The Cure : Cure et dur (Rock & Folk, 1989)  (*** THE CURE : les archives ***) posté le samedi 06 mai 2006 16:42

Robert Smith et Simon Gallup discutent avec Hugo Cassavetti pour Rock & Folk. Thèmes abordés : le nouveau "Disintegration", la prochaine tournée, et les goûts musicaux de chacun, avec toujours bien présente cette propension pénible à débiner les collègues.


Que Tears For Fears puisse passer quatre ans en studio sans donner de nouvelles, on s’en fout. Mais que Cure disparaisse du paysage musical pendant une petite année et on sent comme un grand trou, un véritable manque. Un an de silence seulement interrompu par diverses annonces de mariages (Smith avec Mary, Porl avec la soeur de Robert) et des rumeurs de split et d’albums solo. Et puis, à l’automne 88, on apprend que Cure au grand complet est entré en studio, avec comme optique de repartir sur ses propres traces en créant un troisième volet aux deux mythiques perles de la cold wave passionnée que constituaient «Faith» et «Pornography». Le cult band le plus célèbre du monde en aurait-il terminé avec sa phase de pop ébouriffante et irrésistible qui marqua l’avènement d’une Curemania déferlant depuis 85 sur la France et la majeure partie du globe terrestre ? Précédé de l’annonce inquiétante du départ de Lol Tolhurst, le nouvel album, affublé d’un traditionnel titre énigmatique, «Disintegration», sortira le 2 mai. Plus d’une heure de musique d’une beauté presque oppressante, lente, où les notions de temps et d’impératifs commerciaux semblent totalement occultées. Simon Gallup, Porl Thompson, Boris Williams et Roger O’Donnell suivent, consentants, dans le sillage de la force supérieure qui entraîne Smith depuis le début : celle de Cure.
Fiction Records. Londres, un mercredi après-midi de printemps. Robert, en pleine forme et inchangé, est venu parler avec une grande fierté de son dernier né, flanqué comme à l’accoutumée de son inséparable ami et complice de toujours, Simon.

Robert Smith — A la fin de la tournée « Kiss Me Kiss Me Kiss Me», chacun des membres du groupe a éprouvé le besoin de respirer un peu. On ne s’est pratiquement pas vu pendant plus de six mois, à part moi et Simon. J’étais et je suis toujours vraiment satisfait de « Kiss Me... ». Je le ressens comme le catalogue réussi de toutes les possibilités du groupe. C’est d’ailleurs la seule cassette de Cure, avec «Standing On The Beach», que je garde en permanence dans ma voiture. C’est un album facile à écouter, beaucoup plus léger que nos anciens disques. Mais c’est aussi pour cette raison que j’ai eu envie de faire un album solo, retrouver une certaine intensité intimiste absente de la dernière formation en date. J’ai donc écrit quelques chansons dans cet esprit. J’avais de quoi faire un album, mais je n’en avais plus très envie car, entre-temps, le titre et l’idée directrice du prochain Cure m’étaient apparus : «Disintegration». Je désirais ardemment que le groupe enregistre de nouveau un disque aussi puissant et chargé d’émotion que «Faith». Tout dépendait des autres et, par chance, ils ont tous été sur la même longueur d’onde et se sont mis au travail.

R & F — Tous sauf Lol, semble-t-il, puisqu’il ne fait plus partie du groupe. Que lui est-il arrivé ?
R.S. — En réalité, même s’il est crédité sur l’album, ça fait deux ans qu’il n’est plus avec nous. Il était devenu impossible à vivre, tombant dans tous les excès. Et, d’un autre côté il n’apportait plus rien au groupe depuis des années.
Simon Gallup — Sans vouloir paraître méchant, je pense que ça vaut mieux pour tout le monde, dans l’optique de la tournée qui va s’amorcer, que Lol ne soit plus là. On en avait fait notre tête de Turc, mais c’était de sa faute...
R.S. — Lol était devenu une sorte de victime professionnelle. A la fin, c’était sa seule raison d’être et toute l’énergie du groupe passait dans l’art de le brimer. Depuis son départ, on a tourné deux clips et pas un instant il ne nous a manqué. Je dirais que nos rapports ont évolué de 3OO%, on discute de nouveau entre nous au lieu de sombrer dans les éternelles blagues scolaires. Lol savait très bien que ça finirait ainsi, mais il n’a rien fait pour redresser la situation. C’est triste, mais inéluctable.

R & F — Comment le nouvel album a-t-il été conçu ?
R.S. — De la même manière que «Kiss Me... », si ce n’est que cette fois-ci j’ai fourni à l’avance l’esprit, le ton et la couleur de l’album. Chacun a écrit des musiques, puis nous avons sélectionné les meilleures. Et, comme par hasard, ce ne sont que les miennes, à part une ou deux de Simon, que l’on a gardées, ha, ha ! En fait, à nous tous, on pourrait assurer musicalement l’équivalent de cinq albums par an. Mais nous sommes limités par mon incapacité à écrire des textes sur commande. J’éprouve de plus en plus de difficultés à écrire mes textes dans la mesure où je voudrais qu’ils soient toujours plus concis, plus lucides qu’auparavant.

R & F — Pourquoi ce titre, «Disintegration», et quel est le thème principal de l’album ?
R.S. — Le titre correspond à ce que je ressentais l’année dernière. Cette idée que l’on doit lutter en permanence afin de rester lucide ou cohérent alors que naturellement on a tendance à se laisser aller, à s’éparpiller, se désintégrer. Comme continuer à jouer ensemble, même si l’on n’enregistrait plus jamais de disques. Sinon, la chanson clef de l’album pourrait être « Closedown». Je trouve horrible la sensation que l’on devient inévitablement insensible en vieillissant. Quand on est jeune et naïf on subit sans arrêt des chocs émotionnels intenses. Tout ce que l’on gagne avec l’expérience, on le perd en sensibilité. Je souhaite réellement que cet album puisse provoquer de profondes émotions chez l’auditeur. J’étais vraiment heureux de constater que j’arrivais encore à pleurer en enregistrant certaines de ces chansons. Sincèrement, je ne pense pas qu’il y ait un seul groupe qui mette autant de son âme que nous dans ses chansons. Je ne laisserais jamais passer sur le vinyle une chanson dans laquelle je ne me serais pas complètement investi, et c’est pour cela que je ne renie aucun de nos disques. «Just Like Heaven» ou «In Between Days» sont des pop songs géniales, mais j’ai eu envie de retourner explorer les contrées encore vierges de « Pornography».

R & F — Par réaction à un Cure qui pourrait devenir victime de son énorme popularité ?
R.S. — Non. Je ne fais jamais ce genre de calcul. C’est drôle, car d’un côté j’ai une vision totalement lucide de l’histoire et de l’évolution du groupe alors qu’en
même temps la musique de Cure, à chaque album, s’est toujours faite instinctivement et naturellement. Je n’ai jamais eu de plan de carrière. D’ailleurs, même ce dernier disque n’est pas tel que je l’imaginais il y a six mois. Je le voyais dix fois plus dur et austère. Ce n’est pas parce que «Lovecats» ou «Close To Me» sont nos titres les plus populaires que je les place au-dessus des autres. Je sais seulement que c’est le genre de chanson que je devrais écrire si j’avais des velléités de décrocher un hit à tout prix.
S.G. — Je ne vois pas ce qui pourrait empêcher une personne qui aime «Head On The Door» d’apprécier tout autant «Disintegration» et vice-versa, puisque c’est encore notre cas.

R & F — Vous subissez une pression de la part des fans ?
R.S. —
Non. Notre instinct de saboteurs nous sert de garde fou devant les situations d’hystérie collective. D’autre part, Polydor a la bonne idée de toujours nous dire ce qu’on devrait faire pour ne pas être oubliés et qu’on devienne aussi gros que U2. Comme ça, il nous suffit de faire exactement le contraire. Tant qu’on nous oubliera régulièrement Cure s’en portera pour le mieux. On reçoit toujours énormément de courrier et, hormis quelques fêlés, nos fans nous respectent. Il s’agit plutôt de gamins réellement enthousiastes à l’idée d’un nouveau disque de Cure, notre musique leur apporte plus que n’importe quel autre groupe. De même manière que Simon et moi attendons avec impatience la sortie du prochain Kate Bush. Je lui écrirais bien une lettre si j’étais certain qu’elle me réponde...
S.G. — Moi, elle m’a envoyé une photo dédicacée, « For Simon - Love, Kate ». Je la garde sur ma table de chevet.

R & F — Et en dehors de Kate Bush, vous écoutez quoi comme musique ?
R.S. — Depuis «Kiss Me... », je me suis remis à acheter des disques. J’écoute tout ce qui sort. Il n’y a pas un seul petit groupe obscur dont je n’aie pas écouté la musique. Je me suis tout farci, même les pires, genre Front 242 ou Nitzer Ebb. C’est important de se remettre dans la peau d’un consommateur, même si je trouve tout ce que j’entends franchement horripilant. Heureusement, on a parfois une bonne surprise. J’ai découvert My Bloody Valentine et les Sundays, deux groupes géniaux. J’aime aussi beaucoup Sinead O’Connor et All About Eve. Par contre, j’ai été vraiment déçu par le dernier LP pourri de New Order, un groupe dans lequel j’ai toujours cru naïvement. Mary m’avait pourtant bien prévenu que j’avais tort, et je constate qu’elle avait raison. Avec «Technique», ils ont démontré qu’ils pouvaient n’être qu’un groupe médiocre de plus, dénué de toute rigueur et intégrité. A leur place, je n’aurais jamais pu sortir un disque aussi peu inspiré et paresseux. Au moins, si notre public n’aime pas «Disintegration», ce sera par réaction à l’esprit, à l’atmosphère et aux émotions contenus dans le disque, bref notre démarche, notre travail. Nos albums n’ont jamais été des fumisteries. Il y a une ligne de conduite Cure à laquelle tous les membres adhèrent inconsciemment. Boris tient la batterie sur l’album de Ian McCullough parce que c’est un artiste que l’on respecte. Ce n’est pas gênant pour Cure d’être associé à lui. Quand je vois New Order travailler avec les Pet Shop Boys, ça me fait gerber !

R & F — L’intégrité est une notion primordiale pour toi ?
R.S. — Oui, même si c’est complètement subjectif et difficile à cerner, je sais que j’ai des valeurs et des critères assez stricts. Dès qu’un groupe perd son naturel, se met à calculer ses effets ou sombre dans la facilité, il ne m’intéresse plus. C’est le cas de New Order, mais aussi de Morrissey ou The Fall qui ne savent plus quoi faire pour se rendre intéressants. On réclame sans arrêt Cure pour des concerts de charité, mais nous n’y allons jamais. Personnellement, je soutiens et verse de l’argent à pas mal de causes, mais je ne vois pas pourquoi, au nom d’un sentiment louable que l’on pourrait partager, je devrais m’associer à des gens qui me révulsent à tous les autres niveaux. J’ai l’impression que le droit à la haine est en train de disparaître. J’ai fait de la musique parce que je méprisais des gens comme Elton John ou Rod Stewart, et je ne vois pas pourquoi je changerais. Je pense même que je déteste encore plus de monde aujourd’hui, puisqu’aux gros cons institutionnalisés comme Queen sont venus s’ajouter toute une nouvelle génération, U2 et Simple Minds en tête. Je suis heureux qu’un groupe comme My Bloody Valentine puisse encore exister. J’ai l’impression d’avoir le même âge qu’eux. On sent qu’ils font leur truc et se foutent vraiment de tout le reste. C’est agréable de pouvoir écouter autre chose que nos disques, ha, ha !

R & F — C’est ce genre de groupe qui te donne envie de continuer ?
R.S. —
Ce serait plutôt le contraire. D’une part, il rehausse le niveau général et donc l’effort de création devient beaucoup plus difficile, et de l’autre, s’il y avait suffisamment d’artistes qui créaient une musique qui me touche, je n’éprouverais plus le besoin d’en faire moi-même. Et je pense que celle de Cure remplit encore cette fonction pour pas mal de gens. J’aime vraiment beaucoup ma musique. «Disintegration» est un disque que j’achèterais si je l’entendais dans un magasin.

R & F — Ça ne t’a jamais intéressé de produire d’autres groupes ?
R.S. — Oui, une fois. J’avais terriblement envie de produire les Sundays. J’ai trouvé leurs démos géniales et je voyais exactement ce que j’aurais pu faire avec eux. Mais je m’y suis pris trop tard. Sinon, je trouve que c’est très dur de s’investir dans le processus créatif des autres. Tous les artistes que j’aime sont comme moi. Ils veulent produire eux-même leur musique, et c’est normal. J’ai une idée très précise de la manière dont Cure doit sonner, mais pour un autre groupe, je n’en ai aucune idée. Mon expérience ne sert probablement que pour faire du Cure.

R & F — A quoi ressembleront les concerts de la prochaine tournée ?
R.S. — Ça dépendra des pays, selon notre degré de popularité. Dans les territoires où nous sommes bien établis, comme la France, nous ne jouerons que des nouveaux morceaux et quelques titres rares des vieux albums. On piochera dans un répertoire de base d’environ cinquante chansons. Comme d’habitude, on alternera des sets fun et dansants avec d’autres angoissants et vicelards. Et mon petit doigt me dit que ce seront plutôt ces derniers que l’on réservera au public français, ha, ha ! On aura avec nous toute l’équipe technique de la dernière tournée de Prince. Le plus drôle est que ce sont eux qui nous ont demandé de travailler pour nous alors que Simple Minds leur court après depuis des mois pour sa tournée, niark, niark !

R & F — C’est vrai que tu refuses désormais de prendre l’avion ?
R.S. — Ouais, plus jamais. Je ne prendrai plus que des cars, des trains ou des bateaux pour les tournées. Toutes ces nausées et ces malaises pour juste gagner un peu de temps, je ne le supporte plus. Je m’en fiche pas mal de perdre mon temps, si c’est pour mieux vivre. Je n’ai pas peur de mourir, je me suis fait à cette idée depuis longtemps. Mais je ne veux pas crever en avion, où j’ai horreur de l’absence totale de contrôle sur ce qui se passe. Nous avons un gigantesque car, comme une sorte d’hôtel roulant. Je vais enfin pouvoir apprécier et voir les pays qu’on sillonne comme des zombies depuis des années. Et je pourrai même rester au lit toute la journée si j’en ai l’envie !

R & F — Il paraît même que tu ne bois plus...
R.S. — J’ai mis un frein à ma consommation d’alcool parce que j’éprouvais le besoin de me sentir mieux. Je m’étais remis à picoler un peu trop pendant l’enregistrement de l’album, et j’étais complètement groggy juste avant Noël. J’essaie de rester sobre un moment, au moins jusqu’à mon anniversaire fin avril. Ensuite, ça risque d’être nettement plus dur.
S.G. — Moi aussi, j’ai un peu arrêté de boire...
R.S. — Menteur ! Pas plus tard qu’hier, t’étais encore torché à la vodka !

R & F — Cure serait-il redevenu le groupe cold et sérieux d’antan ? Qu’est-il arrivé au Cure rigolo et farfelu des vidéos de Tim Pope ?
R.S. — Rassure-toi, il est toujours bien vivant. On ne risque pas de devenir tristes et déprimants. Attends un peu le clip de «Lullaby». Il est un peu dans le même esprit que celui de «Close To Me». Un petit clip tordu et malsain rempli de bêtes et de monstres. Notre humour est toujours bien présent. Avec «Disintegration», j’ai simplement voulu voir si Cure était encore capable de produire un disque comportant une réelle substance, si nous possédions toujours la force d’exprimer et faire partager à nos auditeurs des sentiments profonds, un authentique frisson. Une sensation aussi forte que celle que l’on peut ressentir la première fois que quelqu’un que vous aimez vous embrasse violemment sur la bouche. C’est ce genre d’intensivité émotive et juvénile qu’il ne faut jamais oublier en vieillissant. Jamais.


Propos recueillis par
Hugo Cassavetti
dans Rock & Folk n°263 de mai 1989
© 1989 Rock & Folk. Tous droits réservés.

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