

plus accablantes, qui laissaient bien moins de chances Ă  

une issue honorable que notre situation aprĂšs la  prise 

de Paris.

Cependant  toutes  trois  ont  Ă©tĂ© heureuses,  et  ce  n’est 

pas un  effet du  hasard  mais  peut-ĂȘtre l’effet  d’une loi 

constante  dont  un  des  caractĂšres  les  plus  nets  est  le 

dépérissement des armées victorieuses.

Une  armĂ©e  qui  fait  une  guerre  active  se  dĂ©truit  lors 

mĂȘme  qu’elle  a  toutes  facilitĂ©s  de  se  recruter,  les 

recrues qu’elle reçoit maintiennent sa force numĂ©rique, 

mais ne remplacent pas les vieux soldats ni les officiers 

qu’elle a perdus.

La Commune

145

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C’est  par  le  dĂ©faut  d’officiers  qu’a  pĂ©ri  l’armĂ©e  de 

NapolĂ©on, il en est de mĂȘme de l’armĂ©e d’Annibal,  il en 

sera  de  mĂȘme  de  l’armĂ©e  prussienne  et  plus 

promptement  encore sans compter  que la mort  de M. 

de Bismarck ou de M. de Moltke peut tout emporter.

La mort de Pyrrhus vainqueur n’est pas un paradoxe ; il 

vient  souvent  un  moment  pour  les  conquĂ©rants  oĂč  le 

dĂ©sastre est tout entier en germe dans une victoire : ce 

moment  c’est  Cannes  ou  la  Moskowa.  â€”  Pourquoi  les 

Prussiens n’auraient-ils pas la mĂȘme aventure ?

Il  ne  s’agit  que d’attendre  le  moment  de  les  user,  les 

lasser,  non  leur  faire  trouver  Capoue  dans  nos  villes, 

mais  ne  jamais  faire  marchĂ©  avec  eux  pour  notre 

rançon.

Nous manquons de patience,  nous faisons la paix aussi 

inconsidĂ©rĂ©ment  que  nous  avons  fait  la  guerre  ce 

peuple est trop mobile et trop sceptique ;  il y a quatre-

vingts ans on a pu le fanatiser avec des idĂ©es de libertĂ©, 

de  propagande Ă©galitaire et  de dĂ©mocratie universelle, 

qui croira-t-on maintenant ?.....

C’est  bien  le  style  de  l’homme  de  guerre  pour  qui  avait  Ă  

combattre  la guerre de  conquĂȘte contre une  armĂ©e disciplinĂ©e. 

Un gĂ©nĂ©ral tel que Rossel n’eĂ»t pas Ă©tĂ© inutile.

Plus  tard,  quand  il  voulut  faire  de  la  garde  nationale  une 

armĂ©e  rĂ©guliĂšre,  Rossel  ne  comprit  pas  que  l’élan 

rĂ©volutionnaire, puisqu’il fallait se hĂąter,  que le temps manquait 

comme le nombre, devait surtout ĂȘtre employĂ©.

La Commune

146

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Mais dans les situations dĂ©sespĂ©rĂ©es,  que chacun emploie le 

moyen qu’il comprend ;  l’arme qu’on connaĂźt est la meilleure, il 

connaissait  bien  le  mĂ©tier  de  la  guerre,  des  dĂ©vouĂ©s  auraient 

dans ce cas subi la discipline.

Rossel  Ă©crivait  de  Nevers,  dĂ©montrant  les  fautes  commises 

par  les  gĂ©nĂ©raux  de l’Empire  que  la  RĂ©publique  de  septembre 

maintenait Ă  la tĂȘte de ses armĂ©es.

Les  opĂ©rations  militaires  ont  Ă©tĂ©  continuellement 

malheureuses.

A force d’impĂ©ritie, les plans ont toujours Ă©tĂ© vicieux et 

les chefs incapables. Chanzy seul a peut-ĂȘtre montrĂ© du 

talent,  encore  ne  sera-t-il  jugĂ©  que  lorsqu’on  saura 

quelles forces il avait devant lui.

Et,  ce seul  gĂ©nĂ©ral  a Ă©tĂ© laissĂ© en dehors de l’échiquier 

occupĂ©  avec  des  forces  insuffisantes  Ă   courir  la 

Bretagne et le Poitou.

.  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .

Gambetta  Ă©tait  devenu  promptement  un  homme 

politique,  il  fallait  qu’il  devĂźnt  un homme de guerre et 

s’était  notre  espĂ©rance  depuis  le  temps  oĂč  enfermĂ©s 

dans  Metz  nous  avions  approfondi  la  nullitĂ©  de  nos 

gĂ©nĂ©raux. Gambetta ne l’a pas voulu.

Nous avons obĂ©i  Ă  tous les podagres  de l’annuaire,  ils 

ont acceptĂ© la responsabilitĂ© en s’arrachant les cheveux 

de  terreur  et  ont  pĂ©ri  par  leur  propre  impuissance 

La Commune

147

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beaucoup plus que par  l’habiletĂ© de leurs adversaires. 

— Toutes les opĂ©rations ont Ă©tĂ© vicieuses.

La  reprise  d’OrlĂ©ans  a  Ă©tĂ©  exĂ©cutĂ©e  par  une  faute 

puĂ©rile  classĂ©e  dans  tous  les  traitĂ©s  d’art  militaire  et 

cataloguĂ©e  sous le nom  de concentration  sur  un  point 

occupĂ© par l’ennemi.

La seconde prise d’OrlĂ©ans a aussi  son nom  parmi  les 

grandes fautes : c’est une retraite divergente.

La  bataille  d’Amiens  s’appelle  dĂ©fensive  passive  aussi 

bien  que  les  opĂ©rations  qui  ont  prĂ©cĂ©dĂ©  la  retraite 

d’OrlĂ©ans par les Prussiens.

.  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .

La  marche  de  Bourbaki  dans  l’Est  a  Ă©tĂ©  gĂąchĂ©e.  Le 

crime de coller  une armĂ©e contre une frontiĂšre  neutre 

et  de  dĂ©couvrir  toute  sa  ligne  d’opĂ©rations  sur  une 

longueur  de  150  kilomĂštres  n’a  pas  de  nom  dans  la 

science militaire.

Si  Gambetta avait fait lui-mĂȘme au lieu de se mettre Ă  

la discrĂ©tion d’un vieux soldat usĂ© qui marchait Ă  regret, 

la  belle opĂ©ration qu’il  avait  conçue n’aurait  jamais pu 

se changer en un honteux désastre.

La RĂ©publique est  aussi  criminelle en cela que l’Empire 

parce qu’elle a Ă©tĂ© aussi inintelligente dans le choix des 

chefs.

Que le gouvernement de Bordeaux  rĂ©crimine contre  le 

gouvernement  de  Paris  c’est  juste,  mais  il  est  juste 

La Commune

148

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aussi  que nous rĂ©criminions contre le gouvernement de 

Bordeaux.

Dirai-je  combien  l’organisation  a  Ă©tĂ©  dĂ©fectueuse  et 

combien l’hĂ©ritage malheureux de l’Empire a encore Ă©tĂ© 

dilapidé entre nos mains.

Nous  avons  subi  la  distinction  de  l’armĂ©e  et  de  la 

mobile, mais c’est nous qui avons inventĂ© les mobilisĂ©s, 

multipliĂ©  les  uniformes  et  les  systĂšmes,  exclu  les 

hommes mariĂ©s de la dĂ©fense nationale sous le prĂ©texte 

invalide  que  cela  ruinerait  le  pays.  Est-il  assez  ruinĂ© 

désormais le pays ?

Et quels organisateurs incapables ;  ils n’avaient qu’une 

seule  crainte,  avoir  trop  de  monde  Ă   instruire   ;  ils 

excluaient  du  recrutement  autant  de  monde  qu’il  leur 

Ă©tait  possible,  ils  ne savaient  ni  rĂ©unir  les  hommes  ni 

les  commander  et  le  gouvernement  multipliait  leur 

travail  par  la  crĂ©ation  dĂ©raisonnable  de  camps 

d’instruction.

.  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .

Ils avaient cependant une tĂąche dĂ©terminĂ©e Ă  accomplir 

dans un  temps dĂ©terminĂ©,  instruire les soldats  Ă  cette 

tĂąche difficile avait ajoutĂ© celle de crĂ©er dans le mĂȘme 

temps  des  baraquements  nombreux  en  faisant  de 

nouveaux corps.

L’artillerie  n’a pas  su  sacrifier  un  clou  de  son matĂ©riel 

savant  et  durable,  ses  canons  et  ses  affĂ»ts,  ses 

La Commune

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caissons,  ses harnais dureront quarante ans, c’est vrai, 

mais ils ne seront jamais achevĂ©s qu’aprĂšs la guerre.

Ayant  besoin  de  faire  vite,  avons-nous  simplifiĂ©  notre 

armement ? Non. Nous l’avons compliquĂ© par l’adoption 

du  canon  rayĂ©.  Nos  dĂ©faites  ne  tenaient  pas  Ă  

l’armement  dĂ©fectueux,  mais  Ă   des  causes  d’un  ordre 

incomparablement plus élevé.

Le  canon  rayĂ©  est  bon  pour  les  badauds,  ayons  des 

canons lisses et tĂąchons de nous en servir.

La  cavalerie  a  Ă©tĂ©  aussi  mĂ©thodique  que  l’artillerie  et 

aussi incapable sur les champs de bataille.

(ROSSEL, 

Papiers posthumes

,

recueillis en 1871 par Jules Amigues.)

Cette marche dans  l’Est  qui,  disait  Rossel,  avait  Ă©tĂ© gĂąchĂ©e, 

fut  Ă©galement  indiquĂ©e  par  Lullier,  officier  de  marine,  que  le 

dĂ©sespoir de la dĂ©faite jeta vers la Commune et que l’affaire du 

Mont-ValĂ©rien  (oĂč  il  engagea  sur  la  parole  d’honneur  du 

commandant de ce fort la premiĂšre sortie contre Versailles dans 

un désastre), rendit depuis sujet à des accÚs terribles.

Lullier avait dĂšs le 25 novembre 1870, envoyĂ© le plan suivant 

auquel il avait une confiance profonde et qui resta sans réponse.

Il  est curieux  de voir aujourd’hui  combien il  eĂ»t Ă©tĂ© facile au 

moins  d’essayer  de dĂ©bloquer  Paris,  qui  ne  demandait  qu’à se 

défendre héroïquement.

I.  L’objectif  d’opĂ©rations  commun  aux  armĂ©es  de  la 

RĂ©publique doit ĂȘtre de dĂ©bloquer Paris. Pour obtenir ce 

La Commune

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rĂ©sultat,  ce  serait  tomber  dans  une  grave  erreur  que 

concevoir un plan d’aprĂšs lequel chacune de ces armĂ©es 

marcherait  isolĂ©ment  quoique  par  des  mouvements 

simultanĂ©s  sur  Paris,  car  les  armĂ©es  allemandes 

occupant  en  forces  autour  de  cette place une  position 

concentrique,  il  leur  serait  facile  de  combiner  leurs 

mouvements  et  d’accabler  sĂ©parĂ©ment  et 

successivement  chacune  des  armĂ©es françaises qui  se 

prĂ©senteraient  sur  l’un  des  rayons  de  leur  cercle 

d’action. Il serait bien difficile, au contraire, pour celles-

ci  d’obtenir une coĂŻncidence exacte de leurs attaques si 

l’on considĂšre la rĂ©partition des forces agissantes sur le 

théùtre général des occupations.

Marcher  directement  sur  Paris,  c’est  aller  attaquer 

directement  l’ennemi  au  siĂšge  de  sa  puissance,  au 

centre  de  ses  ressources,  c’est  vouloir  prendre  le 

taureau par les cornes.

D’un  autre  cĂŽtĂ©,  Paris  ne  se  trouve  pas  dans  les 

conditions d’une place ordinaire ;  il  renferme dans ses 

murs  une  armĂ©e  d’environ  390.000  hommes  dont 

l’organisation,  l’instruction,  l’armement  se 

perfectionnent de jour  en  jour,  armĂ©e qui  sera  bientĂŽt 

en Ă©tat de sortir et de donner efficacement au dehors.

Pour dĂ©gager Paris, il suffit d’obliger l’ennemi Ă  distraire 

momentanĂ©ment  une  partie importante des  forces  qui 

enserrent la capitale et  de l’amener Ă  les porter  Ă  une 

distance  qui  laisse  pendant  quarante-huit  heures 

La Commune

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seulement  libre  jeu  Ă   l’armĂ©e  assiĂ©gĂ©e  pour  exĂ©cuter 

une sortie gĂ©nĂ©rale contre l’armĂ©e assiĂ©geante ;  or,  en 

manƓuvrant  en  province,  il  est  facile  d’obtenir  ce 

résultat et de dégager partiellement Paris.

Quelle est la manƓuvre gĂ©nĂ©rale Ă  faire ?

II.  RĂ©unir  toutes les  forces  disponibles dans  le  Midi  Ă  

Lyon   ;  toutes  celles  du  centre  au  camp  de  Nevers   ; 

toutes celles de l’Ouest Ă  Tours ; faire replier l’armĂ©e de 

la Loire sur  cette derniĂšre ville et  au  moyen des voies 

ferrĂ©es   ;  opĂ©rer  un  mouvement  gĂ©nĂ©ral  de 

concentration de toutes ces forces sur Langres.

On  peut  rĂ©unir  en  moins  de  quinze  jours  300.000 

hommes sous cette derniĂšre ville,  place forte avec  son 

camp retranchĂ© Ă  portĂ©e.  Cette armĂ©e,  couverte sur  sa 

droite par les places de Besançon et de Belfort, sera en 

mesure  de  se  porter  soit  sur  ChĂąlons  par  Vitry-le-

François, soit entre Toul et Nancy, en faisant tomber par 

l’option  pour  cette derniĂšre  ville  la  ligne de la Meuse, 

mauvaise ligne, peu défendue et peu défendable.

Par l’une ou l’autre de ces avancĂ©es l’armĂ©e concentrĂ©e 

Ă   Langres  menace  directement  les  communications  Ă  

l’ennemi,  lesquelles  Ă©tendent  sur  une  ligne  de  110 

lieues  par  ChĂąlons,  Verdun  et  Nancy,  de  Strasbourg  Ă  

Paris. Elle oblige ainsi infailliblement l’ennemi Ă  dĂ©gager 

partiellement  Paris  pour  porter  une partie considĂ©rable 

de ses forces sur ChĂąlons ou sur Metz au secours de ses 

communications menacées.

La Commune

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Si  l’armĂ©e de Langres est battue, elle se repliera sur la 

chaussĂ©e de Paris Ă  Lyon,  sa ligne de retraite naturelle 

qu’elle  ne  cesse  de  couvrir  dans  son  mouvement  en 

avant et  sur  laquelle elle possĂšde Lyon avec son camp 

retranchĂ©  comme  base  et  Dijon  comme  place  de 

ravitaillement et de défense.

Quoi  qu’il advienne,  le but sera donc  atteint :  menacer 

les  communications  de  l’ennemi  sans  dĂ©couvrir  les 

siennes.

Dans ce mĂȘme temps l’armĂ©e du Nord doit venir border 

l’Oise  de  Chagny  Ă   Creil,  puis  se  concentrer  sur  la 

gauche  pour  se  porter  par  Reims  sur  les 

communications de l’ennemi  et  venir  donner  la main  Ă  

l’armĂ©e  de  Langres  ou,  suivant  les  circonstances,  se 

concentrer  sur  la  droite  pour  venir  donner  par  Saint-

Denis  la main Ă  l’armĂ©e de Paris et  concourir  ainsi  au 

résultat de la sortie générale exécutée par celle-ci.

III.  Menacer  les  communications  de  l’ennemi  pour 

l’obliger  Ă   lĂącher  prise  et  Ă   rĂ©trograder  est  l’une  des 

manƓuvres les plus usuelles Ă  la guerre ;  l’expĂ©rience 

de  l’histoire  militaire  prouve  qu’une  telle  manƓuvre 

mĂȘme  mĂ©diocrement  conduite  a  presque  toujours  Ă©tĂ© 

couronnĂ©e d’un plein succĂšs.

En 1800,  le gĂ©nĂ©ral  autrichien  MĂ©las opĂ©rait sur  le Var 

contre la France.

Sa ligne de communication passait par Coni, Alexandrie 

et la rive droite du PĂŽ. Bonaparte avec 36.000 hommes 

La Commune

153

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franchit le Saint-Bernard et  vint se placer  Ă  cheval  sur 

cette ligne Ă  Marengo.

MĂ©las menacĂ© d’ĂȘtre coupĂ© de Mantoue et de l’Adige, sa 

base, se concentre en toute hĂąte sur Alexandrie.

Vaincu  en  avant  de  cette  place  il  se  trouve  dans 

l’alternative de s’y renfermer  ou de signer un traitĂ© qui 

nous livre l’Italie.

En 1812, aprĂšs avoir perdu la bataille de la Moskowa et 

Ă©vacuĂ© Ă   Moscou,  le  gĂ©nĂ©ralissime russe Mutusoff  vint 

se  placer  au  sud  de  la  ligne  de  communication  de 

l’armĂ©e française.  NapolĂ©on fut obligĂ© aussitĂŽt de venir 

Ă  lui et aprĂšs la bataille indĂ©cise de Malo-Jarolaswitz,  le 

gĂ©nĂ©ral  russe ayant  appuyĂ© encore d’une marche vers 

l’Ouest,  NapolĂ©on  fut  obligĂ©  de  quitter  brusquement 

Moscou et faillit ĂȘtre coupĂ© de sa base, la Pologne et la 

Bérésina.

En  1813,  dĂšs  que  les  alliĂ©s  s’avisĂšrent  de  faire  une 

marche  de  concentration  sur  Leipzig,  NapolĂ©on  est 

obligĂ©  de  quitter  sa  position  concentrique  de  Dresde 

pour  voler  au  secours  de  ses  communications 

menacĂ©es  ;  aprĂšs  les  trois  batailles  de  Leipzig,  il  est 

obligé de se replier en toute hùte vers le Rhin, sa base.

Dans  la  mĂȘme  annĂ©e  1813,  en  Espagne,  dĂšs  que  le 

gĂ©nĂ©ral  anglais  Wellington  s’avisa  de  marcher  par 

Valladolid  sur  Burgos,  le  roi  Joseph  et  les  gĂ©nĂ©raux 

français  menacĂ©s  d’ĂȘtre  coupĂ©s  des  PyrĂ©nĂ©es,  leur 

La Commune

154

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base,  Ă©vacuĂšrent  prĂ©cipitamment  Madrid  et  faillirent 

ĂȘtre coupĂ©s Ă  Vittoria.

En  1814,  Wellington  Ă©tait  Ă   Bordeaux,  se  prĂ©parant  Ă  

marcher sur Paris ; mais le marĂ©chal Soult qui avait pris 

le commandement de l’armĂ©e d’Espagne fit une retraite 

parallĂšle  Ă   la  frontiĂšre  et  vint  prendre  position  Ă  

Toulouse.  Wellington ne pouvant laisser  une armĂ©e sur 

le  flanc  de  sa  ligne  de  communication,  fut  obligĂ©  de 

venir  au  gĂ©nĂ©ral  français et  de  lui  livrer  la bataille de 

Toulouse.

Dans la mĂȘme annĂ©e de 1814, aprĂšs la bataille indĂ©cise 

de  Bar-sur-Aube,  NapolĂ©on  marcha  sur  Saint-Dizier 

pour  se  porter  sur  la  Lorraine  et  se  jeter  sur  les 

communications des  armĂ©es allemandes.  Bien  qu’il  ne 

disposĂąt alors que de soixante-cinq mille soldats,  cette 

marche eĂ»t Ă©tĂ© dĂ©cisive si  Paris eĂ»t Ă©tĂ© mis en Ă©tat de 

résister seulement quinze jours.

IV. Le plan d’une marche de concentration gĂ©nĂ©rale de 

nos  forces  de  Langres,  plan  qu’on  est  en  mesure 

d’exĂ©cuter  avec  trois  cent  mille  hommes  dĂšs  le  15 

dĂ©cembre est donc conforme aux principes de la science 

stratĂ©gique, et le rĂ©sultat en est pour ainsi dire garanti 

d’avance  par  l’expĂ©rience  de  l’histoire ;  il  est  de  plus 

conforme aux lumiĂšres du plus simple bon sens.

La France  est  mutilĂ©e,  il  ne lui  reste plus  qu’un  bras, 

mais ce bras est encore capable de tenir  une Ă©pĂ©e.  Un 

ennemi  enhardi  par le succĂšs met la main sur  Paris, la 

La Commune

155

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capitale saura-t-elle lui saisir cette main, sinon l’ennemi 

serrera plus fort et de son autre il l’écartera. Mais si du 

bras qui  lui  reste  elle  menace son  adversaire,  celui-ci 

lĂąchera prise aussitĂŽt.  Le bras de la Prusse est Ă©tendu 

sur  la France de Strasbourg Ă  Paris,  c’est  ce bras qu’il 

faut menacer avec toutes les forces disponibles.

Pour que les opĂ©rations de la nature de celle que nous 

précisons réussissent, il faut deux choses :

1° Le secret gardĂ© sur ses intentions qui ne doivent ĂȘtre 

rĂ©vĂ©lĂ©es que tardivement par les faits et alors qu’il n’est 

plus  temps  pour  l’ennemi  d’y  parer  par  des  contre-

manƓuvres.  L’art de guerre n’est si  difficile que par la 

difficultĂ© qu’on Ă©prouve Ă  cacher  d’une part ses projets 

Ă  l’ennemi et de l’autre Ă  pĂ©nĂ©trer les siens.

2° L’exacte combinaison des dĂ©tails, le recensement du 

matĂ©riel, des voies d’exploitation dont on doit se servir, 

le calcul  exact  des durĂ©es du transport  par  chemin de 

fer. La quantitĂ© suffisante de munitions de guerre et de 

denrĂ©es alimentaires assurĂ©e,  de maniĂšre  Ă  ne laisser 

jamais  aucun  corps  en  l’air  ou  sans  vivres.  Dans  la 

guerre,  le  calcul  exact  du  temps  et  des  distances  est 

tout.

Le plus beau plan du monde Ă©choue parce qu’un corps 

d’armĂ©e arrive quelques heures trop tard sur  le champ 

de bataille.

ArrivĂ© quatre heures trop tard, il se trouve en prĂ©sence 

d’une dĂ©route et l’aggrave mĂȘme.

La Commune

156

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Quatre  heures  plus  tĂŽt,  il  change  un  dĂ©sastre  en 

victoire.

Ainsi peut et doit ĂȘtre sauvĂ©e militairement la France.

Tours, 25 novembre 1870.

Charles LULLIER.

La  France  ne  fut  sauvĂ©e  ni  militairement  ni 

rĂ©volutionnairement,  mais  Ă©gorgĂ©e  en  troupeau  par  les 

bourgeois  dĂ©gĂ©nĂ©rĂ©s,  et  pourtant,  l’avenir  est  Ă   la  RĂ©volution 

libératrice.

Ces  fragments  paraissent  vieux  de  mille  ans,  la  science 

militaire Ă©tant une science qui meurt puisque la guerre entre les 

peuples  se  meurt   ;  malgrĂ©  les  efforts  des  despotes,  des 

tressaillements  l’agitent  encore,  comme  ceux  d’une  bĂȘte  Ă  

l’agonie, elle ne se relĂšvera plus. Mais Rossel et Lullier furent des 

intelligences  consumĂ©es  Ă   travers  les  Ă©vĂ©nements  comme  les 

phalĂšnes Ă  travers la flamme.

Aujourd’hui la discipline a fait son temps, les hommes qu’elle 

a  Ă©levĂ©s  se  heurtent  et  se  rebutent  dans  la  libre  envolĂ©e  de 

l’humanitĂ©.

VII

L’assemblĂ©e de Bordeaux.

Entrée des Prussiens dans Paris

@

Majorité rurale, honte de la France !

La Commune

157

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(Gaston CRÉMIEUX.)

Un  second  dĂ©lai  fut  accordĂ©  jusqu’au  28  fĂ©vrier  et  le 

gouvernement  qui  se  dĂ©fiait  de  Paris  obtint  que  l’armĂ©e 

allemande n’y  entrerait  que le 1

er

  mars.  Trochu  avait  donnĂ© sa 

dĂ©mission afin  de tenir  sa parole  ou  plutĂŽt  de paraĂźtre la tenir. 

(Le  gouverneur  de  Paris  ne  capitulera  pas   !)  Vinoy  l’un  des 

complices de Napoléon III au 2 décembre remplaçait Trochu.

Paris, comme toute la France dressait des listes de candidats 

s’estompant du rĂ©publicain Ă  l’internationaliste.

Ceux  qui  avaient  encore  quelque  confiance  aux  urnes 

Ă©prouvĂšrent  des  surprises,  telles que de voir  M.  Thiers,  qui,  la 

veille de la proclamation officielle avait 61.000 voix, ce qui  dĂ©jĂ  

semblait  exagĂ©rĂ©,  en annoncer  le lendemain 103.000 !  Ce sont 

les secrets du suffrage universel.

Sur  quelques  listes,  dites  des  quatre  comitĂ©s,  le  nom  de 

Blanqui  avait  Ă©tĂ©  proscrit,  quoique  plusieurs  internationaux  y 

fussent inscrits, Blanqui, c’était l’épouvantail.

Les clubs choisirent  les noms des internationaux,  aussi  bien 

celui  de  Liebneck  qui  avait  Ă©nergiquement  protestĂ©  contre  la 

guerre que celui des internationaux français.

Un  grand  nombre  de  rĂ©volutionnaires  n’ayant  pas  de 

confiance  au  suffrage  universel,  moins  universel  que  jamais, 

s’abstinrent !  ils furent,  comme on l’avait fait  pour  le plĂ©biscite 

prĂ©cĂ©dent,  remplacĂ©s par  les rĂ©fugiĂ©s,  les  soldats,  les mobiles 

bretons.

La Commune

158

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M.  Thiers qui  menait  la campagne en  province fit  voter  tous 

les  effarements,  toutes  les  rĂ©actions,  il  sut  flatter  toutes  les 

lĂąchetĂ©s, si bien, qu’il fut Ă©lu dans vingt-trois dĂ©partements.  On 

l’appela le roi des radicaux.

A  la  premiĂšre  sĂ©ance  de  cette  assemblĂ©e  rĂ©actionnaire, 

Garibaldi ne put se faire entendre, les vocifĂ©rations couvraient sa 

voix, tandis qu’il offrait ses fils Ă  la RĂ©publique.

Comme  le  vieillard  restait  debout  au  milieu  du  tumulte, 

Gaston  CrĂ©mieux  de  Marseille,  qui  devait  ĂȘtre  fusillĂ©  quelques 

semaines  plus  tard,  s’écria,  aux  applaudissements  de  la  foule 

entassée dans les tribunes : Majorité rurale, honte de la France !

L’assemblĂ©e  de  Bordeaux  fut  jusqu’au  bout  digne  de  son 

dĂ©but,  il fut  impossible Ă  quiconque pensait librement de rester 

dans ce milieu hostile à toute idée généreuse.

Rochefort,  Malon,  Ranc,  Tridon,  Clemenceau  donnĂšrent  leur 

démission.

Celle de quatre d’entre eux  Ă©tait collective et conçue en ces 

termes :

Citoyen  prĂ©sident,  les  Ă©lecteurs  nous  avaient  donnĂ©  le 

mandat de représenter la République française.

Or,  par  le  vote  du  1

er

  mars,  l’assemblĂ©e  nationale  a 

consacrĂ© le dĂ©membrement de la France, la ruine de la 

patrie, elle a ainsi frappé ses délibérations de nullité :

Le  vote  de  quatre  gĂ©nĂ©raux  et  l’abstention  de  trois 

autres  dĂ©mentent  formellement  les  assertions  de  M. 

La Commune

159

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Thiers. Nous ne pouvons demeurer un jour de plus dans 

cette assemblée.

Nous  vous  donnons  donc  avis,  citoyen  prĂ©sident,  que 

nous n’avons plus qu’à nous retirer.

Henri ROCHEFORT, MALON de l’Internationale,

RANC, TRIDON de la Cîte-d’Or.

Garibaldi,  Victor  Hugo,  FĂ©lix  Pyat,  Delescluze  donnĂšrent 

également leur démission de députés.

Le gouvernement appelĂ© 

nouveau 

parce que c’était surtout la 

mĂȘme  chose  que  l’ancien,  fut  ainsi  composĂ©  par  l’assemblĂ©e 

capitularde.

THIERS, chef du pouvoir exécutif.

Jules FAVRE, ministre des affaires Ă©trangĂšres.

Ernest PICARD, intérieur.

DUFAURE, justice.

Général LE FLO, guerre.

POUYER-QUERTIER, finances.

Jules SIMON, instruction publique.

Amiral POTHUAU, marine.

LAMBRECHT, commerce.

DELAREY, travaux publics.

Jules FERRY, maire de Paris.

VINOY, gouverneur de Paris.

Les  conditions de  la  paix  Ă©taient :  la  cession  de  l’Alsace  et 

d’une partie de la Lorraine avec Metz.

La Commune

160

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Le paiement  en  trois annĂ©es,  de cinq  milliards  d’indemnitĂ©s 

de guerre.

L’occupation  du  territoire  jusqu’à  parfait  paiement  des  cinq 

milliards.

L’évacuation Ă  mesure, et en proportion des sommes versĂ©es.

Le 27  fĂ©vrier,  le  bruit  se  rĂ©pandit  dans Paris  de l’entrĂ©e de 

l’armĂ©e allemande.

AussitĂŽt  les  Champs-ElysĂ©es  furent  couverts  de  gardes 

nationaux. Le rappel battait dans la nuit.

On  se ressouvint  qu’à la place Wagram  il  y avait des canons 

que  les  gardes  nationaux  des  faubourgs  avaient  achetĂ©s  par 

souscriptions, et qui leur appartenaient, pour la défense de Paris.

A la place des Vosges, Ă©galement, Ă©taient des canons achetĂ©s 

par  les  bataillons  du  Marais,  chaque  quartier  avait  les  siens. 

Hommes,  femmes,  enfants  s’attelĂšrent   ;  les  piĂšces  de 

Montmartre  roulĂ©es  jusqu’au  boulevard  Ornano,  sont  montĂ©es 

sur la butte.

Belleville et la Villette traĂźnent les leurs aux buttes Chaumont.

Les piĂšces du Marais sont laissĂ©es place des Vosges. C’est le 

meilleur endroit pour un parc d’artillerie.

Deux mille gardes nationaux se rĂ©unissent au comitĂ© central. 

On prépare les affiches suivantes pour le lendemain.

La garde nationale proteste, par l’organe de son ComitĂ© 

central,  contre  toute  tentative  de  dĂ©sarmement,  et 

dĂ©clare qu’au besoin elle y rĂ©sistera par les armes.

La Commune

161

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Le Comité central de la garde nationale.

Ce manifeste fut affiché le lendemain 28 ainsi que le suivant.

Les  rĂ©volutionnaires  ne  voulant  pas  faire  inutilement 

Ă©gorger une partie de la population,

Le  sentiment  de  la  population  paraĂźt  de  ne  pas 

s’opposer Ă  l’entrĂ©e des Prussiens dans Paris. Le comitĂ© 

central qui avait Ă©mis une opinion contraire dĂ©clare qu’il 

se rallie Ă  la proposition suivante :

Il  sera  Ă©tabli  autour  des  quartiers  que  doit  occuper 

l’ennemi,  une  sĂ©rie  de  barricades  destinĂ©es  Ă   isoler 

complĂštement cette partie de la ville.

Les habitants de la rĂ©gion circonscrite dans ses limites 

devront l’évacuer immĂ©diatement.

La garde nationale,  de concert avec l’armĂ©e formĂ©e en 

cordons  tout  autour,  veillera  Ă   ce  que  l’ennemi  ainsi 

isolĂ© sur un sol qui ne sera plus notre ville, ne puisse en 

aucune façon communiquer avec les parties retranchĂ©es 

de Paris.

Le  comitĂ©  central  engage  la  garde  nationale  Ă   prĂȘter 

son  concours  Ă   l’exĂ©cution  des  mesures nĂ©cessaires  Ă  

ce  but  et  Ă   Ă©viter  toute  agression  qui  serait  le 

renversement immédiate de la République.

Le Comité central de la garde nationale.

Alavoine, Bouit, Frontier, Boursier, David 

Boison, Baroud, Gritz, Tessier, Ramel, Badois, 

Arnold, Piconel, Audoynard, Masson, Weber, 

La Commune

162

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Lagarde, Laroque, Bergeret, Pouchain, Lava-

lette, Fleury, Maljournal, Chonteau, Cadaze, 

Castroni, Dutil, Matté, Ostyn.

L’armĂ©e se retira sur la rive gauche, la garde nationale seule, 

sans  trouble,  sans  provocation,  sans  faiblesse,  exĂ©cuta  son 

programme.

Cette nuit-lĂ  avait une impression de grandeur.

Il  semblait  que  de  quelque  part  de  l’espace  on  regardĂąt 

passer dans l’ombre d’une ville morte, un fantĂŽme d’armĂ©e.

Les  demi-tons  incisifs  du  tocsin  tombaient  dans le  noir  des 

rues désertes.

Les deux tambours gĂ©ants de Montmartre descendaient la rue 

Ramey, battant un rappel sourd comme une marche funĂšbre.

Des souffles de rĂ©volte passaient dans l’air,  mais la moindre 

agression  eĂ»t,  comme  l’avait  senti  le  comitĂ©  central,  servi  de 

prĂ©texte Ă  un rĂ©tablissement de dynastie, sous la protection de 

Guillaume.

Quelques instants les drapeaux noirs des fenĂȘtres claquĂšrent 

dans le vent, puis il n’y en eut plus une haleine de vie.

De la permanence du comitĂ© de vigilance, on ne voyait que la 

nuit dans laquelle sonnait le tocsin. — La nuit s’acheva lourde.

Aux Champs-ElysĂ©es, paisiblement comme un devoir, on brisa 

dans un cafĂ© qui  avait ouvert aux Prussiens, le comptoir et tout 

ce qui  avait servi  Ă  leur usage et par devoir aussi,  sans pitiĂ© ni 

colĂšre,  on  fouetta  des  malheureuses  qui  pour  voir  les 

envahisseurs avaient en toilettes de fĂȘte dĂ©passĂ© les barriĂšres.

La Commune

163

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Que  ne  pouvait-on  faire  justice  en  place  de  ces  produits 

lamentables du vieux monde de la société putréfiée tout entiÚre.

L’assemblĂ©e  de  Bordeaux  continua  de  voter  une  sĂ©rie  de 

mesures  honteuses.  Ceux  qui  composaient  Ă   Paris  le 

gouvernement  n’ayant  pas  comme la dĂ©fense  nationale  promis 

de  mourir  plutĂŽt  que  de se rendre,  s’en  donnaient  Ă  cƓur  joie 

d’infamies.

Craignant tous les hommes de courage qu’elle appelait la lie 

des faubourgs,  l’assemblĂ©e qui  n’eĂ»t jamais osĂ© affronter  Paris, 

prĂ©parait  une  trahison  pour  dĂ©sarmer  de  ses  canons l’

acropole

 

de  l’émeute, 

Montmartre,  que  nous  appelions  avec  la  vile 

multitude la citadelle de la liberté, le mont sacré.

Il y eut un instant oĂč le parti  de l’ordre disparaissant dans la 

multitude, Paris n’eut plus qu’une seule Ăąme hĂ©roĂŻque criant vers 

la liberté.

M.  Thiers  tenant  entre  ses  griffes  de gnome  l’assemblĂ©e de 

Bordeaux,  la  pĂ©trissait  Ă   sa  taille   ;  et  cette  assemblĂ©e-lĂ , 

s’appelait la France : la RĂ©publique !

VIII

SoulÚvements par le monde pour la liberté

@

Sonnez, sonnez toujours, clairons de la pensée.

(Victor Hugo.)

La Commune

164

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Il  y eut par le monde autour de 71, de grands soulĂšvements 

d’idĂ©es.

Un  souffle  de  tempĂȘte  les  semait,  elles  ont  ramifiĂ©, 

grandissant  dans  l’ombre  et  Ă   travers  les  Ă©gorgements,  elles 

sont aujourd’hui en fleur ; les fruits viendront.

Vers 70 avant,  aprĂšs, toujours,  jusqu’à ce que soit accomplie 

la transformation du monde, l’attirance vers l’idĂ©al vrai continue.

Est-ce qu’on peut empĂȘcher le printemps de venir, lors mĂȘme 

qu’on couperait toutes les forĂȘts du monde ?

Vers  70,  Cuba,  la  GrĂšce,  l’Espagne  revendiquaient  leur 

libertĂ© : partout, les Esclaves allaient secouant leurs chaĂźnes, les 

Indes comme aujourd’hui se soulevaient pour la libertĂ©.

Les cƓurs montaient assoiffĂ©s d’idĂ©al ; tandis que les maĂźtres 

plus  implacables  armaient  leurs  meutes  inconscientes,  les 

entraĂźnant sur le gibier humain,  toujours noyĂ©e dans le sang, la 

rĂ©volte  renaissait  sans  cesse   ;  c’était  partout  une  marĂ©e 

montante vers  l’étape  nouvelle  et  plus  haute,  en  vue  toujours 

sans qu’elle soit encore atteinte.

Les  rĂ©pressions  dĂ©chaĂźnĂ©es  plus  fĂ©roces  et  plus  stupides  Ă  

mesure  que  la  fin  arrive  sollicitaient  comme  nous  le  voyons 

encore, le pouvoir affolé et croulant.

En  novembre  70,  les  cachots  de  Russie  regorgeaient.  Des 

hommes, des femmes appartenant comme grand nombre d’entre 

nous Ă  la jeunesse des Ă©coles, avaient adhĂ©rĂ© Ă  l’Internationale ; 

ils essayaient d’éveiller les moujiks courbĂ©s depuis si  longtemps 

sur la dure zemlia.

La Commune

165

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C’était avec  des paroles simples,  avec des figures qu’il  fallait 

parler  Ă   ces  hommes  simples  (les 

Paroles, 

par  Bakounine) 

comme le chant matinal du coq les tirĂšrent du sommeil.

Le  peuple  russe,  disait-il,  dans  ces images,  se  trouve 

actuellement  dans  des  conditions  semblables  Ă   celles 

qui le forcĂšrent Ă  l’insurrection, sous le tzar Alexis, pĂšre 

de Pierre le Grand. Alors, c’était Stanka Razine, cosaque 

chef  des rĂ©voltĂ©s,  qui  se mit Ă  sa tĂȘte et lui  indiqua la 

voie d’émancipation.

Pour  se lever  aujourd’hui,  disait Bakounine,  il  y  a prĂšs 

de vingt-six ans, le peuple n’attend plus qu’un nouveau 

Stanka  Razine,  et  cette  fois,  il  sera  remplacĂ©  par  la 

lĂ©gion  des  jeunes  hommes  dĂ©classĂ©s,  qui  maintenant 

vivent  de  la  vie  populaire   ;  Stanka  Razine  se  sent 

derriĂšre eux, non hĂ©ros personnel,  mais collectif  et par 

cela  mĂȘme  invincible.  Ce  sera  toute  cette  magnifique 

jeunesse sur laquelle plane son esprit.

Michel BAKOUNINE.

Dans une poĂ©sie d’Ogareff, ami de Bakounine (l’

Etudiant

)

les 

jeunes  gens  au  cƓur  ardent  et  gĂ©nĂ©reux,  voyaient  l’un  d’eux 

vivant de science et d’humanitĂ© Ă  travers les luttes de la misĂšre.

VouĂ©  par  la  vengeance  du  tzar  et  des  boyards  Ă   la  vie 

nomade,  il  allait  du  couchant  au  levant  criant  aux  paysans   : 

rassemblez-vous ! levez-vous !  ArrĂȘtĂ© par la police impĂ©riale,  il 

mourait  dans  les  plaines  glacĂ©es  de  la  SibĂ©rie  en  rĂ©pĂ©tant 

jusqu’à son  dernier  souffle que tout homme doit donner  sa vie 

pour la terre et la liberté.

La Commune

166

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Lors  des  progrĂšs  de  la  Commune,  le  procĂšs  des 

internationaux  Ă©tait  jugĂ©  en  Russie  avec  les  mĂȘmes  cruautĂ©s 

inspirées par la terreur que tous les despotes ont de la vérité.

Le  mouvement  en  AmĂ©rique  avait  commencĂ©  dĂšs  1866  Ă  

Philadelphie, oĂč Uriah Stephens propageait l’idĂ©e du groupement 

dĂ©fensif des travailleurs contre l’exploitation.

Pendant  plusieurs  annĂ©es  les  rĂ©unions  des  Â«   knights  of 

labour   Â»  chevaliers  du  travail  restĂšrent  secrĂštes,  puis  tout  Ă  

coup,  James  Wright,  Robert  Macauley,  Villiam  Cook,  Joseph 

Rennedy  et  d’autres se rĂ©unissant Ă  Uriah Stephens,  formĂšrent 

un  premier  groupe  de  propagande,  bientĂŽt  suivi  d’autres   ; 

aujourd’hui  ce  n’est  plus  par  centaines  mais  par  centaines  de 

mille que se comptent les knights of labour.

Ils  eurent  depuis  correspondance  pour  les  grĂšves,  avec  les 

trades  union,  et  les  associations  ouvriĂšres  de  l’AmĂ©rique  du 

Nord, et celles de l’Irlande contre les Ă©victions.

Elle  est  en  rĂ©alitĂ©  depuis  toujours,  sous  tous  les  noms  que 

prend  la  rĂ©volte,  Ă   travers  les  Ăąges,  cette  union  des  spoliĂ©s 

contre les spoliateurs ; niais Ă  certaines Ă©poques telles que 71 et 

maintenant,  elle  frĂ©mit  davantage  devant  des  crimes  plus 

grands,  ou  peut-ĂȘtre,  il  est  l’heure  de  briser  un  anneau  de  la 

longue chaüne d’esclavage.

L’AlgĂ©rie,  en  70,  ployĂ©e  sous  la  conquĂȘte  puisait  dans  ses 

souffrances le courage de l’insurrection.

Notre  administration,  dit  Jules  Favre  lui-mĂȘme, 

recueillait ainsi les tristes fruits de la politique Ă  laquelle 

La Commune

167

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pendant  de  longues  annĂ©es  elle  avait  sacrifiĂ©  les 

intĂ©rĂȘts coloniaux.

(Jules FAVRE, 

Simple rĂ©cit d’un Membre de la dĂ©fense 

nationale, 

page 269, tome 2.)

Vers  la  fin  de  fĂ©vrier,  les  Arabes  qui  connaissaient  le 

despotisme  militaire,  mais  qui  ignoraient  ce  que  serait  le 

despotisme  civil  et  prĂ©fĂ©raient  le  mal  connu  au  mal  inconnu, 

commencent Ă  se plaindre plus fort,  qu’on envoyait jusque dans 

leurs  familles  des Français,  pour  lesquels ils  sont  toujours  des 

vaincus ;  ils rĂ©clamaient leurs compatriotes dans les bureaux et 

craignaient  encore  plus  l’administration  civile  pour  s’immiscer 

chez eux.

La rĂ©volte, qui chez les peuples asservis couve toujours sous 

la cendre se propagea rapidement.

Le vieux  cheik  Haddah  sortit  de  la  cellule oĂč  il  s’était  murĂ© 

depuis plus de trente ans, que son pays souffrait de la servitude 

et commença Ă  prĂȘcher la guerre sainte.

Ses deux fils Mohamed et Ben Azis, El Mokrani, ben Ali ChĂ©rif 

et  d’autres,  soulevĂšrent  les  Kabyles   ;  ils  eurent  bientĂŽt  une 

petite  armĂ©e  et  vers  le  14  mars  le  bachaga  de  la  Medjana 

envoya  chevaleresquement  une  dĂ©claration  de  guerre  au 

gouverneur de l’AlgĂ©rie.

Pendant huit jours, les Arabes assiĂ©gĂšrent Bordjibou-ArrĂ©ridj, 

mais  les  colonnes  Bonvalet  composĂ©es  de  plusieurs  milliers 

d’hommes les enveloppùrent.

La Commune

168

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L’un des cheiks, alors, descendit de cheval et gravit lentement 

la hauteur d’un ravin que balayait la mitraille.

Il  reçut,  dit  encore Jules Favre,  la  mort  qu’il  cherchait 

orgueilleux et fier comme il eût fait du triomphe.

(Jules FAVRE, 

Simple rĂ©cit d’un Membre de la dĂ©fense 

nationale – 

2

e

 volume - page 273.)

Ainsi en mai 71 devait faire Delescluze.

On  dirait  qu’en  Ă©crivant  cela,  Jules  Favre  se  souvenait  du 

temps oĂč,  entourĂ© de la jeunesse des Ă©coles,  il  Ă©tait avec  nous 

d’une bontĂ© paternelle et oĂč nous l’aimions, comme nous aimons 

la révolte pour la République, et pour la liberté.

O la res publica que nous rĂȘvions alors, qu’elle Ă©tait grande et 

belle !

IX

Les femmes de 70

@

On eĂ»t dit que la Gaule en elles s’éveillait ;

Libres, voulant mourir, augmentant de courage 

Pour des périls plus grands.

(L. M.)

Parmi les plus implacables lutteurs qui combattirent l’invasion 

et  dĂ©fendirent  la  RĂ©publique  comme  l’aurore  de  la  libertĂ©,  les 

femmes sont en nombre.

On  a voulu faire des femmes une caste,  et sous la force qui 

les Ă©crase Ă  travers les Ă©vĂ©nements, la sĂ©lection s’est faite ;  on 

La Commune

169

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ne nous a pas consultĂ©es pour cela, et nous n’avons Ă  consulter 

personne.  Le  monde  nouveau  nous  rĂ©unira  Ă   l’humanitĂ©  libre 

dans laquelle chaque ĂȘtre aura sa place.

Le  droit  des  femmes  avec  Maria  Deresme  marchait 

courageusement  mais  exclusivement  pour  un  seul  cĂŽtĂ©  de 

l’humanitĂ©,  les  Ă©coles  professionnelles  de  mesdames  Jules 

Simon,  Paulin,  Julie  Toussaint.  L’enseignement  des  petits  de 

madame  Pape  Carpentier  se  rencontrant  rue  Hautefeuille  Ă   la 

sociĂ©tĂ© d’instruction Ă©lĂ©mentaire avaient fraternisĂ© sous l’empire, 

dans une si  large acception que les plus actives faisaient partie 

de tous les groupements Ă  la fois. Nous avions pour cela, comme 

complice M. Francolin, de l’instruction Ă©lĂ©mentaire, qu’à cause de 

sa ressemblance avec les savants du temps de l’alchimie et aussi 

par amitié nous appelions le docteur Francolinus.

Il  avait  fondĂ©,  presque Ă  lui  seul,  une  Ă©cole professionnelle 

gratuite rue Thévenot.

Les  cours  y  avaient  lieu  le soir.  Celles  d’entre nous,  qui  en 

faisaient  pouvaient  ainsi  se  rendre  rue  ThĂ©venot  aprĂšs  leur 

classe, nous Ă©tions presque toutes institutrices â€” il y avait Maria 

La  Cecillia,  alors  jeune  fille,  la  directrice  Ă©tait  Maria  Andreux, 

plusieurs autres femmes y faisaient des cours, j’en avais trois ; 

la  littĂ©rature,  oĂč  il  Ă©tait  si  facile  de  trouver  des  citations 

d’auteurs  d’autrefois  s’adaptant  Ă   l’instant  prĂ©sent.  La 

gĂ©ographie ancienne,  oĂč  les  noms  et  les recherches  du  passĂ©, 

ramenaient aux recherches et aux noms prĂ©sents,  oĂč il faisait si 

bon Ă©voquer  l’avenir sur  les ruines, que je me passionnais pour 

ces cours.

La Commune

170

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J’avais encore le jeudi,  celui  de dessin oĂč la police impĂ©riale 

me fit l’honneur de venir voir un Victor Noir, sur son lit de mort, 

dessinĂ© Ă  la craie blanche et estompĂ© avec le doigt sur le tableau 

noir, ce qui fait un relief d’une douceur de rĂȘve.

Quand les Ă©vĂ©nements se multipliĂšrent,  Charles de Sivry prit 

le  cours  de  littĂ©rature,  et  mademoiselle  Potin,  ma  voisine 

d’institution et mon amie, prit le cours de dessin.

Toutes les sociĂ©tĂ©s de femmes ne pensant qu’à l’heure terrible 

oĂč on Ă©tait, se ralliĂšrent Ă  la sociĂ©tĂ© de secours pour les victimes 

de la guerre, oĂč les bourgeoises, les femmes de ces membres de 

la défense nationale qui défendait si peu, furent héroïques.

Je le dis sans esprit de secte, puisque j’étais plus souvent Ă  la 

patrie  en  danger  et  au  comitĂ©  de  vigilance  qu’au  comitĂ©  de 

secours pour les victimes de la guerre, l’esprit en fut gĂ©nĂ©reux et 

large   ;  les  secours  furent  donnĂ©s,  Ă©miettĂ©s  mĂȘme,  afin  de 

soulager  un  peu  toutes  les  dĂ©tresses,  et  aussi  afin  d’engager 

encore et toujours Ă  ne jamais se rendre.

Si quelqu’un, devant le comitĂ© de secours pour les victimes de 

la guerre,  eĂ»t parlĂ© de reddition, il eĂ»t Ă©tĂ© mis Ă  la porte, aussi 

Ă©nergiquement  que  dans  les  clubs  de  Belleville  ou  de 

Montmartre. On Ă©tait  les femmes de Paris tout comme dans les 

faubourgs,  comme il me souvient de la sociĂ©tĂ© pour l’instruction 

Ă©lĂ©mentaire  oĂč  Ă  droite du  bureau  dans  le petit  cabinet  j’avais 

ma  place  sur  la  boĂźte  du  squelette,  j’avais  Ă   la  sociĂ©tĂ©  de 

secours,  ma  place  sur  un  tabouret,  aux  pieds  de  madame 

Goodchaux,  qui  ressemblant  sous  ses  cheveux  blancs,  Ă   une 

La Commune

171

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marquise  d’autrefois,  jetait  parfois  en  souriant,  quelque  petite 

goutte d’eau froide sur mes rĂȘves.

Pourquoi  Ă©tais-je lĂ  une privilĂ©giĂ©e ? je n’en sais rien,  il  est 

vrai,  peut-ĂȘtre  que  les  femmes  aiment  les  rĂ©voltes.  Nous  ne 

valons pas mieux que les hommes mais le pouvoir ne nous a pas 

encore corrompues.

Et le fait est qu’elles m’aimaient et que je les aimais.

Lorsqu’aprĂšs le 31  octobre je fus prisonniĂšre de M.  Cresson, 

non pas pour avoir pris part Ă  une manifestation, mais pour avoir 

dit : Je n’étais lĂ  que pour partager les dangers des femmes, ne 

reconnaissant  pas  le  gouvernement   !  â€”  madame  Meurice,  au 

nom  de  la  sociĂ©tĂ©  pour  les  victimes  de  la  guerre,  vint  me 

rĂ©clamer  au  mĂȘme  moment  oĂč,  au  nom  des  clubs,  FerrĂ©, 

Avronsart et Christ y venaient Ă©galement.

Combien  de choses tentĂšrent les femmes en  71 !  toutes,  et 

partout !  Nous  avions  d’abord  Ă©tabli  des  ambulances  dans  les 

forts,  et  comme  nous  avions contre l’ordinaire usage trouvĂ© la 

dĂ©fense nationale disposĂ©e Ă  nous accueillir,  nous commencions 

dĂ©jĂ   Ă   croire  les  gouvernants  bien  disposĂ©s  pour  le  combat, 

lorsqu’ils  envoyĂšrent  Ă©galement  dans  les  forts,  une  foule  de 

jeunes gens absolument inutiles, ignorantins et petits crevĂ©s, qui 

criaient leurs craintes tandis que les forts regardaient de vivre ; 

— les unes et les autres, nous nous empressĂąmes de donner nos 

dĂ©missions,  cherchant  Ă  nous employer  plus utilement ;  â€”  j’ai 

retrouvĂ©  l’an  dernier  l’une  de  ces  braves  ambulanciĂšres, 

madame Gaspard.

La Commune

172

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Les  ambulances,  les  comitĂ©s  de  vigilance,  les  ateliers  des 

mairies, oĂč,  surtout Ă  Montmartre,  mesdames Poirier,  Escoffons, 

Blin,  Jarry  trouvaient  moyen  que  toutes  eussent  un  salaire 

également rétribué.

La marmite rĂ©volutionnaire oĂč pendant tout le siĂšge madame 

Lemel, de la chambre syndicale des relieurs, empĂȘcha je ne sais 

comment tant de gens de mourir  de faim,  fut un vĂ©ritable tour 

de force de dĂ©vouement et d’intelligence.

Les  femmes  ne  se  demandaient  pas  si  une  chose  Ă©tait 

possible, mais si elle Ă©tait utile, alors on rĂ©ussissait Ă  l’accomplir.

Un  jour  il  fut  dĂ©cidĂ©,  que  Montmartre  n’avait  pas  assez 

d’ambulances,  alors  avec  une  amie  de  la  sociĂ©tĂ©  d’instruction 

Ă©lĂ©mentaire  toute  jeune  Ă  cette  Ă©poque,  nous  rĂ©solĂ»mes de la 

fonder. C’était Jeanne A., depuis madame B.

Il n’y  avait pas un sou,  mais nous avions une idĂ©e pour faire 

les fonds.

Nous emmenons avec nous un garde national, de haute taille, 

Ă   la  physionomie  d’une  gravure  de  93,  â€”  marchant  devant  la 

baĂŻonnette  au  fusil.  Nous,  avec  de  larges  ceintures  rouges, 

tenant Ă  la main des bourses faites pour  la circonstances,  nous 

partons  tous  les  trois,  chez  les  gens  riches,  avec  des  visages 

sombres. â€” Nous commençons par les Ă©glises, le garde national 

marchant dans l’allĂ©e en frappant son fusil sur les dalles ;  nous, 

prenant chacune un cĂŽtĂ© de la nef, nous quĂȘtons en commençant 

par les prĂȘtres Ă  l’autel.

La Commune

173

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A  leur  tour  les  dĂ©votes,  pĂąles  d’épouvante,  versaient  en 

tremblant  leur  monnaie  dans  nos  aumĂŽniĂšres  â€”  quelques-uns 

d’assez bonne  grĂące,  tous les  curĂ©s  donnaient ;  puis ce fut  le 

tour  de quelques  financiers  juifs  ou  chrĂ©tiens,  puis des  braves 

gens,  un pharmacien de la Butte offrit le matĂ©riel.  L’ambulance 

était fondée.

On  rit  beaucoup,  Ă   la  mairie  de  Montmartre,  de  cette 

expĂ©dition  que  nul  n’eĂ»t  encouragĂ©e,  si  nous  en  eussions  fait 

confidence avant la réussite.

Le  jour  oĂč  mesdames  Poirier,  Blin,  Excoffons  vinrent  me 

trouver Ă  ma classe pour commencer  le comitĂ© de vigilance des 

femmes m’est restĂ© prĂ©sent.

C’était le soir,  aprĂšs la classe,  elles Ă©taient  assises contre le 

mur, Excoffons Ă©bouriffĂ©e avec ses cheveux blonds,  la mĂšre Blin 

dĂ©jĂ  vieille avec  une capeline de tricot ;  madame Poirier  ayant 

un  capuchon  d’indienne  rouge   ;  sans  compliments,  sans 

hĂ©sitation elles me dirent simplement : â€” Il faut que vous veniez 

avec nous, et je leur rĂ©pondis : — J’y vais.

Il  y  avait  en  ce  moment  Ă   ma  classe  presque  deux  cents 

Ă©lĂšves, des fillettes de six Ă  douze ans que nous instruisions ma 

sous-maĂźtresse et  moi,  et  de  tout  petits  enfants de trois Ă  six 

ans,  garçons  et  filles  dont  ma  mĂšre  s’était  chargĂ©e  et  qu’elle 

gĂątait  beaucoup.  Les  grandes  de  ma  classe  l’aidaient,  tantĂŽt 

l’une, tantît l’autre.

Les petits, dont les parents Ă©taient des gens de la campagne 

rĂ©fugiĂ©s Ă  Paris, avaient Ă©tĂ© envoyĂ©s par Clemenceau ; la mairie 

La Commune

174

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s’était chargĂ©e de leur  nourriture,  ils avaient du lait, du cheval, 

des légumes et trÚs souvent quelques friandises.

Un  jour  que  le  lait  tardait,  les  plus  jeunes  peu  habituĂ©s  Ă  

attendre se mirent Ă  pleurer, ma mĂšre en les consolant, pleurait 

avec eux. Je ne sais comment je m’avisai, pour les faire attendre 

avec  plus de patience,  de les menacer,  s’ils ne se taisaient  pas, 

de les envoyer chez Trochu.

AussitĂŽt ils criĂšrent avec effroi : â€” Mademoiselle, nous serons 

bien sages, ne nous envoyez pas chez Trochu !

Ces  cris  et  la  patience  avec  laquelle  ils  attendirent  me 

donnĂšrent  l’idĂ©e qu’ils  entendaient  chez  eux  tenir  en  mĂ©diocre 

estime le gouvernement de Paris.

On a souvent parlĂ© des jalousies entre institutrices, je ne les 

ai pas Ă©prouvĂ©es ; avant la guerre nous faisions des Ă©changes de 

leçons  avec  ma  plus  proche  voisine,  mademoiselle  Potin, 

donnant  les  leçons  de  dessin  chez  moi,  et  moi  les  leçons  de 

musique  chez  elle,  conduisant  tantĂŽt  l’une  tantĂŽt  l’autre,  nos 

plus grandes Ă©lĂšves aux cours de la rue Hautefeuille.  Pendant le 

siĂšge elle fit ma classe, lorsque j’étais en prison.

@

La Commune

175

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III

LA COMMUNE

I

Le 18 mars

@

La germination extraordinaire des idĂ©es nouvelles 

les surprit et les terrifia, l’odeur de la poudre 

troubla leur digestion ; ils furent pris de vertige 

et ils ne nous le pardonneront pas.

(

La Revanche de la Commune

.

J. B. CLÉMENT.)

Aurelle de Paladine commandait, sans qu’elle voulĂ»t lui obĂ©ir, 

la garde nationale de Paris qui avait choisi Garibaldi.

Brunet  et  Piaza choisis Ă©galement  pour  chefs,  le 28  janvier 

par  les  gardes  nationaux,  et  qui  Ă©taient  condamnĂ©s  par  les 

conseils de guerre Ă  deux  ans de prison,  furent dĂ©livrĂ©s dans la 

nuit du 26 au 27 février.

On  n’obĂ©issait  plus   :  les  canons  de  la  place  des  Vosges 

qu’envoyait  prendre  le  gouvernement  par  des  artilleurs,  sont 

refusĂ©s  sans  qu’ils  osent  insister  et  sont  traĂźnĂ©s  aux  buttes 

Chaumont.

Les  journaux  que  la  rĂ©action  accusait  de  pactiser  avec 

l’ennemi, 

le Vengeur, 

de FĂ©lix Pyat ; 

le Cri du Peuple, 

de VallĂšs, 

le Mot d’Ordre, 

de Rochefort, fondĂ© le lendemain de l’armistice ; 

le  PĂšre  Duchesne, 

de  Vermesch,  Humbert,  Maroteau  et 

La Commune

176

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Guillaume ; 

la  Bouche  de  fer, 

de Vermorel ; 

la  FĂ©dĂ©ration, 

par 

Odysse  Barot   ;  la 

Caricature, 

de  Pilotelle,  Ă©taient  suspendus 

depuis le 12 mars.

Les  affiches  remplaçaient  les  journaux,  et  les  soldats  alors, 

dĂ©fendaient  contre la police celles oĂč on  leur  disait  de ne point 

Ă©gorger Paris, mais d’aider Ă  dĂ©fendre la RĂ©publique.

M.  Thiers,  le mauvais  gĂ©nie  de  la France,  ayant  le 10  mars 

terminĂ©  ses  pĂ©rĂ©grinations,  Jules  Favre  lui  Ă©crivit  l’incroyable 

lettre suivante.

Paris, 10 mars 1871, minuit.

Cher  prĂ©sident  et  excellent  ami,  le  conseil  vient  de 

recevoir avec une grande joie la bonne nouvelle du vote 

de l’assemblĂ©e.

C’est  Ă   votre  infatigable  dĂ©vouement  qu’il  en  renvoie 

l’honneur,  il  y  voit un motif  de plus de reconnaissance 

envers vous, je m’en rĂ©jouis Ă  tous les points de vue, il 

est  le  gage  de  votre  union  avec  l’assemblĂ©e,  vous 

ramĂšne  Ă   nous  et  vous  permet  enfin  d’aborder 

l’accomplissement de nos diffĂ©rents devoirs.

Nous avons Ă  rassurer et Ă  dĂ©fendre notre pauvre pays 

si malheureux, et si profondĂ©ment troublĂ©. Nous devons 

commencer  par  faire  exĂ©cuter  les  lois.  Ce  soir  nous 

avons  arrĂȘtĂ©  la  suppression  de  cinq  journaux  qui 

prĂȘchent  chaque jour  l’assassinat : 

Le  Vengeur,  le  Mot 

d’Ordre,  la  Bouche  de  fer,  le  Cri  du  peuple 

et 

la 

Caricature.

La Commune

177

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Nous  sommes dĂ©cidĂ©s  Ă   en  finir  avec  les  redoutes de 

Montmartre et  de Belleville  et  nous  espĂ©rons  que cela 

se fera sans effusion de sang.

Ce soir, jugeant une seconde catĂ©gorie des accusĂ©s du 

31  octobre,  le  conseil  de  guerre  a  condamnĂ©  par 

contumace  Flourens,  Blanqui,  Levrault  Ă   la  peine  de 

mort, VallÚs présent à six mois de prison.

Demain  matin  je  vais  Ă   FerriĂšre  m’entendre  avec 

l’autoritĂ© prussienne sur une foule de points de dĂ©tail.

Les  Prussiens  continuent  Ă   ĂȘtre  intolĂ©rables,  je  vais 

essayer  de  prendre  avec  eux  des  arrangements  qui 

adouciront la position de nos malheureux concitoyens.

J’espĂšre que vous pouvez partir demain samedi. â€” Vous 

trouverez Paris et  Versailles  prĂȘts Ă  vous  recevoir  et  Ă  

Paris quelqu’un bien heureux de votre retour.

Mille amitiés sincÚres.

Jules FAVRE.

Le 17 au soir des affiches du gouvernement furent placardĂ©es 

sur les murs de Paris afin d’ĂȘtre lues de bonne heure, mais le 18 

au matin personne ne s’occupait plus de ses dĂ©clarations.

Celle-lĂ   pourtant  Ă©tait  curieuse,  les  hommes  qui  la  firent  y 

crurent  dĂ©ployer  de  l’habiletĂ© ;  aveuglĂ©s sur  les  sentiments de 

Paris,  ils  y  parlaient  une  langue  Ă©trangĂšre,  que  personne  ne 

voulait entendre, celle de la capitulation.

HABITANTS DE PARIS,

La Commune

178

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Nous  nous  adressons  encore  Ă   vous  et  Ă   votre 

patriotisme et nous espérons que nous serons écoutés.

Votre grande citĂ© qui  ne peut vivre que par l’ordre est 

profondĂ©ment  troublĂ©e  dans  quelques  quartiers,  et  le 

trouble  de  ces  quartiers  sans  se  propager  dans  les 

autres  suffit  cependant  pour  y  empĂȘcher  le  retour  du 

travail et de l’aisance.

Depuis quelque temps,  des  hommes  mal  intentionnĂ©s, 

sous prĂ©texte de rĂ©sister aux Prussiens qui ne sont plus 

dans  vos  murs,  se  sont  constituĂ©s  les  maĂźtres  d’une 

partie  de  la  ville,  y  ont  Ă©levĂ©  des  retranchements,  y 

montent  la garde, 

vous

 

forcent 

Ă  les monter  avec  eux 

par  ordre  d’un  comitĂ© 

occulte 

qui  prĂ©tend  commander 

seul Ă  une partie de la garde nationale, mĂ©connaĂźt ainsi 

l’autoritĂ©  du  gĂ©nĂ©ral  d’Aurelle  si  digne  d’ĂȘtre  Ă   votre 

tĂȘte et veut former un gouvernement lĂ©gal  instituĂ© par 

le suffrage universel.

Ces hommes qui  vous ont dĂ©jĂ  causĂ© tant de mal,  que 

vous  avez  dispersĂ©s  vous-mĂȘmes  le  31  octobre, 

affichent  la  prĂ©tention  de  vous  dĂ©fendre  contre  les 

Prussiens  qui  n’ont  fait  que paraĂźtre  dans vos murs et 

dont les dĂ©sordres retardent le dĂ©part dĂ©finitif, braquant 

des canons qui  s’ils faisaient feu ne foudroieraient  que 

vos maisons, vos enfants et vous-mĂȘmes.

Enfin  compromettent  la  RĂ©publique  au  lieu  de  la 

dĂ©fendre, car s’il s’établissait dans l’opinion de la France 

que  la  RĂ©publique  est  la  compagne  nĂ©cessaire  du 

La Commune

179

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dĂ©sordre, la RĂ©publique serait perdue, ne les croyez pas 

et  Ă©coutez  la  vĂ©ritĂ©  que  nous  vous  disons,  en  toute 

sincérité.

Le  gouvernement  instituĂ©  par  la  nation  tout  entiĂšre, 

aurait dĂ©jĂ  pu reprendre ses canons dĂ©robĂ©s Ă  l’Etat, et 

qui  en  ce moment ne menacent que vous ;  â€”  enlever 

ces  ressouvenirs  ridicules  qui  n’arrĂȘtent  que  le 

commerce  et  mettre  sous  la  main  de  la  justice  ces 

criminels  qui  ne  craindraient  pas  de  faire  succĂ©der  la 

guerre  civile  Ă   la  guerre  Ă©trangĂšre   ;  mais  il  a  voulu 

donner aux hommes trompĂ©s le temps de se sĂ©parer de 

ceux qui les trompent.

Cependant  le  temps  qu’on  a  donnĂ©  aux  hommes  de 

bonne foi pour se sĂ©parer des hommes de mauvaise foi 

est pris sur votre repos, sur votre bien-ĂȘtre, sur le bien-

ĂȘtre  de  la  France  tout  entiĂšre,  il  ne  faut  donc  pas  le 

prolonger indéfiniment.

Tant  que  dure  cet  Ă©tat  de  choses  le  commerce  est 

arrĂȘtĂ©, vos boutiques sont dĂ©sertes, les commandes qui 

viennent  de  toutes  parts  sont  suspendues,  vos  bras 

sont oisifs, le crĂ©dit ne renaĂźt pas ;  les capitaux dont le 

gouvernement a besoin pour dĂ©livrer  le territoire de la 

prĂ©sence  de  l’ennemi  hĂ©sitent  Ă   se  prĂ©senter.  Dans 

votre  intĂ©rĂȘt  mĂȘme,  dans  celui  de  votre  citĂ©  comme 

dans  celui  de la France,  le  gouvernement est  rĂ©solu  Ă  

agir.  Les  coupables  qui  ont  prĂ©tendu  instituer  un 

gouvernement vont ĂȘtre livrĂ©s Ă  la justice rĂ©guliĂšre. Les 

La Commune

180

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canons  dĂ©robĂ©s  Ă   l’État  vont  ĂȘtre  rĂ©tablis  dans  les 

arsenaux, et pour exĂ©cuter cet acte urgent de justice et 

de raison le gouvernement compte sur votre concours.

Que les bons citoyens se sĂ©parent  des mauvais,  qu’ils 

aident  Ă   la  force  publique  au  lieu  de  lui  rĂ©sister,  ils 

hĂąteront  ainsi  le  retour  de  l’aisance  dans  la  citĂ©  et 

rendront  service  Ă   la  RĂ©publique  elle-mĂȘme  que  le 

dĂ©sordre ruinerait dans l’opinion de la France.

Parisiens,  nous vous tenons ce langage parce que nous 

estimons  votre  bon  sens,  votre  sagesse,  votre 

patriotisme ;  mais cet avertissement  donnĂ© vous nous 

approuverez de recourir Ă  la force, car il faut Ă  tout prix 

et sans un jour de retard que l’ordre, condition de votre 

bien-ĂȘtre, renaisse entier, immĂ©diat et inaltĂ©rable.

Paris 17 mars 1871.

THIERS, 

chef du pouvoir exécutif.

Bien moins qu’on ne se fĂ»t occupĂ© d’une proclamation du roi 

Dagobert, on ne songeait Ă  celle de M. Thiers.

Tout  le  monde  savait  que  les  canons,  soi-disant  dĂ©robĂ©s  Ă  

l’Etat,  appartenaient  Ă  la garde nationale et  que les rendre eĂ»t 

Ă©tĂ© aider  Ă   une  restauration.  M.  Thiers  Ă©tait  pris  Ă   son  propre 

piĂšge,  les  mensonges  Ă©taient  trop  Ă©vidents,  les  menaces  trop 

claires.

Jules Favre raconte avec  l’inconscience que donne le pouvoir 

la provocation préparée.

La Commune

181

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Vinoy,  dit-il,  aurait  voulu  qu’on  engageĂąt  la  lutte  en 

supprimant la paie de la garde nationale ; nous crĂ»mes 

ce moyen plus dangereux qu’une provocation directe.

(Jules FAVRE, 

Histoire du Gouvernement de la dĂ©fense 

nationale, 

2

e

 volume, page 209.)

La provocation directe fut donc tentĂ©e ; mais le coup de main 

essayĂ© place des Vosges avait donnĂ© l’éveil.  On savait par le 31 

octobre  et  le  22  janvier  de  quoi  sont  capables  des  bourgeois 

hantés du spectre rouge.

On  Ă©tait trop prĂšs de Sedan  et  de la reddition  pour  que les 

soldats, fraternellement nourris par les habitants de Paris, fissent 

cause  commune avec  la rĂ©pression.  â€”  Mais sans une prompte 

action,  on  sentait,  dit  Lefrançais,  que  comme  au  2  dĂ©cembre 

c’en Ă©tait fait de la RĂ©publique et de la libertĂ©.

L’invasion des faubourgs par l’armĂ©e fut faite dans la nuit du 

17 au 18 ;  mais malgrĂ© quelques coups de fusil des gendarmes 

et des gardes de Paris, ils fraternisĂšrent avec la garde nationale.

Sur la butte, Ă©tait un poste du 61

e

  veillant au n° 6 de la rue 

des  Rosiers,  j’y  Ă©tais  allĂ©e  de  la  part  de  Dardelle  pour  une 

communication et j’étais restĂ©e.

Deux  hommes  suspects  s’étant  introduits  dans  la  soirĂ©e 

avaient  Ă©tĂ©  envoyĂ©s  sous  bonne  garde Ă   la  mairie  dont  ils  se 

rĂ©clamaient et  oĂč personne ne les connaissait,  ils furent gardĂ©s 

en sĂ»retĂ© et s’évadĂšrent le matin pendant l’attaque.

La Commune

182

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Un troisiĂšme individu  suspect,  Souche,  entrĂ©  sous un  vague 

prĂ©texte  vers  la  fin  de  la  nuit,  Ă©tait  en  train  de  raconter  des 

mensonges dont on ne croyait pas un mot, ne le perdant pas de 

vue,  quand  le  factionnaire Turpin tombe atteint  d’une balle.  Le 

poste est  surpris sans que le coup de canon Ă  blanc  qui  devait 

ĂȘtre tirĂ© en cas d’attaque ait donnĂ© l’éveil,  mais on sentait bien 

que la journée ne finissait pas là.

La cantiniĂšre et  moi  nous  avions  pansĂ© Turpin  en  dĂ©chirant 

notre linge sur nous, alors arrive Clemenceau qui ne sachant pas 

le blessĂ© dĂ©jĂ  pansĂ© demande du linge.  Sur ma parole et sur la 

sienne de revenir,  je descends la butte,  ma carabine sous mon 

manteau,  en  criant :  Trahison ! Une colonne se formait,  tout le 

comitĂ© de vigilance Ă©tait lĂ  :  FerrĂ©,  le vieux  Moreau,  Avronsart, 

Lemoussu,  Burlot, Scheiner, Bourdeille. Montmartre s’éveillait, le 

rappel  battait,  je  revenais  en  effet,  mais  avec  les  autres  Ă  

l’assaut des buttes.

Dans  l’aube  qui  se  levait,  on  entendait  le  tocsin   ;  nous 

montions au pas de charge, sachant qu’au sommet il y avait une 

armée rangée en bataille. Nous pensions mourir pour la liberté.

On  Ă©tait comme soulevĂ©s  de terre.  Nous morts,  Paris se fĂ»t 

levĂ©. Les foules Ă  certaines heures sont l’avant-garde de l’ocĂ©an 

humain.

La  butte  Ă©tait  enveloppĂ©e  d’une  lumiĂšre  blanche,  une  aube 

splendide de délivrance.

Tout  Ă   coup  je  vis  ma  mĂšre  prĂšs  de  moi  et  je  sentis  une 

Ă©pouvantable  angoisse   ;  inquiĂšte,  elle  Ă©tait  venue,  toutes  les 

La Commune

183

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femmes Ă©taient lĂ  montĂ©es en mĂȘme temps que nous, je ne sais 

comment.

Ce  n’était  pas  la  mort  qui  nous  attendait  sur  les  buttes  oĂč 

dĂ©jĂ  pourtant l’armĂ©e attelait les canons, pour les joindre Ă  ceux 

des Batignolles enlevĂ©s pendant la nuit,  mais  la surprise d’une 

victoire populaire.

Entre nous et l’armĂ©e,  les femmes se jettent  sur les canons, 

les mitrailleuses ; les soldats restent immobiles.

Tandis que le gĂ©nĂ©ral Lecomte commande feu sur la foule, un 

sous-officier sortant des rangs se place devant sa compagnie et 

plus  haut  que  Lecomte  crie   :  Crosse  en  l’air   !  Les  soldats 

obĂ©issent. C’était Verdaguerre qui fut pour ce fait surtout, fusillĂ© 

par Versailles quelques mois plus tard.

La RĂ©volution Ă©tait faite.

Lecomte  arrĂȘtĂ©  au  moment  oĂč  pour  la  troisiĂšme  fois  il 

commandait feu,  fut conduit rue des Rosiers oĂč vint le rejoindre 

ClĂ©ment  Thomas,  reconnu  tandis  qu’en  vĂȘtements  civils  il 

Ă©tudiait les barricades de Montmartre.

Suivant les lois de la guerre ils devaient périr.

Au  ChĂąteau-Rouge,  quartier  gĂ©nĂ©ral  de  Montmartre,  le 

gĂ©nĂ©ral Lecomte signa l’évacuation des buttes.

Conduits  du  ChĂąteau-Rouge  Ă   la  rue  des  Rosiers,  ClĂ©ment 

Thomas  et  Lecomte  eurent  surtout  pour  adversaires  leurs 

propres soldats.

L’entassement silencieux des tortures que permet la discipline 

militaire amoncelle aussi d’implacables ressentiments.

La Commune

184

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Les rĂ©volutionnaires de Montmartre eussent  peut-ĂȘtre  sauvĂ© 

les  gĂ©nĂ©raux  de  la  mort  qu’ils  mĂ©ritaient  si  bien,  malgrĂ©  la 

condamnation dĂ©jĂ  vieille de ClĂ©ment Thomas par  les Ă©chappĂ©s 

de juin et le capitaine garibaldien Herpin-Lacroix Ă©tait en train de 

risquer  sa  vie  pour  les  dĂ©fendre,  quoique  la  complicitĂ©  de  ces 

deux hommes se dĂ©gageĂąt visible : les colĂšres montent, un coup 

part, les fusils partent d’eux-mĂȘmes.

ClĂ©ment Thomas et Lecomte furent fusillĂ©s vers quatre heures 

rue des Rosiers.

Clément Thomas mourut bien.

Rue Houdon,  un  officier  ayant  blessĂ©  un  de  ses  soldats qui 

refusait de tirer sur la foule fut lui-mĂȘme visĂ© et atteint.

Les  gendarmes  cachĂ©s  derriĂšre  les  baraquements  des 

boulevards  extĂ©rieurs  n’y  purent  tenir  et  Vinoy  s’enfuit  de  la 

plage  Pigalle  laissant,  disait-on,  son  chapeau.  La  victoire  Ă©tait 

complĂšte ; elle eĂ»t Ă©tĂ© durable,  si  dĂšs le lendemain,  en masse, 

on fĂ»t parti pour Versailles oĂč le gouvernement s’était enfui.

Beaucoup d’entre nous fussent tombĂ©s sur le chemin, mais la 

rĂ©action  eĂ»t  Ă©tĂ©  Ă©touffĂ©e  dans  son  repaire.  La  lĂ©galitĂ©,  le 

suffrage universel, tous les scrupules de ce genre qui perdent les 

RĂ©volutions, entrĂšrent en ligne comme de coutume.

Le  soir  du  18  mars,  les  officiers  qui  avaient  Ă©tĂ©  faits 

prisonniers  avec  Lecomte  et  ClĂ©ment  Thomas  furent  mis  en 

liberté par Jaclard et Ferré.

On ne voulait ni faiblesses ni cruautés inutiles.

La Commune

185

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Quelques jours aprĂšs mourut Turpin, heureux, disait-il, d’avoir 

vu la RĂ©volution ;  il recommanda Ă  Clemenceau sa femme qu’il 

laissait sans ressources.

Une multitude houleuse accompagna Turpin au cimetiĂšre.

—

A  Versailles   !  criait  Th.  FerrĂ©  montĂ©  sur  le  char 

funĂšbre.

—

A Versailles ! répétait la foule.

Il semblait que dĂ©jĂ  on fĂ»t sur le chemin, l’idĂ©e ne venait pas 

Ă  Montmartre qu’on pĂ»t attendre.

Ce fut Versailles qui  vint, les scrupules devaient aller jusqu’à 

l’attendre.

II

Mensonges de Versailles — Manifeste

Le comité central

@

Temps futurs, vision sublime !

(Victor Hugo.)

Le 19 mars Brunet alla avec des gardes nationaux prendre la 

caserne du  prince EugĂšne,  Pindy  et Ranvier  occupĂšrent l’HĂŽtel-

de-Ville   ;  tandis  que  se  lamentaient  sur  la  mort  de  ClĂ©ment 

Thomas  et  Lecomte  quelques  compagnies  du  centre,  des 

polytechniciens  et  un  petit  groupe  d’étudiants  qui  jusque-lĂ  

pourtant marchaient Ă  l’avant-garde,  le comitĂ© central se rĂ©unit 

Ă   l’HĂŽtel-de-Ville  et  dĂ©clare  que  son  mandat  Ă©tant  expirĂ©,  il 

La Commune

186

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garde  le  pouvoir  seulement  jusqu’à  la  nomination  de  la 

Commune.

Oh ! si ces hommes dĂ©vouĂ©s eussent eu, eux aussi, un moins 

grand respect de la lĂ©galitĂ©, comme elle eĂ»t Ă©tĂ© bien nommĂ©e la 

Commune révolutionnairement sur le chemin de Versailles.

Les manifestes du comitĂ© central  racontaient les Ă©vĂ©nements 

du  18  mars  en  rĂ©ponse  Ă   ceux  du  gouvernement  qui 

continuaient Ă  mentir  devant  les faits.  Les  bataillons du  centre 

eux-mĂȘmes lisaient avec stupeur les dĂ©clarations de M. Thiers et 

de  ses  collĂšgues  qui  avaient  l’air  de  ne  pas  comprendre  la 

situation ; peut-ĂȘtre en effet ne la comprenaient-ils pas.

REPUBLIQUE FRANÇAISE

18 mars 1871

GARDES NATIONAUX DE PARIS,

  On  rĂ©pand  le  bruit  absurde  que  le  gouvernement 

prĂ©pare un coup d’Etat.

  Le  gouvernement  de  la  RĂ©publique  ne  peut  avoir 

d’autre but que le salut de la RĂ©publique.  Les mesures 

qu’il  a  prises  Ă©taient  indispensables  au  maintien  de 

l’ordre,  il  a  voulu  et  il  veut  en  finir  avec  un  comitĂ© 

insurrectionnel  dont  les  membres  presque  tous 

inconnus  Ă   la  population  ne  reprĂ©sentent  que  des 

doctrines communistes et mettraient Paris au pillage et 

la France au tombeau si la garde nationale ne se levait 

pas pour  dĂ©fendre d’un  commun accord  la patrie et la 

RĂ©publique.

La Commune

187

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Paris, 18 mars 1871.

 A. THIERS, DUFAURE, E. PICARD, J. FAVRE, J. SIMON, 

POUYET-QUERTIER, gĂ©nĂ©ral LE FLO, amiral POTHUAU, 

LAMBRECHT DE SARCY.

Le gĂ©nĂ©ral  d’Aurelle  de  Paladine qui  de son  cĂŽtĂ©  s’imaginait 

commander  la  garde  nationale  de  Paris,  lui  avait  adressĂ©  une 

proclamation.

Paris 18 mars 1871.

GARDES NATIONAUX,

Le gouvernement vous invite Ă  dĂ©fendre votre citĂ©, vos 

familles, vos propriétés.

  Quelques  hommes  Ă©garĂ©s  se  mettant  au-dessus  des 

lois,  n’obĂ©issant qu’à des chefs occultes dirigent contre 

Paris  les  canons  qui  avaient  Ă©tĂ©  soustraits  aux 

Prussiens ; ils rĂ©sistent par la force Ă  la garde nationale 

et Ă  l’armĂ©e. Voulez-vous le souffrir ?

 Voulez-vous, sous les yeux de l’étranger prĂȘt Ă  profiter 

de  nos  discordes,  abandonner  Paris  Ă   la  sĂ©dition ?  Si 

vous ne l’étouffez pas dans son germe, c’en est fait de 

Paris et peut-ĂȘtre de la France.

 Vous avez leur  sort entre les mains.  Le gouvernement 

a voulu que vos armes vous fussent laissées.

 Saisissez-les avec rĂ©solution pour rĂ©tablir le rĂ©gime des 

lois et  sauver  la RĂ©publique de l’anarchie qui  serait  sa 

perte.

La Commune

188

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Occupez-vous autour de vos chefs,  c’est le seul moyen 

d’échapper Ă  la ruine et Ă  la domination de l’étranger.

 Le ministre de l’intĂ©rieur,

E. PICARD.

 Le gĂ©nĂ©ral commandant supĂ©rieur des forces de la 

garde nationale.

 D’AURELE.

Jupiter,  disaient  les anciens,  aveugle ceux  qu’il  veut  perdre, 

ce Jupiter-là c’est la puissance.

Les foudres de Versailles atteignaient mal  le but,  n’étant pas 

en harmonie avec la situation.

Le  comitĂ©  central  en  peu  de  mots  rectifia  les  mensonges 

officiels.

Liberté, Egalité, Fraternité.

RÉPUBLIQUE FRANÇAISE.

19 mars 1871.

AU PEUPLE,

Citoyens,  le  peuple  de  Paris  a  secouĂ©  le  joug  qu’on 

voulait lui imposer.

Calme,  impassible  dans  sa  force,  il  a  attendu  sans 

crainte  comme  sans  provocation  les  fous  Ă©hontĂ©s  qui 

voulaient toucher Ă  la RĂ©publique.

Cette fois nos frĂšres de l’armĂ©e n’ont  pas voulu porter 

la main sur l’arche sainte de la libertĂ© ; merci Ă  tous, et 

que  tous  et  la  France  jettent  ensemble  la  base  d’une 

La Commune

189

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RĂ©publique acclamĂ©e avec  toutes ses consĂ©quences,  le 

seul  gouvernement qui  fermera pour  toujours l’ùre des 

invasions et des guerres civiles.

L’état de siĂšge est levĂ©, le peuple de Paris est convoquĂ© 

dans ses sections pour faire les Ă©lections communales ; 

la  sĂ»retĂ©  de  tous  les  citoyens  est  assurĂ©e  par  le 

concours de la garde nationale.

 Le comitĂ© central.

 ASSI, BILLIORAY, FERRAT, BABIEK, Ed. MOREAU, Ch. 

DUPONT, VARLIN, BOURSIER, MORTIER, GOUHIER, LAVALETTE, 

JOURDE, ROUSSEAU, Ch. LULLIER, BLANCHET, GROLLARD, 

BARROUD, H. DERESME, FABRE, FOUGERET. 

Une seconde dĂ©claration complĂšte l’exposĂ© de la situation.

REPUBLIQUE FRANÇAISE

LibertĂ©, ÉgalitĂ©, FraternitĂ©.

Citoyens,

Vous nous avez chargĂ©s d’organiser la dĂ©fense de Paris 

et de vos droits.

Nous  avons  conscience  d’avoir  accompli  cette  mission 

aidĂ©s  par  votre  gĂ©nĂ©reux  courage  et  votre  admirable 

sang-froid.

Nous  avons  chassĂ©  ce  gouvernement  qui  nous 

trahissait.

La Commune

190

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A  ce moment notre mandat est expirĂ© et nous vous le 

rapportons, car nous ne voulons pas prendre la place de 

ceux que le souffle populaire vient de renverser.

PrĂ©parez  donc,  et  faites  de  suite  vos  Ă©lections 

communales et donnez-nous pour rĂ©compense la seule 

que  nous  ayons  jamais  espĂ©rĂ©e,  celle  de  vous  voir 

établir la véritable République.

En attendant,  nous conservons  l’HĂŽtel-de-Ville au nom 

du peuple français.

HĂŽtel-de-Ville de Paris, le 19 mars 1871.

Le Comité central de la Garde nationale.

Pauvres amis, vous ne vĂźtes ni  les uns ni les autres que nulle 

dĂ©claration n’était plus Ă©loquente que la rĂ©volution terminant son 

Ɠuvre par  la victoire qui  assurait la dĂ©livrance â€”  on avait  tant 

tournĂ© la tĂȘte vers 89 et 93 qu’on en parlait encore la langue.

Mais  Versailles  parlait  un  bien  plus  vieux  langage  encore, 

s’essayant Ă  des airs de cape et d’épĂ©e sous lesquels perçait le 

guet-apens.

La  province  d’abord  fit  bon  marchĂ©  des  mensonges,  peu  Ă  

peu,  goutte Ă  goutte ils s’imprĂ©gnĂšrent  dans les esprits jusqu’à 

ce qu’ils en fussent saturĂ©s.

Le gnome de Transnonain mettait le temps Ă  profit.

Il  est  curieux d’indiquer  quelques-unes des proclamations de 

cet homme néfaste.

Celle aux employĂ©s d’administration, s’explique sans dĂ©tours.

La Commune

191

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D’aprĂšs  l’ordre  du  pouvoir  exĂ©cutif  vous  ĂȘtes invitĂ©s  Ă  

vous  rendre  Ă   Versailles  pour  vous  mettre  Ă   sa 

disposition.

Par  ordre  du  gouvernement,  aucun  objet  de 

correspondance  originaire  de  Paris  ne  doit  ĂȘtre 

acheminé ou distribué.

Tous les objets de cette origine qui parviendraient dans 

votre service en dĂ©pĂȘches closes de Paris ou autrement 

devront ĂȘtre invariablement expĂ©diĂ©es sur Versailles.

En vertu de cet ordre exĂ©cutĂ© par les postes de province, M. 

Thiers accusa plus tard la Commune d’intercepter les lettres.

Le 

Journal officiel 

de Versailles, expĂ©diĂ© d’un bout Ă  l’autre de 

la France, contenait cette appréciation.

Le gouvernement, issu d’une assemblĂ©e nommĂ©e par le 

suffrage  universel  a  plusieurs  fois dĂ©clarĂ©  qu’il  voulait 

fonder la RĂ©publique.

Ceux  qui  veulent  la  renverser  sont  des  hommes  de 

dĂ©sordre,  des assassins qui  ne craignent pas de semer 

l’épouvante  et  la  mort  dans  une  citĂ©  qui  ne  peut  se 

sauver que par le calme et le respect des lois.

Ces  hommes  ne  peuvent  ĂȘtre  que  des  stipendiĂ©s  de 

l’ennemi  ou  du  despotisme.  Leurs  crimes,  nous 

l’espĂ©rons,  soulĂšveront  la  juste  indignation  de  la 

population de Paris qui sera debout pour leur infliger  le 

chĂątiment qu’ils mĂ©ritent.

Le chef du pouvoir exĂ©cutif. 

La Commune

192

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A. THIERS.

La  dĂ©pĂȘche  de  ce  vieux  bourgeois  enragĂ©  Ă   la  mairie  de 

Rouen  est  plus  explicite  encore.  Ayant  fui  Paris,  il  voulait 

l’assassiner  tranquillement  chez  lui  comme  Pierre  Bonaparte 

tuait en chambre.

Versailles, 19 mars 1871, 8 h. 25 du matin.

  Le  prĂ©sident  du  conseil  du  gouvernement,  chef  du 

pouvoir exĂ©cutif, aux prĂ©fets, gĂ©nĂ©raux commandant les 

divisions  militaires,  premiers  prĂ©sidents  des  cours 

d’appel, procureurs gĂ©nĂ©raux, archevĂȘques et Ă©vĂȘques.

Le  gouvernement  tout  entier  est  rĂ©uni  Ă   Versailles, 

l’assemblĂ©e s’y rĂ©unit Ă©galement.

L’armĂ©e  au  nombre  de  400.000  hommes  s’y  est 

concentrĂ©e  en  bon  ordre  sous  le  commandement  du 

général Vinoy.

Toutes  les  autoritĂ©s,  tous  les  chefs  de  l’armĂ©e  y  sont 

arrivĂ©s,  les autoritĂ©s civiles  et  militaires n’exĂ©cuteront 

pas d’autres ordres que ceux du gouvernement rĂ©gulier 

rĂ©sidant  Ă   Versailles,  sous  peine  d’ĂȘtre  considĂ©rĂ©s 

comme en Ă©tat de forfaiture.

Les  membres  de  l’assemblĂ©e  nationale  sont  invitĂ©s  Ă  

accĂ©lĂ©rer leur  retour pour ĂȘtre prĂ©sents Ă  la sĂ©ance du 

20 mars.

La présente lettre circulaire sera livrée à la publicité.

Le chef du pouvoir exécutif.

A. THIERS.

La Commune

193

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Il faut pour revivre l’époque entasser les documents, parler la 

langue de ce passĂ© de vingt-six annĂ©es,  vieux de mille ans, par 

les  scrupules  enfantins  des  hommes  hĂ©roĂŻques  qui  faisaient  si 

bon marché de leur vie.

Le  comitĂ©  central  crut  de  son  devoir  de  se  disculper  des 

calomnies de Versailles.

On le traitait d’occulte,  ses membres avaient mis leurs noms 

Ă  toutes les affiches.

Il n’était pas inconnu ayant Ă©tĂ© Ă©lu par les suffrages de deux 

cent quinze bataillons.

Il  avait  appelĂ©  Ă   lui  toutes  les  intelligences,  toutes  les 

capacités.

Ses membres Ă©taient traitĂ©s d’assassins,  ils n’avaient jamais 

signĂ© un arrĂȘt de mort.

Peu s’en fallut que l’un des plus timorĂ©s ne maintĂźnt la motion 

que  le  comitĂ©  central  devait  protester  contre  l’exĂ©cution  de 

Lecomte et de ClĂ©ment Thomas. â€” Une apostrophe de Rousseau 

l’arrĂȘta.  â€”  Prenez  garde  de  dĂ©savouer  le  peuple,  ou  craignez 

qu’il ne vous dĂ©savoue Ă  son tour â€” elle en finit avec  l’idĂ©e de 

dĂ©gager  sa  responsabilitĂ©  ou  celle  d’un  groupe  dans  un 

mouvement révolutionnaire.

Le  gouvernement  en  fuyant  Ă   Versailles  avait  laissĂ©  les 

caisses  vides   ;  les  malades  dans  les  hĂŽpitaux,  le  service  des 

ambulances  et  des  cimetiĂšres  Ă©taient  sans  ressources,  les 

services disloquĂ©s. Varlin et Jourde obtinrent quatre millions Ă  la 

banque,  mais  les clefs  Ă©tant  Ă  Versailles ils ne  voulurent  point 

La Commune

194

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forcer les caisses â€” ils demandĂšrent Ă  Rothschild un crĂ©dit de un 

million qui fut alors payé à la banque.

La paye fut  distribuĂ©e Ă  la garde nationale qui  se contentait 

de ses trente sous, croyant faire un sacrifice utile.

Les hĂŽpitaux  et  autres services  reçurent  ce  dont  ils  avaient 

besoin  et  les 

assassins 

et 

pillards 

du  comitĂ©  central 

commencĂšrent la stricte Ă©conomie qui devait durer jusqu’à la fin, 

continuĂ©e par les 

bandits 

de la Commune.

Il est effrayant de constater combien le respect de ce cƓur du 

vampire capital,  qu’on appelle la Banque eĂ»t  sauvĂ© de victimes 

humaines : — c’était lĂ  l’otage vĂ©ritable.

Les  adversaires de  la  Commune  avouent  aujourd’hui  que la 

Commune,  osant  se  servir  pour  la  cause  commune  de  ces 

trésors qui étaient à tous, eût triomphé.

La preuve en  est  facile Ă   faire entre autres par  ces extraits 

d’un article du 

Matin 

daté du 11 juin 1897.

Sous  la  Commune,  histoire  de  la  Banque  pendant  et 

aprùs l’insurrection.

.  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .

Il  y  avait  donc  Ă  la Banque de France une fortune de 

trois  milliards trois cent  vingt-trois millions,  plus  de la 

moitié de la rançon de la guerre.

Que  serait-il  advenu  si  la Commune  eĂ»t  pu  s’emparer 

de  ce  trĂ©sor,  ce  qu’elle  eĂ»t  fait  trĂšs  facilement  sans 

aucune  opposition  si  la  banque  avait  Ă©tĂ©  une  banque 

La Commune

195

background image

d’Etat  comme  elle  fit  de  tous  les  Ă©tablissements 

publics ?

Nul doute qu’avec un tel nerf de la guerre elle n’eĂ»t Ă©tĂ© 

victorieuse.

Certes  la  Banque  fut  obligĂ©e  de  verser  plusieurs 

sommes  Ă   la  Commune.  Les  comptes  de  Jourde, 

dĂ©lĂ©guĂ©  au  ministĂšre  des  finances,  reconnus  exacts, 

accusent  des  remises  s’élevant  Ă   7.750.000  francs   ; 

mais  qu’est-ce  que  cela Ă  cĂŽtĂ©  des  trois  milliards  1/2 

que contenaient les coffres de la Banque... ?

DĂ©jĂ  l’infanterie de ligne qui avait gardĂ© la Banque avait 

gagnĂ©  Versailles.  La  Banque  n’avait  plus  pour  se 

dĂ©fendre  que  130  hommes  environ,  ses  employĂ©s, 

commandĂ©s  par  un  employĂ©,  M.  Bernard,  ancien  chef 

de bataillon ; ils Ă©taient mal armĂ©s avec seulement dix 

mille cartouches. Le 23 mars, par suite du dĂ©part de M. 

Rouland pour Versailles, M. de Pleuc se trouva investi du 

gouvernement de la Banque etc...

Pour  ses  dĂ©buts,  M.  de  Pleuc  reçut  une  lettre 

comminatoire  de  Jourde  et  de  Varlin   :  il  envoya  le 

caissier  principal  au  premier  et  au  deuxiĂšme 

arrondissement et Ă  l’amiral Saisset pour  demander s’il 

pouvait engager la lutte et s’il serait secouru.

L’amiral  Saisset  n’était  pas  arrivĂ©  de  Versailles,  il  fut 

introuvable.

La Commune

196

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L’adjoint  du  premier  arrondissement,  MĂ©line,  fit  dire  Ă  

M. de Pleuc d’éviter la lutte, d’user de conciliation. Il n’y 

avait  pas  d’autre  conciliation  possible  que  la  remise 

d’argent,  M.  de  Pleuc  aprĂšs avoir  consultĂ© son  conseil 

de  rĂ©gence fit  verser  350.000  sur  700.000  francs  que 

réclamait Jourde.

Le mĂȘme jour il fit un payement de 200.000 Ă  un agent 

du trésor, envoyé de Versailles, etc...

Le ComitĂ© central  en eut connaissance ;  il  fit notifier  Ă  

M.  de  Pleuc  que  tout  payement  pour  le  compte  de 

Versailles  serait  considĂ©rĂ©  comme  un  crime  de  haute 

trahison.

Le 24 mars, M. de Pleuc vit enfin l’amiral Saisset qui lui 

dĂ©clara devant MM. Tirard et Schoelcher qu’il dĂ©fendrait 

la  Banque.  Mais  en  le  reconduisant  il  lui  avoua  qu’il 

n’était pas en mesure de le faire. On ne pouvait songer 

Ă   Ă©vacuer  la  Banque,  car  il  eĂ»t  fallu  quatre-vingts 

voiture et un corps d’armĂ©e pour les protĂ©ger, etc...

M. de Pleuc profita de ces nĂ©gociations pour faire sortir 

de Paris trente-deux  clichĂ©s,  et mettre aussi  obstacle Ă  

la  fabrication  de  billets,  si  la  Commune  venait  Ă  

s’emparer de la Banque...

Il (M. de Pleuc) insinua Ă  Beslay, dĂ©lĂ©guĂ© auprĂšs de lui, 

qu’il valait mieux nommer un commissaire dĂ©lĂ©guĂ©, qu’il 

le recevrait,  si  c’était lui  et s’il  consentait Ă  borner  son 

mandat  Ă   connaĂźtre  des  rapports  de  la  Banque  avec 

Versailles  et  la  ville  de  Paris.  â€”  Voyons,  monsieur 

La Commune

197

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Beslay,  lui  dit-il,  le  rĂŽle  que  je  vous  offre  a  assez  de 

grandeur,  aidez-moi  Ă   sauver  ceci,  c’est  la  fortune de 

votre pays, c’est la fortune de la France.

Beslay  fut  convaincu et  la  Commune se contenta d’un 

commissaire délégué, etc.

Le 24 au matin,  pour la premiĂšre fois depuis soixante-

sept  jours,  des  soldats  apparurent  devant  la  Banque, 

mais  au  lieu  de  s’occuper  immĂ©diatement  pour  la 

dĂ©fendre  contre  une  suprĂȘme  tentative  ils  passĂšrent 

sans s’arrĂȘter.  â€”  Un second bataillon passa encore. M. 

de Pleuc fit alors hisser le drapeau tricolore ; Ă  8 heures 

le gĂ©nĂ©ral  l’HĂ©ritier  entrait  Ă  la Banque et y  Ă©tablissait 

son quartier général, etc.

(

Le Matin, 

11 juin 1897.)

Ces  trente  sous  dont  les  familles  avaient  Ă   peine  du  pain 

eurent pendant prĂšs de trois mois ces trĂ©sors Ă  leur disposition ; 

ils  avaient  le  mĂȘme  sentiment  que  le  pauvre  vieux  Beslay,  si 

odieusement trompé, ils croyaient garder la fortune de la France.

Une  dĂ©claration  collective  de  plusieurs  journaux  prĂ©tendant 

que la convocation  des Ă©lecteurs Ă©tant un acte de souverainetĂ© 

populaire,  ne  pouvait  avoir  lieu  sans  le  consentement  des 

pouvoirs  sortis  eux-mĂȘmes  du  suffrage  universel,  tout  en 

reconnaissant  le  18  mars  comme  une  victoire  populaire,  ils 

voulurent tenter une conciliation entre Paris et Versailles. Tirard, 

Desmarets, Vautrin et Dubail se rendirent Ă  la mairie du premier 

arrondissement, oĂč Ă©tait restĂ© Jules Ferry ;  celui-ci les envoya Ă  

La Commune

198

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HendlĂ©,  secrĂ©taire  de  Jules  Favre,  qui  dĂ©clara  ne  pas  vouloir 

traiter avec l’émeute.

MilliĂšre,  Malon,  Clemenceau,  Tolain,  Poirier  et  Villeneuve 

demandĂšrent  au  comitĂ©  central  de  s’en  remettre  sans  lutte  ni 

intervention prussienne aux municipalitĂ©s qui s’engageaient Ă  ce 

que  les  Ă©lections  municipales  fussent  faites  librement,  la 

prĂ©fecture de police Ă©tant abolie et le comitĂ© central  conservant 

le maintien de la sécurité dans Paris.

Varlin, prĂ©sident de sĂ©ance au comitĂ© central, rĂ©pondit que le 

gouvernement avait Ă©tĂ© l’agresseur, mais que le comitĂ© central ni 

la garde nationale ne désiraient la guerre civile.

Varlin,  Jourde  et  Moreau  accompagnĂšrent  les  dĂ©lĂ©guĂ©s  Ă   la 

mairie de la Banque oĂč ils discutĂšrent sans pouvoir s’entendre, le 

comité central ne pouvant déserter son poste.

Le temps jusqu’au 23 s’écoula en pourparlers ; ce jour-lĂ , Ă  la 

sĂ©ance de l’assemblĂ©e,  MilliĂšre,  Clemenceau,  Malon,  Lockroy  et 

Tolain, allĂšrent rĂ©clamer les Ă©lections municipales pour la ville de 

Paris.

On  ne  peut  exprimer  que  par  le  rĂ©cit  d’un  des  dĂ©lĂ©guĂ©s 

l’impression de cette sĂ©ance. Voici celui de Malon.

23 mars 71, 6 h. 1/2 du matin.

Je quitte le palais de l’assemblĂ©e sous le coup de la plus 

douloureuse  Ă©motion.  La  sĂ©ance  vient  de  se  terminer 

par  l’une  de  ces  Ă©pouvantables  tempĂȘtes 

parlementaires dont les seules annales de la Convention 

nous aient lĂ©guĂ© le souvenir ; mais du moins quand on 

La Commune

199

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relit  ces  sombres pages  de  la fin  du  siĂšcle dernier,  le 

dĂ©nouement  console  toujours  des  tristesses  tragiques 

du drame. La patrie, la RĂ©publique, sortent plus grandes 

de  ces  crises  et  le  dĂ©bat  plus  tourmentĂ©  enfante 

quelque héroïque résolution.

Vous ne trouverez rien de pareil au bas de mon récit.

Les  deux  premiĂšres  tribunes  de droite  de  la  premiĂšre 

galerie s’ouvrirent et les spectateurs qui les remplissent 

se lĂšvent et sortent, treize maires de Paris, l’écharpe en 

sautoir apparaissent.

AussitĂŽt,  Ă©clatent, sur  tous les bancs de la gauche, des 

applaudissements  frĂ©nĂ©tiques  et  des  cris  rĂ©pĂ©tĂ©s  de 

Vive  la  RĂ©publique   !  quelques-uns  ajoutent  Vive  la 

France !

Alors, sur quelques bancs de la droite ce n’est plus de la 

colĂšre,  c’est de la fureur, du dĂ©lire, on crie Ă  l’attentat, 

on montre le poing aux maires.

Bon nombre de dĂ©putĂ©s s’élancent vers la tribune oĂč se 

dĂ©mĂšne  encore  le  malheureux  Baze,  lui  montrant  le 

poing ;  montrant  le poing au prĂ©sident,  le tumulte est 

effroyable, indescriptible.

Enfin,  d’épuisement  sans  doute,  le  bruit  diminue, 

l’extrĂȘme  droite  se  couvre,  et  commence  Ă  gagner  la 

porte.

Le prĂ©sident, qui avait sonnĂ© la cloche d’alarme pendant 

toute  cette  tempĂȘte,  se  couvre,  et  dĂ©clare  la  sĂ©ance 

La Commune

200

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levĂ©e,  l’ordre du  jour  Ă©tant Ă©puisĂ©.  â€”  L’agitation  est  Ă  

son comble dans les tribunes qui s’évacuent lentement.

Les pauvres maires  restaient  lĂ  debout,  la contenance 

embarrassĂ©e, la figure dĂ©solĂ©e. Arnaud de l’AriĂšge vient 

les rejoindre et ils partent les derniers.

A  la sortie,  je vois des femmes du meilleur  monde,  de 

l’esprit  le  plus  distinguĂ©,  du  plus  grand  cƓur,  qui 

pleurent  sur  le  spectacle  auquel  elles  viennent 

d’assister.  Comme je les comprends ! n’est-ce pas avec 

toutes  nos  larmes  qu’il  faudrait  Ă©crire  la  lugubre  page 

d’histoire  que  nous  faisons  depuis  quelques  mois.  â€” 

C’est  ainsi  que  les  gens  de Versailles comprenaient  et 

voulaient la rĂ©conciliation. 

(BenoĂźt MALON, 

La TroisiÚme Défaite du Prolétariat.

)

— 

Vous porterez, cria Clemenceau Ă  l’assemblĂ©e, la peine de 

ce qui va arriver, et Floquet ajouta : Ces gens-lĂ  sont fous.

Ils Ă©taient fous  en effet,  fous de peur  de la rĂ©volution.  Mais 

n’était-ce pas bien fait pour ceux qui allaient trouver ces enragĂ©s 

qu’une pareille rĂ©ception ?

La majoritĂ© des maires se rattacha Ă  un dernier arrangement 

qui  n’aboutit  pas   :  Dorian,  maire  de  Paris  â€”  Edmond  Adam, 

prĂ©fet de police — Langlois, gĂ©nĂ©ral de la garde nationale.

Mais  tandis  qu’on  faisait  cette  proposition,  Langlois 

rassemblait  les  bataillons  de  l’ordre  et  les  massait  au  Grand 

HĂŽtel. Edmond Adam refusa.

La Commune

201

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L’amiral Saisset ayant fait ratifier sa nomination Ă  Versailles fit 

afficher  le  maintien  de  la  RĂ©publique   ;  les  franchises 

municipales   ;  les  Ă©lections  Ă   bref  dĂ©lai   ;  une  loi  sur  les 

échéances et les loyers.

Ne vous  semble-t-il  pas voir  un ministĂšre espagnol  lĂ©gifĂ©rer 

sur  l’indĂ©pendance  de  Cuba  avec  Weyler  comme  chef  d’état-

major ?

Paris savait à quoi s’en tenir.

Le  25  mai,  une  lettre  des  dĂ©putĂ©s  de  Paris  dĂ©posĂ©e  Ă  

l’AssemblĂ©e  de  Versailles  suppliait  le  gouvernement  de  ne  pas 

laisser plus longtemps la ville sans conseil municipal.

Jointe au dossier, elle resta sans réponse.

Les  pourparlers  continuĂšrent  entre  le  comitĂ©  central  et  les 

maires   ;  le  comitĂ©  sentait  que  toute  tentative  de  pacification 

serait  inutile,  les  maires  se  ralliĂšrent  avec  eux,  et  le  comitĂ© 

central.

DĂ©claration des maires et des dĂ©putĂ©s de Paris, rĂ©unis en 

conseil Ă  Saint-Germain-l’Auxerrois le 

25

 mars 

1871

.

Les dĂ©putĂ©s de Paris, les maires et les adjoints intĂ©grĂ©s 

dans  les  mairies  de  leurs  arrondissements,  et  les 

membres  du  conseil  central  fĂ©dĂ©ral  de  la  garde 

nationale,

 Convaincus que le seul moyen d’éviter la guerre civile, 

l’effusion du sang Ă  Paris, et en mĂȘme temps d’affermir 

la  RĂ©publique,  est  de  procĂ©der 

Ă  

des  Ă©lections 

La Commune

202

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immĂ©diates, convoquent pour demain dimanche tous les 

citoyens dans les collĂšges Ă©lectoraux.

 Les bureaux  seront ouverts 

Ă  

huit heures du matin, et 

fermés à midi.

 Vive la RĂ©publique !

Les maires et adjoints de Paris.

1

er

 

 

Arrondissement Edmond ADAM, MÉLINE, 

adjoint.

2

e

, Emile BRELAY, LOISEAU-PINSON.

3

e

, BONVALLET, 

maire, 

CH. MURAT, 

adjoint.

4

e

, VAUTRIN, 

maire, 

DE CHATILLON, LOISEAU, 

adjoints.

5

e

, JOURDAN, COLLIN, 

adjoints.

6

e

A. LEROY, 

adjoint.

7

e

,   »

8

e

,   »

9

e

,  DESMARETS, 

maire, 

E.  FERRY,  ANDRÉ  NAST, 

adjoints.

10

e

, A. MURAT, 

adjoint.

11

e

,  MOTTU 

maire, 

BLANCHON,  POIRIER,  TOLAIN, 

adjoints.

12

e

,  GRIVOT, 

maire, 

DENISSON,  DUMAS,  TURILLON, 

adjoints.

13

e

, COMBES, LEO MEILLET, 

adjoints.

15

e

 , JUBBES, DUVAL, SEXTUS-MICHEL, 

adjoints.

16

e

, CHAUDEY, SÉVESTRE, 

adjoints.

17

e

,  François  FAVRE, 

maire, 

MALON,  VILLE-NEUVE, 

CACHEUX, 

adjoints.

La Commune

203

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18

e

,  CLEMENCEAU, 

maire, 

J.  LAFONT,  DEREURE, 

JUCLARD, 

adjoints.

19

e

, DEVEAUX, SALORY, 

adjoints.

Les représentants de la Seine présents à

 

Paris.

 Lockroy, Floquet, Tolain, Clemenceau, 

SchƓlcher, Greppo.

 Le comitĂ© de la garde nationale.

 Avoine fils, Antoine Arnaud, G. Arnold, Assi, 

Audignoux, Bouit, Jules Bergeret, Babick, 

Baron, Billioray, Blanchit, L. Boursier, Castioni, 

Chonteau, A. Dupont, Fabre, Ferrat, Henri 

FortunĂ©, Fleury, Fougeret, G. Gaudier, Gouhier, 

M. GĂ©resme, GrĂ©lier, Grolard, Jourde, Josselin, 

Lavalette, Lisbonne, Maljournal, Edouard 

Moreau, Mortier, Prudhomme, Rousseau, 

Ranvier, Varlin.

SitĂŽt ce manifeste publiĂ©, M. Thiers fit tĂ©lĂ©graphier dans toute 

la  France  suivant  son  mode  ordinaire  de  provocations  et  de 

mensonges.

La  France  rĂ©solue  et  indignĂ©e  se  serre  autour  du 

gouvernement  de  l’AssemblĂ©e  nationale pour  rĂ©primer 

l’anarchie qui essaye toujours de dominer Paris.

Un  accord  auquel  le  gouvernement  est  restĂ©  Ă©tranger 

s’est Ă©tabli  entre la prĂ©tendue Commune et  les maires 

pour  en  appeler  aux  Ă©lections.  Elles  se  feront  sans 

liberté et dÚs lors sans autorité morale.

La Commune

204

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Que le pays ne s’en prĂ©occupe point et ait confiance.

L’ordre sera Ă©tabli Ă  Paris comme ailleurs.

A. THIERS.

Tandis  que  M.  Thiers  et  ses  complices  propageaient  ces 

faussetĂ©s,  le  comitĂ©  central  aidĂ©  de  quelques  rĂ©volutionnaires 

ardents tels qu’Eudes, Vaillant,  FerrĂ©, Varlin suffisait Ă  tout et le 

Journal officiel 

publiait Ă  Paris les mesures suivantes.

L’état  de  siĂšge  est  levĂ©  dans  le  dĂ©partement  de  la 

Seine.

Les  conseils  de  guerre  de  l’armĂ©e  permanente  sont 

abolis.

Amnistie pleine et entiĂšre est accordĂ©e pour les crimes 

et délits politiques.

Il est enjoint Ă  tous les directeurs de prisons de mettre 

immédiatement en liberté tous les détenus politiques.

Le  nouveau  gouvernement  de  la  RĂ©publique  vient  de 

prendre possession  de tous les ministĂšres et de toutes 

les administrations.

Cette opĂ©ration faite par  la garde nationale impose de 

grands devoirs aux citoyens qui ont accepté cette tùche.

L’armĂ©e comprenant enfin la position qui  lui  Ă©tait faite 

et  les  devoirs qui  lui  incombaient  a  fusionnĂ©  avec  les 

habitants  de  la  citĂ©   ;  troupes  de  ligne,  mobiles  et 

marins se sont unis pour l’Ɠuvre commune.

La Commune

205

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Sachons donc profiter de cette union pour resserrer nos 

rangs et une fois pour toutes asseoir  la RĂ©publique sur 

des bases sérieuses et impérissables.

Que  la  garde  nationale  unie Ă  la  ligne  et  Ă   la  mobile 

continue son service avec courage et dévouement.

Que  les  bataillons  de  marche  dont  les  cadres  sont 

encore presque au complet occupent les forts et toutes 

les  positions  avancĂ©es  afin  d’assurer  la  dĂ©fense  de  la 

capitale.

Les municipalitĂ©s des arrondissements animĂ©s du mĂȘme 

zĂšle et du mĂȘme patriotisme que la garde nationale et 

l’armĂ©e se sont  unies Ă  elle pour assurer  le salut de la 

RĂ©publique  et  prĂ©parer  les  Ă©lections  du  conseil 

communal  qui  vont avoir  lieu :  point de division,  unitĂ© 

parfaite et liberté pleine et entiÚre.

Le Comité central de la garde nationale.

III

L’affaire du 22 mars

@

L’émeute pour vous est trop grande,

Ne jouez pas Ă  ce jeu-lĂ .

(

Vieille Chanson

.)

Les  partisans  du  gouvernement  rĂ©gulier,  les  hommes  de 

l’ordre,  de  toutes

.

  les  rĂ©actions  non  contents  de  conspirer  Ă  

Versailles essayĂšrent Ă  Paris d’une Ă©meute contrerĂ©volutionnaire, 

mais ils Ă©taient si  peu de taille pour l’émeute qu’en voyant leur 

La Commune

206

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manifestation  s’assembler  vers  deux  heures  de l’aprĂšs-midi  du 

22  mars  sur  la  place  du  nouvel  OpĂ©ra,  on  avait  l’idĂ©e  d’une 

troupe de figurants répétant un drame historique.

Quelque chose pourtant avait transpirĂ© de leurs desseins,  ils 

avaient parlĂ© de poignarder les factionnaires en les embrassant, 

mais  cela ressemblait  plutĂŽt  Ă   de la mise  en  scĂšne qu’à toute 

autre chose ; l’endroit mĂȘme Ă©tait bien choisi pour une rĂ©pĂ©tition 

dramatique, on attendait oĂč ces gens-lĂ  voulaient en venir.

Quand  la  manifestation  fut  assez  nombreuse,  ceux  qui  la 

composaient, la plupart Ă©lĂ©gants et jeunes, s’engagĂšrent dans la 

rue  de  la  Paix  conduits  par  des  bonapartistes  connus,  M.  de 

PĂšne,  de Coetlogon,  de Heckeren ;  un  drapeau sans inscription 

flottait en tĂȘte de colonne.

Des gardes nationaux  sans armes s’étant informĂ©s du but de 

la dĂ©monstration, furent insultĂ©s et grossiĂšrement maltraitĂ©s ; ils 

gagnĂšrent  la  place  VendĂŽme oĂč  Ă©taient  des  fĂ©dĂ©rĂ©s  en  armes, 

qui  allĂšrent  en  ordre  de  bataille  reconnaĂźtre  les  manifestants, 

mais avec défense de tirer.

A  la  rencontre  des  deux  troupes  la  manifestation  devint 

agressive et aux cris de : A bas le comitĂ© ! Ă  bas les assassins ! 

les brigands, vive l’ordre ! Un coup de revolver blessa Maljournal 

du comité central.

Quelque  dĂ©bonnaires  que  fussent  les  gardes  nationaux,  il 

fallut  bien  voir  qu’on  n’avait  pas  affaire  Ă   une  dĂ©monstration 

pacifique.

La Commune

207

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Bergeret fit faire une premiĂšre sommation, puis une seconde, 

on alla jusqu’à dix.

A  la  fin  de  cette  derniĂšre  les  cris :  Vive  l’Ordre,  Ă   bas  les 

assassins  du  18  mars !  s’élevĂšrent  mĂȘlĂ©s  Ă   des  coups de feu. 

Alors  les  gardes  nationaux  ripostĂšrent   ;  il  fallait  repousser 

l’attaque.

Et  c’est  une  caractĂ©ristique  de  ces  fĂ©dĂ©rĂ©s  au  cƓur  doux, 

faisant  si  bon  marchĂ©  de  leur  vie  et  si  soigneux  de  celle  des 

autres, bon nombre encore tirùrent en l’air comme au 22 janvier.

Quelle peine ils avaient, ces 

assassins

 du 18 mars, Ă  viser des 

poitrines humaines.

Il n’en Ă©tait pas de mĂȘme du cĂŽtĂ© des assaillants, les fenĂȘtres 

se mirent de la partie et sans la prudence des fĂ©dĂ©rĂ©s il y aurait 

eu lĂ  une litiĂšre de morts.

Beaucoup de manifestants tiraient si mal, il est vrai, qu’ils se 

blessaient les uns les autres. Tant de rage les animait contre les 

gardes  nationaux  que  plusieurs  furent  blessĂ©s  et  deux  tuĂ©s   : 

Vahlin et François.  â€” Il  y  eut  aussi  quelques morts du cĂŽtĂ© des 

manifestants, un jeune homme, le vicomte de Molinat fut tuĂ© par 

derriĂšre, du cĂŽtĂ© des siens, il tomba la face contre terre. Sur son 

corps on trouva un poignard fixĂ© Ă  sa ceinture par une chaĂźnette, 

comme  si  ce  jeune  premier  eĂ»t  craint  d’égarer  son  arme.  Ce 

détail enfantin avait attendri un garde national.

Quant Ă  M. de PĂšne il fut presque empalĂ© par une balle venue 

aussi du cÎté des siens par derriÚre.

La Commune

208

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AprĂšs  la  dĂ©route  des  manifestants,  la  terre  Ă©tait  jonchĂ©e 

d’armes   :  poignards,  cannes  Ă   Ă©pĂ©e,  revolvers  qu’ils  avaient 

jetĂ©s en s’enfuyant.

Le docteur  Rainlow,  ancien  chirurgien  d’état-major  du  camp 

de  Toulouse,  et  plusieurs mĂ©decins  accourus,  firent  transporter 

les morts et les blessĂ©s Ă  l’ambulance du CrĂ©dit Mobilier.

Il  restait  une  sorte  de  tristesse  aux  gardes  nationaux  qui 

avaient combattu ces jeunes gens,  quoiqu’ils l’eussent fait avec 

une  extrĂȘme  gĂ©nĂ©rositĂ©  tant  le  cƓur  de  ces  hommes  Ă©tait 

tendre.

J’ai  souvent  songĂ©  pendant  les  sanglantes  reprĂ©sailles  de 

Versailles aux gardes nationaux du 22 mars et de toute la lutte.

Le comitĂ© central fit placarder une affiche menaçant de peines 

sĂ©vĂšres  ceux  qui  conspiraient  contre  Paris,  mais  depuis  cette 

Ă©poque, jusqu’à la fin de la Commune, la rĂ©action conspira sans 

cesse avec impunité.

Braves gens de 71,  braves gens de l’hĂ©catombe !  Vous avez 

emportĂ©  cette  mansuĂ©tude  sous  la  terre  empourprĂ©e  de  sang, 

elle n’y  remontera que la lutte terminĂ©e dans la paix du monde 

nouveau.

Nous  reprendrons  les  affiches  de  la  prise de  possession  de 

Paris par  la RĂ©volution  du  18  mars,  les  paroles  Ă©mues  d’alors 

font revivre le drame.

Tant  de choses se sont  entassĂ©es saignant  les unes  sur  les 

autres,  tant de poussiĂšre humaine fut semĂ©e dans le vent, qu’à 

La Commune

209

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travers  les  froides  rĂ©solutions  d’aujourd’hui,  nous  ne 

retrouverions pas tels qu’ils Ă©taient les accents gĂ©nĂ©reux d’alors.

O  cette  gĂ©nĂ©rositĂ©,  cette  pure  Ă©popĂ©e  d’hommes  d’une 

merveilleuse bonté.

Et moi, qu’on accuse de cette bontĂ© sans limites, j’aurais sans 

pĂąlir,  comme on  ĂŽte une pierre des rails,  pris la vie de ce nain 

qui  devait  faire tant  de victimes !  Des  flots de sang  n’eussent 

pas coulĂ©, les tas de morts n’eussent point empli Paris aussi haut 

que des montagnes et changé la ville en charnier.

Pressentant  l’Ɠuvre  de  ce  bourgeois  au  cƓur  de  tigre,  je 

pensais qu’en allant tuer M. Thiers, Ă  l’AssemblĂ©e,  la terreur qui 

en rĂ©sulterait arrĂȘterait la rĂ©action.

Combien  je me suis reprochĂ© aux  jours de la dĂ©faite d’avoir 

demandĂ© conseil,  nos deux  vies  eussent  Ă©vitĂ©  l’égorgement  de 

Paris.

Je confiai mon projet Ă  FerrĂ© qui me rappela combien la mort 

de  Lecomte  et  ClĂ©ment  Thomas  avait  en  province  et  mĂȘme  Ă  

Paris  servi  de  prĂ©texte  d’épouvante,  presque  mĂȘme  Ă   un 

dĂ©saveu  de  la  foule   ;  peut-ĂȘtre,  dit-il,  celle-lĂ   arrĂȘterait  le 

mouvement.

Je  ne le croyais pas et peu m’importait le dĂ©saveu  si  c’était 

utile Ă  la RĂ©volution, mais cependant il pouvait avoir raison.

Rigaud fut  de son avis.  â€”  D’ailleurs,  ajoutĂšrent-ils,  vous ne 

parviendriez pas Ă  Versailles.

J’eus  la faiblesse  de croire qu’ils pouvaient  ĂȘtre dans le vrai 

quant Ă  ce monstre. Mais Ă  propos du voyage de Versailles avec 

La Commune

210

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un peu de rĂ©solution,  j’étais sĂ»re d’y  parvenir,  et j’ai  voulu en

,

 

faire l’épreuve.

Quelques  jours  aprĂšs,  si  bien  vĂȘtue  que  je  ne  me 

reconnaissais pas moi-mĂȘme, je m’en allai  fort tranquillement Ă  

Versailles,  ou  j’arrivai  sans  encombre.  Avec  non  moins  de 

tranquillitĂ©  j’allai  dans  le  parc  mĂȘme,  oĂč  Ă©taient  les  tentes 

dĂ©labrĂ©es,  qui  servaient  au  campement  de l’armĂ©e,  faire de la 

propagande pour la RĂ©volution du 18 mars.

Ce  dĂ©labrement  des  tentes,  sous  les  arbres  dĂ©pouillĂ©s  de 

feuilles, Ă©tait lamentable.

Je  ne  sais  plus  ce  que  je  disais Ă   ces  hommes,  mais  je le 

sentais tellement qu’ils Ă©coutaient.

Un  officier,  le  lendemain  vint  Ă   Paris  par  Saint-Cyr  et  en 

promit d’autres.

L’armĂ©e  en  ce  moment  n’était  pas  brillante,  la  cavalerie 

n’avait que des fantîmes de chevaux.

Sortant du parc,  j’allai  Ă  une grande librairie versaillaise,  il  y 

avait  lĂ   une  dame  Ă   qui  j’inspirai  beaucoup  de  confiance, 

j’emportai un tas de journaux, et aprĂšs avoir demandĂ© l’adresse 

d’un  hĂŽtel  oĂč  l’on  pĂ»t  ĂȘtre  en  sĂ»retĂ©,  je  repris  le  chemin  de 

Montmartre,  je  n’avais  pas  manquĂ©  pour  m’amuser  de dire pis 

que pendre de moi-mĂȘme.

Lemoussu,  Schneider,  Diancourt,  Burlot  Ă©taient  alors 

commissaires  Ă  Montmartre.  Je commençai  par  aller  au  bureau 

de Burlot que je savais de l’avis de FerrĂ© et de Rigaud, il ne me 

reconnaissait  pas.  â€”  Je viens de Versailles,  lui  dis-je,  et  je  lui 

La Commune

211

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racontai l’histoire que je dis Ă©galement Ă  Rigaud et Ă  FerrĂ© en les 

traitant de Girondins, sans ĂȘtre sĂ»re pourtant s’ils n’avaient pas 

raison,  et  si  le  sang  de  ce  monstre  n’eĂ»t  point  Ă©tĂ©  fatal  Ă   la 

Commune.  Rien  ne pouvait  ĂȘtre aussi  fatal  que l’hĂ©catombe de 

mai,  mais l’idĂ©e peut-ĂȘtre est plus grande.  Quelques mois aprĂšs 

mon voyage Ă  Versailles, lorsque j’étais Ă  la prison des Chantiers 

oĂč  le dimanche des officiers,  quelques-uns  ayant avec  eux  des 

drĂŽlesses richement parĂ©es qui venaient lĂ  comme au Jardin des 

Plantes, l’un d’eux me dit tout à coup :

—  Mais  c’est  vous,  qui  ĂȘtes  venue  dans  le  parc,  Ă  

Versailles.

—  Oui,  lui  dis-je,  c’est  moi,  vous  pouvez  le  raconter, 

cela fera bien dans le tableau et du reste je n’ai aucune 

envie de me défendre.

—  Est-ce que vous nous prenez pour  des mouchards ? 

s’écria-t-il avec une vĂ©ritable indignation.

C’était  au  moment  oĂč  l’égorgement  finissait  Ă   peine,  nous 

Ă©tions  sous  l’impression  d’une  intense  horreur,  je  lui  dis 

cruellement

— Vous ĂȘtes bien des assassins !

Il  ne  rĂ©pondit  pas,  je  compris  que  beaucoup  d’entre  eux 

avaient  Ă©tĂ©  indignement  trompĂ©s  â€”  et  que  quelques-uns 

commençaient à avoir des remords.

IV

La Commune

212

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Proclamation de la Commune

@

Ils Ă©taient lĂ  debout, prĂȘts pour le sacrifice.

(

Bardes Gaulois.

)

La proclamation de la Commune fut splendide ; ce n’était pas 

la  fĂȘte du  pouvoir,  mais la pompe du  sacrifice :  on  sentait  les 

Ă©lus prĂȘts pour la mort.

L’aprĂšs-midi du 28 mars par un clair soleil rappelant l’aube du 

18  mars,  le  7  germinal  an  79  de  la  RĂ©publique,  le  peuple  de 

Paris qui,  le  26,  avait  Ă©lu  sa Commune  inaugura son  entrĂ©e  Ă  

l’Hîtel-de-Ville.

Un  ocĂ©an  humain  sous  les  armes,  les  baĂŻonnettes  pressĂ©es 

comme  les  Ă©pis  d’un  champ,  les  cuivres  dĂ©chirant  l’air,  les 

tambours  battant  sourdement  et  entre  tous  l’inimitable 

frappement des deux grands tambours de Montmartre, ceux qui 

la  nuit  de  l’entrĂ©e  des  Prussiens  et  le  matin  du  18  mars, 

Ă©veillaient  Paris,  de  leurs  baguettes  spectrales,  leurs  poignets 

d’acier Ă©veillaient des sonoritĂ©s Ă©tranges.

Cette fois les tocsins Ă©taient muets. Le grondement lourd des 

canons, à intervalles réguliers saluait la révolution.

Et  aussi,  les  baĂŻonnettes,  s’inclinaient  devant  les  drapeaux 

rouges, qui par faisceaux entouraient le buste de la RĂ©publique.

Au  sommet,  un  immense  drapeau  rouge.  Les  bataillons  de 

Montmartre,  Belleville,  La  Chapelle,  ont  leurs  drapeaux 

surmontés du bonnet phrygien ; on dirait les sections de 93.

La Commune

213

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Dans  leurs  rangs  des  soldats  de  toutes les  armes,  restĂ©s  Ă  

Paris, ligne, marine, artillerie, zouaves.

Les baĂŻonnettes toujours plus pressĂ©es dĂ©bordent sur les rues 

environnantes,  la place est  pleine ;  c’est  bien l’impression d’un 

champ de blé. Quelle sera la moisson ?

Paris entier est debout, le canon tonne par intervalles.

Sur  une  estrade  est  le  comitĂ©  central   ;  devant  eux,  la 

Commune, tous avec l’écharpe rouge.

Peu de paroles dans les intervalles que scandent les canons. 

—  Le comitĂ©  central  dĂ©clare  son  mandat  expirĂ©,  et  remet  ses 

pouvoirs Ă  la Commune.

On  fait  l’appel  des  noms ;  un  cri  immense s’élĂšve :  Vive la 

Commune ! Les tambours battent aux champs, l’artillerie Ă©branle 

le sol.

—  Au  nom  du  peuple  dit  Ranvier,  la  Commune  est 

proclamée.

Tout  fut  grandiose  dans  ce  prologue  de  la  Commune,  dont 

l’apothĂ©ose devait ĂȘtre la mort.

Pas de discours, un immense cri, un seul, Vive la Commune !

Toutes  les  musiques  jouent  la 

Marseillaise 

et  le 

Chant  du 

DĂ©part. 

Un ouragan de voix les reprennent.

Un  groupe  de  vieux  baissent  la  tĂȘte  vers  la  terre  on  dirait 

qu’ils y entendent les morts pour la libertĂ© ce sont des Ă©chappĂ©s 

de juin,  de dĂ©cembre,  quelques-uns tout blancs,  sont de 1830, 

Mabile, Malezieux, Cayol.

La Commune

214

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Si  un pouvoir  quelconque pouvait  faire  quelque  chose,  c’est 

Ă©tĂ© la Commune composĂ©e d’hommes d’intelligence, de courage, 

d’une  incroyable  honnĂȘtetĂ©,  qui  tous  de  la  veille  ou  de  long 

temps,  avaient  donnĂ© d’incontestables  preuves  de dĂ©vouement 

et d’énergie.  Le pouvoir,  incontestablement les annihila,  ne leur 

laissant plus d’implacable volontĂ© que pour le sacrifice, ils surent 

mourir héroïquement.

C’est que le pouvoir est maudit, et c’est pour cela que je suis 

anarchiste.

Le  soir  mĂȘme  du  28  mars,  la  Commune  tint  sa  premiĂšre 

sĂ©ance,  inaugurĂ©e par  une mesure digne de la grandeur  de ce 

jour   ;  rĂ©solution  fut  prise,  afin  d’éviter  toute  question 

personnelle, au moment oĂč les individus devaient rentrer dans la 

masse rĂ©volutionnaire, que les manifestes ne porteraient d’autre 

signature que celle-ci : 

La Commune.

DĂšs  cette  premiĂšre  sĂ©ance,  quelques-uns  Ă©touffant  sous  la 

chaude atmosphĂšre d’une rĂ©volution ne voulurent pas aller plus 

loin, il y eut des démissions immédiates.

Ces  dĂ©missions  entraĂźnant  des  Ă©lections  complĂ©mentaires, 

Versailles put mettre Ă  profit  le temps que Paris perdait autour 

des urnes.

Voici la déclaration faite à la premiÚre séance de la Commune.

Paris, 28 mars 1871.

Citoyens,

Notre  Commune  est  constituĂ©e.  Le  vote  du  26  mars 

sanctionne la RĂ©publique victorieuse.

La Commune

215

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Un  pouvoir  lĂąchement  oppresseur  vous  avait  pris  Ă  la 

gorge,  vous  deviez  dans  votre  lĂ©gitime  dĂ©fense 

repousser ce gouvernement qui voulait vous dĂ©shonorer 

en vous imposant  un  roi.  Aujourd’hui les criminels que 

vous  n’avez  pas  mĂȘme  voulu  poursuivre  abusent  de 

votre magnanimitĂ© pour organiser aux portes de la citĂ© 

un  foyer  de conspiration  monarchiste,  ils  invoquent  la 

guerre  civile,  ils  mettent  en  Ć“uvre  toutes  les 

corruptions, acceptent toutes les complicitĂ©s, ils ont osĂ© 

mendier jusqu’à l’appui de l’étranger.

Nous  en  appelons  de  ces  menĂ©es  exĂ©crables  au 

jugement de la France et du monde.

Citoyens,  vous  venez  de  nous  donner  des  institutions 

qui défient toutes les tentatives.

Vous ĂȘtes maĂźtres de vos destinĂ©es, forte de votre appui 

la reprĂ©sentation que vous venez d’établir va rĂ©parer les 

désastres causés par le pouvoir déchu.

L’industrie  compromise,  le  travail  suspendu,  les 

transactions commerciales paralysĂ©es vont recevoir une 

impulsion vigoureuse.

DĂšs  aujourd’hui,  la  dĂ©cision  attendue  sur  les  loyers, 

demain celle sur les échéances.

Tous les services publics, rétablis et simplifiés.

La garde nationale,  dĂ©sormais seule force armĂ©e de la 

cité, réorganisée sans délai.

Tels seront nos premiers actes.

La Commune

216

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 Les  Ă©lus du  peuple ne lui  demandent  pour  assurer  le 

triomphe de la RĂ©publique, que de les soutenir de votre 

confiance.

Quant Ă  eux, ils feront leur devoir.

 La Commune de Paris, 

28 mars 1871.

Ils  firent  en  effet  leur  devoir,  s’occupant  de  toutes  les 

sĂ©curitĂ©s de la vie pour la foule, mais hĂ©las ! la premiĂšre sĂ©curitĂ© 

eût été de vaincre définitivement la réaction.

Tandis  que  la  confiance  renaissait  dans  Paris,  les  rats  de 

Versailles trouaient la carĂšne du navire.

Quelques  dĂ©missions  eurent  lieu  encore  avec  des  motifs 

divers   :  Ulysse  Parent,  Fruneau,  Goupil,  Lefebvre,  Robinet, 

MĂ©line.

Des commissions avaient Ă©tĂ© formĂ©es dĂšs les premiers jours 

sans  ĂȘtre  pourtant  dĂ©finitives   ;  suivant  leurs  aptitudes,  les 

membres d’une commission passaient dans une autre.

La  Commune  Ă©tait  partagĂ©e  entre une  majoritĂ©  ardemment 

rĂ©volutionnaire,  une  minoritĂ©  socialiste  raisonnant  trop  parfois 

pour le temps qu’on avait, semblables en ce point, que la crainte 

de  prendre des mesures despotiques ou injustes,  les ramĂšnent 

aux mĂȘmes conclusions.

Un  mĂȘme  amour  de  la  RĂ©volution  rendit  leur  destinĂ©e 

semblable.  â€”  La  majoritĂ©  aussi  sait  mourir,  dit  quelques 

semaines plus tard Ferré en embrassant Delescluze mort.

Les  membres  de  la  Commune  Ă©lus  aux  Ă©lections 

complĂ©mentaires  furent  Cluseret,  Pottier,  Johannard,  Andrieu, 

La Commune

217

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Serailler,  Longuet,  Pillot,  Durand,  Sicard,  Philippe,  Louelas,  A. 

Dupont, Pompée, Viard, Trinquet, Courbet, Arnold.

Rogeart  et Briosne ne voulurent pas siĂ©ger  par  susceptibilitĂ© 

sur  le  nombre  de  voix  obtenues,  ils  Ă©taient  vraiment,  ces 

hommes  de 71,  des candidats qui  ne ressemblaient  guĂšre aux 

autres.

Menotti  Garibaldi  fut Ă©lu mais ne vint  pas,  Ă©cƓurĂ© peut-ĂȘtre 

encore de l’AssemblĂ©e de Bordeaux,  oĂč Garibaldi offrant ses fils 

à la République avait été couvert de huées.

Les  commissions  souvent  remaniĂ©es  furent  ainsi 

primitivement composées.

Guerre : DELESCLUZE, TRIDON, AVRIAL, ARNOLD, RANVIER

Finances : BESLAY, BILLIORAY, Victor CLÉMENT, LEFRANÇAIS, 

FĂ©lix PYAT

SĂ»retĂ© gĂ©nĂ©rale :  COURNET,  VERMOREL,  FERRÉ,  TRINQUET, 

DUPONT.

Enseignement :  COURBET,  VERDURE,  Jules MIOT,  VALLÈS,  J. 

B. CLÉMENT.

Subsistances   :  VARLIN,  PARISEL,  Victor  CLÉMENT,  Arthur 

ARNOULD, CHAMPY.

Justice   :  CAMBON,  DEREURE,  CLEMENCE,  LANGEVIN, 

DURAND.

Travail  et  Ă©change   :  THEISZ,  MALON,  SERAILLER,  Ch. 

LONGUET, CHALIN.

Relations  extĂ©rieures   :  Leo  MEILLET,  Ch.  GÉRARDIN, 

AMOUROUX, JOHANNARD, VALLÈS.

La Commune

218

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Services  publics   :  OSTYN,  VESINIER,  RASTOUL,  ANTOINE, 

ARNAUD, POTTIER.

Délégations.

Guerre, CLUSERET. 

Finances, JOURDE. 

Subsistances, VIARD.

Relations extĂ©rieures, Paschal GROUSSET. 

Enseignement, VAILLANT.

Justice, PROTOT.

Sûreté générale, Raoul RIGAUD.

Travail et Ă©changes, FRAENKEL.

Services publics, ANDRIEU.

Quoi  qu’il  arrive, disaient les membres de la Commune et les 

gardes nationaux, notre sang marquera profondĂ©ment l’étape.

Il  la  marqua  en  effet  si  profondĂ©ment  que  la  terre  en  fut 

saturĂ©e,  il  y  creusa  des  abĂźmes  qu’il  serait  difficile de  franchir 

pour  retourner en arriĂšre ainsi  que des rouges roses le sang en 

fleurit les pentes.

V

Premiers jours de la Commune — Les mesures

La vie Ă  Paris

@

Temps futurs, vision sublime.

Les peuples sont hors de l’abĂźme ! 

Le dĂ©sert morne est traversĂ© ; 

AprĂšs les sables la pelouse,

La Commune

219

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Et la terre est comme une Ă©pouse, 

Et l’homme est comme un fiancĂ©.

(Victor Hugo.)

Paris  respirait   !  Ceux  qui  pendant  la  marĂ©e  montante 

regarderaient venir  les flots qui  couvriront leur  asile,  sont dans 

une  semblable  situation.  â€”  Lentement,  sĂ»rement  Versailles 

venait.

Les  premiers  dĂ©crets  de  la  Commune  avaient  Ă©tĂ©  la 

suppression de la vente des objets du Mont-de-PiĂ©tĂ©,  l’abolition 

du budget des cultes et de la conscription ; on s’imaginait alors, 

on s’imagine peut-ĂȘtre encore, que le mauvais mĂ©nage l’Église et 

l’État,  qui  derriĂšre  eux  traĂźnent  tant  de  cadavres,  pourraient 

jamais ĂȘtre  sĂ©parĂ©s ;  c’est  ensemble seulement,  qu’ils doivent 

disparaĂźtre.

La  confiscation  des  biens  de  main  morte.  Des  pensions 

alimentaires pour  les fĂ©dĂ©rĂ©s blessĂ©s en combattant  rĂ©versibles 

Ă  la femme, lĂ©gitime ou non, Ă  l’enfant, reconnu ou non, de tout 

fédéré tué en combattant.

Versailles se chargea par la mort de ces pensions-lĂ .

La  femme  qui  demandait  contre  son  mari  la  sĂ©paration  de 

corps,  appuyĂ©e  sur  des  preuves  valables,  avait  droit  Ă   une 

pension alimentaire.

La  procĂ©dure  ordinaire  Ă©tait  abolie  et  l’autorisation  donnĂ©e 

aux parties de se dĂ©fendre elles-mĂȘmes.

Interdiction de perquisitionner sans mandat régulier.

Interdiction du cumul et le maximum  des traitements fixĂ©s Ă  

6.000 francs par an.

La Commune

220

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Les  Ă©moluments  des  membres  de  la  Commune  Ă©taient  de 

quinze francs par jour, ce qui Ă©tait loin d’atteindre le maximum.

La Commune dĂ©cida l’organisation d’une chambre du tribunal 

civil de Paris.

L’élection  des  magistrats,  l’organisation  du  jury  et  le 

jugement par ses pairs.

On  procĂ©da  immĂ©diatement  Ă   la  jouissance  des  ateliers 

abandonnés pour les société de travail.

Le traitement des instituteurs fut fixé à deux mille francs.

Le renversement  de  la colonne VendĂŽme,  symbole de  force 

brutale,  affirmation  du  despotisme  impĂ©rial,  fut  dĂ©cidĂ©,  ce 

monument étant attentatoire à la fraternité des peuples.

Plus  tard,  afin  de  mettre  un  terme  aux  exĂ©cutions  de 

prisonniers  faites  par  Versailles  fut  ajoutĂ©  le  dĂ©cret  sur  les 

otages pris parmi les partisans de Versailles ;  [ce fut en effet la 

seule mesure qui ralentit les tueries de prisonniers ; elle eut lieu 

tardivement,  lorsqu’il  devint  impossible  sans  trahir  de  laisser 

Ă©gorger  les  fĂ©dĂ©rĂ©s  prisonniers].  La  Commune  interdit  les 

amendes  dans  les  ateliers,  abolit  le  serment  politique  et 

professionnel,  elle  fit  appel  aux  savants,  aux  inventeurs,  aux 

artistes.  Le temps passait toujours,  Versailles n’en Ă©tait plus au 

moment oĂč la cavalerie n’avait que des ombres de chevaux. M. 

Thiers  choyait,  flattait  l’armĂ©e  dont  il  avait  besoin  pour  ses 

hautes et basses Ɠuvres.

Les objets dĂ©posĂ©s au Mont-de-PiĂ©tĂ© pour moins de vingt-cinq 

francs furent rendus.

La Commune

221

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On  voulait abolir  comme trop pĂ©nible le travail  de nuit dans 

les  boulangeries,  mais  soit  par  longue  habitude,  soit  qu’il  fĂ»t 

rĂ©ellement plus rude encore de jour,  les boulangers prĂ©fĂ©rĂšrent 

continuer comme autrefois.

Partout s’agitait une vie intense.  Courbet dans un chaleureux 

appel disait : 

Chacun  se  livrant  sans  entraves  Ă   son  gĂ©nie,  Paris 

doublera  son  importance.  Et  la  ville  internationale 

europĂ©enne  pourra  offrir  aux  arts,  Ă   l’industrie,  au 

commerce,  aux  transactions  de  toutes  sortes,  aux 

visiteurs de tous pays un ordre impĂ©rissable, l’ordre par 

les  citoyens qui  ne pourra pas ĂȘtre interrompu par  les 

prétextes de prétendants monstrueux.

.  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  . .  .  .  .  .  .  .  

Adieu le vieux monde et la diplomatie.

Paris en  effet  eut  cette  annĂ©e-lĂ   une  exposition,  mais  faite 

par  le  vieux  monde  et  sa  diplomatie,  l’exposition  des  morts. 

PlutĂŽt  cent  mille que trente-cinq  mille cadavres furent  Ă©tendus 

en  une  Morgue  immense  dans  le  cadre  de  pierre  des 

fortifications.

Mais l’art quand mĂȘme fit  ses semailles,  la premiĂšre Ă©popĂ©e 

le dira.

La commission fédérale des artistes était ainsi composée :

Peintres.

Bouvin,  Corot,  Courbet,  Daumier,  Arnaud,  DursĂ©e,  Hippolyte 

Dubois,  Feyen,  Perrin,  Armand  Gautier,  Gluck,  Jules  Hereau, 

La Commune

222

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Lançon, EugĂšne Leroux, Edouard Manet, François Milet, Oulevay, 

Picchio.

Sculpteurs.

Becquet,  AgĂ©nor  Chapuy,  Dalou,  Lagrange,  Edouard 

Lindencher,  Moreau,  Vauthier,  Hippolyte  Moulin,  Otlin,  Poitevin, 

Deblezer.

Architectes.

Boileau fils, Delbrouck, Nicolle, Achille Oudinot, Raulin.

Graveurs lithographes.

Georges  Bellanger,  Bracquemont,  Flameng,  AndrĂ© Gill,  Huot, 

Pothey.

Artistes industriels.

Emile Aubin, Boudier, Chabert, Chesneau, Fuzier, Meyer, Ottin 

fils, EugĂšne Pottier, Ranber, Rester.

Cette commission  fonctionnait  depuis  le  milieu  d’avril  tandis 

que l’assemblĂ©e de Versailles propageait les soi-disant tendances 

de la Commune à détruire les arts, les sciences.

Les  musĂ©es  Ă©taient  ouverts  au  public  comme  le  jardin  des 

Tuileries et autres aux enfants.

A  l’AcadĂ©mie  des  sciences  les  savants  discutaient  en  paix, 

sans s’occuper de la Commune qui ne pesait pas sur eux.

ThĂ©nard,  les  Becquerel  pĂšre  et  fils,  Elie  de  Beaumont  se 

rĂ©unissaient  comme  de  coutume.  A  la  sĂ©ance  du  3  avril  par 

exemple, M.  Sedillot envoya une brochure sur le pansement des 

blessures  sur  le  champ  de  bataille,  le  docteur  Drouet  sur  les 

divers traitements du cholĂ©ra, ce qui Ă©tait tout Ă  fait d’actualitĂ©, 

La Commune

223

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tandis que M. Simon Newcombe, un AmĂ©ricain, s’éloignait tout Ă  

fait du thĂ©Ăątre des Ă©vĂ©nements et mĂȘme de la terre en analysant 

au tableau le mouvement de la lune autour de la terre.

M.  Delaunay,  lui,  rectifiait  des  erreurs  d’observation 

mĂ©tĂ©orologique sans se prĂ©occuper d’autre chose.

Le  docteur  Ducaisne  s’occupait  de  la  nostalgie  morale  sur 

laquelle  les  remĂšdes  moraux  Ă©taient  plus  puissants  que  les 

autres, il aurait pu y joindre les hantises de peur, la soif de sang, 

des pouvoirs qui s’écroulent.

Les  savants  s’occupĂšrent  de  tout  dans  une  paix  profonde, 

depuis la vĂ©gĂ©tation anormale d’un ognon de jacinthe jusqu’aux 

courants  Ă©lectriques.  M.  Bourbouze  chimiste,  employĂ©  Ă   la 

Sorbonne,  avait  fait  un  appareil  Ă©lectrique,  par  lequel  il 

tĂ©lĂ©graphiait  sans  fils  conducteurs  Ă   travers  les  courtes 

distances,  l’acadĂ©mie  des  sciences  l’avait  autorisĂ©  Ă   faire  des 

expĂ©riences entre les ponts sur la Seine,  l’eau Ă©tant un meilleur 

conducteur pour l’électricitĂ© que la terre.

L’expĂ©rience  rĂ©ussit,  l’appareil  fut  utilisĂ©  au  viaduc  d’Auteuil 

pour  communiquer  avec  un point de Passy investi  par  les lignes 

allemandes.

Le  rapport  se  terminait  par  le  rĂ©cit  d’une  seconde 

expĂ©rimentation  faite  dans  un  aĂ©rostat  afin  de  recevoir  les 

messages  envoyĂ©s  d’Auteuil,  par  M.  Bourbouze,  le  ballon  fut 

entraĂźnĂ©  par  le  vent,  un  peu  moins  loin,  il  est  vrai,  que  celui 

d’AndrĂ©e fut entraĂźnĂ© de nos jours.

La Commune

224

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M.  Chevreul,  d’une voix un peu cassĂ©e, dĂ©clarait que tout en 

n’étant  pas  partisan  absolu  de  la  classification  radiaire,  il 

reconnaissait l’importance des Ă©tudes embriologiques.

On parla de tant et tant de choses, par exemple de la matiĂšre 

noire des mĂ©tĂ©orites,  de la reproduction de diffĂ©rents types par 

le degrĂ© de chaleur, auquel  est soumise la matiĂšre,  M. Chevreul 

encore, s’occupa des mĂ©langes de constitutions semblables, dont 

les effets sont diffĂ©rents, de la nĂ©cessitĂ© de ne pas se borner aux 

phĂ©nomĂšnes  extĂ©rieurs  des  corps,  tandis  que  la  chimie  est 

indispensable   ;  que  le  jour  oĂč  Versailles,  au  nom  de  l’ordre, 

apporta la mort  dans Paris,  on Ă©tait retournĂ© dans les astres Ă  

propos de quelques nouveaux termes du coefficient de l’équateur 

titulaire de la lune, ce fut, je crois, la derniÚre séance.

Partout, des cours Ă©taient ouverts,  rĂ©pondant Ă  l’ardeur de la 

jeunesse.

On  voulait  tout  Ă   la  fois  arts,  sciences,  littĂ©rature, 

dĂ©couvertes,  la vie flamboyait.  On  avait  hĂąte de s’échapper  du 

vieux monde.

VI

L’attaque de Versailles — RĂ©cit inĂ©dit de la

mort de Flourens par Hector France et Cipriani

@

Ils conviaient le monde Ă  l’auguste bataille, 

A l’enivrement des hauts faits,

Et lui montraient passant Ă  travers la mitraille 

Les grands arbres de la paix.

La Commune

225

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(Victor Hugo.)

Comme on avait voulu lĂ©galiser, par le suffrage, la nomination 

des membres  de la  Commune,  on  voulut  attendre l’attaque de 

Versailles,  sous prĂ©texte de ne pas provoquer  Ă  la guerre civile 

sous les yeux de l’ennemi, comme si le seul ennemi des peuples 

n’était pas leurs tyrans !

Quand  les  gĂ©nĂ©raux,  attentifs  cette  fois,  jugĂšrent  qu’il  ne 

manquait  ni  un  bouton  de  guĂȘtre,  ni  l’affilement  d’un  sabre, 

Versailles attaqua.

Toutes  les  meutes  d’esclaves  hurlant  leurs  douleurs  sous le 

fouet,  en  rendaient  responsable  le  Commune  se  liguant  avec 

leurs maĂźtres.

L’habitude  d’attendre  des  ordres  est  telle  encore  chez  le 

troupeau  humain  que  ceux  qui,  dĂšs  le  19  mars  criaient  Ă  

Versailles,  Montmartre,  Belleville,  toute  une  armĂ©e  ardente 

n’eurent  pas  l’idĂ©e,  armĂ©s  comme  ils  l’auraient  pu,  de 

s’assembler et de partir. Qui sait si en pareille occasion on ne le 

ferait point encore ?

Le 2  avril,  vers six  heures du  matin,  Paris fut  Ă©veillĂ© par  le 

canon.

On crut d’abord Ă  quelque fĂȘte des Prussiens qui  entouraient 

Paris, mais bientÎt la vérité fut connue : Versailles attaquait.

Les premiĂšres  victimes  furent les Ă©lĂšves  d’un  pensionnat  de 

Neuilly  (sur  la  porte  d’une  Ă©glise  oĂč  sans  doute  elles  allaient 

prier pour M. Thiers et l’AssemblĂ©e nationale). Le canon frappait 

La Commune

226

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Ă  la volĂ©e. Le Dieu des massacreurs a la coutume de reconnaĂźtre 

les siens ; surtout quand il n’est plus temps.

Deux  armĂ©es  en  marche  sur  Paris,  l’une  par  Montretout  et 

Vaucresson,  l’autre par  Rueil  et  Nanterre,  se rĂ©unirent au rond 

point  des  Bergers,  surprirent  et  Ă©gorgĂšrent  les  fĂ©dĂ©rĂ©s  Ă  

Courbevoie. AprĂšs avoir d’abord reculĂ©, les fĂ©dĂ©rĂ©s, qui restaient 

vivants,  soutenus  par  les  francs-tireurs  garibaldiens  se 

repliĂšrent.  Le soir  mĂȘme,  Courbevoie  Ă©tait  repris.  On  y  trouva 

rangés sur le quai les cadavres des prisonniers.

Cette fois la sortie fut immédiatement décidée.

Les armĂ©es de la Commune se mirent en marche le 3 avril Ă  4 

heures du matin.

Bergeret,  Flourens et Ranvier  commandant du cĂŽtĂ© du Mont-

ValĂ©rien, que toujours on croyait neutre ; Eudes et Duval du cĂŽtĂ© 

de Clamart et de Meudon, on allait Ă  Versailles.

Tout Ă  coup le fort s’enveloppe de fumĂ©e, la mitraille pleut sur 

les fédérés.

Nous  avons  racontĂ©  que  le  commandant  du  Mont-ValĂ©rien 

ayant promis Ă  Lullier, envoyĂ© par le comitĂ© central, la neutralitĂ© 

de  ce  fort,  s’était  empressĂ©  d’en  prĂ©venir  M.  Thiers  qui,  afin 

qu’un officier de l’armĂ©e française ne manquĂąt pas Ă  sa parole, 

l’avait  tout  simplement  remplacĂ©  par  un  autre qui  n’avait  rien 

promis ; c’était cet autre qui le matin avait commencĂ© le feu.

La petite armĂ©e,  sous la conduite de Flourens avec  Cipriani 

comme chef d’état-major se sĂ©para au pont de Neuilly,  Flourens 

prit  par  le  quai  de  Puteaux,  vers  Montretout,  Bergeret  par 

La Commune

227

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l’avenue de Saint-Germain vers Nanterre, ils devaient se rĂ©unir Ă  

Rueil,  avec  Ă   peu  prĂšs  quinze  mille  hommes,  et  malgrĂ©  la 

catastrophe  du  Mont-ValĂ©rien  la  plupart  des  fĂ©dĂ©rĂ©s 

poursuivirent leur marche vers le point de jonction.

Quelques-uns,  Ă©garĂ©s  dans  les  champs,  autour  du  Mont-

ValĂ©rien,  rentrĂšrent  Ă  Paris seul Ă  seul,  les deux  corps d’armĂ©e 

se  rencontrĂšrent  Ă   Rueil,  oĂč  ils  soutinrent  le  feu  du  Mont-

Valérien, qui tonnait toujours.

Seulement  quand  la  terre  fut  couverte  de  morts,  ceux  qui 

restaient se débandÚrent.

Les  Versaillais Ă©tablirent,  au  rond  point  de  Courbevoie,  une 

batterie qui mitraillait le pont de Neuilly.

Un grand nombre de fédérés avaient été faits prisonniers.

Gallifet,  au  moment  mĂȘme  oĂč  Versailles  ouvrait  le  feu, 

envoyait  la  circulaire suivante,  ne laissant aucun  doute sur  ses 

intentions et celles du gouvernement.

La guerre 

a

 

été déclarée par les bandes de Paris.

Hier et aujourd’hui, elles m’ont tuĂ© mes soldats !

C’est une guerre sans trĂȘve ni pitiĂ© que je dĂ©clare Ă  ces 

assassins.

J’ai dĂ» faire un exemple ce matin, qu’il soit salutaire ! Je 

dĂ©sire  ne  pas  ĂȘtre  rĂ©duit  de  nouveau  Ă   une  pareille 

extrémité.

N’oubliez pas que le pays,  que la loi,  que le droit,  par 

consĂ©quent sont Ă  Versailles et Ă  l’AssemblĂ©e nationale, 

La Commune

228

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et  non  pas  avec  la  grotesque  assemblĂ©e  qui  s’intitule 

Commune.

 Le gĂ©nĂ©ral commandant la brigade,

 GALLIFET. 

3 avril 1871.

C’est  Ă   la  mairie  de  Rueil  que  Gallifet  Ă©crivit  cette 

proclamation,  sans  mĂȘme  prendre  le  temps  d’essuyer  le  sang 

dont il Ă©tait couvert.

Le crieur qui la lisait, entre deux roulements de tambour dans 

les rues de Rueil et de Chatou, ajoutait par ordre supérieur :

Le  prĂ©sident  de  la  commission  municipale  de  Chatou 

prĂ©vient  les  habitants  dans  l’intĂ©rĂȘt  de  leur   sĂ©curitĂ©, 

que  ceux  qui  donneraient  asile  aux  ennemis  de 

l’assemblĂ©e,  se  rendraient  passibles  des  lois  de  la 

guerre.

Ce président se nommait Laubeuf.

Et les bonnes gens de Rueil, Chatou et autres lieux, tenant Ă  

deux  mains  leur  tĂȘte  pour  s’assurer  qu’elle  tenait  encore  sur 

leurs Ă©paules, regardaient s’il ne passait pas quelque fugitif de la 

bataille pour le livrer Ă  Versailles.

Le corps d’armĂ©e de Duval combattait depuis le matin, contre 

des dĂ©tachements de l’armĂ©e rĂ©guliĂšre, rĂ©unis Ă  des sergents de 

ville   ;  ils  ne  battirent  en  retraite  sur  ChĂątillon  qu’aprĂšs  un 

véritable massacre.

Duval, deux de ses officiers et un certain nombre de fĂ©dĂ©rĂ©s, 

faits prisonniers, furent presque tous fusillĂ©s le lendemain matin, 

La Commune

229

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avec  des  soldats  passĂ©s  Ă   la  Commune  et  Ă   qui  on  arrachait 

leurs galons avant de les mettre Ă  mort.

Le  4  avril  au  matin,  la  brigade  DĂ©roja  et  le  gĂ©nĂ©ral  PellĂ© 

tenaient le plateau de ChĂątillon.

Sur la promesse du gĂ©nĂ©ral,  d’avoir la vie sauve,  les fĂ©dĂ©rĂ©s 

enveloppĂ©s  se  rendent.  AussitĂŽt  les  soldats  reconnus  sont 

fusillĂ©s, les autres envoyĂ©s Ă  Versailles accablĂ©s d’outrages.

En chemin,  Vinoy  les rencontre,  et n’osant tout fusiller  aprĂšs 

la promesse de PellĂ©, il demande s’il y a des chefs.

Duval sort des rangs. 

—

Moi, dit-il.

Son  chef  d’état-major  et  le  commandant  des  volontaires  de 

Montrouge,  sortent Ă©galement des rangs et vont se ranger  prĂšs 

de lui.

—

Vous ĂȘtes d’affreuses canailles ! crie Vinoy.

Il ordonne de les fusiller.

Ils s’adossent d’eux-mĂȘmes contre un mur, se serrent la main 

et tombent en criant : Vive la Commune !

Un  Versaillais  vole  les  bottes  de  Duval  et  les  promĂšne   : 

l’habitude  de  dĂ©chausser  les  morts  de  la  Commune  Ă©tait 

gĂ©nĂ©rale dans l’armĂ©e de Versailles.

Vinoy  disait  le  lendemain   :  Les  fĂ©dĂ©rĂ©s  se  sont  rendus  Ă  

discrĂ©tion, leur chef, un nommĂ© Duval, fut tuĂ© dans l’affaire ; un 

autre ajoutait : 

ces bandits meurent avec une sorte de jactance.

La Commune

230

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Les crĂ©atures hideuses de fĂ©rocitĂ©, vĂȘtues avec luxe et venant 

on ne sait d’oĂč, qui insultaient les prisonniers et du bout de leurs 

ombrelles  fouillaient  les  yeux  des  morts  apparurent  dĂšs  les 

premiĂšres rencontres Ă  la suite de l’armĂ©e de Versailles.

Avides  de  sang  comme  des  goules,  elles  Ă©taient  en  proie  Ă  

des rages de mort ;  il  y  en eut,  disait-on,  de tous les mondes, 

descendues par  d’immondes  appĂ©tits,  perverties par  les filiĂšres 

de  la  sociĂ©tĂ©,  elles  Ă©taient  monstrueuses  et  irresponsables 

comme des louves.

Parmi les 

assassins 

de Paris prisonniers, dont Versailles salua 

l’arrivĂ©e par  des hurlements  de mort,  Ă©tait  le gĂ©ographe ElisĂ©e 

Reclus. Lui et ses compagnons furent envoyĂ©s Ă  Satory  d’oĂč on 

les expédia aux pontons dans des wagons à bestiaux.

Nuls  n’étant  autant  trompĂ©s  que  les  soldats,  chair  Ă  

mensonge  autant  que  chair  Ă   canon,  tous  ceux  qui  avaient 

habitĂ©  Versailles,  avaient  le  cerveau  imprĂ©gnĂ©  de  contes  de 

banditisme  et  d’entente  avec  les  Prussiens,  Ă   l’aide  desquels 

l’armĂ©e fut employĂ©e Ă  des Ɠuvres de sauvagerie incroyables.

Le rĂ©cit des derniers instants et de la mort de Flourens me fut 

donnĂ© Ă  Londres,  l’an dernier  par  Hector  France qui,  le dernier 

de nos camarades,  vit Flourens vivant et  par  Amilcare Cipriani, 

son compagnon d’armes et le seul tĂ©moin de sa mort pour  ĂȘtre 

publié dans cette histoire.

J’étais, dit Hector France, avec Flourens depuis la veille, 

il m’avait pris pour aide de camp et je l’avais rejoint Ă  la 

porte  Maillot  oĂč  les  bataillons  fĂ©dĂ©rĂ©s  Ă©taient 

rassemblés pour la sortie.

La Commune

231

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Nous  passĂąmes  la  nuit  sans  dormir,  il  y  eut  conseil 

auquel  assistĂšrent  tous les capitaines de compagnies ; 

je  revins  avec  Flourens tout  au  petit  jour,  les fĂ©dĂ©rĂ©s 

alignés le long du chemin et lui à cheval.

On  se  mit  en  marche.  ArrivĂ©s  au  pont  les  traverses 

Ă©taient  enlevĂ©es :  les canons  ni  les omnibus ni  aucun 

véhicule ne pouvaient passer. Flourens me dit :

— Prenez les canons et les autres munitions et faites le 

tour par l’autre pont.

Il fallait passer sous le Mont-ValĂ©rien qui commençait Ă  

tirer sur le corps d’armĂ©e de Bergeret dont je rencontrai 

des bataillons qui se repliaient sur Paris.

Je continuais ma route criant : A Versailles, Ă  Versailles, 

mais ne sachant plus quel  chemin prendre je fus obligĂ© 

de le demander Ă  un employĂ© du chemin de fer ; il me 

rĂ©pondit  qu’il  ne le savait pas,  mais lui  ayant mis mon 

revolver sur  le front, il me l’indiqua.  Je suivis au grand 

galop  avec  trois  canons  et  des  omnibus  de  munitions 

conduits par des fĂ©dĂ©rĂ©s. Les canons Ă©taient menĂ©s par 

des  artilleurs  et  nous  avions  avec  nous  une  demi-

compagnie  de  gardes  nationaux  que  Flourens  avait 

chargĂ©s de les escorter ; mais ne pouvant suivre au pas 

de course, ils restĂšrent en route.

Nous passĂąmes sous un fort qui ne cessait de tirer.

La Commune

232

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Je  rejoignis  Flourens sans accident  Ă  quelque distance 

de  Chatou ;  il  m’envoya  aussitĂŽt  prĂ©venir  Bergeret  de 

mon arrivée et lui demander de se concentrer avec lui.

C’est  alors  que  les  obus  du  Mont-ValĂ©rien 

commencĂšrent Ă  pleuvoir sur Chatou.

Quand  je  revins  rendre  compte  Ă   Flourens  de  ma 

mission  prĂšs  de  Bergeret,  je  le  trouvai  entourĂ©  de 

Cipriani  et  d’une  foule  d’officiers  et  de simples gardes 

qui  les  accablaient  d’invectives,  se  croyant  trahis.  Les 

obus commençaient Ă  tomber  sur  le village et  c’est  ce 

qui les exaspérait.

Flourens  se  voyant  en  butte  Ă   tant  de  reproches 

descendit  de  cheval  et,  sans  mot  dire,  trĂšs  pĂąle,  se 

dirigea  vers  la  campagne   ;  je  fis  part  de  mes 

appréhensions à Cipriani en lui disant :

—  Vous  le  connaissez  mieux  que  moi,  suivez-le  et 

empĂȘchez-le de faire un mauvais coup.

Cipriani mit pied Ă  terre et suivit Flourens qui dĂ©jĂ  Ă©tait 

loin.

Je restais seul Ă  cheval, lorsqu’aprĂšs un obus qui Ă©clata 

tuant plusieurs fĂ©dĂ©rĂ©s, toute leur colĂšre se tourna sur 

moi  qui  avais  gardĂ©  mon  uniforme  d’officier  de 

chasseurs  Ă   cheval,  ils  me  traitĂšrent  de  traĂźtre,  de 

Versaillais,  disant  qu’il  fallait  me  faire  mon  affaire  de 

suite. Heureusement, les artilleurs que j’avais emmenĂ©s 

et  dont  plusieurs  avaient  gardĂ©  comme  moi  leur 

La Commune

233

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pantalon de troupe prirent ma dĂ©fense et calmĂšrent la 

colĂšre  des  fĂ©dĂ©rĂ©s.  Pendant  ce  temps,  les  obus  ne 

cessĂšrent de pleuvoir. On me dit :

— Puisque vous ĂȘtes montĂ©, allez voir oĂč est Flourens.

Je partis au galop dans la direction qu’il avait suivie.

AprĂšs  avoir  traversĂ©  quelques  champs,  j’arrivai  dans 

des  ruelles  dĂ©sertes  oĂč  je  ne  vis  qu’une  vieille  dame 

assise Ă  une  fenĂȘtre ;  je lui  demandai  si  elle avait  vu 

passer  deux  officiers  supĂ©rieurs  de  la  garde nationale, 

elle me rĂ©pondit : â€” C’est Flourens que vous cherchez. 

Sur ma rĂ©ponse affirmative,  elle m’indiqua une maison 

complĂštement close, je frappai  Ă  la porte et aux portes 

voisines, mais je n’eus aucune rĂ©ponse.

Je  revins  au  galop  vers  les  fĂ©dĂ©rĂ©s ;  on  apercevait  Ă  

quelque  distance  d’une  part  le  corps  d’armĂ©e  de 

Bergeret,  descendant la colline pour  rentrer dans Paris, 

de  l’autre  beaucoup  plus  loin  les  avant-gardes  de 

Versailles  qui  avançaient  avec  les  plus  grandes 

précautions.

Le premier  cri  des  fĂ©dĂ©rĂ©s  fut :  â€”  OĂč  est  Flourens ? 

Qu’est-ce  que  nous  allons  faire   ?  D’un  geste  je  leur 

montrai  le  corps  d’armĂ©e  de  Bergeret  et  je  dis   :  â€” 

Suivons-les,  replions-nous. Â»  Ils  firent  ainsi.  Je restais 

le  dernier  Ă   plus  de  deux  cents  mĂštres,  regardant 

toujours si Flourens revenait.

La Commune

234

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BientĂŽt  dans  les  champs,  de  tous  cĂŽtĂ©s,  dans  les 

buissons, dans les haies partirent des coups de fusil sur 

nous.

La bataille  Ă©tait  perdue ;  un  grand nombre de fĂ©dĂ©rĂ©s 

tuĂ©s  ou  emmenĂ©s  par  l’ennemi  pour  ĂȘtre  fusillĂ©s  et 

Flourens aussi Ă©tait perdu.

Hector FRANCE.

Les suprĂȘmes dĂ©tails donnĂ©s par Cipriani sur

les derniers instants de la vie de Flourens composent la seconde 

partie de la lugubre odyssĂ©e. 

Ce n’est pas, dit Cipriani, de la vie de Flourens que j’ai Ă  

m’occuper   ;  mais  de  sa  mort  tragique,  vĂ©ritable 

assassinat  froidement  commis  par  le  capitaine  de 

gendarmerie Desmarets.

C’était  le  3  avril  1871.  La  Commune  de  Paris,  ayant 

dĂ©cidĂ©  une  sortie  en  masse  contre  les  soldats  de  la 

rĂ©action qui  ne cessaient  de fusiller  sommairement les 

fĂ©dĂ©rĂ©s pris hors de Paris, Flourens avait reçu l’ordre de 

se rendre Ă   Chatou  et  d’y  attendre Duval  et Bergeret, 

qui  devaient attaquer  les Versaillais Ă  ChĂątillon et faire 

la jonction pour marcher sur Versailles et en dĂ©loger les 

traĂźtres.

Flourens  arriva  Ă   Chatou  vers  trois  heures  de  l’aprĂšs-

midi ;  lĂ ,  il  apprit la dĂ©faite de Duval  et de Bergeret Ă  

ChĂątillon et au pont de Neuilly.

La Commune

235

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Duval  avait  Ă©tĂ© pris et  fusillĂ© :  cet  Ă©chec  des fĂ©dĂ©rĂ©s 

rendait  la  position  de Flourens non seulement  difficile, 

mais intenable.

Sur  sa  gauche,  les  fĂ©dĂ©rĂ©s  en  fuite  et  poursuivis  par 

l’armĂ©e de Versailles qui,  par un mouvement  tournant, 

cherchait Ă  nous cerner.

DerriĂšre  nous  le  fort  du  Mont-ValĂ©rien  qui,  par  la 

crĂ©dulitĂ© de Lullier,  Ă©tait tombĂ© entre les mains de nos 

ennemis et nous faisait beaucoup de mal.

Il  Ă©tait urgent  de sortir  de Chatou  et de se replier  sur 

Nanterre ;  si  nous  ne voulions pas ĂȘtre coupĂ©s et  pris 

comme  dans  une  souriciĂšre,  il  fallait  former  une 

seconde  ligne  de  bataille  qui  nous  dĂ©gageĂąt  de  toute 

surprise.

Les  fĂ©dĂ©rĂ©s  ayant  marchĂ©  toute  la  journĂ©e  Ă©taient 

harassĂ©s et affamĂ©s ; ce n’était donc pas dans un pareil 

Ă©tat  que  l’on  pouvait,  Ă   trois  heures  de  l’aprĂšs-midi, 

engager un combat contre un ennemi rendu hardi par le 

succĂšs de ChĂątillon.

Tout,  donc,  exigeait  de se replier  sur  Nanterre afin de 

pouvoir  le lendemain  matin,  avec  des troupes fraĂźches 

arrivĂ©es de Paris,  s’emparer  des hauteurs de Buzenval 

et de Montretout et marcher sur Versailles.

Moi,  en  ma  qualitĂ©  d’ami  de  Flourens  et  comme  chef 

d’état-major de la colonne, je soumis ce plan Ă  Flourens 

La Commune

236

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et  Ă   Bergeret  qui  Ă©tait  venu  nous  rejoindre   ;  celui-ci 

l’approuva ; Flourens me rĂ©pondit :

— Moi, je ne bats pas en retraite.

—  Mon  ami,  lui  dis-je,  ce  n’est  pas  une  retraite  et 

encore moins une fuite ; c’est une mesure de prudence, 

si  vous aimez mieux,  qui  nous est imposĂ©e par  tout ce 

que je vous ai déjà exposé.

Il me rĂ©pondit par un signe affirmatif de la tĂȘte.

Je  priai  Bergeret  de  prendre  la  tĂȘte  de  la  colonne, 

Flourens,  le  centre,  et  moi,  je  restais  le  dernier  pour 

faire Ă©vacuer complĂštement Chatou.

Tout le monde Ă©tait en  marche,  je revins sous l’arcade 

du chemin de fer, oĂč je m’étais entretenu avec Bergeret 

et  Flourens,  j’y  trouvai  celui-ci  toujours  Ă   cheval,  Ă  la 

mĂȘme place, pĂąle, morne, silencieux.

A  ma  demande  de  nous  mettre  en  route  il  refusa  et, 

descendant de cheval, il confia sa monture Ă  des gardes 

nationaux qui se trouvaient lĂ , et il se mit Ă  marcher sur 

le bord de la riviĂšre.

Je lui fis observer qu’en ma double qualitĂ© d’ami intime 

et de chef d’état-major de la colonne,  je ne pouvais ni 

ne devais  l’abandonner  dans  un  endroit  qui  allait  ĂȘtre 

envahi par l’armĂ©e de Versailles,  que j’étais bien dĂ©cidĂ© 

Ă  ne pas le quitter et que je resterais ou partirais avec 

lui.

La Commune

237

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FatiguĂ©,  il  s’étendit  sur  l’herbe  et  s’endormit 

profondément.

Assis  Ă   cĂŽtĂ©  de  lui,  je  voyais  au  loin  les  cavaliers  de 

Versailles  caracolant  dans  la plaine  et  s’avançant  vers 

Chatou.

Il  Ă©tait  de mon devoir  de tout tenter pour sauver l’ami 

et le chef aimé de la foule.

Je l’éveillai et le priai de ne pas rester lĂ  oĂč il serait fait 

prisonnier comme un enfant :

— Votre place n’est pas ici, lui  dis-je, c’est Ă  la tĂȘte de 

votre  colonne ;  si  vous  ĂȘtes  fatiguĂ©  de la  vie,  faites-

vous  tuer  demain  matin  dans  la  bataille  que  nous 

engagerons  Ă   la  tĂȘte  des  hommes  qui  vous  ont  suivi 

jusqu’ici par sympathie, par amour.

Vous ne voulez pas vous retirer, dites-vous, la dĂ©sertion 

est  pire  qu’une simple retraite ;  en  rentrant  ici,  vous 

dĂ©sertez,  vous faites pire ! Vous trahissez la RĂ©volution 

qui attend tout de vous.

Il se leva, me donna le bras : â€” Allons, dit-il. S’en aller, 

c’était facile Ă  dire, presque impossible Ă  faire sans ĂȘtre 

vus  et  guettĂ©s  par  l’armĂ©e  de  Versailles  qui  cernait 

presque le village oĂč nous Ă©tions.

Il  Ă©tait  indispensable  de  nous  cacher  et  d’attendre  la 

tombĂ©e  de  la  nuit  pour  rejoindre  nos  troupes  Ă  

Nanterre.

La Commune

238

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En arrivant sur le quai de Chatou,  nous entrĂąmes dans 

une petite maisonnette, une sorte de cabaret bordĂ© par 

un  terrain  vague,  qui  portait  le  n°  21.  Nous 

demandĂąmes Ă  la maĂźtresse  du  logis  si  elle  avait  une 

chambre Ă  nous donner ; elle nous conduisit au premier 

Ă©tage.

L’ameublement de cette chambre se composait d’un lit, 

Ă  droite en entrant, une commode, Ă  gauche, au milieu, 

une petite table.

Flourens, sitĂŽt entrĂ©, dĂ©posa sur la commode son sabre, 

son  revolver  et  son  kĂ©pi  et  se  jeta  sur  le  lit  oĂč  il 

s’endormit.

Je  me  mis  Ă   la  fenĂȘtre,  la  persienne  fermĂ©e,  pour 

guetter.

Quelques instants aprĂšs, j’éveillai  encore Flourens pour 

lui demander s’il consentait Ă  ce que j’envoie quelqu’un 

en exploration pour  savoir  si  la route de Nanterre Ă©tait 

libre.

Il y consentit, je fis monter la maĂźtresse de la maison Ă  

qui  je demandai  si  elle avait  quelqu’un  pour  faire  une 

course.

— J’ai mon mari, dit-elle.

— Faites-le monter, lui dis-je.

C’était je crois, un paysan ; je le priai de s’assurer si la 

route de Nanterre Ă©tait libre et de revenir de suite nous 

La Commune

239

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rendre  la rĂ©ponse,  en  lui  promettant  vingt  francs pour 

son dĂ©rangement. Cet homme s’appelait Lecoq.

Il  partit,  j’allumai  un  cigare  et  je  repris  ma  place 

derriĂšre la persienne.

Cinq minutes aprĂšs, je vis dĂ©busquer sur la droite d’une 

petite rue qui  donnait sur  la rue de Nanterre un sous-

lieutenant  d’état-major  Ă   cheval  qui  regardait 

attentivement du cĂŽtĂ© oĂč nous Ă©tions.

Je  communiquai  le  fait  Ă   Flourens  et  je  repris  encore 

mon poste d’observation Ă  la fenĂȘtre.

L’officier  avait  disparu.  Quelques  minutes  aprĂšs,  du 

mĂȘme cĂŽtĂ©, je vis arriver un gendarme.

Puis,  venant vers notre demeure et comme un homme 

sĂ»r  de son fait,  il  se pencha un instant dans le terrain 

vague qui se trouvait devant la maison pour voir dans la 

mĂȘme  rue  une  quarantaine  de  gendarmes  qui  le 

suivaient. J’allai vers Flourens et lui dis :

— Les gendarmes sont devant la maison.

— Que faire ? dit-il, ne pas nous rendre, mille dieux !

—  Ma foi,  dis-je,  pas grand’chose.  Occupez-vous de la 

fenĂȘtre, je me charge de la porte et je pris la manille de 

la main gauche, mon revolver de la droite.

Au  mĂȘme  moment  quelqu’un  du  dehors  cherchait  Ă  

entrer.

La Commune

240

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J’ouvris et me trouvai face Ă  face avec un gendarme,  le 

revolver braqué sur moi.

Sans  lui  laisser  le temps de  tirer,  je  lui  dĂ©chargeai  le 

mien en pleine poitrine. Le gendarme blessĂ© se prĂ©cipita 

dans l’escalier en appelant aux armes.

Je le poursuivis et  dans la salle d’en bas je tombai  au 

milieu des autres gendarmes qui montaient.

Je  fus terrassĂ© Ă  coups  de baĂŻonnette et  de crosse de 

fusil.

J’avais  la  tĂȘte  fracassĂ©e  en  deux  endroits,  la  jambe 

droite percĂ©e de coups de baĂŻonnette, les bras presque 

rompus,  une  cĂŽte  enfoncĂ©e,  la  poitrine  abĂźmĂ©e  de 

coups,  je perdais le sang par  la bouche, les oreilles,  le 

nez, j’étais Ă  moitiĂ© mort.

Tandis que l’on m’arrangeait de la sorte, des gendarmes 

Ă©taient  montĂ©s  dans  la  chambre  et  avaient  arrĂȘtĂ© 

Flourens.

On ne l’avait pas reconnu. En passant devant moi, il me 

vit  Ă  terre couvert de sang et s’écria â€” O mon pauvre 

Cipriani !

On me fit lever et je suivis mon ami.

On le fit arrĂȘter Ă  la sortie de la maison et je restai en 

compagnie des gendarmes Ă  l’entrĂ©e du terrain vague.

Flourens ayant Ă©tĂ© fouillĂ©, on trouva dans sa poche une 

lettre ou dĂ©pĂȘche adressĂ©e au gĂ©nĂ©ral Flourens.

La Commune

241

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Jusque-lĂ  il  avait  Ă©tĂ© traitĂ© avec  certains Ă©gards,  mais 

alors la scĂšne changea.

Tous se mirent Ă  l’insulter  en criant : â€” C’est Flourens, 

nous le tenons, cette fois il ne nous Ă©chappera pas.

Au mĂȘme instant arrivait un capitaine de gendarmerie Ă  

cheval.  Ayant  demandĂ©  quel  Ă©tait  cet  homme,  on  lui 

rĂ©pondit  en  poussant  des  cris  sauvages   :  â€”  C’est 

Flourens.

Celui-ci  se tenait  debout  fier,  sa  belle tĂȘte dĂ©couverte, 

les bras croisés sur la poitrine.

Le capitaine de gendarmerie avait Flourens Ă  sa droite, 

il  le  dominait  de  toute  sa  hauteur  et  lui  adressant  la 

parole d’un ton brusque et arrogant il demanda :

— C’est vous Flourens ?

— Oui, dit-il.

— C’est vous qui avez blessĂ© mes gendarmes.

—

Non, répondit encore Flourens.

—  Menteur,  vocifĂ©ra ce  gredin,  et  d’un  coup  de  sabre 

appliquĂ© avec l’habiletĂ© d’un bourreau il lui fendit la tĂȘte 

en deux, puis partit au grand galop.

L’assassin  de  Flourens  se  nommait  le  capitaine 

Desmarets.

Flourens  se  dĂ©battait  Ă   terre  affreusement,  un 

gendarme en ricanant dit : 

— C’est moi qui vais lui faire sauter la cervelle,

La Commune

242

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Lui  ayant  appliquĂ© le  canon  de son  fusil  dans  l’oreille, 

Flourens resta immobile, il Ă©tait mort.

Ici  je  devrais  m’arrĂȘter,  mais  bien  d’autres  outrages 

attendaient Ă  Versailles le cadavre de ce grand penseur 

rĂ©volutionnaire,  si  je ne les avais vus  de  mes propres 

yeux, je n’y croirais pas.

Il  est  donc  indispensable que  je  conduise  le  lecteur  Ă  

Versailles,  la ville infĂąme et maudite,  pour raconter les 

faits jusqu’au moment oĂč on me sĂ©para du cadavre de 

Flourens.

Mon  ami  avait  cessĂ© de souffrir,  ma grande souffrance 

commençait en ce moment.

Le meurtrier  de Flourens parti,  je restai  Ă  la merci  des 

gendarmes qui  hurlaient  comme des hyĂšnes autour  de 

moi.

On  me  fit  lever  et  on  me  plaça  debout  Ă   cĂŽtĂ©  du 

cadavre de Flourens pour ĂȘtre fusillĂ©.

Un des gendarmes eut l’idĂ©e de m’adresser la parole, lui 

ayant rĂ©pondu avec horreur et dĂ©goĂ»t, il fit pleuvoir sur 

moi une avalanche de coups et d’insultes.

Ce  contre-temps  me sauva la vie ;  un  sous-lieutenant 

de gendarmerie passant par lĂ  demanda qui j’étais.

  â€”  C’est  l’aide-de-camp  de  Flourens,  rĂ©pondent  les 

gendarmes,  c’est  pour  cela  que je suis  connu  avec  ce 

titre.

La Commune

243

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—  C’est  malheureux,  dit  le  sous-lieutenant,  ce  n’était 

pas ici qu’il fallait le tuer, mais le fusiller à Versailles.

En parlant de moi il dit : 

—  Garrottez  ce  coquin  comme  il  faut,  on  le  fusillera 

demain  Ă   Versailles  avec  d’autres  canailles  que  nous 

avons faits prisonniers.

Je fus solidement garrottĂ© comme il l’avait ordonnĂ© ; on 

me fit  venir  un tombereau avec  du  fumier,  on me jeta 

sur les jambes le cadavre de mon pauvre ami.

Nous  nous  mĂźmes  en  route  pour  Versailles  au  milieu 

d’un escadron de gendarmes à cheval.

La  nouvelle  de  l’arrivĂ©e  de  Flourens  nous  avait 

précédés.

A  la porte Ă©tait un rĂ©giment de soldats qui  ignorant  sa 

mort  tiraient  les  baguettes  de  leurs  fusils  pour  me 

frapper.

Nous  arrivĂąmes  au  milieu  d’une  population  ivre  et 

féroce qui hurlait : A mort, à mort !

A  la prĂ©fecture de police je fus mis dans une chambre 

avec le cadavre de Flourens Ă  mes pieds.

Des crĂ©atures Ă©lĂ©gamment vĂȘtues, la plus grande partie 

en  compagnie  d’officiers  de  l’armĂ©e,  venaient  toutes 

souriantes voir  le cadavre de Flourens, il ne leur  faisait 

plus peur ; d’une façon infĂąme et lĂąche, elles fouillaient 

du bout de leurs ombrelles la cervelle de ce mort.

La Commune

244

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Dans la nuit je fus sĂ©parĂ© Ă  jamais des restes sanglants 

de ce pauvre et cher ami et renfermé dans les caves.

Ainsi  fut  assassinĂ©  et  outragĂ©  aprĂšs  sa  mort  Gustave 

Flourens par les bandits de Versailles.

Amilcare CIPRIANI.

Flourens eut-il  la vision de l’hĂ©catombe d’aprĂšs les premiĂšres 

horreurs  commises  par  l’armĂ©e  de  Versailles   ?  jugea-t-il, 

combien  les  hommes  de  la  Commune,  ainsi  que  lui  confiants, 

gĂ©nĂ©reux,  Ă©pris des  luttes  hĂ©roĂŻques,  Ă©taient  vaincus  d’avance, 

par  les trahisons,  l’infĂąme  politique  de mensonge  suivie  par  le 

gouvernement ?

Je faisais partie de cette sortie du 61

e

  bataillon de marche de 

Montmartre,  corps d’armĂ©e d’Eudes,  et j’aurais pu vĂ©rifier  si  je 

n’en eusse Ă©tĂ© sĂ»re dĂ©jĂ ,  que ni la crainte de mourir, ni celle de 

donner la mort, mais l’appel de l’idĂ©e Ă  travers la mise en scĂšne 

grandiose d’une lutte armĂ©e restent dans la pensĂ©e.

AprĂšs  avoir  pris  les Moulineaux,  on  entra au  fort  d’Issy,  oĂč 

l’un de nous eut la tĂȘte emportĂ©e d’un obus.

Eudes et son Ă©tat-major s’établirent au couvent des JĂ©suites Ă  

Issy.

Deux  ou trois  jours aprĂšs,  drapeau  rouge  dĂ©ployĂ©,  venaient 

nous retrouver une vingtaine de femmes parmi lesquelles BĂ©atrix 

Excoffons,  Malvina  Poulain,  Mariani  Fernandez,  mesdames 

Goullé, Danguet, Quartier.

Les voyant arriver ainsi, les fédérés réunis au fort saluÚrent.

La Commune

245

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Suivant  l’appel  que  nous  avions  publiĂ©  dans  les  journaux, 

elles pansaient  les blessĂ©s sur  le champ de bataille et  souvent 

ramassùrent le fusil d’un mort.

Il  en  fut  ainsi  de  plusieurs  cantiniĂšres   :  Marie  Schmid, 

madame  Lachaise,  madame Victorine  Rouchy,  des turcos de la 

Commune, déjà citées.

Mises Ă  l’ordre du jour de leurs bataillons, une cantiniĂšre des 

enfants perdus tuĂ©e comme un soldat, et tant d’autres que si on 

les nommait toutes le volume serait plus que rempli.

J’étais souvent avec les ambulanciĂšres venues nous retrouver 

au  fort  d’Issy,  mais  plus  souvent  encore  avec  mes camarades 

des  compagnies  de  marche   ;  ayant  commencĂ©  avec  eux,  j’y 

restais et je crois que je n’étais pas un mauvais soldat.  La note 

du journal officiel de la Commune Ă  propos des Moulineaux au 3 

avril â€” numĂ©ro du 10 avril 71 Ă©tait exacte. â€” Dans les rangs du 

61

e

  bataillon  combattait  une  femme  Ă©nergique,  elle  a  tuĂ© 

plusieurs gendarmes et gardiens de la paix.

Lorsque  le  61

e

  rentrait  pour  quelques  jours  j’allais  avec 

d’autres  je  n’aurais  voulu  pour  rien  au  monde  quitter  les 

compagnies de marche et depuis le 3 avril jusqu’à la semaine de 

mai  je ne passai  Ă  Paris que deux fois une demi  journĂ©e.  Ainsi 

j’eus  pour  compagnons  d’armes  les  enfants  perdus  dans  les 

hautes bruyĂšres,  les artilleurs Ă  Issy et Ă  Neuilly,  les Ă©claireurs 

de Montmartre, ainsi je vis combien furent braves les armĂ©es de 

la  Commune,  combien  mes  amis  Eudes,  Ranvier,  La  Cecillia, 

Dombwroski, comptĂšrent leur vie pour peu.

La Commune

246

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VII

Souvenirs

@

Une fanfare sonne au fond du noir mystĂšre 

Et bien d’autres y vont que je retrouverai. 

Ecoutez, on entend des pas lourds sur la terre ; 

C’est une Ă©tape humaine, avec ceux-lĂ  j’irai.

(L. M. — 

Le Voyage.

)

J’avais Ă©crit d’abord ce volume sans rien raconter de moi ; sur 

l’observation  de  mes  amis,  j’ai  ajoutĂ©  quelques  Ă©pisodes 

personnels  aux  premiers  chapitres  malgrĂ©  l’ennui  que  j’en 

Ă©prouvais   ;  puis  il  s’est  produit  un  effet  tout  opposĂ©   :  en 

avançant dans le rĂ©cit,  j’ai  aimĂ© Ă  revivre ce temps de la lutte 

pour  la  libertĂ©,  qui  fut  ma  vĂ©ritable  existence,  et  j’aime 

aujourd’hui Ă  l’y laisser mĂȘlĂ©e.

C’est  pourquoi  je regarde au  fond de ma pensĂ©e comme en 

une  suite  de  tableaux  oĂč  passent  ensemble  des  milliers 

d’existences humaines disparues à jamais.

Nous voici au Champ-de-Mars, les armes en faisceaux, la nuit 

est  belle.  Vers  trois  heures  du  matin,  on  part,  croyant  aller 

jusqu’à  Versailles.  Je  parle  avec  le  vieux  Louis Moreau  qui,  lui 

aussi, est heureux de partir ; il m’a donnĂ© en place de mon vieux 

fusil  une petite carabine Remington ;  pour  la premiĂšre fois j’ai 

une bonne arme quoiqu’on la dise peu sĂ»re, ce qui n’est pas vrai. 

Je raconte les mensonges que j’ai dits Ă  ma mĂšre pour qu’elle ne 

soit  pas  inquiĂšte,  toutes  mes prĂ©cautions sont  prises,  j’ai  dans 

ma poche des lettres toutes prĂȘtes pour lui donner des nouvelles 

rassurantes,  ce sera  datĂ©  de  plus  tard ;  je  lui  dis  qu’on  a  eu 

La Commune

247

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besoin de moi dans une ambulance,  que j’irai Ă  Montmartre Ă  la 

premiĂšre occasion.

Pauvre  femme,  combien  je  l’aimais   !  Combien  je  lui  Ă©tais 

reconnaissante de la complĂšte libertĂ© qu’elle me laissait d’agir en 

conscience,  et  comme  j’aurais  voulu  lui  Ă©pargner  les  mauvais 

jours qu’elle eut si souvent !

Les camarades de Montmartre sont lĂ ,  on est sĂ»r les uns des 

autres, sûr aussi de ceux qui commandent.

Maintenant on se tait, c’est la lutte ;  il  y a une montĂ©e oĂč je 

cours en avant,  criant :  A  Versailles ! Ă  Versailles ! Razoua me 

jette son sabre pour  rallier.  Nous nous serrons la main en  haut 

sous une pluie de projectiles,  le ciel  est en feu,  personne n’est 

blessé.

On se dĂ©ploie en tirailleurs dans des champs pleins de petites 

souches, mais on dirait que nous avons déjà fait ce métier-là.

Voici  les Moulineaux,  les gendarmes ne tiennent  pas comme 

on  pensait ;  on croit  aller  plus loin,  mais  non,  on  va passer  la 

nuit les uns au fort, les autres au couvent des jĂ©suites. Nous qui 

croyions  aller  plus  loin,  ceux  de  Montmartre  et  moi,  nous 

pleurons de rage ; pourtant on a confiance. Eudes ni  Ranvier, ni 

les  autres,  ne  s’attarderaient  pas  Ă   rester  sans  une  raison 

majeure. On nous en dit des raisons, mais nous n’écoutons pas. 

Enfin on  reprend  espĂ©rance ;  il  y  a maintenant  des  canons au 

fort  d’Issy,  ce  sera  bonne  besogne  de  s’y  maintenir.  On  Ă©tait 

parti avec  d’étranges munitions (restes du siĂšge), des piĂšces de 

douze pour des boulets de vingt-quatre.

La Commune

248

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Maintenant  passent  comme  des  ombres  ceux  qui  Ă©taient  lĂ  

dans la grande salle du bas au couvent :  Eudes,  les frĂšres May, 

les frĂšres Caria ;  trois vieux,  braves comme des hĂ©ros,  le pĂšre 

Moreau,  le pĂšre Chevalet,  le pĂšre Caria, Razoua, des fĂ©dĂ©rĂ©s de 

Montmartre ; un nĂšgre d’un noir de jais, avec des dents blanches 

pointues  comme  celles  des  fauves   ;  il  est  trĂšs  bon,  trĂšs 

intelligent et trĂšs brave ; un ancien zouave pontifical  converti  Ă  

la Commune.

Les jĂ©suites sont partis, Ă  part un vieux qui n’a pas peur, dit-

il, de la Commune et qui reste tranquillement dans sa chambre, 

et  le cuisinier  qui,  je ne  sais  pourquoi,  me  fait  penser  Ă   frĂšre 

Jean des Entomures. Les tableaux qui  ornent les murs ne valent 

pas  deux  sous,  Ă   part  un  portrait  qui  donne  bien  l’idĂ©e  d’un 

caractĂšre,  il  ressemble  Ă   MĂ©phistophĂ©lĂšs,  ce doit  ĂȘtre  quelque 

directeur des jĂ©suites ; il y a aussi une adoration des Mages dont 

l’un  ressemble,  en  laid,  Ă   notre  fĂ©dĂ©rĂ©  noir,  des  tableaux  de 

chronologie sainte et autres bĂȘtises.

Le fort  est  magnifique,  une  forteresse spectrale,  mordue en 

haut  par  les Prussiens  et  Ă  qui  cette  brĂšche va  bien.  J’y  passe 

une bonne partie du temps avec les artilleurs, nous y recevons la 

visite  de  Victorine  Eudes,  l’une  de  mes  amies  de  longtemps 

quoiqu’elle soit bien jeune ; elle aussi ne tire pas mal.

Voici les femmes avec leur drapeau rouge percĂ© de balles que 

saluent  les  fĂ©dĂ©rĂ©s   ;  elles  Ă©tablissent  une  ambulance  au  fort, 

d’oĂč les blessĂ©s sont dirigĂ©s sur celles de Paris, mieux agencĂ©es. 

Nous nous dissĂ©minons, afin d’ĂȘtre plus utiles ; moi je m’en vais 

Ă   la  gare  de  Clamart,  battue  en  brĂšche  toutes  les  nuits  par 

La Commune

249

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l’artillerie versaillaise. On va au fort d’Issy par une petite montĂ©e 

entre des haies, le chemin est tout fleuri de violettes qu’écrasent 

les obus.

Tout proche est le moulin de pierre, souvent nous ne sommes 

pas assez de monde dans les tranchĂ©es de Clamart. Si le canon 

du fort ne nous soutenait pas,  une surprise serait possible ;  les 

Versaillais ont toujours ignoré combien on était peu.

Une nuit mĂȘme,  je ne sais plus comment, il  arriva que nous 

Ă©tions deux seulement dans la tranchĂ©e devant la gare ; l’ancien 

zouave pontifical et moi avec deux fusils chargĂ©s, c’était toujours 

de quoi  prĂ©venir.  Nous eĂ»mes la chance incroyable que la gare 

ne fut pas attaquĂ©e cette nuit-lĂ . Comme nous allions et venions 

dans la tranchée, il me dit en me rencontrant :

— Quel effet vous fait la vie que nous menons ?

—  Mais,  dis-je,  l’effet  de  voir  devant  nous  une rive  Ă  

laquelle il faut atteindre.

—  Moi,  reprit-il,  Ă§a me fait  l’effet  de lire un livre avec 

des images.

Nous continuĂąmes Ă  parcourir la tranchĂ©e dans le silence des 

Versaillais sur Clamart.

Quand Lisbonne vint le matin amenant  du monde,  il  fut Ă  la 

fois content et furieux, secouant ses cheveux sous les balles qui 

recommençaient  Ă   siffler  ainsi  qu’il  eut  chassĂ©  des  mouches 

importunes.

Il y eut Ă  Clamart une escarmouche de nuit dans le cimetiĂšre, 

Ă   travers  les  tombes  Ă©clairĂ©es  tout  Ă   coup  d’une  lueur,  puis 

La Commune

250

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retombant  sous  la  seule clartĂ©  de la  lune  qui  faisait  voir,  tout 

blancs, pareils Ă  des fantĂŽmes, les monuments derriĂšre lesquels 

partait le rapide Ă©clair des fusils.

Une  expĂ©dition,  de  nuit  aussi,  avec  Berceau,  de  ce  mĂȘme 

cĂŽtĂ©   ;  ceux  qui  nous  avaient  quittĂ©s  d’abord,  revenant  nous 

joindre sous le feu de Versailles, avec mille fois plus de danger.

Je revois tout cela comme en un songe dans le pays du rĂȘve, 

du rĂȘve de la libertĂ©.

Un Ă©tudiant, nullement de nos idĂ©es, mais bien moins encore 

du cĂŽtĂ© de Versailles, Ă©tait venu Ă  Clamart faire le coup de feu, 

surtout pour vérifier ses calculs sur les probabilités.

Il  avait  apportĂ©  un  volume  de  Baudelaire  dont  nous  lisions 

quelques pages quand on avait le temps.

Un jour  que plusieurs  fĂ©dĂ©rĂ©s,  de suite,  avaient  Ă©tĂ© frappĂ©s 

d’un  obus  Ă   la  mĂȘme  place,  une  petite  plate-forme  au  milieu 

d’une  tranchĂ©e,  il  voulut  vĂ©rifier  doublement  ses  calculs,  et 

m’invita Ă  prendre avec lui une tasse de cafĂ©.

Nous nous Ă©tablissons commodĂ©ment et tout en lisant dans le 

volume de Baudelaire  la piĂšce  intitulĂ©e : 

La  charogne ; 

le cafĂ© 

Ă©tait presque achevĂ©,  quand les gardes nationaux se jettent sur 

nous, nous ĂŽtent violemment en criant :

— SacrĂ© nom de Dieu ! en voilĂ  assez.

Au mĂȘme moment l’obus tomba brisant les tasses restĂ©es sur 

la plate-forme, réduisant le livre en impalpables miettes.

— Cela donne pleine raison Ă  mes calculs, dit l’étudiant 

en secouant la terre dont il Ă©tait couvert.

La Commune

251

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Il resta encore quelques jours, je ne l’ai jamais revu.

Les  seuls  que  j’aie  vus  sans  courage  pendant  la  Commune 

sont  un  gros  bonhomme  venu  pour 

inquiĂ©ter 

la  jeune  femme 

qu’il venait d’épouser, et qui fut tout heureux d’emporter Ă  Eudes 

un mot de moi le priant de le renvoyer Ă  Paris. J’avais abusĂ© de 

sa confiance en mettant Ă  peu prĂšs ceci :

Mon cher Eudes,

Pouvez-vous  renvoyer  Ă   Paris  cet  imbĂ©cile,  qui  serait 

bon  Ă   jeter  ici  des  paniques  s’il  y  avait  des  gens 

capables  d’en  avoir.  Je  lui  fais  prendre  les  coups  de 

canon du fort pour ceux de Versailles, afin qu’il se sauve 

plus vite ; seriez-vous assez bon pour le renvoyer.

Nous ne l’avons jamais plus revu tant il avait eu peur.

Si,  Ă  l’entrĂ©e  de  l’armĂ©e  de  Versailles  il  avait  conservĂ©  son 

uniforme  de  fĂ©dĂ©rĂ©,  il  aura  Ă©tĂ©  fusillĂ©  sur  le  tas  avec  les 

dĂ©fenseurs de la Commune, il y en eut bien d’autres.

L’autre du mĂȘme genre,  Ă©tait un jeune homme.  Une nuit que 

nous Ă©tions une poignĂ©e Ă  la gare de Clamart, et que justement 

l’artillerie  de  Versailles  faisait  rage,  l’idĂ©e  de  se  rendre  le  prit 

comme une obsession,  il  n’y  avait  pas de raisonnement Ă  avoir 

avec l’impression qui le tenait. â€” Faites-le si vous voulez, lui dis-

je,  moi je reste lĂ ,  et je fais sauter la gare si vous la rendez. Je 

m’assis avec  une bougie,  sur  le  seuil  d’une petite chambre,  oĂč 

Ă©taient entassĂ©s les projectiles,  et ma bougie allumĂ©e j’y passai 

la  nuit.  Quelqu’un  Ă©tait venu  me serrer  la  main,  et  je vis  qu’il 

La Commune

252

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veillait  aussi   :  c’était  le  nĂšgre.  â€”  La  gare  tint  comme  Ă  

l’ordinaire. Le jeune homme partit le lendemain et ne revint plus.

Clamart, de ce cĂŽtĂ© encore, il arriva Ă  Fernandez et Ă  moi une 

assez Ă©trange aventure.

Nous Ă©tions  allĂ©es  avec  quelques  fĂ©dĂ©rĂ©s vers la maison  du 

garde champĂȘtre oĂč on appelait des hommes de bonne volontĂ©.

Tant  de  balles  sifflaient  autour  de  nous,  que  Fernandez  me 

dit :  â€”  Si  je suis tuĂ©e,  vous aurez  soin de mes petites sƓurs. 

Nous  nous  embrassons  et  poursuivons  notre  chemin.  Des 

blessĂ©s, au nombre de trois ou quatre, Ă©taient dans la maison du 

garde couchĂ©s Ă  terre sur des matelas, lui Ă©tait absent, la femme 

seule, avait l’air affolĂ©.

Comme nous voulions enlever les blessĂ©s, elle se mit Ă  nous 

supplier de partir,  Fernandez et moi,  en laissant les blessĂ©s qui, 

disait-elle,  n’étaient  pas transportables,  sous la garde des deux 

ou trois fédérés qui nous accompagnaient.

Sans pouvoir comprendre quel motif avait cette femme d’agir 

ainsi,  nous  n’aurions  voulu  pour  rien  au  monde,  quitter  les 

autres en cet endroit suspect.

Avec beaucoup de peine nous enlevĂąmes nos blessĂ©s, sur les 

civiĂšres d’ambulance qu’on avait apportĂ©es, tandis que la femme 

se  traĂźnait  Ă   genoux,  nous  suppliant  de partir  toutes  les deux 

seulement.

Voyant  qu’elle  n’obtenait  rien,  elle  se  tut,  et  sortit  sur  le 

devant de sa porte pour nous regarder nous Ă©loigner, emportant 

La Commune

253

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nos  malades  sur  lesquels  pleuvait  la  mitraille,  Versailles  ayant 

coutume de tirer sur les ambulances.

On  a  su  depuis  que  des  soldats  de  l’armĂ©e  rĂ©guliĂšre  se 

cachaient  dans  les  caves  du  garde  champĂȘtre.  Cette  femme 

craignait-elle  de  voir  Ă©gorger  d’autres  femmes  ou  Ă©tait-elle 

simplement en délire ?

Nous  avions  emportĂ©  avec  nos  blessĂ©s  un  petit  soldat  de 

Versailles Ă  moitiĂ© mort, qui fut conduit comme les autres Ă  une 

ambulance de Paris oĂč  il  commençait Ă   se rĂ©tablir.  Au  moment 

de  l’invasion  de  Paris  par  l’armĂ©e,  il  aura  Ă©tĂ©  Ă©gorgĂ©  par  les 

vainqueurs comme les autres blessés.

Quand  Eudes alla  Ă  la LĂ©gion  d’honneur,  j’allai  Ă  Montrouge 

avec La Cecillia, ensuite Ă  Neuilly avec Dombrowski. â€” Ces deux 

hommes  qui  physiquement  n’avaient  aucune  ressemblance 

faisaient la mĂȘme impression pendant une action, le mĂȘme coup 

d’Ɠil rapide, la mĂȘme dĂ©cision, la mĂȘme impassibilitĂ©.

C’est dans les tranchĂ©es des Hautes BruyĂšres que j’ai  connu 

Paintendre,  le  commandant  des  enfants  perdus.  Si  jamais  ce 

nom  d’enfants perdus a Ă©tĂ© justifiĂ©,  c’est par lui, par eux tous ; 

leur audace Ă©tait si grande qu’il ne semblait plus qu’ils pouvaient 

ĂȘtre tuĂ©s, Paintendre le fut pourtant et bien d’autres d’entre eux.

En gĂ©nĂ©ral,  on  peut  voir  aussi  braves que les fĂ©dĂ©rĂ©s,  plus, 

jamais ; â€” c’est cet Ă©lan qui eĂ»t pu vaincre dans la rapiditĂ© d’un 

mouvement révolutionnaire.

La Commune

254

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Les  calomnies  sur  l’armĂ©e  de  la  Commune  couraient  la 

province ;  des bandits et  repris  de justice de la  pire espĂšce la 

composaient, disait Foutriquet.

Cependant  Paule  Mink,  Amouroux,  et  d’autres  vaillants 

rĂ©volutionnaires,  avaient  Ă©mu  les  grandes  villes,  oĂč  se 

dĂ©claraient des  Communes  envoyant  leur  adhĂ©sion  Ă  Paris ;  le 

reste  de  la  province,  les  campagnes  en  Ă©taient  aux  rapports 

militaires  de  Versailles.  Celui  par  exemple  sur  l’assassinat  de 

Duval Ă©pouvantait les villages.

Nos troupes,  disait ce rapport,  firent plus de mille cinq 

cents prisonniers et l’on  put  voir  de prĂšs  la figure des 

misĂ©rables  qui,  pour  assouvir  leurs  passions  de  bĂȘtes 

fauves,  mettaient  de  gaĂźtĂ©  de  cƓur  le  pays  Ă   deux 

doigts  de sa perte.  Jamais la basse  dĂ©magogie n’avait 

offert  aux  regards  attristĂ©s des honnĂȘtes  gens visages 

plus  ignobles ;  la  plupart  Ă©taient  ĂągĂ©s  de  quarante  Ă  

cinquante  ans,  mais  il  y  avait  des  vieillards  et  des 

enfants  dans ces longues files de hideux  personnages. 

On  y  voyait  aussi  quelques  femmes.  Le  peloton  de 

cavalerie  qui  les  escortait  avait  grand’peine  Ă   les 

soustraire aux mains d’une foule exaspĂ©rĂ©e. On parvint 

cependant  Ă   les  conduire  sains  et  saufs  aux  grandes 

Ă©curies.

  Quant  au  nommĂ©  Duval,  cet  autre  gĂ©nĂ©ral  de 

rencontre,  il  avait  Ă©tĂ©  dĂšs  le  matin  fusillĂ©  au  Petit 

BicĂȘtre avec deux officiers d’état-major de la Commune.

La Commune

255

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Tous trois ont 

subi

 en 

fanfarons 

le sort que la loi rĂ©serve 

Ă  tout chef d’insurgĂ©s pris les armes Ă  la main. »

(

La guerre des Communeux de Paris, par un

officier supĂ©rieur de l’armĂ©e de Versailles.

)

Nous savions nous,  Ă  quoi  nous en tenir sur  les gĂ©nĂ©raux de 

l’empire  passĂ©s  au  service  de  la  RĂ©publique Ă   Versailles,  sans 

qu’eux ni l’assemblĂ©e changeassent autre chose que le titre.

Une des vengeances futures de l’égorgement de Paris sera de 

dĂ©couvrir  les  infĂąmes  trahisons  coutumiĂšres  de  la  rĂ©action 

militaire.

VIII

Le flot monte

@

Il est temps qu’enfin le flot monte.

(Victor Hugo.)

Il  montait  de  partout,  le  flot  populaire,  il  battait  en  rase 

marĂ©e tous les rivages du  vieux  monde,  il  grondait tout proche 

et aussi on l’entendait au loin.

Cuba, comme aujourd’hui,  voulant la libertĂ©,  il  y  avait eu un 

grand  combat  prĂšs  de  Mayan  entre  Maximo  Gomez,  avec  cinq 

cents insurgĂ©s,  contre  les dĂ©tachements  espagnols  qui  avaient 

dĂ» se retirer.

Quatre cents autres insurgĂ©s avec Bembetta et JosĂ© Mendoga 

l’africain, avaient battu en brĂšche une tour fortifiĂ©e.

La Commune

256

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Les rĂ©publicains espagnols  ne  trempaient  pas alors dans les 

crimes de la royautĂ©, Castelar et Orense d’AlbaĂŻda, rĂ©clamaient Ă  

Picard  du  gouvernement de Versailles,  la mise en libertĂ© de ce 

JosĂ© Guisalola,  qui  condamnĂ© Ă  mort,  dans son pays,  avait Ă©tĂ©, 

en traversant la France arrĂȘtĂ© Ă  Touillac, par le maire, sur l’ordre 

du  prĂ©fet  Backauseut,  d’aprĂšs  les  instructions  de  son 

gouvernement.

Une  dizaine  d’annĂ©es  auparavant,  l’Europe  entiĂšre  avait 

frissonnĂ©  d’horreur  quand  Van  Benert  avait  livrĂ©  le  hongrois 

Tebeki,  Ă   l’Autriche,  qui  pourtant  avait  refusĂ©  de  le  mettre  Ă  

mort ;  les pouvoirs en allant vers leur  dĂ©crĂ©pitude progressant 

dans  cette  voie,  ils  rĂ©unissaient  de  plus  en  plus  leurs  forces 

contre tout peuple voulant ĂȘtre libre.

Quelques Français, soupçonnĂ©s d’appartenir Ă  l’Internationale 

ayant dĂ» quitter Barcelone oĂč ils Ă©taient Ă©tablis, les rĂ©publicains 

interpellĂšrent le gouvernement.

C’est  Ă  cette occasion  que M.  Castelar  prononça les paroles 

suivantes :

« Quand la patrie est la nation espagnole,  cette nation 

fiĂšre de son indĂ©pendance et de sa libertĂ©, cette nation 

qui a vu avec  horreur le nom  de Sagonte remplacĂ© par 

un nom Ă©tranger, cette nation qui vainquit Charlemagne 

le plus grand guerrier du moyen-Ăąge Ă  Ronceveaux, qui 

vainquit  François  I

er

  le  grand  capitaine  de  la 

Renaissance  Ă   Pavie,  qui  vainquit  NapolĂ©on  le  plus 

grand  gĂ©nĂ©ral  des  temps  modernes  Ă   Bailen  et  Ă  

Talavera,  cette nation dont la gloire ne peut tenir dans 

La Commune

257

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les espaces,  dont le gĂ©nie a une force crĂ©atrice capable 

de  lancer  un  nouveau  monde  dans  les  solitudes 

ocĂ©aniques,  cette  nation  qui,  quand  elle  marchait  sur 

son  char  de  guerre,  voyait  les  rois  de  France,  les 

empereurs  d’Allemagne  et  les  ducs  de  Milan  humiliĂ©s 

suivre  ses  Ă©tendards,  cette  nation  qui  eut  pour 

hallebardiers,  pour  mercenaires,  les  pauvres,  les 

obscurs,  les  petits  ducs  de  Savoie 

fondateurs  de  la 

dynastie actuelle 

(Interruption).

M.  CASTELAR.  â€”  Vous me rappellerez Ă  l’ordre si  vous 

le voulez,  Monsieur le prĂ©sident,  mais je ne suis pas ici 

pour  dĂ©fendre ma faible personnalitĂ©,  Ă  cette heure je 

dĂ©fends  mon  inviolabilitĂ© et  la  libertĂ© de  cette tribune 

(Nouvelle interruption).

M. CASTELAR. â€” Je m’en rapporte Ă  l’histoire qui, par la 

plume des Tacite et des SuĂ©tone a, libre et inattaquĂ©e, 

frappĂ© les tyrans en  bravant  les NĂ©ron  et  les Caligula, 

j’ai  dit,  c’est  de l’histoire,  que Filberto  de  Savoie,  que 

Carlos  Manuel  de Savoie,  que tous les ducs de Savoie 

ont suivi pauvres et mendiants le char triomphal de nos 

aĂŻeux.

. .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  . 

.  .  .  .  .  .  .  .  .  

.  .  .

Quelle parole n’est pas offensante si je n’ai pas le droit 

de  parler  des  aĂŻeux  des  rois,  si  leur  personne  est 

sacrĂ©e !  pourquoi  quand  madame  Isabelle  de Bourbon 

rentrait par cette porte,  pourquoi voyait-elle devant ses 

La Commune

258

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yeux les noms de Mariano, de Pineda, de Riego, de Lacy 

et de l’Empecinado, victimes de son pĂšre, et je le rĂ©pĂšte 

les  ducs  de  Savoie  suivaient  pauvres  et  mendiants  le 

char de Charles-Quint, de Philippe II et de Philippe V.

Combien est loin de nous cet orgueil  de la vieille Espagne de 

la  sĂ©ance  du  20  avril  71,  cet  orgueil  tragique  qui, 

involontairement, faisait penser au Cid, si bien qu’on croyait, en 

Ă©coutant,  voir  passer  des  spectres  dans  des  gloires.  VoilĂ  

qu’aprĂšs  vingt-six  annĂ©es,  en  place  de ces fantĂŽmes  montrant 

du  doigt  leurs  ancĂȘtres,  on  tombe  Ă   la  forteresse  horrible  de 

Montjuich avec  ses bourreaux tortureurs et sur les assassins de 

Maceo.

La  proclamation  de  la  RĂ©publique  en  France  avait 

enthousiasmĂ© la  jeunesse russe ;  la  santĂ© de la  RĂ©publique et 

celle de Gambetta avaient Ă©tĂ© portĂ©es Ă  Saint-PĂ©tersbourg et  Ă  

Moscou : de loin, elle Ă©tait si belle !

Le tzar,  Ă©pouvantĂ©,  se concerta avec  la police :  il  y  eut  des 

arrestations dans toute la Russie et, pour rassurer son maĂźtre, le 

chef  de  la  police  prĂ©tendit  tenir  entre  ses  mains  les  fils  d’un 

grand complot ; mais il ne tenait que les clefs des cachots et les 

instruments de torture.

La  lĂ©gion  fĂ©dĂ©rale  belge,  les  sections  de  l’Internationale  en 

Catalogne et dans l’Andalousie envoyaient Ă  la Commune le salut 

des fils de Van Artevelde et celui des artistes peintres, Ă©crivains, 

savants,  hĂ©ritiers  des  Rubens,  des  GrĂ©try,  des  Vesale  et  des 

vĂ©ritables  fils  de  l’Espagne  fiĂšre  et  libre.  L’horizon  Ă©tait  enfin 

pour  la dĂ©livrance de l’humanitĂ© tandis que,  donnant de la voix 

La Commune

259

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dans la chasse abominable contre Paris, les journaux de l’ordre, 

Ă  Versailles, insĂ©raient de lĂąches appels Ă  l’égorgement :

Moins  d’érudition  et  de  philanthropie,  messieurs,  mais 

plus d’expĂ©rience et d’énergie ;  si  cette expĂ©rience n’a 

pu monter jusqu’à vous, empruntez celle des 

Victimes !

Nous jouons la France,  en ce moment :  le temps est-il 

aux morceaux de littĂ©rature ? Non, mille fois non ; nous 

savons le prix de ces morceaux-lĂ  !

Faites  un  peu  ce  que  les 

grands  peuples  Ă©nergiques 

feraient en pareil cas :

Pas de prisonniers !

Si,  dans  le  tas, 

il  se  trouve 

un  honnĂȘte  homme 

rĂ©ellement 

entraĂźnĂ© de force, vous le verrez bien ; 

dans 

ce  monde-lĂ ,  un  honnĂȘte  homme  se  dĂ©signe  par 

son 

auréole.

Accordez  aux  braves  soldats  libertĂ©  de  venger  leurs 

camarades en faisant, sur le thĂ©Ăątre et dans la rage de 

l’action, ce que de sang-froid ils ne voudraient plus faire 

le lendemain.

(

Journal de Versailles, 

3

e

 semaine d’avril 1871.)

A cette besogne, qui devait ĂȘtre faite seulement dans la rage 

du combat, on employa l’armĂ©e,  ivre de mensonges, de sang et 

de  vin ;  l’assemblĂ©e et les officiers supĂ©rieurs sonnant  l’hallali. 

Paris fut servi au couteau.

La Commune

260

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IX

Les communes de province

@

Il  entre  dans  les  vues   du  sanglant  Tom  Pouce  qui 

tient entre ses mains les forces organisĂ©es de la France 

de  consommer  la  scission  entre  Paris  et  les 

dĂ©partements,  de   faire  la  paix  Ă   tout  prix,  de 

dĂ©capitaliser  Paris   rĂ©volutionnaire,  d’écraser  les 

revendications ouvriĂšres, de rĂ©tablir  une  monarchie, nul 

crime ne lui coûtant.

(ROCHEFORT, le 

Mot d’Ordre.

)

Dans  un  livre,  paru  longtemps  aprĂšs  la  Commune   : 

Un 

diplomate  Ă   Londres, 

chez  Plon,  10,  rue  GaranciĂšre  Ă   Paris, 

1895,  on  lit,  entre  mille  choses  du  mĂȘme  ordre  prouvant 

l’entente cordiale de M. Thiers avec  ceux  qui, dans leurs rĂȘves, 

voyaient danser des couronnes sur des brouillards de sang :

M. Thiers avait fait placer Ă  l’ambassade de Londres des 

orléanistes : le duc de Broglie, M. Charles Gavard, etc.

Il Ă©tait, dit l’auteur de ce livre, bien difficile de saisir la 

nuance  exacte  des  termes  pleins  de  dĂ©fĂ©rence,  mais 

exclusivement  respectueux,  dans lequel  il  (le comte de 

Paris)  s’exprimait  Ă   l’égard  de  M.  Thiers.  J’ai  eu  la 

bonne  idĂ©e de  prier  le  prince de  prendre lui-mĂȘme la 

plume et il a Ă©crit sur ma table la dĂ©pĂȘche suivante :

«   Le  comte  de  Paris  est  venu  samedi  Ă   Albert-Gate-

House,  il  m’a  dit  que  l’ambassade  Ă©tait  territoire 

national,  il  avait  hĂąte d’en  franchir  le  seuil ;  sa  visite 

avait  d’ailleurs  spĂ©cialement  pour  objet  d’exprimer  au 

reprĂ©sentant officiel de son pays la joie profonde que lui 

La Commune

261

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causait  la  dĂ©cision  par  laquelle  l’AssemblĂ©e  nationale 

venait  de  lui  ouvrir  les  portes  d’une  patrie  qu’il  n’a 

jamais cessĂ© d’aimer par dessus tout.

Il m’a demandĂ© tout particuliĂšrement d’ĂȘtre l’interprĂšte 

de ses sentiments auprĂšs du chef du pouvoir exĂ©cutif et 

de lui transmettre l’assurance de son respect. »

La  dĂ©pĂȘche  est  partie  le  soir  mĂȘme,  avec  la  simple 

addition : S.A.R. Mgr devant le nom du comte de Paris.

(

Un diplomate Ă  Londres, 

pages 46 et 47.)

Londres, 12 janvier 1871.

On lit, Ă  la page 5 de ce mĂȘme livre : Â« On avait les d’OrlĂ©ans 

sous  la  main,  les  derniers  Ă©vĂ©nements  ayant  rendu  les 

Bonaparte impossibles.

Il est superflu d’en citer plus, ce serait tout le volume.

Oh   !  si,  de  nos  jours,  quelque  prĂ©tendant  avait  un  cƓur 

d’homme,  comme  il  jetterait  les  sanglantes  dĂ©froques  dont 

veulent  l’affubler  des  gens  vivant  dans  le  passĂ©   !  Comme  il 

prendrait  sa  place  dans  le  combat,  parmi  ceux  qui  veulent  la 

délivrance du monde !

Tandis que  M.  Thiers  s’occupait  des prĂ©tendants qu’on  avait 

sous  la  main,  il  n’oubliait  rien  pour  noyer  dans  le  sang  les 

mouvements vers la liberté qui se produisaient en France.

Les  Communes  de  Lyon  et  de  Marseille,  dĂ©jĂ   Ă©touffĂ©es  par 

Gambetta, renaissaient de leurs cendres.

Nous  voulons,  Ă©crivait  la  Commune  de  Marseille  Ă   la 

Commune de Paris, le 30 mars 1871, la dĂ©centralisation 

La Commune

262

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administrative,  avec  l’autonomie  de  la  Commune,  en 

confiant au conseil municipal Ă©lu de chaque grande citĂ© 

les attributions administratives et municipales.

L’institution des prĂ©fectures est funeste Ă  la libertĂ©.

Nous  voulons  la  consolidation  de  la  RĂ©publique  par  la 

fĂ©dĂ©ration de la garde nationale sur  toute l’étendue du 

territoire.

Mais,  par  dessus  tout  et  avant  tout,  nous  voulons  ce 

que voudra Marseille.

Les  Ă©lections  devaient  avoir  lieu  le  5  avril,  Ă   6  heures  du 

matin ;  c’est pourquoi  le gĂ©nĂ©ral Espivent rĂ©unit aux  Ă©quipages 

de  la 

Couronne 

et 

Magnanime 

toutes  les  troupes  dont  il  put 

disposer et, le 4, il bombarda la ville.

Un  coup  de  canon  Ă   blanc  avait  averti  les  soldats   ;  mais, 

comme ils rencontrĂšrent  une  manifestation  sans  armes suivant 

un drapeau noir et criant : Vive Paris ! ils se laissĂšrent entraĂźner 

par la foule, avec les artilleurs et la piĂšce de canon qui venait de 

tirer deux autres coups.

Espivent,  de  l’autre  cĂŽtĂ©,  par  le  fort  Saint-Nicolas,  faisait 

bombarder la prĂ©fecture oĂč il supposait la Commune.

Landeck,  Megy,  Canlet de Taillac,  dĂ©lĂ©guĂ©s de Paris,  allĂšrent 

avec Gaston CrĂ©mieux trouver Espivent et lui exposĂšrent qu’il ne 

voudrait pas faire égorger des hommes sans défense.

Espivent,  pour toute rĂ©ponse, fit arrĂȘter  Gaston CrĂ©mieux  et 

les dĂ©lĂ©guĂ©s de Paris, contre l’avis formel de ses officiers.

La Commune

263

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Il  fut  obligĂ©,  cependant,  de  laisser  aller  ces  derniers,  qui 

avaient  mission  de lui  signifier  les  volontĂ©s de  Marseille ;  (les 

Ă©lections  libres  et  les  gardes  nationaux  seuls  chargĂ©s  de  la 

sécurité de la ville.)

—  Moi,  dit  Espivent,  je  veux  la  prĂ©fecture  dans  dix 

minutes, ou je la prends de force dans une heure.

— Vive la Commune !

s’écriĂšrent  les  dĂ©lĂ©guĂ©s  et,  Ă   travers  la  foule  et  les  soldats 

fraternisant avec le peuple, ils partirent.

Espivent fit cacher derriĂšre les fenĂȘtres des rĂ©actionnaires et 

des chasseurs.  La  fusillade dura  sept  heures,  soutenue par  les 

canons du fort Saint-Nicolas.

Quand cessa le feu, la terre Ă©tait couverte de cadavres.

Tandis que le sang coulait dans les rues pleines de morts, le 

Galiffet de Marseille donna l’ordre de fusiller les prisonniers Ă  la 

gare  (c’étaient  des  garibaldiens  qui  avaient  combattu  contre 

l’invasion  de  la  France  et  des  soldats  qui  n’avaient  pas 

‘

voulu 

tirer sur le peuple). Une femme, son enfant dans ses bras, et un 

passant  qui  trouvaient  sĂ©vĂšres  les  ordres  d’Espivent,  furent 

passĂ©s  par  les  armes  ainsi  que  quelques  autres  citoyens  de 

Marseille,  entre  autres  le  chef  de  gare,  dont  le  jeune  fils 

demandait  grĂące  pour  son  pĂšre.  Espivent  Ă©crivait  Ă   son 

gouvernement, Ă  Versailles :

Marseille, 5 avril 1871.

Le général de division à M. le ministre de la guerre.

La Commune

264

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J’ai fait mon entrĂ©e 

triomphale 

dans la ville de Marseille 

avec mes troupes ; j’ai Ă©tĂ© beaucoup acclamĂ©.

Mon  quartier  gĂ©nĂ©ral  est  installĂ©  Ă   la  prĂ©fecture.  Les 

dĂ©lĂ©guĂ©s  du  comitĂ©  rĂ©volutionnaire  ont  quittĂ©  la  ville 

individuellement hier matin.

Le procureur gĂ©nĂ©ral prĂšs la cour d’Aix qui me donne le 

concours  le  plus  dĂ©vouĂ©  lance des  mandats  d’amener 

dans toute la France ; nous avons cinq cents prisonniers 

que je fais conduire au chñteau d’If.

Tout  est  parfaitement  tranquille  en  ce  moment  Ă  

Marseille.

 GĂ©nĂ©ral ESPIVENT. 

Ainsi fut dĂ©finitivement Ă©gorgĂ©e la Commune de Marseille, par 

ce mĂȘme Espivent, qui sur des donnĂ©es fantastiques mena dans 

le port de Marseille la fameuse chasse aux requins dont pas un 

seul n’existait.

MalgrĂ©  les  Ă©pouvantables  rĂ©pressions  de  Marseille,  Saint-

Etienne se leva.

Le  prĂ©fet  de  LespĂ©e  y  rĂ©tablit  d’abord  l’ordre  Ă   la  façon 

d’Espivent,  on  cita  de  lui  cette  phrase   :  Je  sais  ce  que  c’est 

qu’une Ă©meute : la canaille ne me fait pas peur !

La canaille,  comme  il  disait,  le connaissait  si  bien,  qu’ayant 

momentanĂ©ment  repris  Saint-Etienne,  elle  le  fit  arrĂȘter  et 

conduire  Ă   l’HĂŽtel-de-Ville  oĂč  sa  mort  arriva  dans  des 

circonstances inattendues.

La Commune

265

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De  LespĂ©e  avait  Ă©tĂ©  confiĂ©  Ă   deux  hommes,  nommĂ©s  l’un 

Vitoire, l’autre Fillon ; ils devaient simplement veiller sur lui.

Vitoire Ă©tait une sorte de Girondin, Fillon au contraire Ă©tait si 

exaltĂ©,  qu’il  s’était  mis  deux  Ă©charpes,  souvenirs  de  luttes 

passĂ©es, l’une autour de la taille, l’autre flottant Ă  son chapeau.

BientĂŽt,  une  discussion  s’éleva  entre  Vitoire  qui  cherchait  Ă  

excuser  le  prĂ©fet,  et  Fillon,  qui  citait  le  propos  tenu  par  de 

Lespée.

Vitoire continuant Ă  soutenir de LespĂ©e, Fillon, hors de lui, tira 

un coup  de revolver  Ă  Vitoire,  un autre au  prĂ©fet,  et reçut lui-

mĂȘme, un coup de fusil, d’un des gardes nationaux accourus au 

bruit.  â€”  Il  avait  tant  vu  trahir,  le  pauvre vieux,  qu’il  en  Ă©tait 

devenu fou, ne s’imaginant partout que trahisons.

La mort de LespĂ©e fut reprochĂ©e Ă  tous les rĂ©volutionnaires, 

celle de Fillon Ă  son meurtrier.

Étant,  il  y  a  quelques  annĂ©es,  en  tournĂ©e  de  confĂ©rences, 

d’anciens  habitants  de  Marseille,  me  racontĂšrent  avoir  Ă©tĂ© 

frappĂ©s comme d’une vision, lorsque le vieux Fillon, en avant de 

tous,  marchait  Ă   l’HĂŽtel-de-Ville,  son  Ă©charpe  rouge  flottant  Ă  

son chapeau, ses yeux lançant des éclairs.

La bouche largement ouverte, jetant par dessus tout ces cris 

qu’on entendait au loin :  En avant ! En avant la Commune ! la 

Commune ! dĂ©jĂ  c’était un spectre, celui des reprĂ©sailles.

Les  mineurs  remontĂ©s  des  puits  s’étaient  joints  au 

soulĂšvement, mais ce ne fut point la garde nationale qui maintint 

la sĂ©curitĂ© dans la ville ; l’ordre fut fait par la mort.

La Commune

266

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Narbonne  alors  se  leva.  Digeon,  caractĂšre  de  hĂ©ros,  avait 

entraßné la ville.

Une premiÚre fois les soldats sont, eux aussi, entraßnés.

Raynal  aĂźnĂ©,  ayant  Ă©tĂ© l’auteur d’une attaque de la rĂ©action, 

est pris comme otage.

La proclamation de Digeon se terminait ainsi :

Que  d’autres  consentent  Ă   vivre  Ă©ternellement 

opprimĂ©s ! qu’ils continuent Ă  ĂȘtre le vil troupeau dont 

on vend la laine et la chair !

Quant Ă  nous, nous ne dĂ©sarmerons que lorsqu’on aura 

fait droit Ă  nos justes revendications,  et si on a recours 

encore Ă  la force, pour les repousser,  nous le disons,  Ă  

la  face  du  ciel,  nous  saurons  les  dĂ©fendre  jusqu’à  la 

mort !

Brave  Digeon !  il  avait  vu  tant  de  choses,  qu’au  retour  de 

CalĂ©donie  nous  l’avons  retrouvĂ©  anarchiste  de  rĂ©volutionnaire 

autoritaire  qu’il  avait  Ă©tĂ©,  sa  grande  intĂ©gritĂ©  lui  montrant  le 

pouvoir comme la source de tous les crimes entassĂ©s contre les 

peuples.

Narbonne,  ne voulant pas se rendre,  on fit venir des troupes 

et  des  canons.  Les  autoritĂ©s  de  Montpellier  envoyĂšrent  deux 

compagnies  du  gĂ©nie,  celles  de  Toulouse  fournirent  l’artillerie, 

celles de Foix, l’infanterie.  Carcassonne envoya de la cavalerie ; 

Perpignan,  des  compagnies  d’Afrique.  Le  gĂ©nĂ©ral  Zents  prit  le 

commandement  de cette armĂ©e,  Ă  qui  on  suggĂ©rait qu’il  fallait 

La Commune

267

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traiter  comme  des  hyĂšnes  et  des  ennemis  de  l’humanitĂ©,  ces 

gens qui se soulevaient pour la justice et l’humanitĂ©.

Quand on leur eut fait sentir l’odeur du sang, on dĂ©coupla ces 

meutes.

Le combat  commencĂ© de nuit,  dura  jusqu’à deux  heures de 

l’aprùs-midi.

La ville n’étant plus qu’un cimetiĂšre, elle se rendit.

Digeon restĂ© seul Ă  l’HĂŽtel-de-Ville ne voulait pas capituler, la 

foule  l’emporta   ;  le  lendemain  seulement,  il  fut  arrĂȘtĂ©,  ne 

voulant pas se dérober.

Dix-neuf  soldats  du  52

e

  de  ligne,  condamnĂ©s  Ă   mort,  pour 

avoir refusĂ© de tirer sur le peuple,  ne furent pas exĂ©cutĂ©s parce 

qu’on  craignit  les  vengeances  populaires   ;  on  se  contenta  de 

passer  par les armes sommairement ceux qu’on rencontra dans 

la lutte.

Narbonne  conserva  les  noms  des  dix-neuf  du  conseil  de 

guerre.

C’étaient   :  Meunier,  Varache,  Renon,  Bossard,  Meyer, 

Parrenain,  Malaret,  Lestage,  Arnaud,  Royer,  Monavent,  Legat, 

Ducos, Adam, Delibessart, Garnier, Charruet, René.

Au Creusot,  le soulĂšvement avait  eu lieu  avant la Commune 

de Paris, il commença par un guet-apens, contre les ouvriers sur 

la  route  de  Montchanin,  oĂč  Ă   chaque  rĂ©volte  ils  se  rendaient 

d’abord pour avertir leurs camarades.

Des individus suspects, ayant Ă©tĂ© vus sur la route, en voulant 

se rendre compte, quinze hommes y furent tuĂ©s,  par  l’explosion 

La Commune

268

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d’une  bombe  qui  y  avait  Ă©tĂ©  placĂ©e   :  c’est  ainsi  que  le 

gouvernement pensait avoir arrĂȘtĂ© le mouvement.

Le Creusot s’éveilla, Ă  la nouvelle du 18 mars ; une premiĂšre 

fois les troupes furent retirĂ©es : Faites votre Commune, avait dit 

le  commandant.  Le  Creusot  se  mit  en  fĂȘte,  criant   :  Vive  la 

RĂ©publique ! Vive la Commune !

Alors,  la  troupe  revenue  en  plus  grand  nombre  dissipa  les 

manifestants,  qui cependant  purent faire prisonniers des agents 

de Schneider,  qui se mĂȘlaient dans leurs rangs,  en criant : Vive 

la 

guillotine ! 

Ils avouùrent leur mission d’agents provocateurs.

Les  rĂ©volutionnaires  du  Creusot  envoyĂšrent  des  dĂ©lĂ©guĂ©s  Ă  

Lyon et Ă  Marseille, oĂč rĂ©gnait une grande agitation.

A  Lyon,  la  place  de  la  GuillotiĂšre  Ă©tait  pleine  de  foule,  un 

appel affichĂ© dans toute la ville, conviait les populations Ă  ne pas 

ĂȘtre assez lĂąches, pour laisser assassiner Paris et la RĂ©publique.

Non, les Lyonnais n’étaient pas lĂąches, mais le prĂ©fet Valentin 

et le gĂ©nĂ©ral Crauzat, disposant de forces considĂ©rables,  ils s’en 

servirent comme ils ne l’eussent jamais fait contre l’invasion.

La  garde  nationale  de  l’ordre  se  rĂ©unit  Ă   l’armĂ©e   ; 

l’écrasement de la Commune de Lyon commença.

Le combat dura cinq heures Ă  la GuillotiĂšre et Ă  nombreuses 

places dans la ville ;

Albert Leblanc, dĂ©lĂ©guĂ© de l’Internationale, n’ayant pu passer 

pour aller Ă  la GuillotiĂšre, prit dans la ville sa place de combat.

AprĂšs ces cinq heures de lutte terrible d’hommes mal armĂ©s 

contre des bataillons, la Commune de Lyon fut morte.

La Commune

269

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Des secousses,  pareilles Ă  celles qui  agitent  les membres de 

quelqu’un  frappĂ©  mortellement  en  pleine  vie,  se  firent  sentir 

longtemps dans les grandes villes aprĂšs que le mouvement y eut 

été saigné à la gorge.

De  nombreux  documents  existent  sur  les  soulĂšvements  de 

Bordeaux, Montpellier, Cette, BĂ©ziers, Clermont, Lunel, L’Herault, 

Marseillan,  Marsillargnes,  Montbazin,  Gigan,  Maraussan, 

Abeilhan, Villeneuve les BĂ©ziers, Thibery.

Toutes ces villes et nombre d’autres avaient rĂ©solu d’envoyer 

des dĂ©lĂ©guĂ©s Ă  un congrĂšs gĂ©nĂ©ral  qui devait s’ouvrir le 14 mai, 

au grand théùtre de Lyon.

Des  lettres  de  rĂ©probation  furent  envoyĂ©es  Ă   Versailles,  par 

les  villes  de  province.  On  sait  les  noms  de  Grenoble,  Nyons, 

MĂącon,  Valence,  Troyes,  Limoges,  Pamiers,  BĂ©ziers,  Limoux, 

NĂźmes,  Draguignan,  Charolles,  Agen,  MontĂ©limar,  Vienne, 

Beaune,  Roanne,  LodĂšve,  Tarare, ChĂąlons.  Malon,  bien informĂ©, 

comptait par  milliers les lettres indignĂ©es de province Ă  la ville 

maudite.

En apprenant la nomination de la Commune de Paris, Le Mans 

se  leva.  Deux  rĂ©giments  de  ligne  envoyĂ©s  de  Rennes  et  des 

cuirassiers appelĂ©s pour  Ă©craser les manifestants,  fraternisĂšrent 

avec eux.

Le comitĂ© radical de MĂącon inscrivit Ă  la tĂȘte de son manifeste 

envoyé à la Commune :

La RĂ©publique est au-dessus du suffrage universel...

La Commune

270

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Les  coups  d’État  et  les  plĂ©biscites  sont  les  causes 

directes de tous les malheurs qui nous accablent.

Le plĂ©biscite venait encore de le montrer et la nomination de 

l’assemblĂ©e de Bordeaux  n’est  pas  sans mystĂšres  quand on se 

rend  compte  du  mouvement  qui  agita  la  France  entiĂšre.  Du 

reste,  les  dessous  du  suffrage  universel  ne  peuvent  ĂȘtre  un 

secret  pour  personne ;  si  on ajoute  l’effroi  des rĂ©pressions,  on 

verra  que  les  villages  seuls  purent  ĂȘtre  complĂštement  dupes, 

tout le reste du pays fut maintenu par la terreur.

L’adresse du comitĂ© radical de MĂącon Ă  la Commune de Paris 

Ă©tait  signĂ©e   :  P.  Ordinaire,  Pierre  Richard,  Orleat,  Lauvernier, 

Seignot, Verge, Chachuat, Jonas, Guinet, en date du 9 mars 71.

Les  rĂ©publicains  de  Bordeaux  publiĂšrent  Ă©galement  leur 

manifeste,  et le projet d’un congrĂšs convoquĂ© Ă  Bordeaux, dans 

le but de dĂ©terminer les mesures les plus propres Ă  terminer la 

guerre civile, assurer  les franchises municipales et consolider la 

RĂ©publique.

La Commune Ă©tait  alors la forme qui  semblait  la plus facile 

pour  assurer  la  libertĂ©.  Ce  manifeste  Ă©tait  signĂ© :  LĂ©on  Billot, 

journaliste,  Chevalier,  nĂ©gociant,  Cousteau,  armateur,  Delboy, 

conseiller municipal, Deligny, ingĂ©nieur civil, Depuget, nĂ©gociant, 

Sureau,  capitaine  de  la  garde  nationale,  Martin,  nĂ©gociant, 

Milliou,  chef  de bataillon de la garde nationale,  ParabĂšre,  idem, 

Paulet,  conseiller  municipal  sortant, Roussel,  nĂ©gociant, Docteur 

Sarreau,  journaliste,  Saugeon,  ancien  conseiller  gĂ©nĂ©ral  de  la 

Gironde, Tresse, propriétaire.

La Commune

271

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Tous gens venant Ă  la Commune non par entraĂźnement, mais 

en  considĂ©ration  des  tendances  gĂ©nĂ©rales,  peut-ĂȘtre  aussi  en 

dĂ©goĂ»t  des menĂ©es  de  Versailles,  dont  on  peut  avoir  une  idĂ©e 

par la circulaire qui suit, transmise hiĂ©rarchiquement, et dont on 

eut connaissance par une mairie de Seine-et-Oise.

Note pour M. le maire,

Surveiller journellement les hĂŽtels et les garnis,  tenir la 

main  Ă   ce  que  les  maĂźtres  de  ces  Ă©tablissements 

inscrivent  sur  leurs  registres  de  police  le  nom  des 

personnes  admises  Ă   loger,  faire  reprĂ©senter  ces 

registres Ă  la mairie, au commissaire de police,  ou Ă  la 

gendarmerie.

Inviter,  par  un  arrĂȘtĂ©  spĂ©cial,  les  particuliers  qui 

logeraient  momentanĂ©ment des Ă©trangers Ă  la localitĂ©, 

Ă  en faire la dĂ©claration Ă  la mairie,  en donnant le nom 

des personnes,  avec  le lieu et la date de la naissance, 

leur domicile et profession.

Surveiller  les  auberges,  cafĂ©s  et  cabarets.  EmpĂȘcher 

qu’aucun journal de

 

Paris, puisse y ĂȘtre lu.

Toute  la  hiĂ©rarchie  des  employĂ©s,  hauts  ou  petits,  du 

gouvernement  de  Versailles,  devait  s’occuper  de  besognes 

policiĂšres, et la France entiĂšre Ă©tait devenue une souriciĂšre. â€” A 

mesure  que  se  dĂ©couvraient  ces  indignitĂ©s,  les  consciences se 

révoltaient.

A  Rouen,  dĂšs  les  premiers  jours  d’avril,  les  francs-maçons 

dĂ©clarĂšrent adhĂ©rer  pleinement  au  manifeste officiel  du  conseil 

La Commune

272

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de  l’ordre,  qui  porte  inscrits  sur  son drapeau,  les mots libertĂ©, 

Ă©galitĂ©,  fraternitĂ©.  â€”  PrĂȘche  la  paix  parmi  les  hommes,  et  au 

nom de l’humanitĂ©, proclame inviolable la vie humaine et maudit 

toutes les guerres, il veut arrĂȘter l’effusion du sang et poser les 

bases d’une paix dĂ©finitive, qui soit l’aurore d’un avenir nouveau.

VoilĂ ,  disaient  les  signataires,  ce  que  nous  demandons 

Ă©nergiquement,  et si  notre voix  n’est  pas entendue,  nous vous 

disons ici que l’humanitĂ© et la patrie l’exigent et l’imposent.

Le  prĂ©sident  d’honneur  de  la  maçonnerie  rouennaise 

Desseaux.  â€”  Le  vĂ©nĂ©rable  des  Arts  rĂ©unis,  HĂ©diard   ;  le 

vĂ©nĂ©rable de la Constance Ă©prouvĂ©e, Lorand ; le vĂ©nĂ©rable de la 

Persévérance couronnée, E. Vienot.

Les T :  S.  des Arts rĂ©unis et de la PersĂ©vĂ©rance couronnĂ©e, 

HĂ©diard  et  Goudy   ;  le  prĂ©sident  du  conseil  philosophique, 

Dieutie, et par mandements des ateliers rĂ©unis, et de l’Orient de 

Rouen ; le secrétaire Jules Godefroy.

L’effusion du sang ! L’humanitĂ© ! Combien ces gens-lĂ , malgrĂ© 

leurs  titres  moyen-Ăąge,  parlaient  une  langue  inconnue  encore 

des sauvages de Versailles !

Le  26  avril,  cinq  cents  membres  rĂ©pondant  Ă   l’appel  du 

comitĂ© fĂ©dĂ©ral, se rĂ©unirent salle de la FĂ©dĂ©ration, Ă  deux heures 

de l’aprĂšs-midi.  Le parquet fit cerner la salle,  et le commissaire 

central  GĂ©rard,  avec  vingt-cinq  agents,  firent  leur  entrĂ©e,  pour 

procĂ©der  Ă  des arrestations,  ils trouvĂšrent  la salle vide,  l’heure 

de la rĂ©union ayant  Ă©tĂ© avancĂ©e,  ils saisirent  quelques papiers, 

et  se  rendirent  chez  les  membres  de  la  fĂ©dĂ©ration  de 

La Commune

273

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l’Internationale.  Quelques-uns  furent  arrĂȘtĂ©s   :  Vaughan, 

Cord’homme, Mondet, Fristch, Boulanger.

Ceux  qu’on  pensait  les  meneurs Ă©tant  sous les  verrous,  les 

autoritĂ©s craignant encore, parlaient de les envoyer Ă  Belle-Isle-

en-Mer,  ou  mĂȘme  plus  loin   ;  vingt-cinq  composaient  cette 

premiÚre fournée.

Le 

Gaulois 

publia  Ă   Versailles,  des  dĂ©tails  effrayants  sur  les 

prisonniers.

Il y avait tant de dĂ©couvertes et ramifications,  que malgrĂ© la 

diligence  faite  au  parquet  criminel  de  Rouen,  pour  terminer 

l’instruction du procĂšs des Communeux,  l’affaire trop  complexe 

ne pourrait ĂȘtre Ă©voquĂ©e immĂ©diatement.

Le secret qui avait d’abord Ă©tĂ© appliquĂ© aux prisonniers 

venait d’ĂȘtre levĂ©.

Nous  pouvons,  ajoutait  le 

Gaulois, 

fournir  quelques 

détails sur les principaux accusés.

Cord’homme le principal  est  Ă  la fois riche propriĂ©taire 

et marchand de vins en gros ; il avait Ă©tĂ© Ă©lu conseiller 

gĂ©nĂ©ral  pour  le  faubourg  de  Saint-SĂ©ver  lors  des 

Ă©lections de 70.

Opinions  politiques  Ă   part,  il  est  assez  aimĂ©  dans  le 

pays,  c’est  un  honnĂȘte  homme  qui  a  toujours  eu  la 

manie révolutionnaire.

Vaughan,  adjoint  au  maire  de  Darnetal  prĂšs  Rouen, 

membre  trĂšs  influent  et  trĂšs  actif  de  l’Internationale, 

passe pour  un chimiste distinguĂ©,  est-ce Ă   cela  qu’il  a 

La Commune

274

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dĂ» la verve plus que gauloise, avec laquelle il a Ă©crit un 

poĂšme  sur  certain  sujet   ;  Cambronne  fait  dans  sa 

cellule  des  vers  sur  le  directeur  de  la  prison,  attitude 

trĂšs ferme.

Delaporte,  ancien  rĂ©dacteur  du  journal 

le  Patriote, 

supprimĂ© par l’autoritĂ© prussienne, jeune homme qu’on 

dit ĂȘtre trĂšs intelligent.

.  .  .  . .  .  .  .  .  .  .  . .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .

Les  piĂšces  relevĂ©es  par  M.  Leroux,  juge  d’instruction, 

sont au nombre 

de deux.

La  premiĂšre  est  un  appel  Ă   l’abstention  pour  les 

derniĂšres Ă©lections municipales.

  Appel  formulĂ©  d’une  façon  blĂąmable,  vis-Ă -vis  du 

gouvernement légal de Versailles.

La seconde,  est une adhĂ©sion Ă  la Commune de Paris, 

ou  du  moins 

une  copie  non  signĂ©e 

de cet  acte,  cette 

piĂšce  trouvĂ©e  chez  le  nommĂ©  Frossart,  cordonnier  Ă  

Elbeuf, Ă©galement impliquĂ© dans 

le complot.

(

Le Gaulois, 

14 avril 1871.)

Ce  n’est  pas  d’aujourd’hui,  que  les  brouillons  non  signĂ©s, 

comptent  comme  revĂȘtus  de  signatures.  Ce  n’est  pas 

d’aujourd’hui  non  plus,  que ceux  qui  rĂ©clament  leur  libertĂ©,  se 

dĂ©fient de celle que leur offre l’ennemi,  les Ă©lections auxquelles 

les  rĂ©volutionnaires  de  Rouen  refusaient  de  prendre  part, 

devaient  ĂȘtre  quelque  chose  comme  un  plĂ©biscite 

gouvernemental.

La Commune

275

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La population  apeurĂ©e de  Versailles,  devant  ces  accusations 

qui n’en Ă©taient mĂȘme pas, tremblait d’épouvante, conseillant de 

se tenir sur ses gardes,  parce qu’un des accusĂ©s Ridnet,  ancien 

officier  d’état-major  de  l’armĂ©e  du  Havre,  contre lequel  on  ne 

trouvait absolument rien, avait Ă©tĂ© mis en libertĂ© provisoire, sur 

sa parole,  de se prĂ©senter Ă  la prison si  on dĂ©couvrait quelque 

chose.

A Montpellier, Toulouse, Bordeaux, Grenoble, Saint-Etienne, le 

mouvement toujours Ă©touffĂ© se rĂ©veillait toujours ; les journaux 

poursuivis  renaissaient  de  leurs  cendres,  emplissant  Versailles 

d’effroi,  malgrĂ©  ses  canons  bombardant  Issy,  Neuilly, 

Courbevoie,  et  les armĂ©es de  volontaires appelĂ©s  contre  Paris, 

sans  grand  rĂ©sultat,  Ă©taient  si  infime  minoritĂ©  que  Versailles 

attirait par la peur de voir partager ce qu’ils n’avaient pas.

A  Paris,  naĂŻfs  au  contraire  par  gĂ©nĂ©rositĂ©,  les  Communeux 

laissaient le vieux et non moins naĂŻf Beslay, coucher Ă  la Banque 

pour la garder au besoin de sa vie, s’imaginaient l’honneur de la 

Commune attachĂ© lĂ . Sur la foi de De Pleuc, il crut avoir sauvĂ© la 

révolution en sauvegardant la forteresse capitaliste.

Il y eut un moment oĂč tous, Ă  Paris, venaient Ă  la Commune, 

tant  Versailles  se  montrait  fĂ©roce,  toutes  les  villes  de  France 

demandaient  la  fin  des  tueries  (elles  ne  faisaient  que 

commencer).

Le manifeste de Lyon,  en  date du 5 mai,  disait  que de tous 

cĂŽtĂ©s  des adresses avaient  Ă©tĂ© envoyĂ©es Ă   l’AssemblĂ©e et  Ă  la 

Commune  pour  leur  porter  des  paroles  d’apaisement,  la 

Commune seule répondait.

La Commune

276

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Paris assiĂ©gĂ© par une armĂ©e française aprĂšs l’avoir Ă©tĂ© par les 

hordes  prussiennes,  tend  une  fois  encore  ses  mains  vers  la 

province ; il ne demande pas son concours armĂ© mais son appui 

moral ;  il  demande que  son  autoritĂ© pacifique  s’interpose pour 

dĂ©sarmer  les  combattants.  La  province  pourrait-elle  rester 

sourde Ă  ce suprĂȘme appel ?

Ce manifeste Ă©tait signĂ© par les membres de l’ancien conseil 

municipal, Barodet,  Barbecat,  Baudy,  Bouvalier, Brialon, ChepiĂ©, 

Colon,  Condamin,  Chaverot,  Cotlin,  Chrestin,  Degoulet, 

Despagnes,  Durand,  Ferouillat,  Henon,  membres  du  conseil 

sortants ; Hivert, Michaud, Vathier, Pascot, Rufian, Vaille, Vallier, 

Chapuis, VerriÚres, élus du 30 avril, démissionnaires.

La  ville  de  Nevers  envoya  Ă   la  Commune,  un  manifeste 

demandant  l’union  indissoluble  entre  Paris  et  la  France,  la 

prompte dissolution,  et  au  besoin  la dĂ©chĂ©ance de l’AssemblĂ©e 

de Versailles, dont le mandat était expiré.

Le comitĂ© rĂ©publicain de Melun,  dont la devise Ă©tait :  l’ordre 

dans la libertĂ© ! dĂ©clara se rallier Ă  ceux qui cherchaient Ă  guĂ©rir 

les  maux  du  pays,  non  en  rĂ©tablissant  un  ordre  de  choses 

surannĂ©, mais en assurant l’avenir. Les membres de ce comitĂ© se 

nommaient  Auberge,  Bancal  fils,  Derougemont,  DaudĂ©, 

Despagnat,  DelhirĂ©,  Dormoy,  Drouin,  Dupuy,  Finot pĂšre,  HensĂ©, 

Nivet,  Pernetaini,  Fouteau,  Riol,  Robillard,  Saby,  Thomas, 

Ninnebaux. Le manifeste fut envoyé dÚs le 24 mars 1871.

A Limoges, le 4 avril, les soldats d’un rĂ©giment de ligne qui y 

Ă©taient  casernĂ©s  ayant  reçu  l’ordre d’aller  renforcer  l’armĂ©e de 

Versailles, la foule les conduisit Ă  la gare, leur fit jurer de ne pas 

La Commune

277

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s’employer  Ă   l’égorgement  de  Paris,  ils  le  jurĂšrent  en  effet,  et 

remirent  leurs  armes  Ă   ceux  qui  les  reconduisaient,  puis 

retournĂšrent  Ă  la caserne oĂč devant  leurs  officiers la ville tout 

entiĂšre leur fit une ovation.

Les autoritĂ©s se rĂ©unirent Ă  l’hĂŽtel-de-ville,  et le prĂ©fet Ă©tant 

en  fuite,  le maire se  chargea de  la  rĂ©pression,  il  ordonna  aux 

cuirassiers de s’emparer  du dĂ©tachement qui  refusait d’obĂ©ir,  et 

de  charger  la  multitude ;  alors  le combat s’engagea et  bientĂŽt 

devint terrible,  le parti  de l’ordre,  en force,  eut la victoire, mais 

le colonel des cuirassiers et un capitaine furent tués.

Dans  le  Loiret,  le  mouvement  rĂ©volutionnaire  fut 

considĂ©rable,  il  y  avait  Ă   Paris  un  comitĂ©  d’initiative  Ă©nergique 

ayant  pour  secrĂ©taires  François  David,  de  Batile-sur-Loiret, 

Garnier  et  Langlois,  de  Meug-sur-Loire,  ils  envoyĂšrent  des 

dĂ©lĂ©guĂ©s chargĂ©s de s’entendre avec la Commune.

L’association jurassienne,  les habitants de plusieurs villes de 

Seine-et-Marne,  (et  mĂȘme  de  Seine-et-Oise)  malgrĂ©  Versailles 

avaient également à Paris des comités correspondants.

Au nord de la France, toutes les villes industrielles, aussi bien 

que les villes du Midi voulaient leur Commune.

L’AlgĂ©rie,  dĂšs  le  28  mars,  donna  son adhĂ©sion  par  l’adresse 

suivante :

A la Commune de Paris,

La Commune de l’AlgĂ©rie.

Citoyens,

La Commune

278

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Les dĂ©lĂ©guĂ©s de l’AlgĂ©rie dĂ©clarent au nom de tous leurs 

commettants,  adhĂ©rer  de la façon la plus absolue Ă  la 

Commune de Paris.

L’AlgĂ©rie  tout  entiĂšre  revendique  les  libertĂ©s 

communales.

OpprimĂ©s  pendant  quarante  annĂ©es  par  la  double 

concentration  de  l’armĂ©e  et  de  l’administration,  la 

colonie  a  compris  depuis  longtemps  que 

l’affranchissement  complet  de la Commune est  le  seul 

moyen pour elle d’arriver Ă  la libertĂ© et Ă  la prospĂ©ritĂ©.

Paris, le 28 mars 1870.

Alexandre LAMBERT, Lucien RABUEL, Louis CALVINHAC.

L’Emancipation de  Toulouse 

quelques jours aprĂšs le 18 mars 

jugeait ainsi les hommes de Versailles.

Il  y  a en  effet  un  complot,  organisĂ© pour  exciter  Ă  la 

haine  des  citoyens  les  uns  contre  les  autres,  et  pour 

faire succĂ©der  Ă   la  guerre  contre l’étranger  la hideuse 

guerre  civile.  Les  auteurs  de cette  criminelle tentative 

sont  les  drĂŽles  qui  se  gratifient  indĂ»ment  du  titre  de 

dĂ©fenseurs de l’ordre, de la famille et de la propriĂ©tĂ©.

L’un des agents les plus actifs de ce complot contre la 

sĂ»retĂ© publique s’appelle Vinoy ;  il  est gĂ©nĂ©ral  et il fut 

sénateur.

L’Emancipation de Toulouse, 

fin mars 71.

Les  premiĂšres  histoires  de  71,  Ă©crites  lorsque  le 

gouvernement Ă©tait encore en dĂ©lire de sang,  n’osĂšrent Ă  cause 

des  rĂ©pressions,  toujours  Ă   craindre,  mentionner  tous  les 

La Commune

279

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soulĂšvements  rĂ©volutionnaires  de  France,  correspondants  Ă   la 

Commune,  Ă   ceux  d’Europe,  et  du  monde,  Espagne,  Italie, 

Russie, Asie, AmĂ©rique. L’histoire en est partout Ă  Ă©crire comme 

prologue de la situation présente.

X

L’armĂ©e de la Commune — Les femmes de 71

@

Les cadavres sont la semaille,

L’avenir fera les moissons.

(L. M.)

Depuis le 5  avril  les batteries  du Sud  et  de l’Ouest  Ă©tablies 

par  les  Allemands  contre  Paris,  servaient  aux  Versaillais  qu’on 

appelait  les  Prussiens  de  Paris   ;  pour  rendre  justice  Ă   qui  de 

droit,  ajoutons  que  jamais  les  plus  grossiers  uhlans  ne  se 

rendirent coupables d’autant de fĂ©rocitĂ©.

Les  balles  explosibles  dont  se  servait  l’armĂ©e  de  Versailles 

contre les fĂ©dĂ©rĂ©s ne furent employĂ©es que contre Paris.  Je vis 

entre autres un malheureux  qui  dans les tranchĂ©es des hautes 

bruyĂšres avait reçu un de ces projectiles au milieu du front. Nous 

avions  gardĂ© un  certain nombre  de ces projectiles  qui  auraient 

pu  figurer dans quelque exposition de moyens Ă  employer pour 

la  chasse  aux  Ă©lĂ©phants   ;  ils  ont  disparu  dans  les  diverses 

perquisitions.

Tout le cÎté des Champs-Elysées était balayé de balles.

Le Mont-ValĂ©rien, Meudon,  Brimborion, ne cessaient de vomir 

la mitraille sur les malheureux qui habitaient de ce cÎté.

La Commune

280

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De  l’autre,  la  redoute  des Moulineaux,  le  fort  d’Issy  pris  et 

repris sans cesse, laissaient la lutte au mĂȘme point apparent.

L’armĂ©e  de  la  Commune  Ă©tait  une  poignĂ©e  devant  celle  de 

Versailles,  il  fallait  qu’elle  fĂ»t  brave  pour  rĂ©sister  aussi 

longtemps,  malgrĂ©  les  trahisons  constamment  essayĂ©es  et  la 

perte de temps du commencement.  Les militaires de profession 

y  Ă©taient  en  petit  nombre,  Flourens  Ă©tant  mort.  Cipriani 

prisonnier,  il  restait Cluseret,  les frĂšres Dombrowski,  Wrobleski, 

Rossel,  Okolowich,  La  Cecillia,  Hector  France,  quelques  sous-

officiers  et  soldats  restĂ©s  avec  Paris,  des  marins  restĂ©s 

Ă©galement Ă  la Commune ; parmi eux quelques officiers, Coignet 

venu  en  mĂȘme  temps  que  Lullier  Ă©tait  aspirant  de  marine, 

Perusset  capitaine au long cours :  il y a mieux  Ă  faire,  disaient 

les  marins,  que  de  payer  l’indemnitĂ©  aux  Prussiens,  quand  on 

aura fini avec Versailles, on reprendra les forts Ă  l’abordage. L’un 

d’eux,  Kervisik,  dĂ©portĂ©  avec  nous  Ă   la  presqu’üle  Ducos,  en 

parlait encore, lĂ -bas, quand on disait ce temps de la Commune 

qui Ă  travers l’ocĂ©an nous semblait loin dĂ©jĂ  dans le passĂ©.

Aux  premiers  jours  d’avril,  Dombrowski  fut  nommĂ© 

commandant en chef de la ville de Paris. On espĂ©rait,  la lutte se 

soutenant, et pourtant les Versaillais attaquaient Ă  la fois Neuilly, 

Levallois,  AsniĂšres,  le  bois  de  Boulogne,  Issy,  Vanves,  BicĂȘtre, 

Clichy, Passy, la porte Bineau, les Ternes, l’avenue de la Grande-

ArmĂ©e,  les  Champs-ElysĂ©es,  l’Arc-de-Triomphe,  Saint-Cloud, 

Auteuil, Vaugirard, la porte Maillot.

La Commune

281

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Foutriquet, en mĂȘme temps dĂ©clarait que seuls, les bandits de 

Paris tiraient  force coups  de  canon,  pour  faire  croire qu’on  les 

attaquait.

Ainsi,  disait  le 

Mot  d’Ordre, 

les  nombreux  blessĂ©s  qui 

encombrent  les  ambulances  de  Versailles,  faisaient 

semblant  d’ĂȘtre  blessĂ©s,  ceux  des  Versaillais  qu’on 

enterrait  aprĂšs  le  combat,  faisaient  semblant  d’ĂȘtre 

tuĂ©s,  ainsi  le voulait  la logique du  sanglant  Tom  Pouce 

qui  couvrait  Paris  de  feu  et  de  mitraille  et  annonçait 

dans ses circulaires ou faisait dire par ses journaux que 

Paris n’était pas bombardĂ©. 

(ROCHEFORT, 

le Mot d’Ordre.

)

Le capitaine  Bourgouin fut  tuĂ© en attaquant  la barricade  du 

pont de Neuilly ; c’était une perte pour la Commune.

Dombwroski  avait  Ă   peine  deux  ou  trois  mille  hommes, 

quelquefois moins, pour soutenir l’assaut continuel de plus de dix 

mille de l’armĂ©e rĂ©guliĂšre.

Le gĂ©nĂ©ral  Wolf,  qui  menait  la guerre Ă  la façon  des Weyler 

d’aujourd’hui,  ayant  fait  cerner  une  maison  dans  laquelle  se 

trouvaient deux cents fédérés, ils furent surpris et égorgés.

On  entendait  incessamment  sur  le parc  de Neuilly  grĂȘler  les 

balles Ă  travers les branches avec  ce bruit des orages d’étĂ© que 

nous connaissons si bien. L’illusion Ă©tait telle qu’on croyait sentir 

l’humiditĂ© tout en sachant que c’était la mitraille.

Il  y  eut  Ă  la barricade Peyronnet,  prĂšs de la maison oĂč Ă©tait 

Dombwroski  avec  son  Ă©tat-major,  des  dĂ©luges  d’artillerie 

La Commune

282

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versaillaise,  pendant  certaines  nuits,  on  eĂ»t  dit  que  la  terre 

tremblait et qu’un ocĂ©an se versait du ciel.

Une  nuit  que  les  camarades  avaient  voulu  que  j’allasse  me 

reposer,  je  vis  prĂšs  de  la  barricade,  une  Ă©glise  protestante 

abandonnĂ©e  dont  l’orgue  n’avait  que  deux  ou  trois  notes 

cassĂ©es   ;  j’étais  en  train  de  m’y  amuser  de  tout  mon  cƓur 

quand apparut tout Ă  coup un capitaine de fĂ©dĂ©rĂ©s avec trois ou 

quatre hommes furieux.

—  Comment,  me dit-il,  c’est  vous  qui  attirez  ainsi  les 

obus sur la barricade ;  je venais pour faire fusiller celui 

qui répondait ainsi.

Ainsi  finit  mon  essai  d’harmonie  imitative  de  la  danse  des 

bombes.

Dans le parc,  devant  quelques maisons il  y  avait  des pianos 

abandonnĂ©s,  quelques-uns  Ă©taient  encore  entiers  et  bons 

quoiqu’ils fussent  exposĂ©s  Ă   l’humiditĂ©.  Je  n’ai  jamais compris 

pourquoi on les avait laissés plutÎt dehors que dedans.

A  la  barricade  de  Neuilly  crevĂ©e  d’obus,  il  y  eut  d’horribles 

blessures, des hommes avaient les bras arrachĂ©s jusque derriĂšre 

le  dos,  laissant  l’omoplate  Ă   dĂ©couvert,  d’autres  la  poitrine 

trouĂ©e,  d’autres  la  mĂąchoire  emportĂ©e.  On  les  pansait  sans 

espĂ©rance.  Ceux  qui  avaient  encore  une  voix  disaient  vive  la 

Commune   !  avant  de  mourir.  Je  n’ai  jamais  vu  si  horribles 

blessures.

A Neuilly, Ă  certains endroits on Ă©tait tout prĂšs des Versaillais, 

du poste d’Henri Place on les entendait parler.

La Commune

283

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Fernandez,  madame  Danguet,  Mariani  Ă©taient  venues,  nous 

avions  fait  une  ambulance  volante,  prĂšs  de  la  barricade 

Peyronnet, en face de l’état-major ; les moins blessĂ©s restaient, 

les autres Ă©taient conduits dans les grandes ambulances suivant 

ce  qu’en  dĂ©cidaient  les  mĂ©decins,  mais  un  premier  pansement 

en sauva un certain nombre.

Il  y avait comme partout au milieu des choses tragiques des 

choses grotesques.

Un paysan de Neuilly avait semĂ© sur couche, des melons qu’il 

gardait  debout  prĂšs  de  ses  semis,  comme  s’il  eĂ»t  pu  les 

prĂ©server  des obus ;  il  fallut  l’emporter  de force,  et  dĂ©truire la 

couche,  dont les vitraux Ă©taient dĂ©jĂ  fracassĂ©s pour  l’empĂȘcher 

d’y revenir.

Ceux  qui  aimaient  Ă   rire  racontaient  aussi  que  dans  Paris, 

quelques  agents  de  Versailles,  envoyĂ©s  par  M.  Thiers  pour  se 

rĂ©unir  Ă   un  point  donnĂ©  et  organiser  la  trahison,  devaient 

s’introduire  par  des  bouches  d’égout,  mais  ils  avaient  si  mal 

calculĂ© leur  affaire,  que plusieurs  d’entre  eux,  pris  comme des 

rats Ă  l’orifice et n’en pouvant sortir, durent appeler pour les tirer 

de là des ennemis de bonne volonté : la mÚche était éventée.

D’autres  agents,  cherchant  Ă   fomenter  des  haines  entre  le 

comitĂ© central  et  la Commune,  s’étaient montrĂ©s  si  bassement 

flatteurs, qu’ils s’étaient dĂ©noncĂ©s eux-mĂȘmes.

On riait de tout cela,  entre les obus et les balles,  explosibles 

ou autres.

La Commune

284

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La porte Maillot tenait toujours avec ses lĂ©gendaires artilleurs, 

en  petit  nombre,  des  vieux,  des  jeunes,  quelquefois  servis par 

des enfants.

Dans la matinĂ©e du 9 avril,  un marin nommĂ© FĂ©riloque avait 

eu le ventre ouvert sur sa piĂšce. On connaissait ce nom-lĂ .

On  connut  Craon,  d’autres  sont  restĂ©s  inconnus.  Qu’importe 

leur  nom,  Ă  tous ;  c’est la Commune,  c’est sous ce nom-lĂ  que 

leurs légions seront vengées.

Comme des formes de rĂȘve ainsi  passent les bataillons de la 

Commune,  fiers avec  leur  libre allure de rĂ©voltĂ©s,  les vengeurs 

de Flourens ; les zouaves de la Commune, les Ă©claireurs fĂ©dĂ©rĂ©s 

semblables  aux  guĂ©rillas  espagnols,  prĂȘts  aux  audacieuses 

entreprises. Les enfants perdus, qui avec tant d’entrain sautaient 

de tranchée en tranchée en avant.

Les turcos de la Commune,  les  lascars  de Montmartre avec 

Gensoule et d’autres encore.

Tous  ces  braves au  cƓur  tendre  que Versailles  appelait  des 

bandits,  leur  cendre est Ă  tous les vents,  les os furent mordus 

par  la chaux  vive ;  ils sont la Commune,  ils sont  le spectre de 

mai !

Les  armĂ©es  de  la  Commune  aussi  comptĂšrent  des  femmes 

cantiniĂšres, ambulanciĂšres, soldats, elles sont avec les autres.

Quelques-unes  seulement  ont  Ă©tĂ©  connues   :  Lachaise  la 

cantiniĂšre du 66

e

,  Victorine Rouchy  des turcos de la Commune, 

la  cantiniĂšre  des  enfants  perdus,  les  ambulanciĂšres  de  la 

La Commune

285

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Commune   :  Mariani,  Danguet,  Fernandez,  Malvina  Poulain, 

Cartier.

Les femmes des comités de vigilance : Poirier, Excoffons, Blin.

Celles de la Corderie et des Ă©coles : Lemel, Dmitrieff, Leloup.

Celles  qui  organisaient  l’instruction  en  attendant  la  lutte  de 

Paris oĂč  elles furent hĂ©roĂŻques :  mesdames  AndrĂ©e LĂ©o,  Jaclar, 

PĂ©rier, Reclus, Sapia.

Toutes peuvent compter avec l’armĂ©e de la Commune et elles 

aussi sont légions.

Le 17 mai le fort de Vanves Ă©tant cernĂ©, les Versaillais tiraient 

de Bagneux entre les deux barricades.

Il  y avait eu dans la nuit du 16,  Ă  Neuilly,  un violent combat 

d’artillerie ; mais de Saint-Ouen au Point-du-Jour Ă  Bercy,  et du 

Point-du-Jour  Ă  Bercy  Ă©taient  toujours les  deux  corps  d’armĂ©es 

de la Commune.

La porte Maillot tenait toujours, Dombwroski Ă©galement.

Des  membres  de  la  Commune  Paschal  Grousset,  FerrĂ©, 

Dereure,  Ranvier,  venaient  souvent,  si  braves  qu’on  leur 

pardonnait leur épouvantable générosité.

L’armĂ©e  de  la  Commune  Ă©tait  si  peu  nombreuse  que  les 

mĂȘmes se retrouvaient toujours ; qu’importe ! Cela durait ainsi. 

MalgrĂ© les soins de la Commune,  il  y  avait encore des misĂšres 

terribles.  Des  enfants,  Ă   plusieurs  places,  entre  autres  rue 

PergolĂšse,  ramassaient  des  engins  qu’ils  vendaient  pour 

quelques  sous  Ă   des  Ă©trangers,  les  uns,  abandonnĂ©s  ignorant 

qu’ils pouvaient ĂȘtre recueillis par la Commune ; les autres, pour 

La Commune

286

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chez eux. Des petits avaient les sourcils, les mains brĂ»lĂ©s ; on ne 

savait comment  il  ne leur  arrivait rien de pire !  â€”  De temps Ă  

autre ils  allaient se rĂ©crĂ©er  au  thĂ©Ăątre Guignol,  qui  tint jusqu’à 

fin mai, avenue de l’Étoile, une femme les conduisit Ă  l’HĂŽtel-de-

Ville.

Jusque-lĂ , l’armĂ©e de la Commune Ă©tait l’armĂ©e de la libertĂ© ; 

elle allait devenir l’armĂ©e du dĂ©sespoir.

Je  termine  ce  chapitre  par  deux  citations  de  Rossel   :  la 

premiĂšre antĂ©rieure Ă  son entrĂ©e dans l’armĂ©e de la Commune 

et qui contient  son jugement sur  elle ;  c’est un fragment de sa 

lettre du 19 mars 71 du camp de Nevers au gĂ©nĂ©ral ministre de 

la guerre Ă  Versailles :

Il  y  a  deux  partis en  lutte  dans  le  pays,  je me  range 

sans hĂ©sitation du cĂŽtĂ© de celui qui n’a pas signĂ© la paix 

et  qui  ne  compte  pas  dans  ses  rangs  des  gĂ©nĂ©raux 

coupables de capitulation.

La seconde qu’il avait sur l’armĂ©e rĂ©guliĂšre au moment de sa 

mort,  il  en  fit  part  Ă   son  avocat  Albert  Joly   :  Â«   Vous  ĂȘtes 

rĂ©publicain,  lui  dit-il,  si,  avant  peu,  vous  n’avez  pas  refait 

l’armĂ©e,  c’est  l’armĂ©e  qui  dĂ©fera la RĂ©publique.  Je meurs pour 

les  droits  civiques  du  soldat,  c’est  bien  le  moins  que vous  me 

croyez lĂ -dessus. 

XI

Derniers jours de liberté

@

La Commune

287

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Ainsi qu’au fond des bois se rassemblent les loups — les 

fauves en rumeur venaient hurlant pour l’ordre.

Les  fĂ©dĂ©rĂ©s  furent  hĂ©roĂŻques.  Mais  ces  hĂ©ros  eurent  des 

faiblesses, souvent suivies de désastres.

Les maisons des francs-fileurs, malgrĂ© le dĂ©cret qui autorisait 

les sociĂ©tĂ©s ouvriĂšres Ă  se servir des appartements abandonnĂ©s, 

avaient  Ă©tĂ©  respectĂ©es   ;  on  monta  mĂȘme  la  garde  devant 

quelques  rues,  tout  comme  devant  la  Banque,  si  bien  que 

nombre de ces lĂącheurs qui  avaient  fui,  sentant  Paris en  pĂ©ril, 

revenaient  de  province  ou  tout  simplement  de  Versailles   ; 

l’insulte Ă  la bouche, ils pouvaient offrir l’hospitalitĂ© aux  espions 

du gouvernement. BientĂŽt il y en eut des bandes.

Quelques-uns, ayant Ă©lu domicile dans des maisons de plaisir, 

durent ĂȘtre recherchĂ©s par les commissaires de la Commune qui, 

grĂące Ă  la complicitĂ© des femmes de ces maisons, ne trouvĂšrent 

pas les espions qui  y  Ă©taient cachĂ©s et  furent en  revanche,  les 

objets d’accusations calomnieuses.

Quelques  dĂ©cisions  furent  exĂ©cutĂ©es,  la  colonne  VendĂŽme 

renversĂ©e  mais  les  morceaux  conservĂ©s,  de  sorte  qu’elle  fut 

depuis rĂ©tablie afin que, devant ce bronze fatidique, la jeunesse 

pĂ»t  s’hypnotiser  Ă©ternellement  du  culte  de  la  guerre  et  du 

despotisme.

Peut-ĂȘtre  en  y  gravant  les  dates  des  hĂ©catombes,  on 

atténuait ce fatidique entraßnement.

L’échafaud  avait  Ă©tĂ©  brĂ»lĂ©,  dĂ©noncĂ©  Ă   l’indignation  publique 

par une commission composĂ©e de Capellaro, David, AndrĂ© Idjiez, 

Dorgal, Faivre, PĂ©rier, Colin.

La Commune

288

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Le  6  avril,  Ă   dix  heures  du  matin,  la  honteuse  machine  Ă  

boucherie humaine avait  Ă©tĂ© brĂ»lĂ©e.  C’était une guillotine toute 

neuve,  remplacĂ©e maintenant par  plusieurs autres,  plus neuves 

encore. On en doit user,  Ă  l’usage frĂ©quent  qui  en est fait,  plus 

qu’on en usa jamais.

Les  quatre  dalles  maudites  arrachĂ©es  ont  Ă©galement  repris 

leur place.

Une petite vieille toute tremblotante avait Ă©tĂ© envoyĂ©e par un 

mauvais  plaisant,  ce  matin-lĂ ,  pour  brĂ»ler  un  dernier  cierge  Ă  

l’abbaye de Monte Ă  regret et, tenant le cierge dans sa main, elle 

s’enquĂ©rait  de  l’abbaye  quand  elle  comprit,  aux  rires  dont  on 

l’accueillait, qu’on s’était jouĂ© de sa crĂ©dulitĂ©.

Les  tĂ©moignages  de  sympathie  affluaient,  de  partout  Ă   la 

Commune,  mais  ce  n’étaient  toujours  que  des  paroles   ;  le 

dĂ©lĂ©guĂ©  aux  relations  extĂ©rieures,  Paschal  Grousset,  s’écriait 

avec raison dans sa lettre aux grandes villes de France :

Grandes villes ! le temps n’est plus aux manifestes ;  le 

temps est aux actes, ce que la parole est au canon.

Assez  de  sympathies,  vous  avez  des  fusils  et  des 

munitions, debout ! les grandes villes de France !

Paris  vous  regarde,  Paris  attend  que  votre  cercle  se 

serre autour de ces lĂąches bombardeurs et les empĂȘche 

d’échapper au chĂątiment qu’il leur rĂ©serve.

Paris  fera  son  devoir,  et  le  fera  jusqu’au  bout.  Mais 

n’oubliez  pas,  Lyon,  Marseille,  Lille,  Toulouse,  Nantes, 

Bordeaux, et les autres.

La Commune

289

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Si  Paris succombait pour  la libertĂ© du monde,  l’histoire 

vengeresse aurait le droit de dire que Paris a Ă©tĂ© Ă©gorgĂ© 

parce que vous avez laissĂ© s’accomplir l’assassinat.

Le délégué de la Commune aux relations extérieures,

 Paschal GROUSSET.

La  lettre  de  Grousset  ne  parvint  pas,  celles  de  Versailles, 

seules passaient et,  quant aux communications des provinces Ă  

Paris, elles Ă©taient dirigĂ©es sur Versailles, oĂč elles encombraient, 

au chĂąteau, la galerie des batailles.

MalgrĂ© tout le courage dĂ©ployĂ© par  les dĂ©lĂ©guĂ©s de Paris Ă  la 

province,  entre autres par  l’infatigable Paule Mink, les dĂ©pĂȘches 

de  Paris,  enlevĂ©es  au  bureau  oĂč  elles  arrivaient,  prenaient  le 

chemin  de  Versailles,  et  beaucoup  qui,  individuellement,  en 

portaient  ne  revinrent  jamais.  â€”  Sa  lettre  aux  habitants  des 

campagnes, Ɠuvres d’AndrĂ©e Leo, Ă©tait soigneusement dĂ©truite.

Le  21  mars,  Ă   midi,  M.  Thiers,  en  qui  l’esprit  rĂ©actionnaire 

tout  entier  semblait  s’ĂȘtre  incarnĂ©,  envoyait  Ă   Jules  Favre  le 

télégramme suivant :

Que M.  de Bismark  soit bien tranquille.  La guerre sera 

terminĂ©e  dans  le  courant  de  la  semaine.  Nous  avons 

une brĂšche faite du cĂŽtĂ© d’Issy, on est occupĂ© Ă  l’élargir 

en ce moment.

La brĂšche Ă  la Muette est commencĂ©e et trĂšs avancĂ©e ; 

nous en entreprenons une Ă  Passy  et au Point-du-Jour. 

Mais  nos  soldats  travaillent  sous  la 

mitraille 

et,  sans 

La Commune

290

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notre  grande  batterie  de  Montretout,  ces  tĂ©mĂ©ritĂ©s 

seraient impossibles.

Mais  des  Ć“uvres  de  ce  genre  sont  sujettes  Ă   tant 

d’accidents qu’on ne peut assigner de terme fixe Ă  leur 

accomplissement. Je supplie M.  de Bismark, au nom de 

la 

cause  de  l’Ordre, 

de  nous  laisser  accomplir  nous-

mĂȘmes cette rĂ©pression du brigandage antisocial  qui  a 

pour quelques jours Ă©tabli son siĂšge Ă  Paris.

Ce  serait  causer  un  nouveau  prĂ©judice  au  parti  de 

l’ordre  en  France  et  des  lois  en  Europe,  que  d’agir 

autrement.

Que  l’on  compte  sur  nous :  l’Ordre social  sera  vengĂ© 

dans le courant de la semaine.

Quant Ă  nos prisonniers, je vous ai mandĂ© ce matin les 

vrais  points  d’arrivage ;  il  est  trop  tard  pour  recourir 

aux transports maritimes.

Les  cadres  des  rĂ©giments  sont  tout  prĂȘts  Ă   nos 

frontiĂšres  de  terre  et  les  prisonniers  arrivĂ©s  y  seront 

versés immédiatement.

Du reste, on ne les attend pas pour agir, mais c’est une 

rĂ©serve prĂȘte Ă  tout Ă©vĂ©nement.

Mille tendres amitiés.

  A. THIERS.

(Jules FAVRE, 

Simple rĂ©cit d’un membre de la dĂ©fense 

nationale, 

3

e

 partie, pages 428 et 429.)

Insensiblement  venait  la  dĂ©bĂącle.  Certains  journaux  qui 

d’abord  avaient  eu  un  mouvement  d’indignation  contre 

Versailles, commençaient à exhorter hautement à la trahison.

La Commune

291

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Au ComitĂ© de Salut Public passaient ceux, surtout, qui avaient 

plus souci  de la dĂ©fense de la Commune que de leur mĂ©moire : 

Cournet, Rigaud, Ranvier, FerrĂ©, Vermorel, y recueillirent avec la 

plus grande indifférence les haines de la réaction.

Le vieux Delescluze Ă©tait Ă  la commission de la guerre. Le 21 

avait Ă©tĂ© fixĂ© par la fĂ©dĂ©ration des artistes pour un concert aux 

Tuileries au bénéfice des veuves et des orphelins de la guerre.

— Votre triomphe sera celui de tous les peuples,  disait 

Delescluze Ă  l’armĂ©e de la Commune.

XII

Les francs-maçons

@

Tandis  que  le  bombardement  dĂ©molissait  les  Ternes,  les 

Champs-ElysĂ©es,  Neuilly,  Levallois,  M.  Thiers avec son ordinaire 

bonne foi,  assurait  qu’on se contentait  d’attaquer  les  ouvrages 

avancĂ©s,  mais  que  si  Paris  ouvrait  ses  portes  et  livrait  les 

membres de la Commune, on ne bombarderait pas.

L’imminence  du  pĂ©ril  souffla  sur  les  derniĂšres  discordes.  Le 

temps de l’intolĂ©rance d’idĂ©es Ă©tait passĂ©, entre ceux qui allaient 

mourir ensemble, en hommes libres combattant pour la liberté.

Ceux-lĂ  mĂȘmes  que hantait  le soupçon,  rĂ©sultat  de longues 

luttes Ă  travers les perfidies impĂ©riales, sentaient que le moment 

Ă©tait proche, oĂč la Commune, ainsi qu’elle mettait un seul nom Ă  

ses  manifestes,  prĂ©senterait  une  seule  poitrine  Ă   la  mort  qui 

s’approchait.

La Commune

292

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Il y avait un mouvement gĂ©nĂ©ral des ligues des dĂ©partements 

et de Paris.

La  Commune  allait  mourir   !  Qu’avait  donc  servi 

l’enthousiasme  universel   ?  Les  grandes  manifestations  avaient 

eu lieu, mais Versailles avec son cƓur de pierre n’avait senti que 

la  Banque  en  pĂ©ril   ;  les  Francs-Maçons,  le  26  avril,  avaient 

envoyĂ© des deux orients de Paris, une dĂ©lĂ©gation des vĂ©nĂ©rables 

et  des dĂ©putĂ©s des loges,  adhĂ©rer  Ă  la rĂ©volution ;  il  avait  Ă©tĂ© 

convenu que le 29, ils iraient en cortĂšge sur  les remparts entre 

le Point-du-Jour et Clichy, qu’ils planteraient la banniĂšre de paix, 

mais  que  si  Versailles  refusait  cette  paix  ils  prendraient,  les 

armes Ă  la main, parti pour la Commune.

En effet, le 29 avril au matin, ils allĂšrent Ă  l’HĂŽtel-de-Ville oĂč 

FĂ©lix Pyat, au nom de la Commune prononça un discours Ă©mu et 

leur remit une banniĂšre.

Ce  fut  un  spectacle  comme  ceux  des  rĂȘves  que  ce  dĂ©filĂ© 

Ă©trange.

Aujourd’hui  encore il  me  semble en  en  parlant,  revoir  cette 

file de fantĂŽmes allant  avec  une mise en scĂšne d’un autre Ăąge, 

dire  les  paroles  de  libertĂ©  et  de  paix  qui  se  rĂ©aliseront  dans 

l’avenir.

L’impression  Ă©tait  grande,  il  fut  beau  de  voir  l’immense 

cortĂšge marchant au bruit de la mitraille comme en un rythme.

Il y avait les chevaliers Kasoches avec l’écharpe noire frangĂ©e 

d’argent.

La Commune

293

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Les  officiers  rose-croix,  le  cordon  rouge  au  cou,  et  tant 

d’insignes symboliques que cela faisait rĂȘver.

En  tĂȘte,  marchait  une  dĂ©lĂ©gation  de  la  Commune  avec  le 

vieux Beslay, Ranvier, et Thirifocq, délégué des francs-maçons.

Des  banniĂšres Ă©tranges  passaient,  la fusillade,  le  canon,  les 

obus faisaient rage.

Ils étaient là six mille représentant cinquante mille loges.

Le cortĂšge spectral parcourut la rue Saint-Antoine, la Bastille, 

le boulevard de la Madeleine, et par l’Arc de Triomphe et l’avenue 

Dauphine,  vint sur  les fortifications,  entre l’armĂ©e de Versailles 

et celle de la Commune.

Il y avait des banniĂšres plantĂ©es de la porte Maillot Ă  la porte 

Bineau ;  Ă   l’avancĂ©e  de  la  porte  Ă©tait  la  banniĂšre  blanche  de 

paix,  avec  ces mots Ă©crits en lettres rouges :  Â« 

Aimez-vous les 

uns les autres

. Â» Elle fut trouĂ©e de mitraille. Des signes s’étaient 

Ă©changĂ©s  aux  avancĂ©es  entre  les  fĂ©dĂ©rĂ©s  et  l’armĂ©e  de 

Versailles ; mais ce fut seulement passĂ© cinq heures que cessa le 

feu ; on parlementa et trois dĂ©lĂ©guĂ©s francs-maçons se rendirent 

Ă   Versailles  oĂč  ils  ne  purent  obtenir  que  vingt-huit  heures  de 

trĂȘve.

A  leur  retour  les francs-maçons publiĂšrent  un appel,  avec  le 

rĂ©cit  des  Ă©vĂ©nements et leur  protestation  contre la profanation 

de  la  banniĂšre  de  paix,  adressĂ©  Ă   la  fĂ©dĂ©ration  des  francs-

maçons et compagnons de Paris.

Les  francs-maçons,  disaient-ils,  sont  des  hommes  de 

paix, de concorde,  de fraternitĂ©,  d’étude, de travail ; ils 

La Commune

294

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ont  toujours  luttĂ©  contre  la  tyrannie,  le  despotisme, 

l’hypocrisie, l’ignorance.

Ils  dĂ©fendent  sans  cesse  les  faibles  courbĂ©s  sous  le 

joug, contre ceux qui les dominent.

Leurs  adeptes  couvrent  le  monde   :  ce  sont  des 

philosophes qui  ont pour  prĂ©cepte la morale, la justice, 

le droit.

Les compagnons sont  aussi  des hommes  qui  pensent, 

rĂ©flĂ©chissent  et  agissent  pour  le  progrĂšs  et 

l’affranchissement de l’humanitĂ©.

.  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .

Les francs-maçons et les compagnons sortirent les uns 

et les autres de leurs sanctuaires mystĂ©rieux, tenant de 

la main gauche la branche d’olivier, symbole de la paix, 

et de la main droite le glaive de la revendication.

Attendu que les efforts des francs-maçons ont Ă©tĂ© trois 

fois repoussĂ©s par ceux-lĂ  mĂȘmes qui ont la prĂ©tention 

de reprĂ©senter  l’ordre,  et que leur  longue patience est 

Ă©puisĂ©e, tous les francs-maçons et compagnons doivent 

prendre l’arme vengeresse et crier :

FrĂšres, debout ! que les traĂźtres et les hypocrites soient 

chùtiés.

.  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .

Le  feu,  interrompu  le  29  Ă   quatre  heures  de relevĂ©e, 

recommença  plus formidable,  accompagnĂ©  de  bombes 

incendiaires, le 30 Ă  7 h. 45 mn du soir. La trĂȘve n’avait 

donc duré que 27 h. 45 mn.

La Commune

295

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Une  dĂ©lĂ©gation  de  francs-maçons  placĂ©e  Ă   la  porte 

Maillot a constaté la profanation de la banniÚre.

C’est de Versailles,  que sont  partis les premiers coups, 

et un franc-maçon en a été la premiÚre victime.

Les francs-maçons et compagnons de Paris, fĂ©dĂ©rĂ©s Ă  la 

date  du  2  mai  s’adressent  Ă   tous  ceux  qui  les 

connaissent.

FrĂšres  en  maçonnerie  et  frĂšres  compagnons,  nous 

n’avons plus Ă   prendre d’autre rĂ©solution  que  celle de 

combattre et de couvrir de notre Ă©gide sacrĂ©e le cĂŽtĂ© du 

droit.

Sauvons  Paris   !  Sauvons  la  France   !  Sauvons 

l’humanitĂ© !

Vous  aurez  bien  mĂ©ritĂ©  de  la  patrie  universelle,  vous 

aurez assurĂ© le bonheur des peuples pour l’avenir !

 Vive la RĂ©publique !  Vivent  les  Communes  de  France 

fédérées avec celle de Paris !

Paris, 5 mai 1871.

Pour les francs-maçons, et les dĂ©lĂ©guĂ©s compagnons de 

Paris.

Thirifocq, anc

∎

 vĂ©nĂ©r

∎

 de la loge J

∎

 E

∎

 

Orat

∎

 de la L

∎

 E

∎

 L

∎

 E

∎

Masse, trĂ©sorier de la fĂ©dĂ©ration, prĂ©sident de la 

rĂ©union des originaires de l’Yonne.

Baldue, anc

∎

 vĂ©nĂ©r

∎

 de la Loge la 

Ligne droite.

La Commune

296

background image

Deschamps, Loge de la 

Persévérance.

J. Remy, de l’or

∎

 de Paris, or

∎

 de la 

Californie

.

J.-B. Parche, de l’or

∎

 de Paris.

De Beaumont, de la 

Tolérance.

Grande-Landes, orat

∎

 de Bagneux.

Lacombe, de l’or

∎

 de Paris.

Vincent, de l’or

∎

 de Paris.

Grasset, orat

∎

 de la 

Paix, 

union de Nantes.

A. Gambier, de la Loge 

J.-J.

 

Rousseau, 

Montmorency.

Martin, ex-secrét

∎

 de la Loge l’Harmonie 

de Paris.

E. Louet, du Chapitre des 

Vrais amis de Paris.

A. LemaĂźtre, des 

Philadelphes, 

or

∎

 de Londres.

Conduner, de la Loge des 

Acacias.

Louis Lebeau, de la Loge la 

Prévoyance.

Conty, de la Loge la 

Prévoyance.

Emm. Vaillant, de la Loge de 

Seules.

Jean-Baptiste Elin, des Amis 

triomphants.

LĂ©on Klein, de l’

Union parfaite de la Persévérance

.

Budaille, des 

Amis de la Paix.

Pierre Lachambeaudie, de la 

Rose du parfait silence.

Durand, garant d’amitiĂ© de la Loge 

le B.. 

de Marseille.

Magdelenas, de la 

Clémente Amitié cosmopolite.

Mossurenghy, du gr

∎

 or

∎

 du BrĂ©sil.

Fauchery, des 

Hospitaliers 

de Saint-Ouen.

Radigue, de l’Etoile 

polaire.

Rudoyer, des 

Amis de la paix 

d’AngoulĂȘme.

Rousselet, des 

Travailleurs 

de Levallois.

La Commune

297

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Les délégués compagnons :

Vincent, dit Poitevin, l’Ami de l’intelligence.

Cartier, dit Draguignan, le bien-aimé.

Chabanne, dit Nivernais-noble-cƓur.

Thevenin, dit Nivernais, l’Ami du tour de France.

Dumnis, dit GĂątinais le Protecteur du devoir.

Gaillard dit Angevin l’Ami des arts.

Thomas dit Poitevin Sans-gĂȘne.

Ruffin dit Comtois le FidĂšle courageux.

Auriol dit Carcassonne C

∎

 M

∎

 D

∎

 D

∎

FranccƓur de Marcilly.

La Liberté le Nantais.

Lassat, la Vertu.

Lagenais, compagnon chapelier.

Lyonnais, le Flambeau du devoir.

N’est-il  pas vrai  que,  comme les symboliques banniĂšres,  ces 

noms  Ă©tranges  de  Loges  ou  d’hommes   :  la  Rose  du  parfait 

silence,  l’Etoile  polaire,  le  Garant  d’amitiĂ©  donnent  bien  Ă   cet 

Ă©pisode le double caractĂšre de passĂ© et d’avenir, de tombe et de 

berceau  oĂč  se  mĂ©langent  les  choses  mortes  et  les  choses  Ă  

naĂźtre.

Ces fantĂŽmes Ă©taient  bien Ă  leur  place,  entre la rĂ©action en 

furie et la rĂ©volution cherchant Ă  se lever. Plusieurs combattirent 

comme ils l’avaient promis et moururent bravement.

Souvent, dans les longues nuits de prisons, j’ai revu la longue 

file  des  francs-maçons  sur  les  remparts  et  j’ai  peine  Ă  

m’imaginer ces croyants Ă  l’avenir, Ă©crivant, d’aprĂšs les histoires 

La Commune

298

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Ă   dormir  debout  de Dianah  Vaughan,  pour  avoir  une entrevue 

avec Lucifer.

Ne quittons pas ce chapitre,  surtout anecdotique,  sans parler 

de  l’affaire  de l’église  Saint-Laurent  et  de  celle  du  couvent  de 

Picpus.

A  Saint-Laurent,  je ne  sais  quelle  circonstance fit  dĂ©couvrir 

des squelettes dans une  crypte situĂ©e  derriĂšre le chƓur.  Cette 

trouvaille  fut  rapprochĂ©e  de  bruits  sinistres  rapportĂ©s  par 

d’anciens habitants du quartier.  Un tĂ©moin oculaire donna cette 

description.

Le  caveau  est  un  hĂ©micycle  voĂ»tĂ©,  ayant  eu  jour  par  deux 

étroits soupiraux, fermés à une époque relativement récente.

Trois entrĂ©es, en forme d’arceaux, donnent sur la crypte ; les 

squelettes y sont sans biĂšre dans de la terre sur  laquelle a Ă©tĂ© 

déposée une couche de chaux.

Quatre  sont  couchĂ©s  pieds  Ă   pieds,  neuf  autres  sur  deux 

rangs, les pieds du premier sur la tĂȘte du second.

Les mĂąchoires sont distendues comme s’ils avaient criĂ© dans 

l’angoisse suprĂȘme.

Les tĂȘtes,  presque toutes penchĂ©es de droite  Ă  gauche,  ont 

presque toutes conservé leurs dents.

On inclinait Ă  croire ces inhumations antĂ©rieures de beaucoup 

Ă   notre  Ă©poque,  au  temps  oĂč  l’on  enterrait  encore  dans  les 

Ă©glises,  quand  un  entomologiste dĂ©couvrit  lĂ  un  insecte  qui  se 

nourrit  de  ligaments :  il  ne  pouvait  ĂȘtre  restĂ©  si  longtemps  Ă  

jeun.

La Commune

299

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Quelques  noms  sont  Ă©crits   :  Bardoin,  1712,  Jean  Serge, 

1714,  Valent...,  sans date.  Dans  un  enfoncement,  un squelette 

de femme avec des cheveux blonds.

Un  petit  escalier  de  pierre  est  de  rĂ©cente  construction 

(

Journal officiel 

de la Commune.)

Les squelettes ont  Ă©tĂ© photographiĂ©s par  Etienne Carjat Ă  la 

lumiĂšre Ă©lectrique.

L’enquĂȘte,  commencĂ©e  avec  un  grand  dĂ©sir  de  connaĂźtre  la 

vĂ©ritĂ©,  n’était  pas  achevĂ©e  quand  Versailles  fit  oublier  les 

squelettes anciens par  des cadavres nouvellement couchĂ©s sous 

la chaux vive.

L’affaire du couvent de Picpus est du mĂȘme ordre de choses.

Je  la  trouve  Ă©galement  dans  le 

Moniteur  officiel 

de  la 

RĂ©publique, sous la Commune, cette apprĂ©ciation par un tĂ©moin 

oculaire :

Bien que j’aie toujours cru le catholicisme congrĂ©ganiste 

capable  de  tout,  depuis  qu’il  enlevait  Ă   Jeanne  d’Arc 

prisonniĂšre ses vĂȘtements de femme afin de l’obliger  Ă  

revĂȘtir  des  habits  d’homme  et  de  pouvoir  le  lui 

reprocher  plus  tard,  j’avais  quelque  peine  Ă   admettre 

les  rĂ©vĂ©lations  qui  m’étaient  apportĂ©es sur  le couvent 

de  Picpus.  Le  plus  simple  Ă©tait  de  m’y  rendre,  je  m’y 

rendis donc.

J’y fus reçu par le capitaine du bataillon, qui me prouva 

n’avoir,  en  quoi  que  ce  fĂ»t,  molestĂ©  les  sƓurs, 

La Commune

300

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n’exigeant rien d’elles et ne les considĂ©rant pas du tout 

comme prisonniĂšres.

Je n’aurais guĂšre songĂ© qu’à Ă©tendre la libertĂ© qui  leur 

Ă©tait laissĂ©e et, si l’une d’elles eĂ»t manifestĂ© la moindre 

plainte,  je me serais certainement  employĂ© pour  qu’on 

y  fit droit ;  mais,  pour  les nonnes cloĂźtrĂ©es,  mon nom 

Ă©tait  un  Ă©pouvantail.  L’annonce  de  mon  arrivĂ©e  parmi 

elles y sema la terreur.

Elles  dĂ©lĂ©guĂšrent,  pour  me  faire  les  honneurs  de 

l’établissement,  une  touriĂšre  quelconque,  bĂątie  sur 

pilotis et d’une carrure à faire reculer les plus braves.

Je  dois  reconnaĂźtre  que  son  audace  rĂ©pondait  Ă   son 

développement physique.

L’espĂšce  d’appareil  dont  j’étais  entourĂ©  quand  elle  se 

prĂ©senta  Ă   moi  ne  l’intimida  pas  le moins  du  monde. 

Elle dĂ©buta mĂȘme par ces mots,  jetĂ©s d’un ton hautain 

qui me plut par l’énergie morale qu’il m’indiquait.

— Vous avez des questions à me poser, monsieur ?

—  Mademoiselle,  lui  dis-je  poliment,  bien  que  la  plus 

cruelle  injure  Ă   faire  Ă   une  sƓur  soit  de  l’appeler 

mademoiselle,  des bruits assez lugubres courent sur  le 

rĂ©gime de votre couvent ;  je tiendrais Ă  m’assurer  par 

moi-mĂȘme  qu’ils  sont  complĂštement  faux.  Est-ce  que 

vous  pourriez  bien,  par  exemple,  me  montrer  les 

espĂšces  de  cellules  oĂč,  m’assure-t-on,  sont  confinĂ©es 

La Commune

301

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deux  sƓurs,  que vous soumettez ainsi  Ă  une vĂ©ritable 

séquestration arbitraire.

Elle ne rĂ©pondit  pas et se dirigea silencieusement vers 

un coin du jardin oĂč je la suivis.

L’une  des  deux  recluses  se  promenait  dans  une  allĂ©e 

flanquĂ©e  d’une  nonne  qui  l’exhortait,  l’autre  tricotait 

assise sur son lit,  lequel  tenait toute la cage qui  Ă©tait Ă  

claire-voie,  et Ă  travers les barreaux de laquelle la bise 

et la pluie devaient passer avec la plus grande facilité.

—  Comment  demandai-je Ă  cette touriĂšre pendant que 

des  tĂȘtes  affairĂ©es  se  dessinaient  aux  fenĂȘtres  du 

bĂątiment principal, comment pouvez-vous admettre que 

des  pensionnaires  de  votre  cloĂźtre  puissent  ĂȘtre  ainsi 

enfermĂ©es dans une cabane Ă  peine assez salubre, pour 

Ă©lever des lapins.

—  Pardons,  fit  l’interpellĂ©e,  elles  ne  sont  pas 

sĂ©questrĂ©es puisqu’elles ont la facultĂ© de se promener.

C’est nous,  qui  vous avons forcĂ©es Ă  les faire sortir de 

leurs boĂźtes.

La  sƓur  nous  dĂ©crocha  alors  cette  rĂ©ponse,  qui  me 

stupéfia.

—  C’est  leur  faute,  pourquoi  refusent-elles  de  se 

conformer Ă  la rĂšgle du couvent.

Ce  fut,  j’en  donne  ici  ma  parole  d’honneur,  toute  sa 

justification.

La Commune

302

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On  m’a  assurĂ©  quelques jours  plus  tard,  que  les  deux 

persĂ©cutĂ©es  avaient  Ă©tĂ©  dĂ©livrĂ©es  par  les  fĂ©dĂ©rĂ©s  et 

rendues Ă  leurs familles.

Je dois constater que l’une des deux,  m’avait paru non 

pas  prĂ©cisĂ©ment  folle.  Mais  un  peu  idiote,  ou  tout  au 

moins idiotisée.

Les  ferrailles  qu’on  m’étala  sous  les  yeux,  Ă©taient 

incontestablement  Ă©tranges,  et  il  Ă©tait  mensonger  au 

premier  chef  d’essayer  de  les  faire  passer  pour  des 

piĂšces d’orthopĂ©die.  S’en servait-on encore,  s’en  Ă©tait-

on  servi  quelquefois,  Ă©taient-elles employĂ©es Ă   l’heure 

oĂč  on  me  les  montra  ou  remisĂ©es  au  magasin  des 

accessoires ? Je n’eus, et n’ai  pas Ă  me prononcer Ă  ce 

sujet.  Mais comme instruments orthopĂ©diques, ce bric-

Ă -brac Ă©tait inacceptable.

 H. ROCHEFORT.

Qui  sait  s’il  ne  faudrait  pas  chercher  Ă   Montjuich,  oĂč  les 

Ă©paves  des  tortures  ont  Ă©tĂ©  exhumĂ©es  et  remises  en  usage 

aujourd’hui,  si  ce  n’est  pas  Ă   des  usages  semblables  que 

servirent les objets Ă©tranges du couvent de Picpus.

Le fanatisme religieux ne conduit-il  pas en ce moment mĂȘme 

une secte d’illuminĂ©s de Russie,  Ă  se faire murer  vivants,  dans 

leurs tombes ?

Qui  sait  si  les  bizarres  instruments  ne  servaient  pas  pour 

torturer les religieuses d’une foi chancelante, dans le but de leur 

faire gagner le paradis ?

La Commune

303

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Qui  sait  si  celles  que  le  dĂ©lire  mystique  prenait  ne  s’en 

servaient pas pour se torturer elles-mĂȘmes ?

Ceux  qui  ont  chantĂ©  dans  les  Ă©glises  sombres,  aux  lueurs 

pĂąles des cierges, oĂč l’orgue roule des flots d’ondes sonores, qui 

vous emportent dans d’ñpres nuages d’encens ; ceux-lĂ ,  savent 

qu’à ces heures,  il semble que la voix bat des ailes en montant, 

qu’elle  n’est  plus dans  votre  poitrine,  et  que  vous-mĂȘme  vous 

l’écoutez.

Qui  sait oĂč conduisent des sensations de ce genre Ă  chaque 

jour rĂ©pĂ©tĂ©es, sans que la raison vous ait dit : tout ce qui  peut 

prendre  un  ĂȘtre,  harmonie,  mise  en  scĂšne,  parfums,  est  une 

impression du temps futur de l’humanitĂ© oĂč les sens seront plus 

puissants,  oĂč  il  y  en  aura  d’autres.  Mais  cette  impression  en 

l’entourant  de  superstitions  devient  grossiĂšre,  elle  entraĂźne  en 

arriĂšre au lieu de porter en avant.

Comme il  y  a l’ivresse du  sang,  il  y  a l’ivresse mystique de 

l’ombre,  et  dans  toutes  les  ivresses  se  font  de  monstrueuses 

choses.

Le  jour  oĂč  Montjuich  dĂ©moli  sera  fouillĂ©  jusqu’en  ses 

entrailles,  combien  de tĂȘtes  de morts  auront  comme  celles  de 

l’église Saint-Laurent,  leurs orbites vides tournĂ©es du cĂŽtĂ© d’oĂč 

elles  espĂ©raient  revoir  le  jour   !  Elle  sera  venue  alors  la  vraie 

lumiĂšre, la science triomphante, l’éternel orient.

Combien de victimes jusque-lĂ  encore ? En lisant l’incroyable 

affaire  du  tueur  de bergers,  on  se  rend compte  de  la  rage de 

tuerie,  qui  tient parfois un ĂȘtre,  parfois  une collection d’ĂȘtres ; 

ainsi enragĂ©e de sang, fut l’armĂ©e de Versailles.

La Commune

304

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Ce sont des Ă©pidĂ©mies morales pires que la peste,  mais qui 

disparaĂźtront avec l’assainissement des esprits dans la consciente 

liberté.

XIII

Affaire de l’échange de Blanqui contre

l’archevĂȘque et d’autres otages

Certain  nombre  de  notes  biographiques  ayant  paru  sur 

Blanqui, je me bornerai Ă  quelques lignes.

Blanqui  fut  tout  d’abord  condamnĂ©  Ă   une  dĂ©tention 

perpĂ©tuelle  pour  tentative  insurrectionnelle  le 12  mai  1839 ;  il 

subissait sa condamnation au Mont-Saint-Michel, avec quelques-

uns  de  ses  compagnons  de  lutte,  quand  la  RĂ©publique  du  24 

février 1848 le délivra :

BientĂŽt  lĂąchement  accusĂ©  par  ceux  qui  craignaient  sa 

clairvoyance, il se contenta de répondre.

Qui  a  bu  aussi  profondĂ©ment  que  moi  Ă   la  coupe 

d’angoisse,  pendant un an l’agonie d’une femme aimĂ©e 

s’éteignait  loin  de  moi,  dans  le  dĂ©sespoir  et  depuis 

quatre  annĂ©es  entiĂšres,  en  tĂȘte-Ă -tĂȘte  Ă©ternel  dans la 

solitude de la cellule avec le fantĂŽme de celle qui n’était 

plus.

La Commune

305

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Tel  a  Ă©tĂ©

 

mon  supplice  Ă   moi  seul  dans  cet  enfer  du 

Dante.

J’en sors les cheveux  blancs,  la tĂȘte et le cƓur  brisĂ©s, 

et  c’est  moi,  triste  dĂ©bris  qui  traĂźne  par  les  rues  un 

cƓur  meurtri  sous  des  habits  rĂąpĂ©s,  c’est  moi  qu’on 

foudroie  du  nom  de  vendu  tandis  que  les  valets  de 

Louis-Philippe  mĂ©tamorphosĂ©s  en  brillants  papillons 

rĂ©publicains  voltigent  sur  les  tapis  de  l’HĂŽtel-de-Ville, 

flĂ©trissant  du  haut  de  leur  vertu  nourrie  Ă   quatre 

services  le  pauvre  Job  Ă©chappĂ©  des  prisons  de  leur 

maĂźtre.

De  nouveau  condamnĂ©,  la  rĂ©volution  du  4  septembre  lui 

ouvrit les prisons de Belle-Isle.

AprĂšs  le  plĂ©biscite  du  3  novembre,  il  avait  prĂ©dit  la 

capitulation.

Le dĂ©noĂ»ment n’est  pas  loin,  Ă©crivait-il ;  les comĂ©dies 

de  prĂ©paratifs  de  dĂ©fense,  sont  dĂ©sormais  superflues. 

L’armistice  et  ses  garanties   ;  la  peur  de  la  dĂ©faite 

ensuite dans tout son opprobre. VoilĂ  ce que l’HĂŽtel-de-

Ville, va imposer Ă  la France.

La  capitulation  vint  aprĂšs  les  serments  du  31  octobre,  les 

mitraillades et les serments, elle fut publiée le 28.

Blanqui  fut arrĂȘtĂ© comme ayant  participĂ© au  mouvement  du 

31 octobre,  il  ne sortit qu’à l’amnistie ;  son arrestation fut faite 

le 19 mars 71, sur l’ordre de M. Thiers, dans le Midi de la France.

La Commune

306

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Il Ă©tait condamnĂ© par contumace Ă  la peine de mort, quoique 

le  gouvernement  eĂ»t  promis  qu’il  n’y  aurait  pas  de  poursuites 

pour l’affaire du 31 octobre.

Quoique Blanqui eĂ»t Ă©tĂ© nommĂ© membre de la Commune, on 

ignorait absolument quel sort lui avait Ă©tĂ© fait ; on ne savait s’il 

Ă©tait mort ou vivant, ou plutĂŽt on craignait qu’il ne fĂ»t mort.

Quelques-uns  de  ses  amis  espĂ©rant  encore,  pourtant 

songÚrent à payer pour sa liberté.

Le gouvernement de Versailles semblait tenir particuliĂšrement 

Ă   l’archevĂȘque  de  Paris,  et  Ă   quelques  autres  prĂȘtres.  Une 

commission  dont  faisait  partie  Flotte,  ancien  compagnon  de 

cachot de Blanqui, tenta de nĂ©gocier l’échange.

Flotte  alla  d’abord  trouver  l’archevĂȘque  Ă   Mazas,  et  de 

concert avec  lui,  prĂ©para l’affaire qui  semblait Ă  tous les points 

de vue une heureuse idée.

Il  fut  dĂ©cidĂ©  que  le  grand  vicaire  Lagarde  irait  Ă   Versailles 

proposer l’échange Ă  M. Thiers, et rapporterait la rĂ©ponse.

L’affaire fut conduite par Rigaud, avec une grande dĂ©licatesse, 

ce procureur  de la Commune qui  cachait une grande sensibilitĂ© 

sous un scepticisme voulu.

La  pensĂ©e  ne  vint  ni  Ă   lui  ni  Ă   personne,  que  Lagarde  ne 

reviendrait pas.

— DussĂš-je ĂȘtre fusillĂ©, dit-il Ă  Flotte, en le quittant Ă  la 

gare de Versailles,  je  reviendrai ;  pourriez-vous  croire 

que j’aie la pensĂ©e de laisser monseigneur seul ici ?

La Commune

307

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Le  grand  vicaire  emportait  Ă   M.  Thiers  une  lettre  de 

l’archevĂȘque, longue et explicative.

Darboy, archevĂȘque de Paris,

A M. Thiers, chef du pouvoir exécutif.

Prison de Mazas.

Monsieur,

J’ai  l’honneur  de  vous  soumettre  une  communication 

que  j’ai  reçue  hier  soir,  et  je  vous  prie  d’y  donner  la 

suite que  votre sagesse et votre humanitĂ© jugeront la 

plus convenable.

Un  homme  influent  trĂšs  liĂ©  avec  M.  Blanqui,  par 

certaines idĂ©es politiques et  surtout  par  les sentiments 

d’une  vieille  et  solide  amitiĂ©,  s’occupe  activement  de 

faire  qu’il  soit  mis  en  libertĂ©   ;  dans  cette  vue  il  a 

proposĂ©  de  lui-mĂȘme  aux  commissions  que  cela 

concerne cet arrangement :

Si  M.  Blanqui  est  mis en libertĂ©,  l’archevĂȘque de Paris 

sera  rendu  Ă   la  libertĂ©  avec  sa  sƓur,  M.  le  prĂ©sident 

Bonjan, M. Deguerry, curĂ© de la Madeleine, M. Lagarde, 

vicaire  gĂ©nĂ©ral  de  Paris,  celui-lĂ   mĂȘme  qui  vous 

remettra la présente lettre.

La proposition a Ă©tĂ© agrĂ©Ă©e, et c’est Ă  cet Ă©tat qu’on me 

demande de l’appuyer prùs de vous.

Quoique  je  sois  en  jeu  dans  l’affaire,  j’ose  la 

recommander Ă  votre haute bienveillance ;  mes motifs 

vous paraütront plausibles, je l’espùre.

La Commune

308

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Il  n’y  a  dĂ©jĂ   que  trop  de  causes  de  dissentiment  et 

d’aigreur parmi nous, une occasion se prĂ©sente de faire 

une  transaction  qui  du  reste  ne  regarde  que  les 

personnes et non les principes ; ne serait-il pas sage d’y 

donner  les  mains,  et  de  contribuer  ainsi  Ă   prĂ©parer 

l’apaisement  des  esprits   ?  L’opinion  ne  comprendrait 

peut-ĂȘtre pas un tel refus.

Dans  les  crises  aiguĂ«s  comme  celle  que  nous 

traversons,  des  reprĂ©sailles,  des  exĂ©cutions  par 

l’émeute quand elles dĂ©signent  les uns Ă  la colĂšre des 

autres aggravent encore la situation.

Permettez-moi  de  vous  dire  sans  autres  dĂ©tails,  que 

cette  question  d’humanitĂ©  mĂ©rite  de  fixer  toute  votre 

attention dans l’état prĂ©sent des choses Ă  Paris.

Oserai-je,  monsieur  le  prĂ©sident,  vous  avouer  ma 

derniĂšre raison ?  TouchĂ© du zĂšle que la personne dont 

je parle dĂ©ployait avec une amitiĂ© si vraie en faveur de 

M. Blanqui, mon cƓur d’homme et de prĂȘtre n’a pas su 

rĂ©sister  Ă   ses  sollicitations  Ă©mues,  et  j’ai  pris 

l’engagement  de vous demander  l’élargissement  de M. 

Blanqui, le plus promptement possible ;  c’est ce que je 

viens de faire.

Je serais heureux, monsieur le prĂ©sident, que ce que je 

sollicite ne vous parĂ»t point impossible ;  j’aurais rendu 

service Ă  plusieurs personnes et Ă  mon pays tout entier

 DARBOY, 

archevĂȘque de Paris. 

La Commune

309

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Flotte anxieux reçut enfin le 16 avril cette lettre de Lagarde :

Versailles, 15 avril 1871

À Monsieur Flotte,

Monsieur,

J’ai Ă©crit Ă  monseigneur l’archevĂȘque sous le couvert de 

M.  le directeur de la prison de Mazas, une lettre qui  lui 

sera  parvenue,  je  l’espĂšre,  et  qui  sans  doute  a  Ă©tĂ© 

communiquĂ©e   ;  je  tiens  Ă   vous  Ă©crire  directement 

comme  vous  m’y  avez  autorisĂ©  pour  vous  faire 

connaßtre les nouveaux retards qui me sont imposés.

J’ai vu quatre fois dĂ©jĂ  le personnage Ă  qui la lettre de 

monseigneur  Ă©tait  adressĂ©e,  et  je  dois,  pour  me 

conformer  Ă  ses ordres,  attendre encore  deux  jours la 

réponse définitive.

Quelle sera-t-elle ? Je ne puis vous dire qu’une chose, 

c’est  que  je  n’ai  rien  nĂ©gligĂ© pour  qu’elle soit  dans  le 

sens de vos désirs et des nÎtres.

Dans ma derniĂšre visite,  j’espĂ©rais qu’il  en  serait ainsi 

et  que  je reviendrais sans  beaucoup  tarder  avec  cette 

bonne nouvelle.

On  m’avait  bien  fait  quelques  difficultĂ©s,  mais  on 

m’avait  tĂ©moignĂ©  des  intentions  favorables. 

Malheureusement  la  lettre  publiĂ©e  dans  l’

Affranchi

  et 

apportĂ©e ici  aprĂšs cette publication aussi bien qu’aprĂšs 

la remise de la mienne a modifiĂ© les impressions ; il y a 

La Commune

310

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eu conseil et ajournement pour notre affaire, puisqu’on 

m’a formellement  invitĂ© Ă  diffĂ©rer  mon dĂ©part de deux 

jours   :  c’est  que  tout  n’est  pas  fini,  et  je  vais  me 

remettre  en  campagne.  PuissĂš-je  rĂ©ussir  encore  une 

fois, vous ne pouvez douter ni de mon dĂ©sir, ni de mon 

zĂšle.

 Permettez-moi  d’ajouter qu’outre les intĂ©rĂȘts si graves 

qui sont en jeu et qui  me touchent de si prĂšs,  je serais 

heureux  de  vous  prouver  autrement  que  par  des 

paroles,  la  reconnaissance  que  m’ont  inspirĂ©  vos 

procĂ©dĂ©s  et  vos  sentiments.  Quoi  qu’il  arrive  et  quel 

que soit le rĂ©sultat de mon voyage, je garderai, croyez-

le bien, le meilleur souvenir de notre rencontre.

Veuillez  Ă   l’occasion  me  rappeler  au  bon  souvenir  de 

l’ami  qui  vous  accompagnait  et  agrĂ©ez,  Monsieur,  la 

nouvelle  assurance  de  mon  estime  et  de  mon 

dévouement.

 E. F. LAGARDE.

Devant cette premiĂšre reculade,  l’archevĂȘque douta plus que 

Flotte, qu’ils Ă©taient terriblement honnĂȘtes, et naĂŻfs les hommes 

de 71.

— Il reviendra, disait-il encore.

L’archevĂȘque  laissa  voir  quelque  Ă©motion,  il  connaissait  mieux 

Thiers et Lagarde.

Quelques  jours  aprĂšs,  Flotte  lui  demanda  une  lettre  qu’il 

voulait  porter  lui-mĂȘme   ;  mais  aprĂšs  les  premiers  faits,  on 

La Commune

311

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commençait Ă  se dĂ©fier ; une personne sĂ»re partit Ă  la place de 

Flotte, qui comme ami de Blanqui, pouvait ĂȘtre conservĂ©.

Voici cette lettre :

L’archevĂȘque de Paris Ă  M. Lagarde, son

grand vicaire.

M. Flotte inquiet du retard que paraĂźt Ă©prouver le retour 

de  M.  Lagarde,  et  voulant  dĂ©gager  vis-Ă -vis  de  la 

Commune,  la  parole  qu’il  avait  donnĂ©e,  part  pour 

Versailles Ă  l’effet de communiquer son apprĂ©hension de 

négociateur.

Je  ne  puis  qu’engager  M.  le  grand  vicaire  Ă   faire 

connaĂźtre au juste Ă  M. Flotte, l’état de la question, et Ă  

s’entendre  avec  lui,  soit  pour  prolonger  son  sĂ©jour 

encore de vingt  heures si  c’est absolument nĂ©cessaire, 

soit  pour  rentrer  immĂ©diatement  si  c’est  jugĂ©  plus 

convenable.

De Mazas le 23 avril 1871.

L’archevĂȘque de Paris.

Lagarde fit remettre au porteur de la lettre les mots suivants 

Ă©crits au crayon en hĂąte :

M.  Thiers  me  retient  toujours  ici  et  je  ne  puis 

qu’attendre ses ordres. Comme je l’ai plusieurs fois Ă©crit 

Ă   Monseigneur,  aussitĂŽt  que  j’aurai  du  nouveau  je 

m’empresserai d’écrire.

LAGARDE.

La Commune

312

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Il  ne s’empressa que de rester,  et fut lĂąchement complice de 

Thiers,  qui  voulait  rendre  impossible  Ă  la Commune,  d’éviter  Ă  

moins de trahison, la mort des otages.

Blanqui  avait  Ă©tĂ©  arrĂȘtĂ©  trĂšs  malade,  chez  son  neveu 

Lacambre,  il  Ă©tait  possible qu’il  fĂ»t  mort ;  madame Antoine,  la 

sƓur, Ă©crivit alors Ă  M. Thiers ce qui suit :

A M. Thiers, chef du pouvoir exécutif.

Monsieur le président,

FrappĂ©e depuis plus de deux mois d’une maladie qui me 

prive  de  toutes  mes  forces,  j’espĂ©rais  nĂ©anmoins  en 

retrouver  assez  pour  accomplir  auprĂšs  de  vous  la 

mission  Ă   laquelle  ma  faiblesse  prolongĂ©e  me  force 

aujourd’hui de renoncer.

Je  charge  mon  fils  unique,  de  se  rendre  Ă   Versailles, 

pour  vous  prĂ©senter  une  lettre  en  mon  nom,  et  j’ose 

espĂ©rer,  Monsieur  le prĂ©sident,  que  vous voudrez bien 

accueillir sa demande.

Quels  qu’aient  Ă©tĂ© les  Ă©vĂ©nements,  ils n’ont  en  aucun 

temps,  proscrit  les  droits  de  l’humanitĂ©,  ni  fait 

mĂ©connaĂźtre ceux  de la famille,  et c’est au nom  de ces 

droits que je m’adresse Ă  votre justice,  pour  connaĂźtre 

l’état de la santĂ© de mon frĂšre,  Louis Auguste Blanqui, 

arrĂȘtĂ©  Ă©tant fort  malade,  le  17  mai  dernier,  sans que, 

depuis  ce  temps,  un  seul  mot  de  sa  part,  soit  venu 

calmer  mes  douloureuses  inquiĂ©tudes  sur  sa santĂ©,  si 

sérieusement compromise.

La Commune

313

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Si  c’est  une demande  au  delĂ  de ce que  vous pouvez 

accorder,  monsieur  le  prĂ©sident,  que  de  solliciter  une 

permission pour le voir, ne fĂ»t-ce que pendant de courts 

instants, vous ne pouvez refuser Ă  une famille dĂ©solĂ©e, 

dont  je suis l’interprĂšte,  l’autorisation,  pour  mon frĂšre, 

de nous adresser quelques mots, qui nous rassurent, et 

pour  nous,  celle  de  lui  faire  savoir,  qu’il  n’est  point 

oubliĂ©,  dans  son  malheur,  par  les  parents  qui  le 

chérissent à juste titre.

Veuve ANTOINE née BLANQUI.

M.  Thiers  fit  rĂ©pondre  que  la  santĂ©  de  Blanqui  Ă©tait  fort 

mauvaise,  sans  donner  cependant  pour  sa vie  des  inquiĂ©tudes 

sĂ©rieuses, mais que malgrĂ© cette considĂ©ration et les inquiĂ©tudes 

de  madame  Antoine,  il  refusait  formellement  toute 

communication, soit Ă©crite, soit verbale, avec le prisonnier.

Flotte s’entĂȘtait Ă  l’échange. Il demanda une seconde lettre Ă  

l’archevĂȘque,  elle fut  remise pour  M.  Lagarde,  grand  vicaire de 

l’archevĂȘque de Paris.

M.  Lagarde au reçu de cette lettre,  et  en  quelque Ă©tat 

que se trouve la nĂ©gociation dont il est chargĂ©,  voudra 

bien  reprendre  immĂ©diatement  le  chemin  de  Paris  et 

rentrer Ă  Mazas.

On ne comprend pas ici, que dix jours ne suffisent pas Ă  

un gouvernement, pour savoir s’il veut accepter ou non, 

l’échange  proposĂ©  â€”  le  retard  nous  compromet 

gravement, et peut avoir les plus fùcheux résultats.

La Commune

314

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De Mazas le 23 avril 1871.

L’archevĂȘque de Paris.

Lagarde ne revint pas.

Jamais pour  ma part,  je n’avais eu  le moindre doute sur  la 

maniĂšre  d’agir  de  M.  Thiers  en  cette  circonstance,  mais  l’idĂ©e 

que Lagarde pouvait ne pas revenir, ne me fĂ»t jamais venue ni Ă  

qui que ce fût.

Autrefois,  le  docteur  NĂ©laton,  plus  gĂ©nĂ©reux  que  le 

reprĂ©sentant de la RĂ©publique bourgeoise, aprĂšs que l’un de ses 

internes  eut  aidĂ©  Ă   une  Ă©vasion  de Blanqui,  avait  complĂ©tĂ©  la 

chance, en ajoutant l’argent du voyage ; mais, comme toutes les 

castes qui achĂšvent de disparaĂźtre, la bourgeoisie de plus en plus 

se corrompt.

XIV

La fin

@

Les États vermoulus craquent dans leurs mĂątures. 

Toute l’étape humaine est debout : c’est le temps 

OĂč vont s’émietter les vieilles impostures. 

Un souffle d’épopĂ©e emplit les ouragans

Tocsin, tocsin, sonne dans les vents.

(L. MICHEL.)

On  eĂ»t  dit  que  le  triomphe  venait,  les  ligues  rĂ©publicaines 

sortaient de leur rĂ©serve des premiers jours.  L’Internationale se 

faisait plus affirmative, Ă  la Corderie du Temple.

La Commune

315

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La fĂ©dĂ©ration des chambres syndicales Ă©tait venue, le 6 mai, 

adhĂ©rer Ă  la Commune ; cette fĂ©dĂ©ration comprenait trente mille 

hommes.

Les dĂ©putĂ©s de Paris prĂ©sents Ă  Versailles, Floquet et Lockroy 

avaient donné en termes énergiques leur démission à Versailles.

Tolain restait toujours.

Maintenant,  Paris  a  une  physionomie  tragique,  les  chars 

funĂšbres aux quatre trophĂ©es de drapeaux rouges, s’en vont plus 

nombreux,  suivis  par  les  membres  de  la  Commune  et  des 

dĂ©lĂ©gations des bataillons au son des 

Marseillaises.

Les clubs des Ă©glises flamboient le soir ; lĂ  aussi montent des 

Marseillaises   ; 

ce  n’est  pas  le  sourd  roulement  des  tambours 

funĂšbres,  qui  les  accompagne,  l’orgue  les  gronde  dans  les 

grandes nefs sonores.

A l’église de Vaugirard c’est le club des Jacobins, leur idĂ©e de 

se rĂ©unir  dans le sous-sol  faisait penser  Ă  la cave oĂč travaillait 

Marat ; ceux-lĂ  c’était un souffle de 93 passant sous la terre. Le 

club  de  la  RĂ©volution  sociale,  Ă   l’église  Saint-Michel,  aux 

Batignolles, Combault, Ă  la premiĂšre sĂ©ance parla comme devant 

les  tribunaux  de Bonaparte,  de cette idĂ©e que les  persĂ©cutions 

activaient sans cesse la liberté du monde !

Du club Saint-Nicolas-des-Champs, le 1

er

 mai, une dĂ©putation 

envoyĂ©e Ă  la  Commune,  dĂ©clare que tout  homme qui  parle de 

conciliation entre Paris et Versailles est un traĂźtre.

Quelle  conciliation  en  effet  peut  exister  entre  le  long 

esclavage et la délivrance ?

La Commune

316

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Dans dix  ou  douze Ă©glises,  montait  tous les soirs un chƓur 

immense saluant la liberté.

J’en entendis parler avec  enthousiasme.  Les femmes surtout 

y exhortaient Ă  la libertĂ©, mais du 3 avril Ă  la semaine sanglante 

je  ne  suis  venue  que  les  deux  seules  fois  dont  j’ai  parlĂ©  et 

pendant de courtes heures, quelque chose m’attachait Ă  la lutte 

au dehors ;  une attirance si  forte,  que je ne cherchais pas Ă  la 

vaincre.

La premiĂšre fois j’allais Ă  l’HĂŽtel-de-Ville avec une mission de 

La Cecillia dont je devais lui rapporter la réponse.

A  peu  prĂšs  Ă   moitiĂ©  chemin,  je  rencontre  trois  ou  quatre 

gardes  nationaux  qui  aprĂšs  m’avoir  examinĂ©e  s’approchent  de 

moi.

— Nous vous arrĂȘtons, me dit l’un d’eux.

Évidemment  j’avais  quelque  chose  de  suspect   ;  je  pensais 

que c’étaient mes cheveux courts, passant sous mon chapeau, et 

qu’ils prenaient pour une coiffure d’homme.

— OĂč voulez-vous ĂȘtre conduite ?

Je crois qu’ils prononcĂšrent 

conduit.

— 

A  l’HĂŽtel-de-Ville, puisque vous voulez bien conduire 

vos prisonniers oĂč ils veulent.

Le brave homme qui m’interrogeait rougit de colùre.

— Nous allons bien voir, dit-il.

Nous  nous  mettons  en  chemin,  eux  m’examinant  toujours, 

moi trùs grave, tout en m’amusant beaucoup.

La Commune

317

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Une fois devant la grille, celui qui m’avait dĂ©jĂ  parlĂ© me dit :

—

A propos, comment vous appelez-vous ?

Je lui dis mon nom.

—  Ah !  cela  c’est  impossible,  dirent-ils  tous  les  trois, 

nous ne l’avons jamais vue, mais ce n’est pas elle, bien 

sûr, qui se chausse comme ça !

Je regarde, j’avais mes godillots que le matin j’avais oubliĂ© de 

changer pour des bottines, et qui passaient sous ma robe.

Eh bien si ! pourtant c’était bien moi.

Et  tout  en  les  remerciant  de  leur  bonne  opinion  je  pus  les 

assurer  qu’elle  n’était  pas  justifiĂ©e.  J’avais  suffisamment  de 

papiers  pour  ne  pas  leur  laisser  le  moindre  doute.  â€”  Ils 

m’avaient  prise  en  effet  pour  un  homme  dĂ©guisĂ©  en  femme, 

grĂące  aux  godillots  qui  faisaient  un  effet  particulier  sur  les 

trottoirs.

La seconde fois, je ne sais plus si c’était Ă  l’HĂŽtel-de-Ville ou Ă  

la  SĂ»retĂ©,  il  y  avait  des  malheureuses  qui  en  sortaient  en 

pleurant parce qu’on ne voulait pas qu’elles allassent soigner les 

blessĂ©s,  car  ils  voulaient  des  mains  pures,  les  hommes  de  la 

Commune, pour panser les blessures.

Elles  me  dirent  leur  douleur,  qui  donc  avait  autant  de  droit 

qu’elles ?  les plus tristes  victimes  du  vieux  monde,  de  donner 

leur vie pour le nouveau !

Je leur promets que la justice de leur demande sera comprise 

et qu’il y sera fait droit.

La Commune

318

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Je ne sais ce que j’ai dit,  mais la douleur de ces infortunĂ©es 

m’avait  tant  saignĂ©  le  cƓur  que  je  trouvais  des  paroles  qui 

allaient au cƓur des autres ; elles furent adressĂ©es Ă  un comitĂ© 

de  femmes  dont  l’esprit  Ă©tait  assez  gĂ©nĂ©reux  pour  qu’elles 

fussent bien accueillies.

Cette nouvelle leur  causa une si  grande joie qu’elles avaient 

encore des larmes, mais ce n’était plus de douleur.

Ainsi  que des enfants,  elles voulurent de suite des ceintures 

rouges   ;  comme  je  pus,  je  leur  partageai  la  mienne,  en 

attendant.

—  Nous  ne  ferons  jamais  honte  Ă   la  Commune,  me 

dirent-elles.

En  effet,  elles  sont  mortes  pendant  la  semaine  de  mai,  la 

seule  que  je  revis  Ă   la  prison  des  Chantiers,  me  raconta 

comment deux d’entre elles, avaient Ă©tĂ© tuĂ©es Ă  coups de crosse 

de fusil, en portant secours à des blessés.

Au moment oĂč elles venaient de me quitter, elles, pour aller Ă  

leur ambulance Ă  Montmartre, moi, pour retourner Ă  Montrouge, 

prĂšs de La Cecillia,  un paquet enveloppĂ© de papier,  me fut  jetĂ© 

sans  que  je  visse  personne   :  c’était  une  Ă©charpe  rouge  qui 

remplaça la mienne.

Les agents de Versailles devenus plus habiles, fomentaient de 

nouvelles  divisions,  il  s’en  Ă©tait  Ă©levĂ©  une  Ă   la  Commune  Ă  

propos  d’une  proposition  de  M.  de  Montant,  l’un  des  traĂźtres 

glissĂ©s  par  Versailles,  dans  les  Ă©tats-majors,  il  annonçait  le 

La Commune

319

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meurtre d’une ambulanciĂšre tuĂ©e et  insultĂ©e par  les soldats de 

Versailles.

La majoritĂ© offensĂ©e par le manifeste de la minoritĂ©, lui  avait 

fait  comprendre  que  devant  la  situation  il  fallait  dire  comme 

autrefois : qu’importent nos mĂ©moires, pourvu que la Commune 

soit sauvée !

La nouvelle d’une catastrophe interrompt la sĂ©ance.

La cartoucherie Rapp venait de sauter. Il y avait de nombreux 

morts et blessĂ©s,  quatre maisons Ă©croulĂ©es,  et,  si  les pompiers 

n’avaient au pĂ©ril  de leur vie, arrachĂ© des flammes les fourgons 

de cartouches, le sinistre ne s’en fĂ»t pas bornĂ© lĂ .

La  premiĂšre  pensĂ©e  de  tous,  fut  que  la  trahison  en  Ă©tait 

cause :  c’était,  disait-on,  la vengeance de la colonne VendĂŽme. 

Quatre personnes,  dont un artilleur furent arrĂȘtĂ©s, le ComitĂ© de 

salut  public  annonça  que  l’affaire  serait  poursuivie,  mais  ils 

n’avaient  pas  la  coutume,  les  terribles  procureurs  de  la 

Commune, de juger sans preuves et elle ne fut jamais Ă©claircie.

Les  premiers qui  ont  pĂ©nĂ©trĂ©  dans  la  fournaise,  disait 

Delescluze dans son rapport au ComitĂ© de salut public, 

sont   :  Abeaud,  Denier,  Buffot,  sapeurs-pompiers,  6

e

 

compagnie   ;  puis  sont  accourus  presque  en  mĂȘme 

temps,  les  citoyens  Dubois,  capitaine  de  la  flottille, 

Jagot,  marin,  Boisseau,  chef  du  personnel  Ă   la 

dĂ©lĂ©gation  de  la  marine,  FĂ©vrier,  commandant  de  la 

batterie flottante.

La Commune

320

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GrĂące  Ă   leur  hĂ©roĂŻsme,  des  fourgons  chargĂ©s  de 

cartouches dont les roues commençaient Ă  s’enflammer 

ainsi  que  des  tonneaux  de  poudre  ont  Ă©tĂ©  retirĂ©s  du 

foyer de l’incendie.

Nous ne  parlons pas  du  sauvetage des  blessĂ©s  et  des 

habitants  ensevelis,  prisonniers  dans  leurs  maisons 

rĂ©duites en dĂ©bris. Pompiers et citoyens ont Ă  cet Ă©gard 

rivalisé de courage et de dévouement.

Les citoyens Avrial  et Sicard membres de la Commune 

Ă©taient aussi des premiers sur les lieux du danger.

Douze chirurgiens de la garde nationale se sont rendus 

Ă  l’avenue Rapp et ont organisĂ© le service mĂ©dical avec 

un empressement que je ne saurais trop louer.

En somme une cinquantaine de blessĂ©s,  la plupart des 

blessures  lĂ©gĂšres,  voilĂ   tout  ce  qu’auront  gagnĂ©  les 

hommes de Versailles.

La perte en matĂ©riel est sans importance eu Ă©gard aux 

immenses approvisionnements dont nous disposons ; il 

ne rentrera Ă  nos ennemis que la honte d’un crime aussi 

inutile qu’odieux,  lequel ajoutĂ© Ă  tant d’autres Ă  dĂ©faut 

de  ses  invincibles  moyens  de  dĂ©fense  suffirait  Ă   tout 

jamais pour leur fermer les portes de Paris.

Tout le monde a fait  plus que son devoir ;  nous avons 

peu de morts à déplorer.

Le Délégué civil à la guerre,

 Ch. DELESCLUZE.

La Commune

321

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Paris, le 28 floréal, an 78.

Comme on le crut,  il  serait possible que la vengeance  de la 

colonne eĂ»t  Ă©tĂ© la catastrophe de la cartoucherie Rapp,  infĂąme 

vengeance pour l’effigie de bronze sur des victimes de chair.

Quelques  jours  aprĂšs  la  catastrophe,  une  femme  restĂ©e 

inconnue,  envoya  Ă  la  prĂ©fecture de police,  Ă   Paris,  une  lettre 

qu’elle  avait  trouvĂ©e  dans  un  wagon  de  premiĂšre  classe  entre 

Versailles et Paris, racontant qu’un homme assis en face d’elle lui 

semblait agité.

Aux  fortifications,  comme  il  entendit  sonner  les  crosses  de 

fusils des fĂ©dĂ©rĂ©s, il jeta un paquet de papiers sous la banquette 

oĂč la femme trouva la lettre qu’elle envoyait.

État-major des gardes nationales.

Versailles, le 16 mai 1871.

Monsieur,

La deuxiĂšme partie du plan qui  vous a Ă©tĂ© remis devra 

ĂȘtre  exĂ©cutĂ©e  le  19  courant  Ă   trois  heures  du  matin, 

prenez  bien  vos  prĂ©cautions,  de  maniĂšre ce que cette 

fois,  tout  aille  bien.  Pour  vous  seconder,  nous  nous 

sommes arrangĂ©s avec  un des chefs de la cartoucherie 

pour la faire sauter le 17 courant.

Revoyez  bien  vos  instructions,  la  partie  qui  vous 

concerne et que vous commandez en chef.

Soignez toujours la Muette.

La Commune

322

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Le Colonel chef d’état-major,

Ch. CORBIN.

 Le deuxiĂšme versement a Ă©tĂ© opĂ©rĂ© Ă  Londres Ă  votre 

crédit.

Un timbre bleu portant : Ă©tat-major de la garde nationale en 

exergue.

Les  Ă©vĂ©nements  ne permirent  pas  de vĂ©rifier  si  cette  lettre 

Ă©tait  un  moyen  employĂ©  par  Versailles  mĂȘme  pour  Ă©garer  les 

soupçons et les femmes mystĂ©rieuses qui disposent de lettres ou 

en trouvent n’ayant jamais inspirĂ© de confiance Ă  la Commune, 

mais il n’était pas douteux que le crime vint de la rĂ©action.

Tireur juchĂ© sur cette Ă©chasse, 

Si le sang que tu fis verser 

Pouvait tenir sur cette place, 

Tu le boirais sans te baisser.

Cela n’empĂȘchait  pas  le  fameux  quatrain  qui  pour  quelques 

heures changea la colonne en pilori d’ĂȘtre vrai.

Blanchet  et  Emile  ClĂ©ment,  membres  de  la  Commune,  qui 

n’avaient  jamais  donnĂ©  prise  au  soupçon,  furent  dĂ©couverts 

comme  ayant  eu  un  passĂ©  rĂ©actionnaire   ;  peut-ĂȘtre  on  fut 

sĂ©vĂšre,  car  tout  converti  a  Ă©tĂ©  hostile  Ă   l’idĂ©e,  qu’il  dĂ©couvre 

vraie   ;  cette  conversion  Ă©tait  leur  droit,  mais  aussi  en  ces 

derniers  jours,  oĂč  tout  Ă©tait  piĂšge,  il  n’en  pouvait  ĂȘtre 

autrement,  toute  nĂ©gligence  en  pareil  cas  n’est-elle  point 

trahison.

Le manifeste de la mairie du 18

e

  contenait l’exacte vĂ©ritĂ© sur 

la situation. Oui, il fallait vaincre et vaincre vite. De la rapiditĂ© de 

La Commune

323

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l’action  dĂ©pendait  la  victoire ;  voici  quelques  fragments  de  ce 

manifeste adressé aux révolutionnaires de Montmartre.

.  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  . 

.  .  .  .  .  .  .  .  .  

.  .  .

De grandes et belles choses se sont accomplies depuis 

le  18  mars ;  mais notre Ć“uvre  n’est  pas achevĂ©e,  de 

plus  grandes  encore  doivent  s’accomplir  et 

s’accompliront parce que nous poursuivrons notre tĂąche 

sans trĂȘve, sans crainte dans le prĂ©sent ni dans l’avenir.

Mais pour  cela  il  nous  faut  conserver  tout  le  courage, 

toute  l’énergie que nous  avons eus  jusqu’à ce jour,  et 

qui  plus  est,  il  faut  nous  prĂ©parer  Ă   de  nouvelles 

abnĂ©gations, Ă  tous les pĂ©rils, Ă  tous les sacrifices : plus 

nous serons prĂȘts Ă  donner, moins il nous en coĂ»tera.

Le  salut  est  Ă   ce  prix,  et  votre  attitude  prouve 

suffisamment que vous l’avez compris.

Une  guerre  sans  exemple  dans  l’histoire  des  peuples 

nous est faite ; elle nous honore et flétrit nos ennemis.

Vous le savez,  tout ce qui  est  vĂ©ritĂ©,  justice ou  libertĂ© 

n’a jamais pris sa place sous le soleil sans que le peuple 

ait  rencontrĂ©  devant  lui  et  armĂ©s  jusqu’aux  dents  les 

intrigants,  les  ambitieux  et  les  usurpateurs  qui  ont 

intĂ©rĂȘt Ă  Ă©touffer nos lĂ©gitimes aspirations.

Aujourd’hui,  citoyens,  vous  ĂȘtes  en  prĂ©sence  de  deux 

programmes.

La Commune

324

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Le  premier,  celui  des  royalistes  de  Versailles  conduits 

par  la  chouannerie  lĂ©gitimiste  et  dominĂ©s  par  des 

gĂ©nĂ©raux  de  coup  d’État  et  des  agents  bonapartistes 

trois  partis  qui  se  dĂ©chireraient  eux-mĂȘmes  aprĂšs  la 

victoire et se disputeraient les Tuileries.

Ce  programme  c’est  l’esclavage  Ă   perpĂ©tuitĂ©,  c’est 

l’avilissement  de  tout  ce  qui  est  peuple   ;  c’est 

l’étouffement  de l’intelligence et  de la justice ;  c’est  le 

travail mercenaire ; c’est le collier de misĂšre rivĂ© Ă  vos 

cous ;  c’est la menace Ă  chaque ligne ;  on y demande 

votre sang, celui de vos femmes et de vos enfants, on y 

demande  nos  tĂȘtes  comme  si  nos  tĂȘtes  pouvaient 

boucher les trous qu’ils font dans vos poitrines, comme 

si  nos  tĂȘtes tombĂ©es  pouvaient  ressusciter  ceux  qu’ils 

vous ont tués.

Ce  programme,  c’est  le  peuple  Ă   l’état  de  bĂȘte  de 

somme,  ne  travaillant  que  pour  un  amas  d’exploiteurs 

et  de  parasites,  que  pour  engraisser  des  tĂȘtes 

couronnĂ©es,  des  ministres,  des  sĂ©nateurs,  des 

marĂ©chaux, des archevĂȘques et des JĂ©suites.

C’est  Jacques  Bonhomme  Ă   qui  l’on  vend  depuis  ses 

outils jusqu’aux  planches de sa cahute,  depuis la  jupe 

de  sa mĂ©nagĂšre jusqu’aux  langes  de  ses  enfants pour 

payer  les  lourds  impĂŽts  qui  nourrissent  le  roi  et  la 

noblesse, le prĂȘtre et le gendarme.

L’autre  programme,  citoyens,  c’est  celui  pour  lequel 

vous avez fait  trois rĂ©volutions,  c’est  celui  pour  lequel 

La Commune

325

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vous combattez aujourd’hui, c’est celui de la Commune, 

le vĂŽtre, enfin.

Ce  programme,  c’est  la  revendication  des  droits  de 

l’homme, c’est le peuple maĂźtre de ses destinĂ©es ; c’est 

la  justice  et  le  droit  de  vivre  en  travaillant   ;  c’est  le 

sceptre  des  tyrans  brisĂ© sous  le  marteau  de  l’ouvrier, 

c’est l’outil lĂ©gal du capital, c’est l’intelligence punissant 

la ruse et la sottise, c’est l’égalitĂ© d’aprĂšs la naissance 

et la mort.

Et  disons-le,  citoyens,  tout  homme  qui  n’a  pas  son 

opinion  faite  aujourd’hui  n’est  pas  un  homme   ;  tout 

indiffĂ©rent qui  ne prendra pas part Ă  la lutte ne pourra 

jouir  en paix des bienfaits sociaux  que nous prĂ©parons 

sans avoir Ă  en rougir devant ses enfants.

.

 

  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  . 

.  .  .  .  .  .  .  .  .  

.  .  .

Ce  n’est  plus  un  1830  ni  un  48,  c’est  le  soulĂšvement 

d’un grand peuple qui veut vivre libre ou mourir.

Et  il  faut  vaincre  parce  que  la  dĂ©faite  ferait  de  vos 

veuves  des  victimes  pourchassĂ©es,  maltraitĂ©es  et 

vouĂ©es au courroux de vainqueurs farouches, parce que 

vos orphelins  seraient  livrĂ©s Ă  leur  merci  et  poursuivis 

comme  de  petits  criminels,  parce  que  Cayenne  serait 

repeuplĂ©  et  que  les  travailleurs y  finiraient  leurs  jours 

rivĂ©s Ă  la mĂȘme chaĂźne que les voleurs, les faussaires et 

les  assassins,  parce  que  demain  les  prisons  seraient 

La Commune

326

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pleines  et  que  les  sergents  de  ville  solliciteraient 

l’honneur  d’ĂȘtre  vos  geĂŽliers  et  les  gendarmes  vos 

gardes-chiourme,  parce  que  les  fusillades  de  juin 

recommenceraient plus nombreuses et plus sanglantes.

Vainqueurs,  c’est  non  seulement  votre  salut,  celui  de 

vos  femmes,  de  vos  enfants,  mais  encore  celui  de  la 

RĂ©publique et de tous les peuples.

Pas d’équivoque. celui qui s’abstient ne peut mĂȘme pas 

se dire républicain.

.

 

  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  . 

.  .  .  .  .  .  .  .  .  

.  .  .

Courage  donc,  nous  touchons  au  terme  de  nos 

souffrances,  il  ne  se  peut  pas  que  Paris  s’abaisse  au 

point  de  supposer  qu’un  Bonaparte  le  reprenne 

d’assaut ;  il  ne se peut pas qu’on rentre ici  rĂ©gner  sur 

des ruines et sur des cadavres ; il ne se peut pas qu’on 

subisse  le  joug  des  traĂźtres  qui  restĂšrent  des  mois 

entiers sans tirer sur les Prussiens et qui ne restent pas 

une heure sans nous mitrailler.

.

 

  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  . 

.  .  .  .  .  .  .  .  .  

.  .  .

Allons,  pas  d’inutiles   ;  que  les  femmes  consolent  les 

blessĂ©s, que les vieillards encouragent les jeunes gens, 

que  les  hommes  valides  ne regardent  pas  Ă   quelques 

La Commune

327

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annĂ©es prĂšs  pour  suivre  leurs  frĂšres et  partager  leurs 

périls.

Ceux qui ayant la force se disent hors d’ñge se mettent 

dans le cas que la libertĂ© les mette un jour hors la loi et 

quelle honte pour ceux-lĂ .

C’est  une  dĂ©rision.  Les  gens  de  Versailles,  citoyens, 

vous  disent  dĂ©couragĂ©s  et  fatiguĂ©s,  ils  mentent  et  le 

savent bien.  Est-ce quand tout le monde vient Ă  vous ? 

Est-ce  quand  de  tous  les  coins  de  Paris  on  se  range 

sous  votre  drapeau   ?  Est-ce  quand  les  soldats  de  la 

ligne,  vos frĂšres,  vos amis,  se retournent et tirent  sur 

les  gendarmes  et  les  sergents  de ville  qui  poussent  Ă  

vous assassiner ? Est-ce quand la dĂ©sertion se met dans 

les  rangs  de  nos  ennemis,  quand  le  dĂ©sordre, 

l’insurrection  rĂšgnent  parmi  eux  et  que  la  peur  les 

terrifie, que vous pouvez ĂȘtre dĂ©couragĂ©s et dĂ©sespĂ©rer 

de la victoire.

Est-ce quand la France tout entiĂšre se lĂšve et vous tend 

la main,  est-ce quand on a su souffrir  si  hĂ©roĂŻquement 

pendant  huit  mois  qu’on  se fatiguerait  de n’avoir  plus 

que  quelques jours Ă  souffrir,  surtout  quand  la  libertĂ© 

est au bout de la lutte ? Non,  il  faut vaincre et vaincre 

vite,  et  avec  la  paix  le  laboureur  retournera  Ă   sa 

charrue,  l’artiste Ă  ses pinceaux, l’ouvrier Ă  son atelier, 

la  terre  redeviendra  fĂ©conde  et  le  travail  reprendra. 

Avec  la  paix  nous  accrocherons  nos  fusils  et 

reprendrons  nos  outils  et  heureux  d’avoir  bien  rempli 

La Commune

328

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notre devoir,  nous aurons le droit de dire un  jour :  Je 

suis un soldat citoyen de la grande révolution.

Les Membres de la Commune.

DEREURE, J.-B. CLÉMENT, VERMOREL.

Paschal GROUSSET, CLUSERET.

ARNOLD, Th. FERRÉ.

La prĂ©diction s’est rĂ©alisĂ©e, il y eut pire que juin et dĂ©cembre, 

la faute en fut aux fatalitĂ©s rĂ©unies de la trahison bourgeoise, et 

de la connaissance trop imparfaite pour les chefs de l’armĂ©e de 

la Commune, du caractĂšre des combattants et des circonstances 

de la lutte.

Dans l’alternative, tout pouvait servir aussi bien une vĂ©ritable 

armĂ©e disciplinĂ©e, telle que la voulait Rossel, que l’armĂ©e de la 

rĂ©volte telle que la voulait Delescluze, les fanatiques de la libertĂ© 

eussent trouvĂ© beau pour vaincre de s’astreindre Ă  la discipline 

de fer, il fallait les deux armĂ©es, l’une d’airain, l’autre de flamme.

Rossel  ignorait  ce  qu’est  une  armĂ©e  d’insurgĂ©s ;  il  avait  la 

science des armées réguliÚres.

Les dĂ©lĂ©guĂ©s civils Ă  la guerre ne connurent que la grandeur 

gĂ©nĂ©rale de la lutte, aller en avant offrant sa poitrine ; levant la 

tĂȘte  sous  la  mitraille,  c’était  beau,  mais  les  deux  Ă©taient 

nécessaires contre tels ennemis que Versailles.

Dombwroski parfois eut les deux.

Dans un ordre Ă  l’armĂ©e, Rossel s’exprima ainsi.

La Commune

329

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Il est dĂ©fendu d’interrompre le feu pendant un combat, 

quand  mĂȘme  l’ennemi  lĂšverait  la  crosse  en  l’air  ou 

arborerait le drapeau parlementaire.

Il  est  dĂ©fendu  sous peine de mort de continuer  le feu 

aprĂšs  que  l’ordre  de  le  cesser  a  Ă©tĂ©  donnĂ©,  ou  de 

continuer Ă  se porter en avant lorsqu’il a Ă©tĂ© prescrit de 

s’arrĂȘter.  Les  fuyards  et  ceux  qui  resteront  en  arriĂšre 

isolĂ©ment  seront  sabrĂ©s  par  la  cavalerie   ;  s’ils  sont 

nombreux ils seront  canonnĂ©s ;  les chefs militaires ont 

pendant  le combat  tout  pouvoir  pour  faire marcher  et 

faire  obĂ©ir  les  officiers  et  soldats  placĂ©s  sous  leurs 

ordres.

Si  ce  mĂȘme  ordre  eĂ»t  Ă©tĂ©  donnĂ©  de  maniĂšre  Ă   faire 

comprendre  qu’il  s’agissait  d’assurer  la  victoire,  ceux  qu’il 

froissait  l’eussent  acceptĂ©.  Certes les rĂ©voltĂ©s  ne sont  pas  des 

fuyards,  mais  l’armĂ©e  de  Versailles  Ă©tant  le  nombre,  il  fallait 

tactique  et  ardeur.  La  Commune  n’eut  jamais  de  cavalerie   ; 

quelques  officiers  seulement  Ă©taient  montĂ©s.  Les  chevaux 

servaient  pour  les  prolonges  d’artillerie  et  divers  usages 

semblables ;  l’avantage  en  outre a des  chances pour  celui  qui 

attaque.

Rossel,  habituĂ© Ă  la discipline des armĂ©es rĂ©guliĂšres et  dont 

un  arrĂȘt  avait  Ă©tĂ©  commuĂ©  par  la  Commune,  l’accusa  de 

faiblesse,  il se retira sans qu’on se fĂ»t compris, rĂ©clamant dans 

l’ardeur de sa colùre une cellule à Mazas.

Avec  le  concours  de son  ami  Charles  GĂ©rardin,  il  s’échappa 

d’autant plus volontiers, que la Commune le prĂ©fĂ©rait ainsi.

La Commune

330

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Ce fut une perte rĂ©elle. Versailles le prouve en l’assassinant.

Le dĂ©lĂ©guĂ© civil Ă  la guerre, Delescluze, vieux d’annĂ©es, jeune 

de courage, s’écriait dans son manifeste :

La  situation  est  grave,  vous  le  savez   ;  cette  horrible 

guerre  que  vous  font  les  fĂ©odaux  conjurĂ©s  avec  les 

dĂ©bris des rĂ©gimes monarchiques, a dĂ©jĂ  coĂ»tĂ© bien du 

sang  gĂ©nĂ©reux,  et  cependant,  tout  en  dĂ©plorant  les 

pertes douloureuses, quand j’envisage le sublime avenir 

qui  s’ouvrira  pour  nos  enfants,  et  lors  mĂȘme  qu’il  ne 

nous  serait  pas permis  de  rĂ©colter  ce que  nous  avons 

semĂ©,  je  saluerais  encore  avec  enthousiasme  la 

rĂ©volution  du  18  mars  qui  a  offert  Ă   la  France  et  Ă  

l’Europe,  des  perspectives  que  nul  de  nous  n’osait 

espĂ©rer,  il  y  a trois mois.  Donc  Ă  vos  rangs,  citoyens, 

tenez ferme devant l’ennemi.

Nos  remparts  sont  solides  comme  vos  cƓurs.  Vous 

n’ignorez pas d’ailleurs, que vous combattez pour votre 

libertĂ© et pour l’égalitĂ©.

Avec  cette  promesse  qui  vous  a  si  longtemps  frappĂ©s 

que  si  vos  poitrines,  sont  exposĂ©es  aux  balles et  aux 

obus  de  Versailles,  le  prix  qui  vous  est  donnĂ©,  c’est 

l’affranchissement de la France et du monde, la sĂ©curitĂ© 

de  votre  foyer  et  la  vie  de  vos  femmes  et  de  vos 

enfants.

Vous  vaincrez  donc   ;  le  monde  qui  applaudit  Ă   vos 

magnanimes  efforts,  s’apprĂȘte  Ă   cĂ©lĂ©brer  votre 

triomphe qui sera celui de tous les peuples. 

La Commune

331

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Vive la RĂ©publique universelle !  Vive la Commune !

Paris le 10 mai 1871.

 Le dĂ©lĂ©guĂ© civil Ă  la guerre,

 DELESCLUZE. 

On se hĂątait et tout Ă©tait encore Ă  venir.

La  libertĂ©  de  Nouris  avait  Ă©tĂ©  dĂ©crĂ©tĂ©e  dans  les  premiers 

jours, il ne revint jamais.

La maison  de  M.  Thiers dĂ©molie,  avait  empli  la place  Saint-

Georges  de  la  poussiĂšre  de  ses  nids  Ă   rats,  elle  devait  lui 

rapporter un palais.

Mais  qu’importent  les  questions  d’individus ?  nous  sommes 

plus  prĂšs  qu’alors  du  monde  nouveau   ;  Ă   travers  les 

transformations qu’il a subies, il mourrait, si l’éclosion tardait.

Dans les maisons des francs fileurs,  et  dans  les maisons de 

plaisir les plus infectes, sous tous les dĂ©guisements, se cachaient 

les Ă©missaires de l’ordre.

On  crut,  en  exigeant  des  cartes  d’identitĂ©,  les  empĂȘcher 

d’entrer.  Mais  individu  Ă   individu,  comme  goutte  Ă   goutte,  ils 

s’infiltraient dans Paris.

M.  Thiers,  dĂšs  le  11  mai,  avait  demandĂ©  Ă   l’assemblĂ©e 

apeurĂ©e  et  fĂ©roce,  huit  jours  encore,  pour  que  tout  fat 

consommé.

La conspiration des brassards avait Ă©tĂ© dĂ©couverte ; il en Ă©tait 

d’autres restĂ©es inconnues.

La Commune

332

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Versailles  renonçant  Ă   acheter  les hommes  qui  ne  voulaient 

pas se vendre, cherchait Ă  mĂȘler les siens oĂč ils pouvaient livrer 

un mot d’ordre, ouvrir une porte.

Ils  avaient  Ă©tĂ©  mal  inspirĂ©s  en  cherchant  par  l’offre  d’un 

million  et  demi  Ă  acheter  Dombwroski,  qui  en  avertit  le comitĂ© 

de salut public.

Comment  les  gens  de  Versailles  avaient-ils  pu  s’adresser  si 

mal. Dombwroski, chef de la derniĂšre insurrection polonaise, qui 

avait rĂ©sistĂ© presque un an Ă  l’armĂ©e russe, qui depuis avait fait 

la guerre du Caucase et  comme gĂ©nĂ©ral  de l’armĂ©e des Vosges 

avait  montrĂ© que ses qualitĂ©s n’étaient point celles d’un traĂźtre, 

ne pouvait servir la réaction.

Versailles  pourtant  gagnait  du  terrain,  puis  semblait  le 

reperdre,  la souris  victorieuse faisait  tĂȘte,  mordant  le chat  qui 

reculait.

Le 21  mai  au soir,  devait  ĂȘtre donnĂ© un  concert  au  bĂ©nĂ©fice 

des  victimes  de  la  guerre  sociale,  veuves,  orphelins,  fĂ©dĂ©rĂ©s 

blessés en combattant.

Le  nombre  et  le  talent  des  exĂ©cutants  faisaient  de  ces 

concerts  de  vĂ©ritables  triomphes.  Agar  y  disait  des  vers  des 

ChĂątiments. 

Elle  y  chantait  la 

Marseillaise, 

d’une  voix  si 

puissante qu’elle 

hurlait, 

disaient les Versaillais.

Le  dimanche  21  mai,  deux  cents  exĂ©cutants  formaient  une 

masse d’harmonie Ă©norme. De bonne heure l’auditoire dĂ©bordait, 

avide  d’entendre   ;  pourtant  les  cƓurs  se  serraient,  c’était  la 

trahison qu’on sentait monter.

La Commune

333

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Un  peu  avant  cinq  heures,  un  officier  d’état-major  de  la 

Commune, s’avança sur l’estrade et dit :

—  Citoyens,  M.  Thiers  avait  promis d’entrer  hier  dans 

Paris, M. Thiers n’est pas entrĂ©, il n’entrera pas. Je vous 

convie pour  dimanche prochain 28, Ă  la mĂȘme place,  Ă  

notre concert, au profit des veuves et des orphelins de 

la guerre !

Furieusement on applaudit.

Pendant ce temps,  une partie des avant-postes de Versailles 

entraient par la porte de Saint-Cloud.

Un  ancien  officier  d’infanterie  de  marine,  nommĂ©  Ducatel, 

traĂźtre,  encore  sans  emploi,  rĂŽdait,  cherchant  pour  en  avertir 

Versailles, les cĂŽtĂ©s faibles de la dĂ©fense de Paris ;  avec  le peu 

d’hommes  dont  on  disposait,  il  ne doutait  pas  d’en  trouver.  Il 

remarqua que la porte de Saint-Cloud Ă©tait sans dĂ©fense, et avec 

un mouchoir blanc appela un poste de l’armĂ©e de l’ordre.

Un  officier  de  marine  se  prĂ©senta,  au  mĂȘme  moment,  les 

batteries versaillaises cessĂšrent le feu, et par petits pelotons les 

soldats pénétrÚrent dans Paris.

La cessation du feu ne fut pas remarquĂ©e de suite, l’oreille y 

Ă©tait si accoutumĂ©e que plusieurs semaines aprĂšs la dĂ©faite,  on 

croyait  encore l’entendre.  Enfin  on  s’aperçut  de cette cessation 

de  feu.  Quelques-uns en  tiraient  favorable  augure ;  Ă  d’autres 

cela semblait Ă©trange.

RĂ©unis  au  Mont-ValĂ©rien,  M.  Thiers,  Mac-Mahon,  l’amiral 

Pothuau télégraphiaient partout.

La Commune

334

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21 mai 7 heures du soir.

La porte de Saint-Cloud vient de s’abattre sous le feu de 

nos canons,  le gĂ©nĂ©ral Douay s’y est prĂ©cipitĂ© ;  il entre 

en  ce  moment  dans Paris avec  ses  troupes.  Les  corps 

des gĂ©nĂ©raux  Ladmirault et Clinchamp s’ébranlent pour 

les suivre. 

 A. THIERS. 

Vingt-cinq  mille  hommes  de Versailles,  par  trahison  et  sans 

combat, couchĂšrent cette nuit-lĂ  dans Paris.

@

La Commune

335

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IV

L’HÉCATOMBE

I

La lutte dans Paris — L’égorgement

@

Au cri vive la RĂ©publique !

Tomba le vaisseau le 

Vengeur !

(

Vieille Chanson

)

.

Un peu avant l’entrĂ©e des 25.000 hommes du gĂ©nĂ©ral Douay, 

un membre de la Commune, Lefrançais, parcourant la zone de la 

dĂ©fense fut frappĂ© de l’état de solitude et d’abandon de la porte 

de Saint-Cloud.

Sans le hasard qui avait servi la trahison de Ducatel, c’étaient 

les  portes  de  Montrouge,  Vanves,  Vaugirard  que  le  comte  de 

Beaufort avait indiquĂ©es Ă  M. Thiers comme Ă©tant les moins bien 

gardées.

Lefrançais  envoya  Ă   Delescluze  un  avertissement  qui  ne  lui 

parvint pas Ă  temps. â€” Dombwroski, prĂ©venu de son cĂŽtĂ© par un 

bataillon  de  fĂ©dĂ©rĂ©s,  envoya  des  volontaires,  qui 

momentanĂ©ment  arrĂȘtĂšrent les Versailles,  leur  tuant  un  officier 

en  travers  du  quai   ;  ceux  qui  jusque  lĂ ,  avaient  cru  que  la 

bataille  engagĂ©e  trop  tard,  serait  encore  Ă   recommencer,  se 

disaient  maintenant   :  Paris  vaincra   !  et  du  reste,  il  mourra 

La Commune

336

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invaincu !  Ainsi  avaient  fait  Carthage,  Numance,  Moscou,  ainsi 

nous ferions.

Dombwroski  envoya  Ă   Montmartre  un  ou  deux  fĂ©dĂ©rĂ©s, 

madame Danguet,  Mariani et moi. Nous devions tĂącher d’arriver 

et dire qu’il fallait se hĂąter pour la dĂ©fense.

Je  ne sais  quelle heure il  Ă©tait,  la nuit  Ă©tait  calme  et  belle. 

Qu’importait  l’heure ?  il  fallait  maintenant  que  la rĂ©volution  ne 

fĂ»t pas vaincue, mĂȘme dans la mort.

A la Commune les dĂ©fiances avaient triomphĂ©, et quand arriva 

la  dĂ©pĂȘche  de  Dombwroski  apportĂ©e  par  Billioray,  Cluseret 

accusĂ©  de  nĂ©gligence  comparaissait  comme  si  on  avait  eu  le 

temps de discuter.

La sĂ©ance est terminĂ©e, Cluseret acquittĂ©, il n’y a plus d’autre 

préoccupation que la défense de Paris.

La lettre de Dombwroski Ă©tait explicite. 

Dombwroski à guerre et Comité de salut public.

Les Versaillais sont entrés par la porte de Saint-Cloud.

Je  prends des  dispositions pour  les repousser.  Si  vous 

pouvez m’envoyer des renforts, je rĂ©ponds de tout.

DOMBWROSKI.

Le  ComitĂ©  de  salut  public  se  rĂ©unit  Ă   l’HĂŽtel-de-Ville   ;  on 

prend  Ă  la hĂąte les premiĂšres dispositions,  chacun emploie son 

courage.

L’égorgement commençait en silence. Assi allant du cĂŽtĂ© de la 

Muette  vit  dans  la  rue  Bethowen  des  hommes  qui,  couchĂ©s  Ă  

La Commune

337

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terre,  semblaient  dormir.  La  nuit  Ă©tant  claire,  il  reconnaĂźt  des 

fĂ©dĂ©rĂ©s  et  s’approche  pour  les  Ă©veiller,  son  cheval  glisse  dans 

une  mare  de  sang.  Les  dormeurs  Ă©taient  des  morts,  tout  un 

poste égorgé.

L’

Officiel 

de Versailles n’avait-il  pas donnĂ© la marche pour  la 

tuerie, on s’en souvient.

Pas  de  prisonniers   !  Si  dans  le  tas  il  se  trouve  un 

honnĂȘte  homme rĂ©ellement  entraĂźnĂ©  de  force,  vous  le 

verrez bien ; dans ce monde-lĂ , un honnĂȘte homme se 

distingue par son aurĂ©ole ; accordez aux braves soldats 

la  libertĂ© de venger  leurs camarades  en  faisant  sur  le 

thĂ©Ăątre  et  dans 

la  rage 

mĂȘme  de  l’action  ce  que  le 

lendemain ils ne voudraient pas faire de sang-froid.

Tout Ă©tait lĂ . On persuada aux soldats qu’ils avaient Ă  venger 

leurs camarades ; Ă  ceux qui arrivaient dĂ©livrĂ©s de la captivitĂ© de 

Prusse, on disait que la Commune s’entendait avec les Prussiens 

et les crĂ©dules s’abreuvĂšrent de sang dans leur rage.

Afin que comme au 18 mars l’armĂ©e ne levĂąt pas la crosse en 

l’air,  on  gorgea  les  soldats  d’alcool  mĂȘlĂ©,  suivant  l’ancienne 

recette, avec de la poudre et surtout entonnĂ© de mensonges ;  Ă  

l’histoire trop vieille du mobile sciĂ© entre deux planches, on avait 

joint je ne sais quel autre conte aussi invraisemblable.

Paris, cette ville maudite qui rĂȘvait le bonheur de tous, oĂč les 

bandits du ComitĂ© central  et  de  la Commune,  les monstres  du 

ComitĂ© de salut  public  et  de la  sĂ»retĂ© n’aspiraient  qu’à  donner 

leur vie pour le statut de tous,  ne pouvait pas ĂȘtre compris par 

l’égoĂŻsme bourgeois,  plus fĂ©roce encore que l’égoĂŻsme fĂ©odal, la 

La Commune

338

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race bourgeoise ne fut  grande qu’un  demi-siĂšcle Ă  peine,  aprĂšs 

89.  Delescluze,  Dijon  furent  les  derniers  grands  bourgeois 

semblables aux conventionnels.

Les hommes Ă©nergiques de la Commune chacun Ă  son poste, 

le fardeau du  pouvoir  tombĂ© de leurs Ă©paules,  le respect  de la 

lĂ©galitĂ©  anĂ©anti  par  le  devoir  de  vaincre  ou  de  mourir   ;  les 

illusions de l’éternel  soupçon dissipĂ©es dans la grandeur  de leur 

libertĂ©  reconquise  redevinrent  eux-mĂȘmes.  Les  aptitudes  se 

dessinaient sans fausse modestie, sans vanités étroites :

Paris, peut-ĂȘtre soutiendrait la lutte ! qui sait ?

Le dix piĂšces de la Porte Maillot qui n’avaient pas cessĂ© depuis 

six semaines tonnaient toujours, et comme toujours, un artilleur 

tué sur sa piÚce était remplacé par celui qui se précipitait.

Jamais plus de deux servants par piĂšce.

Un  marin  Craon  tenait  encore  en  mourant  les  deux  tire-feu 

qui lui suffisaient pour deux piĂšces, un de chaque main.

Presque tous les héros de ce poste sont restés inconnus.

Ils seront vengĂ©s ensemble Ă  la grande rĂ©volte, le jour oĂč sur 

un front de bataille large comme le monde, l’émeute se relĂšvera.

A  l’aube  du  21  la  Muette  Ă©tait  enlevĂ©e,  l’armĂ©e  entourait 

presque  Paris  venant  rejoindre  les  25.000  hommes  qui  s’y 

étaient glissés pendant la nuit.

Tout ce qui s’est passĂ© dans ces jours-lĂ , s’entasse comme si 

en quelques jours on eût vécu mille ans.

Le tocsin sonne à plein vol, la générale bat dans Paris.

La Commune

339

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Les  fĂ©dĂ©rĂ©s  du  dehors  se  repliaient  sur  Paris,  on  doute  de 

l’entrĂ©e  des  Versaillais   !  L’Observatoire  de  l’Arc-de-Triomphe 

dĂ©ment la nouvelle, mais l’idĂ©e de dĂ©fendre Paris domine.

Vers trois heures du matin,  Dombwroski  arrive au ComitĂ© de 

salut public, il  ne comprend pas l’accusation de suite,  enfin il se 

rend  compte   :  â€”  Quoi   ?  dit-il,  on  a  pu  me  prendre  pour  un 

traĂźtre ? Tous le rassurent, lui tendent la main.

Dereure  qui  avait  Ă©tĂ©  envoyĂ© prĂšs  de lui  comme Johannard 

prĂšs de La Cecillia, Leo Meillet prĂšs de Wrobleski ne lui avait pas 

avec raison parlé de ces odieux soupçons.

Il  voit  que la  confiance  est  restĂ©e,  mais  le  coup  est  portĂ©, 

Dombwroski se fera tuer.

A  la  mairie  de  Montmartre,  La  Cecillia  pĂąle,  dĂ©cidĂ©  Ă   tout 

tenter pour la lutte, cherche à organiser la défense.

Nous nous retrouvons lĂ , plusieurs du ComitĂ© de vigilance, le 

vieux Louis Moreau, Chevalot.

Avec  Louis  Moreau  et  deux  autres,  nous  convenons  d’aller 

nous  rendre  compte,  pour  faire  sauter  la  butte  quand  les 

Versaillais seront entrĂ©s ; car nous sentons bien qu’ils entreront, 

tout  en  rĂ©pĂ©tant :  Paris  vaincra !  ce  dont  nous  sommes  sĂ»rs, 

c’est qu’on se dĂ©fendra jusqu’à la mort.

Sur la porte de la mairie, des fédérés du 61

e

 nous rejoignent.

—  Venez,  me disent-ils,  nous allons mourir,  vous Ă©tiez 

avec nous le premier jour, il faut y ĂȘtre le dernier.

Alors, je fais promettre au vieux Moreau que la butte sautera, 

et  je  m’en  vais  avec  le  dĂ©tachement  du  61

e

  au  cimetiĂšre 

La Commune

340

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Montmartre,  nous  y  prenons position.  Quoique bien  peu,  nous 

pensions tenir, tenir longtemps.

Nous avions par places crénelé les murs avec nos mains.

Des  obus  fouillaient  le  cimetiĂšre  devenant  de  plus  en  plus 

nombreux.

L’un  de  nous  dit  que  c’était  surtout  le  tir  de  la  butte,  qui, 

Ă©tant  trop  court,  tombait  sur  nous,  au  lieu  d’aller  jusqu’à 

l’ennemi   ;  dĂšs  le  17  mai,  on  avait  reconnu  que  ce  tir  Ă©tait 

mauvais, et pendant la matinĂ©e, sons doute pour ce motif, on ne 

s’en Ă©tait pas servi.

Presque tous les fĂ©dĂ©rĂ©s blessĂ©s l’étaient par la butte,  on en 

avertit en les emportant à l’ambulance.

La nuit était venue, nous étions une poignée bien décidés.

Certains  obus venaient  par  intervalles rĂ©guliers ;  on  eĂ»t  dit 

les coups d’une horloge, l’horloge de la mort.

Par cette nuit claire, tout embaumĂ©e du parfum des fleurs, les 

marbres semblaient vivre.

Plusieurs  fois  nous  Ă©tions  allĂ©s  en  reconnaissance,  l’obus 

régulier tombait toujours, les autres variaient.

Je  voulus  y  retourner  seule,  cette  fois  l’obus  tombant  tout 

prĂšs de moi, Ă  travers les branches me couvrit de fleurs, c’était 

prĂšs de la tombe de MĂŒrger.  La  figure  blanche jetant  sur  cette 

tombe des fleurs de marbre,  faisait  un effet charmant,  j’y jetai 

une  partie  des  miennes  et  l’autre,  sur  la  tombe  d’une  amie, 

madame Poulain, qui Ă©tait sur mon chemin.

La Commune

341

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En retournant  prĂšs de mes camarades prĂšs de la tombe sur 

laquelle  est  couchĂ©e  la  statue  de bronze  de  Cavaignac,  ils  me 

dirent : cette fois, vous ne bougerez plus. Je reste avec eux, des 

coups de feu partent des fenĂȘtres de quelques maisons.

Je crois que le jour est venu. Nous avons encore des blessĂ©s 

d’obus. La poignĂ©e se rĂ©duit et voici l’attaque ; il faut du renfort. 

On demande qui ira. Je suis dĂ©jĂ  loin, ayant passĂ© par un trou de 

mur. Je ne sais comment on peut aller aussi  vite,  et pourtant je 

trouve le temps long ; j’arrive Ă  la mairie de Montmartre ; sur la 

place  pleurait  un  jeune homme qu’on  ne  veut  pas employer,  il 

n’a pas de papiers, rien,  â€” il me le raconte ; mais je n’ai pas le 

temps.  â€”  Venez,  lui  dis-je,  et  en  demandant  du  renfort  Ă   La 

Cecillia,  je  lui  montre  le  jeune  homme,  qui,  lui  dit-il,  est 

Ă©tudiant, il n’a pas encore combattu, et il veut combattre.

La Cecillia le regarde,  â€” il lui  fait bon effet. â€” Allez, dit-il. â€” 

Avec cinquante hommes de renfort nous regagnons le cimetiĂšre, 

le jeune homme en est :  il  est heureux.  En avant prĂšs de moi, 

marche Barois,  les  balles pleuvent,  nous marchons  vite,  on  se 

bat au cimetiĂšre. En arrivant nous entrons par le trou, ils ne sont 

plus  lĂ   que quinze,  et  de  nos cinquante nous ne  sommes plus 

guĂšre,  le jeune homme est mort. â€” Nous sommes de moins en 

moins   ;  nous  nous  replions  sur  les  barricades,  elles  tiennent 

encore.

Drapeau  rouge  en  tĂȘte,  les  femmes  Ă©taient  passĂ©es ;  elles 

avaient  leur  barricade  place  Blanche,  il  y  avait  lĂ ,  Elisabeth 

Dmihef,  madame  Lemel,  Malvina  Poulain,  Blanche  Lefebvre, 

Excoffons. AndrĂ©e Leo Ă©tait Ă  celles des Batignolles.  Plus de dix 

La Commune

342

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mille  femmes  aux  jours  de  mai,  Ă©parses  ou  ensemble, 

combattirent pour la liberté.

J’étais  Ă   la  barricade  qui  barrait  l’entrĂ©e  de  la  chaussĂ©e 

Clignancourt, devant le delta ; lĂ , Blanche Lefebvre vint me voir.

Je pus lui  offrir une tasse de cafĂ©, en faisant ouvrir  d’un ton 

menaçant,  le cafĂ© qui Ă©tait prĂšs de la barricade.  Le bonhomme 

fut  effrayĂ©   ;  mais  comme  il  nous  vit  rire,  il  s’exĂ©cuta  assez 

poliment, et on le laissa refermer puisqu’il avait si peur.

Blanche et moi nous nous embrassĂąmes, et elle retourna Ă  sa 

barricade.

Un peu aprĂšs passa Dombwroski Ă  cheval avec ses officiers.

—

Nous sommes perdus, me dit-il, 

—

Non ! lui dis-je ;

il  me tendit les deux  mains :  c’est la derniĂšre fois que je l’ai vu 

vivant.

C’est Ă  quelques pas de lĂ  qu’il fut blessĂ© mortellement, nous 

Ă©tions  encore  sept  Ă   la  barricade,  quand  il  passa  de  nouveau 

cette fois,  couchĂ© sur  une civiĂšre presque mort,  on  le portait  Ă  

LariboisiĂšre oĂč il mourut.

BientĂŽt, des sept, nous n’étions plus que trois.

Un  capitaine  de  fĂ©dĂ©rĂ©s,  grand  brun,  impassible  devant  le 

dĂ©sastre, il me parlait de son fils, un enfant de douze ans Ă  qui il 

voulait  laisser  son  sabre  en  souvenir.  â€”  Vous le  lui  donnerez, 

disait-il, comme s’il eĂ»t Ă©tĂ© probable que quelqu’un survĂ©cĂ»t.

La Commune

343

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Nous  nous  Ă©tions  espacĂ©s  tenant  Ă   nous  trois  toute  la 

barricade, moi au milieu, eux de chaque cÎté.

Mon  autre camarade Ă©tait  trapu,  les Ă©paules carrĂ©es,  il  avait 

les cheveux blonds et les yeux bleus ;  il ressemblait beaucoup Ă  

Poulouin, l’oncle de madame Eudes, mais ce n’était pas lui.

Ce  Breton-lĂ   encore,  n’était  plus  de  ceux  de  Charette,  il 

mettait Ă  sa foi nouvelle la mĂȘme ardeur que sans doute il avait 

mise à l’ancienne quand il y croyait.

Il  y  avait  dans cette face pĂąle le mĂȘme sourire de sauvage, 

qu’avait le noir  d’Issy  aux  dents blanches de loup.  Celui-lĂ  non 

plus, nous ne l’avons pas revu.

A  nous  trois,  on  n’eĂ»t  jamais  cru  que nous  Ă©tions  si  peu ; 

nous  tenions  toujours.  Tout  Ă   coup  voici  des  gardes nationaux 

qui s’avancent, on cesse le feu. â€” Je m’écrie : â€” Venez, nous ne 

sommes que trois !

Au mĂȘme moment, je me sens saisir, soulever et rejeter dans 

la tranchĂ©e de la barricade comme si on eĂ»t voulu m’assommer.

On  le voulait  en  effet !  car  c’étaient  les  Versaillais vĂȘtus en 

gardes nationaux.

Un  peu  Ă©tourdie,  je  sens  que  je  suis  bien  vivante,  je  me 

relĂšve,  plus  rien,  mes  deux  camarades  avaient  disparu.  Les 

Versaillais  Ă©taient  en  train  de  fouiller  les  maisons  prĂšs  de  la 

barricade,  je  m’en  vais,  ailleurs  encore,  comprenant  que  tout 

Ă©tait  perdu ;  je  ne  voyais  plus  qu’une barriĂšre  possible,  et  je 

criais : â€” Le feu devant eux ! le feu ! le feu ! La Cecilia n’a pas 

eu de renforts pourtant. On se battait encore, celles des femmes 

La Commune

344

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qui  n’avaient pas Ă©tĂ© tuĂ©es place Blanche, se rabattirent sur les 

plus proches, place Pigalle.

On  venait  d’élever  une  barricade  dans  des  rues  derriĂšre  la 

chaussĂ©e  Clignancourt,  Ă   main  droite  en  venant  du  delta,  les 

Versaillais,  un  moment  pouvaient  ĂȘtre  pris  entre  deux  feux, 

pendant que les gens peu expĂ©ditifs qui Ă©taient lĂ , discutaient, il 

n’était plus temps.

Dombwroski  aprĂšs  avoir  Ă©tĂ©  portĂ©  Ă   l’HĂŽtel-de-Ville  fut 

emportĂ© pendant la nuit  vers le PĂšre-Lachaise.  En  passant Ă  la 

Bastille,  on  le dĂ©posa au pied  de  la colonne,  oĂč Ă  la lueur  des 

torches  qui  lui  faisaient  une  chapelle  ardente,  les  fĂ©dĂ©rĂ©s  qui 

allaient mourir vinrent saluer le brave qui Ă©tait mort.

Il fut enterrĂ© le matin au PĂšre-Lachaise oĂč il dort couchĂ© dans 

un drapeau rouge.

—

VoilĂ , dit Vermorel, celui qu’on a accusĂ© de trahir !

Il ajouta : 

— Jurons de ne sortir d’ici que pour mourir.

Son  frĂšre,  ses  officiers,  une  partie  de  ses  soldats  Ă©taient 

autour de lui.

Les  Batignolles,  Montmartre,  Ă©taient  pris,  tout  se  changeait 

en  abattoir,  l’ElysĂ©e Montmartre  regorgeait  de  cadavres.  Alors, 

s’allumĂšrent comme des torches les Tuileries, le Conseil d’Etat, la 

LĂ©gion d’honneur, la Cour des Comptes.

Qui  sait,  si  n’ayant plus leur repaire il  serait aussi  facile aux 

rois de revenir.

La Commune

345

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HĂ©las !  ce sont les mille et mille rois de la finance qui  sont 

revenus avec la bourgeoisie.

Ce  qu’on  voyait  alors,  c’était  surtout  le souverain ;  l’empire 

nous avait habitués ainsi.

Le  despotisme  commençait  Ă   avoir  de  multiples  tĂȘtes   ;  il 

continua ainsi.

M.  Thiers,  sitĂŽt  qu’il  connut  la  prise  de  Montmartre,  le 

tĂ©lĂ©graphia Ă  sa maniĂšre en province. Les flammes dardant leurs 

langues  fourchues,  lui  apprirent  que  la  Commune  n’était  pas 

morte. C’est l’heure oĂč les dĂ©vouements ont pris leur

place,  l’heure  aussi  des  reprĂ©sailles  fatales,  quand  l’ennemi 

comme  le  faisait  Versailles,  tranche  les  vies  humaines  comme 

une  faux  dans  l’herbe.  Tandis  qu’au  PĂšre-Lachaise  on  saluait 

pour  la  derniĂšre  fois  Dombwroski,  Vaysset,  qui  pour  mieux 

conspirer  avait  sept  domiciles Ă  Paris,  fut  conduit  devant toute 

une  foule,  sur  le Pont-Neuf  et  fusillĂ© par  ordre  de  FerrĂ©,  pour 

avoir  tentĂ©  de  corrompre  Dombwroski,  il  dit  ces  paroles 

Ă©tranges : 

— Vous rĂ©pondrez de ma mort au comte de Fabrice. 

P... commissaire spĂ©cial de la Commune, dit alors Ă  la foule : 

— Ce misĂ©rable,  au nom  de Versailles,  a voulu acheter 

nos chefs militaires. Ainsi meurent les traĂźtres. 

Tout  quartier  pris par  Versailles  Ă©tait  changĂ©  en  abattoir.  La 

rage du sang Ă©tait si grande, que les Versaillais tuĂšrent de leurs 

propres agents allant Ă  leur rencontre.

La Commune

346

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Les survivants du combat ont  encore le XI

e

  arrondissement. 

Des  membres  de  la  Commune  et  du  comitĂ©  central  se  sont 

rĂ©unis Ă  la bibliothĂšque. Delescluze se lĂšve tragique ; de sa voix 

pareille  Ă   un  souffle,  il  demande  que  les  membres  de  la 

Commune,  ceints  de  leur  Ă©charpe,  passent  en  revue  les 

bataillons. — On applaudit.

Et  comme  venus  Ă   l’appel,  des  bataillons  entrent  par 

poussĂ©es dans la salle, le canon tonne, cette scĂšne est si grande, 

que  ceux  qui  entourent  Delescluze  croient  Ă   la  possibilitĂ©  de 

vaincre.

On  demande  le  directeur  du  gĂ©nie,  il  est  absent,  peut-ĂȘtre 

mort.

Le comitĂ© de salut public  agira sans attendre les absents,  la 

mort est partout, chacun doit combattre jusqu’à ce qu’il tombe.

Au  faubourg  Antoine,  il  y  a  trois  piĂšces,  les  rues 

environnantes ont des barricades.

Place du ChĂąteau-d’Eau, un mur de pavĂ©s et deux piĂšces.

Brunel est au premier, Ranvier aux Buttes Chaumont.

Wrobleski Ă  la Butte aux Cailles. On a confiance.

Il y a des fĂ©dĂ©rĂ©s aux portes Saint-Denis et Saint-Martin. Qui 

sait  si  Delescluze  n’a  pas  raison   ?  La  Commune  vaincra   !  Du 

moins, Paris mourra invaincu.

Des  femmes  entassĂ©es  sur  les  marches  de la Mairie du  XI

e

 

cousent en silence des sacs pour les barricades.

La Commune

347

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A  la salle de la Mairie les membres de la sĂ»retĂ© sont  lĂ  ;  ils 

seront à la hauteur du péril.

Comme Delescluze, FerrĂ©, Varlin, J.-B. ClĂ©ment, Vermorel, ont 

confiance (en la mort sans doute !)

Une  tourmente  de  mitraille  enveloppe  de  tous  cĂŽtĂ©s,  elle 

souffle terrible place du ChĂąteau-d’Eau,  c’est Ă  ce moment  que 

Delescluze y apparaĂźt.

Lissagaray,  tĂ©moin  de  la  mort  magnifique  de  Delescluze,  la 

raconte ainsi :

Avec  Jourde,  Vermorel,  Theisz,  Jaclard,  et  une 

cinquantaine de fĂ©dĂ©rĂ©s, il marchait dans la direction du 

Chñteau-d’Eau.

Delescluze, dit Lissagaray, dans son vĂȘtement ordinaire, 

chapeau,  redingote  et  pantalon  noirs,  Ă©charpe  rouge 

autour  de  la  ceinture,  peu  apparente,  comme  il  la 

portait ; sans armes, s’appuyant sur une canne.

Redoutant  quelque  panique  au  ChĂąteau-d’Eau,  nous 

suivĂźmes le dĂ©lĂ©guĂ©, l’ami.

  Quelques-uns  de  nous  s’arrĂȘtĂšrent  Ă   l’église  Saint-

Ambroise  pour  prendre  des  cartouches.  Nous 

rencontrĂąmes un  nĂ©gociant  d’Alsace,  venu  depuis cinq 

jours  faire  le  coup  de  feu  contre  cette  assemblĂ©e  qui 

avait  livrĂ©  son  pays   ;  il  s’en  retournait  la  cuisse 

traversĂ©e.  Plus  loin,  Lisbonne  blessĂ©  qui  soutenait 

Vermorel, Theisz, Jaclard.

La Commune

348

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Vermorel tomba Ă  son tour griĂšvement blessĂ©. Theisz et 

Jaclard  le  relĂšvent,  l’emportent  sur  une  civiĂšre.  â€” 

Delescluze  serre la main  du  blessĂ©  et  lui  dit  quelques 

mots d’espoir.

A cinquante mĂštres de la barriĂšre le peu de gardes qui 

ont  suivi  Delescluze  s’effacent,  car  les  projectiles 

obscurcissent l’entrĂ©e du boulevard.

Le soleil  se couchait  derriĂšre la place.  Delescluze sans 

regarder s’il Ă©tait suivi, s’avançait du mĂȘme pas, le seul 

ĂȘtre vivant sur la chaussĂ©e du boulevard Voltaire. ArrivĂ© 

à la barricade, il obliqua à gauche et gravit les pavés.

Pour  la  derniĂšre fois cette  face  austĂšre encadrĂ©e dans 

sa courte barbe blanche,  nous apparut  tournĂ©e vers la 

mort.

Subitement  Delescluze  disparut,  il  venait  de  tomber 

foudroyĂ© sur la place du ChĂąteau-d’Eau.

Quelques hommes voulurent le relever,  trois ou  quatre 

tombĂšrent,  il  ne  fallait  plus  songer  qu’à  la  barricade, 

rallier  ses rares  dĂ©fenseurs.  Johannard  au milieu  de la 

chaussĂ©e,  Ă©levant son fusil  et pleurant de colĂšre,  criait 

aux  terrifiĂ©s   :  â€”  Non,  vous  n’ĂȘtes  pas  dignes  de 

défendre la Commune.

La pluie tomba,  nous revĂźnmes laissant abandonnĂ© aux 

outrages  d’un  adversaire  sans  respect  de  la  mort  le 

corps de notre pauvre ami ; il n’avait prĂ©venu personne, 

mĂȘme  ses  plus  intimes.  Silencieux,  n’ayant  pour 

La Commune

349

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confident que sa conscience sĂ©vĂšre,  Delescluze marcha 

Ă  la barricade comme les anciens montagnards allĂšrent 

Ă  l’échafaud. 

(LISSAGARAY, 

Histoire de la Commune.

)

Le sang coulait Ă  flots dans tous les arrondissements pris par 

Versailles.  Par  places,  les soldats lassĂ©s de carnage s’arrĂȘtaient 

comme des fauves repus.

Sans les représailles, la tuerie eût été plus large encore.

Seul  le dĂ©cret  sur  les  otages empĂȘcha Gallifet,  Vinoy,  et  les 

autres, d’opĂ©rer l’égorgement complet des habitants de Paris.

Un  commencement  d’exĂ©cution  de  ce  dĂ©cret  fit  retirer  aux 

pelotons  d’exĂ©cution,  des  prisonniers  qu’à  coups  de  crosse  de 

fusil  on  poussait  au  mur,  oĂč  par  tas restaient  les morts  et  les 

mourants.

Nous  avons  rencontrĂ©  en  CalĂ©donie,  quelques-uns  de  ces 

échappés de la mort.

Rochefort raconte ainsi ce qui lui fut dit par un compagnon de 

route ou plutĂŽt de cage dans les antipodes ; il racontait ceci :

On venait d’exĂ©cuter une quinzaine de prisonniers,  son 

tour  Ă©tait venu,  il  avait  Ă©tĂ©  collĂ© au mur  un  mouchoir 

sur  les  yeux,  car  ces  supplicieurs  y  mettaient  parfois 

des formes.

Il  attendait les douze balles  qui  devaient lui  revenir  et 

commençait  Ă  trouver  le temps un  peu  long,  â€”  tout  Ă  

coup un sergent vint lui dĂ©lier le bandeau fatal, tout en 

La Commune

350

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criant  aux  hommes  du  peloton  d’exĂ©cution :  â€”  Demi-

tour Ă  gauche.

 â€” Qu’y a-t-il ? demanda le patient.

 â€” Il y a, rĂ©pondit d’un ton plein de regret le lieutenant 

chargĂ© de commander le feu, que la Commune vient de 

dĂ©crĂ©ter  qu’elle aussi  fusillerait  les prisonniers si  nous 

continuions Ă  fusiller les vĂŽtres, et que le gouvernement 

interdit maintenant les exécutions sommaires.

C’est  ainsi  que  trente  fĂ©dĂ©rĂ©s  furent  en  mĂȘme  temps 

que celui-lĂ  rendus Ă  la vie, mais non Ă  la libertĂ©, car on 

les envoya sur les pontons d’oĂč mon camarade de geĂŽle 

partit  en  mĂȘme  temps  que  moi  pour  la  Nouvelle-

Calédonie.

(Henri ROCHEFORT, 

Aventures de ma vie, 

3

e

 volume.)

Les  exĂ©cutions  sommaires  reprirent  aprĂšs  le  triomphe  de 

Versailles   ;  les  soldats  eurent  comme  des  bouchers  les  bras 

rouges de sang ; le gouvernement n’avait plus rien à craindre.

On  verra  combien  du  cĂŽtĂ©  de  la  Commune  le  nombre  des 

exĂ©cutions fut infime ! devant les trente-cinq mille, officiellement 

avoués, qui sont plutÎt cent mille et plus.

Reconnu  par  un  bataillon  qu’il  avait  insultĂ©,  et  accusĂ©  sur 

nombreux  tĂ©moignages,  d’intelligence  avec  Versailles,  le  comte 

de Beaufort fut passĂ© par les armes, malgrĂ© l’intervention de la 

cantiniĂšre  Marguerite  Guinder,  femme  Lachaise,  qui  fit  tout  au 

monde pour  le sauver.  Elle fut  plus tard accusĂ©e de sa mort et 

mĂȘme  d’avoir  insultĂ©  son  cadavre,  comme  si  cette  gĂ©nĂ©reuse 

La Commune

351

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femme  eĂ»t  dĂ»  subir  une  punition  pour  avoir  voulu  sauver  un 

traĂźtre !

Chaudey  arrĂȘtĂ©  depuis  quelques  semaines  sous  l’inculpation 

d’avoir le 22 janvier ordonnĂ© de mitrailler la foule, n’eĂ»t pas Ă©tĂ© 

fusillĂ© sans le redoublement de cruautĂ©s de Versailles, malgrĂ© la 

dĂ©pĂȘche Ă  Jules Ferry datĂ©e de l’HĂŽtel-de-Ville le 22 janvier, Ă  2 

heures 50 de l’aprùs-midi.

Chaudey  consent Ă  rester  lĂ , mais prenez des mesures 

le  plus  tĂŽt  possible  pour  balayer  la  place   ;  je  vous 

transmets du reste l’avis de Chaudey.

CAMBON.

Et malgrĂ© mĂȘme, des propos tels que ceux-ci : Les plus forts 

fusilleront  les  autres  sans  les  Ă©gorgements  de  Versailles  â€”  il 

avait semblĂ© avant son emprisonnement ĂȘtre moins hostile. Que 

sa mort comme toutes les autres, comme toutes les fatalitĂ©s de 

l’époque  retombe  sur  les  monstres  qui  Ă©gorgeant  Ă   mĂȘme  le 

troupeau firent des représailles un devoir !

Qu’on fouille les puits ! les carriĂšres, les pavĂ©s des rues, Paris 

entier  est  plein de morts et tant de cendres ont  Ă©tĂ© jetĂ©es aux 

vents, que partout aussi elles ont couvert la terre.

Ceux  qui  formaient  le  peloton  d’exĂ©cution  des  premiers 

otages, farouches volontaires qui jusqu’alors avaient Ă©tĂ©

 

les plus 

doux  des  hommes,  ne  s’écriaient-ils  pas :  Moi,  je  venge  mon 

pùre. Moi, mon fils ; moi, je venge ceux qui n’ont personne !

Pensez-vous si  la bataille recommence que tout souvenir soit 

enseveli sous la terre et que le sang versé ne fleurisse jamais.

La Commune

352

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La  vengeance  des  dĂ©shĂ©ritĂ©s   !  elle  est  plus  grande  que  la 

terre elle-mĂȘme.

Les lĂ©gendes les plus folles coururent  sur  les pĂ©troleuses,  il 

n’y eut pas de pĂ©troleuses â€” les femmes se battirent comme des 

lionnes,  mais je ne vis que moi  criant le feu ! le feu devant ces 

monstres !

Non  pas des combattantes,  mais de malheureuses mĂšres de 

famille,  qui  dans  les quartiers  envahis  se  croyaient  protĂ©gĂ©es, 

par quelque ustensile, faisant voir qu’elles allaient chercher de la 

nourriture  pour  leurs  petits,  (une  boĂźte  au  lait,  par  exemple) 

Ă©taient  regardĂ©es comme incendiaires,  porteuses de pĂ©trole,  et 

collĂ©es au mur ! — Ils les attendirent longtemps leurs petits !

Quelques enfants, sur les bras des mĂšres, Ă©taient fusillĂ©s avec 

elle, les trottoirs étaient bordés de cadavres.

Comme si  on eĂ»t pu dire Ă  des mĂšres,  nous voulons mourir 

invaincus sous Paris en cendres ?

L’HĂŽtel-de-Ville  brĂ»lait  comme  un  lampadaire   !  en  face,  un 

mur de flammes fouettĂ©es par le vent, elle se reflĂ©tait, la flamme 

vengeresse dans les lacs de sang,  passant  sous  les  portes des 

casernes, dans les rues, partout.

BientĂŽt de la caserne Lobeau le sang en deux  ruisseaux  s’en 

alla vers la Seine : longtemps il y coula rouge.

MilliĂšre sur  les marches du PanthĂ©on tombe en  criant :  Vive 

l’humanitĂ© !  Ce  cri  fut  prophĂ©tique,  c’est  celui  qui  aujourd’hui 

nous rassemble.

La Commune

353

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Rigaud fut assassinĂ© rue Gay-Lussac oĂč il demeurait, Ă  l’heure 

mĂȘme  oĂč  le  quartier  fut  pris.  P.  ce  mĂȘme  commissaire  de  la 

Commune  qui  assistait  Ă   l’exĂ©cution  de  Vaysset,  passant  rue 

Gay-Lussac  dans  le  silence  d’épouvante  qui  rĂ©gnait  aprĂšs  la 

victoire  de  l’ordre,  leva  les  yeux,  vers  un  logement,  oĂč 

demeuraient des amis de Gaston Dacosta, une personne Ă©tait Ă  

la  fenĂȘtre  regardant  Ă  terre,  elle  semblait  lui  indiquer  quelque 

chose.

Il aperçut alors un cadavre, Ă©tendu les bras en croix contre le 

trottoir   ;  son  uniforme  Ă©tait  ouvert,  ses  galons  arrachĂ©s,  les 

pieds blancs et petits Ă©taient nus,  ayant Ă©tĂ© dĂ©chaussĂ©s suivant 

l’usage de Versailles ;  â€”  la tĂȘte Ă©tait toute pleine de sang,  qui 

d’un  petit  trou  au  front  ruisselait  sur  la  barbe  et  le  visage,  le 

rendant méconnaissable.

Un tĂ©moin oculaire lui raconta, que Rigaud en arrivant devant 

la maison qu’il habitait, portait son uniforme de commandant du 

114

e

 bataillon, qu’il avait pour le combat.

Son intention Ă©tait de brĂ»ler les papiers qui  Ă©taient dans son 

logement.

Les  soldats  l’avaient  suivi  Ă   son  uniforme   ;  ils  entrĂšrent 

presque  en  mĂȘme  temps  que  lui  et  feignirent  de  prendre  le 

propriĂ©taire, un nommĂ© ChrĂ©tien pour un officier fĂ©dĂ©rĂ© afin que 

la peur lui füt livrer celui qu’ils avaient vu entrer.

Comme ChrĂ©tien protestait, Rigaud entendit, et s’écria : â€” Je 

ne suis pas un lĂąche, et toi, sauve-toi.

La Commune

354

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Il  descendit  fiĂšrement, dĂ©tacha sa ceinture, donna son sabre 

et son revolver, et suivit ceux qui l’arrĂȘtaient.

Au  milieu  de  la  rue  ils  rencontrĂšrent  un  officier  de  l’armĂ©e 

rĂ©guliĂšre qui s’écria : 

—  Quel  est  encore  ce  misĂ©rable   ?  et  s’adressant  au 

prisonnier l’invita à crier : Vive Versailles !

—  Vous  ĂȘtes  des  assassins,  rĂ©pondit  Rigaud.  Vive  la 

Commune !

Ce furent ses derniĂšres paroles, l’officier, un sergent, prit son 

revolver et lui  brĂ»la la cervelle Ă  bout portant,  la balle avait fait 

au milieu du front ce petit trou noir d’oĂč coulait le sang.

Pendant  longtemps  personne  ne  voulut  croire  Ă   la  mort  de 

Rigaud,  certains assuraient l’avoir vu Ă  la tĂȘte de son bataillon, 

mais comme il Ă©tait trĂšs brave il fallut bien Ă  sa longue absence, 

reconnaĂźtre qu’il Ă©tait mort.

Depuis l’entrĂ©e de l’armĂ©e de Versailles, les gardes nationaux 

de l’ordre excitaient l’armĂ©e Ă  la tuerie : les uns ayant trahi, les 

autres ayant peur, qu’on ne les prĂźt pour des rĂ©voltĂ©s, ils eussent 

égorgé la terre, ces imbéciles ayant la férocité des tigres.

La  plupart  cherchant  Ă   donner  des  gages  Ă   Versailles, 

indiquaient  dans  les  quartiers  envahis  les  partisans  de  la 

Commune, faisant fusiller ceux Ă  qui ils en voulaient.

Les coups sourds  des  canons,  le crĂ©pitement  des balles,  les 

plaintes  du  tocsin,  le  dĂŽme  de  fumĂ©e  traversĂ©  de  langues  de 

flammes  disaient  que  l’agonie  de Paris  n’était  pas terminĂ©e  et 

que Paris ne se rendrait pas.

La Commune

355

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Tous  les  incendies  d’alors  ne  furent  pas  le  fait  de  la 

Commune,  certains  propriĂ©taires  ou  commerçants  afin  d’ĂȘtre 

richement  indemnisĂ©s de bĂątisses ou  de  marchandises dont  ils 

ne savaient que faire, y mirent le feu.

D’autres incendies furent allumĂ©s par les bombes incendiaires 

de Versailles, ou s’enflammùrent.

Celui  du ministĂšre des finances fut Ă  l’aide de faux attribuĂ© Ă  

FerrĂ©, qui ne l’eĂ»t pas niĂ© s’il l’eĂ»t fait : — il gĂȘnait la dĂ©fense.

Parmi  les volontaires du massacre qui  donnent des gages de 

fidĂ©litĂ© Ă  Versailles en l’assistant dans la tuerie, furent, dit-on, un 

vieux,  ancien  maire  d’un  arrondissement,  un  chef  de bataillon 

qui trahissait la Commune, des brassardiers simples amateurs de 

tuerie ;  ils conduisent les meutes versaillaises en dĂ©mence eux-

mĂȘmes.

La chasse aux fĂ©dĂ©rĂ©s Ă©tait largement engagĂ©e, on Ă©gorgeait 

dans  les  ambulances ;  un  mĂ©decin,  le  docteur  Faneau  qui  ne 

voulut pas livrer ses blessĂ©s, fut lui-mĂȘme passĂ© par les armes. 

— Quelle scùne !

L’armĂ©e de Versailles rĂŽde essayant de tourner  par le canal, 

par les remparts, les derniers défenseurs de Paris.

La barricade du  faubourg  Antoine est  prise,  les  combattants 

fusillĂ©s, quelques-uns, rĂ©fugiĂ©s dans la cour de la citĂ© Parchappe 

attendent   :  ils  n’ont  pas  d’autre  asile   ;  l’institutrice, 

mademoiselle Lonchamp  leur  montre  un  endroit  du  mur  oĂč  ils 

peuvent  s’échapper  par  un  trou  qu’ils  agrandissent,  les  voilĂ  

sauvés.

La Commune

356

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Versailles Ă©tend sur Paris un immense linceul rouge de sang ; 

un seul angle n’est pas encore rabattu sur le cadavre.

Les mitrailleuses moulent dans les casernes. On tue comme Ă  

la  chasse ;  c’est une boucherie humaine :  ceux  qui,  mal  tuĂ©s, 

restent debout ou courent contre les murs, sont abattus Ă  loisir.

Alors  on  se souvient  des  otages,  des  prĂȘtres,  trente-quatre 

agents de Versailles et de l’Empire sont fusillĂ©s.

Il  y  a  dans  l’autre  poids  de  la  balance  des  montagnes  de 

cadavres. Le temps est passĂ© oĂč la Commune disait : il n’y a pas 

de drapeau pour  les veuves et les orphelins,  la Commune vient 

d’envoyer  du  pain  Ă   74  femmes  de  ceux  qui  nous  fusillent.  Il 

n’était  pas  Ă©loignĂ©  pourtant  de  bien  des jours,  mais  ce  n’était 

plus l’heure de la misĂ©ricorde.

Les portes du  PĂšre-Lachaise oĂč se sont rĂ©fugiĂ©s des fĂ©dĂ©rĂ©s 

pour les derniers combats sont battues en brĂšche par les canons.

La  Commune  n’a  plus  de  munitions,  elle  ira  jusqu’à  la 

derniĂšre cartouche.

La poignĂ©e de braves du  PĂšre-Lachaise se bat  Ă  travers les 

tombes contre une armĂ©e, dans les fosses,  dans les caveaux au 

sabre,  Ă   la  baĂŻonnette,  Ă   coups  de  crosse  de  fusil   ;  les  plus 

nombreux,  les  mieux  armĂ©s,  l’armĂ©e  qui  garda  sa  force  pour 

Paris assomme, Ă©gorge les plus braves.

Au grand mur  blanc  qui  donne sur la rue du Repos,  ceux qui 

restent  de  cette  poignĂ©e  hĂ©roĂŻque,  sont  fusillĂ©s  Ă   l’instant.  Ils 

tombent en criant : Vive la Commune !

La Commune

357

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LĂ  comme partout, des dĂ©charges successives achĂšvent ceux 

que  les  premiĂšres  ont  Ă©pargnĂ©s   ;  quelques-uns  achĂšvent  de 

mourir sous les tas de cadavres ou sous la terre.

Une  autre  poignĂ©e,  ceux  des  derniĂšres  heures  ceints  de 

l’écharpe rouge s’en  vont vers la barricade de la rue Fontaine-

au-Roi ; d’autres membres de la Commune et du comitĂ© central 

viennent se joindre Ă  ceux-lĂ  et dans cette nuit de mort majoritĂ© 

et minorité se tendent la main.

Sur la barricade flotte un immense drapeau rouge :  il  y a lĂ  

les  deux  FerrĂ©  ThĂ©ophile et  Hippolyte,  J.-B.  ClĂ©ment,  Cambon, 

un garibaldien, Varlin, Vermorel, Champy.

La barricade de la rue Saint-Maur vient de mourir, celle de la 

rue  Fontaine-au-Roi  s’entĂȘte,  crachant  la  mitraille  Ă   la  face 

sanglante de Versailles.

On sent la bande furieuse des loups qui s’approchent, il n’y a 

plus  Ă   la  Commune  qu’une  parcelle  de  Paris,  de  la  rue  du 

faubourg du Temple au boulevard de Belleville.

Rue Ramponeau,  un  seul  combattant Ă  une barricade arrĂȘta 

un instant Versailles.

Les seuls encore debout, en ce moment oĂč se tait le canon du 

PĂšre-Lachaise, sont ceux de la rue Fontaine-au-Roi.

Ils n’ont plus pour  longtemps de mitraille,  celle de Versailles 

tonne sur eux.

Au moment oĂč vont partir leurs derniers coups, une jeune fille 

venant de la barricade de la rue Saint-Maur  arrive leur  offrant 

La Commune

358

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ses services :  ils voulaient l’éloigner de cet endroit de mort, elle 

resta malgré eux.

Quelques instants aprĂšs la barricade jetant en une formidable 

explosion  tout  ce qui  lui  restait de mitraille,  mourut dans cette 

dĂ©charge  Ă©norme,  que  nous  entendĂźmes  de  Satory ;  ceux  qui 

Ă©taient prisonniers ; Ă  l’ambulanciĂšre de la derniĂšre barricade et 

de  la  derniĂšre  heure,  J.-B.  ClĂ©ment  dĂ©dia  longtemps  aprĂšs  la 

chanson des Cerises. — Personne ne la revit.

.  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  . .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  . 

J’aimerai toujours le temps des cerises 

C’est de ce temps-lĂ , que je garde au cƓur, 

Une place ouverte.

Et dame fortune en m’étant offerte, 

Ne saurait jamais calmer ma douleur. 

J’aimerai toujours le temps des cerises, 

Et le souvenir que je garde au cƓur.

J.-B. CLÉMENT.

.  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  . .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .

La Commune Ă©tait morte, ensevelissant avec elle des milliers 

de héros inconnus.

Ce dernier coup de canon Ă  double charge Ă©norme et lourd ! 

Nous sentions bien  que c’était  la fin ;  mais tenaces comme on 

l’est dans la dĂ©faite, nous n’en convenions pas.

Comme  je  prĂ©tendais  en  avoir  entendu  d’autres,  un  officier 

qui Ă©tait lĂ , pĂąlit de fureur, ou peut-ĂȘtre de crainte, que ce ne fĂ»t 

la vérité.

Ce  mĂȘme  dimanche  28  mai,  le  marĂ©chal  Mac-Mahon  fit 

afficher dans Paris désert.

Habitants de Paris,

La Commune

359

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L’armĂ©e de la France est venue vous sauver !  Paris est 

dĂ©livrĂ©,  nos  soldats  ont  enlevĂ©  en  quatre  heures  les 

derniĂšres  positions  occupĂ©es  par  les  insurgĂ©s. 

Aujourd’hui  la lutte  est  terminĂ©e,  l’

ordre

,  le 

travail, 

la 

sĂ©curitĂ© 

vont renaĂźtre.

Le maréchal de France commandant en chef.

MAC-MAHON, duc de Magenta.

Ce  dimanche-lĂ ,  du  cĂŽtĂ©  de  la  rue  de  Lafayette  fut  arrĂȘtĂ© 

Varlin : on lui lia les mains et son nom  ayant attirĂ© l’attention, il 

se trouva bientÎt entouré par la foule étrange des mauvais jours.

On le mit au milieu d’un piquet de soldats pour le conduire Ă  

la butte qui Ă©tait l’abattoir.

La  foule  grossissait,  non  pas  celle  que  nous  connaissions 

houleuse, impressionnable, gĂ©nĂ©reuse, mais la foule des dĂ©faites 

qui vient acclamer les vainqueurs et insulter les vaincus, la foule 

du 

vĂŠ victis 

Ă©ternel.

La  Commune  Ă©tait  Ă   terre,  cette  foule,  elle,  aidait  aux 

Ă©gorgements.

On  allait  d’abord  fusiller  Varlin  prĂšs  d’un  mur,  au  pied  des 

buttes,  mais une  voix  s’écria :  â€”  Il  faut  le  promener  encore ; 

d’autres criaient : — Allons rue des Rosiers.

Les  soldats  et  l’officier  obĂ©irent ;  Varlin  toujours  les  mains 

liĂ©es,  gravit  les  buttes,  sous  l’insulte,  les cris,  les  coups ;  il  y 

avait  environ  deux  mille  de  ces  misĂ©rables   ;  il  marchait  sans 

faiblir,  la  tĂȘte  haute,  le  fusil  d’un  soldat  partit  sans 

La Commune

360

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commandement et termina son supplice,  les autres suivirent.  â€” 

Les soldats se prĂ©cipitĂšrent pour l’achever, il Ă©tait mort.

Tout le Paris rĂ©actionnaire et badaud,  celui qui  se cache aux 

heures terribles n’ayant plus rien Ă  craindre 

vint voir 

le cadavre 

de Varlin. Mac-Mahon secouant sans cesse les huit cents

et  quelques  cadavres  qu’avait  faits  la Commune,  lĂ©galisait  aux 

yeux des aveugles, la terreur et la mort.

Vinoy,  Ladmirault,  Douay,  Clinchamp,  dirigeaient  l’abattoir 

Ă©cartelant, dit Lissagaray, Paris, Ă  quatre commandements.

Combien  eĂ»t  Ă©tĂ© plus  beau  le  bĂ»cher  qui,  vivants  nous eĂ»t 

ensevelis,  que  cet  immense  charnier   !  Combien  les  cendres 

semĂ©es  aux  quatre  vents  pour  la  libertĂ© eussent  moins  terrifiĂ© 

les populations, que ces boucheries humaines !

Il  fallait  aux  vieillards  de  Versailles  ce  bain  de  sang  pour 

réchauffer leurs vieux corps tremblants.

Les  ruines  de  l’incendie  du  dĂ©sespoir  sont  marquĂ©es  d’un 

sceau Ă©trange.

L’HĂŽtel-de-Ville  de  ses  fenĂȘtres  vides  comme  les  yeux  des 

morts, regarda dix ans venir la revanche des peuples ; la grande 

paix  du monde qu’on attend toujours,  elle regarderait encore si 

l’on n’eĂ»t abattu la ruine.

Au  retour  de  CalĂ©donie,  je  pus  la  saluer   ;  La  Cour  des 

comptes,  les  Tuileries  attestent  encore  qu’on  voulut  mourir 

invaincus   ;  aujourd’hui  seulement  les  ruines  de  la  Cour  des 

comptes vont ĂȘtre enlevĂ©es pour les travaux de l’Exposition.

La Commune

361

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On y vend aux enchĂšres les fresques de ThĂ©odore Chassereau 

dont  une seule la 

Force  et  l’Ordre 

est  en  bon  Ă©tat  et  des lots 

d’arbres  poussĂ©s  dans  les  ruines  et  couverts  d’oiseaux  effarĂ©s 

auxquels  ils donnaient  asile.  Au lieu  des palais,  si  les  masures 

eussent flambĂ©, afin que plus jamais on n’y mourĂ»t de misĂšre, la 

tuerie peut-ĂȘtre eĂ»t Ă©tĂ© moins facile.

Ne nous plaignons pas de la lenteur des choses,  le germinal 

séculaire croßt dans cet humus de mort.

La patience de ceux qui souffrent semble Ă©ternelle mais avant 

le raz  marĂ©e,  les flots aussi,  sont patients et doux,  ils reculent 

avec de longues vagues molles : ce sont celles-lĂ  mĂȘme qui vont 

s’enfler  et  revenir  semblables Ă   des montagnes,  s’effondrer  en 

mugissant sur le rivage, et avec elles l’engloutir dans l’abüme.

Ainsi nous l’avons vu au pays des cyclones avec l’implacabilitĂ© 

des luttes de la nature,  nous avons eu le mirage de la bataille. 

L’eau  sur  les  forĂȘts  se  verse  en  effondrements  soudains, 

s’égrĂšne et crĂ©pite comme la fusillade.

Les arbres se rompent  avec  fracas,  les rocs sont  mordus de 

brĂšches  et  le  chƓur  des  tempĂȘtes  emplit  les  plages  dans  le 

silence profond des ĂȘtres.

Des  chutes profondes,  des arrachements  inconnus,  pareils  Ă  

des  plaintes  humaines  s’étendent,  scandĂ©es,  lĂ   aussi,  par  le 

canon d’alarme.

Plus  haut  que  les cuivres,  sonnent  les  trompes du  vent,  et 

grisante comme la poudre est l’électricitĂ© rĂ©pandue dans l’air.

La Commune

362

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Les  flots  rauquent,  jetant  aux  rochers  comme  Ă   l’escalade 

leurs griffes blanches d’écume.

L’ocĂ©an soulevĂ© par des forces terribles, est prĂ©cipitĂ© dans les 

gouffres  comme  si  des  bras  immenses  le  prenaient  et  le 

rejetaient ainsi que la pĂąte au pĂ©trin, et avec ces forces terribles 

se dĂ©veloppent des puissances inconnues,  le flot du sang monte 

plus  large  au  cƓur,  ramenant  toutes  ces  confuses  choses  de 

l’abĂźme  et  du  lointain  passĂ©,  qu’on  revit  dans  les  Ă©lĂ©ments 

déchaßnés.

Dans la lutte implacable de Paris, l’impression Ă©tait la mĂȘme, 

mais c’était  en  avant qu’elle emportait le cƓur  dans le lointain 

devenir du progrĂšs.

Peut-ĂȘtre  avons-nous  ainsi  vĂ©cu  les  transformations 

Ă©ternelles.

AttirĂ©es  par  le  carnage  et  suivant  l’armĂ©e  rĂ©guliĂšre,  on  vit 

lorsque  la  Commune  fut  morte,  apparaĂźtre  un  peu  avant  les 

mouches  des  charniers,  ces  goules  remontant,  elles  aussi,  au 

lointain passĂ©, peut-ĂȘtre tout simplement folles, ayant la rage et 

l’ivresse du sang.

VĂȘtues avec Ă©lĂ©gance, elles rĂŽdaient Ă  travers le carnage, se 

repaissant de la vue des morts, dont elles fouillaient du bout de 

leur ombrelle les yeux sanglants.

Quelques-unes,  prises  pour  des pĂ©troleuses,  furent  fusillĂ©es 

sur le tas avec les autres.

II

La Commune

363

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La curée froide

@

Paris sanglant, au clair de lune, 

RĂȘve sur la fosse commune.

(Victor Hugo.)

Au  chenil  les soirs  de chasse,  aprĂšs  la  curĂ©e  chaude  sur  le 

corps pantelant de la bĂȘte Ă©gorgĂ©e les valets de meutes jettent 

aux  chiens  du  pain  trempĂ©  de  sang ;  ainsi  fut  offerte par  les 

bourgeois de Versailles, la curée froide aux égorgeurs.

D’abord la tuerie en masse, avait eu lieu quartier par quartier 

Ă  l’entrĂ©e de l’armĂ©e rĂ©guliĂšre, puis la chasse au fĂ©dĂ©rĂ©, dans les 

maisons, dans les ambulances, partout.

On  chassait  dans  les  catacombes  avec  des  chiens  et  des 

flambeaux,  il  en  fut  de  mĂȘme  dans  les  carriĂšres  d’AmĂ©rique, 

mais la peur s’en mĂȘla.

Des  soldats  de  Versailles,  Ă©garĂ©s  dans  les  catacombes, 

avaient pensé périr.

La vĂ©ritĂ©  est  qu’ils avaient  Ă©tĂ©  guidĂ©s  pour  en  sortir  par  le 

prisonnier  qu’ils  venaient  de faire,  et  que n’ayant  pas voulu le 

livrer  en  retour,  pour  ĂȘtre  fusillĂ©,  ils lui  avaient  laissĂ© la vie ce 

qu’ils  tinrent  secret   :  leurs  maĂźtres,  les  eussent  eux-mĂȘmes 

punis  de  mort.  Ils  rĂ©pandirent  sur  les  catacombes 

d’épouvantables rĂ©cits.

Le bruit ayant d’un autre cĂŽtĂ© couru que des fĂ©dĂ©rĂ©s armĂ©s se 

cachaient dans les carriĂšres d’AmĂ©rique, l’ardeur se ralentit pour 

ces chasses,  dont  celles du fox  en  Angleterre donnent assez la 

marche.  La  bĂȘte  parfois  regarde  passer  les  chiens  et  les 

La Commune

364

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chasseurs, d’autres fois on l’a vue,  elle semble paresseuse Ă  se 

lancer  en  avant,  pour  subir  sur  elle  la  chaude  haleine  des 

chiens ; le dégoût prenait ainsi les hommes pourchassés.

Quelques-uns en paix moururent de faim, rĂȘvant de libertĂ©.

Les  officiers  de  Versailles,  maĂźtres  absolus  de  la  vie  des 

prisonniers, en disposaient à leur gré.

Les  mitrailleuses  Ă©taient  moins  employĂ©es  qu’aux  premiers 

jours ;  il  y  avait  maintenant  quand  le  nombre  de  ceux  qu’on 

voulait  tuer  surpassait  dix,  des  abattoirs  commodes,  les 

casemates  des  forts  qu’on  fermait,  une  fois  les  cadavres 

entassĂ©s, le bois de Boulogne, ce qui en mĂȘme temps procurait 

une promenade.

Mais  tout  Ă©tant  plein  de  morts,  l’odeur  de  cette  immense 

sĂ©pulture attirait sur la ville morte l’essaim horrible des mouches 

des charniers ;  les vainqueurs craignant  la  peste  suspendirent 

les exécutions.

La  mort  n’y  perdait  rien   :  les  prisonniers  entassĂ©s  Ă  

l’Orangerie,  dans  les  caves,  Ă   Versailles,  Ă   Satory,  sans  linge 

pour  les  blessĂ©s,  nourris  plus  mal  que  des  animaux,  furent 

bientĂŽt dĂ©cimĂ©s par la fiĂšvre et l’épuisement.

Quelques-uns  apercevant  leurs  femmes  ou  leurs  enfants  Ă  

travers les grilles devenaient subitement fous.

D’autre part, les enfants, les femmes, les vieux, cherchaient Ă  

travers les fosses communes,  essayant  de reconnaĂźtre les leurs 

dans les charretées de cadavres incessamment versées.

La Commune

365

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La  tĂȘte  basse,  des  chiens  maigres  y  rĂŽdaient  en  hurlant   ; 

quelques coups de sabre avaient raison des pauvres bĂȘtes, et si 

la  douleur  des  femmes  ou  des  vieux  Ă©tait  trop  bruyante,  ils 

Ă©taient arrĂȘtĂ©s.

Il y avait dans les premiers temps je ne sais quelle promesse 

de  500  francs  de  rĂ©compense  pour  indiquer  le  refuge  d’un 

membre de la  Commune ou du ComitĂ© central,  cela  courait  en 

France et  Ă   l’étranger.  Tous  ceux  qui  se  sentaient  capables  de 

vendre un proscrit étaient invités.

La lettre suivante fut adressĂ©e de Versailles 

dĂšs

 

le 

20

 mai 

aux 

agents des gouvernements Ă  l’étranger par le gouvernement de 

Versailles.

Monsieur,

L’Ɠuvre abominable des scĂ©lĂ©rats qui  succombent sous 

l’hĂ©roĂŻque effort de notre armĂ©e ne peut ĂȘtre confondue 

avec  aucun  acte  politique,  elle  constitue  une sĂ©rie  de 

forfaits prĂ©vus et punis par les lois de tous les peuples 

civilisés.

L’assassinat,  le  vol,  l’incendie  systĂ©matiquement 

ordonnĂ©s,  prĂ©parĂ©s  avec  une  infernale  habiletĂ©  ne 

doivent permettre Ă  leurs complices d’autre refuge que 

celui de l’expiation lĂ©gale.

Aucune nation ne peut les couvrir  d’immunitĂ© et sur  le 

sol de toutes, leur prĂ©sence serait une honte et un pĂ©ril. 

Si  donc  vous apprenez qu’un  individu  compromis dans 

l’attentat de Paris a franchi la frontiĂšre de la nation prĂšs 

La Commune

366

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de laquelle vous ĂȘtes accrĂ©ditĂ©, je vous invite Ă  solliciter 

des  autoritĂ©s  locales  son  arrestation  immĂ©diate  et  Ă  

m’en donner de suite avis pour que je rĂ©gularise cette 

situation par une demande d’extradition.

Jules FAVRE.

L’Angleterre  pour  toute  rĂ©ponse  reçut  les  proscrits  de  la 

Commune ; le gouvernement espagnol et le gouvernement belge 

envoyÚrent seuls leur adhésion à Versailles.

La  Belgique  pourtant,  aprĂšs  les  premiers  moments,  oĂč  la 

maison  de  Victor  Hugo  fut  assiĂ©gĂ©e,  parce  qu’il  avait  quoique 

mal  renseignĂ©  sur  plusieurs  personnalitĂ©s,  offert  un  asile  aux 

fugitifs,  aprĂšs les premiers moments,  disons-nous,  la Belgique, 

plus  au  courant  des  Ă©vĂ©nements  ouvrit  ses  portes  et  ne  les 

referma plus.

Vaughan,  Deneuvillers,  Constant  Martin  reprĂ©sentaient  les 

malfaiteurs.

L’hospitalitĂ©  large,  et  dĂšs  le  premier  instant,  est  depuis 

longtemps  la  gloire  de  l’Angleterre.  Comme  d’autres  puisent 

dans  le  passĂ©  les  fĂ©rocitĂ©s  disparues,  elle  y  puisa,  elle,  cette 

vertu : l’hospitalitĂ©.

Aujourd’hui  encore les proscrits qui  fuient les boucheries  du 

sultan  rouge,  les  torturĂ©s  Ă©chappĂ©s  Ă   Montjuich  trouvent  Ă  

Londres,  comme  y  trouvĂšrent  les  fugitifs de la Commune,  une 

pierre oĂč reposer leur tĂȘte.

Un  journal  belge, 

la  LibertĂ©, 

ayant  reproduit  le  douloureux 

rĂ©cit  d’un  prisonnier  arrĂȘtĂ©  Ă  la prise  de  ChĂątillon  et  envoyĂ©  Ă  

La Commune

367

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Brest,  aprĂšs mille insultes, on comprit Ă  la fois le caractĂšre des 

fĂ©dĂ©rĂ©s  et  la  fĂ©rocitĂ©  de  Versailles ;  les  choses  s’éclaircirent  Ă  

Bruxelles comme à Londres [note n° 2, page 410.]

AprĂšs la prise de Paris, il y a plus de rigueur encore.

Les soldats et les gendarmes avaient l’ordre, s’ils entendaient 

quelque  bruit  Ă   l’intĂ©rieur  des  wagons  Ă   bestiaux,  oĂč  les 

prisonniers  Ă©taient  entassĂ©s  pour  les  longues  distances,  de 

dĂ©charger leur revolver par les trous pratiquĂ©s Ă  cause de l’air â€” 

(l’ordre fut exĂ©cutĂ©). Satory Ă©tait l’entrepĂŽt d’oĂč l’on envoyait les 

prisonniers Ă  la mort, aux pontons, ou Ă  Versailles.

Le  sang  ne  sĂ©chait  pas  facilement  sur  les  pavĂ©s,  la  terre 

gorgĂ©e n’en pouvait plus boire, on croyait encore le voir ruisseler 

pourpré sur la Seine.

Il  fallait  faire  disparaĂźtre  les  cadavres,  les  lacs  des  buttes 

Chaumont  rendaient  les  leurs,  ils  flottaient  ballonnĂ©s  Ă   la 

surface.

Ceux  qu’on  avait  enterrĂ©s  Ă   la  hĂąte  se  gonflaient  sous  la 

terre   ;  comme  le  grain  qui  germe,  ils  levaient  crevassant  la 

surface.

On avait remuĂ© pour les emporter aux fosses communes, les 

plus larges amas de chairs putrĂ©fiĂ©es, on les porta partout oĂč il 

en pouvait  tenir ;  dans les casemates oĂč on finit par  les brĂ»ler 

avec  du pĂ©trole et du goudron,  dans les fosses creusĂ©es autour 

des cimetiĂšres ; on en brĂ»la par charretĂ©es place de l’Etoile.

Quand  pour  la  prochaine exposition  on  creusera  la terre  au 

Champ-de-Mars, peut-ĂȘtre malgrĂ© les flammes allumĂ©es sur les 

La Commune

368

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longues files oĂč on les couchait sous les lits de goudron, verra-t-

on  les  os  blanchis  calcinĂ©s  apparaĂźtre  rangĂ©s  sur  le  front  de 

bataille, comme ils furent aux jours de mai.

Quelques-uns  se  souviendront  des  lueurs  rougeĂątres   ;  de 

l’épaisse fumĂ©e qu’à certains soirs,  aprĂšs que Paris fut mort, on 

voyait  de  loin  :  â€”  c’était  le  bĂ»cher  d’oĂč  s’exhalait  une  odeur 

infecte.

Il  y  avait  de  ces  morts-lĂ   qu’on  attendait  encore,  on  les 

attendit  longtemps   ;  quand  on  se  lassa  de  ne  rien  voir.  On 

espérait presque malgré tout.

Puis,  des  femmes,  sous  leurs  vieux  chĂąles  cachant  des 

pincĂ©es de graines,  furtivement les semĂšrent sur  les fosses des 

cimetiĂšres.

Elles y poussaient largement, quelques-unes fleurirent comme 

des  gouttes  de  sang,  alors  les  femmes  furent  surveillĂ©es,  et 

grossiĂšrement insultĂ©es : â€”  en dĂ©pit de tout,  les fosses Ă©taient 

toujours fleuries.

L’une,  madame  Gentil,  dont  le  mari  avait  combattu  en  48, 

peut-ĂȘtre  mĂȘme en  1830,  laissa  pendant  des  annĂ©es  sa  porte 

seulement poussĂ©e, afin qu’il pĂ»t rentrer sans Ă©veiller l’attention.

Il  avait bien traversĂ© les jours de juin, il Ă©tait rentrĂ© un soir, 

pourquoi ne rentrerait-il pas aux jours de mai ?

Elle appelait ses jardins les fleurs des tombes,  et les cultivait 

pour  les  morts,  son  mari,  elle  ne  voulait  pas  qu’il  le  fĂ»t,  son 

chien,  un  gros  mouton  blanc  l’attendait  Ă   la  porte  des 

cimetiĂšres ; la nuit, avec elle il attendait le maĂźtre.

La Commune

369

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Madame Gentil  crut  connaĂźtre  l’endroit  oĂč  l’on  avait  enterrĂ© 

Delescluze ; elle en fit part Ă  sa sƓur avec qui souvent elle Ă©tait.

On  ne l’arrĂȘta pas,  peut-ĂȘtre le dut-elle Ă  ce qu’on la voyait 

attendre son mari qu’on aurait pris avec elle ; â€” peut-ĂȘtre aussi 

le  dut-elle  Ă   une  famille  influente  qui,  Ă   son  insu,  avait  Ă©tĂ© 

touchĂ©e de cet entĂȘtement contre la mort.

A  notre  retour  de  CalĂ©donie,  madame  Gentil,  heureuse 

comme  elle  ne  l’avait  point  Ă©tĂ©  depuis  longtemps,  tressaillait 

encore tout en partageant Ă  ceux qui n’avaient rien son pauvre 

magasin,  quand  elle entendait  des pas qui  lui  rappelaient  ceux 

de son mari, et le chien dressait les oreilles.

Nous  avons  dit  que  le  chiffre  de  trente-cinq  mille  adoptĂ© 

officiellement pour les victimes de la rĂ©pression de Versailles ne 

peut ĂȘtre pris comme rĂ©el.

La lettre de Benjamin Raspail  Ă  Camille Pelletan,  en contient 

d’indiscutables preuves que nombre d’autres depuis sont venues 

corroborer.

Mon cher ami,

  On  aura  beau  faire  pour  Ă©tablir  le  chiffre  des  morts 

pendant  la  tuerie  qui  a  suivi  la  rĂ©pression  de  la 

Commune, on n’arrivera jamais à en savoir le nombre.

D’aprĂšs votre article,  paru samedi dans la 

Justice, 

vous 

dites qu’il  faut  Ă©valuer  Ă  plus de trois mille cinq cents, 

les corps enterrĂ©s au cimetiĂšre d’Ivry.

Je puis vous garantir que vous ĂȘtes singuliĂšrement loin 

du compte :

La Commune

370

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En effet, rien que dans l’immense fosse creusĂ©e dans ce 

qu’on  appelle le premier  cimetiĂšre  parisien  d’Ivry,  il  y 

fut enfoui plus de quinze mille corps.

En outre on fit plusieurs autres fosses,  et l’on  estimait 

qu’elles  contenaient  six  mille  autres  cadavres,  soit  en 

tout vingt-trois mille.

A l’époque je ne tardai pas Ă  ĂȘtre bien renseignĂ©, et les 

agents de la police qui  pendant  plusieurs annĂ©es firent 

le  service  pour  empĂȘcher  les  parents  et  les  amis  de 

placer  la  moindre  marque  de  souvenir  sur  cette 

immense  fosse,  ont  toujours  dit  le  premier  chiffre 

lorsqu’on les interrogeait.

Je  puis  mĂȘme  ajouter  que  certains  d’entre  eux  ne 

cachaient pas combien l’exĂ©cution de leur consigne vis-

à-vis des parents leur était pénible.

Le  chiffre  de  quinze  mille  dans  la  grande  fosse,  n’a 

jamais été mis en doute.

Dans une premiĂšre campagne contre l’administration de 

l’assistance publique,  brochure que je publiai  en 1875, 

je citai ce chiffre page 9. Or vous savez combien l’ordre 

moral  guettait  pour  les  Ă©touffer  et  les  poursuivre  les 

moindres rĂ©vĂ©lations de l’époque sanglante.  Eh bien,  il 

n’osa Ă©lever aucune contestation.

Non, on ne saura jamais le nombre de tuĂ©s pendant et 

aprĂšs  la  lutte,  et  celui  bien  autrement  Ă©norme  des 

La Commune

371

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personnes qui, n’avant pris aucune part Ă  la Commune, 

furent fusillées, égorgées.

Un  dĂ©tail  encore  plus  connu   :  pendant  plus  de  six 

semaines, chaque matin,  de 4  Ă  6 heures on exĂ©cutait 

au fort de BicĂȘtre.

Dans  les  derniers  jours  les  fournĂ©es  Ă©taient  encore 

d’une trentaine de victimes.

Sur  beaucoup  de  points  de  la  banlieue,  les  tranchĂ©es 

qui  avaient  Ă©tĂ©  Ă©tablies  par  les  Prussiens,  servirent  Ă  

enfouir des monceaux de fusillés.

.   .   .   . .  .  .  .  .  .  .  .  .  . 

.  .  .  .  .  .  .  .  .  

.  .  .

Ici  des  points  indiquaient  sans  doute  des  choses  trop 

horribles,  ou  un  nombre  de  cadavres  trop  Ă©levĂ©  pour  qu’il  fĂ»t 

possible de le publier. — Benjamin Raspail reprend ainsi :

AprĂšs  toutes  les  rĂ©vĂ©lations  enregistrĂ©es  depuis 

quelques semaines par la presse, aprĂšs les imprudentes 

paroles  prononcĂ©es  par  M.  Leroyer,  il  ne  faut  pas 

oublier, nous ne voulons pas qu’on oublie. Eh bien oui, 

je suis de cet avis, il  faut que la justice, que l’humanitĂ© 

et  la  civilisation  noyĂ©es  Ă   cette  Ă©poque  dans  des 

torrents de sang reprennent leurs droits. â€” La vĂ©ritable 

enquĂȘte n’a  pu  ĂȘtre faite  tant  la terreur  Ă©tait  grande, 

maintenant elle peut l’ĂȘtre.

La Commune

372

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Le  premier  point  Ă   Ă©tablir,  c’est  dans  tous  ces  lieux 

d’exĂ©cution  oĂč  on a  exĂ©cutĂ© sans  forme de jugement, 

sans dresser le moindre procĂšs-verbal.

DĂšs  lors  ce  sont  aprĂšs  le  combat,  aprĂšs  la  lutte  de 

vĂ©ritables assassinats,  et  on connaĂźt  maintenant  assez 

de  ces  assassins  pour  frapper  quelques  grands 

exemples.

Je vous serre la main.

Benjamin RASPAIL, 

DĂ©putĂ© et conseiller gĂ©nĂ©ral de la Seine, 

20 avril 1880.

Comme il  s’illusionnait encore,  Benjamin Raspail ! Quand les 

choses sont connues, ne dirait-on pas qu’elles ne sont que mieux 

cachées.

Camille Pelletan ajoute :

Des  conseillers  municipaux  firent  une  enquĂȘte  privĂ©e 

sur les rĂ©sultats de la rĂ©pression au point de vue de la 

population  ouvriĂšre,  ils  arrivĂšrent,  si  j’ai  bonne 

mĂ©moire,  Ă   cette  conclusion  que  cent  mille  ouvriers 

environ avaient disparu.

 Camille PELLETAN, 

la Semaine de mai. 

Quand aprĂšs la dĂ©livrance on remuera la terre pour les grands 

travaux  de la libre humanitĂ©,  en sera-t-il  une parcelle oĂč ne se 

mĂȘle la cendre,  des victimes sans nom  et sans nombre dont la 

vie fut jetĂ©e pour l’éclosion humaine.

La Commune

373

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Nous avons ignorĂ© en CalĂ©donie combien de temps on arrĂȘta 

pour  la  Commune   ;  le  dernier  dĂ©portĂ©  envoyĂ©  Ă   la  presqu’üle 

Ducos, y arriva peu avant l’amnistie.

C’était  un  vieux  paysan  qui  s’étonnait  qu’on  eĂ»t  pu  le 

condamner, puisqu’il Ă©tait 

bonapartiste.

Le  malheureux  pleurait  beaucoup,  et  le  consolant  Ă   notre 

maniĂšre, nous lui disions que c’était bien fait dans ce cas-lĂ  !

Nous  avions  si  bien  rĂ©ussi  Ă   changer  les  idĂ©es  du  pauvre 

homme,  et mĂȘme Ă  lui faire prendre courage,  qu’au moment oĂč 

il  revint  avec  les  autres,  il  commençait  Ă   mĂ©riter  d’ĂȘtre  venu 

nous retrouver.

Comme  les  gens  de  Versailles  avaient  tuĂ©  Ă   leur  rage,  ils 

arrĂȘtĂšrent  d’abord  Ă   leur  fantaisie.  â€”  Malheur  Ă   qui  avait  un 

ennemi  assez  lĂąche  pour  envoyer,  vraie  ou  fausse,  signĂ©e  ou 

anonyme,  une  dĂ©nonciation,  elle  Ă©tait  regardĂ©e  comme  vraie 

sans examen.

L’armĂ©e avait disposĂ© de la vie des Parisiens, la police disposa 

de leur liberté.

Il en fut ainsi jusqu’au moment oĂč les prisons regorgeant, ne 

pouvant  plus  faire  disparaĂźtre  aussi  aisĂ©ment  les  nombreux 

dĂ©tenus,  le  gouvernement  informa  les  dĂ©nonciateurs  qu’ils 

eussent Ă  signer.

Toutes les basses jalousies, toutes les haines fĂ©roces s’étaient 

assouvies jusque-lĂ .

Peut-ĂȘtre  la  situation  atteignit  une  intensitĂ©  d’horreur  qui 

Ă©cƓura les vainqueurs, le sang de mai leur remonta Ă  la gorge.

La Commune

374

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Les grandes villes de province,  la France entiĂšre Ă©taient une 

souriciĂšre immense.

Quelques  arrestations  et  mĂȘme  exĂ©cutions  de  Versailles 

eurent leur histoire.

Dans  la nuit  du  25  au  26  mai,  52,  boulevard  Picpus,  deux 

vieux Polonais, restĂ©s de l’émigration de 1831, faisaient leur thĂ©, 

se racontant les Ă©vĂ©nements auxquels ils Ă©taient trop vieux pour 

prendre  part.  Cette  part  eĂ»t  Ă©tĂ©  pour  Versailles  oĂč  l’un  d’eux 

nommĂ©  Schweitzer  avait  un  neveu  qu’il  aimait  beaucoup   ;  â€” 

l’autre se nommait Rozwadowski. Comme ils savaient le quartier 

envahi  par  l’armĂ©e rĂ©guliĂšre oĂč le neveu  Ă©tait  lieutenant,  l’idĂ©e 

leur prit de mettre trois tasses sur la table ; peut-ĂȘtre bien qu’il 

allait venir.

Pendant  que  les  vieux  causaient  paisiblement,  des  soldats 

s’informaient chez le concierge ainsi  qu’ils faisaient partout :  un 

officier Ă©tait avec eux.

Dans  le  logement  prĂšs  du  leur,  deux  autres  locataires  qui, 

ceux-lĂ  avaient servi la Commune,  se tenaient l’oreille au  guet, 

écoutant les vieux qui, pensaient-ils, pouvaient les dénoncer.

—  N’y  a-t-il  pas d’étrangers ici ?  demanda l’officier  au 

concierge.

— Oui, dit celui-ci respectueusement, mon officier, il y a 

les vieux Polonais du 5

e

.

—  Des  Polonais   !  ils  sont  avec  Dombwroski.  Montez 

devant.

Le concierge obéit.

La Commune

375

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L’officier  frappe,  l’oncle  se  prĂ©cipite,  mais  ce  n’est  pas  son 

neveu.

— Vous faisiez des signaux, dit l’officier en montrant les 

deux  bougies  qu’ils  avaient  allumĂ©es  en  rĂ©jouissance. 

Vous faites partie des bandits de la Commune ; ils sont 

tous Polonais  lĂ -dedans !  En  bas,  et  plus  vite  que Ă§a. 

Les  vieux  croyaient  Ă   une  plaisanterie.  â€”  OĂč  est  la 

troisiĂšme  personne  que  vous  cachez  ici   ?  il  y  a  trois 

tasses ?

Ils essaient une explication qui est prise pour  une moquerie, 

et les voilĂ  poussĂ©s dans l’escalier, traitĂ©s de vieilles canailles et 

fusillés non loin de là.

Comme  leur  aurĂ©ole  ne  les  faisait  pas  suffisamment 

reconnaĂźtre,  les 

braves 

soldats,  firent  comme  disait  Versailles 

dans la 

rage  du  combat, 

ce que le lendemain ils n’eussent  pas 

fait de 

sang-froid. 

Le neveu apprit trop tard la méprise.

MalgrĂ©  la souriciĂšre Ă©tablie dans la  maison,  les deux  autres 

locataires échappÚrent momentanément.

Le journal 

le  Globe 

raconta ce qui  fut reproduit par  plusieurs 

autres : 

qu’un membre de l’assemblĂ©e nationale  Ă©tant  allĂ© voir 

les  quelques centaines  de femmes dĂ©jĂ   prisonniĂšres  Ă  

Versailles,  y  reconnut  une  de  ses  meilleures  amies, 

femme  du  grand  monde 

qui  avait  Ă©tĂ©  prise  dans  une 

rafle Ă  Paris et qui Ă©tait comme les autres venue Ă  pied 

Ă  Versailles.

La Commune

376

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D’autres, quoiqu’ils eussent dĂ©noncĂ©,  ne paraissant pas 

prĂ©senter assez de garanties,  Ă©taient fusillĂ©s avec  ceux 

qu’ils dĂ©signaient.

Il y eut des Ă©pisodes horribles.

Le 

Petit Journal 

du 31 mai 71, disait :

Brunet Ă©tait chez sa maĂźtresse quand on le fusilla, cette 

femme a Ă©tĂ© passĂ©e par  les armes. AprĂšs cette double 

exĂ©cution,  les scellĂ©s ont Ă©tĂ© apposĂ©s sur les portes de 

l’appartement. Hier quand on est venu pour enterrer les 

cadavres,  la  maĂźtresse  de  Brunet  n’avait  pas  encore 

rendu le dernier soupir. On n’a pas voulu l’achever et la 

malheureuse a été transportée dans une ambulance.

Or, ces malheureux avaient Ă©tĂ© victimes d’une ressemblance, 

Brunet ayant pu gagner Londres.

Billioray  mort  en  Nouvelle-CalĂ©donie,  FerrĂ©  arrĂȘtĂ©  quelques 

jours aprĂšs, Vaillant qui dut passer en Angleterre,  furent passĂ©s 

plusieurs fois par les armes en effigie vivante. â€” Malheur  Ă  qui 

ressemblait Ă  un membre de la Commune ou du ComitĂ© Central. 

Eudes,  Cambon,  Lefrançais,  VallĂšs  chaque  fois  qu’on  trouva 

quelque  analogie  eurent  des  sosies  fusillĂ©s  dans  plusieurs 

quartiers Ă  la fois.

Un mercier  nommĂ© Constant,  dĂ©noncĂ© par  des ennemis,  fut 

doublement  accusĂ©  parce  qu’il  ressemblait  Ă   Vaillant  et  parce 

qu’on le crut Constant Martin ; on ne put l’exĂ©cuter qu’une fois.

Pendant  ce  temps  l’assemblĂ©e  de  Versailles  et  les  journaux 

rĂ©actionnaires glorifiaient l’armĂ©e du sang versĂ©.

La Commune

377

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Quel  honneur   !  notre  armĂ©e  a  vengĂ©  ses  dĂ©faites  par  une 

victoire inestimable.

Journal des DĂ©bats.

Le dimanche 4 juin des quĂȘtes furent faites Ă  tous les offices 

pour  les 

orphelins de  la  guerre. 

Madame Thiers et la marĂ©chale 

de  Mac-Mahon,  Ă©taient  prĂ©sidentes  de  cette  Ć“uvre   ;  â€” 

reprenant  l’Ɠuvre  de l’ancienne sociĂ©tĂ© pour  les  victimes  de la 

guerre.  AmĂšre  dĂ©rision   !  Horribles  furent  ces  Ă©tapes  oĂč  Ă   la 

fĂ©rocitĂ© inconsciente de la bourgeoisie avait succĂ©dĂ© la froide et 

inconsciente charité.

Mais  l’idĂ©e  n’est  pas  perdue,  d’autres  la  reprendront  et  la 

feront  plus grande.  DĂ©jĂ   le  mot  humanitĂ©,  le dernier  prononcĂ© 

par MilliĂšres roule Ă  travers le monde ; cette transformation qu’il 

salua en mourant sera le vingtiĂšme siĂšcle.

AprĂšs la victoire de l’ordre,  l’épouvante Ă©tait si grande que la 

ville natale de Courbet, Ornans par dĂ©cision du Conseil Municipal 

fit enlever la statue du pĂȘcheur de la Loire.

Ce  qu’on  ne  pouvait  enlever  c’était  le  jalon  sanglant  qui 

marquait l’époque si  largement,  qu’alors on  n’en  put  sonder  la 

profondeur.

III

Des bastions Ă  Satory et Ă  Versailles

@

Une immense hécatombe, un sépulcre ;

Un repaire.

La Commune

378

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Je n’avais pas vu ma mĂšre depuis longtemps et les massacres 

continuant  dans  Montmartre,  une  grande  inquiĂ©tude  me 

tourmentait Ă  son sujet ;  sachant oĂč retrouver  mes camarades, 

je  rĂ©solus d’aller  chez  elle,  de lui  dire  de nouveau,  le  plus  de 

mensonges possible, afin qu’elle consentĂźt Ă  ne pas sortir. â€” Me 

croirait-elle ? y  serait-elle seulement ? Ceux  qui  n’ont pas vĂ©cu 

ces jours-là ignorent ces terribles anxiétés.

On  me  prĂȘte  une  jupe  grise,  la  mienne  Ă©tant  trouĂ©e  de 

balles ;  une capeline,  et je  m’en vais de l’air  le plus bourgeois 

qu’il  m’est possible ;  marchant Ă  petits pas,  vers la rue Oudot, 

j’y avais au 24 ma classe, et aussi notre logement, Ă  ma mĂšre et 

Ă  moi. Montmartre Ă©tait plein de soldats, mais pas plus qu’à mon 

voyage de Versailles, je n’inspirai de soupçons, notre vieille amie 

madame Blin que j’avais rencontrĂ©e vient avec  moi,  elle n’avait 

rien entendu dire de ma mĂšre,  ni de la classe si ce n’est que les 

enfants y Ă©taient pendant les derniers jours comme Ă  l’ordinaire. 

Plus on approchait,  plus l’inquiĂ©tude me serrait le cƓur,  â€” quel 

sépulcre que Montmartre aux jours de mai !

Des  gens  de  mauvaise  mine  portant  le  brassard  tricolore, 

regardant en dessous, seuls passaient, parlant aux soldats.

La cour de l’école est dĂ©serte, la porte fermĂ©e, mais pas Ă  clĂ© 

— la petite chienne jaune Finette, hurle en m’entendant. Elle est 

enfermĂ©e avec le chat dans la cuisine ; les pauvres bĂȘtes crient. 

Mais  je  ne  vois  pas  ma  mĂšre,  je  demande  Ă  la  concierge qui 

hĂ©site   ;  enfin  elle  m’avoue  que  les  Versaillais  sont  venus  me 

chercher  et  que ne me trouvant pas,  ils ont  emmenĂ© ma mĂšre 

pour la fusiller.

La Commune

379

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Il  y  a un poste de l’armĂ©e dite rĂ©guliĂšre au  cafĂ© en face, j’y 

cours, je leur demande ce qu’ils ont fait de ma mĂšre qu’on vient 

d’emmener à ma place.

—  Elle doit ĂȘtre fusillĂ©e maintenant,  me dit froidement 

l’un d’eux, le chef.

— Alors vous recommencerez, leur dis-je,  pour  moi,  â€” 

oĂč est-elle ? oĂč sont vos prisonniers ?

Ils  me  disent  que  c’est  au  bastion  37  et  qu’on  va  me 

conduire.

Mais  je  sais oĂč  c’est,  je  n’ai  pas  besoin  d’eux,  je  cours  en 

devant, ils me suivent.

J’ai  hĂąte de voir  ma mĂšre que je crois morte et de jeter  ma 

vie Ă  la face de ces monstres.

Au  bastion  37,  dans  une  grande  cour  toute  pleine  de 

prisonniers,  je  la  vois  avec  les  autres  grand  nombre  de  nos 

amis ; jamais je n’éprouvai si grande joie.

Les  soldats  qui  m’avaient  amenĂ©e,  en  mĂȘme  temps  que  je 

demandais au  commandant,  la  libertĂ© de ma  mĂšre,  puisque  je 

venais  prendre  ma  place,  lui  racontĂšrent  ce  qui  venait  de  se 

passer,  il  parut  comprendre  et  m’accorda  de  l’accompagner 

jusqu’au milieu du chemin, pour ĂȘtre sĂ»re qu’elle arriverait.

La pauvre femme ne voulait  pas partir, mais devant la peine 

que  j’en  Ă©prouvais,  un  peu  rassurĂ©e  aussi,  par  les  autres 

prisonniers,  qui  m’avaient comprise et  par  la libertĂ© que j’avais 

de la reconduire, elle finit par consentir.

La Commune

380

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Les  soldats,  qui  Ă©taient  venus  avec  moi,  devaient 

l’accompagner  jusqu’à la rue  Oudot,  je les quittai  au milieu  du 

chemin  comme  je  l’avais  promis  et  je  retournai  seule  au 

bastion ;  j’avais  mis  le  temps  Ă   profit  pour  lui  dire  le  plus de 

choses rassurantes que  je pouvais imaginer :  qu’on  ne  fusillait 

plus  les  femmes,  qu’il  n’y  aurait  que quelques  mois de prison, 

etc., mais elle n’était pas crĂ©dule : je la trompais si souvent.

—

Vous  n’avez donc  pas confiance en nous ?  me dit  le 

commandant en me revoyant. 

—

Non, lui dis-je.

Je  repris  ma  place  avec  les  prisonniers,  il  y  en  avait  de 

Montmartre, du comitĂ© de vigilance, du club de la RĂ©volution, du 

61

e

 bataillon surtout. â€” Un dĂŽme de fumĂ©e s’étendit sur Paris, le 

vent  nous  apportait  comme  des  vols  des  pavillons  noirs,  des 

fragments  de  papiers  brĂ»lĂ©s,  dans  les  incendies,  le  canon 

tonnait.

En  face  de  nous  sur  le  tertre  Ă©tait  un  poteau  prĂȘt  pour 

exécuter.

Le  commandant  revint  prĂšs  de  nous  et  me  montrant  des 

langues de flammes qui dardaient dans la fumée, il me dit :

—

VoilĂ  de votre ouvrage.

—

Oui,  lui  dis-je, nous ne capitulons pas,  nous.  â€” Paris 

va mourir !

On  amena  un  jeune  homme  Ă   la  tĂȘte  frisĂ©e,  grand,  et  qui 

ressemblait Ă  MĂ©gy : on le prenait en effet pour lui.

La Commune

381

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Nous avions criĂ© : ce n’est pas MĂ©gy, il secoua la tĂȘte comme 

pour  dire   :  qu’importe   !  Il  fut  fusillĂ©  sur  le  tertre  et  mourut 

bravement. Personne de nous ne le connaissait.

Nous attendions nos tours.

Devant  nous  un  ou  deux  rangs  de  soldats,  fusils  chargĂ©s, 

attendaient.

Le soir  Ă©tait  venu ;  il  y  avait de profonds endroits d’ombre, 

d’autres  Ă©clairĂ©s  de  lanternes.  Dans  un  enfoncement  sur  une 

civiÚre, une de ces lanternes éclairait le corps du fusillé.

Il  y  avait  parmi  les  prisonniers  deux  commerçants  de 

Montmartre  qui,  sortis  de  chez  eux  par  curiositĂ© 

pour  voir, 

avaient  Ă©tĂ© ramassĂ©s dans la rafle.  â€”  Nous ne sommes pas en 

peine  pour  nous,  disaient-ils,  nous  Ă©tions  plutĂŽt  contre  la 

Commune et nous n’avons pris part Ă  rien. â€” Nous allons nous 

expliquer  et  nous  sortirons  d’ici.  Mais  nous  les  sentions  tout 

autant en danger que nous-mĂȘmes.

Tout  Ă   coup  arrive  un  Ă©tat-major  Ă   cheval  â€”  Celui  qui 

commande est  un homme assez  gros,  au visage rĂ©gulier,  mais 

dont les yeux pleins de fureur, semblent jaillir au dehors. La face 

est  pourpre  comme  si  le  sang  rĂ©pandu  y  eĂ»t  jailli  pour  le 

marquer, son cheval magnifique se tient immobile, on le dirait en 

bronze.

Alors,  trĂšs  droit  sur  son  cheval,  il  met  ses  poings  sur  ses 

cĂŽtĂ©s  en  un  geste  de  dĂ©fi  et  commence,  placĂ©  devant  les 

prisonniers :

La Commune

382

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—  C’est  moi  qui  suis  Gallifet   !  Vous  me  croyez  bien 

cruel,  gens  de Montmartre,  je le suis  plus  encore  que 

vous ne pensez.

Il  continue  sur  ce  ton  pendant  quelques  instants  sans  qu’il 

soit  possible  de  comprendre  autre  chose  que  des  menaces 

incohérentes.

Se le tenant pour dit, on s’arrange comme on peut afin d’ĂȘtre 

convenables  pour  mourir.  Nous  sommes  quelques  centaines  et 

nous ne savons pas si  on  ira sur  le tertre,  ou si  on sera fusillĂ© 

ensemble.  Mais  tout  de  mĂȘme  on  secoue  la  poussiĂšre  de  ses 

cheveux.  J’ai dĂ©jĂ  avouĂ© que nous avions nous tous du 71,  des 

coquetteries  pour  la  mort,  et  en  mĂȘme  temps  cette  phrase   : 

c’est moi qui suis Gallifet ! Ă©tait si drĂŽle qu’elle nous rappelle une 

vieille chanson du temps des opéras de bergeries :

C’est moi qui suis Lindor, berger de ce troupeau.

Quel  Ă©trange berger,  et  quel  Ă©trange troupeau !  Ce premier 

vers, qui me revenait de je ne sais oĂč je ne sais comment, nous 

fit rire.

—  Tirez dans le tas !  crie  Gallifet  furieux.  Les soldats 

gorgĂ©s de sang, lassĂ©s d’abattre le regardent comme en 

rĂȘve, sans bouger.

Alors Ă©pouvantĂ©s les deux commerçants se mettent Ă  fuir Ă§a 

et  lĂ ,  bousculant  les prisonniers et les soldats  pour  se faire un 

chemin.

Tournant  sa  fureur  contre  eux,  Gallifet  les  fait  saisir,  il 

ordonne de les fusiller,  eux  crient,  se dĂ©battent ne voulant  pas 

La Commune

383

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mourir ; â€” ils nous recommandent leurs enfants comme si nous 

devions  survivre  et  sont  tellement  affolĂ©s  qu’ils  ne  peuvent 

mĂȘme dire leur adresse.

Nous  avions  beau  crier   :  ils  sont  des  vĂŽtres,  nous  ne  les 

connaissons pas ! ce sont des ennemis de la Commune ! l’un fut 

fusillé.

Non pas au poteau,  mais en courant sur  le tertre comme on 

tire  des  bĂȘtes  Ă   la  chasse,  l’autre  se  tordait  au  poteau,  ne 

voulant  pas  mourir.  L’un  d’eux  cria   :  hĂ©las   !  disaient  les 

prisonniers, moi je crus qu’il avait dit Anna et que c’était sa fille.

Au  retour  de  CalĂ©donie  aprĂšs  la  publication  du  premier 

volume de mes MĂ©moires, sa fille vint me voir, on n’avait jamais 

su ce que les deux frĂšres Ă©taient devenus.

Maintenant  il  y  avait  trois corps  dans l’enfoncement Ă  notre 

gauche,  derriĂšre c’était le mur  en face le tertre des casemates, 

oĂč  le  poteau  Ă©tait  Ă©clairĂ©,  c’était  une  longue  perche mince  en 

bois blanc.

Dans la journĂ©e ces deux curieux, qui croyaient si bien sortir, 

avaient  trouvĂ©  moyen  de  se  rendre  compte  de  la  cour.  â€”  Le 

tertre,  nous  disaient-ils,  ce  sont  les  casemates.  Quand  nous 

sortirons, nous demanderons Ă  voir le bastion.

— Est-ce que vous avez vu des forts, vous ? disaient-ils.

— Oui, Issy, Montrouge, Vanves.

Et il fallait leur expliquer un tas de choses.

Gallifet avait disparu,  on nous fit ranger en file, des cavaliers 

prirent les deux  cĂŽtĂ©s et on nous emmena nous ne savions pas 

La Commune

384

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oĂč ;  on  marchait  bercĂ©s  par  le  pas  rĂ©gulier  des  chevaux  s’en 

allant  dans  la  nuit  Ă©clairĂ©e  par  places  des  lueurs  rouges  de 

temps  Ă   autre,  aussi  le  canon  des  Ă©croulements,  de  mitraille, 

c’était  bien  l’inconnu,  une  brume  de  rĂȘve  oĂč  nul  dĂ©tail 

n’échappait.

Tout  Ă   coup  on  nous  fait  descendre  dans  des ravins ;  nous 

reconnaissons les environs de la Muette.

C’est ici, pensions-nous, que nous allons mourir.

Rien de plus terriblement beau que cette scĂšne.

La nuit, sans ĂȘtre obscure, n’était pas assez claire pour laisser 

distinguer  les  choses  telles  qu’elles  sont,  les  formes  vagues 

qu’elles prenaient allaient bien Ă  la situation. Des rayons de lune 

glissaient entre les pieds des chevaux, sur  cet Ă©troit chemin oĂč 

nous  descendions.  L’ombre  des  cavaliers  s’y  dessinait  comme 

une frange noire Ă  la lueur  des torches, il  semblait voir  saigner 

les  bandes  rouges,  sur  les  uniformes  des  fĂ©dĂ©rĂ©s  Ă   demi 

arrachés, les soldats en paraissaient couverts.

La longue file des prisonniers serpentait au loin, s’amincissant 

Ă  la queue comme on voit dans les gravures,  je n’aurais jamais 

cru que ce fût si semblable.

Nous entendions armer les fusils, puis plus rien, que le silence 

et l’ombre.

—  Que  pensez-vous   ?  me  demanda  l’un  de  ceux  qui 

nous conduisaient.

— Je regarde ! lui dis-je.

La Commune

385

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Tout  Ă   coup  on  nous  fit  remonter,  nous  reprĂźmes  notre 

marche,  puis  il  y  eut  un  assez  long  repos,  nous  allions  Ă  

Versailles.

En  effet  nous  arrivons dans  cette ville,  des  nuĂ©es  de petits 

crevĂ©s  nous  environnent  hurlant  comme  des  bandes  de  loups, 

quelques-uns  tirent  sur  nous,  un  camarade  prĂšs  de  moi  a  la 

mùchoire fracassée.

Je dois cette justice aux cavaliers qu’ils repoussĂšrent au large 

ces imbéciles et les drÎlesses qui les accompagnaient.

Nous dĂ©passons Versailles, on marche encore,  puis voilĂ  une 

hauteur, un mur crĂ©nelĂ©. C’est Satory.

La pluie tombait si fort qu’il semblait marcher dans l’eau.

Devant  la  petite  montĂ©e  on  nous  crie   :  montez,  comme  Ă  

l’assaut des buttes ! et nous montons comme au pas de charge 

que marquaient au loin, les coups de canon.

On braque les mitrailleuses, nous avançons toujours.

Une pauvre vieille arrĂȘtĂ©e parce qu’on avait  fusillĂ© son mari, 

et qu’il avait fallu traĂźner pour qu’elle ne restĂąt pas en arriĂšre oĂč 

elle  aurait  Ă©tĂ©  assommĂ©e  ou  fusillĂ©e  suivant  l’ordre  donnĂ© 

s’effarait  et  allait  crier,  lorsque  j’eus  l’idĂ©e  de  lui  dire   :  vous 

n’allez  pas  faire  de  bĂȘtises,  c’est  la  coutume  qu’on  braque  les 

mitrailleuses  en  entrant  dans  un  fort.  Elle  me  crut.  Nous 

pouvions ĂȘtre  tranquilles,  il  n’y  aurait  pas  d’autre  cri  que celui 

de : vive la Commune !

Alors on retira les mitrailleuses. Mes compagnons de captivitĂ© 

furent  joints  aux  autres  fĂ©dĂ©rĂ©s  couchĂ©s  sous  la pluie  dans  la 

La Commune

386

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boue de la cour,  la vieille envoyĂ©e Ă  

l’infirmerie 

(cela paraissait 

singulier,  qu’il  y  eĂ»t  une  infirmerie  dans  ce  lieu,  qui  ne 

ressemblait qu’à un abattoir).  Et moi,  aprĂšs avoir  dit :  ce n’est 

pas la peine de fouiller celle-lĂ ,  on la fusillera demain matin,  on 

me fit monter dans une petite piĂšce prĂšs du grenier Ă  fourrages, 

oĂč  se  trouvaient  dĂ©jĂ   quelques  femmes  arrĂȘtĂ©es   ;  madame 

MilliĂšre parce qu’on avait fusillĂ© son mari, mesdames Dereure et 

Barois  parce  qu’on  croyait  avoir  fusillĂ©  les  leurs   ;  Malvina 

Poulain,  Mariani,  BĂ©atrix,  Excoffons  et  sa  mĂšre  parce  qu’elles 

avaient  servi  la  Commune,  une  vieille  religieuse  pour  avoir 

donné à boire à des fédérés qui allaient mourir.

Deux ou trois autres qui ne savaient pas pourquoi l’une d’elles 

mĂȘme  ignorait  si  elle  Ă©tait  arrĂȘtĂ©e  par  la  Commune  ou  par 

Versailles.

A  l’extrĂ©mitĂ©  opposĂ©e  de la  piĂšce  Ă©tait  un  autre groupe  de 

femmes mises avec nous afin de pouvoir dire qu’elles Ă©taient des 

nĂŽtres ;  de mon cĂŽtĂ© j’assurais pour rendre la pareille,  qu’elles 

Ă©taient des femmes d’officiers de Versailles.

Ces  malheureuses  se  servaient  pour  leurs  ablutions,  plus 

Ă©tranges  que celles du  docteur  Grenier,  des  deux  bidons d’eau 

jaunĂątre,  prise  Ă   la  mare  de  la  cour,  et  qu’on  mettait  lĂ   pour 

boire.

Dans  cette  mare  les  vainqueurs  lavaient  leurs  mains 

sanglantes, et faisaient leurs ordures.

Les bords charriaient une Ă©cume rose.

La Commune

387

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C’était prĂšs de cette mare que je songeais Ă  ces hommes, qui 

jadis nous appelaient leurs chers enfants,  et que l’affolement du 

pouvoir faisait des Ă©trangleurs de la RĂ©volution.

Pelletan, lui, s’était retirĂ© avant la tuerie.

Pendant  la  nuit,  Excoffons  et  sa  mĂšre  avaient  tirĂ©  de leurs 

poches  des  bas  secs  en  place  des  miens  qui  Ă©taient  trempĂ©s, 

elles  m’avaient  fait  ĂŽter  ma  jupe  qui  dĂ©gouttait  d’eau  et  m’en 

avait donnĂ© une.  Je me reprochais d’ĂȘtre si Ă  mon aise pendant 

que mes compagnons de route Ă©taient sous la pluie. Nous Ă©tions 

couchĂ©es Ă  terre sur le plancher, et tout en mettant en parcelles 

impalpables  les  papiers  qu’Excoffons  et  moi  nous  avions  dans 

nos  poches,  je  fus  assez  heureuse  pour  donner  Ă   madame 

Dereure  et  Ă   madame  Barois  des  nouvelles  de  leurs  maris, 

qu’elles  croyaient  morts   ;  je  les  avais  vus  depuis,  la  pauvre 

madame MilliĂšre,  il  n’y  avait  rien Ă  lui  dire.  Le matin,  on  nous 

distribua Ă  chacune un morceau de pain du siĂšge,  et on me dit 

que je serais exĂ©cutĂ©e le lendemain seulement ; comme il  vous 

plaira ! répondis-je.

Les  jours  passĂšrent.  La  Commune  Ă©tait  morte  depuis 

longtemps. Nous avions entendu le dernier coup de canon de son 

agonie,  le  dimanche  28.  Nous  avions  vu  arriver  un  convoi  de 

femmes  et  d’enfants,  qu’on  renvoya  Ă   Versailles,  Satory  Ă©tant 

trop  plein,  sauf  quelques-unes des femmes,  les 

plus  coupables 

qu’on  laissa  avec  nous.  C’étaient  des  cantiniĂšres  de  la 

Commune.

On  ne  peut  rien  imaginer  de  plus  horrible que les  nuits  de 

Satory.  On  pouvait  entrevoir  par  une  fenĂȘtre Ă   laquelle  il  Ă©tait 

La Commune

388

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dĂ©fendu de regarder, sous peine de mort, (mais ce n’était pas la 

peine de se gĂȘner) des choses comme on n’en vit jamais.

Sous la pluie intense oĂč  de temps Ă   autre,  Ă  la lueur  d’une 

lanterne  qu’on  Ă©levait,  les  corps  couchĂ©s  dans  la  boue 

apparaissaient,  sous formes de sillons ou de flots immobiles s’il 

se  produisait  un  mouvement  dans  l’épouvantable  Ă©tendue  sur 

laquelle ruisselait l’eau. On entendait le petit bruit sec des fusils, 

on  voyait  des  lueurs  et  les  balles  s’égrenaient  dans  le  tas, 

tuaient au hasard.

D’autres fois, on appelait des noms,  des hommes se levaient 

et suivaient une lanterne qu’on portait en avant, les prisonniers 

portant sur  l’épaule la pelle et la pioche pour  faire leurs fosses, 

qu’ils  creusaient  eux-mĂȘmes,  puis  suivaient  des  soldats,  le 

peloton d’exĂ©cution.

Le  cortĂšge  funĂšbre  passait,  on  entendait  des  dĂ©tonations, 

c’était fini pour cette nuit-lĂ .

Un matin,  on  m’appelle,  nous nous  serrons la main,  croyant 

ne plus nous  revoir ;  je n’allai  pas  loin,  seulement  jusqu’à  un 

cabinet, sur le carrĂ© de la porte. Un homme y Ă©tait assis, devant 

une petite table, il commença à m’interroger :

—

 OĂč Ă©tiez-vous le 14 aoĂ»t ? me demanda-t-il.

MĂ©chamment,  je me  fis  expliquer  ce  qui  avait  eu  lieu  le  14 

aoĂ»t, aprĂšs quoi je lui dis : 

— Ah ! l’affaire de la Villette ! j’étais devant la caserne 

des pompiers.

La Commune

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Il  Ă©crivait jusque-lĂ ,  assez poli,  je lui  rĂ©pondais de mon cĂŽtĂ© 

avec  une grande  douceur,  m’amusant  comme  une  Ă©coliĂšre qui 

peut faire une bonne malice.

—

 Et  Ă   l’enterrement  de  Victor  Noir,  vous  y  Ă©tiez,  me 

dit-il.

Ses joues commençaient à se colorer.

—

Oui, répondis-je.

—

Et le 31 octobre, et le 22 janvier ? devant l’HĂŽtel-de-

Ville.

—

Qu’avez-vous fait pendant la Commune ?

—

J’étais aux compagnies de marche.

Il  avait  de  plus  en  plus  rougi  de  colĂšre,  alors  Ă©crasant  sa 

plume sur le papier, il dit :

—

Cette femme Ă  Versailles !

Toutes  furent  interrogĂ©es,  et  les  unes  ayant  servi  la 

Commune,  les autres Ă©tant femmes de fusillĂ©s, on nous envoya 

Ă  Versailles.

Notre file comprenait encore une ou deux  de ces figurantes, 

que  nous  avions  rencontrĂ©es  Ă   Satory  et  qui  lĂ   encore  Ă©taient 

ensemble,  mais  se  tenant  mieux.  On  avait  besoin,  m’avait  dit 

celui qui interrogeait, de faire voir au grand jour les crimes de la 

Commune !

C’est  pourquoi  nous  devions,  Ă   la  prison  des  Chantiers, 

retrouver certain membre de ces malheureuses.

La Commune

390

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Sur  le  chemin de Satory  Ă   Versailles,  une femme en fureur, 

dont  la  bouche  restait  ouverte  pour  laisser  passer  les  flots 

d’insultes qu’elle vomissait sur nous, cherchait Ă  nous sauter Ă  la 

gorge ;  on  lui  avait  dit  que  nous  avions 

tuĂ©  sa  sƓur

 ;  tout  Ă  

coup,  elle  jette  un  cri,  une  prisonniĂšre  arrĂȘtĂ©e  par  hasard  en 

jette un autre : c’était sa sƓur ! que depuis plusieurs jours elle 

avait  vainement  cherchĂ©e.  Pardon,  pardon,  nous  criait-elle  en 

s’éloignant sous les rebuffades des soldats.

Nous  arrivons  Ă   la  prison  des  Chantiers,  on  entre  par  une 

porte dont la partie supĂ©rieure est Ă  claire-voie, dans une grande 

cour,  de  lĂ ,  dans  une  premiĂšre  salle  oĂč  sont  grand  nombre 

d’enfants  prisonniers ;  par  une  Ă©chelle  et  un  trou  carrĂ©,  nous 

montons dans la salle supĂ©rieure ;  c’est  la nĂŽtre,  la prison des 

femmes. Un second escalier de bois, en face du premier, conduit 

à l’instruction, qui est faite par le capitaine Briot.

Nous  trouvons  Ă   la  prison  des  Chantiers  et  toujours,  les 

figurantes mises Ă  dessein parmi nous.

Les Chantiers,  surtout  en  ces  premiers temps,  n’étaient  pas 

une prison commode.

Le jour, si on voulait s’asseoir, il fallait que ce fĂ»t Ă  terre ; les 

bancs ne vinrent que longtemps aprĂšs ;  ceux  de la cour furent 

mis  Ă   propos,  je  crois,  de  nos  photographies  par  Appert, 

photographies  vendues  Ă   l’étranger  et  illustrant  un  volume 

historique 

oĂč

 

elles  furent  gravĂ©es  avec  cette  lĂ©gende   : 

pĂ©troleuses  et  femmes  chantantes,  nos  noms  de  chaque  cĂŽtĂ© 

Ă©taient sur celle d’Appert rassurant nos familles.

La Commune

391

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Au  bout  de  quinze  jours  ou  trois  semaines,  on  nous  donna 

une  botte  de  paille  pour  deux,  nous  avions  jusque-lĂ   couchĂ© 

comme  Ă   Satory  sur  le  plancher.  On  ajouta  au  pain  du  siĂšge, 

notre  seule  nourriture  jusque-lĂ ,  une  boĂźte  de  conserves  pour 

quatre.

—  Est-ce  que  Versailles  commencerait  Ă   avoir  peur   ? 

pensions-nous, étonnés de cette profusion soudaine.

Mais  de  nouvelles  prisonniĂšres  arrivant  chaque  jour,  nous 

disaient :  la terreur est plus forte que jamais.  Il y avait tant de 

morts  dans  les  prisons  qu’on  avait  craint  trop  de  nouveaux 

cadavres.

La nuit  au-dessus de cette  morgue  que faisaient  nos corps, 

voletaient au vent qui glissait de tous cĂŽtĂ©s, les chĂąles ou autres 

guenilles  suspendues  Ă   des  ficelles  au-dessus  de  nos  tĂȘtes  et 

qui,  aux  lueurs  fumeuses  des  lampes,  placĂ©es  aux  deux 

extrĂ©mitĂ©s  de  la  piĂšce,  prĂšs  des  factionnaires,  prenaient  des 

envolements d’ailes d’oiseaux.

Ces haillons qu’on quittait pour dormir de peur de les abĂźmer 

davantage,  Ă©taient  les  seuls  habillements  qu’on  pĂ»t  avoir. 

Impossible  aussi  bien  d’en  mettre  d’autres,  en  eĂ»t-on  eus ;  il 

Ă©tait Ă©galement impossible d’en changer devant les soldats allant 

et  venant,  appelant  les  misĂ©rables  que,  malgrĂ©  nos 

récriminations, on laissait toujours avec nous.

On ne dormait guĂšre, grĂące Ă  la vermine qui s’était mise de la 

partie,  mais  cette  morgue  prenait  Ă   l’aube  des  effets  de 

moissons. Les Ă©pis Ă©crasĂ©s et vides des maigres bottes de paille, 

se doraient brillant comme un champ d’astres.

La Commune

392

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Quand  mĂȘme,  on  causait,  on  riait,  ayant  par  les  nouvelles 

arrivantes des nouvelles des siens.

Par  les rares qui  sortaient en  non-lieu,  on pouvait faire faire 

quelques commissions ;  j’avais pu faire dire Ă  ma mĂšre que je 

me  portais  parfaitement  et  que  j’étais  trĂšs  bien,  mais  elle  se 

renseigna ailleurs, ne me croyant plus.

Sur le plancher serpentaient de petits filets argentĂ©s, formant 

des  courants  entre  de  vĂ©ritables  lacs,  grands  comme  des 

fourmiliĂšres et  remplis comme les ruisselets d’un fourmillement 

nacré.

C’étaient  des  poux   !  Ă©normes,  au  dos  hĂ©rissĂ©  et  un  peu 

bombĂ©,  quelque chose de pareil Ă  des sangliers qui  auraient eu 

la  taille  d’une  toute  petite  mouche   ;  il  y  en  avait  tant  qu’on 

entendait  le  fourmillement.  Les  arrestations  par  hasard  ne 

manquaient  pas   :  une  sourde-muette  passa  lĂ   quelques 

semaines pour avoir criĂ© : 

vive la Commune !

Une femme de quatre-vingts ans, paralysĂ©e des deux jambes, 

pour avoir fait des barricades.

Une  autre,  dĂ©jĂ   vieille,  type  de  l’ñge de pierre,  mĂ©lange de 

ruse et de naĂŻvetĂ©, tourna pendant trois jours autour du trou de 

l’escalier, un panier à un bras, un parapluie sous l’autre.

Il y avait dans ce panier quelques exemplaires d’une chanson 

composĂ©e par 

son maĂźtre, 

un 

homme de lettres, 

disait-elle. Elle 

vendait pour leur avoir 

du

 

pain 

cette chanson, qu’on avait crue Ă  

la  gloire  de  la  Commune.  C’était  Ă   la  gloire  de  Versailles !  la 

La Commune

393

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bonne  femme  avait  Ă©tĂ© coffrĂ©e et  le  vieux  attendait  depuis ce 

temps-lĂ .

D’abord,  on prĂ©tendit que nous disions cela par  mĂ©chancetĂ©, 

alors j’emportai Ă  l’instruction un des exemplaires de la chanson, 

cela commençait ainsi :

Beaux messieurs de Versailles, entrez dedans Paris !

Il  n’y  avait  pas moyen  de  nier,  c’était  imprimĂ© ;  ils  avaient 

jetĂ© lĂ  leurs derniers sous, dans l’espoir de les doubler.

On se rendit Ă  l’évidence ; la vieille heureuse allait descendre 

l’escalier  avec  son  panier  et  son  parapluie,  elle  s’arrĂȘta  et  dit 

croyant nous flatter :  si  la Commune avait gagnĂ©,  nous aurions 

mis :

Beaux messieurs de Paris, entrez dedans Versailles !

Elle devait collaborer avec son maĂźtre.

Une autre joyeusetĂ© des Chantiers Ă©tait de voir  le dimanche 

parmi  les  drĂŽlesses  qui  venaient  avec  des  officiers,  quelques 

bourgeoises  curieuses et  badaudes,  traĂźnant  la  queue  de leurs 

robes  dans  les  fourmiliĂšres  dont  j’ai  parlĂ©.  L’une  d’elles,  de 

superbe profil grec, mais posant trop, me demanda d’un ton fort 

poli  si  je savais 

bien lire ! â€”  Un peu,  lui dis-je.  â€” 

Alors je vais 

vous laisser un livre pour vous

 entretenir avec Dieu.

— 

Laissez-moi  plutĂŽt  le  journal  qui  passe  dans  votre 

poche, lui dis-je, le bon Dieu est trop versaillais.

Elle tourna le dos, mais je vis dans sa main, derriĂšre son dos, 

le journal qu’elle me tendait.

La Commune

394

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Elle n’était vraiment pas si  bĂȘte,  ni si  maladroite que j’aurais 

cru !

Un journal ! le 

Figaro ! 

nous allons apprendre nos crimes,  et 

surtout voir s’il y a des amis arrĂȘtĂ©s.

On le glisse de main et main, car on ne peut pas le lire en ce 

moment ; c’est la visite, mais nous savons qu’il y a un journal.

En attendant, ayant trouvĂ© un morceau de charbon, je fais au 

mur  les caricatures des visiteurs,  assez ressemblantes pour  les 

rendre furieux.

Mes crimes s’entassaient ;  j’avais de plus Ă©crit sur  ce mĂȘme 

mur  que  nous  rĂ©clamions  d’ĂȘtre  sĂ©parĂ©es  des  dames 

versaillaises mises avec nous pour salir la Commune.

J’avais,  en  troisiĂšme  lieu,  jetĂ©  Ă   la  tĂȘte  d’un  gendarme qui 

voulait me la prendre, une bouteille de cafĂ© passĂ©e par ma mĂšre 

Ă  travers les claires-voies de la porte de la cour,  et que j’eusse 

voulu  ne  laisser  prendre  que  quand  la  pauvre  femme  eĂ»t  Ă©tĂ© 

partie.

AppelĂ©e prĂšs du capitaine Briot,  j’avais mis  le comble Ă  ces 

attentats  en  disant   :  je  regrette  d’avoir  agi  ainsi  envers  un 

pauvre homme, mais il ne se trouvait pas là d’officier.

Comme je n’étais pas la seule Ă  me rendre coupable de tant 

de  forfaits,  on  fit  la  liste  des 

plus  mauvaises

,  les  meneuses, 

comme on dit.

Depuis  mon  incarcĂ©ration,  on  me  demandait  si  j’avais  des 

parents Ă  Paris, et afin qu’ils ne fussent pas arrĂȘtĂ©s, je rĂ©pondais 

invariablement : je n’en ai pas.

La Commune

395

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Un jour, aprĂšs cette mĂȘme question et Ă  cette mĂȘme rĂ©ponse, 

le capitaine Briot me dit :

—

 Vous n’avez pas d’oncle ?

—  Non,  lui  dis-je  encore.  Mais  comme  il  avait  tirĂ©  la 

lettre  de  l’enveloppe,  je  voyais  de  cĂŽtĂ©,  Ă©tant  debout 

prĂšs du bureau. Mon oncle Ă©tait arrĂȘtĂ©, mais ne voulait 

pas  que  je  change  en  rien  la  façon  dont  j’agirais, 

comme s’il ne l’était pas.

Mes  deux  cousins,  Dacheux  et  Laurent,  Ă©taient  arrĂȘtĂ©s 

Ă©galement, le premier avait quatre petits enfants.

— Vous voyez bien,  dis-je Ă  Briot, que j’avais raison de 

nier ma famille, puisqu’on arrĂȘte tous les nĂŽtres.

La  mĂšre  d’Excoffons  nous  appela  un  jour  prĂšs  d’elle  Ă   une 

dizaine ;  on  s’assit  par  terre et avec  mille  prĂ©cautions  pour  ne 

pas  attirer  l’attention,  elle  nous  montra  des  cartes  (chose 

prohibĂ©e) et rangĂ©es d’une certaine maniĂšre.

Une  arrivante,  mal  fouillĂ©e  sans  doute,  lui  avait  fait  ce 

cadeau.

— Je n’y crois pas plus que cela, dit-elle, mais c’est une 

drĂŽle de chose.

Quelle  terrible  revanche  de  la  Commune  sur  l’armĂ©e,  la 

magistrature,  une  victoire populaire !  Et lisant  dans sa pensĂ©e 

bien  plus  que  sur  les  cartes  elle  disait   :  Dans  longtemps, 

longtemps, comme ce sera terrible !

La Commune

396

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A  ce  moment  on  commença  Ă   appeler  les 

plus  mauvaises, 

pour les envoyer Ă  la correction de Versailles.

Michel Louise !

Gorget Victorine ! 

Ch. FĂ©licie !

Papavoine 

Eulalie !

A  ce nom,  celui  qui  appelait  gonflait  sa voix,  la pauvre  fille 

n’était pas mĂȘme parente du cĂ©lĂšbre Papavoine, mais cela faisait 

bien  dans  le  tableau.  Nous  Ă©tions  quarante.  Le  lieutenant 

Marceron,  pour  inaugurer  sa prise de direction  de la prison des 

Chantiers, commençait par cette exécution.

Il pleuvait par torrents, nous attendions en ligne dans la cour, 

Marceron  vint  s’excuser,  s’adressant  Ă  moi  qui  passais  pour  la 

plus  mauvaise,  je  lui  dis  que  de  la  part  de  Versailles  nous  le 

préférions ainsi.

A  la  correction  le  rĂ©gime  des  40  plus  mauvaises  se  trouva 

singuliĂšrement adouci,  on nous donna des bains et du linge,  on 

put voir ses parents.

Marceron  n’y  gagna  que  de  changer  de  visages,  les 

prisonniĂšres  qui  nous  succĂ©daient  se  rĂ©voltant  comme  nous, 

elles durent mĂȘme le faire davantage puisqu’il  se mit Ă  frapper 

les  enfants  Ă   coups  de  cordes,  ce  que  les  prĂ©dĂ©cesseurs 

n’avaient pas fait.

Le petit  Ranvier  entre autres,  ĂągĂ© d’une  douzaine d’annĂ©es, 

fut frappĂ© parce qu’il  ne voulait pas dĂ©noncer  la retraite de son 

pĂšre : 

— Je ne la sais pas, dit-il, mais si je la connaissais je ne 

vous le dirais pas.

La Commune

397

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Les  pauvres  femmes  qui  Ă©taient  devenues  ou  devenaient 

folles,  ne  furent  pas  non  plus  nĂ©gligĂ©es.  Les  nouvelles 

prisonniĂšres  les  soignaient  comme  nous  en  avions  l’habitude, 

sans se troubler de leurs cris d’épouvante. Elles voyaient partout 

et sans cesse les horribles scĂšnes qui  leur avaient fait perdre la 

raison ; il fallait les faire manger comme de petits enfants.

Un jour les malheureuses femmes furent emmenĂ©es dans des 

maisons d’aliĂ©nĂ©s, disait-on.

Mesdames  Hardouin  et  Cadolle  ont  Ă©crit  l’épouvantable 

histoire de la prison des Chantiers sous le lieutenant Marceron.

En cet  endroit  naquit  la petite Leblanc  qui  devait  faire avec 

nous  quelques  mois  plus  tard,  dans  les  bras  de  sa  mĂšre  le 

voyage de CalĂ©donie sur un navire de l’État la frĂ©gate la Virginie.

La prison  des Chantiers fut Ă  la fin  de l’annĂ©e attribuĂ©e aux 

hommes.  Toutes  les  maisons  de  dĂ©tention  regorgeait,  les 

femmes qui  y Ă©taient encore furent reversĂ©es Ă  la correction de 

Versailles.

IV

Les prisons de Versailles.

Les poteaux de Satory — Jugements

Nul souffle humain 

N’est sur les pages.

(L. M.)

La Commune

398

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A  la  correction  de  Versailles,  on  pouvait,  avec  quelque 

habiletĂ©  savoir  des  nouvelles  des  hommes  incarcĂ©rĂ©s  dans  les 

autres prisons ; — ceux-là du moins vivaient encore.

Nous savions qu’à la justice,  il  y  avait dĂ©jĂ  depuis quelques 

temps,  FerrĂ©,  Rossel,  Grousset,  Courbet,  Gaston  Dacosta, 

enfermĂ©s  dans  le  mĂȘme  couloir  que  Rochefort  qui  les  avait 

précédés.

Nous  savions  ceux  qui  avaient  pu  s’échapper  de  l’abattoir, 

ceux  dont personne n’avait  de nouvelles,  chaque jour  amenant 

de  nouvelles  arrestations   ;  quand  la  police  et  les  dĂ©lateurs 

Ă©taient insuffisants, ce qui arrivait souvent, policiers et dĂ©lateurs 

ayant eu de tout temps le monopole de la bĂȘtise,  on employait 

d’autres moyens.

Odysse  Barot  raconte  ainsi  la  façon  dont  fut  opĂ©rĂ©e 

l’arrestation de Th. FerrĂ© :

Le  pĂšre  Ă©tait  parti  pour  son  travail  quotidien,  il  ne 

restait lĂ  que deux femmes,  la vieille mĂšre et la jeune 

sƓur de l’homme qu’on recherchait.

Cette derniĂšre, Marie FerrĂ©, Ă©tait au lit dangereusement 

malade, en proie Ă  une fiĂšvre ardente.

On  se  rabat  sur  madame  FerrĂ©,  on  la  presse  de 

questions.  On  la  somme de rĂ©vĂ©ler  la cachette de son 

fils.  Elle  affirme

 

qu’elle  l’ignore  et  que  d’ailleurs,  le 

connĂ»t-elle, on ne pouvait pas exiger d’une mĂšre qu’elle 

se fit la dénonciatrice de son propre fils.

La Commune

399

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On  redouble  d’instances,  on  emploie  tour  Ă   tour  la 

douceur, la menace.

— ArrĂȘtez-moi si vous voulez, mais je ne puis vous dire 

ce  que  j’ignore,  et  vous  n’aurez  pas  la  cruautĂ©  de 

m’arracher d’auprùs du lit de ma fille.

La pauvre femme Ă  cette seule pensĂ©e tremble de tous 

ses membres.  L’un de ces hommes laisse Ă©chapper  un 

sourire ;  une idĂ©e diabolique venait de surgir  dans son 

esprit.

—  Puisque vous  ne voulez pas  nous dire  oĂč  est  votre 

fils, eh bien, nous allons emmener votre fille.

Un cri de dĂ©sespoir et d’agonie s’échappe de la poitrine 

de  madame  FerrĂ©.  Ses  priĂšres,  ses  larmes  sont 

impuissantes.  On  se  met  en  devoir  de  faire  lever  et 

habiller la malade, au risque de la tuer.

—  Courage,  mĂšre,  dit  mademoiselle FerrĂ©,  ne  t’afflige 

pas, je serai forte, ce ne sera rien ; il faudra bien qu’on 

me relĂąche.

On va l’emmener.

PlacĂ©e  dans  cette  Ă©pouvantable  alternative,  ou 

d’envoyer  son  fils  Ă   la  mort,  ou  de  tuer  sa  fille  en  la 

laissant  emmener,  affolĂ©e  de  douleur,  en  dĂ©pit  des 

signes  suppliants  que  lui  adresse  l’hĂ©roĂŻque  Marie,  la 

malheureuse mĂšre perd la tĂȘte, hĂ©site.

—  Tais-toi,  mĂšre,  tais-toi,  murmure  la  malade.  On 

l’emmùne.

La Commune

400

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 Mais c’en Ă©tait trop pour le pauvre cerveau maternel.

  Madame  FerrĂ©  s’affaisse  sur  elle-mĂȘme,  une  fiĂšvre 

chaude se dĂ©clare,  sa raison  s’obscurcit ;  des phrases 

incohĂ©rentes s’échappent  de sa bouche.  Les bourreaux 

prĂȘtent  l’oreille,  et  guettent  la moindre parole pouvant 

servir d’indice.

 Dans son  dĂ©lire,  la malheureuse mĂšre laisse Ă©chapper 

Ă  plusieurs reprises, ces mots : Rue Saint-Sauveur.

 HĂ©las !  Il  n’en  fallait pas davantage.  Tandis que deux 

de  ces  hommes  gardent  Ă   vue  la  maison  FerrĂ©,  les 

autres  courent  en  hĂąte  achever  leur  Ć“uvre.  La  rue 

Saint-Sauveur  est  cernĂ©e,  fouillĂ©e,  ThĂ©ophile FerrĂ© est 

arrĂȘtĂ© ; quelques mois plus tard, il est fusillĂ©.

Huit jours aprĂšs l’horrible scĂšne de la rue Fazilleau,  en 

rendait Ă  la courageuse enfant sa libertĂ©. Mais on ne lui 

rendait  pas  sa  mĂšre  devenue  folle,  et  qui  mourut 

bientĂŽt dans un hospice d’aliĂ©nĂ©s Ă  l’asile Sainte-Anne.

 Odysse BAROT 

Dossier de la magistrature.

Le pĂšre fut fait prisonnier et y resta jusque aprĂšs l’assassinat 

de Ferré.

Marie gagnait seule pour ses chers prisonniers.

Plusieurs membres de la Commune et du comitĂ© central Ă©tant 

arrĂȘtĂ©s, on pensait gĂ©nĂ©ralement que leur jugement aurait lieu ; 

d’abord,  il  n’en  fut  rien,  le  gouvernement  voulait  prĂ©parer  les 

esprits  aux  condamnations,  en  faisant  comparaĂźtre  les 

La Commune

401

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premiĂšres,  non  pas  les  femmes  qui  eussent  hautement 

revendiquĂ©  leurs  actes,  mais  de  pauvres  femmes  dont  le  seul 

crime Ă©tait d’avoir Ă©tĂ© de dĂ©vouĂ©es ambulanciĂšres, ramassant et 

soignant Parisiens et Versaillais,  avec  le mĂȘme empressement ; 

pour elles, ils Ă©taient des blessĂ©s, elles Ă©taient les sƓurs de ces 

souffrants.

Elles  Ă©taient  quatre   :  Elisabeth  Retif,  JosĂ©phine  Marchais, 

EugĂ©nie  SuĂ©tens,  Eulalie  Papavoine,  nullement  parente,  nous 

l’avons dit, du fameux Papavoine.

On  mettait  partout  ce  nom  en  exergue   :  rĂ©actionnaires, 

imbĂ©ciles, et gouvernants, l’élevaient Ă  tout propos.

Jamais elles ne s’étaient vues, avant la nuit, qui prĂ©cĂ©da leur 

arrestation.

Les  fĂ©dĂ©rĂ©s  se  repliaient  sur  un  autre  quartier,  elles  se 

rencontrĂšrent dans une maison, oĂč elles passĂšrent la nuit ; je ne 

sais si quelques blessĂ©s ne s’y trouvaient pas Ă©galement.

Vaincues par le sommeil, elles se jetĂšrent deux par deux, sur 

un matelas posé à terre et y dormirent à tour de rÎle.

C’est pendant cette nuit-lĂ  que l’accusation s’obstinait  Ă  dire 

qu’ensemble 

elles  avaient  allumĂ©  l’incendie.  â€”  [Ce  qui  ne  les 

empĂȘchait  pas  d’avoir  dormi  Ă©tant 

ivres   !] 

Peut-ĂȘtre  qu’elles 

Ă©taient ivres en effet, de fatigue et de faim !

Des  soldats  furent  improvisĂ©s  leurs  dĂ©fenseurs,  trois 

demandĂšrent Ă  s’absenter  pendant le jugement,  ce qui  leur  fut 

accordĂ©,  un  sous-officier  qui  plaidait  pour  SuĂ©tens se contenta 

de dire : Je m’en rapporte à la sagesse de la Cour.

La Commune

402

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Ces dĂ©vouĂ©es eurent des paroles justes, mais elles n’osĂšrent 

jeter  Ă  la face des juges que leur  honnĂȘtetĂ© assurant  la vĂ©ritĂ©, 

qu’elles  avaient  soignĂ©  les  blessĂ©s  sans  regarder  s’ils 

appartenaient  Ă   l’armĂ©e  de  la  Commune,  ou  Ă   l’armĂ©e  de 

Versailles.

Elles furent en conséquence condamnées à mort !

Cela  Ă©tonna  les  soldats  qu’elles  avaient  soignĂ©s,  comme  ils 

s’étaient Ă©tonnĂ©s que du cĂŽtĂ© de la Commune,  on  conduisĂźt les 

blessĂ©s Ă  l’ambulance au lieu de les achever.

Jusqu’au  jugement  des  membres  de  la  Commune,  on  se 

garda de faire comparaĂźtre ceux qui eussent fait prompte justice 

des  accusations  grotesques,  et  des  lĂ©gendes  infĂąmes 

soigneusement  recueillies  par  des  Ă©crivains  en  tĂȘte  desquels 

Ă©taient Maxime Ducamp et autres.

Les fĂ©dĂ©rĂ©s attendaient un peu partout, dans les prisons,  sur 

les pontons, dans les forts ; on espérait amollir les courages.

Les  rats,  la  vermine  et  la  mort,  ne  terrassaient  que  les 

malheureux  arrĂȘtĂ©s  dans  la  foule  comme  d’autres  avaient  Ă©tĂ© 

fusillés sur le tas.

Les statistiques  officielles  avouĂšrent  parmi  les dĂ©tenus  onze 

cent soixante-dix-neuf morts, et deux mille malades.

Comptait-on les exĂ©cutĂ©s de Satory  dans les premiers jours, 

les  inconnus assommĂ©s parce qu’ils ne pouvaient pas  suivre la 

marche des prisonniers, que réglait le pas des chevaux ?

Et le nombre de ceux  Ă  qui  l’horreur  des choses vues,  avait 

fait perdre la raison.

La Commune

403

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Lorsque  pour  l’instruction,  je fus  reconduite Ă   la prison  des 

Chantiers  pendant  quelques  heures,  j’appris  que  les  folles  en 

avaient  Ă©tĂ© extraites pour  les conduire,  disait-on,  dans un  asile 

de fous.

Personne  ne  put  vĂ©rifier,  nous  ne  savions  pas  leurs  noms, 

elles ne le savaient plus elles-mĂȘmes, pour la plupart.

Enfin  parut  un  arrĂȘtĂ©  du  gouverneur  de Paris  annonçant  la 

mise  en  jugement  des  membres  de la  Commune  et  du comitĂ© 

central tombĂ©s entre les mains de l’ennemi.

Ceux-là répondraient.

Les accusĂ©s Ă©taient classĂ©s dans l’ordre suivant :  FerrĂ©, Assi, 

Urbain,  Billioray,  Jourde,  Trinquet,  Champy,  RĂ©gĂšre,  Lisbonne, 

Lullier, Rastoul, Grousset, Verdure,  Ferrat, Deschamps, ClĂ©ment, 

Courbet, Parent.

Le  troisiĂšme  conseil  de  guerre  devant  lequel  ils  devaient 

comparaßtre, était ainsi composé :

Merlin, colonel, prĂ©sident. 

Gaulet, chef de bataillon, juge. 

De Guibert, capitaine, juge. 

Mariguet, juge.

Cassaigne, lieutenant, juge. 

LĂ©ger, sous-lieutenant, juge. 

Labat, adjudant sous-officier.

Gaveau, chef de bataillon au 68

e

 de ligne. 

SĂ©nart, capitaine, substitut.

Le procÚs commencé le 17 août, eut dix-sept audiences.

Trois cents siĂšges avaient Ă©tĂ© prĂ©parĂ©s,  pour  l’assemblĂ©e de 

Versailles.

Deux  mille  places  furent  rĂ©servĂ©es  Ă   un  public  choisi   ;  les 

Ă©gorgeurs de l’armĂ©e rĂ©guliĂšre, au grand complet,  y offraient le 

La Commune

404

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bout de leurs doigts gantĂ©s Ă  des femmes richement vĂȘtues,  et 

le dos arrondi, les reconduisaient Ă  leur place en saluant.

On  dĂ©niait  aux  membres  de  la  Commune  le  titre  d’accusĂ©s 

politiques,  qu’on  leur  reconnut  sans  le  savoir,  par  la 

condamnation  de  quelques-uns  d’entre  eux,  Ă   la  dĂ©portation 

simple ; peine essentiellement politique.

Les rapports des policiers avaient  sous la haute direction de 

M.  Thiers,  Ă©tĂ©  collectionnĂ©s  en  un  dossier  Ă©pouvantable  et 

burlesque,  travail  tout  prĂ©parĂ©  Ă   la taille  de  celui  qui  en  Ă©tait 

chargé.

C’était  le  chef  de  bataillon  Gaveau,  sorti  naguĂšre  d’une 

maison  de  fous,  il  acheva  l’Ɠuvre,  en  y  mettant  un  cachet  de 

démence.

La presse rĂ©actionnaire poussa tant de hurlements autour des 

accusations,  que  tous  les  esprits  libres  Ă   l’étranger  se 

révoltÚrent.

Le 

Standard 

de Londres,  jusque-lĂ  ennemi  de la Commune, 

ne  trouvait  rien  de  plus  rĂ©voltant  que  l’attitude  de  la  presse 

française du 

demi-monde 

autour de ce procĂšs.

FerrĂ©  ne  voulant  pas  de  dĂ©fenseur,  le  prĂ©sident  nomma 

d’office M

e

  Marchand,  qui  eut l’honnĂȘtetĂ© de se borner Ă  ce que 

FerrĂ© lĂ»t  ses conclusions.  Cependant Ă  travers les interruptions 

haineuses  du  tribunal  et  les  vocifĂ©rations  de  la  salle,  si  bien 

choisie, il ne put le faire complĂštement.

Ce fut ainsi que commença et termina Ferré.

La Commune

405

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AprĂšs la conclusion du traitĂ© de paix, consĂ©quence de la 

honteuse  capitulation  de  Paris,  la  RĂ©publique  Ă©tait  en 

danger.  Les  hommes  qui  avaient  succĂ©dĂ©  Ă   l’empire 

Ă©croulĂ© dans  la  boue  et  le  sang  se cramponnaient  au 

pouvoir  et  quoique  accablĂ©s  par  le  mĂ©pris  public,  ils 

prĂ©paraient  dans  l’ombre  un  coup  d’État,  persistant  Ă  

refuser Ă  Paris l’élection de son conseil municipal.

.  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .

Les journaux  honnĂȘtes et  sincĂšres Ă©taient supprimĂ©s ; 

les meilleurs patriotes Ă©taient condamnĂ©s Ă  mort...  les 

royalistes  se  prĂ©paraient  au  partage  des  restes  de  la 

France ;  enfin,  dans la nuit du 18  mars,  ils se crurent 

prĂȘts et tentĂšrent le dĂ©sarmement de la garde nationale 

et l’arrestation en masse des rĂ©publicains.

.  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .

Leur  tentative  Ă©choua  devant  l’opposition  entiĂšre  de 

Paris et l’abandon de leurs soldats, ils s’enfuirent,  et se 

réfugiÚrent à Versailles.

Dans  Paris  livrĂ© Ă   lui-mĂȘme,  les  citoyens  honnĂȘtes  et 

courageux essayaient de ramener l’ordre et la sĂ©curitĂ©.

Au  bout  de quelques jours la population  Ă©tant  appelĂ©e 

au scrutin, la Commune fut ainsi constituée.

Le  devoir  du  gouvernement  de  Versailles  Ă©tait  de 

reconnaĂźtre la validitĂ© de ce vote et de s’aboucher avec 

la  Commune  pour  ramener  la  concorde   ;  tout  au 

contraire,  et  comme si  la guerre Ă©trangĂšre n’avait  pas 

La Commune

406

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fait assez de misĂšres et de ruines,  il  y ajouta la guerre 

civile   ;  ne  respirant  que  la  haine  et  la  vengeance,  il 

attaqua Paris et lui fit subir un nouveau siĂšge.

Paris rĂ©sista deux mois et  il  fut alors conquis.  Pendant 

dix  jours  le  gouvernement  autorisa  le  massacre  des 

citoyens et les fusillades sans jugement.

Ces  journĂ©es  funestes  nous  reportent  Ă   celles  de  la 

Saint-BarthĂ©lemy.  â€”  On  a  trouvĂ©  moyen  de  dĂ©passer 

juin  et  dĂ©cembre.  â€”  Jusques  Ă   quand  le  peuple 

continuera-t-il Ă  ĂȘtre mitraillĂ© ?

Membre  de  la  Commune  de  Paris,  je  suis  entre  les 

mains de ses  vainqueurs,  ils veulent  ma tĂȘte,  qu’ils la 

prennent.  Jamais je ne sauverai ma vie par la lĂąchetĂ© ; 

libre j’ai vĂ©cu, j’entends mourir de mĂȘme.

Je n’ajoute plus qu’un mot : la fortune est capricieuse je 

confie  Ă   l’avenir  le  soin  de  ma  mĂ©moire  et  de  ma 

vengeance.

AprĂšs ce manifeste interrompu Ă  chaque mot par des insultes, 

ou  mĂȘme ceux  qui  en appelaient  Ă  la lĂ©galitĂ© Ă©taient  forcĂ©s de 

reconnaĂźtre  les  faits,  et  qui  Ă   Londres  fit  une  profonde 

impression,  le prĂ©sident Merlin lança cette suprĂȘme insulte :  la 

mĂ©moire  d’un  assassin   !  et  l’agitĂ©  Gaveau  ajouta   :  c’est  au 

bagne qu’il faut envoyer un pareil manifeste.

— Tout cela, dit encore Merlin, ne rĂ©pond pas aux actes 

pour lequel vous ĂȘtes ici.

FerrĂ©, en termina d’un mot : 

La Commune

407

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—  Cela  signifie,  dit-il,  que  j’accepte  le  sort  qui  m’est 

fait.

La Commune était glorifiée, mais Ferré était perdu.

L’avocat voulant prendre acte des paroles de Merlin : La 

mĂ©moire  d’un  assassin,  l’auditoire  hurla  et  Merlin 

insolent  rĂ©pondit :  â€”  Je me  suis servi  de  l’expression 

dont  parle le dĂ©fenseur,  le conseil  vous  donne acte de 

ses conclusions.

Mais Ferré ne voulait pas discuter sa vie.

Jourde,  sans sa  prodigieuse mĂ©moire,  eĂ»t  passĂ© Ă   cause de 

son  Ă©pouvantable  honnĂȘtetĂ©,  au  sujet  de  la  banque  pour 

un 

voleur. 

On  avait  enlevĂ© ses comptes,  il  les rĂ©tablit  de mĂ©moire 

avec une clarté qui aurait dû couvrir de honte le tribunal.

La honte pour certaines gens n’existe pas.

Les  mille  francs  que  chacun  des  membres  de  la  Commune 

avait employĂ©s aux nĂ©cessitĂ©s du moment,  feraient une Ă©trange 

figure,  devant  les  millions  semĂ©s,  aujourd’hui  par  les 

gouvernants  en  voyages  d’agrĂ©ment  et  autres  choses  de  pire. 

Champy,  Trinquet,  revendiquĂšrent  l’honneur  d’avoir  rempli  leur 

mandat jusqu’au bout.

Urbain  sortit  Ă   son  honneur  du  complot  ourdi  contre  lui,  Ă  

l’aide de M. de Montaud, placĂ© prĂšs de lui  par  Versailles pour le 

trahir.

Les infĂąmes dessous du gouvernement furent Ă©talĂ©s au grand 

jour  de  la  presse de  l’Europe,  on  vit  dans  leur  rĂ©volutionnaire 

honnĂȘtetĂ© les hommes de la Commune.  Mais que chĂšrement ils 

La Commune

408

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payĂšrent cette honnĂȘtetĂ© scrupuleuse qui les avait empĂȘchĂ©s de 

restituer Ă  la foule ou au nĂ©ant, l’éternel veau d’or, la banque !

Les jugements furent ainsi  rendus :  CondamnĂ©s Ă  mort : Th. 

Ferré, Lullier ; Travaux forcés à perpétuité : Urbain, Trinquet ;

DĂ©portĂ©s dans une enceinte fortifiĂ©e : Assi, Billioray, Champy, 

RegĂšre, Ferret, Verdure, Grousset ;

DĂ©portation simple : Jourde, Rastoul ;

Six mois de prison et 500 francs d’amende : Courbet ;

AcquittĂ©s :  Deschamp, Parent,  ClĂ©ment, comme ayant donnĂ© 

dĂšs  les  premiers  jours  leur  dĂ©mission  de  membres  de  la 

Commune.

La commission de quinze bourreaux qui sans doute par ironie 

Ă©tait appelĂ©e commission 

des grĂąces 

était ainsi composée :

Martel, Priou, Bastard, Voisin, Batba, MaillĂ©, Lacaze, Duchatel, 

marquis  de  Quinzounas,  Merveilleux-Duvignan,  Tailhau,  Cosne, 

Paris, Bigot, Batbie, et Thiers, président en surplus.

La commission des grĂąces envoyait les condamnĂ©s au poteau 

avec toutes les formes voulues ; cela faisait partie de la mise en 

scĂšne comme la mise en chapelle en Espagne.

En  attendant,  comme  tous  les  prisonniers  possibles  nous 

correspondions  entre  les  deux  prisons,  ayant  soin  si  la  chose 

était découverte de ne compromettre personne.

Elle le fut en effet, et ce qui  parut le plus terrible,  c’est  que 

les monstres,  nos vainqueurs, y  Ă©taient traitĂ©s d’imbĂ©ciles ;  il  y 

Ă©tait  racontĂ© aussi  que leurs idiots de policiers Ă©taient en train 

La Commune

409

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de chercher partout une personne morte dont ils avaient trouvĂ© 

la  photographie  dans  leurs  perquisitions,  ce  qui  devait  leur 

arriver souvent.

Ce  crime n’était  pas  le  seul,  j’avais  envoyĂ©  des  vers  Ă   nos 

seigneurs et maĂźtres, pas Ă  leur louange bien entendu. Quelques 

strophes en ont paru dans mon volume de vers Ă  travers la vie.

AU TROISIÈME CONSEIL DE

 

GUERRE

.  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .

Tous ces temps-ci sont votre ouvrage,

Et quand viendront des jours meilleurs, 

L’histoire sourde Ă  votre rage, 

Jugera les juges menteurs.

Tous ceux qui veulent une proie, 

Vendus, traĂźtres, suivent vos pas, 

Cette claque des attentats,

Mouchards, bandits, filles de joie,

Cassaigne, Mariguet, Guilbert, LĂ©ger, Gaveau, 

Gaulet, Labat, Merlin, bourreau, etc.

.  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .

VERSAILLES CAPITALE

Oui, Versailles est capitale. 

Ville corrompue et fatale,

C’est elle qui tient le flambeau,

Satory lui fait sentinelle,

Et les bandits la trouvent belle, 

Avec un linceul pour manteau, 

Versailles, vieille courtisane, 

Sous sa robe que le temps fane, 

Tient la RĂ©publique au berceau, 

Couverte de lĂšpre et de crime. 

Elle souille ce nom sublime, 

En l’abritant sous son drapeau. 

Il leur faut de hautes bastilles, 

Pleines de soldats et de filles, 

Pour se croire puissants et forts, 

Tandis que sous leur poids immonde, 

La ville oĂč bat le cƓur du monde, 

Paris, dort du sommeil des morts, 

MalgrĂ© vous le peuple hĂ©roĂŻque, 

Fera grande la RĂ©publique ; 

La Commune

410

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On n’arrĂȘte pas le progrĂšs,

C’est l’heure oĂč tombent les couronnes,

Comme Ă  la fin des froids automnes, 

Tombent les feuilles des forĂȘts.

L. MICHEL.

Prison de Versailles, octobre 71.

A NOS VAINQUEURS

On en est Ă  ce point de honte,

De dégoût profond et vainqueur,

Que l’horreur ainsi qu’un flot monte,

Et l’on sent dĂ©border son cƓur.

Vous ĂȘtes aujourd’hui nos maĂźtres,

Notre vie est entre vos mains,

Mais les jours ont des lendemains,

Et parmi vous sont bien des traĂźtres.

Passons, passons les mers, passons les noirs vallons,

Passons, passons,

Passons, que les blĂ©s mĂ»rs tombent dans les sillons, 

Etc.

Peu Ă  peu nous apprenions par les prisonniĂšres qui arrivaient 

les  dĂ©tails  des  cruautĂ©s  encore  inconnues,  par  exemple, 

l’exĂ©cution de Tony Moillin qui  n’avait jamais que parlĂ© dans les 

rĂ©unions publiques ; il avait demandĂ© pour Ă©viter des ennuis Ă  sa 

femme  Ă   rĂ©gulariser  son  mariage  avant  l’exĂ©cution.  Cette 

demande lui ayant Ă©tĂ© accordĂ©e, ils attendirent ensemble l’heure 

au  poste  prĂšs  duquel  il  devait  ĂȘtre  passĂ©  par  les  armes,  sans 

qu’aucun  dĂ©tail  de  l’exĂ©cution  Ă©chappĂąt  Ă   la  malheureuse 

femme.

Nous eĂ»mes aussi  connaissance de la mort de certaines gens 

partisans  de  Versailles 

tombĂ©s  avec  les  autres  Ă   l’abattoir  du 

ChĂątelet.  LĂ  aussi on fusilla des hommes restĂ©s chez eux,  parce 

que  leurs  femmes  passaient  pour  favorables  Ă   la  Commune. 

Ainsi fut assassiné monsieur Tynaire.

La Commune

411

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L’une des femmes qui le plus avaient penchĂ© pour les moyens 

de conciliation entre Paris et Versailles,  madame ManiĂšre, fut la 

derniĂšre  arrestation  que  je  vis  Ă   la  correction  avant  mon 

transfùrement à la prison d’Arras.

Un  matin  on  m’appela  au  greffe   ;  je  rĂ©clamais  depuis 

longtemps ma mise en  jugement,  pensant qu’une exĂ©cution de 

femme pourrait  perdre  Versailles ;  je m’imaginais ĂȘtre appelĂ©e 

pour  quelque formalitĂ© Ă  ce sujet,  c’était pour  mon dĂ©part Ă  la 

prison d’Arras ; on me jugerait quand on aurait le temps, j’étais 

punie d’abord.

J’ai pensĂ© pendant longtemps,  que cette noirceur  Ă©tait due Ă  

MassĂ© ; j’ai su depuis que c’était au vieux ClĂ©ment.

En partant,  j’écrivis une protestation sur  le livre du greffe et 

je recommandai  qu’on voulĂ»t  bien prĂ©venir  ma mĂšre qui  devait 

venir  me  voir  le  lendemain,  jour  de  visites.  On  Ă©tait  en 

novembre,  et l’hiver vint de trĂšs bonne heure cette annĂ©e-lĂ  ; il 

y avait de la neige déjà depuis plusieurs jours.

On  oublia  de  la  prĂ©venir,  et  elle se sentit  pendant  plusieurs 

annĂ©es du froid qu’elle avait Ă©prouvĂ© pendant le voyage de Paris 

Ă  Versailles, pour ne trouver personne.

Suivirent le jugement de Rossel, condamnĂ© Ă  mort pour avoir 

passĂ© de l’armĂ©e rĂ©guliĂšre Ă  l’armĂ©e fĂ©dĂ©rĂ©e.

Bourgeois,  sous-officier,  fut condamnĂ© Ă  mort pour  le mĂȘme 

fait.

Le  procĂšs  de  Rochefort  fut  encore  retardĂ©   ;  on  l’envoya 

attendre au fort Bayard.

La Commune

412

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A  Versailles,  de  belles  jeunes  filles  traversĂšrent  souvent  les 

sombres  corridors  de  la  justice,  la  prison  d’État  de  71,  Marie 

FerrĂ© avec ses grands yeux noirs et ses lourds cheveux bruns, la 

fille de Rochefort toute jeune alors ;  les deux sƓurs de Rossel, 

Bella et Sarah.

A  Paris,  Ă©taient  deux  femmes dont  l’une fiĂšrement pensait  Ă  

son frĂšre mort, l’autre toujours dans l’anxiĂ©tĂ© du doute ; la sƓur 

de Delescluze, la sƓur de Blanqui.

La  nuit  du  27  au  28  novembre,  Ă   la  prison  d’Arras,  on 

m’appela et on me dit de me tenir prĂȘte pour partir Ă  Versailles.

Je ne sais pas Ă  quelle heure on partit, c’était encore nuit, il y 

avait  beaucoup de neige,  deux  gendarmes m’accompagnaient ; 

on prit le chemin de fer aprĂšs avoir attendu longtemps Ă  la gare 

oĂč les imbĂ©ciles venaient me regarder comme un animal curieux 

et essayer d’entrer en conversation. Avec la maniĂšre dont je leur 

rĂ©pondais le mĂȘme n’y revenait pas deux fois, mais restait Ă  une 

petite distance, me regardans les yeux effarés.

— Je crois,  me dit l’un de ces gens,  qu’il  y  aura dĂšs le 

matin, des exécutions à Satory.

—  Tant  mieux   !  lui  dis-je,  cela  hĂątera  celles  de 

Versailles.

Les gendarmes m’emmenùrent dans une autre salle.

On attendit encore longtemps le départ.

A Versailles,  je rencontrai Ă  la gare Marie FerrĂ©, pĂąle comme 

une  morte,  sans  larmes,  elle  venait  rĂ©clamer  le  corps  de  son 

frĂšre.

La Commune

413

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Les  gendarmes  qui  m’accompagnaient  furent  destituĂ©s  pour 

nous avoir laissées communiquer ensemble Marie et moi.

Le journal 

la LibertĂ© 

du 28 novembre raconte ainsi l’exĂ©cution 

de Satory :

Les condamnĂ©s sont vraiment trĂšs fermes. FerrĂ© adossĂ© 

Ă  son poteau jette son chapeau sur  le sol ;  un sergent 

s’avance pour  lui  bander  les yeux,  il  prend le bandeau 

et le jette sur son chapeau. Les trois condamnĂ©s restent 

seuls,  les  trois  pelotons  d’exĂ©cution  qui  viennent  de 

s’avancer font feu.

 Rossel et Bourgeois sont tombĂ©s sur le coup ; quant Ă  

FerrĂ©, il est restĂ© un moment debout et est tombĂ© sur le 

cÎté droit.

 Le chirurgien-major du camp,  M.  Dejardin se prĂ©cipite 

vers les cadavres ; il fait signe que Rossel est bien mort 

et  appelle  les  soldats  qui  doivent  donner  le  coup  de 

grùce à Ferré et à Bourgeois.

La Liberté.

28 novembre 1871.

Une  lettre  adressĂ©e  par  FerrĂ©  Ă   sa  sƓur  quelques  instants 

avant de mourir était ainsi conçue :

Maison d’arrĂȘt cellulaire de Versailles, n° 6. 

Mardi 28 novembre 1871, cinq heures et demie du matin.

Ma bien chùre sƓur,

Dans  quelques  instants  je  vais  mourir.  Au  dernier 

moment  ton  souvenir  me  sera  prĂ©sent ;  je te  prie de 

La Commune

414

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demander  mon  corps  et  de  le  rĂ©unir  Ă   celui  de  notre 

malheureuse mĂšre.

Si  tu  peux,  fais  insĂ©rer  dans  les  journaux  l’heure  de 

mon  inhumation,  afin  que  des  amis  puissent 

m’accompagner.  Bien  entendu  aucune  cĂ©rĂ©monie 

religieuse ; je meurs matĂ©rialiste comme j’ai vĂ©cu.

Porte une couronne d’immortelles sur la tombe de notre 

mĂšre.

TĂąche de guĂ©rir  mon frĂšre et  de consoler  notre pĂšre ; 

dis-leur bien Ă  tous deux combien je les aimais.

Je  t’embrasse  mille  fois  et  te  remercie  mille  fois  des 

bons  soins  que  tu  n’as  cessĂ©  de  me  prodiguer   ; 

surmonte  la  douleur  et  comme  tu  me  l’as  souvent 

promis, sois Ă  la hauteur des Ă©vĂ©nements. Quant Ă  moi 

je suis heureux, j’en vais finir avec mes souffrances et il 

n’y  a pas  lieu de me plaindre.  Tous mes papiers,  mes 

vĂȘtements  et  autres  objets  doivent  ĂȘtre  rendus,  sauf 

l’argent  du greffe que j’abandonne aux  dĂ©tenus moins 

malheureux.

TH. FERRÉ.

Le  juge  Merlin  Ă©tait  Ă   la  fois  du  conseil  de  guerre  et  de 

l’exĂ©cution.

La province comme Paris fut couverte de sang des exĂ©cutions 

froides.

Le 30 novembre,  deux  jours aprĂšs les assassinats de Satory, 

Gaston  CrĂ©mieux  de  Marseille  fut  conduit  dans  la  plaine  qui 

La Commune

415

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borde la mer et qu’on appelle le Pharo ; dĂ©jĂ  on y avait fusillĂ© un 

soldat nommé Paquis, passé dans les rangs populaires.

CrĂ©mieux  commanda lui-mĂȘme le feu ;  il  voulut crier Vive la 

RĂ©publique ! mais la moitiĂ© du mot seulement passa ses lĂšvres. 

Les soldats  aprĂšs chaque exĂ©cution  dĂ©filaient  devant les corps. 

Au son des fanfares ils le firent au Pharo, comme ils l’avaient fait 

Ă  Satory.

Un peu plus tard, le pĂšre Etienne eut sa condamnation Ă  mort 

commuée en déportation à perpétuité.

Des  registres  Ă©taient  couverts  de  signatures  Ă   la  porte  de 

Gaston  CrĂ©mieux.  Cette  manifestation  fit  une  impression  de 

crainte  au  gouvernement.  Se  voyant  dĂ©savouĂ©  par  les 

consciences, il voulut en imposer par la terreur.

PrĂšs d’un an aprĂšs la Commune,  le 22 fĂ©vrier, Ă  sept heures, 

les  poteaux  de  Satory  furent  de  nouveau  ensanglantĂ©s. 

Lagrange,  Herpin  Lacroix,  Verdaguer,  trois  braves  et  vaillants 

dĂ©fenseurs  de  la  Commune,  payĂšrent  de  leur  vie  comme  tant 

d’autres la mort des deux gĂ©nĂ©raux ClĂ©ment Thomas et Lecomte 

que  Herpin  Lacroix  avait  voulu  sauver  et  qui  avaient  prĂ©parĂ© 

eux-mĂȘmes leur fatalitĂ©.

Le 29 mars, PrĂ©au de Vedel ; le 30 avril,  Genton, se traĂźnant 

sur  des  bĂ©quilles  Ă   cause  de  ses  blessures,  mais  fiĂšrement 

debout au poteau.

Le 25  mai,  Serizier,  Bouin et Boudin,  pour  avoir  pendant les 

jours de mai tuĂ© un individu qui s’opposait Ă  la dĂ©fense.

La Commune

416

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Le 6 juillet, Baudouin et Rouillac pour l’incendie de Saint-Eloi, 

et la lutte devant les barricades.

ArrivĂ©s au poteau, ils brisĂšrent les cordes et luttĂšrent contre 

les soldats, ils furent massacrĂ©s comme des bƓufs Ă  l’abattoir.

—  C’est  avec  cela  qu’ils  pensaient,  dit  l’officier  qui 

commandait,  en  remuant  du  bout  de  la  botte  les 

cervelles répandues à terre.

Comme  s’étaient  amoncelĂ©s  les  cadavres  on  entassait  les 

condamnations ;  aprĂšs le dĂ©lire du sang  il  y  avait le dĂ©lire des 

jugements. Versailles crut faire avec la terreur le silence Ă©ternel.

Des  Ă©crivains furent condamnĂ©s Ă  mort  pour  des articles de 

journaux : ainsi Maroteau, condamnĂ© Ă  mort pour des articles de 

la 

Montagne.

La profession de foi de ce journal  n’était que l’exact compte-

rendu des faits. Maroteau y disait en parlant de la réaction :

Quand ils sont Ă  bout  de mensonges  et  de  calomnies, 

quand  leur  langue  pend,  pour  se  remettre  ils  se 

trempent  le  nez  dans  l’écume  du  verre  de  sang  de 

mademoiselle de Sombreuil.

Ils  sortent  de  sa  tombe  le  gĂ©nĂ©ral  BrĂ©a,  agitant  le 

suaire de Clément Thomas.

Assez !

Vous  parlez  de  vos  morts,  mais  comptez  donc  les 

nĂŽtres. CompĂšre Favre, retrousse ta jupe pour ne pas la 

franger de rouge et entre, si tu l’oses, dans le charnier 

de la révolution.

La Commune

417

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Les tas sont gros.

Voici  Prairial  et  Thermidor,  voici  Saint-Merry, 

Transnonain, Tiquetonne.

Que de dates infĂąmes et que de noms maudits !

Et sans remonter si haut, sans fouiller la cendre des ans 

passĂ©s,  qui  donc  a  tuĂ©  hier  et  qui  tue  encore 

aujourd’hui ?

Qui donc a enrĂŽlĂ© Charette et Failly ? qui donc a battu le 

rappel en Vendée, lancé sur Paris la Bretagne ?

Qui  donc  a  mitraillĂ©  au  vol  un  essaim  de  fillettes  Ă  

Neuilly ?

Bandits !

Mais  aujourd’hui  c’est  la  victoire,  non  la  bataille  qui 

marche derriĂšre le drapeau rouge.  La ville entiĂšre s’est 

levĂ©e  au  son  des  trompettes.  Nous  allons,  vautours, 

aller  vous  prendre dans  votre  nid,  vous  apporter  tout 

clignotants Ă  la lumiĂšre.

La  Commune  vous  met  ce  matin  en  accusation,  vous 

serez jugés et condamnés, il le faut !

Heindrech passe ton couperet sur la pierre noire.

Oui !

En  fondant  la 

Montagne, 

j’ai  fait  le  serment  de 

Rousseau et de Marat : mourir s’il  le faut,  mais dire la 

vérité.

Je le rĂ©pĂšte, il faut que la tĂȘte de ces scĂ©lĂ©rats tombe !

La Commune

418

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Gustave MAROTEAU.

Qui  donc  s’étonnerait  qu’on  se  fĂ»t  indignĂ©  des  crimes  de 

Versailles ?

Le numĂ©ro 19 de la 

Montagne 

(presque le dernier, ce journal, 

je crois, n’en ayant eu qu’une vingtaine) causa le verdict de mort 

de Maroteau, qu’on n’osa cependant exĂ©cuter. Il fut commuĂ© aux 

travaux  forcĂ©s  Ă   perpĂ©tuitĂ©,  il  me  reste  de  cet  article,  les 

passages  incriminĂ©s.  C’était  aprĂšs  le  refus  de  Versailles 

d’échanger  Blanqui  contre  l’archevĂȘque  de  Paris  et  plusieurs 

prĂȘtres.

La Montagne n° 

19, par Gustave Maroteau.

MONSEIGNEUR L’ARCHEVÊQUE DE PARIS

En 1848,  pendant la bataille de juin, un prĂ©lat fut tuĂ©, 

sur  une  barricade   :  c’était  monseigneur  Affre, 

archevĂȘque de Paris.

Il  Ă©tait  montĂ©  lĂ ,  dit-on,  sans  parti  pris,  en  apĂŽtre 

prĂȘcher l’évangile, pour  lever du bout de sa crosse d’or 

le canon fumant des fusils.

Cette mort excusait pour elle les craintes de Cavaignac. 

On feignit de trouver dans les mains qui saignaient sous 

le fer du bagne des lambeaux de robe violette.

C’était faux ! on ignore encore aujourd’hui de quel  cĂŽtĂ© 

vint  le coup.  On  ne sait  pas si  la  balle partait  du fusil 

d’un soldat ou de la canardiĂšre d’un insurgĂ©.

Les rĂ©publicains baissĂšrent la tĂȘte comme des maudits 

sous cette aspersion de sang bénit.

La Commune

419

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L’instruction nous a rendus sceptiques ;  c’est fini, nous 

ne croyons plus Ă  Dieu,  la RĂ©volution de 71 est athĂ©e, 

notre  RĂ©publique  a  un  bouquet  d’immortelles  au 

corsage.

Notre grand acte de travail proscrit les paresseux et les 

parasites...

Partez,  jetez  vos  frocs  aux  orties,  retroussez  vos 

manches,  prenez  l’aiguillon,  poussez  la  charrue   ; 

chanter aux bƓufs est mieux que des psaumes.

Et ne me parlez pas de Dieu, le croquemitaine ne nous 

effraie  plus,  il  y  a  trop  longtemps  qu’il  n’est  plus  que 

prétexte à pillage et à assassinat.

C’est  au  nom  de  Dieu  que  Guillaume  a  bu  Ă   plein 

casque le plus pur de notre sang, ce sont les soldats du 

pape qui bombardent les Ternes, nous biffons Dieu.

Les  chiens  ne  vont  plus  se  contenter  de  regarder  les 

Ă©vĂȘques, ils les mordront. Nos balles ne s’aplatiront pas 

sur  les  scapulaires   ;  pas  une  voix  ne  s’élĂšvera  pour 

nous  maudire  le  jour  oĂč  l’on  fusillera  l’archevĂȘque 

Darbois.

Nous avons pris Darbois comme otage et si on ne nous 

rend pas Blanqui, il mourra.

La  Commune  l’a  promis   ;  si  elle  hĂ©sitait,  le  peuple 

tiendrait le serment pour elle et ne l’accusez pas.

La Commune

420

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—  Que  la  justice  des  tribunaux  commence,  disait 

Danton  au  lendemain  des  massacres  de septembre et 

celle du peuple cessera.

Ah !  j’ai  bien  peur  pour  Monseigneur  l’archevĂȘque  de 

Paris.

Gustave MAROTEAU.

Maroteau avait Ă©crit au  premier numĂ©ro de la 

Montagne, 

j’ai 

fait le serment de Rousseau et de Marat : mourir s’il le faut, mais 

dire  la  vĂ©ritĂ©.  Cette  vĂ©ritĂ©  Ă©tait  qu’il  Ă©tait  impossible  dans  les 

circonstances  horribles  crĂ©Ă©es  par  Versailles  d’écrire  comme 

d’agir autrement.

Il  est  Ă©trange  qu’à  l’instant  oĂč  je  citais  les  paroles  de 

Rousseau,  dont  Maroteau  s’était  fait  une  loi,  on  ouvrait  les 

cercueils  de  Rousseau  et  de  Voltaire  pour  s’assurer  si  leur 

dĂ©pouille aujourd’hui vĂ©nĂ©rĂ©e y gĂźt encore.

Oui, elles y sont, la tĂȘte de Voltaire nous rit au nez de son rire 

incisif,  pour  avoir  avancĂ©,  si  peu.  Le  squelette  de  Rousseau 

calme se croise les bras.

Maroteau fut condamnĂ© surtout pour avoir dit la vĂ©ritĂ©, mais 

pour  lui,  comme pour Cyvoct vingt ans aprĂšs on n’osa exĂ©cuter 

la  sentence  commuĂ©e  aux  travaux  forcĂ©s  Ă   perpĂ©tuitĂ©  ;  il  fut 

envoyĂ© au bagne de l’üle Nou.

Maroteau,  malade de la poitrine, avant son dĂ©part, mourut le 

18 mars 1875 à l’ñge, je crois, de 27 ans.

La Commune

421

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Il  avait  une maladie de poitrine qu’il  traĂźnait depuis prĂšs de 

six ans,  mais la fin Ă©tait venue,  on attendait sa mort dĂšs le 16 

mars, l’agonie Ă©tant commencĂ©e.

Tout Ă  coup il se soulĂšve et s’adressant au mĂ©decin : 

—  La  science,  dit-il,  ne  peut  donc  pas  me  faire  vivre 

jusqu’à mon anniversaire, le 18 mars ?

—  Vous  vivrez,  dit  le  mĂ©decin  qui  ne  put  cacher  une 

larme. 

Maroteau en effet mourut le 18 mars.

Longtemps  ses  yeux  parurent  vivants  regardant  au  fond  de 

l’ombre venir la justice populaire.

Alphonse  Humbert  fut  Ă©galement  condamnĂ©  aux  travaux 

forcĂ©s Ă  perpĂ©tuitĂ© pour  des articles de journaux.  On prĂ©tendit 

que  le  n°  du 

PĂšre  DuchĂȘne 

du  5  avril,  avait  provoquĂ© 

l’arrestation de Chaudey dont il n’était pas mĂȘme parlĂ© dans les 

passages incriminés. En voici quelques fragments.

C’est la premiĂšre fois que le 

PĂšre DuchĂȘne 

fait un post-

scriptum Ă  ses articles bougrement patriotes.

C’est  aussi  que  jamais  le 

PĂšre  DuchĂȘne 

n’aura  Ă©tĂ©  si 

joyeux oui, nom de noms.

Comme les affaires de la sociale vont bien et comme les 

jean-foutre de Versailles sont foutus plus que jamais.

Enfin tous les vƓux du 

PĂšre DuchĂȘne 

sont comblĂ©s, et il 

peut dÚs à présent mourir.

La Commune

422

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Les battements de  son  cƓur  auront pour  la  3

e

  fois en 

moins  de  15  jours  saluĂ©  la  RĂ©volution  sociale 

triomphante.

Et savez-vous pourquoi 

le  PĂšre  DuchĂȘne 

est si  content 

bien  qu’il  y  ait  eu  aujourd’hui  une  centaine  de  bons 

bougres de ses amis de tués ?

C’est  que  malgrĂ©  toutes  les  excitations  des  mauvais 

jean-foutre,  nous avons Ă©tĂ©  attaquĂ©s les premiers par 

les hommes de Versailles.

Ce sont eux, j’en appelle Ă  la juste histoire de l’an 79 de 

la  RĂ©publique française,  ce  sont  eux  qui  ont  ouvert  la 

guerre civile.

Il  y  a  il  est  vrai  des  patriotes  qui  sont  morts  pour  le 

salut de la nation.

Gloire Ă  eux !

La nation est sauvée !

Et l’honneur de la race future est sauf comme le nître.

Nous  baiserons  vos  plaies,  ĂŽ  patriotes  qui  ĂȘtes  morts 

pour la nation et pour la RĂ©volution sociale.

Et  nous  nous  souviendrons que  la  couleur  du  drapeau 

rouge a été rajeunie dans votre sang.

Le PĂšre DuchĂȘne, 

5

 

avril 1871.

Rochefort  fut  condamnĂ©  Ă   la  dĂ©portation  dans  une  enceinte 

fortifiĂ©e,  aussi  pour  des articles de journaux,  mais surtout pour 

la part immense qu’il avait eue à la chute de l’Empire.

La Commune

423

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Les articles parus aprĂšs les premiers bombardements dans le 

Mot d’Ordre 

avaient exaspéré Versailles.

« Le 

Mot  d’Ordre 

a  Ă©tĂ© supprimĂ©  par  le fuyard  Vinoy, 

aujourd’hui  grand  crachat de la lĂ©gion  d’honneur,  sous 

prĂ©texte  que  mes  collaborateurs  et  moi  prĂȘchions  la 

guerre  civile.  La  circulaire  Dufaure  nous  apprend  que 

dĂ©sormais  les  journaux  seront  punis  quand  ils 

prĂȘcheront  la  conciliation.  Les misĂ©rables Ă©crivains  qui 

trouveront  mauvais  que les  femmes soient  renversĂ©es 

par  les obus dans les avenues qu’elles traversent pour 

aller faire leurs provisions et qui proposeront un moyen 

quelconque, fĂ»t-il excellent, de faire cesser les hostilitĂ©s 

sont  dĂšs  aujourd’hui  assimilĂ©s  par  le  ministre  de  la 

justice versaillaise aux criminels les plus endurcis.

Vous  ĂȘtes  parti  pour  Versailles,  mais  votre  pĂšre  est 

restĂ©  Ă  Paris,  le jour  oĂč  vous apprenez qu’une bombe 

venue du Mont-ValĂ©rien a pĂ©nĂ©trĂ© dans sa chambre et 

l’a coupĂ© en deux dans son lit.  Vous devez demander Ă  

grands cris la continuation de la guerre civile sous peine 

d’ĂȘtre  considĂ©rĂ©  par  l’honnĂȘte  Dufaure  comme  un 

ennemi de la propriĂ©tĂ© et mĂȘme de la famille.

Nous  l’avons  remarquĂ©  souvent,  il  n’y  a  que  les 

modĂ©rĂ©s pour  ĂȘtre impitoyables.  Si  encore ils n’étaient 

que fĂ©roces, mais ils sont stupides, c’est du reste ce qui 

nous  sauve.  Pas  un  des  soi-disant  ministres  qui  ont 

assistĂ© Ă  l’élaboration du manifeste qui  fait aujourd’hui 

la joie de tous les amis de la franche gaietĂ© n’a songĂ© 

La Commune

424

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que la province Ă  qui il est adressĂ© allait s’écrier comme 

un seul département :

Comment !  VoilĂ   un  mois qu’ils Ă©ventrent  Paris,  qu’ils 

trouent les monuments publics et les propriĂ©tĂ©s privĂ©es, 

et  si  par  hasard  quelqu’un  avait  l’idĂ©e  de  leur  faire 

observer  qu’en  voilĂ   peut-ĂȘtre  assez,  ils  dĂ©clarent 

d’avance que ce criminel sera puni  selon la rigueur des 

lois.  Ce ministĂšre-lĂ  a donc  Ă©tĂ© recrutĂ© dans les cages 

du jardin des plantes ?

 Henri ROCHEFORT.

Les deux  fragments  suivants surtout,  allumĂšrent  les colĂšres 

de Versailles.

Blanqui  condamnĂ© Ă  mort par contumace est dĂ©couvert 

et  arrĂȘtĂ©,  soit.  Il  ne  reste  plus  au  gouvernement  qui 

l’arrĂȘte qu’à le conduire devant ses juges pour  l’y  faire 

juger contradictoirement.  Mais les amants de la lĂ©galitĂ© 

casernĂ©s Ă  Versailles ont  trouvĂ©  plus  commode,  aprĂšs 

avoir refusĂ© Ă  leur prisonnier mĂȘme le conseil de guerre 

auquel  il  a  droit,  de  le  calfeutrer  dans  un  cachot 

quelconque  et  de  l’y  laisser  tellement  au  secret  que 

personne ne sait dans quelle prison on le dĂ©tient, et s’il 

y est mort ou tout simplement moribond.

VoilĂ  qui passe toutes les bornes de la folie furieuse, la 

loi  qui  autorise  cette  chose  monstrueuse  et  inutile, 

qu’on appelle le secret n’a jamais,  Ă  aucune Ă©poque et 

sous  aucun  pouvoir  quelque  fĂ©roce qu’il  fĂ»t,  permis la 

suppression,  c’est-Ă -dire  la  disparition  de  l’accusĂ©. 

La Commune

425

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Celui-ci  doit  toujours  ĂȘtre reprĂ©sentĂ©,  dit  le code,  Ă  la 

premiĂšre rĂ©quisition de la famille, afin qu’il soit constatĂ© 

au besoin qu’il n’a pas Ă©tĂ© assassinĂ© dans sa prison par 

ceux qui auraient intĂ©rĂȘt Ă  sa mort.

Or,  Ă   la  lettre  si  touchante  de  la  sƓur  de  Blanqui 

demandant  sinon  Ă   voir  son  frĂšre,  du  moins  Ă   savoir 

dans quel  tombeau  et sous quelle pierre sĂ©pulcrale les 

geĂŽliers versaillais avaient bien pu l’ensevelir  vivant,  le 

jurisconsulte Thiers, flanquĂ© du jurisconsulte Dufaure, a 

rĂ©pondu  qu’il  refusait  toute  communication  avec  son 

dĂ©tenu et tout renseignement sur sa situation avant que 

l’ordre fĂ»t rĂ©tabli.

Eh bien ! Et l’article du code qui est formel et la loi que 

vous  invoquez  Ă   tout  bout  de  champ  et  que  vous 

reprochez  tant  de  mĂ©connaĂźtre  au  gouvernement  de 

l’HĂŽtel-de-Ville ? il  n’y a pas deux  façons d’apprĂ©cier la 

conduite de M. Thiers Ă  l’égard de Blanqui : le cas a Ă©tĂ© 

prĂ©vu par  les lĂ©gislateurs,  elle constitue le fait qualifiĂ© 

crime,  et  la  rĂ©ponse du  chef  du  pouvoir  exĂ©cutif  Ă  la 

demande de la famille le rend tout bonnement passible 

des galĂšres.

H. ROCHEFORT.

L’autre fragment frappait plus encore peut-ĂȘtre en plein cƓur 

bourgeois,  il  s’agissait  de  ce  trou  Ă   rats  de  la  place  Saint-

Georges  que le premier  soin  du vieux  gnome fut  de faire,  aux 

frais de l’État, rebñtir comme un palais.

Le 

Mot d’Ordre 

du 4 avril publiait cette juste appréciation.

La Commune

426

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M.  Thiers  possĂšde  rue  Saint-Georges  un  merveilleux 

hîtel, plein d’Ɠuvres d’art de toutes sortes.

M.  Picard  a sur  le  pavĂ©  de  Paris  qu’il  a  dĂ©sertĂ©,  trois 

maisons  d’un  formidable  rapport  et  M.  Jules  Favre 

occupe,  rue  d’Amsterdam,  une  habitation  somptueuse 

qui  lui  appartient.  Que  diraient  ces  propriĂ©taires 

hommes  d’État  si,  Ă   leurs  effondrements  le  peuple de 

Paris rĂ©pondait par des coups de pioches et si, Ă  chaque 

maison de Courbevoie touchĂ©e par un obus,  on abattait 

un pan de mur  du  palais de la place Saint-Georges ou 

de l’hîtel de la rue d’Amsterdam ?

H. ROCHEFORT.

Un  peu  de  granit  Ă©miettĂ©  pour  sauver  tant  de  poitrines 

humaines Ă©tait un crime si grand pour les possĂ©dĂ©s de Versailles, 

que leur haine n’avait pas de bornes quand la vĂ©ritĂ© leur cinglait 

la face.

Il  fut  d’abord  question  d’envoyer  Rochefort  Ă   une  cour 

martiale,  puis  d’arrĂȘter  ses  enfants qui,  d’abord  cachĂ©s  par  le 

libraire  de  la  gare  d’Arcachon  Ă   Paris,  furent  emmenĂ©s  par 

Edmond Adam.

La rage de Foutriquet Versailles momentanĂ©ment apaisĂ©e par 

les  condamnations  Ă   mort,  au  bagne,  Ă   la  dĂ©portation  des 

membres  de  la  Commune ;  la  reconstruction  plus  belle  de  sa 

maison ;  il  avait rĂ©flĂ©chi que si elle n’eĂ»t pas Ă©tĂ© dĂ©molie, l’État 

ne la lui aurait pas reconstruite, et comme il  attribuait Ă  l’article 

de Rochefort une grande part Ă  cette dĂ©molition,  il  dĂ©sira qu’on 

se contentĂąt, pour des articles aussi criminels, de la dĂ©portation 

La Commune

427

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aux  antipodes,  ce qui  ferait Ă©clater  sa mansuĂ©tude.  Donc  le 20 

septembre 1871, Rochefort, Henri Maret et Mourot, comparurent 

sous les formidables accusations qui suivent :

Journal  frappĂ© de  suspension,  â€”  fausses  nouvelles  publiĂ©es 

de  mauvaise  foi  et  de  nature  Ă   troubler  la  paix  publique,  â€” 

complicitĂ© d’attentat ayant pour  but d’exciter Ă  la guerre civile, 

complicitĂ©  par  provocation  au  pillage  et  Ă   l’assassinat   !  â€” 

offenses  envers  le  chef  du  gouvernement !  â€”  offenses  envers 

l’assemblĂ©e nationale !

Le  prĂ©sident  Merlin  prit  Ă   partie  tous  les  articles  du 

Mot 

d’Ordre, 

celui du 2 avril prĂ©venant Foutriquet que l’on emploiera 

contre lui  tous les engins mortifĂšres qu’on pourra inventer, celui 

du 3 qui traite de guignols les membres du gouvernement, ceux 

sur  Blanqui,  sur  la  maison  de  la  place  Saint-Georges,  sur  la 

colonne,  de  façon  Ă   Ă©pouvanter  Gaveau,  prononça  le 

rĂ©quisitoire ; ses hallucinations ne rĂ©ussirent qu’à la dĂ©portation 

perpétuelle, enceinte fortifiée pour Rochefort.

Moureau,  secrĂ©taire  de  rĂ©daction,  Ă   la  mĂȘme  perpĂ©tuitĂ© 

déportation simple.

Henri Maret, Ă  cinq ans de prison.

Lockroy  ayant  poussĂ©  un  peu  trop  loin  une  promenade  en 

dehors Paris, fut gardĂ© en prison Ă  Versailles jusqu’à l’entrĂ©e des 

troupes. Foutriquet lui avait donnĂ© Ă  choisir entre cette prison et 

son  siĂšge  de  dĂ©putĂ©  inviolable  Ă   l’assemblĂ©e,  il  avait  prĂ©fĂ©rĂ© 

rester.

La Commune

428

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Madame Meurice qui  vint me voir  en prison me  dit  que  son 

mari avait été également incarcéré.

Versailles aurait voulu arrĂȘter toute la terre.

Quelques jours aprĂšs le jugement de Rochefort,  Gaveau  que 

toutes  les idĂ©es  remuĂ©es devant  lui  avait  achevĂ© de dĂ©traquer 

devint tout Ă  fait fou.

On jugea des petits enfants,  les pupilles de la Commune ; ils 

avaient huit ans, onze ou douze ans, les plus grands quatorze ou 

quinze.

Combien  moururent,  en  attendant  la  vingt-uniĂšme  annĂ©e 

dans les maisons de correction !

Comme l’Angleterre, la Suisse, refusa de rendre les fugitifs de 

la  Commune ;  elle  garda  Razoua  que  rĂ©clamait  Versailles ;  la 

Hongrie  refusa  de  rendre  Frankel.  Roques  de  Filhol,  maire  de 

Puteaux, homme intĂšgre, fut condamnĂ© au bagne, peut-ĂȘtre par 

dérision !

Fontaine,  directeur  des  domaines  sous  la  Commune,  d’une 

honnĂȘtetĂ©  absolue  eut  vingt  ans  de  travaux  forcĂ©s  pour  des 

bibelots perdus dans l’incendie des Tuileries :  l’argenterie et les 

censĂ©s  objets  d’art 

de  la  maison  Thiers  furent  retrouvĂ©s  au 

garde-meuble  et  dans  les  musĂ©es,  ils  avaient  Ă©tĂ©

 

surfaits  et 

n’avaient comme art nulle valeur.

La derniĂšre  exĂ©cution  Ă   Satory  eut  lieu  le  22  janvier  1873. 

Philippe, membre de la Commune, Benot et Decamps pour avoir 

participĂ© Ă  la dĂ©fense de Paris par l’incendie des Tuileries.

La Commune

429

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Ils  tombĂšrent  en  criant :  Vive la RĂ©volution  sociale,  vive la 

Commune !

En  septembre  avaient  Ă©tĂ©  fusillĂ©s  pour  faits  semblables, 

Lolive, Demvelle et Deschamps : A bas les lĂąches ! criĂšrent-ils en 

tombant, vive la république universelle !

Comme elle paraissait belle debout au poteau oĂč l’on mourait 

pour elle.

Satory pendant ces deux ans but du sang pour que la terre en 

fût arrosée.

La  Commune  Ă©tait  morte,  mais  la  rĂ©volution  vivait.  Cette 

incessante Ă©closion  de tous les progrĂšs dans lesquels Ă  chaque 

Ă©poque a  Ă©voluĂ©  l’humanitĂ©,  compose d’ñge en Ăąge  une forme 

nouvelle.

Le  4  dĂ©cembre,  Lisbonne  se  soutenant  Ă   peine  sur  les 

bĂ©quilles,  qu’au  bagne  il  traĂźna  dix  ans,  comparut  devant  le 

conseil  de  guerre,  qui  le  condamna  Ă   mort   ;  la  peine  fut 

commuĂ©e en une mort plus lente, les travaux forcĂ©s Ă  perpĂ©tuitĂ© 

dont il sortit pourtant.

Puis Heurtebise, secrétaire du Comité de salut public.

Tous  ceux  qui  avaient  Ă©crit  contre  Versailles  furent 

recherchés.

Lepelletier, Peyrouton, eurent des années de prison.

Si  nous  eussions  voulu,  nos  jugements  eussent  pu  ĂȘtre 

annulĂ©s, les conseils de guerre se servant sans y rien changer de 

feuilles  imprimĂ©es,  sous  l’empire,  oĂč  nous  nous  trouvions 

La Commune

430

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inculpĂ©s  d’aprĂšs  le 

rapport 

et  les 

conclusions 

de 

M.

 

LE 

COMMISSAIRE IMPÉRIAL

 !

Mais les conseils de guerre Ă©taient la seule tribune oĂč l’on pĂ»t 

acclamer la Commune devant ses meurtriers et ses dĂ©tracteurs, 

et nous ne chicanions pas.

Enfin  le  11  dĂ©cembre  je  reçus  mon  assignation  pour  le  16 

courant  Ă   11  h.  1/2  du  matin.  En  voici  copie,  avec  la formule 

déjà citée M. le commissaire impérial.

FORMULE N° 10

PREMIERE DIVISION MILITAIRE

Articles 108 et 111 du Code de justice militaire

MISE EN JUGEMENT

Le général commandant la 1

e

 division militaire,

Vu  la  procĂ©dure  instruite  contre  la  nommĂ©e  Michel  Louise, 

institutrice Ă  Paris.

Vu le rapport et l’avis de M.  le rapporteur,  et  les conclusions 

de 

M.  le  COMMISSAIRE  IMPÉRIAL

,  tendant  au  renvoi  devant  le 

conseil de guerre ;

Attendu  qu’il  existe  contre  ladite  Michel  prĂ©vention 

suffisamment  Ă©tablie  d’avoir,  en  1871,  Ă   Paris,  dans  un 

mouvement  insurrectionnel  portĂ©  des  armes  apparentes,  Ă©tant 

vĂȘtue d’un uniforme et fait usage de ses armes, crime prĂ©vu et 

rĂ©primĂ© par l’article 5, de la loi du 24 mai 1834 ;

Vu les articles 108 et 111 du code de justice militaire ;

La Commune

431

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Ordonne la mise en jugement de ladite Michel sus-qualifiée ;

Ordonne en  outre que le conseil  de guerre appelĂ©  Ă  statuer 

sur les faits imputés, à ladite Michel,

Sera  convoquĂ©  pour  le  16  dĂ©cembre,  Ă   11  heures  1/2  du 

matin.

Fait au quartier général à Versailles le 11 décembre 1871.

Le général commandant la 1

e

 division militaire,

APPERT.

P. C. C. et signification Ă  l’accusĂ©e

Le commandant GARIANO.

AEULLYES.

Cette derniĂšre signature illisible.

Je  trouve  dans  le  numĂ©ro  756  du  journal 

le  Voleur, 

sĂ©rie 

illustrĂ©e, 44

e

 annĂ©e,  29 dĂ©cembre 1871,  mon jugement prĂ©cĂ©dĂ© 

d’une sorte de prĂ©sentation.

Comment dire en si peu de pages qui me restent notre 

histoire Ă  tous,  et Ă  toutes l’histoire sombre des geĂŽles 

aprĂšs l’histoire horrible du coupe-gorge. Je prends pour 

mon  jugement,  les  quelques  lignes  qui  le  prĂ©cĂšdent 

(d’aprĂšs le journal, 

le  Droit

)

 

dans le journal 

le  Voleur, 

moins venimeux que je ne l’aurais cru alors.

 La Justice militaire.

 6

e

 Conseil de guerre Ă  Versailles.

La Commune

432

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LA NOUVELLE THÉROIGNE

Nous  avons  annoncĂ©  briĂšvement  dans  notre  dernier 

numĂ©ro  la condamnation  de la 

fille  Louise  Michel, 

une 

des  hĂ©roĂŻnes  de  la  Commune,  qui  ose  faire  face  Ă  

l’accusation,  et  ne  se  rĂ©fugie  pas  derriĂšre  les 

dénégations et les circonstances atténuantes.

Cette affaire mĂ©rite mieux qu’une mention succincte et 

nous  sommes  certains que nos  lecteurs ne  seront  pas 

fĂąchĂ©s  de  faire  plus  ample  connaissance  avec  Louise 

Michel,  dont  nous donnons plus loin le portrait  dessinĂ© 

d’aprùs la photographie Appert.

Il y a entre elle et ThĂ©roigne de MĂ©ricourt, la 

bacchante 

furieuse 

de  la  Terreur  des points de  ressemblance  qui 

n’échapperont pas Ă  ceux qui vont lire les dĂ©bats du 6

e

 

conseil de guerre.

Louise Michel est le type rĂ©volutionnaire par excellence, 

elle a jouĂ© un  grand  rĂŽle dans la Commune ;  on  peut 

dire  qu’elle  en  Ă©tait  l’inspiratrice,  sinon  le  souffle 

révolutionnaire.

Comme institutrice, Louise Michel a reçu une instruction 

supĂ©rieure. Elle Ă©tait Ă©tablie rue Oudot, 24 ; â€” dans les 

derniers temps, le nombre de ses Ă©lĂšves s’élevait Ă  60. 

Les  familles  Ă©taient  satisfaites  des  soins  et  de 

l’instruction  qu’elle  donnait  aux  enfants qui  lui  Ă©taient 

confiés.

La Commune

433

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Cette  femme  Ă©tait  dans  l’exercice  de  ses  fonctions 

d’institutrice,  aimĂ©e  et  estimĂ©e  dans  le quartier,  on  la 

savait etc. Je passe tout ce qui semble flatteur.

Ses aptitudes etc.

Au  18  mars,  sans  abandonner  son  institution  qu’elle 

nĂ©gligea  pourtant  en  laissant  la  direction  aux  sous-

maĂźtresses, Louise Michel, d’une imagination exaltĂ©e, se 

livre avec ardeur Ă  la politique, elle frĂ©quente les clubs 

oĂč  elle  se  distingue  par  un  langage  qui  rappelle  les 

Ă©nergumĂšnes  de  93   ;  ses  idĂ©es  et  ses  thĂ©ories  sur 

l’émancipation du  peuple fixent sur  elle l’attention  des 

hommes  Ă   la  tĂȘte  du  mouvement  insurrectionnel,  elle 

est admise au sein de leur conseil et prend part Ă  leurs 

délibérations.

C’était  justement  depuis  le  18 mars,  que j’avais vu  le 

moins  souvent  les  camarades  avec  lesquels  je 

combattais  depuis  si  longtemps,  dĂ©jĂ   pour  les  idĂ©es 

auxquelles  j’avais  consacrĂ©  ma  vie  depuis  que  je 

pensais et que je voyais les crimes de la sociĂ©tĂ©. Depuis 

le 3 avril,  jusqu’à l’entrĂ©e des troupes de Versailles,  je 

n’avais quittĂ© les compagnies de marche, que deux fois 

pendant quelques heures pour venir Ă  Paris. â€” Quand le 

61

e

  bataillon  auquel  j’appartenais  rentrait,  j’allais avec 

d’autres, les enfants perdus, les Ă©claireurs, les artilleurs 

de  Montmartre,  tantĂŽt  Ă   la  gare  de  Clamart,  Ă  

Montrouge,  au fort d’Issy,  dans les Hautes-BruyĂšres,  Ă  

Neuilly.  â€”  Si  les  juges  ne  se  trompaient  pas,  ce  ne 

La Commune

434

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serait  pas  la  peine  qu’ils  fissent  de  si  longues 

instructions   :  ceux-lĂ   du  reste  reconnaissaient  que 

j’avais de toutes mes forces et de tout mon cƓur servi 

la  Commune,  ce  qui  Ă©tait  vrai.  â€”  J’ai  vu  depuis,  pire 

que les juges du conseil de guerre.

Continuons le journal.

Tel  est  en  rĂ©sumĂ©  le  rĂŽle  que  l’accusĂ©e  a  jouĂ©,  rĂŽle 

qu’elle  va  Ă   l’audience  accentuer  en  lui  donnant  un 

cachet tout particulier d’énergie et de virilitĂ©.

Louise  Michel  est  amenĂ©e  par  des  gardes.  C’est  une 

femme ĂągĂ©e de trente-six ans, d’une taille au-dessus de 

la moyenne.

Elle  porte  des  vĂȘtements  noirs   ;  un  voile  dĂ©robe  ses 

traits  Ă   la  curiositĂ©  du  public  fort  nombreux   ;  sa 

dĂ©marche  est  simple  et  assurĂ©e,  sa  figure  ne  recĂšle 

aucune exaltation.

Son front est dĂ©veloppĂ© et fuyant ; son nez,  large Ă  la 

base, lui donne un air peu intelligent ; ses cheveux sont 

bruns et abondants.

Ce  qu’elle  a  de plus remarquable,  ce  sont  ses  grands 

yeux  d’une fixitĂ© presque fascinatrice.  Elle regarde ses 

juges  avec  calme  et  assurance,  en  tout  cas  avec  une 

impassibilitĂ©  qui  dĂ©joue  et  dĂ©sappointe  l’esprit 

d’observation,  cherchant  Ă   scruter  les  sentiments  du 

cƓur humain.

La Commune

435

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Sur  ce  front  impassible on  ne  dĂ©couvre rien,  sinon  la 

rĂ©solution  de  braver  froidement  la  justice  militaire, 

devant laquelle elle est appelĂ©e Ă  rendre compte de sa 

conduite ; son maintien est simple et modeste, calme et 

sans ostentation.

Pendant  la  lecture  du  rapport,  l’accusĂ©e  qui  Ă©coute 

attentivement,  relĂšve son  voile de deuil  qu’elle rejette 

sur ses Ă©paules. Tout en tenant ses regards braquĂ©s sur 

le greffier, on la voit sourire comme si les faits articulĂ©s 

contre elle Ă©veillaient un sentiment de protestation,  ou 

étaient contraires à la vérité.

Voici  d’aprĂšs le rapport ce que publiait  le 

Cri  du Peuple  Ă  

la 

date du 4 avril.

Le bruit qui  a couru que la citoyenne Louise Michel,  qui 

a combattu si vaillamment a Ă©tĂ© tuĂ©e au fort d’Issy, est 

controuvé.

Heureusement,  pour  elle,  ainsi  que  nous  nous 

empressons de le reconnaĂźtre,  l’hĂ©roĂŻne de Jules VallĂšs 

est  sortie  de  cette  brillante  affaire  avec  une  simple 

entorse.

Louise  Michel,  en  effet,  avait  attrapĂ©  une  entorse  en 

sautant  un  fossĂ© et  n’avait  nullement  Ă©tĂ©  atteinte par 

un projectile.

Le rapport mentionne le premier couplet d’une chanson 

intitulĂ©e : les 

Vengeurs, 

qu’elle avait composĂ©e.

La coupe dĂ©borde de fange, 

Pour la laver il faut du sang. 

La Commune

436

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Foule vile, dors, bois et mange, 

Le peuple est lĂ , sinistre et grand, 

LĂ -bas les rois guettent dans l’ombre, 

Pour venir quand il sera mort. 

DĂ©jĂ  depuis longtemps il dort, 

Couché dans le sépulcre sombre.

Le 

Voleur 

(d’aprĂšs le 

Droit, 

29

 

dĂ©cembre 1871),  pages 1083 

et 1086.

Ici  j’abandonne  le  compte-rendu  du 

Voleur 

d’aprĂšs  le 

Droit 

pour prendre le résumé de Lissagaray :

Je  ne  veux  pas  me  dĂ©fendre,  je  ne  veux  pas  ĂȘtre 

dĂ©fendue,  s’écrie  Louise  Michel   ;  j’appartiens  tout 

entiĂšre Ă  la rĂ©volution sociale et  je dĂ©clare accepter la 

responsabilitĂ©  de  tous  mes  actes   ;  je  l’accepte  sans 

restriction.  Vous  me  reprochez  d’avoir  participĂ©  Ă  

l’exĂ©cution des gĂ©nĂ©raux :  Ă  cela je rĂ©pondrai :  ils ont 

voulu  faire tirer  sur  le  peuple je n’aurais  pas hĂ©sitĂ©  Ă  

faire  tirer  sur  ceux  qui  donnaient  des  ordres 

semblables.

Quant  Ă   l’incendie  de  Paris,  oui,  j’y  ai  participĂ©,  je 

voulais  opposer  une  barriĂšre  de  flammes  aux 

envahisseurs de Versailles ;  je n’ai  point de complices, 

j’ai agi d’aprùs mon propre mouvement.

Le rapporteur Dailly requiert la peine de mort.

ELLE.  â€”  Ce que je rĂ©clame de  vous qui  vous affirmez 

conseil  de guerre,  qui  vous donnez comme mes juges, 

mais qui  ne vous cachez pas comme la commission des 

grĂąces,  c’est le champ de Satory  oĂč sont dĂ©jĂ  tombĂ©s 

La Commune

437

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nos frĂšres ; il faut me retrancher de la sociĂ©tĂ©, on vous 

a  dit  de  le  faire.  Eh  bien   !  le  commissaire  de  la 

rĂ©publique a raison. Puisqu’il semble que tout cƓur  qui 

bat pour  la libertĂ© n’a droit qu’à un peu de plomb,  j’en 

rĂ©clame  ma  part.  Si  vous  me  laissez  vivre,  je  ne 

cesserai  de  crier  vengeance  et  je  demanderai  Ă   la 

vengeance  de  mes  frĂšres  les  assassins  de  la 

commission des grĂąces.

LE PRÉSIDENT. — Je ne puis vous laisser la parole.

LOUISE  MICHEL.  â€”  J’ai  fini   !  Si  vous  n’ĂȘtes  pas  des 

lĂąches, tuez-moi.

Ils  n’eurent  pas le courage de  la  tuer  tout  d’un  coup. 

Elle fut condamnĂ©e Ă  la dĂ©portation  dans une enceinte 

fortifiée.

Louise  Michel  ne  fut  pas  unique  dans  ce  genre.  Bien 

d’autres  parmi  lesquelles  il  faut  dire  madame  Lemel, 

Augustine  Chiffon,  montrĂšrent  aux  Versaillais,  quelles 

terribles  femmes  sont  les  Parisiennes,  mĂȘme 

enchaĂźnĂ©es. 

(LISSAGARAY, 

Histoire de la Commune de 

1871

,

pages 434 et 435.)

Augustine Chiffon en arrivant Ă  la centrale d’Auberive,  ancien 

chĂąteau  devenu  maison  de  force  et  de  correction,  oĂč  nous 

attendions  le  navire  de  l’État,  qui  devait  nous  emporter  en 

Nouvelle-CalĂ©donie,  Augustine Chiffon cria :  Vive la Commune ! 

en  mettant  sur  son  bras  son  numĂ©ro  du  bagne.  â€”  Je  me 

La Commune

438

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souviens que le mien Ă©tait 2182.  Quelles terribles files que ces 

2181 qui avaient passé là avant moi !

Madame Lemel,  ne fut jugĂ©e que trĂšs tard ;  ne voulant  pas 

survivre Ă  la  Commune,  elle s’était  enfermĂ©e dans sa chambre 

avec un rĂ©chaud de charbon. â€” Comme on vint l’arrĂȘter,  elle fut 

sauvée de la mort pour le conseil de guerre.

On  l’avait  mise,  en  attendant  son  assignation,  dans  un 

hospice oĂč plusieurs fois elle refusa l’évasion qu’on lui offrit.

Lorsque madame Lemel arriva Ă  Auberive, elle y fut reçue par 

nous toutes, au cri  de :  Vive la Commune ! Nous en avions fait 

autant pour Excoffons, madame Poirier, Chiffon, et une vieille qui 

avait  dĂ©jĂ  combattu  Ă  Lyon,  au  temps oĂč les canuts Ă©crivaient 

sur leur drapeau : Vivre en travaillant, ou mourir en combattant. 

Elle  avait,  de toutes  ses  forces,  combattu  pour  la Commune ; 

elle s’appelait madame Deletras.

Quelques jours de cachot et tout Ă©tait dit. â€” Dans ce cachot, 

par  un  soupirail  on  apercevait  une  grande  partie  du  pays.  Le 

rĂšglement Ă©tant les jours de procession d’aller au cachot ou Ă  la 

procession,  nous  y  allĂąmes  le  jour  de  la  fĂȘte  Dieu,  ce  qui 

dĂ©sappointa fort les curieux accourus pour nous voir de tous les 

coins du dĂ©partement de l’Aube.

@

La Commune

439

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V

DEPUIS

I

Prisons et pontons — Le voyage new-calĂ©donien

Évasion de Rochefort — La vie en CalĂ©donie — Le 

retour

@

Pour que soit libre enfin la terre, 

Les braves lui donnent leur sang ; 

Partout est rouge le suaire 

Et la mort va le secouant.

(L. M.)

C’est lĂ  qu’il faut serrer  les lignes,  pour  dire en peu de mots 

des souvenirs si nombreux.

Je revois Auberive avec les Ă©troites allĂ©es serpentant sous les 

sapins, les grands dortoirs, oĂč soufflait le vent comme dans des 

navires.  Les  files  silencieuses  de  prisonniĂšres  avec  la  coiffe 

blanche et le fichu plissĂ© sur  le cou par  une Ă©pingle,  pareilles Ă  

des paysannes d’il y a cent ans.

Nous  y  Ă©tions  venues  Ă   vingt,  de  Versailles,  en  voiture 

cellulaire  qu’on  monta  sur  les  rails  et  qu’on  attela  suivant  les 

trajets Ă  parcourir.

Ayant Ă©tĂ© averties seulement la nuit du dĂ©part, nous n’avions 

pu prĂ©venir  nos familles, le lendemain Ă©tait jour  de visites, tout 

La Commune

440

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comme Ă  mon dĂ©part pour la prison d’Arras, beaucoup d’autres, 

comme ma mĂšre vinrent Ă  Versailles, et reçurent la rĂ©ponse que 

nous étions parties en centrale attendre la déportation.

De cette nouvelle plutĂŽt encore que du froid,  ma mĂšre revint 

glacĂ©e Ă  Paris,  je ne sus que plus tard,  quand  elle vint habiter 

chez  sa  sƓur  Ă   Clermont,  pour  ĂȘtre plus  prĂšs  de  moi,  qu’elle 

avait Ă©tĂ© dangereusement malade. Sans communications avec le 

dehors,  autres que les visites,  trĂšs rares et trĂšs courtes de nos 

proches parents, nous Ă©tions seules avec l’idĂ©e.

Je  serai  forcĂ©e de parler  plus souvent  de nous et  mĂȘme de 

moi,  puisque  nos  seuls  Ă©vĂ©nements  Ă©taient  les  arrivĂ©es  de 

nouvelles  prisonniĂšres,  sachant  moins  que nous,  peut-ĂȘtre.  De 

temps Ă  autre,  le tambour du village criait  quelque dĂ©cision  du 

gouvernement  sur  la  place,  s’arrĂȘtant  dans  les  rues  pour 

recommencer  la  mĂȘme  lecture.  Quand  les  fenĂȘtres  de  ce cĂŽtĂ© 

Ă©taient  ouvertes  et  que  le vent  portait,  nous  entendions  aussi 

bien que les habitants du village, ce qui Ă©tait lu par ordre officiel.

Les manifestes des Thiers, des Mac-Mahon, des Broglie, nous 

apprenaient que c’était toujours la mĂȘme chose, dans la pire des 

RĂ©publiques.

Des  ouvrages  Ă©crits Ă  Auberive il  ne me reste que quelques 

vers et quelques fragments.

De 

la femme Ă  travers les Ăąges, 

publiĂ© dans l’ExcommuniĂ© de 

Henri  Place,  quelque  temps  aprĂšs  le  retour,  quelques  feuillets 

seulement.

La Commune

441

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La 

Conscience, 

et le 

Livre  des morts 

sont perdus, j’ignore oĂč 

se  trouve  le  manuscrit  du 

Livre  du  bagne, 

dont  la  premiĂšre 

partie,  signĂ©e  le  n°  2182,  fut  Ă©crite  Ă   Auberive  et  la  seconde 

avec  tout  l’ocĂ©an  entre  les  deux  fut  Ă©crite  Ă   la  Centrale  de 

Clermont quelques années aprÚs le retour et signée le n° 1327.

Est-ce  que les Ć“uvres  et  la vie de  ceux  qui  luttent  pour  la 

liberté, ne restent pas ainsi, par lambeaux sur le chemin ?

Une immense Ă©tendue de neige, Ă©paisse et blanche, c’était ce 

qu’on voyait des fenĂȘtres d’Auberive ; les salles sont grandes et 

sonores,  l’aspect  est  celui  d’une  demeure  de  rĂȘve  hantĂ©e  des 

morts.

La 

DanaĂ© 

Ă©tait partie en mai 72, la 

GuerriĂšre, 

la 

Garonne, 

le 

Var 

Ă©taient partie ; la 

Sibylle, l’Orne, 

le 

Calvados ; 

nous n’avions 

pas encore l’ordre du dĂ©part.

Nous  attendions,  laissant  les  Ă©vĂ©nements disposer  de  notre 

destinĂ©e ;  calmes,  comme ceux  qui  ont  vu la mort  d’une ville, 

sans cesser de sentir l’idĂ©e vivante.

Quelques  vers,  restes  de  cette  Ă©poque,  expriment  les 

impressions d’alors :

HIVER ET NUIT

Centrale d’Auberive, 28 novembre 1872

Soufflez, ĂŽ vents d’hiver, tombe toujours, ĂŽ neige, 

On est plus prĂšs des morts sous tes linceuls glacĂ©s. 

Que la nuit soit sans fin et que le jour s’abrĂšge : 

On compte par hivers sur les froids trépassés.

J’aime sous les sombres nuĂ©es, 

O sapins, vos sombres concerts, 

La Commune

442

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Vos branches du vent remuĂ©es 

Comme des harpes dans les airs.

Ceux qui sont descendus dans l’ombre

Vers nous ne reviendront jamais.

D’hier ou bien de jours sans nombre

Ils dorment dans la grande paix.

Quand donc, comme on roule un suaire 

Aux morts pour les mettre au tombeau, 

Sur nous tous verra-t-on notre Ăšre 

Se replier comme un manteau ? 

Pareil au grain qui devient gerbe, 

Sur le sol arrosé de sang,

L’avenir grandira superbe

Sous le rouge soleil levant.

Soufflez, ĂŽ vents d’hiver, tombe toujours, ĂŽ neige, 

On est plus prĂšs des morts sous tes linceuls glacĂ©s. 

Que la nuit soit sans fin et que le jour s’achĂšve : 

On compte par hivers chez les froids trépassés.

Le n° 2182.

L’hiver,  dans  les  sentiers  du  jardin,  sous  les  sapins  verts, 

sonnaient  tristement  les  sabots,  aux  pieds  fatiguĂ©s  des 

prisonniĂšres, ils frappaient en cadence la terre gelĂ©e, tandis que 

la file silencieuse passait lentement.

L’hiver  est  rude  dans  cette  contrĂ©e,  la  neige  Ă©paisse,  les 

branches  qu’elle  alourdit  s’inclinent  vers  le  sol,  pareilles  Ă   des 

rameaux de pierre.

Dans la vaste salle, oĂč nous Ă©tions ensemble, les prisonniĂšres 

de la Commune venaient peu Ă  peu de toutes les prisons oĂč elles 

avaient  Ă©tĂ©  transfĂ©rĂ©es,  aprĂšs  leur  jugement   ;  celles  qui 

vaillamment  avaient  combattu,  d’autres  qui  avaient  fait  peu de 

chose ;  madame Lemel, Poirier, Excoffons, Maria Boire, madame 

GoulĂ©,  madame Deletras et autres ne se plaignaient pas,  ayant 

servi la Commune.

Madame  Richoux  ne  se  plaignait  pas  non  plus,  mais  sa 

condamnation Ă©tait inique.

La Commune

443

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Voici  ce qu’elle avait fait : une barricade place Saint-Sulpice, 

Ă©tait  si  peu  haute,  qu’elle  servait  plutĂŽt  contre,  que  pour  les 

combattants ;  elle, avec  son calme de femme bien Ă©levĂ©e,  prise 

de  pitiĂ©,  s’en  alla  tout  simplement  hausser  et  faire hausser  la 

barricade avec tout ce qui  se pouvait ; une boutique de statues 

pour les Ă©glises, Ă©tait ouverte je ne sais pourquoi ; elle fit porter 

en guise de pavĂ©s, qui manquaient, les saints, d’assez de poids, 

pour  cela ;  on  l’avait  arrĂȘtĂ©e,  trĂšs  bien vĂȘtue,  gantĂ©e,  prĂȘte  Ă  

sortir  de chez elle,  elle sortit  en effet  pour  ne rentrer  qu’aprĂšs 

l’amnistie.

—

C’est  vous  qui  avez  fait  porter  sur  la  barricade  les 

statues des saints ?

—

Mais  certainement,  dit-elle,  les  statues  Ă©taient  de 

pierre et ceux qui mouraient Ă©taient de chair.

CondamnĂ©e pour le fait Ă  la 

dĂ©portation enceinte fortifiĂ©e, 

sa 

santĂ© Ă©tait si chancelante qu’on ne put l’embarquer.

Une autre,  madame Louis,  dĂ©jĂ  vieille,  n’avait rien fait, mais 

ses enfants eux, s’étaient battus contre Versailles, elle avait tout 

laissĂ©  dire  contre  elle,  Ă   son  jugement,  s’imaginant  que  sa 

condamnation les sauvait ;  elle le crut jusqu’à sa mort,  arrivĂ©e 

en  CalĂ©donie,  et  personne  de  nous  n’osa  jamais  lui  dire,  que 

suivant  toute  probabilitĂ©,  ses  enfants  Ă©taient  morts.  Ils  ne 

pouvaient, pensait-elle, lui donner de leurs nouvelles. Une autre, 

madame Rousseau Bruteau, que nous appelions :  la Marquise,  Ă  

cause  de  son  profil  rĂ©gulier  et  jeune sous ses cheveux  blancs, 

relevĂ©s comme au temps des coiffures poudrĂ©es, Ă©tait lĂ  surtout, 

Ă  cause de la similitude de nom, d’un de ses parents. Elle n’était 

La Commune

444

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certainement  pas  hostile  Ă   la  Commune,  mais  elle  devint 

beaucoup  plus  rĂ©volutionnaire  aprĂšs  le  voyage  de  CalĂ©donie 

qu’elle ne l’était avant.

Madame AdĂšle Viard  Ă©tait  dans  les  mĂȘmes  conditions,  on la 

crut parente du membre de la Commune Viard,  elle n’avait que 

soigné les blessés.

Elisabeth RĂ©tif,  SuĂ©tens,  Marchais,  Papavoine,  commuĂ©es de 

la peine de mort aux travaux forcĂ©s,  avaient uniquement soignĂ© 

les  blessĂ©s   ;  elles  n’en  allĂšrent  pas  moins  toutes  quatre  Ă  

Cayenne, d’oĂč RĂ©tif ne revint jamais.

Le  mardi  24  aoĂ»t  1873,  Ă   six  heures  du  matin,  on  nous 

appela pour le voyage de la déportation.

J’avais  vu  ma mĂšre la veille,  et  remarquĂ©  pour  la  premiĂšre 

fois que ses cheveux avaient blanchi, pauvre mĂšre !

Elle avait encore deux  de ses frĂšres et deux de ses sƓurs ; 

tous l’aimaient beaucoup,  l’une de ses sƓurs assez Ă  son  aise, 

devait  la  prendre  avec  elle.  Beaucoup  d’autres  n’étaient  pas 

aussi  tranquilles  que  moi  sur  le  compte  des  leurs ;  je  n’avais 

donc pas Ă  me plaindre.

On  nous  appela  en  suivant  la  liste  envoyĂ©e  par  le 

gouvernement,  Ă©limination  faite  des  malades,  qui  furent  plus 

malheureuses en prison que nous en CalĂ©donie,  et  des ĂągĂ©es ; 

nous Ă©tions vingt, dans l’ordre suivant je crois.

N°  1.  Louise Michel.  2.  Madame Lemel.  3.  Marie Caieux.  4. 

Madame  Leroy.  5.  Victorine  Gorget.  6.  Marie  Magnan.  7. 

Elisabeth  Deghy.  8.  AdĂšle DesfossĂ©s  femme  Viard.  9.  Madame 

La Commune

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Louis.  10.  Madame Bail.  11.  Madame Taillefer.  12.  ThĂ©ron.  13. 

Madame Leblanc.  14.  AdĂ©laĂŻde Germain.  15.  Madame Orlowska. 

16.  Madame  Bruteau.  17.  Marie  Broum.  18.  Marie  Smith.  19. 

Marie Caieux.  20.  Madame Chiffon  et  Adeline RĂ©gissard vinrent 

seulement un an ou deux aprĂšs.

On comptait, Ă  l’époque de notre dĂ©part, 32.905 dĂ©cisions de 

la justice de Versailles, parmi lesquelles dĂ©jĂ  105 condamnations 

Ă  mort,  dont heureusement,  33 par contumace ;  cela continuait 

toujours.

46  enfants  au-dessous  de  16  ans  furent  placĂ©s  dans  des 

maisons  de  correction,  pour  les  punir  de  ce  que  leurs  pĂšres 

avaient  Ă©tĂ©  fusillĂ©s,  ou  de  ce  qu’ils  avaient  Ă©tĂ©  adoptĂ©s  par  la 

Commune.

Beaucoup  de  ceux  qui  avaient  Ă©tĂ©  emprisonnĂ©s,  Ă©taient 

morts ; le gouvernement avoua 1.179 de ces décÚs.

En 1879, la justice de Versailles fit le recensement gĂ©nĂ©ral de 

ce qu’elle reconnaissait officiellement, il y avait eu 5.000 soldats 

et 36.309 citoyens entre leurs mains.

Les condamnations  Ă  mort  se montaient  alors Ă  270  dont  8 

femmes.

Ce  recensement  gĂ©nĂ©ral  est  ainsi  exposĂ©  (

Histoire  de  la 

Commune 

de Lissagaray, en la date du 1

er

 janvier 1871.)

Peine de mort, 270, dont 8 femmes.

Travaux forcĂ©s, 410, dont 29 femmes. 

DĂ©portation  dans  une  enceinte  fortifiĂ©e,  2.989,  dont  20 

femmes.

La Commune

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DĂ©portation simple, 3.507 dont 16 femmes et 1 enfant.

DĂ©tention, 1.269, dont 8 femmes.

RĂ©clusion, 64, dont 10 femmes.

Travaux publics, 29.

3 mois de prison et au-dessous, 432. 

Emprisonnement de 3 mois Ă  un an,  1.622,  dont 90 femmes 

et 1 enfant.

Emprisonnement de plus d’un an, 1.344, dont 15 femmes et 4 

enfants.

Surveillance de la haute police, 147, dont une femme.

Amende, 9.

Enfants au-dessous de 16 ans envoyés en correction, 56.

Total 13.450, dont 197 femmes.

Ce  rapport  ne mentionnait  ni  les condamnations  prononcĂ©es 

par les conseils de guerre hors de la juridiction de Versailles,  ni 

celles des cours d’assises.

Il  faut  ajouter  15  condamnations  Ă   mort,  22  aux  travaux 

forcĂ©s,  28  Ă  la dĂ©portation dans une  enceinte fortifiĂ©e,  29  Ă  la 

dĂ©portation  simple,  74  Ă   la  dĂ©tention,  13  Ă   la  rĂ©clusion,  un 

certain  nombre  Ă   l’emprisonnement.  Le  chiffre  total  des 

condamnĂ©s  Ă   Paris  et  en  province  dĂ©passait  13.700  parmi 

lesquels 170 femmes et 60 enfants.

(LISSAGARAY, 

Histoire de la Commune de Paris

.)

La premiĂšre Ă©tape de notre  voyage  eut  lieu  dans une  vaste 

voiture,  nous  ne  devions  trouver  qu’à  Langres  la  voiture 

cellulaire qui nous conduisit jusqu’à Larochelle.

La Commune

447

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Lorsque notre voiture traversa Langres, prĂšs de la place des 

Boulets,  je  crois,  des  ouvriers  au  nombre  de  cinq  ou  six, 

sortirent d’un atelier ; leurs bras nus Ă©taient noirs : ils devaient 

ĂȘtre des forgerons, ils nous saluĂšrent en ĂŽtant leurs casquettes.

L’un d’eux,  Ă  la tĂȘte toute blanche,  jeta un  cri,  que je  crus 

reconnaĂźtre  pour  celui  de   :  Vive  la  Commune   !  malgrĂ©  le 

roulement plus rapide de la voiture,  qu’un violent coup de fouet 

avait enlevée.

La nuit, nous arrivĂąmes Ă  Paris ;  on couchait dans la voiture 

cellulaire.

Le mercredi, vers quatre heures de l’aprĂšs-midi, nous Ă©tions Ă  

la maison d’arrĂȘt de Larochelle.

La 

ComĂšte 

nous transporta de Larochelle Ă  Rochefort, oĂč nous 

montĂąmes Ă  bord de la 

Virginie.

Des  barques  amies  avaient  tout  le  jour  accompagnĂ©  la 

ComĂšte ; 

de ces barques, on nous saluait de loin,  on rĂ©pondait 

comme  on  pouvait,  agitant  des  mouchoirs ;  je  pris  mon  voile 

noir pour leur dire adieu, le vent ayant emporté mon mouchoir.

Pendant cinq ou six jours on cĂŽtoya les cĂŽtes, puis plus rien. 

Vers le quatorziĂšme jour, disparurent les derniers grands oiseaux 

de mer, deux nous accompagnĂšrent quelque temps encore.

Nous  Ă©tions,  dans  les  batteries  basses  de  la 

Virginie, 

une 

vieille frégate de guerre à voiles, belle sur les flots.

La plus grande cage de tribord arriĂšre Ă©tait occupĂ©e par nous, 

et les deux petits enfants de madame Leblanc ; le garçon de six 

ans, la fille de quelques mois, née à la prison des Chantiers.

La Commune

448

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Dans  la  cage  en  face  de  la  nĂŽtre  Ă©taient  Henri  Rochefort, 

Henri Place, Henri Menager, Passedouet, Wolowski, et un de ceux 

qui  n’ayant  rien  fait,  furent  tout  de  mĂȘme  dĂ©portĂ©s  et  qui 

s’appelait Chevrier.

Il  Ă©tait  expressĂ©ment  dĂ©fendu  de se  parler  de cage Ă  cage, 

mais on le faisait tout de mĂȘme.

Rochefort  et  madame Lemel  commencĂšrent  Ă   ĂȘtre malades, 

dĂšs le premier  instant et finirent au dernier ;  il  y  en eut,  parmi 

nous qui le furent  aussi,  mais aucune pendant  tout  le voyage ; 

pour moi, j’échappais au mal de mer comme aux balles, et je me 

reprochais  vraiment  de  trouver  le  voyage  si  beau,  tandis  que 

dans leurs cadres Rochefort ni madame Lemel ne jouissaient de 

rien.

Il y avait des jours oĂč la mer Ă©tant forte, le vent soufflant en 

tempĂȘte,  le  sillage  du  navire  faisait  comme  deux  riviĂšres  de 

diamants se rejoignant en un seul courant qui scintillait au soleil 

un peu loin encore.

Le 19 septembre,  un  bĂątiment  Ă©trange est par  moments en 

vue, tantĂŽt forçant de voiles, tantĂŽt diminuant ; dans la soirĂ©e il 

y  a une manƓuvre,  deux  coups de canon  Ă  blanc,  le bĂątiment 

disparaĂźt,  c’est la nuit,  on revoit  les voiles blanches au  fond de 

l’ombre ; il ne revient plus. — Ce navire voulait-il nous dĂ©livrer ?

Le  22  septembre  des  hirondelles  de  mer  se  posent  sur  les 

mĂąts.

Voici les Canaries. Nous sommes en vue de Palma.

La Commune

449

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Bien  souvent  j’ai  pensĂ©  aux  continents,  engloutis  sous  les 

mers,  qui  sans  doute  nous  couvriront  en  quittant  leurs  lits, 

laissant  un  tombeau  pour  en  sceller  un  autre,  sans  arrĂȘter  le 

progrĂšs Ă©ternel.

Des baies ouvertes aux vents, au loin le pic de Ténériffe.

Plus loin encore, un sommet bleu perdu dans le ciel. Est-ce le 

Mont-Caldera ou des sommets de nuages ?

Les  maisons  de  Palma  semblent  sortir  des  flots,  toutes 

blanches comme des tombes ;  au nord,  sur  une colline c’est la 

citadelle.

Les habitants  qui  viennent  apporter  des  fruits sur  le navire, 

sont  magnifiques.  Peut-ĂȘtre,  ce  sont  ces  Gouanches  dont  les 

aïeux habitaient l’Atlantide ?

Puis  Sainte-Catherine BrĂ©sil  oĂč,  la 

Virginie

  chassant  sur  ses 

ancres,  nous pouvions  dĂ©couvrir  tout  le demi  cercle de hautes 

montagnes dont les sommets se mĂȘlent aux nuages.  D’un cĂŽtĂ©, 

Ă   droite,  des  navires  qui  entrent  dans  le  port,  une  forteresse 

assise.  Sur  la  hauteur  d’un  des cĂŽtĂ©s de notre cage,  on  voyait 

par les sabords, il y avait aussi l’heure de promenade sur le pont 

oĂč l’on voyait mieux encore.

La haute mer du Cap fut pour moi un ravissement.

Je  n’avais  jamais  vu  avant  la  Commune,  que  Chaumont  et 

Paris, et les environs de Paris avec les compagnies de marche de 

la  Commune,  puis  quelques  villes  de  France,  entrevues  des 

prisons et j’étais maintenant, moi qui toute ma vie avais rĂȘvĂ© les 

La Commune

450

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voyages, en plein ocĂ©an, entre le ciel et l’eau, comme entre deux 

dĂ©serts oĂč l’on n’entendait que les vagues et le vent.

Nous vĂźmes la mer polaire du Sud oĂč, dans une nuit profonde, 

la neige tombait sur le pont.

Comme de partout il m’en resta quelques strophes.

DANS LES MERS POLAIRES

La neige tombe, le flot roule, 

L’air est glacĂ©, le ciel est noir, 

Le vaisseau craque sous la houle 

Et le matin se mĂȘle au soir.
Formant une ronde pesante,

Les marins dansent en chantant : 

Comme un orgue Ă  la voix tonnante, 

Dans les voiles souffle le vent.
De peur que le froid ne les gagne, 

Ils disent au pÎle glacé

Un air des landes de Bretagne, 

Un vieux bardit du temps passé.
Et le bruit du vent dans les voiles, 

Cet air si naĂŻf et si vieux,

La neige, le ciel sans Ă©toiles, 

De larmes emplissent les yeux.
Cet air est-il un chant magique ? 

Pour attendrir ainsi le cƓur, 

Non, c’est un souffle d’Armorique, 

Tout rempli de genĂȘts en fleur,
Et c’est le vent des mers polaires, 

Tonnant dans ses trompes d’airain 

Les nouveaux bardits populaires, 

De la légende de demain.

Sur la 

Virginie. 

L. MICHEL.

Je  n’étais  pas la  seule  Ă   dire  comme  l’idĂ©e  m’en  venait  en 

dessin ou en vers, l’impression des rĂ©gions que nous traversions. 

Rochefort  m’envoya  un  jour  ceux  qui  suivent  dont  j’eus  un 

La Commune

451

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double  plaisir,  parce que c’était  la  preuve qu’il  avait  encore la 

force d’écrire malgrĂ© le mal de mer.

A MA VOISINE DE TRIBORD ARRIÈRE

J’ai dit à Louise Michel

Nous traversons pluie et soleil, 

Sous le cap de Bonne EspĂ©rance, 

Nous serons bientĂŽt tous lĂ -bas. 

Eh bien, je ne m’aperçois pas 

Que nous ayons quitté la France.
Avant d’entrer au gouffre amer 

Avions-nous moins le mal de mer ? 

MĂȘmes efforts sous d’autres causes 

Quand mon cƓur saute Ă  chaque bond ; 

J’entends pays qui rĂ©pond :

Et moi suis-je donc sur des roses ?
Non loin du pĂŽle oĂč nous passons, 

Nous nous heurtons Ă  des glaçons 

Poussés par la vitesse acquise,

Je songe alors Ă  nos vainqueurs. 

Ne savons-nous pas que leurs cƓurs 

Sont aussi durs que la banquise ?
Le phoque entrevu ce matin

M’a rappelĂ© dans le lointain,

Le chauve Rouher aux mains grasses, 

Et ces requins qu’on a pĂȘchĂ©s 

Semblaient des membres dĂ©tachĂ©s 

De la commission des grĂąces.
Le jour, jour de grandes chaleurs, 

OĂč l’on dĂ©ploya les couleurs

De l’artimon à la misaine,

Je crus, dois-je m’en excuser,

Voir Versailles se pavoiser

Pour l’acquittement de Bazaine.
Nous allons voir sur d’autres bords 

Les faibles mangĂ©s par les forts. 

Tout comme le prĂȘchent nos codes 

La loi, c’est malheur au vaincu. 

J’en Ă©tais dĂ©jĂ  convaincu

Avant d’aller aux antipodes.
Nous avons, ĂȘtres imprudents, 

BravĂ© bien d’autres coups de dents, 

Car ceux dont la main s’est rougie 

Dans les massacres de Karnak, 

Donneraient au plus vieux Kanak 

Des leçons d’anthropophagie.

La Commune

452

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Ira-t-on comparer jamais 

L’osage qui fait des mets

Des corps morts trouvĂ©s dans les havre 

A ces amis de feu CĂ©sar

Qui pour le moindre Balthazar 

S’offrent trente mille cadavres.
L’osage, on ne peut le nier,

Assouvit sur son prisonnier

Des fringales souvent fort vives.

Mais avant de le cuire Ă  point,

Il lui procure un embonpoint.

Qui fait honneur Ă  ses convives.
Je connais un Pantagruel

Non moins avide et plus cruel.

Les enfants, les vieillards, les femmes 

Que tu guettes pour ton dĂźner,

Avant de les assassiner

O Mac-Mahon, tu les affames.
Puisque le vaisseau de l’état 

Vogue de crime en attentat 

Dans une mer d’ignominie, 

Puisque c’est lĂ  l’ordre moral, 

Saluons l’ocĂ©an austral

Et restons sur la 

Virginie

.

Il y fait trop chaud ou trop froid. 

Je ne prĂ©tends pas qu’elle soit 

Précisément hospitaliÚre

Quand on marche dans le grĂ©sil 

Prùs d’un soldat dont le fusil

Menace l’avant et l’arriùre.
Ce mĂąt qu’un grain fait incliner, 

Le vent peut le déraciner,

Le flot peut envahir la cale.

Mais ces ducs dĂ©teints et pĂąlis, 

Crois-tu qu’ils n’aient aucun roulis 

Sur leur trĂŽne de chrysocale ?
Que nous soyons rĂȘveurs ou fous, 

Nous allons tout droit devant nous, 

Tandis, et c’est ce qui console, 

Qu’à les regarder s’agiter,

On devine Ă  n’en pas douter 

Qu’ils ont dĂ©traquĂ© leur boussole.
Nous pouvons sombrer en chemin, 

Mais je prĂ©vois qu’avant demain, 

Sans me donner pour un oracle 

Leur sort sera peu différent.

Qui veut défier les courants,

Est emporté par la débùcle.

La Commune

453

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Henri ROCHEFORT.

Novembre 1873, Ă  bord de la 

Virginie.

Combien de lettres et de vers furent Ă©changĂ©s sur la 

Virginie, 

car  la  dĂ©fense  de  correspondre  quand  on  est  si  prĂšs  â€”  ne 

compte pas.

Il  y avait des rĂ©cits simples et grands,  de bien des dĂ©portĂ©s, 

des vers dont la pensée, sous une forme abrupte était superbe.

Une dĂ©dicace Ă©crite par un camarade trop zĂ©lĂ© protestant, sur 

le premier  feuillet  d’une Bible avait  un  parfum  de myrrhe :  j’ai 

gardĂ©  la dĂ©dicace,  mais  envoyĂ©  par  dessus  bord  la  Bible,  aux 

requins.

Tous ces fragments,  Ă  part  les vers  de Rochefort,  retrouvĂ©s 

entre les feuillets  d’un  livre ont  disparu dans les  perquisitions, 

aprÚs le retour de Calédonie.

Ceux  que je lui  envoyai  ne me sont pas restĂ©s non plus ;  je 

cite le fragment dans le voyage.

A BORD DE LA

 

Virginie.

Voyez des vagues aux Ă©toiles 

Poindre ces errantes blancheurs. 

Des flottes sont Ă  pleines voiles 

Dans les immenses profondeurs ; 

Dans les cieux des flottes de mondes, 

Sur les flots les facettes blondes 

De phosphorescentes lueurs.
Et les flottantes Ă©tincelles,

Et les mondes au loin perdus 

Brillent ainsi que des prunelles. 

Partout vibrent des sons confus. 

Au seuil des lĂ©gendes nouvelles 

Le coq gaulois frappe ses ailes

Au guy l’an neuf Brennus Brennus.
L’aspect de ces gouffres enivre, 

Plus haut, ĂŽ flots, plus fort, ĂŽ vents ! 

Il devient trop cher de vivre,

La Commune

454

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Tant ici les songes sont grands,

Il vaudrait bien mieux ne plus ĂȘtre 

Et s’abĂźmer pour disparaĂźtre 

Dans le creuset des éléments.
Enflez les voiles, ĂŽ tempĂȘtes

Plus haut, ĂŽ flots, plus fort, ĂŽ vent 

Que l’éclair brille sur nos tĂȘtes, 

Navire en avant, en avant ! 

Pourquoi ces brises monotones ? 

Ouvrez vos ailes, ĂŽ cyclones, 

Traversons l’abĂźme bĂ©ant.

A bord de la 

Virginie

, 14 septembre 73.

J’ai  racontĂ©  bien  des  fois  comment  pendant  le  voyage  de 

Calédonie je devins anarchiste.

Entre deux Ă©claircies de calme oĂč elle ne se trouvait pas trop 

mal,  je  faisais  part  Ă   madame  Lemel  de  ma  pensĂ©e  sur 

l’impossibilitĂ© que n’importe quels hommes au pouvoir  pussent 

jamais faire  autre  chose que commettre  des  crimes,  s’ils  sont 

faibles  ou  Ă©goĂŻstes   ;  ĂȘtre  annihilĂ©s  s’ils  sont  dĂ©vouĂ©s  et 

Ă©nergiques   ;  elle  me  rĂ©pondit   :  Â«   C’est  ce  que  je  pense   !   Â»  

J’avais beaucoup  de  confiance  en  la rectitude de son esprit,  et 

son approbation me fit grand plaisir.

La chose la  plus  cruelle que j’aie  vue sur  la 

Virginie, 

fut  le 

long et Ă©pouvantable supplice qu’on fait subir  aux  albatros,  qui 

aux  environs  du  Cap  de  Bonne-EspĂ©rance  venaient  par 

troupeaux autour du navire. AprĂšs les avoir pĂȘchĂ©s Ă  l’hameçon, 

on les suspend par les pieds pour  qu’ils meurent sans tacher la 

blancheur  de  leurs  plumes.  Pauvres  moutons  du  Cap   !  que 

tristement  et  longtemps  ils  soulevaient  la  tĂȘte,  arrondissant  le 

plus  qu’ils pouvaient  leurs cous de cygnes  afin de prolonger  la 

misĂ©rable agonie qu’on lisait dans l’épouvante de leurs yeux aux 

cils noirs.

La Commune

455

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Je n’avais rien vu encore d’aussi beau que la mer furieuse du 

Cap,  les  courants  dĂ©chaĂźnĂ©s  des  flots  et  du  vent.  Le  navire, 

plongeant dans les abĂźmes, montait sur  la crĂȘte des vagues qui 

le battaient en brĂšche. La vieille frĂ©gate que pour  nous on avait 

remise Ă  flots, demi-brisĂ©e,  se plaignait,  craquait comme si  elle 

allait s’ouvrir ;  s’en allant Ă  cape sĂšche comme un squelette de 

navire,  et  debout  pareille  Ă   un  fantĂŽme,  son  mĂąt  de  misaine 

plongé dans le gouffre.

Enfin la Nouvelle-Calédonie fut en vue.

Par la plus Ă©troite des brĂšches de la double ceinture de corail, 

la plus accessible, nous entrons dans la baie de Nouméa.

LĂ ,  comme Ă  Rome,  sept collines bleuĂątres, sous le ciel  d’un 

bleu  intense   ;  plus  loin,  le  Mont-d’Or,  tout  crevassĂ©  de  rouge 

terre aurifĂšre.

Partout  des  montagnes,  aux  cimes  arides,  aux  gorges 

arrachĂ©es,  bĂ©antes  d’un  cataclysme  rĂ©cent   ;  l’une  des 

montagnes  a  Ă©tĂ©  partagĂ©e  en  deux,  elle  forme  un  V  dont  les 

deux  branches,  en se rĂ©unissant,  feraient  rentrer dans l’alvĂ©ole 

les  rochers qui  pendent  d’un  cĂŽtĂ© Ă   demi-arrachĂ©s,  tandis  que 

leur place est vide de l’autre.

Comme on cherche toujours bĂȘtement Ă  faire aux femmes un 

sort Ă  part, on voulait nous envoyer Ă  Bourail, sous prĂ©texte que 

la  situation  y  est  meilleure   ;  mais  pour  cela  mĂȘme  nous 

protestons Ă©nergiquement et avec succĂšs.

Si les nĂŽtres sont plus malheureux Ă  la presqu’üle Ducos, nous 

voulons ĂȘtre avec eux !

La Commune

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Enfin nous sommes conduites Ă  la presqu’üle sur  la chaloupe 

de  la 

Virginie   ; 

tout  autre  transport  ne  nous  inspire  nulle 

confiance,  le  commandant  l’a  compris   ;  et  sur  sa  parole 

seulement nous consentons Ă  quitter la 

Virgi

nie. Nous avions fait 

le projet,  madame  Lemel  et  moi,  de nous jeter  Ă  la mer  si  on 

s’obstinait Ă  nous faire conduire Ă  Bourail,  et d’autres,  je crois, 

l’eussent fait aussi.

Les  hommes,  dĂ©barquĂ©s  depuis  plusieurs  jours,  nous 

attendaient sur le rivage avec les premiers arrivés.

Nous trouvons lĂ  le pĂšre Malezieux,  ce vieux  de juin dont la 

tunique, au 22 janvier, avait été criblée de balles.

Lacour, celui qui, Ă  Neuilly, Ă©tait si furieux contre moi Ă  cause 

de l’orgue.

Il  y  a,  chez  le  cantinier,  un  beau  et  intelligent  canaque qui 

(pour  apprendre  ce  que  savent  les  blancs)  s’est  fait  garçon 

cantinier.

Nous  retrouvons  Cipriani,  Rava,  BauĂ«r.  Le  pĂšre  Croiset,  de 

l’état-major  de  Dombrowski,  notre  ancien  ami  Collot,  Olivier 

Pain,  Grousset,  Caulet  de Tailhac,  Grenet,  Burlot  du  comitĂ© de 

vigilance, Charbonneau, Fabre, Champy, une foule d’amis un peu 

de  partout,  des  groupes Blanquistes,  de  la Corderie  du  Temple 

des  compagnies  de  marche.  Rochefort,  Place,  tous  ceux  de  la 

Virginie

 sont casĂ©s chez les premiers arrivĂ©s.

Nous avions reçu  un  premier  courrier sur la 

Virginie

,  il  nous 

parvint intact ; le commandant nous fit mĂȘme constater que nos 

lettres n’avaient point Ă©tĂ© ouvertes : les marins, disait-il, n’étant 

La Commune

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pas des policiers. A la presqu’üle Ducos, on recommença Ă  visiter 

les correspondances. Ne demandez plus jamais une longue lettre 

à ceux qui, pendant des années, ont écrit ainsi à lettre ouverte.

Je songeais, en dĂ©barquant Ă  la presqu’üle, Ă  l’un de mes plus 

anciens amis,  Verdure.  â€”  OĂč  donc  est  Verdure ?  demandai-je, 

étonnée de ne pas le voir avec les autres ; il était mort.

Les  correspondances  restant  naturellement  trois  et  quatre 

mois en chemin,  avaient Ă©tĂ© longtemps Ă  se rĂ©gulariser. Verdure 

ne  recevant  de  lettres  de  personne,  prit  un  chagrin  dont  il 

mourut   ;  un  paquet  de  lettres  qui  lui  avaient  Ă©tĂ©  adressĂ©es, 

arriva quelques jours aprĂšs sa mort.

Une fois les courriers rĂ©gularisĂ©s, on pouvait avoir au bout de 

six  Ă   huit  mois,  une  rĂ©ponse  Ă   chaque  lettre   ;  il  y  avait  un 

courrier  tous les mois,  mais ce qu’on  recevait en avait trois ou 

quatre de date.

Et pourtant, quelle joie que l’arrivĂ©e du courrier ! On montait 

Ă  la hĂąte la petite butte au-dessus de laquelle Ă©tait la maison du 

vaguemestre,  prĂšs  de  la  prison,  et  comme  un  trĂ©sor  on 

emportait les lettres.

Quand  elles  avaient  Ă©tĂ©,  au  dĂ©part,  en  retard  d’un  jour,  ou 

d’une heure, il fallait attendre au mois suivant.

Les dĂ©portĂ©s avaient fait fĂȘte Ă  Rochefort et Ă  nous, Pendant 

huit jours, on se promena dans la presqu’üle comme en partie de 

plaisir   ;  il  y  eut  ensuite,  chez  Rochefort,  c’est-Ă -dire  chez 

Grousset et Pain,  oĂč sa chambre en torchis avait  Ă©tĂ© prĂ©parĂ©e, 

un  dĂźner  oĂč  Daoumi  vint  en  chapeau  Ă   haute  forme,  ce  qui 

La Commune

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donnait une touche burlesque Ă  son profil de sauvage ; il chanta, 

de cette voix grĂȘle des canaques, une chanson du pays de Lifon, 

avec les quarts de tons Ă©tranges, que plus tard il voulut bien me 

dicter.

Ka kop... trĂšs beau, trĂšs bon,

MĂ©a moa... rouge ciel,

MĂ©a ghi... rouge hache,

MĂ©a iep... rouge feu,

MĂ©a rouia... rouge sang,

Anda dio poura... salut adieu,

Matels matels kachmas... hommes braves.

Ce couplet seul m’est restĂ©.

Il  y avait Ă  ce dĂźner une petite fille d’une douzaine d’annĂ©es, 

Eugénie Piffaut, avec ses parents.

Elle  avait  de  si  grands  yeux  d’un  bleu  pareil  au  ciel 

calĂ©donien,  qu’ils  Ă©clairaient  tout  son  visage   ;  elle  dort  au 

cimetiĂšre des dĂ©portĂ©s, entre un rocher de granit rose et la mer. 

Henri Sueren fit pour elle un monument de terre cuite que peut-

ĂȘtre ont respectĂ© les cyclones.

Ceux  qui  mouraient  lĂ -bas  avaient  pour  les accompagner  le 

long  cortĂšge  des  dĂ©portĂ©s,  vĂȘtus  de  toile  blanche,  ayant  Ă   la 

boutonniĂšre une fleur rouge de cotonnier sauvage, qui ressemble 

Ă  de  l’immortelle ;  ce  dĂ©filĂ©,  par  les  chemins  de  la  montagne, 

Ă©tait vraiment beau.

Le  cimetiĂšre  Ă©tait  dĂ©jĂ   peuplĂ©  et  fleuri   ;  sur  le  tertre  de 

Passedouet Ă©taient des couronnes venues de France.

Sur  celui  qui  recouvre un petit enfant,  ThĂ©ophile Place,  croĂźt 

un eucalyptus.  Il  y  avait  pendant  la  dĂ©portation des  fleurs  sur 

toutes les tombes ; un suicidé, Meuriot, dort sous le niaouli.

La Commune

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Le premier qui Ă©tait mort s’appelait Beuret, le cimetiĂšre garda 

son nom ; la baie de l’Ouest a gardĂ© celui  de baie Gentelet,  du 

premier qui y bĂątit son gourbi.

La ville  de Numbo,  qui  faisait  penser  Ă  la ville de Troie,  se 

bĂątissait peu Ă  peu, chaque nouvel arrivant y ajoutant sa case de 

briques de terre séchées au soleil.

Numbo dans la vallĂ©e avait la forme d’un C dont la pointe Est 

Ă©tait  la prison,  la poste,  la cantine ;  la pointe Ouest,  une forĂȘt 

dont l’avancĂ©e sur de petits mamelons Ă©tait couverte de plantes 

marines,  en train de se faire terrestres ; la transformation avait 

pu  s’accomplir  grĂące  aux  flots  qui  les  baignaient  de  temps  Ă  

autre. Au milieu du C, c’était la ville s’adossant Ă  une hauteur Ă  

l’extrĂ©mitĂ© de laquelle Ă©tait la forĂȘt Nord ; sur la route demeurait 

la famille Dubos.

L’hospice  dominait  les  maisons,  placĂ©  au-dessus  de  deux 

baraques  en  planches  face  Ă   face l’une  de l’autre :  l’une  Ă©tait 

pour les femmes, l’autre n’avait pas encore de destination.

Je lui en trouvai une, en y rĂ©unissant quelques jeunes gens Ă  

qui  Verdure  avait  commencĂ©  Ă   donner  des  leçons   ;  certains 

avaient des aptitudes rĂ©elles : SĂ©nĂ©chal, Mousseau, Meuriot, qui 

tout  Ă   coup  fut  pris  de nostalgie et  voulut  mourir,  Ă©taient  des 

poĂštes.

Il  y  a  entre  la  forĂȘt  ouest  et  la  mer  une  ligne  de  rochers 

volcaniques,  les  uns  debout,  pareils  Ă   des  menhirs 

gigantesques ;  les autres,  semblables  Ă  des  monstres couchĂ©s 

sur le rivage ;  de grandes dalles de lave couvrent une partie du 

rivage.

La Commune

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Le mĂąt des signaux domine la forĂȘt ouest ;  les hirondelles le 

couvrent d’un nuage noir.

Deux fois par  an, les lianes qui couvrent la forĂȘt se chargent 

de  fleurs,  presque toutes blanches,  ou jaunes ;  les feuilles ont 

toutes les formes possibles. Celles du tarot sont en fer de flĂšche, 

d’autres en forme de feuilles de vigne.  La liane Ă  pommes d’or 

fleurit comme  l’oranger.  La  liane fuchsia couvre le sommet  des 

arbres d’une neige de pendants d’oreilles d’un blanc de lait.

Une liane Ă  feuilles de trĂšfle fleurit en corbeilles suspendues Ă  

un fil  et pareilles Ă  la fleur  vivante du  corail.  Une autre liane a 

pour fleurs des milliers de pendants d’oreilles rouges.

Des  arbustes sont couverts de  minuscules  Ć“illets blancs.  La 

pomme  de  terre  arborescente  est  un  arbuste  ayant  de  petits 

tubercules  Ă  sa racine.  La  fleur  et  la  graine  sont  semblables  Ă  

celles des pommes de terre.

Le haricot arborescent dont la fleur bleue est ombrĂ©e de noir, 

est la seule peut-ĂȘtre qui ne soit pas jaune, blanche ou rouge.

La  couleur  violette  est  reprĂ©sentĂ©e  par  des  minuscules 

pensĂ©es sauvages qui croissent parmi de petits liserons roses et 

de grands résédas sans odeur.

Du  ricin  partout,  dans  les  forĂȘts,  sur  les  rochers,  dans  les 

brousses ;  pendant les derniers jours, alors qu’on allait revenir, 

ayant  demandĂ©  depuis  longtemps  des  vers  Ă   soie  de  ricin, 

j’aperçus bon nombre de ricins qui en Ă©taient couverts.

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Dans ce pays les plantes Ă  coton sont multiples,  les insectes 

qui filent sont en grand nombre ; l’araignĂ©e Ă  soie, tend dans les 

bois ses gros fils argentés.

LĂ ,  nul  animal  n’a  de  venin,  mais  beaucoup  fascinent  leur 

proie   :  le  scorpion  attire  Ă   lui  les  insectes,  la  mouche  bleue 

fascine  le  cancrelat,  le  flatte,  le  charme  et  l’emmĂšne  dans  un 

trou oĂč elle le suce.

Chaque arbre a son insecte pareil Ă  son Ă©corce ou Ă  sa fleur.

La  chenille  du  niaouli  ne  se  distingue  pas  de  la  branche, 

d’innombrables familles de punaises (chaque arbre Ă  la sienne), 

y brillent comme des pierres prĂ©cieuses (elles sont sans odeur). 

Comme  en  nos  bois  les  fraises,  les  forĂȘts  de  CalĂ©donie  sont 

rouges  de  petites  tomates,  grosses  comme  des  cerises, 

odorantes et fraĂźches.

Des milliers d’arbustes aux fleurs d’hĂ©liotrope,  au bois blanc, 

et creux comme le sureau, ont une baie semblable aux mĂ»res de 

ronces pressĂ©es,  elles donnent une goutte de jus,  pareil  au vin 

de MadĂšre.

La graine guillochĂ©e d’une liane Ă  fleurs jaunes trouvait jadis 

son analogie dans une tortue dont la race a disparu, la carapace 

Ă©tait  dĂ©corĂ©e  des  mĂȘmes  guillochures,  l’animal  vivait  sans 

membres,  autres  que  le  cou  et  la  tĂȘte,  sous  les  mers  oĂč  se 

trouvent les carapaces vides, vers les rives.

Sur un morne Ă©merge une algue marine aux raisins violets ; 

elle s’étend  plus vivante  encore  que dans les  flots,  elle  se fait 

terrestre s’attachant peu à peu au sol.

La Commune

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C’est bien ainsi que se forment et se dĂ©veloppent de la plante 

Ă  l’ĂȘtre des organes nouveaux suivant les milieux.

Ainsi,  nous  ne  savons  pas  nous  servir  encore  de  l’organe 

rudimentaire de la libertĂ©,  vienne le  cyclone  qui  fera le  monde 

nouveau,  l’ĂȘtre s’y  acclimatera comme ces fucus s’acclimatent Ă  

la terre aprùs l’onde mouvante.

La mouche feuille (la psilla) qui vole pareille Ă  un bouquet de 

feuilles, et quelquefois la mouche fleur plus rare encore me sont 

apparues, l’une quatre fois en dix ans, l’autre deux dans les bois. 

Quand un niaouli  dont nul  ne sait l’ñge,  s’effondre tout Ă  coup, 

on  aperçoit  dans  la  poussiĂšre  qui  fut  l’arbre,  des insectes plus 

Ă©tranges  encore  dont  la  race  a  disparu,  et  qui  se multipliaient 

sous le triple feuilletage de la blanche Ă©corce, depuis des siĂšcles 

sur des siĂšcles ;  ils meurent au contact de l’air qui n’est pas le 

leur.

Deux  fois par  an, tombe apportĂ©e par les vents des dĂ©serts, 

la neige grise des sauterelles.

Quand ces abeilles des sables ont passĂ© : plantations, feuilles 

des  forĂȘts,  herbe  des  brousses,  tout  est  dĂ©vorĂ©,  les  troncs 

d’arbres mĂȘme ont des morsures.

Peut-ĂȘtre  en  les  balayant  dans  des  fosses  profondes,  on 

obtiendrait  des engrais  nĂ©cessaires  Ă  la mince couche  de  terre 

végétale.

Les  sauterelles  n’attaquent  qu’en  dernier  lieu  les  ricins,  qui 

longtemps restent verts sur le dessÚchement général.

La Commune

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J’ai  racontĂ© que j’avais demandĂ© des Ć“ufs de vers Ă  soie de 

ricin  ou  mĂȘme  de  mĂ»rier  pour  les acclimater  au  ricin.  Mais les 

savants Ă  qui  je me suis adressĂ©e les faisaient  d’abord venir  Ă  

Paris au lieu de me les faire envoyer directement de Sydney, qui 

est Ă  huit jours de la CalĂ©donie. Dans les diverses pĂ©rĂ©grinations 

ils Ă©taient toujours Ă©clos.  J’aurais dĂ» penser qu’ayant l’arbre il  y 

avait l’insecte et chercher avec plus de persĂ©vĂ©rance.

Au milieu de la forĂȘt ouest, dans une gorge entourĂ©e de petits 

mamelons,  encore imprĂ©gnĂ©s  de l’odeur  Ăącre des  flots,  est  un 

olivier  dont  les  branches  s’étendent  horizontalement  comme 

celles des mĂ©lĂšzes ; jamais aucun insecte ne vole sur ces feuilles 

vernies, au goĂ»t amer. Ses fruits,  de petites olives, sont vernies 

aussi et d’un vert sombre.

Quelle que  soit  l’heure et  la saison,  une  fraĂźcheur  de grotte 

est  sous son  ombre,  la pensĂ©e y  Ă©prouve,  comme le corps,  un 

calme soudain.

Eh  bien,  en  introduisant  sous  l’écorce  d’un  arbre  chargĂ© 

d’insectes,  de la sĂšve de celui-la, par des injections elle se mĂȘle 

à la sùve de l’arbre, les insectes ne tardent pas à le quitter.

On  peut  dans  ce  pays  oĂč  la  sĂšve  est  puissante  traiter  les 

plantes  comme  les  ĂȘtres   ;  il  m’est  arrivĂ©  une  annĂ©e  oĂč  Ă   la 

presqu’üle Ducos tous les papayers mouraient de la jaunisse, d’en 

vacciner  ainsi  quelques-uns,  avec  la  sĂšve  des  papayers 

malades : quatre ont survĂ©cu sur cinq, tous ceux de la presqu’üle 

sont morts.

Vers le milieu de la forĂȘt ouest Ă©tait un figuier banian, qui fut 

coupé peu avant notre départ.

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Jamais  je  ne  vis  insectes  plus  Ă©tranges  que  ceux  qui  se 

cachaient Ă  l’ombre de ce banian dans les multiples crevasses du 

rocher,  de  gros  vers  blancs  comme  les  larves  des  hannetons, 

mais ayant sur la tĂȘte des cornes Ă  ramures pareilles Ă  celles des 

rennes.

Une  espĂšce  de  bourgeon  noir  est  au  commencement 

recouvert  d’une  sorte  de  linceul   ;  c’est  la  premiĂšre  Ă©tape  de 

quelque insecte inconnu, peut-ĂȘtre des psillas.

Si l’alcool ne nous eĂ»t Ă©tĂ© interdit, on eĂ»t pu conserver de ces 

Ă©tranges insectes en voie de transformations.

Entre  la  forĂȘt  ouest  et  Numbo  des  niaoulis  tordus  par  les 

cyclones,  se suivent espacĂ©s comme des files de spectres, leurs 

troncs  blancs  dans  les  grands  clairs  de  lune  apparaissent 

Ă©tranges,  les branches pareilles Ă  des bras de gĂ©ants se lĂšvent, 

pleurant l’asservissement de la terre natale.

Quand  les nuits  sont  obscures,  on  voit  sur  les  niaoulis une 

phosphorescence.  La  chenille  du  niaouli  est  de  la  couleur  des 

branches ;  elle  se  mĂ©tamorphose en  une  sorte  de demoiselle, 

dont  les  ailes  et  le  corps  se  confondent  avec  les  feuilles  de 

l’arbre.

La feuille du niaouli donne une sorte de thĂ© amer ;  sa fleur, 

plus que l’opium, plus que le haschisch procure un sommeil aux 

rĂȘves fantastiques, bercĂ©s par un rythme pareil Ă  celui des flots.

Les  takatas,  prĂȘtres,  mĂ©decins,  sorciers  des  Canaques 

prennent  de  l’infusion  de  fleurs  du  niaouli  pour  se  donner  la 

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vision  du  pays  des  blancs  et  d’autres,  regardĂ©es  comme 

prophĂ©tiques. Le niaouli est l’arbre sacrĂ©.

Les seuls animaux sont l’oiseau Ă  lunettes assez familier pour 

lorgner de tout  prĂšs ce qu’on fait, le cagou,  le notou pigeon au 

rugissement de fauve,  quelques tortues sur la grande terre, des 

lĂ©zards partout, de grands serpents d’eau, dont les crochets sont 

trop courts ; du reste nulle plante, nul  animal n’ont de venin en 

CalĂ©donie.  Le vampire calĂ©donien (la roussette,  grande chauve-

souris  Ă   tĂȘte  de  renard)  ne  boit  pas  mĂȘme  de  sang,  elle  se 

nourrit  de  cocos  plus  souvent  que  de  petits  oiseaux.  Les 

grenouilles  abondent,  croassant  avec  des  voix  formidables. 

Mouches  bleues,  guĂȘpes,  cancrelats,  deux  fois par  an  la neige 

grise des sauterelles et  toujours les moustiques par  nuĂ©es, une 

multitude de poissons de toutes sortes et de toutes les couleurs, 

quelques  chats  sauvages,  descendants  de  ceux  qui  y  furent 

laissĂ©s par  Cook devenus pĂȘcheurs et qui, Ă  force de s’appuyer 

sur les pattes de derriĂšre en sautant,  ont pris quelque analogie 

avec  la forme du lapin,  pas d’autres bĂȘtes dangereuses que les 

requins,  telle  est  Ă   peu  prĂšs  toute  la  faune  calĂ©donienne. 

N’oublions pas l’énorme rat venu de quelques Ă©paves de navires. 

Je disais que les animaux calĂ©doniens sont sans venin ; s’ils n’en 

ont  point  pour  l’homme,  entre  eux  il  en  est  autrement   :  la 

mouche bleue pique le cancrelat avant de lui crever les yeux ; il 

est probable qu’elle lui injecte une sorte de curare. La guĂȘpe, qui 

mure  dans  son  nid  d’autres  mouches,  les  anesthĂ©sie,  pour 

qu’elles servent  vite encore Ă  la nourriture de ses petits qu’elle 

pond autour des victimes.

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Parmi  les  bruyĂšres  roses  au  sommet  des  mamelons  de  la 

forĂȘt  ouest  dans  des  rocs  Ă©croulĂ©s,  comme  des  ruines  de 

forteresse,  des lianes aux feuilles transparentes, et fragiles, aux 

fleurs  embaumĂ©es,  sont  la  retraite  de  grands  mille  pieds,  qui 

s’enlacent  comme  des  serpents  autour  d’autres  insectes  aprĂšs 

les avoir attirĂ©s ;  dans ces mĂȘmes bruyĂšres roses une araignĂ©e 

brune velue comme un ours, dĂ©vore son mari une fois qu’il ne lui 

plaüt plus, ayant eu soin de l’attacher dans sa toile.

Un  autre  monstre,  d’insecte,  une  araignĂ©e,  encore  laisse 

travailler  Ă   sa  toile  des araignĂ©es  plus  petites,  que sans  doute 

elle mange Ă  son loisir.

La troisiĂšme annĂ©e seulement de notre sĂ©jour Ă  la presqu’üle 

Ducos, nous avons vu des papillons blancs. Sont-ils triannuels ou 

serait-ce  le  rĂ©sultat  de  la  nourriture  nouvelle,  apportĂ©e  aux 

insectes par les plantes d’Europe semĂ©es Ă  la presqu’üle ?

Souvent je revois ces plages silencieuses, oĂč tout Ă  coup sous 

les  palĂ©tuviers  on  entend  sans  rien  voir,  clapoter  l’eau  sous 

quelque  combat  de  crabes,  oĂč  la  nature  sauvage  et  les  flots 

déserts semblent vivre.

Tous  les  trois  ans  dans  les  cyclones,  les  vents  et  la  mer 

hurlent,  rauquent,  mugissent  les  bardits  de  la  tempĂȘte   ;  il 

semble alors que la pensĂ©e s’arrĂȘte,  et qu’on soit portĂ© par  les 

vents et les flots entre la nuit du ciel et la nuit de l’ocĂ©an. Parfois 

un Ă©clair  immense et  rouge dĂ©chire l’ombre,  d’autres fois il  est 

livide.

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Le  bruit  formidable  de  l’eau  qui  se  verse  par  torrents,  les 

souffles Ă©normes du vent et de la mer,  tout cela se rĂ©unit en un 

chƓur magnifique et terrible.

Les cyclones de nuit sont plus beaux que les cyclones de jour.

La  mer  a  des  phosphorescences  superbes  par  les  nuits 

calĂ©doniennes,  oĂč dans le bleu intense du ciel les constellations 

semblent  tout  prĂšs,  il  n’y  a  point  de crĂ©puscule  en  CalĂ©donie, 

mais un instant oĂč le soleil, en disparaissant embrase la mer.

La case de Rochefort Ă©tait sur la hauteur, celle de Grenet dans 

un trou de rocher, entourĂ©e d’un jardin qui tenait la moitiĂ© de la 

montagne.  Quand l’ennui  le prenait,  il  attaquait  Ă  grands coups 

de  pioche  la  terre  marĂątre,  faisant  concurrence  Ă   Gentelet  qui 

retournait l’autre flanc des hauteurs, tout un cĂŽtĂ© du crĂšve-cƓur.

En tournant un peu sur le chemin de Tendu, c’était la case de 

l’Heureux, oĂč il jouait de la guitare ; elle avait Ă©tĂ© fabriquĂ©e Ă  la 

presqu’üle mĂȘme,  en  bois  de  rose,  par  le pĂšre  Croiset,  dont  la 

case Ă©tait sur le mĂȘme chemin ; de l’autre cĂŽtĂ©,  encore non loin 

de la poste, sur une petite hauteur la case de Place, oĂč naquirent 

son aĂźnĂ© mort tout petit, et ses deux filles ; en descendant celle 

de Balzen qui,  sous prĂ©texte qu’il  Ă©tait de l’Auvergne, changeait 

en ustensiles Ă  notre usage les vieilles boĂźtes de conserve ; il se 

livrait aussi Ă  la chimie, faisant de l’essence de niaouli de concert 

avec le vieux blanquiste Chaussade.

Une  case  toute couverte  de  lianes,  prĂšs  de  la  baraque  des 

femmes,  c’était  celle de Penny  ayant  avec  lui  sa femme et ses 

enfants, l’une, Augustine nĂ©e Ă  la presqu’üle.

La Commune

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Plus loin,  la forge du pĂšre Malezieux  oĂč il  nous fait avec  des 

vieux bouts de fer des serpes,  des outils de jardin, une foule de 

choses.

La case de Lacourt tout auprĂšs, puis celle de Provins, l’un des 

tambours des fĂ©dĂ©rĂ©s qui le plus furieusement battit la gĂ©nĂ©rale 

aux jours oĂč Paris devait ĂȘtre debout.

Avec  deux  ouvertures  qui  ont  l’air  de  fenĂȘtres,  une  belle 

corbeille d’euphorbes,  devant  l’entrĂ©e et  dedans quelque chose 

qui ressemble Ă  une bibliothĂšque : c’est la case de BauĂ«r.

Celle de Champi, toute petite, est sur la hauteur de Numo. Un 

jour que nous Ă©tions sept ou huit autour de la table, on pensa la 

dĂ©foncer en appuyant chacun de son cĂŽtĂ© ;  au nord aussi est la 

maison Ă  ogives vertes, de RegĂšre.

Il y a encore la grande case de Kersisik, du cĂŽtĂ© de l’hospice 

oĂč demeure Passedouet en attendant sa femme. Celle de Burlot 

toute  seule en haut  du  cĂŽtĂ© du pĂšre Royer,  le  vieux  Mabile au 

bord  de  la  mer,  Ă   Tendu,  je  les  revois  toutes.  L’énumĂ©ration 

tiendrait  un  volume,  toutes ces  pauvres cases  de  brique crue, 

couvertes en  paille des brousses qui  vues des hauteurs avaient 

l’air d’une grande ville des temps antiques.

L’évasion  de  Rochefort  et  de  cinq  autres  dĂ©portĂ©s,  Jourde, 

Olivier  Pain,  Paschal  Grousset,  BulliĂšre  et  Granthille,  affola 

l’administration CalĂ©donienne. Un conseil  de guerre fut rĂ©uni, le 

gouverneur Gautier de la Richerie Ă©tait en voyage d’exploration, 

sur un des navires, qui gardaient les dĂ©portĂ©s ; le second navire 

Ă©tait Ă  l’üle des Pins, il y avait dĂ©jĂ  quarante-huit heures que les 

Ă©vadĂ©s  Ă©taient  partis,  tous  les  gardiens  tremblaient  de  peur 

La Commune

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d’ĂȘtre rĂ©voquĂ©s ;  ils Ă©taient  d’autant plus furieux  que la gaietĂ© 

Ă©tait plus grande Ă  la presqu’üle Ducos.

Les  surveillants  virent  en  faisant  l’appel,  que  Rochefort, 

Olivier Pain, Granthille manquaient ; la vĂ©ritĂ© ne fut pas de suite 

comprise,  les dĂ©portĂ©s  l’ayant  saisie plus  vite,  rĂ©pondaient  des 

choses telles que ceci : Ă  l’appel de Bastien Granthille quelqu’un 

s’écria : il a des bottes, Bastien, il est allĂ© les mettre.

Et comme on appelait dĂ©sespĂ©rĂ©ment Henri Rochefort, les uns 

dirent :  il  est allĂ© allumer sa lanterne ;  d’autres, il  a promis de 

revenir, d’autres encore : Va-t’en voir s’ils viennent,

Trop inquiets pour pouvoir punir  en ce moment, les autoritĂ©s 

se rĂ©servaient pour  plus tard.  Le spectacle de la franche gaietĂ© 

qui  rĂ©gnait  parmi  les  dĂ©portĂ©s  mettait  les  chiourmes  dans une 

telle  rage  qu’ils dĂ©chirĂšrent  des rideaux  bien  innocents  de tout 

cela,  en  allant  reconnaĂźtre  s’ils  ne  trouveraient  Ă   la  case  des 

Ă©vadĂ©s rien qui les mĂźt sur 

la trace.

Personne n’avait vu les fugitifs  depuis le jeudi ;  on  Ă©tait  au 

samedi, ils étaient sauvés.

Le cantinier  Duserre dont  la  barque avait  Ă©tĂ© employĂ©e par 

Granthille pour  venir au devant des Ă©vadĂ©s de la presqu’üle, eut 

quinze jours de cachot, la malheureuse barque quoique plongĂ©e 

Ă   l’aide  de  grosses  pierres  dans  la  mer,  s’étant  tout  Ă   coup 

retournĂ©e par l’effort des flots et s’étant remise Ă  flotter,  ce qui 

avait paru démontrer la complicité de Duserre.

Tout  est  bien  qui  finit  bien   :  la  barque  non  seulement  fut 

payĂ©e,  mais  le  brave  homme  obligĂ©  de  partir  pour  Sydney,  y 

La Commune

470

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devint  plus  Ă   son  aise  qu’il  n’eĂ»t  pu  l’ĂȘtre  Ă   NoumĂ©a  oĂč  le 

commerce  est  peu de chose,  Ă   part la traite des naturels sous 

forme d’engagements.

Quelques  pages  de  mes 

MĂ©moires, 

chez  Roy  Ă©diteur,  rue 

Saint-Antoine,  contiennent  des lettres racontant  la  conduite  du 

gouvernement colonial de CalĂ©donie, Ă  l’occasion de l’évasion de 

Rochefort.

AprĂšs l’évasion de Rochefort, MM. Aleyron et Ribourt envoyĂ©s 

pour  terrifier  la dĂ©portation,  probablement afin d’y  faire revenir 

Rochefort, eurent le ridicule d’envoyer pendant un certain temps 

sur les hauteurs autour de Numbo des factionnaires qui  avaient 

l’air de jouer la 

Tour de Nesle 

avec décors grandioses.

On  entendait  Ă   intervalles  rĂ©guliers  au  sommet  des 

montagnes : sentinelle, garde Ă  vous ! et par les nuits claires les 

silhouettes noires des factionnaires se dessinaient sur les cimes 

dans le clair de lune intense.

Quelques-uns  de  ces  factionnaires  avaient  de  belles  voix   : 

c’était  charmant.  On  sortait  sur  les  portes  des  cases  pour  les 

entendre et les voir.

Puis les voix s’enrouĂšrent ; on Ă©tait blasĂ© sur les silhouettes ; 

cela devint moins attrayant, mais c’était toujours joli.

AprĂšs  les  choses  ridicules il  y  eut  les  choses odieuses :  les 

dĂ©portĂ©s  furent privĂ©s de pain.  Un  malheureux  Ă   demi  insensĂ© 

par  l’effroi  des choses vues,  fut visĂ© comme on  aurait  fait  d’un 

lapin,  parce  qu’il  rentrait  un  peu  aprĂšs  l’heure  dans  sa 

concession.

La Commune

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On  ne se privait pas sous Aleyron et Ribourt de faire passer 

en fraude des lettres oĂč  leur  conduite Ă©tait mise au grand  jour 

par les revues de Sydney ou celles de Londres.

Il  me  reste  quelques  lettres  de  celles  qui  furent  insĂ©rĂ©es 

ainsi :

Presqu’üle Ducos, 9 juin 1875.

Chers amis,

Voici les piĂšces officielles du transfĂšrement dont je vous 

ai parlé.

TransfĂšrement  auquel  nous  n’avons  consenti  qu’aprĂšs 

qu’il  eĂ»t  Ă©tĂ©  fait  droit  Ă   nos  protestations :  1°  sur  la 

forme dans laquelle l’ordre avait Ă©tĂ© donnĂ© ;  2°  sur la 

maniĂšre  dont  nous  habiterions  ce  nouveau 

baraquement.

Il  est  de  fait  qu’occuper  un  coin  ou  l’autre  de  la 

presqu’üle  nous  est  fort  indiffĂ©rent,  mais  nous  ne 

pouvions  supporter  l’insolence  de  la  premiĂšre  affiche, 

nous  devions poser  nos  conditions  et  ne  consentir  au 

changement  de  rĂ©sidence  qu’une  fois  ces  conditions 

remplies.

C’est ce qui a Ă©tĂ© fait.

Voici copie de la premiĂšre affiche posĂ©e le 19 mai 1879, 

Ă  Numbo ; c’est sous forme d’affiches que les ordres du 

gouvernement nous sont transmis ;  et avec  la formule 

le dĂ©portĂ© un tel, n° tant, qu’on rĂ©pond.

La Commune

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DÉCISION

19 mai 1875.

Par ordre de la direction, les femmes dĂ©portĂ©es dont les 

noms  suivent  quitteront  le  camp  de  Numbo  le  20  du 

courant  pour  aller  habiter  dans  la  baie  de  l’ouest  le 

logement  qui  leur  est  affectĂ©   :  Louise  Michel  n°  1   ; 

Marie Smith n° 3 ; Marie Cailleux n° 4 ; AdĂšle DelfossĂ©s 

n° 5 ; Nathalie Lemel n° 2 ; la femme Dupré, n° 6.

Voici nos protestations :

Numbo, 20 mai 1875.

La dĂ©portĂ©e Nathalie Duval, femme Lemel, ne se refuse 

pas  Ă   habiter  le  baraquement  que  lui  assigne 

l’administration, mais elle fait observer :

1°  Qu’elle  est  dans  l’impossibilitĂ©  d’opĂ©rer  elle-mĂȘme 

son déménagement.

2° Qu’elle ne peut  se  procurer  le bois  nĂ©cessaire  Ă  la 

cuisson de ses aliments et le débiter ;

3°  Qu’elle  a  construit  deux  poulaillers  et  cultivĂ©  une 

portion de terrain ;

4°  En  vertu  de  la  loi  sur  la  dĂ©portation  qui  dit   :  les 

dĂ©portĂ©s pourront vivre par groupes ou par  familles et 

leur laisse le choix des personnes avec lesquelles il leur 

plaĂźt d’établir des rapports ;  la dĂ©portĂ©e Nathalie Duval, 

femme Lemel,  se refuse Ă  la vie commune  si  ce n’est 

dans ces conditions.

La Commune

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Nathalie DUVAL, femme Lemel, n° 2.

Protestations :

Numbo, 26 mai 1875.

La  dĂ©portĂ©e  Louise  Michel  n°  1  proteste  contre  la 

mesure qui assigne aux femmes dĂ©portĂ©es un domicile 

Ă©loignĂ©  du  camp  comme  si  leur  prĂ©sence  y  Ă©tait  un 

scandale.  La mĂȘme  loi  rĂ©git  les dĂ©portĂ©s,  hommes ou 

femmes.  On  ne  doit  pas  y  ajouter  une  insulte  non 

méritée.

Pour  ma  part,  je  ne  puis  me  rendre  Ă   ce  nouveau 

domicile sans  que  les  motifs  pour  lesquels  on  nous  y 

envoie Ă©tant honnĂȘtes, soient rendus publics par affiche 

ainsi que la maniÚre dont nous y serons traitées.

La dĂ©portĂ©e Louise Michel dĂ©clare que dans le cas oĂč les 

motifs  seraient  une  insulte,  elle  devra  protester 

jusqu’au bout, quoi qu’il lui en arrive.

Louise MICHEL, n° 1.

Le lendemain  de  nos  protestations,  on  nous  prĂ©vint  Ă  

dĂ©mĂ©nager  dans  la  journĂ©e   ;  chose  que  nous  nous 

empressĂąmes de ne pas faire,  ayant bien rĂ©solu de ne 

pas  quitter  Numbo  avant  qu’on  eĂ»t  fait  droit  Ă   nos 

justes  protestations et  dĂ©clarĂ©  que  nous  Ă©tions  prĂȘtes 

jusque-lĂ  Ă  aller en prison si on voulait, mais nullement 

à nous déranger pour déménager.

Affirmant,  du  reste,  qu’une  fois  l’affiche  insolente 

rĂ©parĂ©e et  nos logements disposĂ©s Ă  la baie de l’ouest 

La Commune

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de façon Ă  ne pas nous gĂȘner les unes les autres, nous 

n’avions nulle raison pour prĂ©fĂ©rer une place Ă  l’autre.

AllĂ©es  et  venues,  menaces  du  gardien-chef  qui  fort 

embĂȘtĂ© revint Ă  cheval  vers le soir  pour  nous paraĂźtre 

plus imposant, pĂ©tarades du cheval qui s’ennuyant de la 

longue  pause  de  son  maĂźtre  devant  nos  cases,  le 

remporte plus vite qu’il ne veut au camp militaire.

ArrivĂ©e,  trois ou quatre jours aprĂšs,  du directeur  de la 

dĂ©portation accompagnĂ© du commandant  territorial  qui 

promettent par une seconde affiche de faire droit Ă  nos 

rĂ©clamations  et  de  sĂ©parer  en  petites  cases  oĂč  nous 

pourrions  habiter  par  deux  ou  trois  comme  nous 

voudrions  le  baraquement  de  la  baie  de  l’ouest,  de 

façon  Ă   laisser  se  grouper  celles  dont  les  occupations 

Ă©taient semblables.

 Une partie des engagements fut d’abord remplie,  mais 

tant  qu’ils  ne  le  furent  pas  complĂštement  il  fut 

impossible de nous faire quitter Numbo, et comme il n’y 

avait pas de places pour nous Ă  la prison on se dĂ©cida Ă  

aller jusqu’au bout.

Nous sommes  maintenant  Ă  la baie de l’ouest  et c’est 

triste pour  madame Lemel  qui  ne peut  guĂšre marcher 

tant  elle  est  souffrante   ;  c’est  pourquoi  je  n’ose  me 

rĂ©jouir du voisinage de la forĂȘt que j’aime beaucoup.

Tel  est  sans  passion  ni  colĂšre  le  rĂ©cit  de  notre 

transfĂšrement de Numbo presqu’üle Ducos Ă  la baie de 

l’ouest, Ă©galement presqu’üle Ducos.

La Commune

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Louise MICHEL, n° 1.

Baie de l’ouest, 9 juin 1873.

La lettre qui suit aurait dĂ» ĂȘtre la premiĂšre par ordre de date, 

elle parvint plus tard Ă  la revue australienne oĂč elle fut insĂ©rĂ©e.

18 avril 1876, Numbo.

New Caledonia. 

Chers amis,

Par  les diffĂ©rentes Ă©vasions qui ont eu lieu depuis peu, 

vous  devez  connaĂźtre  Ă   peu  prĂšs  la  situation  oĂč  se 

trouvent  les  dĂ©portĂ©s,  c’est-Ă -dire  les  vexations,  abus 

d’autoritĂ©,  etc.,  dont  MM.  Ribourt,  Aleyron  et  consorts 

se sont rendus coupables.

Vous  savez  que  sous  l’amiral  Ribourt  le  secret  des 

lettres  fut  ouvertement  violĂ©,  comme  si  les  quelques 

hommes  qui  ont  survĂ©cu  Ă   l’hĂ©catombe  de  71  fissent 

peur aux assassins Ă  travers l’ocĂ©an.

Vous savez tous que sous le colonel Aleyron, le hĂ©ros de 

la caserne Lobeau,  un gardien tira sur un dĂ©portĂ©, 

chez 

ce  dĂ©portĂ© : 

il avait,  sans le savoir,  enfreint les limites 

pour aller chercher du bois ; quelque temps auparavant 

un  autre  gardien  avait  tirĂ©  sur  le  chien  du  dĂ©portĂ© 

Croiset  qu’il  blessa  entre  les  jambes  de  son  maĂźtre. 

Visait-on l’homme ou le chien ?

Que  de  choses  depuis   !  il  me  semble  que  j’en  vais 

beaucoup oublier tant il y en a, mais on se retrouvera.

La Commune

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Vous  avez  su  dĂ©jĂ   qu’on  privait  de  pain  ceux  qui,  se 

conformant  simplement  Ă   la  loi  de  la  dĂ©portation  se 

prĂ©sentent aux appels sans se ranger  militairement sur 

deux  lignes.  La  protestation  Ă   ce sujet  fut  Ă©nergique, 

montrant  que  malgrĂ©  les  divisions  introduites  parmi 

nous par des gens complĂštement Ă©trangers Ă  la cause, 

et  qu’on  y  a  jetĂ©s  Ă   dessein,  les dĂ©portĂ©s  n’ont  point 

oublié la solidarité.

On a depuis privĂ© de vivres Ă  l’exception du pain, du sel 

et  des  lĂ©gumes  secs,  quarante-cinq  dĂ©portĂ©s  comme 

s’étant  montrĂ©s hostiles Ă  un travail  qui  n’existait  que 

dans l’imagination du gouvernement.

Quatre  femmes  ont  Ă©tĂ©  Ă©galement  privĂ©es  comme 

laissant Ă  dĂ©sirer sous le rapport de la conduite, et de la 

moralitĂ©, 

ce  qui  est  faux.  Le  dĂ©portĂ©  Langlois,  mari 

d’une  de  ces  dames,  ayant  rĂ©pondu  Ă©nergiquement 

pour sa femme qui ne lui a jamais donnĂ© aucun sujet de 

mĂ©contentement,  a  Ă©tĂ©  condamnĂ©  Ă   dix-huit  mois  de 

prison et 3

.

000

 francs d’amende.

Place,  dit  Verlet,  ayant  Ă©galement  rĂ©pondu  pour  sa 

compagne dont la conduite mĂ©rite le respect de toute la 

dĂ©portation,  Ă   six  mois  de  prison  et  500  francs 

d’amende et, de plus, ce que rien au monde ne pourrait 

lui  rendre,  son enfant  nĂ© pendant sa prison prĂ©ventive 

est mort par suite des tourments Ă©prouvĂ©s par sa mĂšre 

qui le nourrissait.

Il ne lui fut pas permis de voir son enfant vivant.

La Commune

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D’autres  dĂ©portĂ©s  ont  Ă©tĂ© condamnĂ©s.  Cipriani  dont la 

dignitĂ©  et  le  courage sont  connus,  Ă   dix-huit  mois  de 

prison et 3.000 francs d’amende. Fourny  condamnation 

Ă   peu  prĂšs  semblable  pour  lettres  insolentes  bien 

mĂ©ritĂ©es par l’autoritĂ©.

DerniĂšrement  le  citoyen  Malezieux,  doyen  de  la 

dĂ©portation,  se trouvant assis le soir devant sa case en 

compagnie  des  dĂ©portĂ©s  qui  travaillent  avec  lui,  un 

gardien ivre l’accusa de tapage nocturne, le frappa, et il 

fut de plus mis en prison.

Chez  nos  aimables  vainqueurs  le  plaisant  se  mĂȘle  au 

sĂ©vĂšre ;  les  gens  qui  ont  le  plus  travaillĂ©  depuis  leur 

arrivĂ©e sont  sur  la  liste des retranchĂ©s.  Un dĂ©portĂ© se 

trouve porté à la fois sur les deux listes.

Le journal  officiel de NoumĂ©a en fait preuve. Sur  l’une, 

comme  puni  pour  refus  de  travail,  sur  l’autre  comme 

récompensé pour son travail.

Je passe une provocation faite Ă  l’appel du soir quelques 

jours  avant  l’arrivĂ©e  de  M.  de  Pritzbuer.  Un  gardien 

connu  pour  son  insolence  menaçait  les  dĂ©portĂ©s,  son 

revolver Ă  la main,  le plus profond mĂ©pris fit justice de 

cette  provocation  et  de  bien  d’autres.  Depuis  MM. 

Aleyron et Ribourt cherchĂšrent Ă  se justifier.

Il  est  probable  que  d’autres  listes  de  retranchĂ©s  vont 

faire suite  Ă   la  premiĂšre,  et  comme le travail  n’existe 

pas,  toutes  les  communications  ayant  Ă©tĂ©  coupĂ©es 

depuis trop longtemps pour qu’on ait rien tentĂ©,  et, de 

La Commune

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plus le mĂ©tier d’un certain nombre de dĂ©portĂ©s exigeant 

des premiers frais qu’il leur est impossible de faire, vous 

pouvez juger de la situation.

Dans  tous  les  cas  ces  choses  auront  servi  Ă   dĂ©voiler 

complĂštement  jusqu’oĂč  peut  descendre  la  haine  des 

vainqueurs ; il n’est pas mauvais de le savoir, non pour 

les  imiter,  nous  ne  sommes  ni  des  bourreaux  ni  des 

geĂŽliers,  mais pour  connaĂźtre et  publier  les  hauts faits 

du  parti  de  l’ordre  afin  que  sa  premiĂšre  dĂ©faite  soit 

définitive.

Au  revoir,  Ă  bientĂŽt  peut-ĂȘtre si  la situation exige  que 

ceux qui ne tiennent pas Ă  leur vie la risquent pour aller 

raconter lĂ -bas les crimes de nos seigneurs et maĂźtres.

LOUIS MICHEL, n° 1.

On  comprendra  sans  peine  d’aprĂšs  ces  quelques  faits, 

pourquoi Ă  la demande de dĂ©position qui me fut faite au retour, 

je répondis comme suit :

Chambre des députés.

Commission n° 10.

A monsieur le prĂ©sident de la commission d’enquĂȘte sur 

le régime disciplinaire de la nouvelle Calédonie.

Paris, 2 fĂ©vrier 1881. 

Monsieur le président,

La Commune

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Je  vous  remercie  de  l’honneur  que vous  me  faites de 

m’appeler  en  tĂ©moignage  sur  les  Ă©tablissements 

pénitenciers de la Nouvelle-Calédonie.

Mais tout en approuvant la lumiĂšre que nos amis jettent 

sur  les  tourmenteurs  lointains,  je  n’irai  pas  en  ce 

moment,  tandis  que  M.  de  Gallifet  que  j’ai  vu  faire 

fusiller  des prisonniers,  est le chef  de l’État,  y  dĂ©poser 

contre les bandits Aleyron et Ribourt.

S’ils  privaient  de  pain  les  dĂ©portĂ©s,  s’ils  les  faisaient 

provoquer  Ă  l’appel  par  des  surveillants le  revolver  au 

poing, si on tirait sur un dĂ©portĂ© rentrant le soir dans sa 

concession,  ces  gens-lĂ   n’étaient  pas  envoyĂ©s  lĂ -bas 

pour nous mettre sur des lits de roses.

Quand BarthĂ©lemy Saint-Hilaire est ministre, Maxime du 

Camp de l’AcadĂ©mie ;

Quand  il  se  passe  des  faits  comme  l’expulsion  de 

Cipriani,  celle  du  jeune  Morphy  et  tant  d’autres 

infamies   ;  quand  M.  de  Gallifet  peut  de  nouveau 

Ă©tendre  son  Ă©pĂ©e  sur  Paris  et  que  la  mĂȘme  voix  qui 

rĂ©clamait toutes les sĂ©vĂ©ritĂ©s de la loi contre les 

bandits 

de la Villette 

s’élĂšvera pour absoudre et glorifier Aleyron 

et Ribourt, j’attends l’heure de la grande justice.

Recevez,  monsieur  le  prĂ©sident,  l’assurance  de  mon 

respect.

Louise MICHEL.

La Commune

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Lorsque  vers  77,  l’extrĂȘme  gauche  demanda  au  ministre 

BaĂŻaut,  je  crois,  pourquoi  tant  d’hommes  honorables  Ă©taient 

exclus  de  l’amnistie,  il  rĂ©pondit  que  certains  exclus  avaient 

repoussĂ©  la  grĂące,  et  revendiquĂ© leur  responsabilitĂ©.  Pourquoi, 

rĂ©pliqua  ClĂ©menceau voulez-vous que ceux  qui  ont  Ă©tĂ© frappĂ©s 

oublient  les  horreurs  de  la  rĂ©pression   ?  Vous  dites   :  nous 

n’oublions  pas   ;  si  vous  n’oubliez  rien,  vos  adversaires  se 

souviendront.  Il  avait  raison,  ClĂ©menceau.  Nous repoussions la 

grĂące,  parce qu’il  Ă©tait  de  notre devoir  de ne point  abaisser  la 

révolution pour laquelle Paris fut noyé de sang.

La fin de ma lettre du 18 avril avait trait Ă  un projet que nous 

entretenions,  madame  Rastoul  et  moi,  au  moyen  d’une  boĂźte 

allant pleine de fil ou autres objets de ce genre de la presqu’üle 

Ducos Ă  Sydney oĂč elle demeurait.

Les  lettres  Ă©taient  entre  deux  papiers  collĂ©s  au  fond  de  la 

boĂźte.

Il  s’agissait  qu’une  nuit  aprĂšs  l’appel  je  pouvais  par  les 

sommets des montagnes gagner le chemin de la forĂȘt nord aprĂšs 

les  postes  de  gardiens  et  par  la  forĂȘt  nord  par  le  pont  des 

François  oĂč  en  fait  d’eau  il  n’y  a le plus  souvent  qu’une boue 

marine, arriver en observant quelques prĂ©cautions Ă  NoumĂ©a par 

le cimetiĂšre.

De lĂ ,  quelqu’un que madame Rastoul  devait  prĂ©venir m’eĂ»t 

aidĂ©e Ă  gagner le courrier qu’elle eĂ»t payĂ©.

Une fois Ă  Sydney, j’aurais tĂąchĂ© d’émouvoir les Anglais par le 

rĂ©cit des hauts faits  d’Aleyron  et  de Ribourt,  et nous espĂ©rions 

La Commune

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qu’un  brick  montĂ©  par  de  hardis  marins  reviendrait  avec  moi 

chercher les autres.

Faute de quoi je serais moi-mĂȘme revenue, car nous n’étions 

que vingt femmes déportées : il fallait les vingt ou personne.

Ce  fut  notre boĂźte qui  ne revint  pas  â€”  j’ai  su en  passant  Ă  

Sydney Ă  mon retour que c’était au moment mĂȘme oĂč je devais 

recevoir l’avertissement convenu pour effectuer notre projet que 

lettre et boßte avaient été livrées.

L’administration de New  Caledonia ne me parla jamais de ce 

projet surpris au moment de la réussite.

(

MĂ©moires de Louise Michel 

de 304 Ă  313.)

Soixante-neuf  femmes  de  dĂ©portĂ©s  Ă©taient  venues  sur  le 

transport 

le FĂ©nelon 

partager courageusement la misĂšre de leurs 

maris.

Quelques mariages eurent  lieu Ă  la  presqu’üle.  Henri  Place y 

Ă©pousa  Marie  Cailleux,  jeune  fille  d’une  grande  douceur,  qui 

vaillamment  s’était  battue aux  barricades  pendant  les jours de 

mai.

Langlais  avait  Ă©pousĂ©  Elisabeth  de  Ghy.  Les  mĂ©nages  de 

dĂ©portĂ©s  Ă©taient  assez  nombreux.  Mesdames  Dubos,  Arnold, 

Pain,  Dumoulin,  Delaville,  Leroux,  Piffaut  et  plusieurs  autres 

avaient  refait  Ă   leurs  mains  une  vie  de  famille   ;  des  petits 

enfants  grandissaient  sous  les niaoulis,  plus heureux  que  ceux 

dont  le seul  asile avait  Ă©tĂ© la  maison  de correction parce qu’ils 

étaient fils de fusillés.

La Commune

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Les dĂ©portĂ©s simples  Ă  l’üle des  Pins Ă©taient  privĂ©s  plus  que 

nous de correspondances puisqu’ils Ă©taient Ă  vingt lieues en mer, 

sans  autres  communications  possibles  que  lettres  par 

l’administration.

Les uns devenaient fous comme Albert Grandier, rĂ©dacteur du 

Rappel, 

dont  le  crime  Ă©tait  quelques  articles   ;  les  autres 

perdaient  patience,  devenaient  irascibles.  Quatre  furent 

condamnĂ©s  Ă   mort  et  exĂ©cutĂ©s  pour  avoir  frappĂ©  un  de  leurs 

dĂ©lĂ©guĂ©s, l’un d’eux n’était que l’ami des autres,  et n’avait  pris 

part Ă  rien.

On  les  fit  passer  devant  leurs  cercueils,  ce  qu’ils  firent  en 

souriant, délivrés de la vie.

Le  peloton  d’exĂ©cution  tremblait,  les  condamnĂ©s  durent 

rassurer les soldats.

Ils saluÚrent les déportés et attendirent sans pùlir.

L’administration  ne  voulut  pas  rendre  leurs  cadavres.  On 

peignit les poteaux en rouge et ils demeurĂšrent Ă  la mĂȘme place 

pendant le reste de la déportation.

Les dĂ©portĂ©s de l’üle des Pins, lorsqu’ils Ă©taient  condamnĂ©s Ă  

la prison,  venaient subir leur peine Ă  la presqu’üle Ducos ;  ainsi 

nous savions la tristesse de leur vie.

Le 11 mars 75, vingt dĂ©portĂ©s de l’üle des Pins,  tentĂšrent sur 

une  barque  construite  par  eux-mĂȘmes,  de  s’enfuir  vers 

l’Australie,  le

 

18  mars  de  la  mĂȘme  annĂ©e  les  dĂ©bris  de 

l’embarcation furent  jetĂ©s Ă  la cĂŽte ;  pas un vĂȘtement,  pas un 

bout de couverture, pas un cadavre.

La Commune

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Ont-ils  Ă©tĂ©  dĂ©vorĂ©s  par  les  requins  ou  les  naturels  de 

quelqu’un de ces archipels d’ülots dont l’ocĂ©an est constellĂ© ; les 

auront-ils  emmenĂ©s  si  loin  parmi  ces  Ăźlots  ignorĂ©s  qu’ils 

n’auraient pu gagner d’autres terres ? Ces vingt se nommaient :

Rastoud,  SauvĂ©,  Savy,  Demoulin,  GasniĂ©,  Berger,  Chabrouty, 

Roussel,  Saurel,  Ledru,  Leblanc  Louis,  Masson,  DuchĂȘne,  Galut, 

Guignes, Adam, Barthélemy, Palma, Gilbert, Edat.

Ce mĂȘme 18 mars oĂč furent trouvĂ©s les dĂ©bris de leur barque 

mourait Maroteau à l’hospice de l’üle Nou.

L’üle Nou, c’est le plus sombre cercle de l’enfer.

LĂ  Ă©taient  Allemane,  Amouroux,  Brissac,  Alphonse Humbert, 

Levieux, Cariat, Fontaine, Dacosta, Lisbonne, Lucipia, Roques de 

Filhol,  Trinquet,  Urbain,  etc.,  Ă©tant  les  plus  Ă©prouvĂ©s,  ils  nous 

Ă©taient les plus chers ; mis Ă  la double chaĂźne, traĂźnant le boulet 

prĂšs de ceux qui  Ă©taient rĂ©putĂ©s les pires criminels, ils subirent 

d’abord leurs insultes, puis s’en firent respecter.

Deux bras qui s’arrondissent en face l’un de l’autre au-dessus 

non  pas  d’une  tĂȘte,  mais  d’une  petite  rade,  c’est  la  presqu’üle 

Ducos et l’üle Nou entre les deux Ă©paules,  c’est NoumĂ©a au fond 

de la rade.

De  la  baie  de  l’ouest  on  voit  les  bĂątiments  de  l’üle  Nou,  la 

ferme,  une  batterie  de  canons  du  mĂȘme  cĂŽtĂ©.  Combien 

longtemps  on  restait  sur  le  rivage  contemplant  cette  terre 

désolée !

La Commune

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Vers la fin de la dĂ©portation,  ceux de l’üle Nou vinrent habiter 

la presqu’üle Ducos.  Ce fut une joyeuse fĂȘte,  la seule qu’on eut 

depuis 71, mais elle compta largement.

L’administration se sert contre les Ă©vasions, de canaques plus 

brutes que les autres,  dressĂ©s Ă  attacher les Ă©vadĂ©s Ă  un bĂąton 

qu’ils portent Ă  deux les bras et les jambes liĂ©s ensemble,  de la 

mĂȘme façon qu’ils font pour les porcs ;  c’est ce qu’on appelle la 

police indigĂšne. 

Il  est  surprenant  qu’on  n’en ait pas encore fait 

venir Ă  Paris quelques compagnies disciplinĂ©es pour les aider et 

rĂ©ciproquement qu’on n’en envoie pas en France.

Tous les Canaques ne sont pas corrompus de cette maniĂšre, 

ils ne purent supporter les vexations qu’on leur faisait endurer et 

engagÚrent une révolte qui comprenait plusieurs tribus.

Les  colons  (ceux  que  protĂ©geait  l’administration,  s’entend) 

avaient  enlevĂ©  une  femme  canaque.  Leurs  bestiaux  allaient 

pĂąturer  jusque  sur  la  porte  des  cases,  on  leur  distribuait  des 

terres ensemencĂ©es par les tribus â€” la plus brave de ces tribus, 

celle du grand chef AtaĂŻ, entraĂźna les autres.

On  envoya  les  femmes  porter  des  patates,  des  taros,  des 

ignames, dans les cavernes, la pierre de guerre fut dĂ©terrĂ©e et le 

soulĂšvement  commença   ;  du  cĂŽtĂ©  des  Canaques,  avec  des 

frondes,  des sagaies,  des casse-tĂȘte ;  du cĂŽtĂ© des blancs,  avec 

des obusiers de montagne, des fusils, toutes les armes d’Europe.

Il y avait prĂšs d’AtaĂŻ un barde d’un blanc olivĂątre, tout tordu, 

et  qui  chantait  dans  la  bataille   ;  il  Ă©tait  takata,  c’est-Ă -dire 

mĂ©decin,  sorcier,  prĂȘtre.  Il  est  probable  que  les  prĂ©tendus 

Albinos  vus  par  Cook  dans  ces  parages  Ă©taient  quelques 

La Commune

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reprĂ©sentants  d’une  race  Ă   sa  fin,  peut-ĂȘtre  Arias,  Ă©garĂ©s  au 

cours d’un voyage,  ou  surpris par  une rĂ©volution gĂ©ologique et 

dont Andia Ă©tait le dernier.

Andia  le  takata,  qui  chantait  prĂšs  d’AtaĂź,  fut  tuĂ©  dans  le 

combat ;  son  corps  Ă©tait  tordu  comme  les  troncs  de  niaoulis, 

mais son cƓur Ă©tait fier.

Circonstance  Ă©trange   ! 

Une  cornemuse 

avait  Ă©tĂ©  faite 

par 

Andia, 

d’aprĂšs  les 

traditions  de  ses  ancĂȘtres. 

Mais  sauvage 

comme  ceux  avec  qui  il  vivait,  il  l’avait  faite  de  la  peau  d’un 

traĂźtre. Andia, ce barde Ă  la tĂȘte Ă©norme, Ă  la taille de nain, aux 

yeux  bleus pleins de lueurs,  mourut  pour  la libertĂ© de la main 

d’un traütre.

Atai lui-mĂȘme fut frappĂ© par un traĂźtre.

Suivant la loi canaque, un chef ne peut ĂȘtre frappĂ© que par un 

chef ou par procuration.

Nondo,  chef vendu Ă  l’administration,  donna sa procuration Ă  

Segon en lui remettant l’arme qui devait tuer Atai.

Entre les cases nĂšgres et Amboa, AtaĂŻ avec quelques-uns des 

siens  regagnait  son  campement  quand  se  dĂ©tachant  de  la 

colonne des blancs,  Segon indiqua le grand chef  reconnaissable 

Ă  la blancheur de neige de ses cheveux.

Sa fronde roulĂ©e autour  de sa tĂȘte,  tenant de la main droite 

un sabre conquis sur les gendarmes, de la gauche un tomahowk, 

ses  trois  fils  autour  de lui  et  avec  eux  le  barde Andia,  qui  se 

servait de la sagaie comme d’une lance, AtaĂŻ fit face Ă  la colonne 

des blancs.

La Commune

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Il aperçut Segon. — Ah ! dit-il, te voilà.

Le traĂźtre chancela sous le regard du vieux chef, mais voulant 

en finir, il lui lance une sagaie qui lui  traverse le bras droit,  AtaĂź 

alors  lĂšve  le  tomahowk  qu’il  tenait  du  bras  gauche.  Ses  fils 

tombent : l’un mort, les autres blessĂ©s.

Andia s’élance,  criant :  Tango !  tango ! Maudit !  maudit ! et 

tombe frappé à mort.

Alors  Ă   coups  de  hache  comme  on  abat  un  chĂȘne,  Segon 

frappe  AtaĂŻ.  Le  vieux  chef  porte  la  main  Ă   sa  tĂȘte  Ă   demi-

dĂ©tachĂ©e,  et  ce  n’est  qu’aprĂšs  plusieurs  coups  encore  qu’il 

devient immobile.

Le  cri  de  mort  fut  alors  poussĂ©  par  les  Canaques,  allant 

comme un Ă©cho Ă  travers les montagnes.

A  la mort  de l’officier  français Gally  Passeboc,  les Canaques 

saluĂšrent  leur  ennemi  de  ce mĂȘme cri  de mort parce qu’avant 

tout, ils aiment les braves.

La tĂȘte d’AtaĂŻ  fut envoyĂ©e Ă  Paris ;  je ne sais ce que devint 

celle d’Andia.

Que sur leur mĂ©moire chante ce bardit d’AtaĂŻ.

Le takata dans la forĂȘt a cueilli  l’adouĂ©ke,  l’herbe de guerre, 

la 

branche des spectres.

Les  guerriers  se  partagent  l’adouĂ©ke  qui  rend  terrible  et 

charme 

les blessures.

La Commune

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Les  esprits  soufflent  la  tempĂȘte,  les  esprits  des  pĂšres,  ils 

attendent  les  braves  amis  ou  ennemis   ;  les  braves  sont  les 

bienvenus par delĂ  la vie.

Que  ceux  qui  veulent  vivre  s’en  aillent.  VoilĂ   la  guerre,  le 

sang  va  couler  comme  l’eau ;  il  faut  que  l’adouĂ©ke  aussi  soit 

rouge de sang.

MĂ©moires de Louise Michel,

Chez Roy, Ă©diteur.

AtaĂŻ aujourd’hui est vengĂ© ; le traĂźtre qui prit part Ă  la rĂ©volte 

avec les blancs, dépossédé, exilé, comprend son crime.

Parmi les dĂ©portĂ©s les uns prenaient parti pour les Canaques, 

les  autres contre.  Pour  ma part j’étais absolument  pour  eux.  Il 

en rĂ©sultait entre nous de telles discussions qu’un jour, Ă  la baie 

de l’Ouest, tout le poste descendit pour se rendre compte de ce 

qui arrivait. Nous n’étions que deux criant comme trente.

Les  vivres  nous  Ă©taient  apportĂ©s  dans  la  baie  par  les 

domestiques,  des surveillants qui  Ă©taient Canaques ;  ils Ă©taient 

trĂšs  doux,  se  drapaient  de  leur  mieux  dans  de  mauvaises 

guenilles et on aurait pu facilement les confondre pour la naĂŻvetĂ© 

et la ruse avec des paysans d’Europe.

Pendant  l’insurrection  canaque,  par  une  nuit  de  tempĂȘte, 

j’entendis  frapper  Ă  la  porte de  mon compartiment  de la  case. 

Qui  est lĂ  ? demandai-je.  â€”  TaĂŻau,  rĂ©pondit-on.  Je reconnus la 

voix de nos Canaques apporteurs de vivres (taĂŻau signifie ami).

La Commune

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C’étaient eux,  en  effet ;  ils venaient me dire adieu avant de 

s’en  aller  Ă   la  nage  par  la  tempĂȘte  rejoindre  les  leurs,  pour 

battre méchants blancs, disaient-ils.

Alors  cette  Ă©charpe  rouge  de  la  Commune  que  j’avais 

conservĂ©e Ă  travers mille difficultĂ©s, je la partageai en deux et la 

leur donnai en souvenir.

L’insurrection  canaque  fut  noyĂ©e  dans  le  sang,  les  tribus 

rebelles dĂ©cimĂ©es ; elles sont en train de s’éteindre, sans que la 

colonie en soit plus prospĂšre.

Un  matin,  dans les  premiers  temps de  la  dĂ©portation,  nous 

vĂźmes  arriver  dans  leurs  grands  burnous  blancs,  des  Arabes 

dĂ©portĂ©s  pour  s’ĂȘtre,  eux  aussi,  soulevĂ©s  contre  l’oppression. 

Ces  orientaux  emprisonnĂ©s  loin  de  leurs  tentes  et  de  leurs 

troupeaux,  Ă©taient  simples  et  bons  et  d’une  grande  justice   ; 

aussi ne comprenaient-ils rien Ă  la façon dont on avait agi envers 

eux.  BauĂ«r,  tout  en  ne  partageant  pas  mon  affection  pour  les 

Canaques,  la  partageait  pour  les  Arabes,  et  je  crois  que  tous 

nous  les  reverrions  avec  grand  plaisir.  Ils  avaient  gardĂ©  une 

affection enthousiaste pour Rochefort.

HĂ©las,  il  en  est  qui  sont  toujours  en  CalĂ©donie  et  n’en 

sortiront probablement jamais !

L’un  des  rares  qui  sont  revenus,  El  Mokrani,  Ă©tant  venu  Ă  

l’enterrement  de  Victor  Hugo,  vint  Ă   Saint-Lazare,  oĂč  j’étais 

alors,  et  croyait  pouvoir  me  parler ;  mais ne s’étant  pas  muni 

d’une permission, cela fut impossible.

La Commune

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Pendant les derniĂšres annĂ©es de la dĂ©portation, ceux dont les 

familles Ă©taient restĂ©es en France et Ă  qui la sĂ©paration semblait 

longue,  ceux  surtout  qui  avaient  des  petits  enfants,  recevaient 

des lettres oĂč on leur parlait d’une amnistie prochaine. Le temps 

se  passait  sans  que  l’amnistie  arrivĂąt   ;  les  malheureux  qui  y 

avaient  cru  sur  la  foi  d’amis  imprudents,  mouraient 

promptement,  nombreux  et  souvent  on  s’en  allait  en  longues 

files  par  les  chemins  de  la  montagne  vers  le  cimetiĂšre  qui 

s’emplissait  largement.  De ce  temps  encore  quelques  vers  me 

sont restés :

Par les clairs de lune superbes, 

Les niaoulis aux troncs blancs, 

Se tordent sur les hautes herbes 

TourmentĂ©s par l’effort des vents. 

LĂ  des profondeurs inconnues, 

Les cyclones montent aux nues

Et l’ñpre vent des mers pleurant toutes les nuits,

De ses gémissements couvre les froids proscrits.

Les niaoulis, etc.

Sur les niaoulis gémissent les cyclones.

Sonnez, ĂŽ vents des mers, vos trompes monotones.

Il faut que l’aurore se lùve,

Chaque nuit recĂšle un matin,

Pour qui la veille n’est qu’un rĂȘve. 

Les flots roulent, le temps s’écoule, 

Le désert deviendra cité.

Sur les mornes que bat la houle,
S’agitera l’humanitĂ©.

Nous apparaĂźtrons Ă  ces Ăąges 

Comme nous voyons maintenant 

Devant nous ces tribus sauvages 

Dont les rondes vont tournoyant, 

Et de ces races primitives

Se mĂȘlant au vieux sang humain 

Sortiront des forces actives,

L’homme montant comme le grain.

Sur les niaoulis gémissent les cyclones,

Sonnez, ĂŽ vents des mers, vos trompes monotones.

II

La Commune

490

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Le retour

@

Ceux  qui  avaient  passĂ©  cinq  ans  Ă   la  presqu’üle  Ducos 

pouvaient,  s’ils  avaient  un  Ă©tat  qui  pĂ»t  les  nourrir,  aller  Ă  

NoumĂ©a Ă  condition  que l’administration  ne leur  donnĂąt plus ni 

vivres, ni vĂȘtements.

On  vous  remettait  un permis  de  sĂ©jour  sur  la grande terre, 

portant votre Ă©tat-civil, votre signalement et au verso :

(Service de la déportation) dont voici la teneur :

Permis de séjour sur la grande terre.

Par  une dĂ©cision du gouverneur,  en date du 24 janvier 

1879, le déporté fortifié un tel, n°

a Ă©tĂ© autorisĂ© Ă  s’établir sur la grande terre Ă  NoumĂ©a 

chez . . . .

Le  dĂ©portĂ©  est  tenu  de  se  prĂ©senter  au  bureau  de la 

direction  le  jour  du  dĂ©part  du  courrier  d’Europe  Ă   7 

heures du matin,  pour y faire constater sa prĂ©sence ; il 

peut circuler librement dans un rayon de huit kilomĂštres 

autour  de  sa  rĂ©sidence  et  ne  pourra  changer  cette 

résidence sans une nouvelle autorisation.

Le dĂ©portĂ© n’a plus droit aux objets d’habillement et de 

couchage, ainsi qu’aux vivres de l’administration. En cas 

de  maladie,  il  sera  admis  dans  les  hĂŽpitaux  de  la 

dĂ©portation sous la condition  de payer  les frais de son 

traitement.

La Commune

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Le sous-directeur du service de la déportation,

ORAUER.

Cette  carte  depuis  m’a  servi  plusieurs  fois  de  certificat 

d’identitĂ©.

Ayant mes diplĂŽmes d’institutrice, j’eus d’abord comme Ă©lĂšves 

les enfants des dĂ©portĂ©s de NoumĂ©a, avec quelques autres de la 

ville, puis M. Simon, maire de NoumĂ©a, me confia pour le chant 

et le dessin  les Ă©coles de filles de la ville ;  j’avais en outre,  de 

midi Ă  deux heures et dans la soirĂ©e, un assez grand nombre de 

leçons en ville.

Le  dimanche,  du  matin  au  soir,  ma  case  Ă©tait  pleine  de 

Canaques  apprenant  de  tout  leur  cƓur  Ă   condition  que  les 

mĂ©thodes fussent mouvementĂ©es et trĂšs simples.  Ils sculptaient 

assez  gracieusement  en  relief  sur  de  petites  planchettes  que 

nous donnait M. Simon, des fleurs de leur pays. Les personnages 

avaient les bras raides,  mais en accentuant un peu l’expression 

du  modĂšle,  ils la saisissaient  bien.  Leur  voix  d’abord trĂšs  grĂȘle 

prenait  au  bout  de  quelque  temps  de  solfĂšge  un  peu  plus 

d’ampleur.  Jamais  je  n’eus  d’élĂšves  plus  dociles  et  plus 

affectionnĂ©s :  ils venaient de toutes les tribus. LĂ  je vis le frĂšre 

de  Daoumi,  un  vĂ©ritable  sauvage  celui-lĂ ,  mais  qui  venait 

apprendre  l’Ɠuvre  interrompue  par  la  mort  de  Daoumi 

(apprendre pour sa tribu).

Le pauvre Daoumi  avait aimĂ© la fille d’un  blanc :  quand son 

pĂšre l’eut mariĂ©e,  il  mourut  de chagrin.  C’était pour elle autant 

que pour les siens qu’il  avait commencĂ© cette Ć“uvre de gĂ©ant : 

La Commune

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apprendre  ce  que  sait  un  blanc.  Il  s’essayait  Ă   vivre  Ă  

l’europĂ©enne.

Les  taiaus me  racontĂšrent  pourquoi  dans  la rĂ©volte,  malgrĂ© 

les  dix  sous

 qu’ils prĂ©lĂšvent  Ă©ternellement  sur  les Canaques et 

multiplieront  tant  que  les  Canaques  vivront  en  domestiques 

autour  de  la  mission,  ils ont  respectĂ© les pĂšres  maristes,  c’est 

que les pĂšres leur montrent Ă  lire.

Leur montrer Ă  lire ! est pour eux un bienfait qui efface toutes 

les exactions.

A  NoumĂ©a  je  trouvai  le  bon  vieux  Etienne,  l’un  des 

condamnĂ©s  Ă   mort  de  Marseille commuĂ©s  Ă   la  dĂ©portation.  M. 

Malato pĂšre,  pour  lequel  le maire,  M.  Simon,  avait une grande 

vĂ©nĂ©ration,  et  au  comptoir  colonial  l’un  de  nos  marins  de  la 

Commune,  l’enseigne  de  vaisseau  Cogniet,  madame  Orlowska 

qui  fut  pour  nous  comme  une  mĂšre,  Victorine  ayant  sous  sa 

direction les bains de NoumĂ©a et nous en offrant tant que nous 

voulions. LĂ -bas, on fraternisait largement.

Lorsque  je  quittai  la  presqu’üle  Ducos  pour  NoumĂ©a,  Burlot 

portant  sur  sa  tĂȘte  jusqu’au  bateau  la  boĂźte  contenant  mes 

chats, nous rencontrĂąmes Gentelet qui  nous attendait. â€” Est-ce 

que vous allez entrer Ă  NoumĂ©a avec des godillots ? me dit-il. â€” 

Mais  certainement.  â€”  Eh  bien  non,  dit-il  en  me  tendant  un 

papier gris qui contenait une paire de souliers d’Europe.

Gentelet,  chaque fois  qu’il  avait  du  travail,  faisait  ainsi  des 

cadeaux aux dĂ©portĂ©s et achetait, l’une aprĂšs l’autre, pour le 18 

mars,  des  bouteilles de vin qu’il  enterrait en attendant  dans la 

brousse.

La Commune

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Le  dernier  14  juillet  passĂ© lĂ -bas,  entre  les  deux  coups  de 

canon du soir (c’est le canon qui annonce les jours et les nuits), 

sur  la demande  de  M.  Simon,  nous allĂąmes,  madame Penaud, 

directrice du pensionnat de NoumĂ©a, un artilleur et moi, chanter 

la 

Marseillaise 

sur la place des Cocotiers.

En  CalĂ©donie  il  n’y  a  ni  crĂ©puscule  ni  aurore   ;  l’obscuritĂ© 

tombe tout Ă  coup.

Nous  sentions  autour  de nous  remuer  la  foule  sans  la voir. 

AprĂšs chaque couplet, le chƓur de voix grĂȘles des enfants nous 

répondent, repris à son tour par les cuivres.

Nous  entendions  les  Canaques  pleurer  dans  le  bruissement 

léger des branches de cocotiers.

M.  Simon  nous  envoya  chercher  et  entre  deux  haies  de 

soldats on nous conduisit Ă  la mairie. Mais lĂ , les Canaques aussi 

m’envoyĂšrent chercher pour voir le pilon, et en m’excusant prĂšs 

des blancs,  je m’en  allai  avec  les noirs (chargĂ©e de pĂ©tards et 

autres choses du mĂȘme genre de la part de M. Simon).

Chaque  tribu  qui  y  avait  consenti  avait  son  feu  dans  un 

immense champ qui les rĂ©unissait tous.  La tribu  d’AtaĂŻ  dĂ©cimĂ©e 

avait  aussi  son  feu,  mais  lorsque  commença  la  danse,  les 

survivants,  cinq ou six montĂšrent sur  le foyer, l’éteignirent avec 

leurs pieds en signe de deuil.

Le  pilon  est  Ă©trange  surtout  quand  tous  sur  une  seule  file 

passent  Ă   travers  le  feu.  Mais  cette  circonstance  fut  vraiment 

grande.  Les autres consentirent Ă  donner  Ă  la tribu en  deuil  ce 

que nous avions pour eux tous.

La Commune

494

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Peu  aprĂšs,  on  avertit  pour  les  derniers  bateaux,  l’amnistie 

Ă©tait  faite.  J’appris en  mĂȘme temps que ma mĂšre avait eu une 

attaque de paralysie. Avec mes leçons et les cent francs par mois 

que  j’avais pour  les Ă©coles,  il  m’avait  Ă©tĂ© possible de recueillir 

une  centaine  de  francs,  cela  me  servit  Ă   prendre  le  courrier 

jusqu’à Sydney afin d’arriver plus vite et de la voir encore.

Avant  mon  dĂ©part  de  NoumĂ©a  et  prenant  le  courrier  sur  le 

rivage je trouvai la fourmiliĂšre noire des Canaques. Comme je ne 

croyais  pas  Ă   l’amnistie  si  proche,  je  devais  aller  fonder  une 

Ă©cole dans les tribus ;  ils me le rappelaient avec  amertume en 

disant :  toi  viendras  plus !  Alors,  sans  avoir  l’intention  de  les 

tromper, je leur dis : si, je reviendrai.

Tant que je pus la voir  du courrier,  je regardai la fourmiliĂšre 

noire sur  le rivage et moi  aussi je pleurais.  (Qui  sait si je ne les 

reverrai  pas ?)  VoilĂ   comment  je vis  Sydney  avec  son  port  si 

magnifique de grandeur, que je ne crois pas avoir encore rien vu 

d’aussi splendide. Des rochers de granit rose pareils Ă  des tours 

gĂ©antes  laissant  entre  eux  une  porte  comme  pour  les  Titans, 

comme Ă  NoumĂ©a, comme Ă  Rome,  sept collines bleu pĂąle sous 

le ciel.  On ne peut se lasser  de regarder  tant c’est un magique 

décor.

LĂ  mes papiers n’étaient pas suffisants (je pouvais, disait-on, 

les avoir  trouvĂ©s),  cela pouvait ne pas ĂȘtre moi,  et il  fallut  que 

Duser, Ă©tabli Ă  Sydney, certifiĂąt que c’était rĂ©ellement moi. Sous 

prĂ©texte qu’il avait eu dĂ©jĂ  des ennuis Ă  l’évasion de Rochefort, il 

consentit  Ă   cette  nouvelle  aventure  dont  il  n’eut  aucun 

désagrément, Sydney étant colonie anglaise.

La Commune

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Sous  prĂ©texte aussi  que  j’étais  venue  de mon  plein  grĂ©,  le 

consul,  une sorte de pot-Ă -tabac, sorti d’un tableau flamand, ne 

voulait me rapatrier  avec  les dix-neuf  autres dĂ©portĂ©s qui Ă©tant 

venus travailler Ă  Sydney pouvaient, eux, partir de lĂ .  Mais avec 

le sang-froid que j’ai  dans ces occasions-lĂ , je lui dis que j’étais 

satisfaite de connaĂźtre de suite sa dĂ©cision, parce que je pouvais 

gagner mon passage en faisant quelques conférences.

—

Sur quel sujet ? demanda-t-il.

—

Sur  l’administration  française  Ă   NoumĂ©a,  cela 

inspirera peut-ĂȘtre quelque curiositĂ©.

—

Et que direz-vous ?

—

Je raconterai ce que Rochefort n’a pas pu dire 

parce  qu’il  ne  l’a  pas  vu,  toutes  les  infamies 

commises  par  Aleyron  et  Ribourt,  aussi  les 

causes de la rĂ©volte canaque, la traite des noirs 

qui se fait au moyen d’engagements. 

Je ne sais ce que je lui dis encore. Alors le vieux pot-Ă -tabac me 

regarda d’un Ć“il qu’il voulait faire terrible,  et Ă©crasant sa plume 

sur le papier qu’il me donna, il dit : 

—

Vous partirez avec les autres !

J’ai  toujours  cru  qu’au  fond,  il  n’était  pas  hostile.  â€”  VoilĂ  

comment  nous  fĂźmes  le  voyage  de  Sydney  en  Europe  Ă   vingt 

embarquĂ©s  sur  le 

John  Helder 

en  partance  pour  Londres,  le 

bateau  passa  Ă   Melbourne  d’aspect  moins  beau  que  Sydney, 

mais  une  grande  et  large  ville  rĂ©pandue  en  damier  dans  la 

plaine.

La Commune

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Ainsi  nous avons fait le tour du monde par le canal de Suez. 

—  En  face  de  la  Mecque,  mourut  un  pauvre  arabe  amnistiĂ© 

presque mourant et â€”  qui  avait  promis d’offrir  ce pĂšlerinage Ă  

Allah  s’il  revenait.  Allah se montre peu  gĂ©nĂ©reux  Ă  son  Ă©gard, 

tandis qu’à nous, les ennemis des dieux, Ă©tait donnĂ©e jusqu’à la 

fin,  la vue de la Mer  Rouge,  du  Nil  oĂč frissonnent les papyrus, 

tandis  que sur  les rives les chameaux  des caravanes,  couchĂ©s, 

allongent leurs cous sur le sable.

Quelle vue  Ă©trange,  les  rochers aux  formes  de sphinx  et,  Ă  

perte de vue, la grande Ă©tendue des sables.

Il nous restait la surprise d’errer huit jours dans la Manche Ă  

la fin du voyage.

Par  un brouillard intense oĂč l’on ne voyait  que les phares du 

John  Helder 

pareils  Ă   des  Ă©toiles  errant  au  son  de  la  cloche 

d’alarme, avec le gĂ©missement continuel de la sirĂšne. On eĂ»t dit 

un rĂȘve.

L’opinion gĂ©nĂ©rale Ă©tait que nous Ă©tions perdus et quand enfin 

nous arrivĂąmes Ă  l’embouchure de la Tamise,  les amis,  venus Ă  

notre rencontre sur des barques, pleuraient de joie.

On  nous  reçut  Ă   bras  ouverts,  nous  trouvions  lĂ   Richard, 

Armand  Moreau,  Combault,  Varlet,  Prenet,  le  vieux  pĂšre 

MarĂ©chal,  un  autre bien  plus vieux  encore qui  Ă©tant  boulanger 

avait dans les premiers temps de l’exil offert l’abri de son four et 

du pain aux premiers Ă©chappĂ©s de l’abattoir, le pĂšre Charenton.

La Commune

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Au  dĂźner  chez  madame  Oudinot,  je  vois  encore  comme 

aujourd’hui  Dacosta,  nous  attendant  en  haut  de  l’escalier,  des 

larmes plein les yeux.

Beaucoup Ă©taient partis dĂ©jĂ , mais nous pouvions dire Ă  ceux 

qui restaient combien nous avions Ă©tĂ© heureux lĂ -bas, au temps 

d’Aleiron  de  recevoir  Ă   travers  tout  le  hardi  manifeste  des 

communeux de Londres (Voir à l’appendice, n° 3, page 413).

On  nous  chanta  comme  il  y  avait  dix  ans,  la  chanson  du 

bonhomme.

Bonhomme, bonhomme,

Il est temps que tu te réveilles !

Que de souvenirs, que de choses Ă  se raconter !

Comme on pensait Ă  ceux qui dorment sous la terre.

On  nous  conduisit  au  club  de  Rose  Street,  les  camarades 

anglais,  allemands,  russes,  nous  souhaitĂšrent  la  bienvenue  et 

nous accompagnĂšrent jusqu’à la gare de New Haven, â€” les amis 

de  Londres  payant  notre voyage que le  consul  n’avait pris aux 

frais de son  gouvernement  que jusqu’à Londres oĂč s’arrĂȘtait le 

John Helder.

A  Dieppe  nous  trouvĂąmes  Marie  FerrĂ©,  avec  madame  Bias, 

vieille  amie  de  Blanqui,  puis  Ă   Paris  la  foule,  la  grande  foule 

houleuse qui se souvient.

Je revis ma mĂšre, mon vieil oncle, ma vieille tante â€” ceux qui 

ne  connaissent  pas  les  rĂ©volutionnaires  s’imaginent  qu’ils 

n’aiment pas les leurs, parce qu’ils les sacrifient toujours Ă  l’idĂ©e, 

ils  les  aiment  bien  plus  au  contraire  de  toute  la  grandeur  du 

sacrifice.

La Commune

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Une vie rĂ©volutionnaire renaissait,  l’idĂ©e aussi  grandissait de 

toutes les douleurs souffertes.

Nous  qui  avions  Ă©tĂ©  Ă   la  presqu’üle  six  anarchistes,  nous 

trouvions des groupes ayant fait le mĂȘme chemin, il n’y avait nul 

besoin  que M.  Andrieux  imaginĂąt pour  nous perdre de faire  un 

journal anarchiste. Ce qui  est tout de mĂȘme un drĂŽle de moyen 

pour un homme intelligent. Nous aurions sans cela mis nos idĂ©es 

Ă  jour.

Aujourd’hui  que  vingt-six  ans  ont  passĂ©  sur  l’hĂ©catombe  Ă  

travers  la  misĂšre  et  l’écrasement  de plus en  plus  terribles  des 

travailleurs sous la force, nous voyons de plus en plus proche le 

monde nouveau.

Comme la vigie habituĂ©e Ă  distinguer  au loin dans les nuĂ©es 

le  grain  qui  sera  la  tempĂȘte,  nous  reconnaissons  ce  que  dĂ©jĂ  

nous avons vu.

Il est impossible de dire dans les quelques feuilles qui restent 

Ă  ce livre les Ă©vĂ©nements accomplis depuis le retour. Un volume 

ne serait pas trop :  il  suivra,  si  les Ă©vĂ©nements  permettent de 

s’attarder Ă  regarder en arriĂšre ce passĂ© qui aujourd’hui vieillit si 

vite.

Minute  par  minute,  le  vieux  monde  s’enlise  davantage, 

l’éclosion de l’ùre nouvelle est imminente et fatale, rien ne peut 

l’empĂȘcher, rien que la mort.

Seul  un  cataclysme  universel  empĂȘcherait  l’éocĂšne  qui  se 

prépare.

La Commune

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Les groupes humains en sont arrivĂ©s Ă  l’humanitĂ© consciente 

et libre : c’est l’aboutissement.

Les  juges  vendus  peuvent  recommencer  les  procĂšs  de 

malfaiteurs  pour  les plus honnĂȘtes,  faire  asseoir  des innocents 

au prĂ©toire,  en laissant les vrais coupables comblĂ©s de ce qu’on 

appelle les honneurs,  les dirigeants peuvent appeler Ă  leur  aide 

tous les inconscients esclaves, rien, rien y fera, il faut que le jour 

se lĂšve ! il se lĂšvera.

C’est parce que c’est la fin  que les choses deviennent pires, 

elles ont tellement empirĂ© depuis la loi du 29 juillet 1881, dite loi 

scĂ©lĂ©rate,  qu’on  n’osa  pas  alors  l’appliquer  et  qu’elle  l’est 

aujourd’hui.

Dans  le 

Courrier  de  Londres  et  de  l’Europe 

du  13  janvier 

1894,  je trouve  le  rapport  sur  les  dites lois scĂ©lĂ©rates,  que  je 

crois  intĂ©ressant  de reproduire  ici,  peu  de  personnes  en  ayant 

pris connaissance complĂšte,  (pour la raison qu’on ne les croyait 

pas applicables).

La Commune

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LES NOUVELLES LOIS

CIRCULAIRE DU GARDE DES SCEAUX

M.  Antonin Dubost,  garde des sceaux,  ministre de la justice, 

adresse la circulaire suivante aux procureurs généraux :

Monsieur le procureur général,

Les lois qui viennent d’ĂȘtre votĂ©es par les deux Chambres ne 

modifient  pas  la politique gĂ©nĂ©rale du gouvernement,  qui  reste 

conforme Ă  la tradition rĂ©publicaine et aux tendances libĂ©rales et 

progressives  de  la  nation.  Elles  sont  destinĂ©es  Ă   rendre  plus 

efficaces les moyens  qu’il  est  devenu  indispensable d’employer 

pour  dĂ©fendre la  sĂ©curitĂ© publique menacĂ©e par  de prĂ©tendues 

doctrines,  dont  l’anarchisme  poursuit  la rĂ©alisation  Ă   l’aide des 

attentats  les  plus  odieux   ;  elles  ont  donc  pour  but  unique  le 

maintien de l’ordre qui est la condition du progrùs.

Il  me paraĂźt utile d’appeler  votre attention sur les principales 

dispositions  et  sur  l’application  que  vous  devez  en  faire  avec 

vigilance et fermeté.

L’APOLOGIE DES CRIMES

La loi du 29 juillet 1881 laissait impunie la provocation au vol 

et  aux  crimes  Ă©noncĂ©s  dans  l’article  435  du  code  pĂ©nal.  La 

provocation  directe  aux  crimes  de  meurtre,  de  pillage  et 

d’incendie  Ă©tait  punissable,  mais  l’apologie  de  ces  crimes 

échappait à toute répression.

DĂ©sormais,  ceux  qui  feront l’apologie du vol,  du meurtre,  du 

pillage,  de l’incendie et des autres crimes Ă©noncĂ©s dans l’article 

435 du code pĂ©nal, aussi bien que ceux qui les auront provoquĂ©s 

La Commune

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directement,  seront  frappĂ©s  de  peines  que  la  loi  nouvelle  a 

Ă©levĂ©es, de maniĂšre Ă  assurer une rĂ©pression en rapport avec la 

gravitĂ©  des  infractions  commises.  Le  lĂ©gislateur  a  assimilĂ© 

l’apologie Ă  la  provocation,  parce  qu’en  effet  l’apologie  d’actes 

criminels constitue,  sous une forme dĂ©tournĂ©e,  une excitation Ă  

les commettre, aussi dangereuse que la provocation directe.

L’ARTICLE 49 DE LA LOI 1881

L’innovation la plus importante de la loi du 13 dĂ©cembre 1893 

consiste dans la modification Ă  l’article 49.  Les individus qui  se 

rendront  coupables  des  infractions  Ă©numĂ©rĂ©es  ci-dessus,  aussi 

bien  que  ceux  qui  auront  provoquĂ©  des  militaires  Ă   la 

dĂ©sobĂ©issance, seront placĂ©s sous le rĂ©gime du droit commun au 

point de vue de la saisie des Ă©crits et de l’arrestation prĂ©ventive. 

Aucune raison sĂ©rieuse ne peut ĂȘtre invoquĂ©e pour soustraire Ă  

l’application  des  rĂšgles  du  Code  d’instruction  criminelle  les 

dĂ©linquants  vis-Ă -vis  desquels  la  justice  doit  pouvoir  agir  avec 

promptitude et efficacité.

Dans un intĂ©rĂȘt  d’ordre public,  qui  n’est plus Ă  dĂ©montrer,  il 

importe que ces dispositions nouvelles soient  appliquĂ©es toutes 

les fois que des infractions seront commises et que, dans ce but 

de  concert  avec  l’autoritĂ© administrative,  vous  exerciez  la plus 

active surveillance,  notamment sur certaines rĂ©unions publiques 

qui  sont devenues des  foyers d’agitation et de dĂ©sordre,  oĂč se 

produisent  les  excitations  les  plus  coupables  Ă   commettre  des 

crimes,  et  oĂč  la  propagande  par  le  fait  est  ouvertement 

conseillĂ©e. Vous n’omettrez pas non plus de faire constater et de 

poursuivre les  provocations  Ă  des  militaires  dans  le  but  de les 

La Commune

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dĂ©tourner  de  leurs  devoirs  et  de  l’obĂ©issance.  Dans  des  cas 

semblables, rĂ©primer c’est dĂ©fendre la patrie.

LES ASSOCIATIONS DE MALFAITEURS

Si  la  loi  du  29  juillet  1881  Ă©tait  impuissante  Ă  rĂ©primer  les 

excitations Ă   commettre  des crimes,  lorsque ces excitations se 

dissimulaient  sous  la  forme  d’une  apologie,  notre  lĂ©gislation 

pĂ©nale  ne  fournissait,  d’autre  part,  aucun  moyen  lĂ©gal  pour 

entraver la préparation de ces crimes.

C’est  ainsi  que,  bĂ©nĂ©ficiant  d’une trop longue impunitĂ©,  des 

groupes  anarchistes  ont  pu  se  constituer,  qui,  reliĂ©s  entre  eux 

par  une  idĂ©e commune,  se livrent  Ă   la prĂ©paration d’une  sĂ©rie 

interminable  d’attentats.  L’entente  s’établit  ensuite  entre  un 

nombre  considĂ©rable  d’adhĂ©rents,  et  l’exĂ©cution  des  crimes 

conçus  est  laissĂ©e  parfois  Ă   la  libre  initiative  d’individus  qui 

procĂšdent  isolĂ©ment,  pour  se  dĂ©rober  plus  facilement  aux 

recherches de la justice.

Pour  atteindre  tous  les  coupables,  il  Ă©tait  indispensable  de 

modifier  les  articles  265  et  suivants  du  code  pĂ©nal  sur  les 

associations de malfaiteurs. Les dispositions nouvelles punissent 

Ă   la  fois  l’association  formĂ©e,  quelle  que  soit  sa  durĂ©e  ou  le 

nombre de ses membres, et mĂȘme toute entente Ă©tablie dans le 

but  de  commettre  ou  de  prĂ©parer  des  attentats  contre  les 

personnes ou les propriétés.

En introduisant dans le nouvel  article 265 les mots Â« entente 

Ă©tablie,   Â»  le  lĂ©gislateur  a  voulu  laisser  aux  magistrats  le  soin 

d’apprĂ©cier,  suivant  les  circonstances,  les  conditions  dans 

lesquelles  un  accord  pourrait  ĂȘtre  considĂ©rĂ©  comme  intervenu 

La Commune

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entre deux  ou  plusieurs  individus  pour  commettre  ou  prĂ©parer 

les attentats. Le crime pourra ainsi  ĂȘtre caractĂ©risĂ©,  abstraction 

faite de tout commencement d’exĂ©cution.

LA RÉLÉGATION

Outre les  peines Ă©dictĂ©es,  l’article  266  permettra  dĂ©sormais 

d’appliquer aux condamnĂ©s la peine de la relĂ©gation.  Il ne vous 

Ă©chappera  pas,  monsieur  le  procureur  gĂ©nĂ©ral,  que,  dans bien 

des cas,  cette peine constituera  un efficace  moyen  de  dĂ©fense 

sociale.  Il  importe,  en  effet,  d’écarter  de  notre  sociĂ©tĂ©  des 

hommes dont la prĂ©sence en France, Ă  l’expiration de leur peine, 

pourrait constituer un danger pour la sécurité publique.

DÉTENTION D’EXPLOSIFS

Enfin,  pour  complĂ©ter les mesures prises contre les partisans 

de  la propagande par  le  fait,  il  Ă©tait  indispensable de modifier 

l’article  3  de  la  loi  du  19  juin  1871,  relatif  Ă   la  dĂ©tention  des 

engins meurtriers ou incendiaires. Tout individu qui dĂ©tient, sans 

motifs lĂ©gitimes, des engins de cette nature, est dĂ©jĂ  justement 

soupçonnĂ©.  Mais  la  loi  de  1871  n’avait  pu  prĂ©voir  tous  les 

nouveaux moyens de destruction.

Le nouvel  article  3  permettra d’atteindre,  non  seulement  la 

dĂ©tention, sans motif lĂ©gitime et sans autorisation, de tout engin 

ou  de  toute  poudre  fulminante,  mais encore  la  dĂ©tention  sans 

motifs  lĂ©gitimes de toute substance quelconque manifestement 

destinĂ©e Ă  entrer dans la composition d’un explosif.

RECOMMANDATIONS

La Commune

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Telles  sont,  monsieur  le  procureur  gĂ©nĂ©ral,  les  dispositions 

nouvelles que les Chambres ont introduites dans notre lĂ©gislation 

pĂ©nale  pour  vous  mettre  en  Ă©tat  de  concourir,  d’une  maniĂšre 

efficace,  Ă   la  dĂ©fense  des  institutions  et  de  l’ordre.  Vous  les 

appliquerez  avec  rĂ©solution.  Aucune  infraction  ne  devra 

demeurer impunie.

L’autoritĂ© administrative mettra au service de la  justice tous 

les moyens dont elle dispose.

Vous  vous  concerterez  avec  elle  en  toute  circonstance,  en 

vous  pĂ©nĂ©trant  de  cette  idĂ©e  qu’il  n’y  a  de  gouvernement 

vĂ©ritable  et  que  le  gouvernement  ne  peut  exercer  une  action 

fĂ©conde que si tous les services publics sont unis entre eux par 

une étroite solidarité.

Je  ne  doute  pas  que  l’accord  ne  soit  facile  entre  des 

magistrats et des fonctionnaires, les uns et les autres dĂ©vouĂ©s Ă  

leurs devoirs et conscients de leur responsabilité.

Dans  le  cas  d’urgence,  ou  quand  les  infractions  seront 

Ă©videntes,  vous  n’hĂ©siterez  pas  Ă   prendre  l’initiative  des 

poursuites,  sauf  Ă   m’en  rĂ©fĂ©rer  chaque  fois  que  l’affaire  vous 

paraĂźtra l’exiger. Dans la plupart des cas, une prompte rĂ©pression 

est seule vĂ©ritablement utile. Vous veillerez en consĂ©quences,  Ă  

ce  que  les  poursuites  soient  toujours  conduites  avec  la  plus 

grande  cĂ©lĂ©ritĂ©,  et  vous  provoquerez  des  sessions 

extraordinaires  d’assises  toutes  les  fois  que  cela  vous  paraĂźtra 

nécessaire.

Le  gouvernement  espĂšre  que  l’application  Ă©nergique  et 

persistante des lois nouvelles suffira pour mettre un terme Ă  une 

La Commune

505

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propagande  criminelle.  Le  pays  attend  de  nous  une  protection 

efficace.  Notre devoir  est  de la lui  donner  par  tous les moyens 

que les lois mettent Ă  notre disposition.

Recevez,  monsieur  le  procureur  gĂ©nĂ©ral,  l’assurance  de  ma 

considĂ©ration trĂšs distinguĂ©e. 

Le garde des sceaux,

Ministre de la justice.

ANTONIN DUBOST.

Ce qu’on n’osait pas en 74, on l’ose aujourd’hui et comme aux 

plus beaux jours de Versailles un article de journal  peut ĂȘtre la 

dĂ©portation  ou  la  mort,  â€”  la  condamnation  d’Etienvent  en  fut 

une preuve cette semaine et si l’honneur des nations voisines ne 

leur  dĂ©fendait  l’extradition  pour  semblable  sujet,  il  irait 

remplacer Cyvoct au bagne oĂč mourut Marioteau.

Mais la science que rien n’arrĂȘte va si  vite,  que bientĂŽt tous 

les mensonges disparaĂźtront devant elle.

La race prochaine dont les adolescents en sauront davantage 

que  les  plus  savants  d’entre  nous,  aura-t-elle  l’horreur  des 

mensonges et le respect de la vie humaine, elle n’ira pas semer 

de ses os les Madagascar ni y fusiller les indigĂšnes Ă  son plaisir 

sans avoir l’excuse comme Gallifet ou Vacher de la rage du sang.

On  ne l’emploiera pas cette jeunesse-lĂ ,  Ă  garder  paisible le 

boucher  Abdul-Hamid  pendant  sa  hideuse  besogne.  On  ne 

l’enverra pas,  comme les soldats d’Espagne,  assassiner  Ă  Cuba 

ceux  qui  se  rĂ©voltent  pour  la  libertĂ©  ou  faire  le  service  des 

tortureurs de Montjuick.

La Commune

506

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Nous  sommes  aujourd’hui  plus  asservis  que  le  jour  oĂč 

l’assemblĂ©e de Versailles trouva trop libĂ©ral le gnome Foutriquer, 

mais l’idĂ©e se fait plus libre et plus haute toujours.

Qu’on se souvienne du cri  de la jeunesse des Ă©coles l’annĂ©e 

derniĂšre.

Haut les cƓurs !

Pour la sainte indépendance, camarades, levons-nous !

Attendons la terrible envergure que  l’exposition  de  1900  va 

donner aux connaissances humaines.

Aujourd’hui  2  janvier  1898  oĂč  je  termine  ce  livre,  la 

photographie ouvre la route, les rayons X qui permettent de voir 

Ă   travers  les  chairs  ce  qui  fut  la  vivisection  au  moment  oĂč 

disparaĂźt la fĂ©rocitĂ© chez les peuples, pense-t-on que la volontĂ©, 

l’intelligence humaine ne sera pas libre ? â€” VoilĂ  plus de six ans 

de cela, il me souvient d’un soir, salle des Capucines, oĂč laissant 

aller  ma  pensĂ©e,  je  regardais en  avant,  je hasardai  cette  idĂ©e 

que  la  pensĂ©e  Ă©tant  de  l’électricitĂ©,  il  serait  possible  de  la 

photographier et comme elle n’a pas de langue, elle serait tracĂ©e 

en signes pareils Ă  des sillons d’éclairs, les mĂȘmes pour tous les 

dialectes, une sorte de sténographie.

DĂ©jĂ  on peut voir Ă  travers les corps opaques, rien n’empĂȘche 

d’aller jusqu’au bout.

Les mondes aussi,  grĂące Ă  la science,  livreront  leurs secrets 

et  ce sera la fin des dieux.  L’éternitĂ© avant et  aprĂšs nous dans 

l’infini  des  sphĂšres  poursuivant  comme  les  ĂȘtres  leurs 

transformations éternelles. Courage, voici le germinal séculaire.

La Commune

507

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Que cela paraisse ou non possible Ă  ceux  qui  ne veulent pas 

voir  voguer  dans  nos  tourmentes  les  premiers  rameaux  verts 

arrachĂ©s Ă  la rive nouvelle, la dĂ©sagrĂ©gation de la vieille sociĂ©tĂ© 

se hĂąte.

Avant que sur le livre de pierre ou sur la tombe de Pottier on 

ait gravé ses vers terribles :

Je suis la vieille anthropophage 

Travestie en société,

Vois mes mains rouges de carnage, 

Mon Ɠil de luxe injectĂ©.

J’ai plus d’un coin dans mon repaire 

Plein de charogne, et d’ossements, 

Viens les voir : j’ai mangĂ© ton pĂšre 

Et je mangerai tes enfants.

POTTIER.

Oui,  avant  mĂȘme  que  la  malĂ©diction  soit  gravĂ©e,  la  vieille 

sociĂ©tĂ©  ogresse  peut-ĂȘtre  sera  morte,  l’heure  Ă©tant  venue  de 

l’humanitĂ© juste et libre, elle a trop grandi pour rentrer dans son 

sanglant berceau.

Paris, 20 mai 1898.

@

La Commune

508

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Appendice

I.

 â€” RĂ©cit de BĂ©atrix Excoffons

BĂ©atrix Ć’uvrie,  femme Excoffons,  me confia, il y a quelques 

annĂ©es,  le  rĂ©cit  de  sa  vie  pendant  la  Commune  et  aprĂšs  sa 

condamnation.  Les dimensions de ce volume ne me permettent 

de  citer  que  les  pages  se  rapportant  Ă   l’armĂ©e  des  femmes, 

drapeau  rouge dĂ©ployĂ©  au  fort  d’Issy.  Ce  simple rĂ©cit  fait  bien 

comprendre  combien  les  Parisiennes  marchaient 

courageusement pour la liberté.

Le  1

er

  avril  1871,  dit  BĂ©atrix  Excoffons,  une  voisine 

surprise de me voir,  me demanda si  j’avais lu le journal 

qui  annonçait,  place  de  la  Concorde,  une  rĂ©union  de 

femmes. Elles voulaient aller Ă  Versailles pour empĂȘcher 

l’effusion de sang.

J’informai  ma  mĂšre  de  mon  dĂ©part,  j’embrassai  mes 

enfants et en route.

A la place de la Concorde, Ă  une heure et demie, je me 

joignis au  dĂ©filĂ©.  Il  y  avait  sept Ă  huit  cents femmes ; 

les unes parlaient d’expliquer Ă  Versailles ce que voulait 

Paris,  les autres  parlaient  de choses d’il  y  a  cent  ans, 

quand  les  femmes  de  Paris  Ă©taient  allĂ©es  dĂ©jĂ   Ă  

Versailles pour  en ramener  le boulanger,  la boulangĂšre 

et le petit mitron, comme on disait dans ce temps-lĂ .

La Commune

509

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Nous allons ainsi jusqu’à la porte de Versailles. LĂ , nous 

rencontrons  des  parlementaires  francs-maçons  qui 

revenaient.

La citoyenne de S.  A.  qui 

avait  organisĂ© la sortie,  se trouvant rendue de fatigue, 

propose de se réunir quelque part.

Nous nous  rabattons  sur  la salle  Ragache.  LĂ ,  il  fallut 

nommer  une  autre  citoyenne  pour  reprendre 

l’expĂ©dition,  la fatigue de madame de S.  A.  aprĂšs une 

aussi  longue  marche  ayant  dĂ©gĂ©nĂ©rĂ©  en  intolĂ©rables 

douleurs dans les jambes.

Je  fus  dĂ©signĂ©e  pour  la  remplacer,  alors  on  me  fit 

monter  sur  un  billard et  je dis  ma  pensĂ©e que n’étant 

plus  assez  nombreuses  pour  aller  Ă   Versailles,  nous 

l’étions  assez  pour  aller  soigner  les  blessĂ©s  aux 

compagnies de marche de la Commune.

Les autres se rangĂšrent de mon avis et notre dĂ©part fut 

convenu  pour  le lendemain.  Il  eut  lieu  quelques  jours 

aprĂšs.  La  citoyenne  de  S.  A.  put  encore  nous 

accompagner jusqu’à l’état-major de la garde nationale.

A  l’état-major  le  chef  prit  mon  nom  et  me  donna  un 

laisser-passer  moi  et  les  citoyennes  qui 

m’accompagneraient.

Je demandai alors de quel cĂŽtĂ© il fallait nous diriger ; on 

me conseilla de partir par Neuilly. Le Mont ValĂ©rien avait 

La Commune

510

462

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tonnĂ© la veille, nous voulions voir s’il ne serait pas restĂ© 

des blessés non découverts dans les champs.

Il se trouva vingt femmes pour m’accompagner.

Nous voilĂ  parties pour  la porte de Neuilly.  En chemin 

beaucoup de personnes nous donnĂšrent de la charpie et 

des  bandes   ;  j’achetai  chez  un  pharmacien  les 

mĂ©dicaments nĂ©cessaires et nous voilĂ  fouillant Neuilly 

pour  voir  s’il  ne  restait  pas  des  blessĂ©s  et  ne  nous 

doutant  pas que nous Ă©tions  en  plein  dans l’armĂ©e de 

Versailles.

ArrivĂ©es  Ă   un  certain  endroit,  nous  apercevons  des 

gendarmes  et,  sentant  le danger,  nous  nous  arrĂȘtons. 

Mais il Ă©tait impossible de passer.

—  Laissez-nous  passer,  disions-nous   ;  nous  voulons 

aller soigner les blessĂ©s.  Nous entendions bien gronder 

le canon, mais sans bien nous rendre compte oĂč c’était.

Je fis couper une branche d’arbre par un gamin Ă  qui je 

donnai  quelques  sous et avec  cela nous nous croyions 

invincibles.

Il  fut  convenu  qu’on  ne parlerait pas du  laisser-passer 

de la Commune et de plus mes compagnes me dirent de 

plier  le  drapeau.  Mais  comme je voulais le garder  tel, 

nous nous trouvons tout Ă  coup sur un pont entourĂ© de 

gendarmes auxquels  nous demandons Ă  passer,  ce qui 

nous fut refusé.

La Commune

511

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On envoya chercher un chef de poste, un lieutenant, qui 

nous demanda ce que nous allions faire avec ce drapeau 

rouge.  Je  lui  rĂ©pondis  que  nous  allions  soigner  les 

blessĂ©s  et  que  nous  avions  voulu  passer  sur  le  pont 

parce  que  cela  nous  rapprochait  de  l’endroit  oĂč  l’on 

entendait le canon.

Il y eut un moment d’hĂ©sitation et pendant ce temps-lĂ , 

l’une des nĂŽtres oubliant ce qui avait Ă©tĂ© convenu, â€” se 

mit Ă  dire que nous avions un laisser-passer.

—  Comment  pouvez-vous  dire cela,  lui  dis-je,  puisque 

nous n’en avons pas ?

Alors  elle  comprit  et  reprit :  â€”  J’ai  voulu  dire  que si 

monsieur voulait nous en donner un.

Enfin le lieutenant finit par dire aux gendarmes de nous 

laisser  aller,  que  nous  n’étions  que  des  femmes  sans 

armes.

ArrivĂ©es  de  l’autre  cĂŽtĂ©  du  pont,  le  canon  grondait 

toujours.  Une  femme  qui  passait  nous  dit  que  cela 

devait  ĂȘtre  Ă   Issy,  et  comme  nous  lui  demandions 

comment  il  fallait  faire  pour  y  arriver,  elle  nous  dit 

d’aller  plus  loin  et  d’appeler  le  batelier  qui  Ă©tait  dans 

l’üle.

— Mais,  dit-elle,  il  faut dire que vous ĂȘtes des femmes 

de la Commune. Sans cela il ne vous passerait pas dans 

son bateau.

La Commune

512

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Toutes  ces  choses  se  passaient  dans  tout  le 

commencement,  quand  la  terreur  n’était  pas  encore 

aussi grande chez les habitants des environs de Paris, ni 

les tueries aussi faciles.

Nous appelons le batelier en lui  disant que nous allons 

soigner  nos  frĂšres  blessĂ©s ;  le  brave  homme  nous  fit 

entrer  chez  lui,  nous  obligea  Ă   nous  rafraĂźchir  et, 

coupant  une  longue  branche  d’arbre,  y  ajusta  le 

drapeau et me le remit entre les mains.

Quand je me reporte Ă  ce temps-lĂ  et que je revois en 

mĂ©moire  ce  batelier,  presque  un  vieillard,  usant  pour 

nous  toutes les provisions  de  sa  cabane joyeusement, 

par la seule raison que nous allions dĂ©fendre nos idĂ©es, 

cela  me  rappelle  mon  pĂšre  Ă   Cherbourg.  Quand 

revenaient  de  malheureux  dĂ©portĂ©s,  toute  la  maison 

Ă©tait  en  l’air  pour  leur  trouver  ce  dont  ils  pouvaient 

avoir  besoin  et  dans  ces  victimes  quelquefois  il 

retrouvait  des  amis,  ayant  lui-mĂȘme  Ă©tĂ©  arrĂȘtĂ©  Ă  

Cherbourg au coup d’État de 51.

Lorsqu’il  fut  relĂąchĂ©,  on  continua  pendant  neuf  ans  Ă  

lire au  rapport  des  casernes  qu’il  Ă©tait  dĂ©fendu  d’aller 

chez l’horloger Ć’uvrie sous peine d’un mois de salle de 

police. La haine de l’Empire l’avait poursuivi comme m’a 

poursuivie celle de Versailles.

On me reprocha au conseil de guerre d’ĂȘtre la fille d’un 

rĂ©volutionnaire de 51,  mais on n’ajouta  pas que cette 

La Commune

513

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violence de l’Empire n’avait pu mĂȘme jamais obtenir de 

subventions comme les autres.

Je  reviens  Ă   mon  rĂ©cit.  Je  m’étais  mise  Ă   l’avant  du 

bateau, tenant mon drapeau haut et fier.

LĂ  nous eĂ»mes la certitude que les gendarmes n’avaient 

pas  l’intention  de  nous  laisser  aborder,  car  ils  nous 

envoyĂšrent  plus de  50  balles  qui  ne  nous  atteignirent 

pas.

ArrivĂ©es  Ă   l’autre  bord,  le  bon  batelier  nous  dit  qu’il 

Ă©tait heureux  que nous ayons reçu aussi heureusement 

le  baptĂȘme  du  feu   ;  il  nous  serra  la  main  Ă   toutes, 

ajoutant  que  si  nous  avions  besoin  de  lui  il  Ă©tait 

entiĂšrement Ă  notre disposition.

Ainsi  nous  arrivĂąmes  au  fort  d’Issy.  LĂ ,  un  garde 

national  me  reconnut  et  me  dit  que  mon  mari  Ă©tait 

aussi au fort.

Combien j’étais heureuse avec mon mari Ă  mon cĂŽtĂ© en 

racontant  comment  le  sort  nous  avait  Ă©tĂ©  favorable  ! 

J’avais l’illusion que rien ne pouvait plus nous atteindre 

qu’ensemble et que nous serions rĂ©unis mĂȘme dans la 

mort.

Je retrouvai  aussi  au fort  d’Issy  Louise qui  Ă©tait  partie 

avec le 61

de Montmartre, et je restai une quinzaine de 

jours au fort comme ambulanciĂšre des enfants perdus.

Vers  ce  temps-lĂ ,  il  fallut  rĂ©organiser  le  comitĂ©  de 

vigilance des femmes  de Montmartre,  mais  Louise  qui 

La Commune

514

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l’avait  commencĂ©  au  temps  du  siĂšge,  avec  les 

citoyennes  Poirier,  Blin,  d’Auguet,  moi  et  autres,  ne 

voulant  pas  rentrer  des  compagnies  de  marche,  je 

retournai  Ă   Paris  pour  le  comitĂ© de  vigilance oĂč  nous 

nous  occupions  des ambulances,  oĂč il  fallait  organiser 

tous  les  secours  pour  les  blessĂ©s,  envois 

d’ambulanciùres, etc.

J’allai  dans  tous  les  clubs  faire  signer  la  pĂ©tition  par 

laquelle la Commune rĂ©clamait  Blanqui  en  Ă©change de 

l’archevĂȘque.

A notre ambulance de l’ElysĂ©e Montmartre, le comitĂ© de 

vigilance  des  femmes  envoyait  des  dĂ©putations  aux 

enterrements,  s’occupait  des  veuves,  des  mĂšres,  des 

enfants de ceux qui  mouraient pour la libertĂ© ;  il  resta 

sur la brùche jusqu’à la fin.

La veille de la prise de Montmartre, le comitĂ© Ă©tait rĂ©uni 

dans  ma  maison.  Nous  nous  attachĂąmes  surtout  Ă  

dĂ©truire  tout  ce  qui  pouvait  compromettre qui  que  ce 

soit.

AprĂšs avoir Ă©tĂ© mise trois fois en joue pour ĂȘtre fusillĂ©e, 

on m’envoya Ă  Satory oĂč j’arrivai une des premiĂšres, et 

pendant  quatre  jours  je  couchai  dans  la  cour  sur  des 

cailloux.

Je  passai  Ă   la  commission  mixte  avec  ma  mĂšre,  qui 

avait Ă©tĂ© arrĂȘtĂ©e pour moi, ce qui mettait en double ma 

personnalité.

La Commune

515

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On  nous fit  monter  dans une sorte de grenier  prĂšs du 

magasin Ă  fourrages ; il Ă©tait nuit, il pleuvait comme un 

déluge.

Alors Louise arriva avec les vĂȘtements gouttants comme 

un parapluie,  Ă©tant aussi  prisonniĂšre.  Je les tordis sur 

son  dos  et  comme  j’avais  une  paire  de  bas  dans  ma 

poche,  je  les  lui  donnai  en  place  des  siens  que  nous 

avions  bien  de  la  peine  Ă   retirer,  tandis  qu’elle  nous 

racontait qu’on devait la fusiller le lendemain matin.

On  parlait  de cela comme on aurait parlĂ© de n’importe 

quoi, on Ă©tait heureuse de se revoir surtout.

On  avait  dit de ne pas fouiller  Louise en entrant  parce 

qu’on allait la fusiller ;  c’était sans doute Ă  cela que je 

devais  aussi  de ne pas  l’avoir  Ă©tĂ©.  J’avais  pas  mal  de 

papiers ;  elle en avait quelques-uns aussi,  entre autres 

un ordre de faire dĂ©livrer un des petits orgues de Notre-

Dame et le faire transporter pour les leçons de chant de 

l’école.

Nous  Ă©tions  sept   :  ma  mĂšre,  M.  et  madame  MilliĂšre, 

madame Dereure,  moi,  Louise et  la sous-maĂźtresse de 

son  Ă©cole,  Malvina  Poulain.  Une  femme  vint  me 

demander mes papiers de la part des officiers,  mais je 

rĂ©pondis  que  je  n’en  avais  pas  et  en  silence,  Ă   nous 

sept,  nous  commençùmes  Ă   les  mĂącher  ce  qui  n’était 

pas une petite entreprise.

Quand arriva  un  lieutenant  de  gendarmerie qui,  Ă  son 

tour,  rĂ©clama  les  papiers,  ils  n’étaient  plus 

La Commune

516

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reconnaissables.  Je  lui  tendis  alors  deux  ou  trois 

feuillets restĂ©s dans le portefeuille et qu’il me rendit en 

disant trĂšs bas : Vous ĂȘtes une brave petite femme et si 

tout le monde Ă©tait comme vous,  il  n’y aurait pas tant 

de victimes.

Il  y  eut  aussi  parmi  les gendarmes  quelques hommes 

moins durs que les autres,  peut-ĂȘtre se souvenaient-ils 

de  leurs  femmes  et  de  leurs  enfants  nourris  par  la 

Commune.

Lorsque  je  passai  devant  la  commission  mixte,  cet 

homme  me  sauva la vie,  car  ne voyant  plus que mon 

mari  et  mes  enfants  dont  j’étais  sĂ©parĂ©e,  mon  vieux 

pĂšre malade et que peut-ĂȘtre pouvait sauver  la libertĂ© 

de ma mĂšre,  je prenais sur  moi tout ce que je pouvais 

et mĂȘme ce que je n’avais pas fait. Il  me fit enlever et 

mettre Ă  part en disant : Mais,  malheureuse, vous allez 

vous faire fusiller.

Depuis,  que de choses ! Nous avons Ă©tĂ© tenus partout. 

J’ai  perdu  mon  pĂšre,  ma  mĂšre,  les  aĂźnĂ©s  de  mes 

enfants, mon mari dont la mort a fait autour de moi un 

effondrement gĂ©nĂ©ral ; mais je n’en retrouve pas moins 

au fond de ma mémoire les horribles drames de Satory.

La  veille  de  notre  dĂ©part  pour  les  Chantiers  de 

Versailles,  Ă   11  heures  du  soir,  on  avait  fusillĂ©  un 

malheureux  garde  national  devenu  fou,  qui  croyait 

s’échapper en traversant une mare.

Son dernier cri avait été : Mes enfants

ma femme !

La Commune

517

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La  sĂ©paration,  la  perte  de  ceux  qui  nous  sont  chers, 

n’est-ce pas la suprĂȘme douleur ?

Combien  de  celles  qui  avaient  des  frĂšres,  pĂšres  ou 

maris,  croyaient  dans  leur  folie  reconnaĂźtre  la  voix  de 

ceux qu’elles aimaient !

Sept  femmes des nĂŽtres  devinrent  folles en  une  seule 

nuit ;  d’autres donnĂšrent

 

avant  terme naissance

 

Ă  des 

enfants tuĂ©s par les douleurs des mĂšres, les plus fortes 

survécurent.

 BĂ©atrix OEUVRIE, V

ve

 EXCOFFONS.

Terminons par la lettre d’un dĂ©tenu de Brest :

II.

 

— Lettre d’un dĂ©tenu de Brest

@

AprĂšs la prise de ChĂątillon,  on  nous  disposa  en  cercle 

sur  le plateau  et  on  fit sortir  de nos  rangs  les soldats 

qui  s’y trouvaient.  On  les fait mettre Ă  genoux dans la 

boue  et  sur  l’ordre  du  gĂ©nĂ©ral  PellĂ©,  on  fusille 

impitoyablement sous nos yeux ces malheureux jeunes 

gens  au  milieu  des  lazzi  des  officiers  qui  insultaient  Ă  

notre  dĂ©faite  par  toutes  sortes  de  propos  atroces  et 

stupides.

Enfin,  aprĂšs une bonne  heure employĂ©e  Ă  ce manĂšge, 

on nous forme en lignes et nous prenons le chemin de 

La Commune

518

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Versailles entre deux haies de chasseurs Ă  cheval.  Sur 

notre  chemin  nous  rencontrons  le  capitulard  Vinoy, 

escortĂ© de son Ă©tat-major.  Sur  son  ordre et  malgrĂ© la 

promesse formelle faite  par  le gĂ©nĂ©ral  PellĂ©,  que nous 

aurions  tous  la  vie  sauve,  nos  officiers  qu’on  avait 

placĂ©s en tĂȘte du cortĂšge et Ă  qui on avait violemment 

arrachĂ© les insignes de leur grade, allaient ĂȘtre fusillĂ©s, 

quand  un  colonel  fit  observer  Ă   M.  Vinoy  la  promesse 

faite  par  son  gĂ©nĂ©ral.  Le  complice  du  2  dĂ©cembre 

Ă©pargna  nos  officiers,  mais  ordonna  qu’on  passĂąt 

immĂ©diatement  par  les  armes  le  gĂ©nĂ©ral  Duval,  son 

colonel  d’état-major  et le commandant  des volontaires 

de  Montrouge.  Ces trois braves moururent au  cri  de : 

Vive  la  RĂ©publique   !  Vive  la  Commune   !  Un  cavalier 

arracha  les  bottes  de  notre  infortunĂ©  gĂ©nĂ©ral,  qu’il 

promena  comme  un  trophĂ©e  triomphal.  LĂ -dessus,  le 

fĂ©roce  Vinoy  s’éloigna  et  nous  reprĂźmes  notre  marche 

douloureuse  et  humiliante,  tantĂŽt  marchant,  tantĂŽt 

courant,  au  grĂ©  de  nos  conducteurs  littĂ©ralement 

abreuvĂ©s d’indignitĂ©s jusqu’à notre arrivĂ©e Ă  Versailles.

Ici  la  plume  nous  tombe  des  mains.  Il  est,  en  effet, 

impossible de dĂ©crire l’accueil que nous reçûmes dans la 

citĂ© des ruraux. Cela dĂ©passe en ignominie tout ce qu’il 

est  possible  d’imaginer.  BousculĂ©s,  foulĂ©s  aux  pieds  Ă  

coups de poings, Ă  coups de bĂąton au milieu des huĂ©es 

et  des vocifĂ©rations,  on nous fit faire deux  fois le tour 

de  la  ville en  calculant  les  haltes Ă  dessein pour  nous 

exposer  d’autant  mieux  aux  atrocitĂ©s d’une  population 

La Commune

519

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de  mouchards  et  de  policiers  qui  bordaient  des  deux 

cÎtés les rues que nous traversions.

On nous mena d’abord devant le dĂ©pĂŽt de cavalerie oĂč 

nous fĂźmes une halte d’au moins vingt minutes. La foule 

nous arrachait  nos couvertures,  nos kĂ©pis,  nos bidons. 

Enfin  rien  n’échappait  Ă   la  rage  de  ces  Ă©nergumĂšnes, 

ivres  de  haine  et  de  vengeance.  On  nous  traitait  de 

voleurs,  de brigands,  d’assassins,  de canailles,  etc.  De 

lĂ  nous allĂąmes Ă  la caserne des gardes de Paris.

On nous fit entrer  dans la cour oĂč nous trouvĂąmes ces 

messieurs  qui  nous  reçurent  par  une  horrible  bordĂ©e 

d’injures  infĂąmes  et  qui,  sur  l’ordre  de  leurs  chefs, 

armĂšrent  bruyamment  leurs  chassepots,  nous  disant 

avec  force rires qu’ils allaient nous fusiller  tous comme 

des  chiens.  C’est  au  milieu  de  l’escorte  de  cette  vile 

soldatesque que  nous prĂźmes  le  chemin  de  Satory,  oĂč 

on nous enferma au nombre de 1685 dans un magasin 

Ă   fourrages,  Ă©puisĂ©s  de  fatigue  et  de  besoin,  dans 

l’impossibilitĂ©  de  nous  coucher  tellement  nous  Ă©tions 

serrĂ©s  les  uns  contre  les  autres   ;  nous  passĂąmes  lĂ  

deux  nuits et  deux  jours debout,  nous relevant  Ă  tour 

de rĂŽle pour  nous coucher un  peu,  chacun sur  un brin 

de  paille  humide,  n’ayant  d’autre nourriture qu’un  peu 

de  pain  et  de  l’eau  infecte  Ă   boire,  que  nos  gardiens 

allaient  puiser  Ă   une  mare  dans  laquelle  ils  ne  se 

gĂȘnaient  pas  pour  faire  leurs  ordures.  C’est 

Ă©pouvantable, mais c’est ainsi.

La Commune

520

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AprĂšs nous avoir dĂ©pouillĂ©s de tout, on nous dirigea sur 

le chemin de fer de l’Ouest.

On nous entassa quarante dans des wagons Ă  bestiaux 

hermĂ©tiquement  fermĂ©s  et  privĂ©s  de  lumiĂšre,  nous 

donnant pour tout potage un peu de biscuit et quelques 

bidons  d’eau.  Nous  restĂąmes  ainsi  jusqu’au  samedi 

matin quatre heures, oĂč nous dĂ©barquĂąmes Ă  Brest au 

nombre de six cents ; les autres prisonniers avaient Ă©tĂ© 

dirigĂ©s  sur  diffĂ©rentes  prisons.  Vainement  en  route 

avions-nous  suppliĂ©  nos  gardiens  de  nous  donner  de 

l’eau et de l’air, ils restĂšrent sourds Ă  nos supplications, 

nous menaçant de leurs revolvers Ă  la moindre tentative 

de rĂ©volte. Plusieurs d’entre nous Ă©taient devenus fous. 

Pensez  donc !  trente-et-une  heures  de chemin  de  fer, 

enfermĂ©s dans des conditions pareilles. Quoi d’étonnant 

Ă  ces cas de folie,  et n’est-il  pas surprenant qu’il  n’en 

soit  pas  rĂ©sultĂ©  pour  un  nombre  plus  considĂ©rable 

d’entre nous de plus grands malheurs ?

A  notre descente du train,  on  nous  embarqua  aussitĂŽt 

pour  le  fort  de  Kelern,  oĂč  nous  sommes  toujours 

internĂ©s, privĂ©s de toute communication avec  le dehors 

et  presque  sans  nouvelles  de  nos  familles  dont  les 

lettres  ne  nous  parviennent  que  dĂ©cachetĂ©es, 

exactement  comme les nĂŽtres  qui  ne partent qu’aprĂšs 

avoir  passĂ©  par  la  censure.  ConfinĂ©s  dans  des 

casemates  humides  et  couchĂ©s  sur  une  mĂ©chante 

paillasse,  nous manquons en  outre de nourriture et la 

La Commune

521

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plupart  d’entre  nous  endurent  les  souffrances  de  la 

faim. Nous n’avons pas mĂȘme deux gamelles pleines de 

soupe et Ă  peine une livre et demie de pain par jour. En 

fait de boisson rien que de l’eau.

Le citoyen ElisĂ©e Reclus,  bien connu dans le monde de 

la  science  qui  se  trouve  parmi  nous,  contribue 

puissamment  Ă   nous  rendre  plus  supportable  notre 

triste  sĂ©jour  dans  des  confĂ©rences  quotidiennes  aussi 

intĂ©ressantes qu’instructives et  toujours empreintes au 

plus  haut  point  de  l’idĂ©e  du  droit  et  de  la  justice.  Il 

soutient notre foi rĂ©publicaine, et plusieurs d’entre nous 

lui  devront  de  sortir  de  prison  meilleurs  qu’ils  n’y 

étaient entrés.

Qu’il reçoive ici l’expression de notre gratitude pour ses 

nobles  efforts  et  de  l’estime  profonde  que  nous  lui 

portons. »

La Liberté.

Bruxelles, avril 71.

AUX COMMUNEUX

III.

 â€” PubliĂ© par les proscrits de Londres

en 1874

AprĂšs  trois  ans  de  compression,  de  massacres,  la  rĂ©action 

voit la terreur cesser d’ĂȘtre entre ses mains affaiblies un moyen 

de gouvernement.

La Commune

522

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AprĂšs  trois  ans  de  pouvoir  absolu,  les  vainqueurs  de  la 

Commune  voient  la  Nation,  reprenant  peu  Ă   peu  vie  et 

conscience, Ă©chapper Ă  leur Ă©treinte.

Unis contre la RĂ©volution, mais divisĂ©s entre eux, ils usent par 

leurs violences et diminuent par leurs dissensions, ce pouvoir de 

combat, seul espoir du maintien de leurs privilĂšges.

Dans une sociĂ©tĂ©, oĂč disparaissent chaque jour les conditions 

qui  ont  amenĂ© son  empire,  la bourgeoisie cherche en vain Ă  le 

perpĂ©tuer   ;  rĂȘvant  l’Ɠuvre  impossible  d’arrĂȘter  le  cours  du 

temps,  elle  veut  immobiliser  dans  le  prĂ©sent,  ou,  faire 

rétrograder dans le passé, une nation que la Révolution entraßne.

Les  mandataires  de  cette  bourgeoisie,  cet  Ă©tat-major  de  la 

rĂ©action  installĂ©  Ă   Versailles,  semblent  n’avoir  d’autre  mission, 

que d’en manifester la dĂ©chĂ©ance par leur incapacitĂ© politique, et 

d’en prĂ©cipiter  la chute par  leur impuissance.  Les uns appellent 

un roi, un empereur, les autres dĂ©guisent du nom  de RĂ©publique 

la forme perfectionnĂ©e d’asservissement,  qu’ils veulent  imposer 

au peuple.

Mais  quelle  que  soit  l’issue  des  tentatives  versaillaises, 

monarchie ou RĂ©publique bourgeoise, le rĂ©sultat sera le mĂȘme : 

la chute de Versailles, la revanche de la Commune.

Car nous arrivons Ă  l’un de ces grands moments historiques, 

Ă   l’une  de  ces  grandes  crises,  oĂč  le  peuple,  alors  qu’il  paraĂźt 

s’abĂźmer  dans  ses  misĂšres  et  s’arrĂȘter  dans  la  mort,  reprend 

avec une vigueur nouvelle sa marche révolutionnaire.

La Commune

523

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La victoire ne sera pas le prix d’un seul jour de lutte, mais le 

combat  va  recommencer,  les  vainqueurs  vont  avoir  Ă   compter 

avec les vaincus.

Cette situation  crĂ©e  de  nouveaux  devoirs  pour  les  proscrits. 

Devant  la  dissolution  croissante  des  forces  rĂ©actionnaires, 

devant la possibilitĂ© d’une action plus efficace, il ne suffit pas de 

maintenir l’intĂ©gritĂ© de la Proscription en la dĂ©fendant contre les 

attaques  policiĂšres,  mais  il  s’agit  d’unir  nos efforts  Ă  ceux  des 

communeux  de  France,  pour  dĂ©livrer  ceux  des  nĂŽtres  tombĂ©s 

entre les mains de l’ennemi, et prĂ©parer la revanche.

L’heure  nous  paraĂźt  donc  venue  pour  ce  qui  a  vie  dans  la 

proscription, de s’affirmer, de se dĂ©clarer.

C’est ce que vient faire aujourd’hui  le groupe : 

LA COMMUNE 

RÉVOLUTIONNAIRE.

Car  il  est  temps  que  ceux-lĂ   se  reconnaissent  qui  athĂ©es, 

communistes,  rĂ©volutionnaires,  concevant  de  mĂȘme  la 

RĂ©volution  dans  son  but  et  ses  moyens,  veulent  reprendre  la 

lutte  et  pour  cette  lutte  dĂ©cisive  reconstituer  le  parti  de  la 

RĂ©volution, le parti de la Commune.

————————

Nous  sommes 

AthĂ©es, 

parce  que  l’homme  ne  sera  jamais 

libre,  tant qu’il  n’aura pas chassĂ© Dieu de son intelligence et de 

sa raison.

Produit  de  la  vision  de  l’inconnu,  crĂ©Ă©e  par  l’ignorance, 

exploitĂ©e  par  l’intrigue  et  subie  par  l’imbĂ©cillitĂ©  cette  notion 

monstrueuse d’un ĂȘtre, d’un principe en dehors du monde et de 

La Commune

524

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l’homme,  forme la trame de toutes  les misĂšres dans lesquelles 

s’est dĂ©battue l’humanitĂ©, et constitue l’obstacle principal  Ă  son 

affranchissement.  Tant  que  la  vision  mystique  de  la  divinitĂ© 

obscurcira  le  monde,  l’homme  ne  pourra  ni  le  connaĂźtre  ni  le 

possĂ©der ;  au lieu  de la  science et  du  bonheur,  il  n’y  trouvera 

que l’esclavage de la misùre et de l’ignorance.

C’est en vertu de cette idĂ©e d’un ĂȘtre en dehors du monde et 

le  gouvernant,  que  se  sont  produites  toutes  les  formes  de 

servitude morale  et  sociale :  religions,  despotismes,  propriĂ©tĂ©, 

classes, sous lesquelles gĂ©mit et saigne l’humanitĂ©.

Expulser Dieu du domaine de la connaissance, l’expulser de la 

sociĂ©tĂ©,  est la loi  pour  l’homme s’il veut arriver Ă  la science,  s’il 

veut réaliser le but de la Révolution.

Il  faut nier cette erreur  gĂ©nĂ©ratrice de toutes les autres,  car 

c’est  par  elle  que  depuis  des  siĂšcles  l’homme  est  courbĂ©, 

enchaßné, spolié, martyrisé.

Que  la  Commune  dĂ©barrasse  Ă   jamais  l’humanitĂ©  de  ce 

spectre de ses misĂšres passĂ©es,  de cette cause de ses misĂšres 

présentes.

Dans la Commune, il n’y a pas de place pour le prĂȘtre : toute 

manifestation, toute organisation religieuse doit ĂȘtre proscrite.

Nous sommes 

Communistes, 

parce que nous voulons que la 

terre, que les richesses naturelles ne soient plus appropriĂ©es par 

quelques-uns,  mais  qu’elles  appartiennent  Ă   la  CommunautĂ©. 

Parce que nous voulons que, libres de toute oppression, maĂźtres 

enfin  de tous  les  instruments  de  production :  terre,  fabriques, 

La Commune

525

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etc.,  les  travailleurs  fassent  du  monde  un  lieu  de  bien-ĂȘtre  et 

non plus de misĂšre.

Aujourd’hui,  comme  autrefois,  la  majoritĂ©  des  hommes  est 

condamnĂ©e  Ă   travailler  pour  l’entretien  de  la  jouissance  d’un 

petit nombre de surveillants et de maĂźtres.

Expression  derniĂšre  de  toutes  les  formes  de  servitude,  la 

domination  bourgeoise  a  dĂ©gagĂ©  l’exploitation  du  travail  des 

voiles  mystiques  qui  l’obscurcissaient   ;  gouvernements, 

religions,  famille,  lois,  institutions du passĂ©,  comme du prĂ©sent 

se  sont  enfin  montrĂ©s,  dans  cette  sociĂ©tĂ©  rĂ©duite  aux  termes 

simples  de  capitalistes  et  de  salariĂ©s,  comme  les  instruments 

d’oppression  au  moyen  desquels  la  bourgeoisie  maintient  sa 

domination, contient le Prolétariat.

PrĂ©levant  pour  augmenter  ses  richesses  tout  le  surplus  du 

produit du travail, le capitaliste ne laisse au travailleur que juste 

ce qu’il lui faut pour ne pas mourir de faim.

Maintenu  par  la  force  dans  cet  enfer  de  la  production 

capitaliste, de la propriĂ©tĂ©,  il semble que le travailleur ne puisse 

rompre ses chaĂźnes.

Mais  le  ProlĂ©tariat  est  enfin  arrivĂ© Ă  prendre conscience  de 

lui-mĂȘme :  il  sait qu’il porte en lui  les Ă©vĂ©nements de la sociĂ©tĂ© 

nouvelle,  que  sa  dĂ©livrance  sera  le  prix  de  sa  victoire  sur  la 

bourgeoisie  et  que,  cette  classe  anĂ©antie,  les  classes  seront 

abolies, le but de la RĂ©volution atteint.

La Commune

526

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Nous sommes Communistes,  parce que nous voulons arriver 

Ă  ce but  sans nous arrĂȘter  aux moyens termes compromis qui, 

ajournant la victoire, sont un prolongement d’esclavage.

En  dĂ©truisant  la  propriĂ©tĂ©  individuelle,  le  Communisme  fait 

tomber une Ă  une toutes ces institutions dont la propriĂ©tĂ© est le 

pivot.  ChassĂ© de sa propriĂ©tĂ©,  oĂč  avec  sa famille comme dans 

une forteresse il  tient garnison, le riche ne trouvera plus d’asile 

pour son Ă©goĂŻsme et ses privilĂšges.

Par  l’anĂ©antissement  des  classes,  disparaĂźtront  toutes  les 

institutions oppressives de l’individu  et du groupe dont la seule 

raison  Ă©tait  le  maintien  de  ces  classes,  l’asservissement  du 

travailleur Ă  ses maĂźtres.

L’instruction  ouverte  Ă   tous,  donnera  cette  Ă©galitĂ© 

intellectuelle sans laquelle l’égalitĂ© matĂ©rielle serait sans valeur.

Plus de salariĂ©s, de victimes de la misĂšre, de l’insolidaritĂ©, de 

la concurrence, mais l’union de travailleurs Ă©gaux, rĂ©partissant le 

travail entre eux, pour obtenir le plus grand dĂ©veloppement de la 

CommunautĂ©,  la plus grande somme de bien-ĂȘtre pour  chacun. 

Car  chaque  citoyen  trouvera  la  plus  grande  libertĂ©,  la  plus 

grande  expansion  de  son  individualitĂ©,  dans  la  plus  grande 

expansion de la Communauté.

Cet  Ă©tat  sera  le  prix  de la lutte et  nous  voulons  cette lutte 

sans  compromis  ni  trĂȘve,  jusqu’à  la  destruction  de  la 

bourgeoisie, jusqu’au triomphe dĂ©finitif.

Nous sommes Communistes, parce que le Communisme est la 

nĂ©gation  la  plus  radicale  de  la  sociĂ©tĂ©  que  nous  voulons 

La Commune

527

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renverser,  l’affirmation  la  plus  nette  de  la  sociĂ©tĂ©  que  nous 

voulons fonder.

Parce que, doctrine de l’égalitĂ© sociale, elle est plus que toute 

doctrine la nĂ©gation de la domination bourgeoise, l’affirmation de 

la RĂ©volution. Parce que, dans son combat contre la bourgeoisie, 

le  ProlĂ©tariat  trouve  dans  le  Communisme  l’expression  de  ses 

intĂ©rĂȘts, la rĂšgle de son action.

Nous  sommes 

RĂ©volutionnaires, 

autrement  Communeux, 

parce que voulant la victoire, nous en voulons les moyens. Parce 

que, comprenant les conditions de la lutte, et voulant les remplir, 

nous  voulons  la  plus  forte organisation  de combat,  la  coalition 

des efforts, non leur dispersion, mais leur centralisation.

Nous sommes rĂ©volutionnaires, parce que pour rĂ©aliser le but 

de la RĂ©volution, nous voulons renverser par la force une sociĂ©tĂ© 

qui ne se maintient que par la force. Parce que nous savons que 

la faiblesse, comme la lĂ©galitĂ©, tue les rĂ©volutions, que l’énergie 

les sauve.  Parce que nous reconnaissons, qu’il faut conquĂ©rir ce 

pouvoir  politique que la bourgeoisie garde d’une façon  jalouse, 

pour  le maintien de ses privilĂšges.  Parce que dans une pĂ©riode 

rĂ©volutionnaire, oĂč les institutions de la sociĂ©tĂ© actuelle devront 

ĂȘtre  fauchĂ©es,  la  dictature du  prolĂ©tariat  devra  ĂȘtre  Ă©tablie  et 

maintenue jusqu’à ce que, dans le monde affranchi, il n’y ait plus 

que des citoyens égaux de la société nouvelle.

Mouvement vers un monde nouveau de justice et d’égalitĂ©, la 

RĂ©volution  porte  en  elle-mĂȘme  sa  propre  loi  et  tout  ce  qui 

s’oppose Ă  son triomphe doit ĂȘtre Ă©crasĂ©.

La Commune

528

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Nous  sommes  rĂ©volutionnaires,  nous  voulons  la  Commune, 

parce que  nous  voyons dans la  Commune future,  comme dans 

celles de 1793 et  de 1871,  non la tentative Ă©goĂŻste d’une ville, 

mais  la  RĂ©volution  triomphante  dans  le  pays  entier   :  la 

RĂ©publique  communeuse.  Car  la  Commune  c’est  le  ProlĂ©tariat 

rĂ©volutionnaire armĂ© de la dictature,  pour  l’anĂ©antissement des 

privilĂšges, l’écrasement de la bourgeoisie.

La Commune, c’est la forme militante de la RĂ©volution sociale. 

C’est  la  RĂ©volution  debout,  maĂźtresse  de  ses  ennemis.  La 

Commune, c’est la pĂ©riode rĂ©volutionnaire d’oĂč sortira la sociĂ©tĂ© 

nouvelle.

La Commune, ne l’oublions pas non plus, nous qui avons reçu 

charge de la mĂ©moire et de la vengeance des assassinĂ©s,  c’est 

aussi la revanche.

————————

Dans  la grande  bataille,  engagĂ©e  entre  la  bourgeoisie  et  le 

ProlĂ©tariat,  entre  la sociĂ©tĂ© actuelle  et  la  RĂ©volution,  les deux 

camps sont bien distincts, il n’y a de confusion possible que pour 

l’imbĂ©cillitĂ© ou la trahison.

D’un cĂŽtĂ© tous les partis bourgeois : lĂ©gitimistes, orlĂ©anistes, 

bonapartistes,  rĂ©publicains,  conservateurs  ou  radicaux,  de 

l’autre, le parti de la Commune, le parti de la RĂ©volution, l’ancien 

monde contre le nouveau.

DĂ©jĂ  la vie a quittĂ© plusieurs de ces formes du passĂ©,  et les 

variĂ©tĂ©s  monarchiques  se  rĂ©solvent,  en  fin  de  compte,  dans 

l’immonde Bonapartisme.

La Commune

529

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Quant aux partis qui, sous le nom de rĂ©publique conservatrice 

ou radicale,  voudraient immobiliser  la sociĂ©tĂ© dans l’exploitation 

continue  du  peuple  par  la  bourgeoisie,  directement,  sans 

intermĂ©diaire royal,  radicaux  ou conservateurs, ils diffĂ©rent plus 

par  l’étiquette  que  par  le  contenu   ;  plutĂŽt  que  des  idĂ©es 

diffĂ©rentes,  ils  reprĂ©sentent  les  Ă©tapes  que  parcourra  la 

bourgeoisie,  avant  de rencontrer  dans la victoire  du  peuple sa 

ruine définitive.

Feignant  de  croire  Ă   la  duperie  du  suffrage  universel,  ils 

voudraient  faire  accepter  au  peuple  ce  mode  d’escamotage 

pĂ©riodique  de la  RĂ©volution ;  ils  voudraient  voir  le  parti  de  la 

RĂ©volution entrant dans l’ordre lĂ©gal de la sociĂ©tĂ© bourgeoise par 

lĂ   mĂȘme  cesser  d’ĂȘtre,  et  la  minoritĂ©  rĂ©volutionnaire  abdiquer 

devant  l’opinion  moyenne  et  falsifiĂ©e  de  majoritĂ©s  soumises  Ă  

toutes les influences de l’ignorance et du privilùge.

Les  radicaux  seront  les  derniers  dĂ©fenseurs  du  monde 

bourgeois  mourant   ;  autour  d’eux  seront  ralliĂ©s  tous  les 

reprĂ©sentants  du  passĂ©,  pour  livrer  la  lutte  derniĂšre  contre  la 

RĂ©volution. La fin des radicaux sera la fin de la bourgeoisie.

A  peine  sortis  des  massacres  de  la  Commune,  rappelons  Ă  

ceux  qui  seraient  tentĂ©s de l’oublier  que la gauche versaillaise, 

non moins que la droite,  a commandĂ© le massacre de Paris,  et 

que  l’armĂ©e  des  massacreurs  a  reçu  les  fĂ©licitations  des  uns 

comme celles des  autres.  Versaillais de  droite et  Versaillais de 

gauche  doivent  ĂȘtre  Ă©gaux  devant  la  haine  du  peuple   ;  car 

contre lui, toujours, radicaux et jĂ©suites sont d’accord.

La Commune

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Il  ne  peut  donc  y  avoir  d’erreur  et  tout  compromis,  toute 

alliance avec les radicaux doivent ĂȘtre rĂ©putĂ©s trahison.

Plus  prĂšs  de  nous,  errant  entre  les  deux  camps,  ou  mĂȘme 

Ă©garĂ©s dans nos rangs, nous trouvons des hommes dont l’amitiĂ© 

plus funeste que l’inimitiĂ©, ajournerait indĂ©finiment la victoire du 

peuple  s’il  suivait  leurs  conseils,  s’il  devenait  dupe  de  leurs 

illusions.

Limitant  plus ou moins,  les moyens de combat Ă  ceux  de la 

lutte  Ă©conomique,  ils prĂȘchent  Ă  des degrĂ©s divers l’abstention 

de la lutte armée, de la lutte politique.

Erigeant en thĂ©orie, la dĂ©sorganisation des forces populaires, 

ils semblent en face de la bourgeoisie armĂ©e, alors qu’il s’agit de 

concentrer  les  efforts  pour  un  combat  suprĂȘme,  ne  vouloir 

qu’organiser la dĂ©faite et livrer  le peuple dĂ©sarmĂ© aux coups de 

ses ennemis.

Ne  comprenant  pas  que  la  RĂ©volution  est  la  marche 

consciente et voulue de l’humanitĂ©, vers le but que lui assignent 

son  dĂ©veloppement  historique  et  sa  nature,  ils  mettent  les 

images  de  leur  fantaisie  au  lieu  de  la  rĂ©alitĂ©  des  choses  et 

voudraient substituer au mouvement rapide de la RĂ©volution, les 

lenteurs d’une Ă©volution dont ils se font les prophĂštes.

Amateurs  de  demi-mesures,  fauteurs  de  compromis,  ils 

perdent  les  victoires  populaires  qu’ils  n’ont  pu  empĂȘcher   ;  ils 

Ă©pargnent sous prĂ©texte de pitiĂ© les vaincus ; ils dĂ©fendent sous 

prĂ©texte  d’équitĂ©  les  institutions,  les  intĂ©rĂȘts,  d’une  sociĂ©tĂ© 

contre lesquels le peuple s’était levĂ©.

La Commune

531

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Ils  calomnient  les RĂ©volutions quand ils ne peuvent plus les 

perdre.

Ils se nomment communalistes.

Au  lieu  de  l’effort  rĂ©volutionnaire  du  peuple  de  Paris  pour 

conquĂ©rir le pays entier Ă  la RĂ©publique Communeuse, ils voient 

dans  la  RĂ©volution  du  18  mars  un  soulĂšvement  pour  des 

franchises municipales.

Ils  renient  les  actes  de  cette  RĂ©volution  qu’ils  n’ont  pas 

comprise,  pour mĂ©nager sans doute les nerfs d’une bourgeoisie, 

dont  ils savent si  bien  Ă©pargner  la  vie et  les  intĂ©rĂȘts.  Oubliant 

qu’une  sociĂ©tĂ©  ne  pĂ©rit  que  quand  elle  est  frappĂ©e  aussi  bien 

dans ses monuments, ses symboles, que dans ses institutions et 

ses  dĂ©fenseurs,  ils  veulent  dĂ©charger  la  Commune  de  la 

responsabilitĂ© de l’exĂ©cution des otages, de la responsabilitĂ© des 

incendies.  Ils  ignorent,  ou  feignent  d’ignorer,  que  c’est  par  la 

volontĂ©  du  Peuple  et  de  la  Commune  unis  jusqu’au  dernier 

moment,  qu’ont  Ă©tĂ©  frappĂ©s  les  otages,  prĂȘtres,  gendarmes, 

bourgeois et allumés les incendies.

Pour  nous,  nous  revendiquons  notre  part  de  responsabilitĂ© 

dans ces actes justiciers qui  ont frappĂ© les ennemis du Peuple, 

depuis  ClĂ©ment  Thomas  et  Lecomte  jusqu’aux  dominicains 

d’Arcueil ; depuis Bonjean jusqu’aux gendarmes de la rue Haxo ; 

depuis Darboy jusqu’à Chaudey.

Nous  revendiquons  notre  part  de  responsabilitĂ©  dans  ces 

incendies  qui  dĂ©truisaient  des  instruments  d’oppression 

monarchique et bourgeoise ou protégeaient les combattants.

La Commune

532

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Comment pourrions-nous feindre la pitiĂ© pour les oppresseurs 

sĂ©culaires  du  Peuple,  pour  les  complices  de  ces  hommes  qui 

depuis  trois  ans  cĂ©lĂšbrent  leur  triomphe  par  la  fusillade,  la 

transportation,  l’écrasement de tous ceux des nĂŽtres qui  ont pu 

échapper au massacre immédiat.

Nous voyons encore ces assassinats sans fin,  d’hommes,  de 

femmes, d’enfants ; ces Ă©gorgements qui faisaient couler Ă  flots 

le sang du Peuple dans les  rues,  les casernes,  les  squares,  les 

hĂŽpitaux,  les maisons.  Nous  voyons  les  blessĂ©s  ensevelis avec 

les morts ; nous voyons Versailles, Satory, les pontons, le bagne, 

la  Nouvelle-CalĂ©donie.  Nous  voyons  Paris,  la  France,  courbĂ©s 

sous  la  terreur,  l’écrasement  continu,  l’assassinat  en 

permanence.

Communeux de France,  Proscrits,  unissons nos efforts contre 

l’ennemi  commun ;  que chacun,  dans la mesure de ses forces, 

fasse son devoir !

Le  groupe   : 

La  Commune  RĂ©volutionnaire. 

ASERLEN, 

BERTON,  BREUILLÉ,  CARNÉ,  JEAN  CLEMENT,  F.  COURNET,  C.H. 

DACOSTA,  DELLES,  A.  DEROUILLA,  E.  EUDES,  H.  GAUSSERON, 

E. GOIS,  A. GOULLÉ,  E.  GRANGER,  A.  HUGUENOT,  E.  JOUANIN, 

LEDRUX,  LÉONCE,  LUILLIER,  P.  MALLET,  MARGUERITTES, 

CONSTANT-MARTIN,  A.  MOREAU,  H.  MORTIER,  A.  OLDRINI, 

PICHON,  A.  POIRIER,  RYSTO,  B.  SACHS,  SOLIGNAC,  Ed. 

VAILLANT, VARLET, VIARD.

Londres, juin 1874

La Commune

533

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@

La Commune

534

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POST-FACE

EXTRAITS DU MÉMORANDUM D’UN ÉDITEUR

PAR PAUL-VICTOR STOCK

@

Louise Michel  m’a  Ă©tĂ© amenĂ©e,  je crois,  par  Charles Malato, 

au cours de l’annĂ©e 1897.

Il  s’agissait  de  l’édition  d’une 

Histoire  de  la  Commune

,  Ă 

 

laquelle elle travaillait et dont Malato m’avait entretenu.

Nous fĂ»mes vite d’accord et Louise Michel  se mit assidĂ»ment 

à la besogne pour parfaire son manuscrit et l’achever.

De Paris,  oĂč elle se trouvait en octobre 1897,  voici ce qu’elle 

m’écrivait :

Cher Monsieur Stock,

Je pensais rapporter l’ouvrage complet, la mort de mon oncle 

m’a rappelĂ©e  de  suite 

(

il manque une cinquantaine de pages, la 

dĂ©portation,  c’est  peut-ĂȘtre  le  mieux

)

.  Rien  n’est  relu,  mais 

Rochefort dit que c’est bien, il veut finir de lire l’ouvrage et vous 

prie  d’aller  le  trouver  samedi  prochain entre  une  heure  et deux 

de l’aprĂšs-midi. Vous vous arrangerez ensemble et je terminerai 

l’ouvrage immĂ©diatement.

Veuillez  me  rĂ©pondre  de  suite  afin  que  je  lui  dise  s’il  peut 

compter  sur  vous  samedi  entre  une  heure  et  deux  de  l’aprĂšs-

midi.

Amitiés.

La Commune

535

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L. M.

Excusez-moi  d’ĂȘtre  si  pressĂ©e   :  la  mort  de  mon  oncle

 

survenue  plus  tĂŽt  que  je  ne  pensais,  me  donne  des 

prĂ©occupations  nombreuses  sur  le  sort  de  ma  pauvre  vieille 

tante et je suis

 

obligĂ©e d’aller vite.

L. M.

(

L’adresse de Rochefort : 

25

, villa Dupont, 

48

, rue PergolĂšse.

)

De Londres,  le 5 janvier,  Louise Michel m’avise que ce travail 

est terminé :

Cher Monsieur

 Stock,

D’ici  le  10  courant,  j’irai  vous  porter  mon 

Histoire  de  la 

Commune

  rĂ©duite  en  un  seul  volume  de  quatre  cent  quatre-

vingts pages, comme nous sommes convenus.

Recevez en attendant mille amitiés.

LOUISE MICHEL.

Entre temps,  nos relations s’étaient  faites plus intimes et,  Ă  

frĂ©quenter  la  Â« pĂ©troleuse Â»,  elle  Ă©tait  devenue  mon  amie.  Je 

n’avais  pu  rĂ©sister  Ă   la  bontĂ©  inouĂŻe  de  cette  femme,  et  la 

lĂ©gende  dĂ©favorable  dont  mon  cerveau,  Ă   son  Ă©gard,  Ă©tait 

imprĂ©gnĂ© s’était vite dissipĂ©e Ă  sa frĂ©quentation.  Son  altruisme 

Ă©tait  invraisemblable et  sa charitĂ© envers  tous  les misĂ©reux  â€” 

animaux compris â€” Ă©tait incroyable.  Elle n’avait rien Ă  soi ;  sur 

son chemin, elle distribuait tout ce qui Ă©tait sur elle ; elle donnait 

Ă  qui lui semblait plus misĂ©reux qu’elle ses quelques francs,  son 

parapluie,  son manteau  et,  si  sa compagne ne l’avait  protĂ©gĂ©e 

contre elle-mĂȘme, elle serait rentrĂ©e,  sa journĂ©e achevĂ©e, dans 

La Commune

536

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sa piĂštre demeure, absolument dĂ©pouillĂ©e de tout ce qui la vĂȘtait 

à son départ!

Partie  avec  une  robe  neuve,  elle  revint  en  jupon  de  Saint-

Etienne ; n’ayant plus rien Ă  distribuer, elle l’avait donnĂ©e Ă  plus 

malheureuse qu’elle...

Quant  Ă   son  amour  des  bĂȘtes,  il  est  proverbial  et,  pour  en 

donner une idĂ©e, il  nous suffit de reproduire ces quelques lignes 

de ses 

MĂ©moires :

Il paraĂźt qu’à la barricade Perronnet, Ă  Neuilly, j’ai couru 

avec trop de promptitude au secours d’un chat en pĂ©ril.

La  malheureuse  bĂȘte,  blottie  dans  un  coin  fouillĂ© 

d’obus,  appelait comme un ĂȘtre humain.  Ma foi,  oui,  je 

suis allĂ©e chercher  le chat,  mais cela n’a pas durĂ© une 

minute   ;  je  l’ai  mis  peu  aprĂšs  en  sĂ»retĂ©,  lĂ   oĂč  il  ne 

fallait qu’un pas.

On l’a mĂȘme recueilli.

Autant  sa  maman  Ă©tait  jolie,  paraĂźt-il,  autant  Louise  Michel 

Ă©tait  laide.  Elle  nous  rapporte  qu’étant  enfant  on  disait  Ă   sa 

mĂšre   :  Â«   Il  n’est  pas  possible  que  ce  vilain  enfant  soit  de 

vous ! »

La  Louise  Michel  que  j’ai  connue  avait  un  visage  masculin, 

taillĂ© Ă  coups de serpe,  des  yeux  francs exprimant  une grande 

bontĂ©, une voix d’une douceur extraordinaire ; le front trĂšs haut, 

les  cheveux  trĂšs grisonnants tombant,  sans  apprĂȘt,  en  boucles 

tout  autour  de la tĂȘte.  EntiĂšrement  de noir  vĂȘtue,  coiffĂ©e d’un 

La Commune

537

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chapeau  informe,  habillĂ©e  Ă   Â«   la  six-quatre-deux   Â»,  la  jupe 

ajustĂ©e au hasard, sur  le cĂŽtĂ© ou le derriĂšre devant.  MalgrĂ© cet 

ensemble disparate, elle Ă©tait d’emblĂ©e sympathique, et on avait 

instantanĂ©ment  l’impression  que  cette  femme,  Â«   la  bonne 

Louise », Ă©tait 

quelqu’un.

A  l’apparition  de  son  livre,  sur  l’exemplaire  qui  m’était 

destiné, Louise Michel écrivit ceci :

Bon souvenir et amitiĂ©s Ă  l’éditeur  des anarchistes, Monsieur 

Stock.

L. MICHEL.

ancienne malfaitrice du temps de la Commune

et encore aujourd’hui.

L. MICHEL. 

Paris, 

21

 juin 

1898

.

La  Commune 

mise  en  vente,  Louise  Michel  me  proposa 

l’édition  d’un  roman  auquel  elle  travaillait,  le 

SiĂšcle  Rouge,

 

« cauchemar  du  vieux  monde  dans  lequel  apparaĂźt  un  peu  du 

rĂȘve  que  fait  l’homme  surhumain  qui  entend  parfois  le  rire 

qu’évoquent nos burlesques prĂ©jugĂ©s, mais aussi, bien loin, bien 

loin,  l’heure  oĂč  la  science,  les  arts,  les  dĂ©couvertes,  auront 

Ă©voquĂ©  des  sens  nouveaux,  montrĂ©  des  horizons  inconnus   Â», 

ainsi qu’elle me le disait.

La Commune

538

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A  propos de ce 

SiĂšcle  Rouge, 

de chez Kropotkine oĂč elle se 

trouvait, Ă  Bromley, elle me mande le 16 septembre 1899 :

Cher Monsieur Stock,

AprĂšs vous avoir remerciĂ© encore d’avoir bien voulu remettre, 

malgrĂ©  les  mauvaises  conditions  de  mon 

Histoire  de  la 

Commune, 

les  cent  francs  de  ma  tante  Ă   notre  ami  Malato, 

permettez-moi  de  vous  donner  la  peine,  avant  mon  voyage  Ă  

Paris 

(

qui ne peut tarder

)

, de me renvoyer, de façon Ă  ce que ce 

ne  soit  pas perdu,  pour  le  corriger,  avant  de  vous  le  reporter, 

mon  roman  le 

SiĂšcle  rouge, 

qui  n’est  corrigĂ©  qu’à  moitiĂ©.  J’ai 

laissé le manuscrit chez vous lors de mon dernier voyage.

Kropotkine,  chez  qui  j’ai  passĂ©  quelques  jours  et  Ă   qui  j’ai 

racontĂ©  l’ouvrage, le  trouve bien ;  il  est du reste  d’actualitĂ©,  le 

personnage de Luc de BeausĂ©jour et quelques autres se trouvant 

réels.

J’attends donc de votre complaisance le manuscrit, afin de ne 

pas tout corriger sur l’épreuve ; les feuillets de la derniĂšre partie 

sont Ă©crits tellement Ă   la hĂąte,  parce  que  je  voulais l’emporter, 

que la moitiĂ© des phrases est peut-ĂȘtre oubliĂ©e.

Excusez-moi  de  vous  donner  ce  trouble  de  chercher  et 

envoyer le manuscrit, mais je veux le corriger.

Amitiés.

L. MICHEL.

En  1900,  nous  nous  voyons  frĂ©quemment,  car  elle  est  Ă  

Paris   ;  elle  me  parle  de  son  roman  et,  aussi,  d’une  rĂ©Ă©dition 

La Commune

539

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qu’elle souhaite de son petit livre 

LĂ©gendes et chants de  gestes 

canaques.

Elle  m’adresse  ce  mot  pour  me  mettre  au  courant  de  sa 

situation :

HĂŽtel de Cronstadt, 

2

, rue Jacob.

Paris, le 

6

 novembre 

1900

.

Cher Monsieur Stock,

1°

  Voici  comment  je  vais  pouvoir  faire  un  peu  de  publicitĂ© 

pour 

l’Histoire  de la  Commune : 

c’est  qu’on  me  demande  ma 

biographie  de  beaucoup d’endroits,  et c’est dans ce livre  qu’elle 

est le mieux Ă©parse un peu partout.

2°

 En attendant  mon roman que  je n’ai  pas eu le  temps de 

relire,  si  vous  vouliez  republier  le  petit  volume  de 

LĂ©gendes et 

chants de gestes canaques 

que voici et dont l’éditeur est mort â€” 

je  crois que  ce  serait un succĂšs,  â€”  c’est cela  qu’on redemande 

aux conférences de la BodiniÚre.

3°

 Cher Monsieur Stock, un troisiĂšme ordre de choses qui est 

comique,  mais en mĂȘme  temps bien  ennuyeux.  A  la  BodiniĂšre, 

les  confĂ©rences  ont  bien  marchĂ©,  mais  les  frais  surpassent  la 

recette,  avec  le  voyage  qu’on  m’a envoyĂ© et je  vous raconterai 

cela 

(

mais la  chose  terrible  est  qu’il  me  faut mon  voyage  pour 

retourner  Ă   Londres

)

,  pouvez-vous me  donner  quoi  que  ce  soit 

de ce petit volume ?

D’ici trois ou quatre jours je reviendrai chercher la rĂ©ponse.

La Commune

540

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Bonne amitié.

Louise MICHEL.

Entre temps je l’avais priĂ©e de m’envoyer  sa biographie,  qui 

m’était  souvent  demandĂ©e  et  dont  je  voulais  faire  un  petit 

opuscule.  Elle  ne  m’adressa  que  ce  qui  suit,  qui  ne  rĂ©pondait 

nullement Ă  mon dĂ©sir, parce qu’insuffisant :

«   Tant  de  biographies  ont  paru  sur  moi,  j’ai  tant  de  fois 

indiquĂ© mes 

MĂ©moires 

Ă  consulter pour les notes et tant de fois 

chacun,  sans  les  consulter,  m’a fait  une  vie,  un  caractĂšre Ă  sa 

fantaisie,  que je ne  m’en  occupais  plus  depuis  bien  longtemps 

quand, Ă  votre tour, vous m’avez demandĂ© des notes ; les voici.

Voici le portrait qui a Ă©tĂ© fait de moi en 71 par 

la Gazette des 

Tribunaux, 

reproduit  par  le  journal 

le  Voleur ; 

il  est  plus exact 

que  ceux  faits  depuis,  oĂč  la  note  de  bontĂ©  a  Ă©tĂ©  exagĂ©rĂ©e 

jusqu’à l’inconscience.

Quant aux Ă©vĂ©nements de ma vie, ils se sont entassĂ©s depuis 

l’AnnĂ©e  terrible.  Jusque-lĂ ,  je n’avais  jamais  vu  que  Vroncourt 

(Haute-Marne),  oĂč  je suis nĂ©e en  1836 ;  Chaumont,  oĂč je me 

suis  prĂ©parĂ©e  aux  examens  chez  les  demoiselles  Royer,  qui 

faisaient Ă  cette Ă©poque les cours normaux.

J’avais  essayĂ©  toute  jeune  d’ĂȘtre  institutrice dans la  Haute-

Marne ; mais, ne voulant pas prĂȘter  serment Ă  l’Empire,  je suis 

partie pour Paris qui, du reste, m’attirait comme un aimant.

Je  rĂȘvais  tout  et  j’étais  avide  de  tout   :  poĂ©sie,  musique, 

dessin ; mais, avec bonheur, j’ai tout jetĂ© en tribut d’amour Ă  la 

La Commune

541

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RĂ©volution, Ă  laquelle je me suis livrĂ©e, l’idĂ©al rĂ©el de l’avenir, se 

dĂ©voilant davantage toujours, m’a prise et gardĂ©e tout entiĂšre.

En  71,  j’avais  passĂ©  Ă   Paris  tout  mon  temps  comme 

institutrice ; d’abord sous-maĂźtresse chez madame Vallier, 1, rue 

du  ChĂąteau-d’Eau,  et  ensuite,  comme  institutrice  toujours,  Ă  

Montmartre, 24, rue Oudot.

Les  prisons,  la  CalĂ©donie,  les  prisons  encore   ;  depuis  le 

retour, Londres comme rĂ©sidence maintenant, et les confĂ©rences 

Ă  travers tout cela, voilĂ  ma vie.  Elle continuera ainsi  jusqu’à la 

mort. »

HĂŽtel de Cronstadt, 

2

, rue Jacob.

Paris, le 

11

 juillet 

1902

.

Cher Monsieur Stock,

Si  j’avais  eu  des  exemplaires de 

la Commune, 

on  en  aurait 

pris dans les bibliothĂšques des groupes de province que j’ai vus 

pendant ma tournée.

Pouvez-vous  m’en  envoyer  quatre  volumes  par  madame  de 

Mahis pour les amis de province qui se chargent de faire un peu 

de publicitĂ© Ă  l’ouvrage ?

J’ai  bien  regrettĂ©  d’avoir  si  peu  de  temps  pour  passer 

quelques instants chez vous.

Amitiés.

L. MICHEL.

HĂŽtel de Cronstadt, 

2

, rue Jacob.

La Commune

542

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12

 mai 

1904

.

Cher Monsieur Stock,

Je ne vais pas moi-mĂȘme chez vous, ne pouvant encore sortir 

(

il me faut absolument encore quelques jours de repos avant le 

long  voyage  de  Toulon qui est ma premiĂšre sortie

)

,  mais il  faut 

absolument  que  je  vous  voie  Ă   propos  de 

l’Histoire  de  la 

Commune ; 

je reçois de nombreuses lettres pour  me demander 

oĂč  se  trouvent  mes  ouvrages, 

je  profiterai  de  la  circonstance 

pour la faire connaĂźtre.

C’est  une  chose  fantastique,  mais  rĂ©elle  â€”  que  je  n’aurais 

jamais sue si je n’avais eu cette maladie.

En  attendant,  cher  monsieur  Stock,  je  viens  vous  prier  de 

vouloir  bien  revenir,  pour  deux  volumes  seulement,  sur  votre 

dĂ©cision  que  je  comprends   ;  l’un  de  ces  volumes  est  pour  le 

docteur  Bertholet qui  m’a tirĂ©e de la  mort, l’autre  pour les amis 

de  Toulon  Ă   qui  il  est  impossible  de  ne  pas  le  donner.  Vous 

m’obligerez donc infiniment.

AmitiĂ©s en attendant et merci d’avance.

L. MICHEL.

J’ai  confiance  que  vous  voudrez  bien  remettre  les  deux 

volumes Ă  ma parente madame de Mahis, qui vous

 

porte ce mot.

C’est ce dernier  nom,  Â« Madame de Mahis ma parente Â», qui 

fait tout l’intĂ©rĂȘt de ces deux derniĂšres lettres, et voici pourquoi.

La Commune

543

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ClĂ©mence-Louise  Michel  est  nĂ©e  au  manoir  de  Vroncourt 

(Haute-Marne), le 20 avril 1833.

Les uns disent le 20 mai 1830, et elle-mĂȘme le 1

er

 mai 1836.

C’était une bĂątarde, ainsi qu’elle l’écrit dans ses 

MĂ©moires.

Sa mĂšre,  Marianne Michel,  Ă©tait la femme de chambre de la 

chĂątelaine,  madame de Mahis ;  femme de chambre,  il  est vrai, 

dans  des  conditions  tout  Ă   fait  spĂ©ciales,  telles  qu’il  s’en 

rencontrait jadis. La famille Michel Ă©tait au service des chĂątelains 

depuis  deux  gĂ©nĂ©rations,  et  Marianne Michel,  qui  Ă©tait  nĂ©e  au 

chĂąteau,  ainsi  que ses cinq  frĂšres et  sƓurs,  y  avait  Ă©tĂ© Ă©levĂ©e 

avec  le  fils et  la fille des chĂątelains,  si  bien  que les distances, 

entre maĂźtres et serviteurs, Ă©taient quasi inexistantes.

Marianne  Michel  Ă©tait  avenante  et  fort  jolie ;  elle  se  laissa 

séduire et devint grosse.

Dans ses 

MĂ©moires, 

Louise Michel Ă©crit :

« Je suis ce qu’on appelle bĂątarde ;  mais ceux qui  m’ont fait 

le  mauvais  prĂ©sent  de  la  vie  Ă©taient  libres,  ils  s’aimaient,  et 

aucun des misĂ©rables contes faits sur ma naissance n’est vrai et 

ne  peut  atteindre  ma  mĂšre.  Jamais

 

je  n’ai  vu  de  femme  plus 

honnĂȘte. » 

Louise Michel adorait sa mĂšre qui  mourut  le 3  janvier  1885. 

La vierge rouge Ă©tait  Ă   ce  moment-lĂ  Ă   Saint-Lazare purgeant 

une condamnation Ă  six ans de prison.

Sa mĂšre agonisait dans un garni du boulevard Ornano ; on lui 

refusa  la  permission  d’aller  l’embrasser  une  derniĂšre  fois. 

Cependant,  devant  l’indignation  des  journaux,  on  l’autorisa  Ă  

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assister  au  convoi,  et  c’est  encadrĂ©e  par  deux  agents  de  la 

SĂ»retĂ© qu’elle accompagna au cimetiĂšre de Levallois celle qu’elle 

appelait : « Maman »  et qu’elle chĂ©rissait tant.

Dans  ses 

MĂ©moires, 

oĂč  dĂ©licieusement  elle  raconte  son 

enfance et dĂ©crit avec charme tout ce qui  l’entoure,  elle ne cite 

aucun nom ;  lorsqu’elle parle des siens, ce sont :  sa mĂšre,  ses 

grand’mĂšres, son grand-pĂšre, ses oncles, ses tantes. Jamais elle 

ne parle de son pĂšre qui, 

officiellement, 

aurait Ă©tĂ© le fils  de la 

maison, Laurent de Mahis. DĂšs la grossesse visible de Marianne, 

madame  de  Mahis,  fĂąchĂ©e,  Ă©loigna  son  fils  du  manoir  de 

Vroncourt. Elle le fit habiter une de leurs fermes oĂč, pour qu’il ne 

vive pas complĂštement isolĂ©, sa sƓur, mademoiselle de Mahis, le 

rejoignit  bientĂŽt ;  il  ne  revint  au  chĂąteau,  beaucoup  plus tard, 

que pour remplir certaines formalités nécessaires à son mariage.

Louise Michel, quasi adoptĂ©e par M. et madame de Mahis, fut 

Ă©levĂ©e comme  un  troisiĂšme enfant  de la maison.  C’est  de  son 

« grand-pĂšre Â»   et de sa Â« grand’mĂšre Â» paternels qu’elle reçut 

son Ă©ducation et  son  instruction,  le  goĂ»t  de la poĂ©sie et  de la 

musique.

M.  et  madame  de  Mahis  Ă©taient  musiciens   ;  lui  Ă©tait  aussi 

poùte. Voici la fin d’une de ses piùces de vers :

Ici tout est vieux et gothique ; 

Ensemble tout

 

s’effacera,

Les vieillards, la ruine antique ; 

Et l’enfant bien loin s’en ira.

Louise Michel, qui lisait beaucoup, avait,  toute jeune, Ă©tĂ© trĂšs 

frappĂ©e par les 

Paroles d’un croyant. 

Jeune Ă©galement, elle Ă©tait 

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fanatique de Victor Hugo, qu’elle avait vu Ă  Paris en 1851 et avec 

lequel elle n’a jamais cessĂ© de correspondre.

La version officieuse de la paternitĂ© est trĂšs diffĂ©rente de la 

version  officielle.  Le  pĂšre  de  Louise  Michel  serait,  non  pas  le 

camarade d’enfance de Marianne Michel, Laurent de Mahis, mais 

le  pĂšre  de  celui-ci,  M.  Corsambleu  de  Mahis,  celui  que  Louise 

Michel  nomme son Â« grand-pĂšre Â».  C’est pour Ă©viter  un chagrin 

immĂ©ritĂ© Ă  sa femme, la bonne et excellente madame de Mahis, 

que M. Corsambleu de Mahis a fait endosser sa faute par son fils, 

lequel, avec abnégation, y aurait consenti.

Cette version 

officieuse, si 

on Ă©tudie les faits de prĂšs, semble 

plausible  et  c’est  elle  qui  Ă©tait  acceptĂ©e  dans  le  pays.  Une 

intĂ©ressante et copieuse Ă©tude d’Alcide  Marot,  publiĂ©e en 1929 

par le 

Mercure de France 

(n°

 

du 1

er

 janvier),  sur la jeunesse de 

Louise Michel paraĂźt probante.

Cette  Ă©tude,  trĂšs  consciencieuse,  nous  apprend  Ă©galement 

que Maurice BarrĂšs avait  Ă©tĂ© trĂšs frappĂ© par  la personnalitĂ© de 

Louise Michel. C’était un caractĂšre qui le tentait et dont il voulait 

faire la principale figure d’un livre.  Pour se documenter, il serait 

mĂȘme  allĂ©  Ă   Vroncourt,  y  recueillir  des  souvenirs  et 

«   s’impressionnerâ€ș  des  aĂźtres  et  des  paysages  oĂč  avait  vĂ©cu 

Louise Michel.

Sa mort est venue anéantir ce projet.

Corsambleu  de  Mahis  mourut  en  1848   ;  puis,  quelques 

annĂ©es aprĂšs,  sa femme le suivit  et,  eux  deux  disparus,  â€”  les 

« grands-parents », — le manoir fut vendu.

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« Quand la mort se fut abattue sur la maison, faisant le foyer 

dĂ©sert, quand ceux qui m’avaient Ă©levĂ©e furent couchĂ©s sous les 

sapins  du  cimetiĂšre,  commença  pour  moi  la  prĂ©paration  aux 

examens d’institutrice.

« Je voulais que ma mÚre fût heureuse. Pauvre femme! »

Tuteur, tutrice (sa mÚre) et subrogé-tuteur furent désignés.

« Ce n’était pas trop, disait-on, pour m’empĂȘcher de dĂ©penser 

de suite les huit ou dix mille francs (en terres) dont j’hĂ©ritais. Ils 

sont loin maintenant. »

« J’hĂ©ritais Â»  est  certainement  un  terme  impropre ;  Ă  quel 

titre  aurait-elle  hĂ©ritĂ© ?  Ce  devait  ĂȘtre sans  doute  un  legs  de 

madame de Mahis.

« Je vois dans ma pensĂ©e une seule parcelle de ces terrains ; 

c’est  un  petit  bois plantĂ© par  ma  mĂšre elle-mĂȘme,  sur  la cĂŽte 

des  vignes,  et  qu’elle  continua  de  soigner  pendant  son  long 

sĂ©jour  dans la Haute-Marne, prĂšs de sa mĂšre,  tandis que j’étais 

sous-maütresse à Paris : c’est-à-dire vers 1865 ou 1866.

.  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  . 

.  .  .  .  .  .  .  .  .

«   Ma  mĂšre  dut  vendre  le  terrain  pendant  mon  sĂ©jour  en 

CalĂ©donie, pour payer les dettes faites par moi pendant le siĂšge, 

et qu’on lui rĂ©clama. »

AprĂšs la mort de M. et madame de Mahis,  interdiction lui fut 

faite de continuer  Ă  signer  Louise Michel  de Mahis,  ainsi  qu’elle 

Ă©tait accoutumĂ©e Ă  le faire depuis qu’elle savait Ă©crire.

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La Â« demoiselle du  chĂąteau Â»,  une  fois son diplĂŽme acquis, 

devint,  en  1853,  institutrice  libre  dans  un  village  voisin,  Ă  

Audeloncourt, puis elle vint Ă  Paris, qui l’attirait fortement,  et sa 

vie, ensuite, fut celle que l’on connaüt.

Qui Ă©tait cette madame de Mahis,  Â« sa parente Â», dont il  est 

question dans les deux derniĂšres lettres reproduites et qui surgit 

ainsi  Ă  ses cĂŽtĂ©s,  en 1902  et  1904,  Ă  la veille  de sa mort  (10 

janvier 1905) ?

Etait-ce la sƓur  de M.  Laurent  de Mahis ou  un de ses deux 

enfants ?

Quant  au  docteur  Bertholet,  c’est  le  mĂ©decin  civil  des 

hospices  de  Toulon  qui,  en  avril  et  mai  1904,  soigna  avec  un 

grand  dĂ©vouement  Louise  Michel,  atteinte  gravement  dans  sa 

santĂ©, au cours d’une tournĂ©e de confĂ©rences trop longue et trop 

fatigante pour une femme de soixante et onze ans.

Oh !  ces tournĂ©es  de  confĂ©rences,  que certains lui  faisaient 

accomplir malgrĂ© sa santĂ© chancelante ! Comme ils ont abusĂ© de 

sa crédulité, de son courage et de sa bonne foi !

C’est au cours d’une tournĂ©e dans les Basses-Alpes qu’elle fut 

atteinte  une  seconde  fois  d’une  congestion  pulmonaire.  De 

Sisteron  elle  fut  ramenĂ©e  Ă   Marseille  oĂč  elle  mourut  au  bout 

d’une dizaine de jours, le 9 janvier 1905.

Les docteurs Bertholet et Dufour lui donnĂšrent leurs soins. La 

bonne  Louise  s’éteignit  doucement,  sans  souffrance,  dans  un 

Ă©tat d’épuisement  dont elle avait  triomphĂ© un an auparavant,  Ă  

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Toulon, oĂč ses amis crurent la perdre. Elle mourut entre les bras 

d’une amie fidĂšle et dĂ©vouĂ©e, Charlotte Vauvelle.

Il y eut Ă  Marseille de premiĂšres obsĂšques.

ObsĂšques   ?...  Peut-on  prononcer  ce  mot,  qui  Ă©voque  une 

cĂ©rĂ©monie  pompeuse  et  solennelle.  Louise  Michel  fut  enterrĂ©e 

avec la plus grande simplicitĂ©. Un corbillard, recouvert d’un drap 

rouge, qui l’emportait vers son dernier  logis. C’était une pauvre 

voiture attelĂ©e d’un cheval. Mais derriĂšre, quelle foule... Et quelle 

foule aussi  sur  le passage de ce cortĂšge,  qui  n’en Ă©tait un  que 

pour l’assistance.

Puis  le  corps  fut  ramenĂ©  Ă   Paris  pour  ĂȘtre  inhumĂ©  au 

cimetiĂšre de  Levallois  dans  la  tombe  oĂč  Ă©tait  dĂ©jĂ   celui  de sa 

mĂšre.

L’enterrement, Ă  Paris,  de Louise Michel fut une chose inouĂŻe, 

et,  sans les brutalitĂ©s rĂ©voltantes de la police,  â€” qui  Ă©taient de 

rĂšgle Ă  cette Ă©poque, — c’eĂ»t Ă©tĂ© grandiose.

Aux funĂ©railles d’Emile de Girardin et Ă  celles de Gambetta, il 

y  eut  des  foules  considĂ©rables.  Ces  foules  n’étaient  rien, 

comparĂ©es  Ă  celle qui  a suivi  le convoi  (de derniĂšre classe)  de 

Louise Michel,  ou qui  a fait  la  haie,  sur  tout  le parcours,  de la 

gare de Lyon Ă  Levallois.

La  mentalitĂ©  de  ces  foules  Ă©tait,  d’ailleurs,  trĂšs  diffĂ©rente. 

Pour  les  obsĂšques  de  Girardin  et  pour  celles  de  Gambetta,  la 

prĂ©sence des assistants Ă©tait surtout une manifestation politique, 

alors  qu’aux  obsĂšques  de  Louise  Michel,  pour  la  majoritĂ©  des 

assistants,  c’était  une  manifestation  de  sympathie  et  de 

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reconnaissance  pour  l’altruisme,  la  bontĂ©  et  la  charitĂ©  de  la 

morte.

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