U N I V E R S I T Ă L I B R E D E B R U X E L L E S , U N I V E R S I T Ă D ' E U R O P E
DIGITHĂQUE
Université libre de Bruxelles
___________________________
MARX Jacques, éd., "Aspects de l'anticléricalisme du moyen ùge à nos
jours" in
ProblĂšmes dâhistoire du Christianisme
, Volume 18, Editions de
lâUniversitĂ© de Bruxelles, 1988.
___________________________
Cette Ćuvre littĂ©raire est soumise Ă la lĂ©gislation belge en
matiĂšre de
droit dâauteur.
Elle a été publiée par les
Editions de lâUniversitĂ© de Bruxelles
http://www.editions-universite-bruxelles.be/
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bibliothĂšques de l'ULB sont accessibles Ă partir du site
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Editions de l'Université de Bruxelles
PROBLEMES D'HISTOIRE
DU CHRISTIANISME
Edités par Jacques Marx
Publiés avec le concours du MinistÚre de l'Education Nationale
18/1988
ASPECTS DE L'ANTICLERICALISME
DU MOYEN AGE A NOS JOURS
Institut d'Ă©tude des religions
et de la laïcité.
Comité directeur
Président: H. Hasquin
Vice-Président:
J.
Marx
Secrétaire: A. Dierkens
Université Libre de Bruxelles
Institut d'Ă©tude
des religions et de la laYcité
ProblĂšmes d'Histoire
du Christianisme
ASPECTS DE L'ANTICLERICALISME
DU MOYEN AGE A NOS JOURS
Hommage Ă Robert Joly
Colloque de Bruxelles - Juin 1988
Edités par Jacques Marx
18/1988
Editions de l'Université de Bruxelles
Dans la mĂȘme collection
9.
Ă
Jean Hadot,
1980
13.
SĂ©cularisation,
Ă©d. MichĂšle Mat,
1984
14.
Luther: Mythe et réalité, éd.
MichĂšle Mat et
Marx,
1984
16.
Athéisme et Agnosticisme,
Ă©d.
Marx,
1987
17.
Propagande et contreÂ
propagande religieuses,
Ă©d.
Marx,
1988
©
1988 by Editions de l'Université de Bruxelles
Avenue Paul HĂ©ger 26 - 1050 Bruxelles (Belgique)
I.S.B.N.2-8004-0961-4
D/1988/0171/22
Imprimé en Belgique
ROBERT JOLY
Robert Joly est né le
1 2
mai
1922
Ă CarniĂšres, et cette origine gĂ©ographique a ampleÂ
ment dĂ©terminĂ© sa vocation d'enseignant, de savant et de militant laĂŻc. C'est dans un Ă©taÂ
blissement du fameux "Plateau", lĂ oĂč - avant mĂȘme la conclusion du Pacte scolaire -, on
n'enseignait que la morale laïque, qu'il a entamé sa carriÚre, à l'Athénée provincial du
Centre Ă Morlanwelz. Il y donnait des cours de latin, de grec, de culture grecque, et de
français, et cette expĂ©rience de l'enseignement secondaire n'a pas peu contribuĂ© Ă dĂ©velopÂ
per ce sens du contact humain qui devait ensuite le faire tant apprécier par ses étudiants.
Robert Joly a parcouru tout le
cursus,
puisqu'il est non seulement Docteur en PhilosoÂ
phie et Lettres, Agrégé de l'Université de LiÚge en
1950,
mais aussi, -ce qui est plus rareÂ
Agrégé de l'enseignement supérieur en
196 1 ,
et sa thĂšse d'agrĂ©gation sur le traitĂ© pseudoÂ
hippocratique
Du RĂ©gime
le plaçait d'emblée parmi les meilleurs connaisseurs. au plan
mondial, du
corpus
hippocratique.
AprÚs l'Institut Warocqué, l'Université de l'Etat à Mons l'accueille comme Professeur de
philosophie Ă plein temps en
1965,
et Charles Delvoye l'appelle" quasi simultanément
dans notre maison, à l'Institut d'histoire du Christianisme qu'il allait présider aprÚs Jean
Hadot: il y enseigna la patristique grecque et la philosophie de l'Antiquité tardive, et ses
cours ont constitué J'épine dorsale du programme mis sur pied par les fondateurs de cet
Institut unique au monde, puisqu'aussi bien, si les centres d'Ă©tudes des religions sont
innombrables, aucune de ces institutions ne repose sur les principes libre-exaministes
auxquels nous sommes attachés. Sa place y était comme d'avance prescrite, puisque chez
lui, - il faut le souligner -, la passion de J'étude et des idées est une conséquence directe de
son intĂ©rĂȘt critique pour les phĂ©nomĂšnes religieux. C'est la vigilance critique qui a fait de
lui l'helléniste dont les travaux unaniment estimés motivÚrent l'octroi du prix Th.
Reinach de l'Association des Etudes grecques en France. Philosophe et historien, il s'est
consacré à l'exégÚse des confluences entre la pensée païenne, d'expression grecque et
latine, et la pensée chrétienne, et de sa rigueur comparatiste témoignent les admirables
études qu'il a consacrées à Justin et aux apologistes grecs du deuxiÚme siÚcle. Ce qui
caractérise le mieux sa pensée et lui donne son tour original, c'est que la sagacité érudite
va ici de pair avec une véritable passion de la tolérance. Cette question fondamentale
inspire toute son oeuvre, depuis les
Propos pour mal pensants,
- publiés aux Editions
Rationalistes en
1961
-
, jusqu'à ses travaux sur l'intolérance catholique, en passant par
ses recherches sur la conversion de saint Augustin et la spécificité de la morale
chrétienne. Il n'y a pas d'hiatus, chez lui, entre le savant et le défenseur de la laïcité, et il
le prouve Ă suffisance en montrant Ă l'occasion des controverses Ă©thiques qu'inspire
l'actualité, l'autonomie de la morale laïque par rapport à un modÚle prétendument
chrétien.
- 6 -
Quiconque le connaI). et l'a entendu
dans
une de
ces
conférences contradictoires auxquelles
il
ne
refuse jamais son concours, sait que son aménité recouvre en fait une intransigeance
sévÚre, dÚs qu'il s'agit des principes.
n
est un trĂšs redoutable
debater,
dont la causticité, -
faite parfois de feinte naïveté -, fait mouche
Ă
tous les coups et sait capter l'adhésion du
public. Qu'il s'agisse de dénoncer les lieux communs éthiques dont la conscience
chrétienne a fait longtemps son mol oreiller ou de démonter les mécanismes insidieux
que dissimule l'apparat clinquant des théories parascientifiques, il mÚne le bon combat:
celui d'un esprit droit et libre, et par lĂ -mĂȘme ses adversaires lui rĂ©sistent mal, tant il est
vrai que la Vérité toute nue ne saurait s'emb
arras
ser du flou artistement pudique dont la
vĂȘtent les saltimbanques de fortune. Dans les rangs de ceux-ci, son humour dĂ©vastateur
fait des dégùts ...
Président du Centre interdisciplinaire d'études philosophiques de l'Université de Mons,
Directeur de la revue
RĂ©seaux,
il est Ă©galement dans
sa
région une figure marquante aussi
passionnée par la cause de la justice sociale que par cene de la vérité philosophique. Dans
l'un et dans l'autre cas, il a toujours été en connivence étroite avec les idéaux de l'ULB, et
il
y
a maintenu ce petit ton voltairien qui lui fait, par exemple, Ă©crire avec malice dans sa
"Petite histoire de l'Enfer"
(Probl. hist. christ.,
1972,
n,
p.
13): "Le
Moyen Age a cru
aussi que l'enfer chĂŽmait le dimanche, et mĂȘme
Ă
partir du samedi soir: les supplices
y
étaient provisoirement suspendus". On croirait la phrase échappée de la plume du baron
d'Holbach ou du curé Meslier, qu'il pratique d'ailleurs.
n
est effectivement, pour toutes
ces raisons, un
mal pensant,
et notre Institut ne souhaite pas se priver de ses impertiÂ
nences.
Le
Bureau de l1nstitut
PRĂSENTATION
L 1nstitut d'étude des religions et de la laïcité est heureux de présenter ici, en
hommage
Ă
son Président honoraire, le Professeur Robert JOLY, les
Actes
du
Colloque international qu'il a organisé les 2 et
3
juin
1988
sur le thĂšme de
l'anticléricalisme
vu
dans
une perspective
Ă
la fois historique et sociologique.
Le
programme du Colloque se présentait comme suit:
Jeudi
2
juin
M. Robert JOLY (Président honoraire de 11ERL)
Présentation de la problématique du colloque
M. Henri PLARD (ULB)
«Anticlérical. anticléricalisme:
évolution de ces termes»
M. Georges DESPY (ULB)
«Hérétiques ou anticléricaux?
Les
«cathares» au diocÚse de LiÚge avant 1300»
M. Franz BIERLAIRE (U. LiĂšge
-
ULB)
«Aspects de l'anticléricalisme au
XVIe
siÚcle»
âą
M. Hugh BOUDIN (Faculté de Théologie protestante de Bruxelles
-
ULB)
«L'anticléricalisme puritain: un paradoxe?»
âą
M. Henry MECHOULAN (CNRS)
«L'anticléricalisme d'Uriel
da
Costa et de Spinoza face
Ă
l'orthodoxie»
M. Bruno BERNARD (ULB)
«Variations sur un thÚme»
dans
l'historiographie belge des
xrxe
et
XXe
siĂšcles:
l'anticléricalisme de Patrice-François de Neny
( 1 7 16- 1784)>>
-
8
-
Vendredi 3 juin
M. Hervé HASQUIN (ULB)
«L'anticléricalisme économique au
xvme
siÚcle»
M. Lode PRENEEL
(K.
U. Leuven)
«Images de l'anticléricalisme. Une confrontation des sources cléricales et
anticléricales (1795- 1 8 14)>>
.
M. Georges WEILL (Archives de Paris)
«L'affaire Mortara et le problÚme des conversions forcées à l'époque du
Risorgimento (1 858- 1 861)>>
M. André MIROIR (ULB)
«Aspects de l'anticléricalisme libéral dans la Belgique du
XIXe
siÚcle»
M. Jean PUISSANT (ULB)
«Démocratie, socialisme et anticléricalisme, ou inversement
(Belgique
XIXe
siĂšcle)))
Mme Anne MORELLI (ULB)
«La caricature anticléricale.
XIXe_xxe
siÚcles: une continuité?))
M. José FERRER BENIMELI (Univ. de Saragosse)
«L'anticléricalisme en Espagne à l'époque de la guerre civile))
M. Alain DIERKENS
«ConclusioO))
L'ensemble des contributions au Colloque couvrait, Ă notre avis, la
plupart des secteurs oĂč pouvait s'exercer la menace d'une ingĂ©rence de l'institution
ecclésiale, tant du point de vue de l'exercice des libertés publiques que du
fonctionnement du pouvoir civil.
Un des objectifs du Colloque, aneint selon nous, fut de dégager la courbe
d'Ă©volution d'une problĂ©matique qui n'a souvent Ă©tĂ© pleinement perceptible qu'Ă
-
9
-
l'occasion d'affrontements portés à la connaissance du grand public avec fracas
(dans l'affaire Mortara par exemple). Au-delà , l'opposition du cléricalisme et de
son antonyme, doit en réalité se comprendre dans le contexte d'une durée vécue au
profil souvent Ă©tale.
Les lecteurs ne retrouveront pas ici toutes les communications présentées
Ă l'occasion de cette rencontre, qui donna Ă©galement lieu Ă de fructueux Ă©changes
de vues. Certains textes, en effet, ne nous sont pas parvenus dans les délais, et
nous ne pouvons que le regretter.
Le texte de M. Alain Dierkens, qui clĂŽture ce volume, esquisse les
conclusions qui semblent se dégager des diverses mises en perspective proposées.
Nous avons pensé qu'on pouvait lui conserver la spontanéité de l'exposé oral.
L'Ă©diteur
AU-DELĂ
ET EN
DEĂĂ
par
Roben
JOLY
Quand on consulte le fichier des matiĂšres d'une grande bibliothĂšque, par exemple,
à Bruxelles, celui de l'Albenine, on est étonné de constater qu'il y a vraiment peu de
livres dont le titre compone le terme
anticléricalisme.
Au moins notre présent colloque
enrichira une liste vraiment fon maigre.
Cette remarque un peu extérieure ne veut évidemment pas dire que le sujet soit
vierge! Les articles abondent et aussi des chapitres de livres plus larges. Ici mĂȘme,
l'Histoire de la Laïcité,
publiée sous la direction de Hervé Hasquin avec le succÚs que l'on
sait, contient un chapitre principal intitulé
La décadence du cléricalisme,
oĂč, vous le
pensez bien, il y a plus qu'à glaner sur l'anticléricalisme.
Le thĂšme du prĂ©sent colloque est une proposition du mĂȘme HervĂ© Hasquin,
immédiatement adoptée par le conseil de I1nstitut. Pas plus que d'autres, ce colloque ne
vise Ă couvrir tout le sujet.
TI
s'agit d'aspects de l'anticléricalisme, encore que nombreux
et importants.
La
limitation la plus palpable est que le
XXe
siÚcle ne sera pas largement traité
encore que les deux derniÚres communications l'abordent, chacune pour un secteur limité.
Nous avons cherché à éviter cette lacune, mais, dans les limites de temps
qu'impose l'organisation d'un colloque, nous n'y avons pas rĂ©ussi. Cest loin d'ĂȘtre un
drame si l'on en voit les raisons.
Le manque de spécialistes n'y est pour rien. Les intervenants de notre Université
qui ont choisi le
XIXe
siĂšcle auraient pu Ă©galement aborder l'Ă©poque vraiment
contemporaine, mais il ne pouvait ĂȘtre question de leur demander deux communications.
D'autres, d'ici et d'ailleurs, et cela est fort heureux, étaient déjà entiÚrement mobilisés par
l'échéance de l'an prochain, le bicentenaire de la Révolution française, qui fera l'objet, on
le
devine aisément, d'une foule
de
publications.
Laissons donc Ă un autre, futur et Ă©ventuel colloque, le soin de se centrer
- 12 -
dĂ©libĂ©rĂ©ment sur l'Ă©poque mĂȘme que nous vivons, disons depuis quarante ans, d'y analyser
un cléricalisme qui s'atténue progressivement, du moins dans nos pays occidentaux,
auquel fait face un anticléricalisme qui a forcément suivi une évolution analogue: le
clĂ©ricalisme a souvent l'anticlĂ©ricalisme qu'il mĂ©rite. Ce qui n'empĂȘche pas, aux
extrĂȘmes, certains survivants de vitupĂ©rer encore contre le clĂ©ricalisme d'il y a un demiÂ
siÚcle et plus, ni non plus certains esprits angéliques de juger le cléricalisme bien mort et
de considérer donc toute manifestation anticléricale comme sans réel objet et comme
archaĂŻsme regrettable.
Je serais, je vous l'avoue, trĂšs friand aussi d'un tel colloque et, pour me situer
clairement entre les deux extrĂȘmes que je viens d'Ă©voquer, je rĂȘve qu'il s'intitulerait:
«
Le
cléricalisme et l'anticléricalisme ne sont plus ce qu'ils étaient
».
Si notre colloque s'arrĂȘte un peu tĂŽt, il nous rĂ©serve, Ă l'autre bout, une surprise
bien agréable: celle de commencer, grùce à Georges Despy, en plein moyen ùge.
L'honnĂȘte homme se doute bien qu'au
XVIe
siĂšcle le problĂšme se pose, mais pour les
siÚcles antérieurs, il serait sans doute hésitant
Je me suis demandé s'il était possible de remonter encore beaucoup plus haut, par
delà le moyen ùge, à l'Antiquité.
Le
paganisme semblant exclu, la question se poserait pour les premiers siĂšcles
chrétiens, surtout avec le triomphe du christianisme, à partir de Constantin.
Auparavant, il ne pourrait s'agir que d'anticléricalisme
interne,
d'une opposition,
voire d'une certaine hostilité des fidÚles à l'égard du clergé, fortement structuré, on le sait,
depuis le
me
siĂšcle et mĂȘme plus tĂŽt.
Bien entendu, la littérature patristique ne cesse d'exalter le sacerdoce, le clergé,
mĂȘme s'il arrive qu'on doive regretter des faiblesses individuelles. C'est pourquoi je
voudrais signaler ici, mais seulement signaler, combien la pensée d'OrigÚne est en retrait
Ă cet Ă©gard.
OrigÚne est sévÚre pour la hiérarchie, à laquelle il oppose la hiérarchie spirituelle
de la sainteté. C'est le
pneumatique
qui est conducteur d'ùmes, qui remet les péchés, le
clerc (ordinaire) ne le peut que s'il est parfait. S'il est indigne,
il
ne peut communiquer la
grĂące. Au sens modeste du terme, tout chrĂ©tien est prĂȘtre et c'est pourquoi on ne peut pas
plus lui imposer le service militaire qu'au prĂȘtre paĂŻen: c'est l'argument qu'OrigĂšne rĂ©Â
torque à Celse. L'Eglise n'a suivi ni cette spiritualisation ni ce délayage du sacerdoce et
saint Augustin le dira clairement. Mais pour OrigĂšne, homme d'Ă©criture et non de culte,
seul le
gnostique
est vrai prĂȘtre.
On ne peut guÚre chercher quelque forme d'anticléricalisme externe avant le
IVe
- 1 3 -
siĂšcle et on risque de revenir bedrouille. Cest du moins ce qui m'arrive, ou presque, aprĂšs
quelques sondages qu'il faudrait évidemment systématiser.
Ce n'est pas que la cause premiÚre fasse défaut: il y a bien, dÚs le
IVe
siĂšcle, du
cléricalisme
trĂšs
caractérisé.
Que l'on songe, notamment,
Ă
l'attitude de saint Ambroise
Ă
l'égard de Théodose,
dans l'affaire de Callinicon. Des chrétiens y avaient mis le feu
Ă
une synagogue,
Ă
l'instigation de l'Ă©vĂȘque, ThĂ©odose rĂ©agit, exige que l'Ă©vĂȘque fasse reconstruire
Ă
ses frais,
Ambroise réclame l'impunité totale et l'obtiendra.
TI
raconte la scĂšne lui-mĂȘme dans une
lettre
Ă
sa
soeurl, AprÚs son sermon en présence de Théodose, il descend:
«
Cest de moi que vous avez parlé?
âą
me demanda l'empereur. Je répondis:
«
Tai dit ce que je croyais
devoir vous ĂȘtre utile,.. - cOui, reprit-il, l'ordre que j'avais donnĂ© de faire rĂ©parer
par
l'Ă©vĂȘque la synagogue
Ă©tait trop dur, mais je l'ai adouci. Les moines se portent
Ă
bien des excĂšs,.! Je restai debout quelque temps.
puis je dis
Ă
l'empereur:
«
Faites en
sorte
que j'offre pour vous
le
saint sacrifice en pleine sécurité. Déchargez
mon
Ăąme,..
L'empereur. assis. fit un signe d'assentiment, mais
sans
rien promettre formellemenL
Je
restai planté
devant lui.
Il
me dit qu'il corrigerait son rescriL Je lui demandai d'arrĂȘter immĂ©diatement l'instruction de
l'affaire .
.
.
D
me promit que la chose serait faite.
«
Tai votre parole? ., lui demandai-je. et j'insistai:
«
Tai
votre parole? ,..
- «
Vous l'avez
âą.
Alors
seulement je montai
Ă
l'autel, dont je ne me serais pas approché s'il
ne m'avait fait une promesse positive
âą.
Si ce n'est pas du cléricalisme, qu'est-ce que ce serait
27
Par contre, il est beaucoup plus difficile de cerner
dans
nos documents une réaction
proprement anticléricale contre des faits de ce genre.
Cest que, tout d'abord, ce cléricalisme sporadique est comme noyé dans une marée
beaucoup plus puissante, celle des interventions de l'empereur dans les affaires ecclĂ©siasÂ
tiques, de Constantin
Ă
ThĂ©odose et plus tard. Cest une pratique constante qui ne proÂ
voque de plainte que du cĂŽtĂ© des victimes, changeantes selon le moment. Julien luiÂ
mĂȘme, quoique avec modĂ©ration, interviendra Ă©galement
D'autre part, la littĂ©rature antichrĂ©tienne, oĂč on aurait quelque chance, peut-ĂȘtre, de
trouver une critique anticléricale, a trÚs largement disparu. L'opposant dont il nous reste
le plus, Celse, dans les années
170,
vient trop tĂŽt pour notre objet Du plus redoutable
des adversaires, Porphyre, il ne reste que des bribes et encore moins du livre de Julien
Contre les Galiléens.
Dans ce qui nous reste, nous voyons essentiellement les paĂŻens
défendre leurs traditions, réfuter les croyance chrétiennes, la Bible juive et le Nouveau
Testament, pourfendre la morale, la culture judéo-chrétiennes ...
Leur antichristianisme ne provient pas d'une incroyance, d'un athéisme: ce qui
serait une position moderne
Ă
laquelle, par extension, on accole souvent l'Ă©pithĂšte
- 14 -
d'anticléricale.
C'est tout de mĂȘme une phrase de Julien qui mĂ©rite d'ĂȘtre citĂ©e ici, comme lointain
avant-goût de ce que nous allons rencontrer dans nos deux journées.
Elle se trouve dans la lettre
1 14
(Bidez), datée du
1
er
août
362.
Cette lettre est
adressée aux habitants de Bostra. La ville est partagée en deux moitiés, chrétienne et
paĂŻenne. Il
y
a eu des violences sous Constance et maintenant la restauration paĂŻenne bat
son plein, avec des violences inverses sûrement. Julien exige la tolérance en faveur des
chrétiens mais - et c'est cela qui nous intéresse - il isole fermement le clergé chrétien
de la masse chrĂ©tienne et il l'accuse de fomenter des troubles dans son intĂ©rĂȘt:
" Qu'ils
(= les chrétiens)
tiennent leurs rĂ©unions tant qu'il leur plaira: qu'ils fassent pour eux-mĂȘmes les priĂšres
accoutumĂ©es; mais si le clergĂ©, pour ses intĂ©rĂȘts, leur prĂȘche la rĂ©bellion, que l'accord cesse; autrement, ils
seront punis
».3
J. Bidez paraphrase fort explicitement cette lettre :
«
les chrétiens n'ont rien
Ă
craindre de sa part ... Le seul danger que les Galiléens aient
Ă
appréhender vient de
l'arrogance de leurs Ă©vĂȘques, ces flĂ©aux de l'ordre public, toujours prĂȘts
Ă
remuer ciel et
terre afin de retrouver la toute-puissance qu'ils ont perdue ... »4.
Et pourtant, Julien rĂȘvait de doter son
«
hellénisme» restauré d'un clergé, d'une
hiérarchie ecclésiastique, dont il mesurait par ailleurs l'efficacité chez les chrétiens
..
.
,,5.
NOTES
1
Lettre 4 1 , §§ 27-28.
2
D'autres faits semblables ou pires sont relevés par Claude Rambaux
,
Les persécutions dans
l'empire romain,
in
Annales Latini Montium Arl'ernorum,
1987, nO 1 4, p. 7-26, surtout pp.
15
ct
1 6.
3
Edition Didez,
J,
2,
Les Belles Lettres,
1 924, p. 1 94.
4
Ibid.,
p.
126.
5
En dernier lieu Lucien Jerphagnon,
Julien dit l'Apostat,
Paris, Seuil, 1 986,
p. 150-151.
ANTIcLĂRICAL, ANTICLĂRICALIS ME : ĂVOLUTION
DE CES
TERMES
par
Henri
PLARD
Anticlérical,
dit le «Grand Robert» : «Opposé à l'influence et à l'intervention du
clergé dans la vie
et cite: «laĂŻque et anticlĂ©rical», «gouvernement anticlĂ©riÂ
cal». «Un
anticlérical, les anticléricaux»
: les adversaires de l'Eglise en tant que
p
uissance temporelle».
Anticléricalisme:
«Attitude, politique anticléricale». L'épithÚte et
le substantif sont relativement récents : ni l'un ni l'autre ne figurent dans la premiÚre
édition du Littré, en 1873. Selon Robert
1,
la premiĂšre attestation lexicographique de
l'Ă©pithĂšte est due Ă Pierre Larousse et remonte Ă 1866. En 1926, le
Dictionnaire général
de la langue française
d'Hatzfeld et Darmestetter
2
ignore «anticlérical» et
«anticléricalisme»; le premier de ces mots n'entre au dictionnaire de l'Académie qu'en
1932.
Bien entendu, le terme a dĂ» ĂȘtre quelque temps en usage avant d'ĂȘtre rĂ©pertoriĂ©.
René Rérnond, qui cite
l'Histoire de l'idée laïque
de M. Georges Weill, Ă©crit vaguement
que «l'épithÚte
anticlérical
aurait fait sa premiÚre apparition en France autour de 1852»3,
et que son usage se répandrait à partir de 1859: dans l'un et l'autre cas, le terme serait lié
aux débats autour du pouvoir temporel du Pape, à «l'irruption de la question romaine, ou,
plus exactement, sa résurgence dans la vie politique française, et les interventions
publiques de l'Ă©piscopat blĂąmant la politique italienne du gouvernement impĂ©rial». PeutÂ
ĂȘtre aussi cette date suggĂšre-t-elle une relation Ă l'affaire Mortara : sur cet ensemble de
questions, nous renvoyons au deuxiĂšme volume de
l'Histoire du Second Empire
d'Adrien
Dansette
4.
«Anticlérical» fait son entrée dans la seconde édition du Littré, avec une
référence intéressante: «Qui est opposé au parti clérical. La passion anticléricale.
Journal
officiel,
27 juin 1876, p. 4560,
Ire
col». D'oĂč l'on peut conclure que ce terme est
employé avec une nuance d'indignation dans des débats parlementaires autour des
pĂšlerinages de catholiques français Ă Rome, oĂč Pie IX se considĂšre comme prisonnier au
Vatican et s'en plaint Ă ses visisteurs français - c'est le temps oĂč l'on chantait, dans un
cantique Ă la Vierge: «Sauvez Rome et la France au nom du SacrĂ©-CĆur», querelles qui
aboutiront à la crise du 16 mai. Daniel Halévy cite dans
La fin des Notables
(VII,
Gambetta)
une réflexion «sagace» du
Correspondant,
dÚs 1871, donc fort tÎt: «Hors
l'anticléricalisme, la république manque de matiÚre premiÚre». «Pour les Républicains,
quels qu'ils soient, peuple, bourgeoisie, intellectuels, l'Eglise est l'institution qu'il faut
abattre»
(ibid.).
Dans cette crise du 16 mai, l'anticléricalisme tiendra une place bien
connue: Gambetta cite le slogan
de
son ami Peyrat: Le cléricalisme, voilà l'ennemi!»
- 1 6 -
(Chambre des Députés,
4 mai
1877.
Le
Correspondant
est catholique.)
En fait, et selon Michel Winock, Alphonse Peyrat, ancien séminariste, passé au
protestantisme, collaborateur d'Emile de Girardin et de Nefftzer Ă
La Presse
sous le
Second Empire, rédacteur en chef de
L'Avenir national,
anticlérical et républicain -
Peyrat se serait écrié en janvier
1876,
lors de la campagne des élections sénatoriales: «Le
catholicisme, c'est là l'ennemi !».
La
nuance est de taille; Gambetta Ă©vite de perdre des
voix, en bon «opportuniste», dans une France encore trÚs catholique, au moins
formellement.
n
distingue toujours le «cléricalisme», au sens indiqué par Robert, du
catholicisme, qu'il dit respecter '"
On peut se demander comment on appelait les adversaires de l'intervention de
l'Eglise catholique dans la vie publique avant qu'on parlùt des anticléricaux. «Clérical»,
«cléricalisme» sont bien plus anciens; Littré connaßt «clérical» dans un second sens,
péjoratif: «Qui est favorable au clergé, à l'Eglise. Le parti clérical. Tendances cléricales».
Selon le beau
Trésor
de
la langue française du
1 ïżœ
et du
2ïżœ
siĂšcle
(publié par le CNRS)S,
le terme apparaĂźt dĂšs
1815,
au sens de «dĂ©vouĂ© aux intĂ©rĂȘts du clergé», et Balzac
l'emploie en
1835
dans
Le
colonel Chabert.
Quant à «anticlérical», on utilise d'abord des
synonymes plus ou moins proches: à propos de l'affaire romaine, dans la séance de
l'Assemblée législative, le
18
octobre
1849,
il est question d'une «nouvelle réaction
antireligieuse» au cas oĂč Pie
IX
abandonnerait sa politique de réformes libérales, aprÚs
l'Ă©crasement de la RĂ©publique romaine; une dĂ©pĂȘche des Affaires Ă©trangĂšres au Cardinal
Antonelli, Secrétaire d'Etat, le
19
août
1849,
parle de la «faction démagogique», du parti
«démagogique» et non
anticlérical.
Sous le Second Empire, Veuillot Ă©crit dans
L'Univers
que «les catholiques paient pour soutenir une secte ennemie» - il veut parler de
l'Université: argument promis à un riche avenir
6.
Dans
Madame Bovary.
Homais est le
type illustre de «l'anticlérical», à telle enseigne qu'on ne manque jamais de le citer dans
les polémiques cléricales, et que des anticléricaux ont pu défendre le pharmacien
d'Yonville. Ses articles destinés au
Phare de Rouen.
alias
Le
Journal de Rouen.
ses
propos sur le Dieu des braves gens et du vicaire savoyard sont une parodie classique,
savoureuse et précise. Or, Flaubert n'emploie jamais le terme d'anticlérical, ni à propos
du pharmacien, ni de Bouvard et PĂ©cuchet, donc ni en
1857,
ni en
1880.
Mais dans la
«Copie de Bouvard et Pécuchet», naguÚre appelée le
Dictionnaire des idées reçues,
on
trouve un stĂ©rĂ©otype amusant sous le substantif «prĂȘtre» : «On devrait les chĂątrer.
Couchent avec leur bonne et ont des enfants qu'il appellent leurs «neveux»7. Un cas inÂ
téressant est celui de Baudelaire et de ses notes désobligeantes sur la Belgique. tenues du
17
juin
1864
au
22
janvier
1866
8
:
il
attaque grossiÚrement les anticléricaux belges, les
journaux de cette tendance et, par exemple, notre collĂšgue Altmeyer, professeur Ă
l'UniversitĂ© Libre et ami de Proudhon, et la fille de cet universitaire. Pour lui, la BelÂ
gique est le pays d'un anticléricalisme et d'un catholicisme d'une niaiserie également
Ă©paisse.
Or,
Baudelaire n'emploie jamais le terme
d'anticlérical.
qui pourtant s'imposerait,
s'il Ă©tait dĂ©jĂ d'usage courant : en gĂ©nĂ©ral, il Ă©crit «prĂȘtrophobe» et parfois
- 1 7 -
«jĂ©suitophobe». Si donc le terme existe, et c'est le moment mĂȘme oĂč Larousse l'atteste,
il n'est guĂšre encore connu. En
1 873,
Littré, nous l'avons vu, ne connaßt ni anticlérical,
ni
a
fortiori
anticlĂ©ricalisme, mais ce que nous appelons ainsi est dit, alors, «voltairiaÂ
nisme», «Esprit d'incrédulité railleuse
Ă
l'égard du christianisme», (Littré,
pe
Ă©d. vol. IV,
Paris
1 873,
p.
2539)
;
signalé, ainsi que «voltairien», comme un néologisme.
Le
sens
est toutefois sensiblement différent de celui d'«anticlérical»: il existe un christianisme
anticlĂ©rical, rĂ©pandu chez les protestants libĂ©raux, et mĂȘme un catholicisme anticlĂ©rical,
de tradition gallicane et janséniste, dont Rémond donne bien des exemples.
n
faut aussi
se souvenir que le terme de «voltairien» Ă©tait alors extrĂȘmement pĂ©joratif, dans le climat
de polĂ©miques violentes de cette Ă©poque oĂč l'on «bouffait du curé» et oĂč l'on Ă©levait le
SacrĂ©-CĆur, en expiation des «crimes» de la Commune, et, au pied des escaliers de cette
basilique
Ă
tous Ă©gards contestables, la statue du Chevalier de La Barre,
Ă
la vive fureur de
Léon Bloy. J'ai jadis déniché dans le grenier de mes parents une brochure d'environ
1900,
intitulée
Simples répliques du bon sens,
qui prétendait réfuter les arguments favoris des
anticléricaux, notamment des maçons, et dont la polémique volait trÚs bas. S'agissant de
Voltaire, on expliquait qu'il était mort en se disant damné, dans la terreur de l'enfer, et en
inangeant ses excréments - «idée reçue» chez les catholiques extrémistes, encore dans
les années
1930.
On notera que les «anticléricaux» (y compris le F.·. Gambetta, initié par une Loge
de Marseille, en
1 869) 9,
distinguent soigneusement l'anticléricalisme, dont ils font
profession, de l'anticatholicisme, de l'antichristianisme et de l'athéisme militant, qui vont
trĂšs loin chez certains socialistes, Proudhon et surtout Blanqui.
A
un CongrĂšs d'Ă©tudiants
qui se tient
Ă
LiĂšge, fin octobre
1 865,
le blanquiste Paul Lafargue proclame: «Guerre
Ă
Dieu!
Le
progrÚs est là », ce qui prend un tour plus militant que le cri de guerre lancé par
Peyrat et Gambetta. Bien entendu, les encyclopédies catholiques tendent
Ă
considérer
l'anticléricalisme comme un masque dont se couvre le visage infernal de
l'antichristianisme, ou de la guerre contre toute religion. Quant
Ă
la liaison entre
l'anticléricalisme et la franc-maçonnerie, autre stéréotype, il suffira de citer un passage de
LĂ©on Bloy,
Ă
la fois anticlérical et anti-maçon, dans
Le
Désespéré (1 886,
p.
1 36)
: «La
mofette maçonnique ou anticlĂ©ricale», Ă©crit-il, donc l'odeur de soufre qui trahit leur apÂ
partenance satanique, est encore moins Ă©cĆurante que la fĂ©tiditĂ© des «catholiques moÂ
dernes».
Le
terme d'anticlérical s'est longtemps employé en un sens violemment péjoratif
(ou plaintif, comme dans la citation du
Journal officiel
en
1 876),
et je me bornerai
Ă
citer
quelques exemples relevés par les lexicographes: Mauriac, constatant dans son
BlocÂ
Notes
de
1952- 1957
que l'anticlĂ©ricalisme est le ciment qui assure la cohĂ©sion du radicalÂ
socialisme, Ă©crivait en
1945
: «Le vieux prurit anticlérical travaille encore certains
épidermes». Dans
La grande peur des bien-pensarzts (193 1 ),
Bernanos tient que la distincÂ
tion subtile entre rĂ©gime anticlĂ©rical et rĂ©gime antireligieux, en soi Ă©quivoque, est deveÂ
nue «inutile ou mĂȘme dangereuse» depuis la loi sur l'enseignement du
27
juillet
1 884.
- 18 -
BarrÚs emploie les tennes «anticlérical, anticléricalisme» à diverses reprises dans ses
«Cahiers», par exemple
XII
(19 19- 1920)
: il constate l'efficacité de l'union sacrée, «la fin
des querelles religieuses, la fin de l'esprit sectaire et de l'anticléricalisme» : noter la
liaison des deux tennes : avant la derniÚre guerre, les épithÚtes le plus fréquemment liées
Ă
anticlĂ©ricalisme Ă©taient : anticlĂ©ricalisme primaire, ou vulgaire, ou surtout : antiÂ
cléricalisme (suranné) désuet. Mais ces critiques explicites ne sont pas uniquement le fait
des cléricaux de droite : en
193 1,
Bloch estime dans
Destin du SiĂšcle
que «les
anticléricaux se figurent que la religion est en déclin. Ces braves gens ne s'aperçoivent
pas que le sentiment religieux opÚre un mouvement tournant», diagnostic exact de ce
siĂšcle que GĂŒnter Grass a dit «barbare, mystique et ennuyé». Remarquable est la critique
du socialiste Romain Rolland, dans la série des
Jean-Christophe,
qui contiennent une
satire trĂšs dure des milieux universitaires de gauche - dont le cynisme et la sottise
désabusent le brave idéaliste allemand :
Dans la maison ( 1 909)
: «II avait un
anticléricalisme enthousiaste et crédule» : donc, anticléricalisme tend à signifier: naïveté
et ignorance, et Romain Rolland précise : «qui traitait toute religion, - surtout le
catholicisme, - d'obscurantisme, et voyait dans le prĂȘtre l'ennemi-nĂ© de la lumiĂšre» (p.
967).
Sommes-nous si loin de M. Homais
?
Le cri traditionnel : «A bas la calotte !» est cité par Littré
JO :
«Calotte.
Par
dĂ©nigrement, la calotte, les prĂȘtres, le clergĂ©. A bas la calotte». Le
17
janvier
18 15,
Ă ce
que raconte Jean-Louis Bory, la Raucourt, tragédienne célÚbre et qui, cas fréquent, avait
fort rÎti le balai dans sa jeunesse et était devenue pieuse, ses channes se flétrissant - la
Raucourt s'était vu, sitÎt cadavre et en dépit de sa fin édifiante, refuser le service
religieux; la foule parisienne, cinq
Ă
six mille citoyens ameutés rue Saint-Honoré, avait
assailli l'Ă©glise Saint-Roch, aux cris de «A bas la calotte ! Les prĂȘtres Ă la lanterne !
Qu'on fouette le curé sur les marches !» - et l'on avait contraint l'ecclésiastique à bénir
le cercueil et
Ă
célébrer une messe de Requiem; Paris, selon BOIy, était «aux trois quarts
voltairien»
Il.
A l'origine, le tenne
d'anticlérical
est donc souvent employé avec une connotation
négative: reproche, accusation, injure. Et, comme tant d'autres, il a été repris par défi et
a servi de banniÚre à des anticléricaux de la fin du siÚcle. Daniel Halévy cite dans
La fin
des notables
un passage des souvenirs de Mme Juliette Adam, Egérie du républicanisme
et de l'anticléricalisme des années
1 870 (Nos Angoisses)
: elle Ă©crit de Jules Simon, qui
fut ministre de l'Instruction publique en
1 870-1 873
: «11 donne des appoints, secrets mais
colossaux,
Ă
l'anticléricalisme». Jean Macé, créateur de la Ligue de l'Enseignement, lui
conseille d'«accorder à la droite tout ce qu'elle (lui) demandera», de «sacrifier au besoin»
Macé, ... «mais faites-nous une France délivrée des ténÚbres cléricales». A un niveau
inférieur et essentiellement commercial, on notera la fondation par Gabriel, Antoine
Jogand-PagĂšs,
1 854-1907,
alias LĂ©o Taxil, d'une
BibliothÚque anticléricale
soutenue par
une «Librairie anticléricale». Cette collection prospéra d'abord: six à huit pamphlets par
an, dont l'un intitulé
A bas la calotte.
contre Pie
IX,
fut tirĂ© Ă
1 30.000
exemplaires;
- 19 -
l'astucieux Phocéen avait rencontré Garibaldi
Ă
Marseille en
1870
et lui soutirait des
préfaces; Jogand-PagÚs disposait d'un excellent réseau de distribution, et d'un journal
intitulé
L'A mi-Clérical,
ainsi que d'une
Union Anticléricale,
qui affichait
17.000
membres en
1884.
La «BibliothÚque anticléricale)) , écrit Eugen Weber
12,
déversa sur la
France «toute une cascade de pamphlets)) aux titres croustilleux : «La maßtresse du pape)) ,
«Le Fils du Jésuite)) , «Le Pape femme)) , anticléricalisme épicé de «pornographie plus ou
moins affichĂ©e». Ainsi une Ă©tude sur «Jeanne d'Arc, victime des prĂȘtres)) , tendait
Ă
démontrer que ceux-ci, non seulement l'ont fait brûler, mais l'ont violée dans sa prison.
ProcÚs, amendes, mévente, mais surtout le retour en force des conservateurs, avant
les Ă©lections de
1885;
Weber cite des rapports de police qu'il a consultés dans son dossier:
«L'Ami-Clérical»,
dit l'un «qui a tiré
Ă
67.000
exemplaires, est maintenant
Ă
15.000
et
ne tardera pas
Ă
ĂȘtre
Ă
10.000» (25
avril
1880).4
janvier
1881
: «On ne l'accepte mĂȘme
qu'avec une trÚs vive répugnance dans le monde anticlérical militant. Tout le monde le
considÚre comme un vulgaire charlatan, et les anticléricaux sérieux estiment qu'il sert. par
ses inepties, la cause des cléricaux».
Le
RĂ©veil
signale, le 7 août
1882.
que «le sieur Léo
Taxil», condamnĂ© pour vol par les tribunaux, est «chassĂ© comme indigne de la FrancÂ
Maçonnerie)). Le Bulletin officiel du Grand-Orient, en janvier
1882,
commente: «Les
groupes de la Libre-Pensée étaient depuis longremps édifiés sur le compte du sieur Léo
Taxil, qui exploite simultanément la pornographie et la libre-pensée)). En mai
1884,
«son industrie de la librairie anticléricale» étant
Ă
bout de souffle, Mayer. de la
Lanterne,
lui refusait un prĂȘt de
5.000
francs, et Taxil mit la librairie au nom de sa femme, qui
déclara la faillite le
30
juillet
1884.
Le
24
avril
1885,
on le sait, LĂ©o Taxil abjura ses
erreurs, ferma la «BibliothÚque anticléricale», du reste en faillite depuis neuf mois,
supprima ses écrits antireligieux et se déclara résolu
Ă
racheter par son zÚle de néophyte
«un long passé de fautes contre Dieu et la religioO)). Chacun connaßt la suite, narrée par
Eugen Weber avec une verve que favorise le sujet.
Exit
le pornographe anticlérical. entre
en scÚne, de l'autre cÎté, l'illuminé, qui met une sourdine
Ă
la pornographie - mais n'y
renonce nullement: les rituels de réception imaginaires dans la maçonnerie palladienne se
prĂȘtaient, ainsi que les aventures de Sophie Walder,
Ă
des Ă©vocations croustilleuses - et
qui finit par ĂȘtre relevĂ© par le nonce apostolique de nombreuses excommunications. pour
ĂȘtre reçu par le Pape en personne, en
1894.
Mais, outre cette histoire divertissante, il a
existé en France, avant
1914,
un anticléricalisme populaire, soutenu par la revue
La
Calotte,
que fonda en
1906
André Lorulot (premier numéro:
14
septembre
1906).
En
1937,
dans la PremiÚre supérieure du lycée Henri
IV,
nous reçûmes des numéros de
propagande de
La Calotte,
qui, outre les «aventures du révérend PÚre Manganate»
(missionnaire et PÚre blanc) contenaient «La marche anticléricale)) ; elle se chante sur l'air
de
l'Internationale
et est due au chansonnier anarchiste Montéhus, célÚbre en France par
son hymne aux «braves soldats du 17e», qui avaient mis la crosse en l'air
Ă
BĂ©ziers,
refusant de tirer sur les vignerons en colĂšre. Je me souviens de ce texte:
«Nous
ne
serons plus vos victimes:
La
lumiĂšre
a
frappé
nos
yeux,
- 20 -
Et
nous
connaissons
tous vos
crimes,
Band(e)
de JĂ©suit(es),
marc
hands
d(e) Bon Dieu.
(Refrain) :
Cest
la
chute finale
De tous les calotins.
L'Anticléricale,
VoilĂ
notre refrain.
Cest
la
chute finale
De tous les calotins.
L'Anticléricale
Fera
le
mond(e) paĂŻen
!,.
L'anticlĂ©ricalisme devait finalement ĂȘtre l'objet de suspicions de la part des
socialistes, considéré comme un
red herring,
un leurre dont se servait la bourgeoisie
radicale-socialiste ou opportuniste, d'inspiration maçonnique, pour détourner le prolétariat
de ses véritables problÚmes.
De
fait, en
1881,
Gambetta avoue qu'il a assuré au Cardinal
Lavigerie, d'Alger, partisan du «Ralliement» de l'Eglise
Ă
la RĂ©publique, que
«l'anticlĂ©ricalisme n'est pas un article d'exportation»13. Jules VallĂšs , authentique rĂ©voÂ
lutionnaire, avertit la gauche : «La croisade contre le prĂȘtre n'est plus aujourd'hui la
guerre sainte ... Les soutanes dangereuses sont en queue de redingote», Gambetta et Ferry,
selon VallÚs, en menant une campagne anticléricale, cherchent astucieusement
Ă
détourner
les Ă©lecteurs de la question sociale 14. Jules Guesde, dans
Le
Socialiste,
Ă©crit en
septembre
1902
: «Dans l'anticléricalisme dont font parade depuis quelques temps nos
gouvernants ( ... ) le Parti Ouvrier Français ne peut voir qu'une manĆuvre de la classe
capitaliste pour détourner les travailleurs de la lutte contre la servitude économique, mÚre
de toutes les autres servitudes, politiques et religieuses» 15.
Le
P.O.F. rappelle aux
prolétaires, avec l'Internationale, «que l'affranchissement intellectuel ne peut pas précéder,
qu'il ne peut que suivre l'affranchissement économique et que, par conséquent, le seul
anticléricalisme sérieux en régime bourgeois est l'anticapitalisme» - résolution sur
l'anticapitalisme, adoptée par le P.O.F. au CongrÚs d'Issoudun, les
21-24
septembre
1902.
La
prétendue lutte anticléricale serait un exemple de «la duplicité de la classe
bourgeoise»
(Le
Socialiste,
3
octobre
1909);
rappelons la méfiance avec laquelle les
soÂ
cialistes - Jean JaurÚs et le vieux Communard Allemanne - se sont engagés dans
l'affaire Dreyfus, qui ne concernait pas le prolétariat, estimaient-ils : querelle entre
bourgeois, qui ne pouvait qu'affaiblir la classe dominante. C'est pour la mĂȘme raison
qu'ils se dĂ©sintĂ©ressent de l'anticlĂ©ricalisme, qui, en bonne logique marxiste, ne peut ĂȘtre
qu'une erreur, une tentative de modifier
l'Ăberbau
avant de rectifier les rapports de pro-
duction. Logique irréfutable.
.
ManĆuvre dĂ©noncĂ©e sarcastiquement par Faguet dans son ouvrage de
1906
sur
L'Anticléricalisme
selon ce bourgeois -libéral et partisan de la séparation de l'Eglise et
de l'Etat - l'anticléricalisme est l'argument démagogique qui permet au député de se
montrer «anticlérical résolu et opiniùtre» pour excuser ses insuffisances; en somme, le
- 2 1 -
prétexte, l'alibi, «la tarte
Ă
la crĂšme que l'on prodigue quand on ne peut pas en donner une
autre»; il prĂȘte
Ă
des conservateurs cyniques le raisonnement suivant : «C'est un
stupĂ©fiant qui ne nous coĂ»te rien et qui nous donne la sĂ©curitĂ©. AnticlĂ©ricalisme, amuÂ
sement du peuple et tranquillité des bourgeois»16. En sorte qu'Emile Vandervelde, comme
le rappelait un article de
M.
Hasquin, sera amené, dans ses
Essais socialistes
,
cette
mĂȘme annĂ©e
1906,
Ă
distinguer l'anticléricalisme dit «bourgeois» ou «vulgaire» de
«l'anticléricalisme socialiste»17;
Ă
l'un, «dérivatif stupide», il convient de préférer celui
qui, tout en respectant le sentiment religieux entendu en un sens vaste, rejette «les
religions d'autorité, les formes despotiques du sentiment religieux», mais
en
estimant que
cette victoire ne peut ĂȘtre obtenue que «par la suppression des inĂ©galitĂ©s politiques et
sociales dont elles sont le reflet», ce qui, sous une forme modérée, s'accorde sur le fond
avec des réflexions marxistes de Jules Guesde.
NOTES.
1
Le
Grand Robert,
Paris,
l,
p. 4 1 2.
2 l,
p. \07.
3
René Rémond,
L'anticléricalisme en France de
1815 Ă
nos jours,
Paris s.d. [ 1 976], notamment
chap.
l,
2: «Un mot récent» et «Un sentiment ancien».
4
Du
2
décembre au
4
septembre.
(Le
Second Empire
II),
(Littérature),
Paris s.d. [ 1 972], chap.
IV,
notamment pp. 173-1 84. (ouvrage fondamental).
5
Vol. III, Paris 1974, pp. 1 37-1 38. Donne des références importantes; et indique la fréquence
«absolue en littérature» des termes. Elle est faible pour «anticléricalisme» (55) et un peu plus
forte pour «anticlérical» ( 1 1 7); la raison en est que ces termes, d'usage si courant, relÚvent de
l'éloquence parlementaire ou de la polémique, non de la littérature
stricto sensu.
6
Dansette.
op. cit.,
p. 97,
7
Bouvard et PĂ©cuchet,
éd. Cl. Gothot-Mersch, Paris 1 979, p. 547, Autre stéréotype clérical sur
Voltaire : p. 555
:
«CélÚbre par son «rictus épouvantable. Science superficielle».
8
FusĂ©es. Mon cĆur mis
Ă
nu.
La
Belgique déshabillée,
éd. André Guyaux, Paris, 1986. Cette
édition donne tout le dossier de presse rassemblé par Baudelaire à l'intention de son livre sur la
Belgique; on
y
trouve des extraits de la presse anticléricale belge et des polémiques autour des
enterrements laïques, notamment du «Libre examen» (voir le répertoire, pp. 732-736).
9
Daniel Ligou
,
Dictionnaire de la Franc-Maçonnerie,
Paris, s.d. [ 1987],
p.
482.
\0
Op. cit.
l, p.
462, sens 2.
Il La
RĂ©volution de Juillet ,
Paris, s.d. [1972], p. 75.
12
Eugen Weber,
Satan Franc-Maçon.
La
mystification de LĂ©o Taxil,
Paris, s.d. [ 1 964]. «Le
Diable au XIxe siÚcle», sous le pseudonyme du
Dr.
Bataille, dont la Bibl. Albertine possĂšde un
exemplaire, revĂšle un aspect de Taxil et de son opportunisme auquel on n'a pas prĂȘtĂ© assez
- 22-
d'attention, selon moi: son antisémitisme. La thÚse fameuse du
judéo-maçonnique» s'y
trouve préfigurée.
13
Hans Maier ,
Revolution und Kirche
(2e éd. augmentée), ThÚse de Freiburg i. B., 1965, p. 264,
n. 48.
14
Cité par Henri Guillemin dans
<<Nationalistes et nationaux
1870-1940»,
Paris 1974, p. 22.
15
RĂ©mond,
op. cit.,
p. 2 19. Le chapitre est ironiquement intitulé
du peuple», allusion Ă
la formule fameuse de Karl Marx. Plusieurs textes exécutent des variations sur le thÚme: le peuple
a
faim; pour tromper sa fringale, on lui donne du curé à bouffer. En 1939 encore, une chanson alors
fameuse de Maurice Chevalier,
tout ça, ça fait d'excellents Français», définissait trÚs
justement les options idéologiques des officiers, selon leur rang :
colonel Ă©tait d'Action
française,
1
Le commandant était un modéré.
1
Le
capitaine prenait ses ordres au diocĂšse,
1
et le
lieutenant boulottait du curé ..
Le
colonel est officier de carriĂšre; le commandant un bourgeois
d'ùge mûr; le capitaine un petit-bourgeois bigot; le lieutenant un jeune professeur ou
classe dans laquelle se recrutaient les gros bataillons de J'anticlĂ©ricalisme, - celle des lecteurs fiÂ
dĂšles du
Canard enchaßné
et de
L'Ćuvre.
16
RĂ©mond,
op. cit.,
p. 220. Le livre de Faguet est de 1906. Professeur Ă la Sorbonne depuis
1897 et collaborateur de la grave
Revue des Deux-Mondes,
Faguet était, en politique, libéral, ce
qui lui a valu les fureurs de LĂ©on Daudet:
humble vis-Ă -vis des pouvoirs constiÂ
tués, il se donne des mines d'indépendance et collabore aux feuilles
L'EntreÂ
Deux-Guerres;
cité dans Léon Daudet,
Souvenirs littéraires.
( Paris, Grasset, 1968, p. 234).
Brichot est, comme toujours chez Proust, un type composite, oĂč sont entrĂ©s Faguet et BrunetiĂšre;
mais le ton à la fois disert, faussement mondain et pesamment pédant de Brichot parodie J'écriture
de Faguet.
Cf. op. cit.,
pp. 308 sq. et surtout 3 16-318.
1 7
Voir J'article d'Ho Hasquin, «Jules DestrĂ©e et la paix scolaire. Aux origines des dĂ©mĂȘlĂ©s du soÂ
cialisme avec les associations
dans
Hommages
Ă
Jean Hadot. Edités par Guy Cambier,
ProblĂšmes d'Histoire du christianisme, vol. 9, 1980, pp. 188-208 et notamment p. 204-206. Jules
Destrée admet, en 1921, que ses amis lui ont parfois «montré quelque froideur pour J'insuffisance
de (son)
ibid.,
p. 206. L'anticléricalisme est devenu en 1905 une telle banalité
que dans le roman de René Boylesve, paru cette année-là ,
L'enfant
Ă
la balustrade,
les conseillers
municipaux
d'un bourg somnolent de Touraine boivent, dans leur café favori,
(QuatriĂšme partie, chap. V).
HĂRĂTIQUES OU ANTICLĂRICAUX
?
LES
«CATHARES» DANS NOS RĂGIONS AVANT
1300
par
Georges DESPY
Il m'est évidemment impossible en une petite trentaine de minutes de réexaminer
tout un dossier considérable, celui des «hérétiques» et des «cathares» dans les anciens
Pays-Bas avant 1300. Il
Y
a une quarantaine d'années, dans un ouvrage qui reste un
monument de notre historiographie nationale, le P. de Moreau lui consacrait quelque
vingt-cinq pages
1
qui peuvent encore servir de point de départ
Ă
de nouvelles recherches:
c'est donc
Ă
une mise au point provisoire que je vais tenter de procéder, en reprenant
l'essentiel des progrÚs qui ont été faits, surtout au cours de ce dernier quart de siÚcle, en
me posant deux questions fondamentales sous un titre volontairement simplificateur,
voire provocateur, mais qui annonce d'emblée la maniÚre qu'il convient d'utiliser,
Ă
mon
sentiment, pour réinterroger les sources de l'époque. Ceux que les textes contemporains
appellent des «hérétiques» dans nos régions entre les environs de 1075 et ceux de 1 150 le
furent-ils vraiment? Ceux que les documents nomment des «cathares» entre les environs
de 1 150 et ceux de 1250 peuvent-ils ĂȘtre considĂ©rĂ©s vĂ©ritablement comme des hĂ©rĂ©tiques
assimilables au plan spirituel aux Cathares du Midi de la France?
Je n'examinerai, en la circonstance présente, que certains dossiers individuels ou
concrets relatifs au cĆur de la Basse-Lotharingie (Ă©vĂȘchĂ©s de Cambrai et de LiĂšge), laisÂ
sant de cÎté, faute de temps, d'une part le comté de Flandre et, de l'autre, les documents
plus théoriques ou généraux dont il n'est pas toujours sûr que le contenu s'applique
Ă
des
réalités de nos régions.
Le
premier cas traditionnellement attesté d'un hérétique dans nos régions est celui
d'un certain Ramirdus qui aurait
dans la région de Douai vers 1075 et qui fut
mis
Ă
mort
Ă
Cambrai en 1077. Les spécialistes ont longtemps hésité pour définir ses
positions: pour les uns, c'Ă©tait un cathare, pour d'autres un patarin, quand ce n'Ă©tait pas
un pseudo-donatiste ou un manichéen. Des recherches toutes récentes de mon collÚgue
Erik van Mingroot ont définitivement montré
2
que ce personnage, dont nul ne sait si
c'était un ecclésiastique ou un laïc habitant le village d'Esquerchin prÚs de Douai, s'était
fait prĂȘcheur de propos dits
praeter fidem
par une source unique,
un
bĂ©nĂ©dictin du CateauÂ
Cambrésis qui écrivait une cinquantaine d'années aprÚs les faits; qu'il s'était fait beaucoup
de disciples dans la rĂ©gion; que l'Ă©vĂȘque GĂ©rard
II
de Cambrai le cita
Ă
comparaĂźtre dans la
ville Ă©piscopale, oĂč il fut condamnĂ© pour sa
doctrina
et mis
Ă
mort par des serviteurs du
prélat qui le brûlÚrent vif dans une maisonnette qu'ils avaient incendiée. Mais le plus
important est qu'une lettre pontificale de Grégoire
VII
du 25 mars 1077 nous apprend ce
- 24 -
qu'étaient réellement les propos de Ramirdus : il prétendait, en fait, que les fidÚles
n'avaient plus
Ă
accepter de suivre les offices et de recevoir les sacrements de la part de
prĂȘtres simoniaques, mariĂ©s ou vivant en Ă©tat de concubinage. Bref. loin d'ĂȘtre un
«hérétique» et surtout un «cathare». c'était
un
grĂ©gorianiste convaincu, qui prĂȘchait contre
le clergĂ© simoniaque et nicolaĂŻte dans une partie de l'Ă©vĂȘchĂ© de Cambrai vers
1075.
Et
l'on a mĂȘme pu parler,
Ă
son propos, de «la fin tragique d'un honnĂȘte homme».
Exit
donc
Ramirdus des «hérétiques» de nos régions
Ă
la fin du
XIe
siĂšcle. Ce n'Ă©tait qu'un antiÂ
sacerdotaliste,
Ă
cause de l'image qui marquait le clergé séculier de l'époque. Bref. un
croyant «orthodoxe» qui ne mettait en cause ni point de dogme, ni point de foi et qui
était heurté par le comportement du clergé dans la société de son temps.
L'hérétique le plus célÚbre de nos régions au début du
XIIe
siÚcle est un dénommé
Tanchelme, dont le cas a fait couler des flots d'encre.
Le
document principal qui parle de
lui est une lettre de l'Eglise d'Utrecht
Ă
l'archevĂȘque de Cologne et qui lui fait de mulÂ
tiples reproches dans divers domaines et, pendant trĂšs longtemps, les historiens les plus
sérieux ont considéré qu'il s'agissait d'un véritable hérétique 3. Un coup de tonnerre éclata
en
196 1
lorsque mon Ă©minent collĂšgue, le chanoine De Smet, fit voler en Ă©clats
l'interprétation traditionnelle du cas de Tanchelme.
n
démontra d'une maniÚre définitive 4
que : le document émanait du chapitre cathédral d'Utrecht pendant une vacance du siÚge
Ă©piscopal entre
1 1 12
et
1 1 14.
détail chronologique dont on verra l'importance plus loin;
que les discours de Tanchelme, qui se fit beaucoup d'Ă©mules certainement en ZĂ©lande mais
aussi dans la région d'Anvers. portaient fondamentalement sur le fait que les fidÚles
devaient cesser d'assister aux offices de certains prĂȘtres et que les paysans devaient refuser
de payer les dĂźmes
Ă
certains curés de paroisses.
n
en découlait. pour ce qui concerne
directement notre propos, que Tanchelme n'a rien d'un véritable hérétique. C'est. tout au
contraire, un grégorianiste intégral. adversaire déchaßné des chanoines
Ă
prébendes et des
prĂȘtres simoniaques.
n
en découle aussi - et ceci est capital dans ce domaine. on
y
reviendra -qu'il faut se méfier comme de la peste des sources unilatérales. C'est
Ă
tort
que le chapitre cathédral d'Utrecht porte des accusations d'hérésie : ces attaques sont
inventées de toutes piÚces par des chanoines séculiers, impérialistes et anti-pontificaux.
contre un défenseur authentique de la
libertas
grégorienne en ce qui concerne le monde
canonial et le clergé paroissial. Bref, ce qui lui valut la haine des chanoines d'Utrecht,
c'Ă©tait le fait qu'il paraissait rĂȘver d'une sorte de «nouveau clergé» respectant les projets
grégoriens. Sans vouloir forcer la note. l'on peut raisonnablement conclure. comme dans
le cas précédent. que Tanchelme et ses premiers fidÚles n'acceptaient plus la place des
chanoines séculiers et des curés de paroisses telle qu'elle se présentait dans les premiÚres
décennies du
XIIe
siĂšcle 5.
Le
troisiÚme cas individuel, habituellement invoqué pour recenser les hérétiques
dans nos régions au
XIIe
siĂšcle, est celui de Jonas, curĂ© de Neder-Heembeek dans la banÂ
lieue rurale de Bruxelles et qui aurait été un vrai «cathare» vers
1 150.
Le
dossier est
Ă©tonnant et mĂ©rite une attention extrĂȘme car c'est. chronologiquement, le premier indi-
- 25 -
vidu
Ă
avoir été qualifié expressément comme «cathare» dans une source contemporaine
dont la date a fait problĂšme
6.
Il s'agit, en fait, d'une lettre par laquelle l'Ă©vĂȘque de
Cambrai communique une sentence rendue par la
curia
épiscopale en faveur de l'abbé de
l'abbaye norbertine de Dilighem contre
ce
Jonas qui prétendait détenir légitimement la
cure de Neder-Heembeek. Ce dernier fut débouté en justice au motif qu'il avait été établi
par des lettres des archevĂȘques Arnould de Cologne et Hillin de TrĂšves, ainsi que des
Ă©vĂȘques de LiĂšge Henri et Alexandre, que ces quatre prĂ©lats l'avaient fait auparavant
condamner dans des synodes Ă©piscopaux pour avoir Ă©tĂ© convaincu d'ĂȘtre cathare et
l'avaient frappĂ© d'anathĂšme. A la suite de quoi, l'Ă©vĂȘque de Cambrai excommunia Jonas et
le dĂ©clara indigne de dĂ©tenir un bĂ©nĂ©fice Ă©cclĂ©siastique, l'Ă©glise paroissiale de NederÂ
Heembeek devant revenir de droit
Ă
l'abbaye de Dilighem. En fait, aucun des auteurs qui
ont examiné ce document n'a mis en doute la qualification comme «cathare» dudit Jonas.
Tout l'effort d'érudition a porté sur la chronologie la plus précise possible du document.
D'oĂč il ressortait que ce Jonas aurait Ă©tĂ© condamnĂ© cinq fois comme «cathare» : par
l'archevĂȘque de Cologne Arnould de Wied
(1 1 5 1 - 1 1 56),
par l'archevĂȘque de TrĂšves Hillin
de Falmagne
( 1 1 52- 1 169),
par l'Ă©vĂȘque de LiĂšge Henri de Leez
( 1 145- 1 1 64),
par son
successeur Alexandre d'Oeren
( 1 1 64- 1 1 67),
par l'Ă©vĂȘque de Cambrai Nicolas
1 er ( 1 1 36-
1 1 67),
le jugement de ce dernier devant ĂȘtre situĂ© entre septembre
1 1 64
et juillet
1 1 67.
Certes, ce point paraßt définitivement acquis. Mais, pour le reste, n'est-on pas allé trop
vite en besogne en considérant, sans sourciller et sur la base d'une source unique et
unilatérale, que Jonas était effectivement le premier véritable cathare attesté explicitement
dans nos régions ?
Comment se fait-il que, condamné pour hérésie dans trois diocÚses, dont deux fois
dans celui de LiĂšge, il ait pu nĂ©anmoins devenir le desservant de l'Ă©glise de Neder-HeemÂ
beek ?
Il
devait ĂȘtre connu comme le loup blanc et il aurait rĂ©ussi, malgrĂ© ce passĂ© trĂšs
lourd,
Ă
obtenir une charge paroissiale dans la région de Bruxelles ...
Comment se fait-il que l'Ă©vĂȘque de Cambrai se borne
Ă
priver Jonas de toute dĂ©Â
tention de bĂ©nĂ©fice ecclĂ©siastique, sans autre poursuite ni chĂątiment, comme si le proÂ
blĂšme consistait simplement
Ă
vouloir se déb
arras
ser d'un gĂȘneur ...
Je pense que, dans cette affaire, il faut se pencher de plus prĂšs sur deux points cruÂ
ciaux de ce document plus que curieux. Tout d'abord il faut bien remarquer que l'action en
justice pardevant l'Ă©vĂȘque de Cambrai a Ă©tĂ© introduite par Jonas lui-mĂȘme ! Cest lui qui,
se disant occupant légitime de la cure de Neder-Heembeek, intente une procédure réguliÚre
contre l'abbé de Dilighem qui la lui conteste. Singulier comportement, plein de risque
dans le chef d'un «cathare» ... Ensuite, il faut observer deux points fondamentaux : l'on
n'a gardé aucune trace des quatre synodes épiscopaux ou archiépiscopaux qui l'auraient
condamné comme tel dans les années précédentes; et, surtout, on ne lui reproche
Ă
Cambrai rien qui touche
Ă
son enseignement et aux fidÚles qu'il aurait détournés. Etrange
«cathare introverti» qu'un prĂȘtre isolĂ© dans une paroisse rurale et auquel on ne peut
- 26 -
attribuer ni propos hérétiques, ni recrutement par prédication ... En fait, les accusations
contre Jonas viennent d'assertions formulées par l'abbé de Dilighem et c'est de ce cÎté
qu'il convient de se tourner.
Or il se fait que cette abbaye norbertine qui connut des débuts difficiles
7
reçut
précisément l'église de Neder-Heembeek en
1 155
sous l'abbé Henri qui démissionna de sa
charge peu aprÚs. Et c'est le nouvel abbé Hildebrand, qui lui succéda vers
1 1 60 8,
qui
voulut expulser Jonas de la cure de cette paroisse, ce dernier se dĂ©fendant donc en citant Ă
comparaßtre l'abbé Hildebrand devant l'ordinaire diocésain. Autrement dit, le problÚme se
posait dans les termes suivants : une abbaye norbertine en crise venait de recevoir une
église paroissiale toute proche mais occupée par un desservant nommé Jonas, lequel avait
été mis en place par le propriétaire précédent de cette église; le nouvel abbé, qui entamait
une politique de redressement de son monastÚre, voulut se déb
arras
ser dudit Jonas mais
celui-ci refusa de partir et tenta de dĂ©fendre ses droits devant l'Ă©vĂȘque de Cambrai. Pour
éliminer ce curé indésirable, l'abbé le fit accuser de «catharisme» et réussit ainsi à entrer
en possession réelle de la cure convoitée. Dans ce contexte, classique pour les abbayes
norbertines au
XIIe
siĂšcle, chaque fois qu'elles recevaient une Ă©glise paroissiale, il fallait
impĂ©rativement Ă©liminer le prĂȘtre local pour le remplacer soit par un chanoine de
l'abbaye, si l'église était proche, soit par un nouveau desservant nommé par l'abbé, si
cette église étai, tant soit peu éloignée. Dans ces conditions, que valent, à l'encontre de
Jonas, les accusations portées contre lui ? Bien peu à mon avis et je suis plus que tenté
d'éliminer le malheureux Jonas de Neder-Heembeek de la liste des hérétiques et surtout des
«cathares» dans nos régions au milieu du
XIIe
siĂšcle.
Si l'on passe des individus isolĂ©s - Ă savoir des prĂȘcheurs faisant des Ă©mules - Ă
des groupes plus nombreux peut-ĂȘtre de personnes taxĂ©es d'hĂ©rĂ©sie, le premier exemple
connu dans nos régions se rencontre à LiÚge en
1 1 35.
Deux témoignages contemporains
et indĂ©pendants l'un de l'autre, les Annales d'Aix-Ia-Chapelle et celles de Rolduc, rapporÂ
tent à cette date la tenue d'un concile à LiÚge devant lequel des hérétiques comparurent.
Premier fait capital à observer, ils sont expressément qualifiés comme
haeretici
et non
pas comme «cathares». Une premiÚre difficulté vient de ce que les sources sont, une fois
de plus unilatérales : elles émanent de chanoines tantÎt séculiers, tantÎt réguliers, qui
sont donc des «religieux orthodoxes» et elles énumÚrent des griefs vrais ou faux, nul ne
le saura jamais, contre ces hérétiques.
TI
suffit que ces derniers refusent les offices célébrés
ou les sacrements conférés par le clergé canonial ou paroissial en place pour qu'aussitÎt
les membres de celui-ci les accusent de vouloir mettre en cause les priĂšres et les
sacrements eux-mĂȘmes. Il risque donc d'y avoir lĂ une dĂ©formation volontaire et inÂ
téressée de la part des accusateurs.
C'est à ces hérétiques liégeois de
1 1 35,
dont on ne connaĂźt d'ailleurs pas le
nombre, qu'il faut rattacher un problĂšme difficile, celui d'une lettre adressĂ©e au SaintÂ
SiĂšge par l'Eglise de LiĂšge, laquelle demande au Souverain Pontife ce qu'il convient de
- 27 -
faire en pareil cas. Cette
Epistola ecclesie Leodiensis
a provoquĂ© bien des efforts quant Ă
sa datation. Comme elle est envoyĂ©e Ă un pape dont on ne connaĂźt que l'initiale du prĂ©Â
nom, à savoir la lettre «L.», on l'a longtemps datée de
1 144-1 145
(années du pontificat
de Lucius
n),
soit de l'année
1 145,
lors de la vacance Ă©piscopale entre le
23
mars, jour de
la mort d'Albéron
n,
et le
1 3
mai, qui fut celui de l'Ă©lection d'Henri de
Leez.
Puis elle fut
brusquement située entre
1 048
et
1054
à la suite d'une démonstration étonnante qui n'a
convaincu personne ! En
1 979,
dans un volume d'hommage à notre trÚs regretté collÚgue
Jean Préaux, j'avais tenté une autre datation : partant de la similitude frappante entre ce
que l'on dit des hérétiques liégeois aussi bien dans les Annales de RoI duc pour
1 1 35
que
dans
l'Epistola,
j'avais proposé de lire «1» plutÎt que «L» et de voir dans ce document une
lettre adressĂ©e par l'Ă©vĂȘque et les chanoines de Saint-Lambert de LiĂšge au pape Innocent
n,
en
1 135
par conséquent
9.
Cette hypothÚse n'a paru nullement saugrenue à deux de nos meilleurs spécialistes
en la matiĂšre qui m'ont mĂȘme corrigĂ© sur un point important :
l'Ecclesia Leodiensis
ne
peut ĂȘtre que le chapitre cathĂ©dral de Saint-Lambert Ă©crivant
sede vacante,
c'est-Ă -dire entre
le
30
mai
1 1 35
et le
22
mars
1 1 36
10.
Toutefois cette proposition vient d'ĂȘtre rejetĂ©e avec une vigueur hargneuse par un
jeune médiéviste liégeois de talent, M. Suttor
I l .
Ce n'est point ici l'endroit pour polĂ©Â
miquer sur cette affaire mais je me crois en droit d'insister sur un certain nombre de
points. Je ne m'attarderai pas sur le ton souvent discourtois de ce jeune chercheur : je le
mettrai sur le compte d'une pétulance juvénile et d'un dynamisme impulsif.
Pour ce qui est de la date de
l'Epistola,
M. Suttor en revient Ă une lettre adressĂ©e Ă
Lucius
n,
donc à la période
1 144- 1 145,
rejetant toute datation
sede vacante
12.
Or il se
fait que la lettre de
l'Ecclesia Trajectensis
relative Ă Tanchelme ne peut ĂȘtre datĂ©e que de la
vacance épiscopale à Utrecht et qu'elle émane, sans conteste, du chapitre cathédral du lieu
sede vacante,
ce fait ayant été démontré de maniÚre définitive par les chanoines
De
Smet
et Grauwen
13.
Par conséquent , je continue à penser qu'il faut dater
l'Epistola Leodiensis
ecclesie
de
1 1 35- 1 1 36
comme l'ont fait
H.
Silvestre et
W.
Grauwen, en la considérant
comme une lettre Ă©manant du chapitre de Saint-Lambert de LiĂšge
sede vacante
14.
Mais ce qui est plus important, c'est que M. Suttor, pour garder la date de
1 144-
1 145,
met en rapport le contenu de
l'Epistola Leodiensis
avec des Ă©vĂ©nements survenus Ă
Cologne en
1 143
I S .
Au point de vue de la méthode stricte, il me paraßt dangereux
d'utiliser des faits qui se sont produits dans un autre diocĂšse que celui de LiĂšge. Il faut
tout de mĂȘme rappeler que le pouvoir
d'inquisitio
- avant la mise en place de la grande
Inquisition, sur laquelle je reviendrai - est une prérogative épiscopale. On l'a d'ailleurs
bien vu dans les cas évoqués ci-dessus : Ramirdus d'Esquerchin a été traduit devant
l'Ă©vĂȘque de Cambrai parce qu'il exerçait dans le diocĂšse de celui-ci; Tanchelme a Ă©tĂ© accusĂ©
par les chanoines du chapitre cathĂ©dral dUtrecht parce qu'il avait prĂȘchĂ© dans le diocĂšse de
- 28 -
ce nom; Jonas de Neder-Heembeek a Ă©tĂ© inculpĂ© devant l'Ă©vĂȘque de Cambrai parce qu'il
desservait une paroisse située dans le diocÚse de celui-ci. Par conséquent, le chapitre de
Saint-Lambert de LiÚge n'a pu s'inquiéter de la présence d'hérétiques que dans le diocÚse de
LiĂšge et non point dans celui de Cologne. Je m'entĂȘterai donc et continuerai, comme
l'avait d'ailleurs suggéré à demi le P. de Moreau
16,
Ă mettre en rapport
l'Epistola eec/esie
Leodiensis
avec les événements relatés pour l'année
1 1 35
par les Annales d'Aix et de
Rolduc.
.
Reste un dernier point : c'est l'appellation de «cathares» utilisĂ©e depuis des dĂ©Â
cennies pour désigner les «hérétiques» liégeois du milieu du
XIIe
siĂšcle. Je serai, pour ma
part, infiniment plus prudent en cette affaire.
C'est que, tout d'abord, on l'a vu Ă suffisance, dans les cas concrets connus, ceux
que la hiĂ©rarchie ecclĂ©siastique en place dans nos rĂ©gions considĂšre comme des «hĂ©rĂ©Â
tiques» sont, en fait, des personnes qui refusent de dépendre encore d'un clergé qu'elles
contestent, non pas sur le plan de la foi, mais sur celui de son comportement, un clergé
urbain fait de prĂ©bendiers, un clergĂ© rural largement composĂ© de prĂȘtres «seigneuriaux».
C'est que, ensuite, il faudrait une enquĂȘte systĂ©matique sur l'emploi du terme
«hérétique» dans les sources du
XIIe
siÚcle de nos régions. Je n'en voudrais pour preuve
que deux exemples choisis au hasard : le
Triumphus Saneti Lamberti,
rédigé à LiÚge vers
1 1 45- 1 1 50,
insiste sur le fait que ce sont les fils de Saint Lambert qui luttent contre
toute «hérésie»
17
mais il faudrait savoir exactement ce que l'on entendait par lĂ Ă LiĂšge Ă
cette date
.
..
Car,
peu aprÚs, l'auteur de la Chronique de l'abbaye bénédictine brabançonne
d'Afflighem Ă©crivant vers
1 1 60,
ne dit-il pas qu'Ă la fin du
XIe
siÚcle dominait l'«hérésie»,
Ă savoir, dit-il explicitement, la simonie et le nicholaĂŻsme des prĂȘtres
18
?
C'est que, enfin,
l'Epistola eec/esie Leodiensis
avoue clairement la crainte fondaÂ
mentale du monde Ă©piscopal et canonial dans l'Ă©vĂȘchĂ© : il s'agit de la mise en place d'une
«contre-Eglise» qui voudrait en revenir à la pauvreté évangélique et qui se donnerait ses
propres structures.
TI
y aurait chez eux des fidĂšles, des prĂȘtres et des prĂ©lats, tout comme
chez nous,
sieut et nos
s'Ă©crient les chanoines de Saint-Lambert ...
Par ailleurs, depuis le siĂšcle dernier, presque tous les historiens des mouvements
de contestation dans l'Eglise de nos régions entre
1075
et
1 200
ont été obnubilés par le
mot «cathare» qui apparaßt dans la seconde moitié du
XIIe
siÚcle pour désigner parfois
certains de ces «hérétiques». Et, partant, de les assimiler, sans réserve aucune, sur le plan
de la spiritualité chrétienne avec le Catharisme du Languedoc.
Or
il se fait que le premier
analyste de ces mouvements dans le pays rhénan, Egbert de SchOnau
19,
qui Ă©crivit vers
1 1 60
des
Sermones adversus Catharorum errores,
atteste lui-mĂȘme qu'il n'y a aucun
rapport entre eux. Dans l'introduction de ses Sermons, il dit explicitement que les
hérétiques du diocÚse de Cologne sont appelés en langue vulgaire des cathares
(heretici
quos vulgo eatharos voeant)
et dans le premier paragraphe du premier sermon, il répÚte
- 29 -
bien que, en dialecte allemand, ces hérétiques sont dénommés cathares
(hos nostra GerÂ
mania cafharos appellat) 20.
Ce qui est bien confirmé par le cas de Jonas, évoqué plus
haut, qui fut
convictus heresi Cattorum,
formule qui implique une traduction du terme
«ketter» en une forme latine
Cattus.
Catharus
entre le Rhin et l'Escaut dans la seconde moitié du
XIIe
siĂšcle n'est donc
qu'un néologisme latin créé pour traduire le terme équivalent en moyen haut-allemand de
Ketter
ou
Ketzer,
c'est-à -dire tout banalement des «hérétiques» et non point des frÚres ou
des disciples du catharisme classique de la France méridionale.
Je ne prétends pas avoir absolument raison - mais j'ai la faiblesse de croire que je
n'ai pas tout à fait tort - en considérant que les «hérétiques» d'entre
1075
et
1200
dans
nos régions sont beaucoup plus des anti-sacerdotalistes que des hérétiques véritables : ils
rejettent le clergé en place bien davantage pour ses structures dans la société de l'époque
que sur des points précis de dogme ou de foi.
Et
voilà pourquoi je penche à les considérer
comme des «anti-cléricaux» en quelque sorte plutÎt que comme de vrais «hérétiques».
Faute de temps, je n'aurai pas le loisir de m'attarder sur les documents que
j'appelle «généraux», ceux qui traitent des hérésies de maniÚre globale dans nos régions.
Je me bornerai à prendre un exemple, celui qui est constitué des deux premiers textes
concernant l'un de ces mouvements dits hĂ©rĂ©tiques dans l'Ă©vĂȘchĂ© de LiĂšge, a-t-on dit
n
s'agit de deux piĂšces qui sont, l'une, le compte rendu d'un synode tenu Ă
Arras
en
1025
et
l'autre, une lettre de l'Ă©vĂȘque GĂ©rard de Cambrai Ă l'un de ses collĂšgues dont on ne connaĂźt
que l'initiale du prénom, à savoir la lettre «R.» et qui constitue un commentaire des
«actes» de ce synode. Pendant des décennies, l'on a cru que le destinataire de cette lettre
Ă©tait l'Ă©vĂȘque RĂ©ginard de LiĂšge.
Or,
il a été démontré définitivement que ce document ne
fut pas envoyĂ© Ă R(Ă©ginard) de LiĂšge, mais bien Ă R(oger) Ă©vĂȘque de ChĂąlons-surÂ
Marne
2 1 .
Par conséquent, il ne peut s'agir, en la circonstance, que d'«hérétiques»
champenois et non point liégeois ...
Dans ce domaine Ă©galement, des recherches devraient ĂȘtre poursuivies en essayant
surtout de savoir, malgré l'écran que constituent des sources unilatérales, ce qu'étaient
réellement ces «hérésies» du
XIe
siÚcle car elles paraissent bien attribuées à des chrétiens
authentiques qui se réclamaient des Evangiles et des ApÎtres.
Chacun sait que la lutte du clergé contre les hérésies changea de visage en
1232,
quand elle cessa d'ĂȘtre une prĂ©rogative Ă©piscopale pour devenir, sous certaines modalitĂ©s,
le monopole des Dominicains par la volonté du pape Grégoire
IX
:
l'Inquisition était née.
Beaucoup de recherches sur le terrain restent incontestablement Ă faire et je me
bornerai, faute de temps, Ă rappeler sommairement ce que j'ai
cru
pouvoir Ă©crire dans un
petit mémoire que j'ai eu le plaisir d'offrir en hommage à Jean Hadot en
1980.
n
s'agit de
la carriÚre du premier inquisiteur dominicain qui ait exercé dans nos régions, à savoir le
- 30 -
célÚbre Robert le Bougre
22.
Pour me bomer Ă l'essentiel, c'est-Ă -dire au thĂšme qui nous
retient aujourd'hui, je rappellerai un certain nombre de constatations qui me paraissent
Ă©videntes.
D'abord, quant au nombre global d'hĂ©rĂ©tiques dans l'archevĂȘchĂ© de Reims, qui
comprenait notamment les diocĂšses de Cambrai, Toumai et ThĂ©rouanne. D'emblĂ©e la difÂ
ficulté éclate : en avril
1 233,
le pape Grégoire
IX
le décrit comme une région infestée par
la gangrÚne hérétique mais un an plus tard, en février
1 234,
le mĂȘme Souverain Pontife
le présente comme ayant échappé au fléau de l'hérésie ! C'est que, dans le premier cas,
Grégoire
IX
répond à une lettre de Robert le Bougre qui veut absolument exercer dans
l'archevĂȘchĂ© de Reims, prĂ©tend
y
affirmer son autorité comme Inquisiteur et, par
consĂ©quent, assure qu'il est inondĂ© par l'hĂ©rĂ©sie. Mais, dans le second cas, le mĂȘme GrĂ©Â
goire
IX
rĂ©pond en reprenant une affirmation de l'archevĂȘque de Reims qui ne tient pas Ă
voir l'inquisiteur dominicain entrer dans sa province, parce que le monde Ă©piscopal Ă©tait
plus que rĂ©ticent devant le monopole de l'Inquisition accordĂ© par le Saint-SiĂšge aux DoÂ
minicains
23.
En ce qui concerne le nombre rĂ©el de personnes qui furent arrĂȘtĂ©es pour hĂ©rĂ©sie et,
parmi elles, celles qui passÚrent effectivement sur le bûcher, il faut les ramener à des
nombres infiniment moindres que ceux que la tradition attribue Ă Robert le Bougre. Une
centaine d'hĂ©rĂ©tiques furent arrĂȘtĂ©s, dont une soixantaine exĂ©cutĂ©s, au cours de ce que j'ai
appelé un «raid-éclair» au printemps de l'année
1 23 6
Ă Cambrai, Douai et Lille, pour
toute une rĂ©gion qui comprenait trois villes de plusieurs milliers d'habitants et dans laÂ
quelle des hérétiques furent interpellés non seulement dans ces agglomérations urbaines
mais aussi dans leurs banlieues rurales. Pour toute la Flandre, en dehors des groupuscules
de Douai et de Lille, aucune trace d'intervention de l'Inquisiteur Ă Bruges, Gand ou Ypres
par exemple. Pour tout l'Ă©vĂȘchĂ© de Cambrai, en dehors d'une poignĂ©e d'hĂ©rĂ©tiques arrĂȘtĂ©s
dans cette ville, aucun passage de Robert le Bougre dans les principales villes du Hainaut
ou du Brabant, pour la partie qui relevait de l'Ă©vĂȘchĂ© de Cambrai
24.
Quant au sinistre Ă©pisode du Mont-Wimer, prĂšs de ChĂąlons-sur-Mame oĂč le
23
mai
1 239,
trois ans plus tard, furent brûlés quelques cent-quatre-vingt-dix victimes, il
faut cesser de colporter une erreur souvent commise et qui consiste à présenter cette
tragédie comme la destruction froidement ordonnée par Robert le Bougre de toute la
population d'une localité qui aurait été un nid de Cathares et qui serait ainsi devenue «le
MontsĂ©gur du Nord». En fait, les suppliciĂ©s provenaient de seize diocĂšses - dont sĂ»Â
rement ceux de Tournai et de Cambrai - et ce sont ces seize prĂ©lats qui avaient euxÂ
mĂȘmes auparavant arrĂȘtĂ© ces hĂ©rĂ©tiques chez eux et les avaient fait conduire en ChamÂ
pagne
25.
Mais, ce qui est capital Ă mes yeux, que l'on retoume les sources de l'Ă©poque dans
un sens ou dans un autre, c'est qu'il est exclu de découvrir un lien quelconque entre ces
- -- - - - - ---
- 3 1 -
différents petits groupes d'hérétiques entre eux et moins encore, cela va de soi, avec le
catharisme du Languedoc. Aucun des documents relatifs aux activités de Robert le Bougre
dans
les anciens Pays-Bas en
1 236
et en
1239
ne dit mot des croyances, des pratiques et
moins encore d'une organisation quelconque de ces hérétiques qu'il fit comparaßtre devant
lui avec, d'ailleurs, la collaboration totale des autorités épiscopales et laïques.
n
est donc
rigoureusement impossible d'imaginer qu'il
y
ait eu une «église cathare structurée» dans
l'archevĂȘchĂ© de Reims dans la premiĂšre moitiĂ© du
XIIIe
siĂšcle.
Par ailleurs, les sources contemporaines sont muettes sur tout mouvement semÂ
blable en Hainaut, en Brabant, en Namurois ou dans la principautĂ© de LiĂšge. Bien enÂ
tendu, les recherches doivent ĂȘtre poursuivies dans ce domaine mais il est un phĂ©nomĂšne
curieux sur lequel il est important, me semble-t-il, d'insister : les Dominicains, qui
avaient installé des couvents dans bon nombre de nos villes dÚs les années
1 225- 1 230,
n'ont jamais joué de rÎle actif dans la lutte contre les hérésies, le fait a été prouvé en tout
cas pour le duché de Brabant et le comté de Aandre
26;
tout ce que l'on connaĂźt d'eux
concerne la prédication normale dans leurs églises urbaines.
Certes, les rĂ©flexions que vous venez d'entendre ne peuvent-elles ĂȘtre comprises
que comme une premiÚre esquisse devant un problÚme plus général dont
il
conviendrait de
reprendre l'étude de maniÚre plus large, plus systématique, plus complÚte : celui des
mouvements de contestation chez les fidĂšles dans les anciens Pays-Bas entre
1075
et
l 300,
non pas contre la religion chrétienne, sa foi et ses dogmes, mais contre le clergé
Ă©piscopal, canonial et paroissial qui en assurait le ministĂšre.
Depuis les environs de
1075,
l'Eglise ne cessait de parler de «pauvretĂ© apostoÂ
lique», de vie «à l'instar de l'Eglise primitive». Or, le clergé que voyaient les fidÚles dans
les villes et les campagnes de nos régions depuis la fin du
XIe
siĂšcle jusqu'au milieu du
XIIIe
était loin de correspondre à ces objectifs «grégoriens».
En ce qui concerne les chanoines dans les villes, la rĂ©forme proposĂ©e par le SaintÂ
SiĂšge - que ce soit
l'ordo antiquus
de la fin du
XIe,
que ce soit
l'ordo novus
du début du
XIIe
siÚcle - n'eut aucun succÚs. Les chanoines prébendés continuaient de prospérer et le
paradoxe a voulu que cette rÚgle dite de saint Augustin, destinée aux chanoines urbains,
ne fut appliquée à une grande échelle que par les Norbertins dÚs les années
1 120- 1 1 25
mais ce mouvement n'atteignit que les paroisses rurales acquises par les monastĂšres de
l'ordre de Prémontré. Par ailleurs, dans les villes, les ordres mendiants n'apparurent que
trĂšs progressivement Ă partir des environs de
1225
et encore ne fut-ce que dans certaines
agglomérations urbaines de nos régions.
A la campagne, bon nombre d'Ă©glises paroissiales restĂšrent longtemps pendant le
XIIe
et la premiÚre moitié du
XITle
siĂšcle aux mains des seigneurs locaux - hormis
celles qui étaient passées aux Norbertins et aux Cisterciens - étant dÚs lors desservies
par un clergé rural de qualité souvent douteuse.
- 32 -
n
Ă©tait naturel, dĂšs lors, que chez certains fidĂšles, tant Ă la campagne qu'Ă la ville,
qui avaient entendu parler de cet idéal de
paupertas apostolica
et qui n'en voyaient guĂšre de
traduction sur le terrain, se soient manifestées des attitudes de contestation que la
hiĂ©rarchie en place s'empressa d'appeler «hĂ©rĂ©tiques», mais que j'ai de plus en plus tenÂ
dance à qualifier d'anticléricales
27.
NOTES
1
Voir E. de Moreau,
Histoire de l'Eglise en Belgique,
t.
II, Bruxelles, 1 947, pp. 410-425 et
t.
III,
Bruxelles, 1 946, pp. 594-603.
2
E.
van Mingroot, "Ramihrdus de Schere, alias Ramihrd d'Esquerchin», dans
Pascua Mediae- .
valia. Studies voor Prof J.M. De Smet,
Leuven, 1 983, pp. 75-92. Il convient
de
rappeler que dĂ©jĂ
E.
de Moreau,
op.cit.,
t. II, pp. 74-76 et 410-41 1, portait un jugement semblable, ce qui n'empĂȘcha
nullement bon nombre de spécialistes de continuer
Ă
considĂ©rer Ramirdus comme un hĂ©rĂ©tique vĂ©Â
ritable aprÚs les années 1950
!
3
Voir ce qu'Ă©crivait
il
y a quelques décennies E. de Moreau,
op.cit.,
t. II, pp. 415-425.
4
J.-M. De Smet, «De monnik Tanchelm en de Utrechtse bisschopszetel in 1 1 1 2 -1 1 14», dans
Scrinium Lovaniense. MĂ©langes histor. E. Van Cauwenbergh,
Louvain, 1 961, pp. 207-234.
5
Voir, en dernier lieu, W. Grauwen, «Enkele notities betreffende Tanchelm en
de
ketterijen in het
begin van de 12de eeuw», dans
Analecta Praemonstratensia,
t. LVI, 1 980, pp. 86-92, lequel proÂ
pose fort judicieusement de bien distinguer Tanchelme, qui ne fut pas hérétique, de ses disciples
qui le devinrent peut-ĂȘtre aprĂšs sa mort en 1 1 15.
6
Sur ce personnage, voir surtout E. de Moreau,
op.cit.,
t.
III,
p. 594; J. Verbesselt, «De oudst
gekende pastoor van Neder-Heembeek was een ketter», dans
Eigen Schoon en de Brabander,
t.
XLIV, 1 96 1 , pp. 1 85- 1 86; P. Bonenfant, "Un clerc cathare en Lotharingie au milieu du XIIe
siÚcle», dans
Le
Moyen Age,
t.
LXIX, 1963, pp. 271-280; M. Suttor, «Le
Triumphus Sancti
Lomberti de castro Bullonio
et le catharisme à LiÚge au milieu du XIIe siÚcle», dans
Le Moyen
Age,
t.
XCI, 1 985, pp. 25 1 -252.
7
G. Despy, «Chapitres sĂ©culiers et rĂ©guliers en Brabant : les dĂ©buts de l'abbaye de Dilighem Ă
Jette», dans
Cahiers Bruxellois,
t. VIII, 1963, pp. 235-263.
8
M. Koyen, «Abbaye de Dielegem à Jette-Saint-Pierre», dans
Monasticon belge,
t. IV3, LiĂšge,
1 969, p. 695.
9
G. Despy, «Les Cathares dans le diocĂšse de LiĂšge au XIIe siĂšcle. A propos de l'Epistola LeoÂ
diensis au pape L.
(?)>>,
dans
Christianisme d'hier et d'aujourd'hui. Hommage
Ă
Jean Préaux,
Bruxelles, 1 979, pp. 65-75.
JO
voir les avis de H. Silvestre (dans
Revue d'histoire ecclésiastique,
t. LXXVI, 1 98 1 , pp. 706-
707) et du chanoine Grauwen
(op.cit.,
pp. 89-90).
I l
M. Suttor,
op.cit.,
pp. 238-250.
1 2
M. Suttor,
op.cit.,
pp. 243 et 248.
13
J.-M. De Smet,
op.cit.,
pp. 214-215 et W. Grauwen,
op.cit.,
pp. 89-90.
- 33 -
14
Voir ci-dessus note 1 0.
IS
M. Suttor,
op.cit.,
pp. 235-238 et 246-250.
16
E. de Moreau,
op.cit.,
t III,
p. 595.
17
M. Suttor,
op.cit.,
pp. 231 -232.
1 8
G. Despy, «Les Bénédictins en Brabant au XIIe siÚcle : la «Chronique de l'abbaye
d'Afflighem», dans
ProblĂšmes d'histoire du Christianisme,
t
1 2, 1 983, p. 67.
19
Sur ce personnage, voir M. Suttor,
op.cit.,
pp 257-258.
20
Edit. Migne,
Patrologie latine,
t
1 95, Paris 1 855, col. 1 3-14. A propos de Jonas, l'on peut se
demander si ce nom n'est pas le résultat d'une déformation
de
Johannes
due Ă des copistes ou Ă
des éditeurs anciens. En effet, ce prénom biblique n'est guÚre attesté en Occident que pendant les
Ixe et xe siĂšcles (voir M.-T. Morlet,
Les
noms
de personne sur le territoire de l'ancienne Gaule
du VIe au
XW
s.,
t II,
Paris, 1 972, p.
66).
2 1
Voir J.-M. Noiroux, «Les deux premiers documents concernant l'hérésie aux Pays-Bas», dans
Revue d'histoire ecclésiastique,
t
XLIX, 1 954, pp. 842-855 et E. van Mingroot, «Acta Synodi
Attrebatensis (1 025): problÚmes de critique de provenance», dans
Studia Gratiana. MĂ©langes G.
Fransen
Il,
t
XX, 1976,
pp.
201 -230.
22
G. Despy, «Les débuts de l'Inquisition dans les anciens Pays-Bas au XIIIe siÚcle», dans
ProÂ
blĂšmes d'histoire du Christianisme. Hommage Ă Jean Hadot,
t IX,
1 980, pp. 71- 104.
23 G.
Despy,
op.cit.,
pp. 92-93.
24
G. Despy,
op.cit.,
pp. 80-82 et 1 03.
2S G.
Despy,
op.cit.,
pp. 86-88.
26
Pour le Brabant, voir un mémoire de licence présenté à l'U.L.B. et malheureusement resté inédit,
celui de F. Brodsky,
/'Implantation des Dominicains dans l'ancien duché de Brabant (vers 1220-
J4()()).
Bruxelles 1 974 et, pour la Flandre, le tout récent ouvrage de W. Simons,
Stad en apostoÂ
/aat. De vestiging van de bedelorden in het graafschap Vlaanderen (ca. 1225-ca. 1350),
Bruxelles,
1 987.
27
Il Ă©tait exclu que je puisse, dans une intervention aussi sommaire : faire Ă©tat de toute la biblioÂ
graphie relative aux hĂ©rĂ©sies mĂ©diĂ©vales dans nos rĂ©gions et Ă leur rĂ©pression (on trouvera les rĂ©Â
férences fondamentales dans les articles cités ci-dessus, notes 6 et 22); indiquer toutes les pistes
à suivre, comme, par exemple, la circulation des idées dites «hérétiques» - dans laquelle la
Champagne semble avoir jouĂ© un rĂŽle majeur - ou leur pĂ©nĂ©tration dans certains milieux «priviÂ
légiés» - les ruraux d'une part et à coup sûr et, dans les villes, à partir des environs de 1 1 50, les
tisserands; évoquer le problÚme des béguinages que, pendant trop longtemps, on
a
inclus dans
l'histoire des hérésies (voir J. Ziegler, «The curtis beguinages in the Southern
Low
Countries»,
dans
Bulletin de l' Institut historique belge de Rome,
t
LVII, 1 987, pp. 3 1 -70); faire allusion aux
premiÚres images anticléricales dans la littérature bourgeoise dÚs le XIIIe siÚcle.
- 35 -
ĂRASME
Er
RABELAIS :
D'UN
ANTICLĂRICALIS ME L'AUTRE ?
par
Franz BIERLAIRE
Les dictionnaires et les encyclopĂ©dies religieuses rĂ©servent peu de place Ă
l'anticléricalisme. Ainsi le
Dictionnaire de théologie catholique,
qui ne lui consacre que
quelques lignes dans ses Tables générales : «On entend par anticléricalisme l'opposition
faite au clergé (catholique, en l'espÚce) pour des raisons légitimes ou illégitimes. On a
trouvé cette hostilité fonciÚre à l'égard de la hiérarchie et du sacerdoce déjà au Moyen Age,
plus fréquemment dans la période précédant la Réforme, d'une façon plus violente chez les
RĂ©formateurs, plus radicalement encore au XVIIIe siĂšcle, puisqu'il ne s'agit plus
seulement du clergĂ©, mais de la religion rĂ©vĂ©lĂ©e elle-mĂȘme»
1.
Cette brÚve définition est
le résumé de l'article un peu plus documenté paru dans
Catholicisme,
en
1948,
sous la
plume de
J.
Leclerc. Celui-ci fait la distinction entre l'anticléricalisme du dedans, qui
oppose les laïcs aux clercs, et l'anticléricalisme du dehors, qui attaque l'Eglise dans son
organisation hiérarchique, et il énumÚre quelques-uns des thÚmes préférés de
l'anticléricalisme : distinction entre clercs et laïcs, critiques contre l'avidité des clercs en
matiÚre de possessions temporelles, écart souvent lamentable entre l'idéal des ministres et
leur conduite réelle, remise en cause de la hiérarchie, négation de la valeur et de la
légitimité du sacerdoce catholique
2
âą
Ces thĂšmes, et quelques autres, on les retrouve jusqu'«au cĆur religieux du XVIe
siÚcle»
3.
Ainsi, chez Erasme, dont on est en droit de se demander comment il a pu ĂȘtre, Ă
la fois, «profondément pieux et farouchement anticlérical»
4,
ou chez Rabelais dont on a
pu Ă©crire que, dans le
Quart Livre,
«il cesse d'ĂȘtre, si jamais il le fut, un catholique
romain»
s.
L'évangélique Rabelais ne serait donc pas le «timide et prudent orthodoxe»,
nourri d'Erasme, mais beaucoup moins hardi, que nous présentait Lucien Febvre, en
1942,
dans
Le
ProblĂšme
de
l'incroyance au
XVIC
siĂšcle :
«Toutes les railleries, toutes les
critiques, toutes les attaques de Rabelais contre les théologiens, les moines, les nonnes,
les abus et les pratiques, elles sont dans Erasme, Ă©crit-il, elles sont mĂȘme d'Erasme», en
particulier l'Erasme des
Colloques,
«cette fine comédie aux cent actes divers», dont
Rabelais s'est servi amplement et sans vergogne
6.
Dans
l'Ichthyophagie,
rappelle L. Febvre, Erasme rĂšgle ses comptes avec
Montaigu, maison de force intellectuelle, repĂšre de pouillerie et de misĂšre indicible;
Rabelais voue ce collÚge à la vindicte du roi, à son exécration, sans avoir cependant
l'expérience personnelle
ni
le ressentiment justifié d'Erasme . Dans
Le
Sermon,
Erasme
s'en prend à un prédicateur, au nom rabelaisien de Merdardus, qui ressemble à s'y mé-
- 36 -
prendre à Maßtre Janotus de Bragmardo, envoyé auprÚs de Gargantua pour récupérer les
cloches de Notre-Dame
7,
symbole grotesque de ces théologiens d'un nouveau style qui
«ont accumulé tant d'érudition et tant de difficultés techniques, dit la Folie, que les
ApĂŽtres eux-mĂȘmes auraient besoin d'un autre Saint-Esprit s'il leur fallait discuter avec
eux»
8.
Sur les mĆurs des moines, «Erasme indique les thĂšmes, Rabelais les dĂ©veloppe»,
poursuit Lucien Febvre, qui a tort toutefois de mettre dans le mĂȘme sac les moines menÂ
diants du coUoque
Les Franciscains
et ceux du coUoque
L'Enterrement;
les premiers sont
de bons moines, les seconds des «vautours» s'abattant au chevet d'un mourant, comme
les rapaces que chasse, loin de lui, le vieux poĂšte Raminagrobis :
«J'ai. en ce jour. qui est le dernier et du mois de mai et de moi-mĂȘme, chassĂ© hors de ma maison. avec grande
fatigue et difficulté. un
tas
de vilaines. immondes et pestilentielles
bĂȘtes.
noires, bigarrées. fauves. blanches.
cendrées. bariolées. qui ne voulaient pas me laisser mourir tranquillement et qui. par frauduleuse morsure.
agrippements de Harpies, imponunités de frelons. lOutes forgées en l'officine de je ne sais quelle insatiabilité,
m'arrachaient à la douce pensée en laquelle je me reposais, contemplant et voyant et déjà touchant et goûtant le
bien et la fĂ©licitĂ© que le bon Dieu a prĂ©parĂ© Ă
ses
fidĂšles et Ă
ses
élus. en l'autre vie, en l'état d'immonalité.
9.
Erasme, dans
L'lchthyophagie,
conte l'histoire d'une nonne, violée par un jeune
homme et qui se garde d'appeler : la rĂšgle du silence avant tout. Rabelais connaĂźt cette
bonne sĆur; il sait mĂȘme son nom, qui n'est pas moins rabelaisien que celui de son
agresseur, le frĂšre Royddimet :
«Mais. dit J'abbesse. misérable que tu es. pourquoi ne faisais-tu pas des signes à tes voisines de chambre ? -
Je leur faisais
des
signes du cul tant que je pouvais. répondit la Fessue. mais personne ne me secouruL -
Mais. demande l'abbesse, misérable. pourquoi ne vins-tu pas me le dire et t'en accuser selon la rÚgle, aussitÎt ?
- Parce que. rĂ©pondit la Fessue,craignant de demeurer en l'Ă©tat de pĂ©chĂ© et de damnation. de peur d'ĂȘtre surÂ
prise
par
une
mon
soudaine, je me confessai Ă lui avant qu'il ne quittĂąt la chambre. et il me donna comme pĂ©niÂ
tence de ne le dire ni le dévoiler à quico
,
ue. Révéler
sa
confession aurait été un péché trop énorme et trop
détestable vis-à -vis de Dieu et des anges.
0.
Sur la paillardise des moines, Rabelais est beaucoup plus explicite qu'Erasme :
pour l'auteur de
Gargantua,
la seule ombre d'un clocher d'abbaye est fécondante
I l
!... Sur
leur ignorance, les deux humanistes s'en donnent Ă cĆur joie. L'abbĂ© qui, dans les
ColÂ
loques,
donne la réplique à une femme instruite, interdit strictement l'étude à ses moines.
FrÚre Jean a connu cet abbé : «Dans notre abbaye, nous n'étudions jamais, de peur des
oreillons. Feu notre abbé disait que c'est une chose monstrueuse que de voir un moine
savant»
1 2.
Erasme et Rabelais, qui ont eu l'expĂ©rience de la vie monastique, en dĂ©nonÂ
cent allĂšgrement les faiblesses et les tares.
La
Folie est féroce, lorsqu'eUe parle «des gens
appelés vulgairement religieux ou moines» :
«qualifications regrettables, car la plupart n'ont pas de religion et personne ne circule davantage que
ces
pré·
tendus
solitaires.
Ils seraient
d'ailleurs
les plus
malheureux
des hommes si
je ne leur venais en aide de mille
maÂ
niĂšres.
Bien que leur espÚce soit universellement exécrée au point qu'en rencontrer un par hasard passe pour un
mauvais présage. cela ne
les
empĂȘche
pas d'avoir la
plus
haute idĂ©e d'eux-mĂȘmes. D'abord parce que le comble
- 37 -
de la piété . leun yeux, c'est de pousser l'ignorance jusqu'. l'analphabétisme intégral. Ensuite, parce qu'en
braillant dans les Ă©glises
des
psaumes qu'ils comptent mais qu'ils
ne
comprennent
pas,
ils croient réellement
charmer l'oreille du
TrĂšs
Haut Plusieun d'entre eux savent parfaitement tirer parti de leur
crasse
et de leur quaÂ
lité. Ils crient
Ă
toutes les portes pour réclamer du pain, et ils assiÚgent panout auberges, voitures et bateaux,
au
détriment des véritables mendiants. Aimables penonnes qui prétendent, comme ils le disent, nous rappeler
la
vie des apÎtres par leur saleté, leur ignorance, leur grossiÚreté et leur impudence»
13.
On croirait entendre Gargantua expliquer à Eudémon pourquoi les moines sont
retirés du monde, et ce n'est pas seulement parce qu'«ils en mangent la merde, c'est-à -dire
les péchés, et qu'en tant que mange-merde on les rejette dans leurs latrines, à savoir leurs
couvents et leurs abbayes, écartés de la vie publique comme les latrines sont écartées de
la maison». C'est surtout parce qu'ils sont inutiles au monde, que les moines sont hués
et abhorrés : ils ne labourent pas, ne gardent pas le pays, ne guérissent pas les malades,
ne transportent pas les biens de consommation, ne prĂȘchent
ni
n'instruisent les gens; et
s'ils prient, - «sans y penser, ny entendre, dit Rabelais, et ce je appelle mocquedieu,
non oraison», - c'est par peur de perdre leurs miches et leurs soupes grasses
14.
Ici, Rabelais dépasse la satire anticléricale traditionnelle, qui s'en prenait aux
hommes, pas à l'institution, encore que Gargantua prenne soin de préciser qu'il entend par
moine, «un de ces oiseux moynes», qui est tout le contraire de FrÚre Jean.
Le
souhait de
ce
dernier fait de ThélÚme une contre-abbaye, au rebours de toutes les autres, non un
couvent idéal, mais un anticouvent
15.
Comme FrĂšre Jean est une des figures les plus sympathiques du roman rabelaiÂ
sien, les ecclésiastiques mis en scÚne dans les
Colloques
ne tiennent pas les plus mauvais
rĂŽles
16.
Si, par la bouche d'une femme instruite, il ridiculise un abbé de cour inculte qui
fait consister l'agrément de la vie dans les plaisirs du lit et de la table, dans le droit de
satisfaire ses caprices, dans l'argent et dans les honneurs, il met en scĂšne trois moines
modĂšles, deux franciscains et un chartreux, et un vieux chanoine qui mĂšne une existence
paisible et confortable, à l'abri du besoin et du scandale, aprÚs avoir été successivement
chanoine rĂ©gulier de Saint-Augustin (comme Erasme lui-mĂȘme), chartreux, bĂ©nĂ©dictin,
cistercien, brigittin et enfin croisier. Edifiant itinéraire que celui de ce personnage qui,
comme l'indique son nom,
a
vainement tout essayé pour atteindre une religion qui le
fuyait. Non moins édifiantes et tout aussi révélatrices des sentiments d'Erasme à l'égard
du monachisme sont les circonstances qui ont dĂ©cidĂ© de la vocation monastique de ParnÂ
pire : «Mon pÚre me déshéritait, j'avais perdu mon bien, j'avais perdu ma femme.
[
. . .
]
Bref, je songeai sérieusement à me pendre ou à me jeter quelque part dans un monastÚre.
[
.âą.
] - Je vois que tu as choisi le genre de vie le plus doux. - Non, j'ai pris celui que je
croyais alors le plus cruel, tant j'étais devenu pour moi un objet d'horreur». S'il en est
qui
se
laissent «arracher au siÚcle comme à un naufrage», il en est aussi qui, comme
Parnpire, choisissent le monachisme par masochisme. Qu'est en effet le monachisme,
sinon «un nouveau genre d'esclavage inventé sous le couvert de la religion»
?
Erasme ne
renie pas les propos tenus par un autre de ses personnages :
- 38 -
«Si l'on regarde la plupart des couvents, répond-il à ses censeurs parisiens, ce que dit le jeune homme n'est que
trop
vrai. U
oĂč l'on ne se consacre pas Ă J'Ă©tude des lettres
sacrées.
lĂ oĂč n'est pas la vigueur de l'Esprit, lĂ oĂč
l'on ne trouve pas
la
charitĂ© adoucissant tout, lĂ oĂč les chefs n'encouragent pas par J'exemple de leur vie, ne
reÂ
paissent
pas
les cĆurs de la parole divine et n'exhonent
pas
amicalement mais se contentent, avec un orgueil
plus que tyrannique, de commander et de sévir, qu'y a-t-il d'autre qu'un misérable esclavage sous le couvert de
la
religion ? Ailleurs, on peut assurément vivre pieusement; là , ce n'est pas possible. Et des monastÚres comme
ceux-là , il n'y en a que trop. un peu partout».
La
critique érasmienne du monachisme s'explique par la dégradation de l'idéal
monastique et par la décadence des monastÚres plus que par la vocation plus ou moins
forcĂ©e de l'auteur ou par son aversion pour la vie conventuelle. On peut d'ailleurs se deÂ
mander si ce n'est pas pour éviter que l'on se méprenne sur ses intentions qu'Erasme
s'intéresse surtout, dans les
Colloques,
aux couvents de femmes et aux vocations fĂ©miÂ
nines_ Il «ne blùme pas une chaste communauté», et il ne voudrait pour rien au monde
contrarier une vocation sincÚre et réfléchie, mais il met les jeunes filles en garde contre
les apparences trompeuses et il les avertit des risques qu'elles courent.
Monachatus 'non est pietas_
On connaßt la phrase célÚbre de
l'Enchiridion mi/itis
christiani_
Les moines n'ont pas le monopole de la piété, la perfection évangélique est
accessible à tous les chrétiens, car elle
ne
réside pas dans le genre de vie,
dans
le costume,
dans la nourriture, dans des pratiques qui conduisent à l'étouffement de la charité, dans des
cĂ©rĂ©monies dont la tyrannie s'oppose Ă la libertĂ© acquise au baptĂȘme_
La
profession
monastique n'est pas un huitiĂšme sacrement
17,
et mettre sa gloire
dans
ses vĂȘtements ou
dans sa nourriture, c'est agir en pharisien. Lorsqu'on lui reproche d'Ă©crire que la forme
d'esclavage oĂč des adolescents sont tenus dans les couvents est contraire Ă la doctrine de
l'apĂŽtre Paul, il se contente d'ironiser :
«Mais ce qui est contraire à la doctrine de Paul n'est pas nécessairement condamnable. puisque. bien que
l'ApÎtre nous ait donné J'autorisation de manger de tout, une constitution
de
l'Eglise nous a enlevé ce droiL Et
je ne sais
pas si saint Paul
approuverait, s'il le voyait, le genre de moines que nous voyons aujourd'hui».
Erasme veut ramener le monachisme à ses sources historiques et chrétiennes :
«Jadis, nous, les moines, nous n'étions que la partie la plus pure des laïcs». Si l'on
désigne par monachisme l'authentique mépris du monde, le christianisme vécu en
plĂ©nitude selon les consĂ©quences du baptĂȘme, tout chrĂ©tien est moine. Les trois vĆux
sont respectables, mais l'on peut tout aussi bien
y
ĂȘtre fidĂšle dans la citĂ© :
«Les moines vantent l'obéissance. Est-ce que cette venu ne sera
pas
tienne,
si
tu
obĂ©is Ă
tes
parents,
comme
Dieu
te
J'ordonne, si
tu
restes soumise Ă
ton
Ă©vĂȘque et Ă ton cuit ? Est-ce que
tu
manqueras à la pauvreté,
si
tout ce que
tu
possĂšdes est entre
les
mains de
tes
parents ? [ .
.
.
]
rajoute que
ta
chasteté ne courra aucun péril,
mĂȘme
si tu
vis sous le toit paternel. Que reste-t-i1 donc ?
Le
voile, une chemise de lin que l'on pone par-dessus
les
vĂȘtements au lieu de la porter sur
la
peau, certaines cĂ©rĂ©monies qui en elles-mĂȘmes ne conduisent
pas
Ă la
piété et ne recommandent personne au
Christ,
lui qui ne se soucie que de la pureté de l'ùme>>_
Ce
n'est pas seulement un jeune homme amoureux qui parle ainsi
dans
les
ColÂ
loques,
c'est aussi le poissonnier de
L'/chthyophagie
et mĂȘme un franciscain :
- 39 -
«Demande l
ton
parrain et l
ta
marraine quel engagement
tu
as pris au baptĂȘme. quelle robe
tu
as reçue. Et
tu te
plains
de
ne
pas
avoir
une
rÚgle humaine. alors que tu es soumis l Ia rÚgle de l'Evangile ? Tu désires
le
patroÂ
nage d'un homme, alors que tu as JĂ©sus-Christ comme patron ? N'as-tu contractĂ© aucun engagement l ton maÂ
riage ? Pense l ce que
tu
dois l
ta
femme, l
tes
enfants, l
ta
famille, et tu verras que ton fardeau est plus lourd
que
si tu
avais embrassé la rÚgle de saint François».
L'institution monastique, qui n'a cessĂ© de s'Ă©carter de ses premiers modĂšles Ă©diÂ
fiants, ne peut s'appuyer ni sur l'Evangile ni sur saint Paul : tout ce qui a trait
Ă
la proÂ
fession de moine est de droit humain et par conséquent réformable. En rappelant que les
vĆux de religion n'ajoutent rien aux engagements du baptĂȘme, Erasme propose un chrisÂ
tianisme universel, valable pour les laĂŻcs et pour les moines :
«Les moines lancent
le
retrait du monde et l'anachement au Christ.
Le
chrétien fait tout cela
au
baptĂȘme. et rien
ne se fait pieusement
dans
les
monastĂšres que l'on ne puisse faire ailleurs ou mĂȘme mieux. Qu'ajoute la profesÂ
sion de moine ?
On
change
de
prĂ©posĂ©, on dĂ©signe un lieu. on prescrit un vĂȘtement,
la
nourriture et certaines
choses humaines qui ne sont en elles-mĂȘmes
ni
bonnes
ni
mauvaises. de sorte que celui qui les observe n'est pas
nécessairement pieux, ni impie celui qui s'en détache. Affirmer cela, ce n'est pas attaquer la «religion», c'est
penser que cette religion, tous les chrĂ©tiens la professent au baptĂȘme».
L'opposition d'Erasme
Ă
la prétendue perfection monastique au nom de la doctrine
du baptĂȘme a fait couler plus d'encre que ses railleries, particuliĂšrement nombreuses dans
les
Colloques.
contre la cupidité des moines, leur goinfrerie, leur paillardise, leur
ignorance ou leur hypocrisie. Ainsi, les allusions
Ă
l'homosexualité qui rÚgne dans
certains couvents, c<sans compter d'autres pratiques que je tairai ici», dit un personnage,
semblent avoir moins indisposé ses censeurs que sa conception de la perfection
chrétienne, accessible
Ă
tous les baptisés.
C'est qu'Erasme, sans rĂ©clamer ouvertement la suppression des ordres monasÂ
tiques, met sérieusement en cause leur utilité et dénonce allÚgrement tout ce qui convainc
les moines de leur supériorité
Ă
commencer par leur habit :
«Celui qui pone une robe grise et une ceinture de chanvre est frĂšre de saint François; comparez les mĆurs, il
n'y a rien de plus opposé ! Je parle de la plupan. et non de tous. Ce langage peut s'appliquer à tous les ordres et
Ă tous les Ă©tats. De la dĂ©pravation des jugements provient une fausse confiance, et de celte mĂȘme source naisÂ
sent des scandales hors de propos. Qu'un franciscain qui,
par hasard,
aura perdu sa corde, se montre avec une
ceinture de cuir; qu'un augustin paraisse avec une ceinture de laine, ou que le moine qui doit ĂȘtre ceint marche
sans
ceinture. quelle abomination ! comme il est Ă craindre que les femmes n'avortent Ă ce spectacle ! Et, pour
de semblables bagatelles. quelle rupture de la charité fratemelle ! que de haines violentes ! que de médisances
empoisonnées !
Le
Seigneur crie contre cela dans l'Evangile. et l'apĂŽtre saint Paul en parle avec non moins de
force; les théologiens et les prédicateurs devraient tonner là contre.
[
..
. ) Essayez-vous d'Ă©branler cette fausse
doctrine. on crie Ă la sĂ©dition; comme si c'Ă©tait agir en sĂ©ditieux que de vouloir dĂ©truire par de meilleurs reÂ
mÚdes un état maladif qu'un médecin ignorant a longtemps entretenu et presque tourné en tempéramenl»18.
C'est le boucher et le poissonnier qui parlent ainsi, dans les
Colloques.
mais un
des franciscains mis en scÚne par Erasme n'est pas moins virulent dans sa réplique
Ă
un
aubergiste qui semble croire aux vertus curatives du froc monachal : «Ceux qui font
croire
Ă
ces choses sont des suborneurs ou des fous; ceux qui les croient des superstitieux.
- 40 -
Dieu ne distingue pas moins le vaurien sous le capuchon de saint François que sous la
capote du soldat».
Cuculla nonfacit
mona
chum
,
la formule figure dans les
Colloques,
oĂč
Erasme se moque effrontément des déviations de la dévotion que le peuple voue à l'habit
religieux, une dĂ©votion exagĂ©rĂ©e qui pousse les malades et les mourants Ă revĂȘtir l'habit
franciscain dans l'espoir d'une guérison. - «Crois donc si tu veux revivre», lance un de
ses personnages. Obsédés par la défense de leur habit, les censeurs laisseront passer cette
rĂ©plique, oĂč ils auraient pu trouver pourtant une rĂ©sonance luthĂ©rienne, celle-lĂ mĂȘme de
la justification par la foi
!...
Erasme croyait-il que l'extirpation du monachisme était nécessaire à la vie du
christianisme, comme l'en accuse Emile Telle dans un ouvrage qui fit grand bruit, en
1954,
Ă cause de son parti pris anti-Ă©rasmien
19 ?
L'humaniste n'est jamais allé jusque-là :
ce sont les cardinaux romains qui, en
1 537,
expliqueront au pape Paul
ID
que la réforme
de l'Eglise passe par la suppression des ordres monastiques ... et l'interdiction des
ColÂ
loques
d'Erasme
!
C'est que, dirait Emile Telle, - d'ailleurs, ne le dit-il pas
?
- Erasme
avait fini par faire admettre à un nombre considérable de chrétiens, et parmi les plus
influents, que l'on pouvait demeurer «catholique» et mĂȘme redevenir «vrai» chrĂ©tien en
abolissant le monachisme
20.
C'est trahir la vérité que d'écrire que le protestantisme d'Erasme est en essence
l'antimonachisme et quelquefois l'antichristianisme
2 1 .
II
serait plus juste de dire
qu'Erasme en vient
Ă
souhaiter la disparition d'une institution incapable de réaliser ses
prétentions spirituelles. L'Erasme de Telle est l'Erasme de ses adversaires, pas l'auteur du
colloque des
Franciscains
ou de celui du soldat et du chartreux, dialogues qui tendent Ă
prouver qu'il y a des monastĂšres - pas beaucoup certes - oĂč l'exercice de la vraie piĂ©tĂ©
est possible, qu'il y a de bons moines et mĂȘme des moines heureux. Emile Telle ignore
superbement le colloque des
Franciscains,
oĂč Erasme met en scĂšne des
Mendiants fortuÂ
nés,
en raison de leur idéal de pauvreté et de charité. Bouffons de ce monde, si nous
sommes vraiment ce dont nous avons fait profession, disent-ils, s'appliquant sincĂšrement
Ă mourir au monde pour vivre au Christ, ces moines-lĂ ne scandalisent personne par leur
conduite et par leurs propos et ils prĂȘchent quelquefois, comme le bon docteur
évangélique et le pédagogue dont parle Rabelais, quand il leur arrive de rencontrer des
pasteurs muets, comme le curĂ© du village oĂč ils se sont arrĂȘtĂ©s : «ll se prĂ©tend trĂšs insÂ
truit, mais tout ce qu'il a appris dans le domaine des lettres sacrées, il l'a appris sous le
sceau de la confession, de telle sorte qu'il lui est défendu d'en faire part aux autres».
Dans le conflit permanent existant depuis le
XIlle
siÚcle entre le clergé séculier et
les ordres mendiants, Erasme prend souvent la défense du plus faible :
«Vous vous ĂȘtes introduits dans
un
monde encore crédule, lance aux mendiants le curé du colloque
L'Enterrement.
Vous Ă©tiez humbles alors, car vous Ă©tiez
peu
nombreux: cenains d'entre vous Ă©taient mĂȘme
pieux et instruits. Vous avez d'abord fait votre nid
dans
les champs et dans les hameaux, puis vous avez Ă©miÂ
gré vers les villes les plus opulentes, avant de gagner les beaux quartiers de chaque cité. Il
y
a tant
de
cam-
- 4 1 -
pagnes qui ne peuvent nourrir un prĂȘtre : c'est lĂ qu'Ă©tait votre place. Maintenant, vous n'ĂȘtes que dans la maiÂ
son des riches. Vous lancez les noms des papes, mais vos privilĂšges n'ont de valeur qu'en l'absence de
l'Ă©vĂȘque, du curĂ© ou de son vicaire. Aucun d'entre vous ne prĂȘchera
dans
mon Ă©glise. aussi longtemps que je seÂ
rai vivant. Je ne suis pas bachelier. saint Martin ne l'Ă©tait pas et il portait cependant la mitre. Si je manque de
culture. ce n'est pas Ă vous que j'en demanderai. Est-ce que vous vous imaginez que le monde est encore stuÂ
pide
au
point de croire que tous ceux qui ponent l'habit de François ou de Dominique ont hĂ©ritĂ© de leur sainÂ
teté ? Est-ce que ce que je fais chez moi vous intéresse ? Ce que vous faites vous dans vos tanniÚres. comment
vous traitez les vierges consacrĂ©es Ă Dieu. mĂȘme le peuple le sait».
Mais s'il condamne volontiers l'ingĂ©rence des prĂȘcheurs dans la vie paroissiale,
Erasme n'hésite pas à se ranger du cÎté des moines, lorsque ceux-ci prennent la place de
prĂȘtres indignes de leur tĂąche. Contrairement Ă Rabelais, Erasme ne restreint pas aux
seuls moines les accusations abusives que les RĂ©formateurs allemands et genevois lanceÂ
ront contre les prĂȘtres et les moines, sans faire de distinction
22.
Par ailleurs, si Erasme
place les prĂȘtres, les Ă©vĂȘques, les cardinaux et les pontifes dans le premier des trois cercles
autour du Christ, centre de l'Eglise, centre de la société civile, il ne considÚre pas l'Eglise
comme une hiérarchie strictement formalisée :
«ll
y
en
a
parmi les moines, précise-t-il,
qu'à peine accueille le dernier cercle - et encore parlé-je des moines bons mais faibles.
Et il
y
en
a
parmi les veufs remariés que le Christ juge digne du premier cercle»
23.
Les attaques contre la papauté sont absentes des
Colloques.
La
Folie avait, il est
vrai, exprimé tout haut les sentiments d'Erasme :
«Supposons que les souverains pontifes, en leur qualité de vicaires du Christ, s'avisent de vouloir marcher sur
ses
traces et d'imiter sa pauvreté,
ses
Ă©preuves, sa doctrine. sa croix. son mĂ©pris de la vie. Supposons simpleÂ
ment qu'ils réfléchissent un instant à ce nom de pape. c'est-à -dire pÚre. qu'on leur donne. et à leur titre de trÚs
saint. Ne seraient-ils pas les plus affligĂ©s des hommes ? Ne jugeraient-ils pas que ce n'Ă©tait pas la peine de saÂ
crifier
tous leurs biens Ă acheter cette dignitĂ© suprĂȘme ? Sans parler du fer, du poison et de la violence qu'il leur
faut encore utiliser
dans
la suite pour la conserver.
Quelle faillite pour eux si jamais. un jour. la sagesse entrait
dans
leur cĆur ! Que dis-je : la sagesse ? II suffirait
d'un seul grain du sel dont parle JĂ©sus-Christ. A tant de richesses. d'honneurs. de puissance. de victoires. de
prébendes. de dispenses. de revenus. d'indulgences. de chevaux. de mules. de gardes et de plaisirs de toute
espÚce. avec quelle désolation. devinez-vous. ils devraient substituer les veilles. les jeûnes. les larmes. la
priĂšre. la prĂ©dication. l'Ă©tude. le repentir et mille autres misĂšres du mĂȘme goĂ»t. Que deviendraient tant de
scribes. de copistes. de notaires. d'avocats. de promoteurs. de secrétaires. du muletiers. de palefreniers. de
maĂźtres
d'hÎtel. de proxénÚtes .... j'allais prononcer un autre mot. mais je veux ménager vos oreilles. Cette foule
qui est Ă la charge du Saint-PĂšre, pardon. cette foule qui
a
des charges auprĂšs du Saint-PĂšre. cette foule innomÂ
brable se verrait sur le sable. Quelle cruauté ! Quelle abomination !
Mais quelle horreur plus monstrueuse encore de penser que les princes de l'Eglise eux-mĂȘmes, les vĂ©ritables
flambeaux du monde. pourraient ĂȘtre rĂ©duits au bĂąton et Ă la besace ! Ceux que nous connaissons n'y sont pas
exposĂ©s. Les travaux de leur charge. ils les remettent Ă saint Pierre et Ă saint Paul. qui ont des loisirs. Il garÂ
dent pour eux le faste et l'agrément. Grùce à moi. il n'est pas d'hommes au monde qui mÚnent une existence plus
agrĂ©able et plus exempte de soucis. N'ont-ils pas lieu de croire le Christ trĂšs content d'eux lorsque. revĂȘtus
d'ornements qui conviendraient mieux à la scÚne. ils se décernent, dans la pompe de leurs cérémonies. les noms
de BĂ©atitude. de RĂ©vĂ©rence et de SaintetĂ©. et lorsqu'ils consacrent les evĂȘques Ă grand renfon de bĂ©nĂ©dictions
et de malédictions ? Faire des miracles. c'est vieux jeu. cela n'est plus de notre époque. Instruire les popula-
- 42 -
tions est fatiganL Interpréter les Evangiles, cela regarde les gens d'école. Prier est oiseux. Verser
des
larmes,
c'est le propre des misérables
ou
des
femmes. Vivre pauvrement expose au mépris. Céder à quelqu'un est une
honte indigne d'un homme qui consent tout juste Ă se laisser baiser les pieds par les plus grands rois . Mourir
enfin est en soi chose peu agréable,
mais
mourir en croix, quelle infamie
1
[
.
.
.
]
Ces trĂšs saints pĂšres en JĂ©sus-Christ,
ces
vicaires du Christ ne déploient jamais
si
bien la force de leurs bras
que s'il s'agit d'atteindre ceux qui, Ă l'instigation du diable, essaient d'Ă©corner
ou
de
rogner le patrimoine
de
saint Pierre. «Nous avons tout abandonné pour
te
suivre,., dit cet apĂŽtre,
dans
l'Evangile. Et pounant, ils lui
attribuent en patrimoine des terres,
des
villes,
des
tributs,
des
douanes, un empire.
Dans
leur ardent amour du
Christ,
pour
conserver
ces
richesses, ils s'arment du fer et du feu et répandent à flots le sang chrétien.
Ils
croient
défendre apostoliquement l'Eglise, épouse du Christ, s'ils taillent en piÚces ceux qu'ils appellent leurs ennemis.
Conune
si les ennemis les plus dangereux de l'Eglise n'Ă©taient pas les pontifes impies qui, par leur silence, font
oublier le Christ, l'enchaßnent par leurs lois vénales, altÚrent
sa
doctrine
dans
des interprétations abusives et,
par leur vie scandaleuse, crucifient le Christ une
seconde
fois,.
24.
Si Erasme conteste le principe mĂȘme d'un pouvoir temporel dĂ©volu au successeur
de Pierre, s'il s'interroge sérieusement sur l'origine divine de la primauté du pontife
r0-
main et semble hésiter à ranger cette question parmi les articles de foi
25,
il
se soumet au
jugement de l'Eglise, l'important Ă ses yeux Ă©tant la maniĂšre dont le pape exerce son auÂ
torité. Les braves commerçants du colloque sur
l'/chthyophagie,
dont toute la conversaÂ
tion porte sur le problÚme de l'autorité législative de l'Eglise et de la valeur des lois
ecclésiastiques, tentent vainement d'y voir clair parmi la masse des opinions théologiques
qui mettent à la torture tant de chrétiens, mais ils placent tous leurs espoirs en Clément
VII, espĂ©rant que celui-ci aimera mieux consulter l'intĂ©rĂȘt de l'Evangile plutĂŽt que de
revendiquer en tout son droit : le chef de l'Eglise ne doit avoir d'autre ambition que la
gloire du Christ et le salut de tous les mortels
26.
On est loin, dans ce colloque, Ă propos
duquel on a pourtant écrit qu'Erasme aboutissait presque à une théorie du libre examen
27,
des attaques d'un Pierre Viret contre le mĂȘme pape : «Mais n'a pas estĂ© la ChrestientĂ©
eslevée en si grand honneur, qu'elle a eu un
filz
de putain pour son Dieu en terre, car le
Pape aément, qui a esté appelé Dieu en terre, et qui a esté le chef de la chrestienté
papale, n'a il pas esté un
filz
de putain,.
28.
Dieu en terre.
Pour Rabelais, comme le montre bien M.A. Screech,
ce
titre est
un
blasphÚme, puisqu'il fait d'une créature le rival du
vrai
et unique Dieu. Le pape du
Quart
Livre
n'est rien moins que l'Antéchrist et la religion des Papimanes, qui adorent les
DĂ©Â
crĂ©tales Ă l'Ă©gal de l'Evangile, n'est qu'une parodie de la religion chrĂ©tienne. Les DĂ©crĂ©Â
tales sont un contre-Ă©vangile; en mettant dans la bouche d'Homenaz un Ă©loge satirique de
toutes les institutions de la chrĂ©tientĂ© qui dĂ©rivent de cette source impure, Rabelais dĂ©Â
clare non évangéliques les ordres monastiques; les moyens employés pour les maintenir
financiÚrement; le patrimoine de saint Pierre; le pouvoir politique du pape; les universités
qui substituent à la Bible les livres des Décrétales, parce que, sans elles, leurs privilÚges
périraient. Rabelais s'en prend aussi au pouvoir des clefs, que le pape, successeur de saint
Pierre, s'arroge, et qui lui donnerait le droit de lier et de délier, de fermer aux infidÚles les
portes du Paradis; aux mérites surérogatoires, mis à la disposition de l'Eglise pour
appuyer les indulgences; au concept du Purgatoire - et surtout d'un Purgatoire sous le
- 43 -
pouvoir du
Deus in terris.
Si rĂ©el que soit l'aspect gallican de la satire d'Homenaz, RaÂ
belais parle autant en théologien qu'en satirique.
n
rompt totalement avec la papauté et sa
thĂ©ologie, ce qui ne veut pas dire qu'il cesse d'ĂȘtre chrĂ©tien ou qu'il entende quitter le giÂ
ron de la sainte Eglise catholique.
La
satire vise les partisans du pape, sans suggĂ©rer netÂ
tement que celui-ci revendique lui-mĂȘme la rĂ©vĂ©rence absolue due Ă un Dieu sur terre.
Par
ailleurs, Homenaz est raillé en tant que papimane, et non pas en tant qu'ecclésiastique
29.
L'anticléricalisme au XVIe siÚcle ? «Un paradoxe permanent et un défoulement
salutaire», écrit L.-E. Halkin, à propos de celui d'Erasme; une dénonciation de la caste des
prétendus spécialistes de Dieu, de l'introduction de l'esprit mondain et de la politique dans
l'Eglise, de la course éhontée des prélats vers les honneurs et vers l'argent, de la décadence
de la prédication, de l'abandon de l'idéal missionnaire, d'une conception
juridique, militaire et bureaucratique de l'Eglise
30.
Le
XVIe siÚcle ? «Un siÚcle qui veut croire»
31
ou qui, comme le poissonnier des
Colloques,
ne veut pas douter
32.
Un siĂšcle qui aimerait croire que pour ĂȘtre pieux, il
n'est ni nĂ©cessaire ni suffisant d'ĂȘtre moine, qu'il n'est interdit Ă personne d'ĂȘtre chrĂ©tien, Ă
personne de possĂ©der la foi, Ă personne mĂȘme d'ĂȘtre thĂ©ologien comme le proclame
Erasme, moine sĂ©cularisĂ©, prĂȘtre et thĂ©ologien, par la bouche d'un laĂŻc, d'un simple chrĂ©Â
tien, dans le
Banquet religieux,
oĂč il rĂ©affirme son souci d'une thĂ©ologie laĂŻque et vĂ©Â
cue
33.
Pas plus que celui de Rabelais, l'anticléricalisme d'Erasme n'est synonyme
d'irrĂ©ligion, ni mĂȘme hostilitĂ© voire indiffĂ©rence Ă tout clĂ©ricalisme
34,
mais réaction
contre un cléricalisme étouffant, plaçant la RÚgle au-dessus de l'Evangile pour constituer
une Eglise dans l'Eglise
35.
L'insistance avec laquelle certains historiens catholiques le montent en Ă©pingle,
les uns pour l'assimiler Ă de l'antichristianisme, les autres pour en souligner les aspects
positifs, témoigne de la permanence d'un conflit toujours latent au sein de l'Eglise, en
mĂȘme temps que de la pertinence d'un jugement de Lucien Febvre : «On retrouve et, de
son temps déjà , on retrouvait chez Erasme ce qu'on avait en soi»
36.
N'est-ce pas d'abord
pour cela qu'Erasme est toujours «parmi nous»?
NOTES
1
Dictionnaire de théologie catholique, Tables générales,
Paris, 195 1 , col. 1 82.
2
Catholicisme,
l I,
Paris, 1 948, col. 633-648.
3 L. Febvre, Au
coeur religieux du
xvIf!
siĂšcle,
Paris, 1957.
- 44 -
4
L.-E. Halkin,
Erasme parmi nous,
Paris, 1 987, p. 397.
5
M.A. Screech,
L'Evangélisme de Rabelais. Aspects de la satire religieuse au XVIe siÚcle,
GenĂšve, 1 959, p. 77.
6
L. Febvre,
Le ProblĂšme de l'incroyance au XVIe siĂšcle.
La
religion de Rabelais,
2e Ă©d., Paris,
1 947, p. 34 1 , pp. 334-335, p. 355.
7
Rabelais,
Gargantua,
chap. 1 9.
8
L.-E. HaIkin,
Erasme parmi nous,
p. 123.
9
Rabelais,
Tiers Livre,
chap.
2 1 .
\0
Rabelais,
Tiers Livre,
chap. 1 9.
Cf
v.
Develay,
Erasme. Les Colloques,
1.
II, Paris, 1 875,
p. 29O.
I I
Rabelais,
Gargantua,
chap. 45.
12
Rabelais,
Gargantua,
chap. 39.
13
L.-E. Halkin,
Erasme parmi nous,
pp. 1 24-125.
14
Rabelais,
Gargantua,
chap.
40.
1 5
M. Lazard,
Rabelais et la Renaissance,
Paris, P.U.F., 1 979, pp. 1 08- 1 09.
16
Le développement qui suit, avec les extraits des
Colloques,
est tiré de : F. Bierlaire,
Les ColÂ
loques d'Erasme : rĂ©forme des Ă©tudes, rĂ©forme des mĆurs et rĂ©forme de l'Eglise au XVIe siĂšcle,
LiĂšge-Paris, 1 978, pp. 1 60- 1 70 et pp. 244-254.
17
La formule est de L.-E. Halkin,
Erasme parmi nous,
p. 1 63.
1 8
Nous reproduisons la traduction de V. Develay,
Erasme. Les Colloques,
1.
II, Paris, 1 875,
pp. 3 14-3 1 5.
19
E.-V. Telle,
Erasme de Rotterdam et le septiÚme sacrement. Etude d'évangélisme matrimonial
au XVIe siĂšcle et contribution
Ă
la biographie intellectuelle d'Erasme,
GenĂšve, 1 954, p. 1 1 .
20
E.-V. Telle,
op. cit.,
p.
6.
21
E.-V. Telle,
op. cit.,
p. 1 1 .
22
M.A. Screech,
L 'Evangélisme de Rabelais,
p. 95.
23
Ph. Denis,
Le Christ Ă©tendard. L'Homme-Dieu au temps des RĂ©formes,
1500-1565,
Paris,
Ed.
du Cerf, 1 987, pp. 69-70.
24
L.-E. Halkin,
Erasme parmi nous,
pp. 1 1 9-1 2 1 .
25 HJ.
Mac Sorley, .. Erasmus and the Primacy o f the Roman Pontiff : Between Conciliarism and
Papalism,., dans
Archiv fĂT Reformationsgeschichte,
t
65, 1 974, pp. 37-54.
26
F. B ierlaire,
op. cit.,
p. 242 et p. 288.
Cf
v.
Develay,
op. cit.,
t.II, pp. 253-255 et p. 258.
27
J.-B. Pineau,
Erasme. Sa pensée religieuse,
Paris, 1 924, p. 234.
28
M.A. Screech,
op. cit.,
p.
78.
29
M.A. Screech,
op. cit.,
pp. 77-86.
Cf
Rabelais,
Quart Livre,
chap. 48
Ă
53.
30
L.-E. HaIkin,
op. cit.,
p. 1 63 et p. 435.
31
L. Febvre,
op. cit.,
pp.
490-50 1.
32
V. Develay,
op. cit.,
t
II,
p.
260.
- 45 -
33
F. Bierlaire,
Erasme et ses Colloques : le /ivre
d'une
vie,
GenĂšve,
1 977,
pp.
57-59.
34
J.-B. Pineau,
op. cit.,
p.
265.
35
L.-E. Halkin,
op. cit.,
p.
1 64.
36
L. Febvre,
op. cit.,
p.
350.
L'ANTICLĂRICALISME PURITAIN :
UN
PARADOXE ?
par
Hugh
R.
BOUDIN
Le puritanisme n'est pas un phénomÚne isolé dans l'histoire du christianisme). En
effet, d'autres mouvements en dehors des
XVIe
et
xvne
siĂšcles comme les Pauliciens, les
Lollards, les Cathares, les Albigeois ainsi que les Jansénistes ont aspiré à une certaine
pureté. Cependant aucun mouvement n'a exercé une influence aussi durable d'abord sur la
vie de la Grande-Bretagne ensuite sur celle de la Nouvelle-Angleterre que le puritanisme.
Complexité du terme et limites géo-chronologiques
Le terme n'a d'ailleurs pas de dĂ©finition unitaire. Une erreur qui a prĂ©valu jusqu'Ă
nos jours est de ne voir dans les Puritains que des moroses, des mélancoliques, des
insatisfaits, des ascĂštes Ă la triste figure guĂšre capables de conversation ou de contacts
humains. Cette connotation éculée ne rend pas la complexité du vocable qui relÚve autant
d'un non-conformisme intransigeant voire sectaire que d'un conformisme social plus
tardif. On se plaĂźt Ă parler d'eux comme
des protestants Ă outrance
menant une existence
austÚre, célébrant un culte sans apparat, désirant retourner à la simplicité du christianisme
primitif. Dans sa description la plus ramassée le puritanisme est un mouvement radical
de purification de l'Eglise et de la conduite individuelle. Rappelons que tout comme les
appellations, Chrétien, Quaker et Méthodiste, le nom «Puritain» à l'origine un terme
méprisant, devint pour cÚrtains un titre d'honneur.
Dans le temps et l'espace plusieurs groupes peuvent ĂȘtre distinguĂ©s.
1.
Les dissidents de l'Eglise anglicane
1 559-1 662,
2.
Les émigrés de la Nouvelle-Angleterre
1620- 1 630,
3. Les acteurs de la RĂ©volution puritaine en Angleterre
1 642-1 660,
4. La Nouvelle-Angleterre théocratique
1650-1 690,
5.
Le grand RĂ©veil avec Jonathan Edwards
1 730- 1 75(j2.
Nous ne traiterons ici que du premier groupe.
- 48 -
Rupture inconditionnelle avec Rome
En fait, ce que nous voulons avancer c'est que l'anticlĂ©ricalisme puritain s'est maÂ
nifesté en Angleterre à deux niveaux: tout d'abord contre l'Eglise catholique-romaine et
cela en alliance avec l'Eglise anglicane. Puis contre cette derniÚre quand il fut constaté
qu'elle portait toujours en elle «la fange des erreurs romaines». L'aspect bizarre de
l'attitude puritaine était que son penchant anticlérical se justifiait et s'alimentait par son
désir d'avoir une Eglise plus pure. Il s'agissait de s'opposer à l'Eglise infidÚle afin d'en
obtenir une meilleure, plus fidÚle et plus biblique, c'est-à -dire une sorte d'anticléricalisme
paradoxal.
Dans la premiĂšre phase le consensus Ă©tait patent entre puritanisme et anglicaÂ
nisme. On peut donc affirmer globalement que :
1. Tous deux voulaient une Eglise qui annonçait la grùce du Christ.
2.
Tous deux voulaient une Eglise institutionnalisée.
3. Tous deux voulaient une Eglise liée à l'Etat, selon des relations
variables, bien sûr.
4.
Tous deux maintenaient l'intercommunion avec les Eglises Ă©trangĂšres.
5.
Tous deux rejetaient la supprématie de l'Eglise romaine
3.
De
concert avec l'anglicanisme le puritanisme s'opposa Ă la papautĂ© et aux prĂȘtres,
insista sur le salut par la foi et sur la lĂ©gitimitĂ© des opinions individuelles. Se comproÂ
mettre avec Rome c'Ă©tait mettre en danger les acquis du protestantisme.
La
rupture d'avec
Rome devait ĂȘtre aussi complĂšte que possible. C'Ă©tait d'ailleurs une question sur laquelle
ni les Anglicans, ni les Puritains ne revinrent. Cependant la congruence avec l'Eglise du
Nouveau Testament devait ĂȘtre aussi parfaite que possible. Les Puritains passĂšrent
l'Eglise anglicane au crible de ces conditions bibliques. C'est au sein mĂȘme de l'Eglise
Ă©tablie oĂč plusieurs d'entre eux avaient assumĂ© des fonctions importantes que le grand
nettoyage se poursuivit. A leurs yeux la puretĂ© de l'Eglise vĂ©ritable revenait Ă prĂȘcher la
parole purement, administrer les sacrements sincĂšrement et exercer la discipline
ecclésiastique, c.-à -d. admonester et corriger les fautes justement.
Le
critÚre utilisé pour établir cette authenticité ecclésiale était l'institution de
l'organisme par le Seigneur lui-mĂȘme. Cette recherche de la nettetĂ© des origines les
poussait Ă s'opposer au ritualisme dans les offices, au clĂ©ricalisme Ă©laborĂ©, aux comproÂ
mis avec le monde et Ă la codification de dogmes contraignants. Un grand plan de purifiÂ
cation s'Ă©bauchait pour le culte, puis pour l'organisation ecclĂ©siale ensuite pour la docÂ
trine et la morale de l'Eglise. Cela revenait à abançlonner systématiquement tous les restes
- 49 -
romains tant dans le cérémonial que dans le gouvernement de l'Eglise. Les Puritains
voulaient mener la RĂ©forme jusqu'Ă sa conclusion logique : obtenir une Eglise enÂ
tiÚrement émancipée de la trndition papiste. fis demeurÚrent donc dans l'Eglise existante et
se gardĂšrent bien de l'abolir, mais cherchĂšrent Ă la transformer. Pour certains Puritains
l'Eglise établie conservait les notes d'une Eglise véritable. Si au début du puritanisme il
s'agissait de vivre tous les aspects de l'existence avec piété et de pouvoir se retrouver
entre croyants dans une Eglise finalement déb
arras
sée des excroissances païennes et des
ornements papistes surajoutés; une phase ultérieure insistera pour abattre l'institution
ecclésiale des Tudor et des Stuart.
Antécédents anticléricaux
MĂȘme avant la RĂ©forme du
XVIe
siÚcle l'anticléricalisme avait déjà ses lettres de
noblesse en Angleterre, quand les Lollards s'étaient opposés à la messe catholique. Ce
raidissement de juristes, de marchands et de la petite noblesse trouvait des oreilles atÂ
tentives au Parlement. Cet anticléricalisme conjuguait la tendance théologico-bibliste
sous-tendue par la traduction anglaise des Ecritures de William Tyndale, martyrisé en
1536
Ă Vilvorde, Ă l'opposition laĂŻco-libertaire oĂč l'humanisme jouait Ă©galement un rĂŽle
non négligeable. L'anticléricalisme contre Rome fut d'ailleurs renforcé durant le rÚgne de
la Reine Marie Tudor
( 1 553-1 558)
que l'histoire affublera du surnom de ïżœsanglante» Ă
cause de ses persécutions. Pendant son régime de nombreux puritains fortifiÚrent leurs
convictions calvinienne ou zwinglienne comme exilĂ©s sur le continent oĂč ils cotoyĂšrent
des réformés tant à Zurich et à GenÚve qu'à Francfort.
Cependant les réformateurs anglicans étaient partis de l'hypothÚse que l'Eglise du
pape de Rome malgré sa corruption évidente, n'en demeurait pas moins une église.
Comme point de référence les théologiens anglicans se reportaient volontiers à l'Eglise
chrétienne des
Ive
et
ve
siĂšcles lorsque l'institution romaine n'avait pas encore acquis sa
tendance à l'hégémonie universelle. Pour les Puritains cette hypothÚse était insoutenable;
ils refusaient catégoriquement à accorder le moindre caractÚre ecclésiastique à l'Eglise
catholique-romaine, qui n'Ă©tait tout simplement que ïżœl'AntĂ©christ de la Bible». Pour
revenir à la pureté ecclésiale originelle, il ne fallait pas se référer aux
Ive
et
ve
siĂšcles,
mais résolument retourner à l'ùge apostolique et aux Ecritures. En derniÚre analyse c'était
la volontĂ© de Dieu qui primait et non les Ćuvres des hommes.
Attaques contre l'Ăglise anglicane
La
difficulté majeure à laquelle était confrontée l'aile puritaine était de faire bouger
le poids mort de l'Eglise anglicane. Sa réforme avait été accomplie conjointement par
volonté royale et par actes parlementaires. En
1 534
le roi Henri VIII avait décidé de
devenir le chef suprĂȘme de l'Eglise anglicane et en
1 559
sa fille Elisabeth signifia qu'elle
acceptait ce pouvoir, mais en refusait le titre. Elle se contenta d'en ĂȘtre le gouverneur
suprĂȘme. Quoique ainsi dirigĂ©e, l'institution ecclĂ©siastique demeurait encore Ă bien des
- 50 -
Ă©gards dans une situation spirituelle et intellectuelle d'avant la RĂ©forme. Vivant
quotidiennement avec le clergé anglican, les Puritains l'estimÚrent tout à fait inefficace.
Robert Harrison, un des Puritains radicaux, qui lancera plus tard la faction séparatiste, ne
ménagea pas ses sarcasmes dans son traité d'ecclésiologie
: A Treatise of the Church and
the Kingdom of Heaven (1580 J.
Pour lui l'Eglise anglicane Ă©tait corrompue de diverses
maniÚres. En effet, dépourvus d'une vocation sérieuse ses ministres ne pouvaient pas
fonctionner comme des envoyĂ©s de Dieu. DĂ©tenant leur autoritĂ© d'un Ă©vĂȘque, leur appel au
service chrĂ©tien Ă©tait irrĂ©gulier. D'ailleurs l'Ă©vĂȘque et toute sa suite composĂ©e de doyens,
chanceliers et autres fonctionnaires n'étaient que des «bùtards du pape». Nombreux étaient
les membres du clergé anglican ignares et incapables d'enseigner : de véritables «chiens
muets, des guides aveugles»
4
obligés de réciter des priÚres imprimées. Ceux qui
possédaient le moindre talent d'orateur étaient astreints à obtenir une permission spéciale
pour la prédication et demeuraient entravés par un ordre liturgique figé et contraignant.
Au lieu de prĂȘcher la Parole uniquement, ils lisaient des homĂ©lies; au lieu de nourrir le
troupeau de façon diligente, ils n'enseignaient que sporadiquement. L'aversion puritaine
pour les homélies toutes faites était compréhensible. Na-t-on pas eu une
Homélie pour
la réparation et l'entretien des sanctuaires
5
comme exemple de l'art oratoire anglican ? Au
lieu de prĂȘcher Ă propos et hors de propos, le sermon devenait mensuel; s'il Ă©tait biÂ
mensuel cela devenait une activité surérogatoire. Harrison ne voyait en eux que «des
destructeurs et des meurtriers de l'ùme». Le culte anglican semblait aux Puritains
hautement impersonnel, manquant de spontanéité et de facture trÚs artificielle. Ils
aspiraient Ă ĂȘtre interpellĂ©s par le sermon, Ă©difiĂ©s par la Parole et captivĂ©s par la priĂšre.
Situation inquiĂ©tante de l'Ăglise anglicane
La situation sociale du bas clergé n'était guÚre enviable. Réduits à la portion
congrue ils vivaient chichement permettant ainsi l'entretien d'une hiérarchie dispendieuse.
Des pasteurs compétents étaient inutilisés et des paroisses demeuraient par conséquent
longtemps vacantes.
La
véritable réformation ne pouvait signifier que la suspension de ces ministres
ignorants et incapables et leur remplacement par des serviteurs aptes Ă Ă©difier les
croyants. L'importance accordée à la prédication était basée sur le fait qu'elle avait dans
tous les pays assuré en grande partie la diffusion des idées de la Réforme et partant son
succĂšs. Passant du prĂȘche aux sacrements, les Puritains dans leur zĂšle de purification exÂ
primaient leurs objections au sujet des sacrements, considérés comme papistes et fort
éloignés du christianisme primitif. A part la critique des détails ils s'opposaient aux
communions et aux baptĂȘmes privĂ©s. Leur utilisation isolĂ©e quasi clandestine contreveÂ
nait complĂštement au sens mĂȘme de la communautĂ© rassemblĂ©e ou au repas communauÂ
taire. Un abus encore plus répréhensible était la facilité avec laquelle quelqu'un pouvait
accĂ©der Ă la CĂšne ou ĂȘtre forcĂ© par la loi d'y participer. Les chrĂ©tiens primitifs ne romÂ
paient le pain que par acte de conscience. Les gens indignes ne devaient pas y avoir part.
- 5 1 -
La
cÚne distribuée par le clergé anglican devenait spectacle, ce qui aux yeux des Puritains
équivalait à une idolùtrie. Le sérieux et la spiritualité désirés se muaient en formalisme,
la chaleureuse communion attendue se transformait en un service froidement mécanique.
La
troisiĂšme critique touchait la discipline ecclĂ©siastique. L'ensemble du gouverÂ
nement de l'Eglise devait reposer dans les mains des ministres, seniors et diacres, c.-Ă -d.
les pasteurs, anciens et diacres.
La
hiérarchie existante appelait un renouveau. L'exercice
de la discipline ne pouvait plus ĂȘtre confiĂ© Ă un seul homme : l'Ă©vĂȘque monarchique traÂ
vaillant par le truchement d'archidiacres, procureurs et autres serviteurs ecclésiastiques.
Une triste confusion s'établissait entre les juridictions ecclésiale et civile, tant pour la
procĂ©dure que pour les condamnations. L'usage de l'excommunication devait ĂȘtre plus
rare
et plus solennelle.
Attitudes an ticléricale et antiroyale
Les visĂ©es religieuses puritaines ne concordaient guĂšre avec la politique ecclĂ©siasÂ
tique élisabéthaine. Ainsi les aspects biblique et politique devinrent intimement liés. De
plus en plus le puritanisme adoptait simultanément une attitude anticléricale contre
l'Eglise anglicane et menait une opposition antiroyaIiste contre la monarchie
d'Angleterre. L'Eglise selon les Puritains devait se conformer beaucoup mieux aux criÂ
tĂšres bibliques, bien plus radicalement que ne le voulait la Reine Elisabeth
6.
La
souveÂ
raine ne dĂ©sirait pas pratiquer «des fenĂȘtres dans les Ăąmes de ses sujets»., mais elle esÂ
timait qu'une conformité religieuse faisait partie de l'allégeance politique.
Pour les Puritains l'identité de l'Etat et de l'Eglise était difficilement acceptable de
mĂȘme que l'idĂ©e que ces institutions n'Ă©taient que les deux facettes de la mĂȘme entitĂ©. Us
insistaient sur la distinction nette entre Etat et Eglise, cette derniĂšre Ă©tant une orgaÂ
nisation volontaire de croyants aux buts essentiellement spirituels avec une confession de
foi commune et une tĂȘte : le Christ. Cette diffĂ©renciation entre les deux organismes
maintenue par les Puritains n'existait pas chez les Anglicans. Ces derniers avaient la
tendance à laisser exploiter l'Eglise comme un département de l'administration civile,
tandis que les Puritains visaient Ă utiliser l'Etat comme un instrument religieux. D'une
part nous avons affaire à une hiérarchie complémentaire et d'autre part à la permanence
d'une tension entre l'Etat et l'Eglise.
L'impact total des remontrances et objections puritaines ne se manifesta pas d'un
seul coup. Un lent processus se déroula stimulé par les idées divergentes. Au cours de
cette Ă©volution une question de dĂ©tail mit le feu aux poudres. Par ordre royal les vĂȘteÂ
ments ecclésiastiques furent déterminés. Les Puritains n'y virent que la «livrée souillée de
l'AntĂ©christ», estimant que le vĂȘtement ecclĂ©siastique ne devait pas distinguer les
ministres, mais bien leur conduite et leur conversation. Aucun parti ne cĂ©da. Les PuriÂ
tains se retranchĂšrent derriĂšre leur conscience, et la Reine derriĂšre
ses
prérogatives royales.
- 52-
Comme un certain dĂ©sordre rĂ©gnait dans l'Eglise, la Reine enjoignit aux ArcheÂ
vĂȘques de Canterbury et de York de prendre les mesures nĂ©cessaires. Il en sortit le
Book
of Advertisements (1566)
7
qui, tout en prĂ©cisant que ces ordonnances n'Ă©taient pas Ă©quiÂ
valentes
Ă
la Parole de Dieu, définissait pourtant les rÚgles fixes pour le culte publ ic.
Cette querelle suscita le départ de nombreux ministres, tandis que d'autres restÚrent dans le
cadre de l'Eglise établie mais en défiant ouvertement les
Advertisements
et l'autorité
Ă©piscopale.
Cest toute la structure Ă©piscopale qui focalisa la contestation. La revendication de
l'égalité de tous les pasteurs prit la forme d'un slogan :
«Bishops must be un/orded».
D'autant plus que des velléités de succession apostolique se faisaient jour dans certains
cercles épiscopaux. Prétention totalement inacceptable pour les Puritains. Vainement la
Reine pensa que les visites épiscopales pouvaient ramener une uniformité dans l'Eglise.
L'Université de Cambridge : bastion puritain anticlérical
La cause puritaine trouva un de ses maĂźtres Ă penser le plus robuste en Thomas
Cartwright
( 1 535-1603),
professeur de théologie
Ă
l'Université de Cambridge. Autour de
l'Emmanuel College
fondé en
1584
se constitua une pléiade de coreligionnaires parmi
lesquels nous citerons Richard Rogers, John Dod, Arthur Hildersham, William Perkins,
Laurence Chaderton, John Preston, Paul Baynes, Richard Sibbes, William Gouge et SaÂ
muel Fairclough
8.
S i l'Université de Cambridge fut au XVIe siÚcle un bastion de
l'anticléricalisme - comme le fut
mutatis mutandis
l'Université libre de Bruxelles au
XIxe
-
ce fut ironiquement grĂące
Ă
une bulle du pape Alexandre VI accordant le priviÂ
lĂšge de nommer
Ă
vie douze prédicateurs sans en référer
Ă
l'Ă©vĂȘque. Tous les prĂ©citĂ©s et
d'autres encore, messagers de l'idéal ecclésial puritain, se consacrÚrent aprÚs leurs études
Ă
l'Ćuvre de renouveau de l'Eglise nationale. Lorsque Cartwright osa critiquer l'Eglise
d'Angleterre comme Ă©tant non biblique, il dut Ă©vacuer sa chaire. Son Ă©tude du Nouveau
Testament lui révéla que la structure anglicane n'y trouvant aucune justification, devait
ĂȘtre Ă©liminĂ©e. Toute l'activitĂ© pastorale avait
Ă
se concentrer sur la prédication,
l'enseignement et le travail caritatif. L'Ă©lection dĂ©mocratique des pasteurs par leurs asÂ
semblĂ©es Ă©tait indispensable. L'origine calvinienne de ces idĂ©es dans le cadre puritain anÂ
glais Ă©tait tout
Ă
fait patente. Il insistait sur le fait que la norme était la volonté divine
exprimĂ©e dans l'Ecriture, fondement unique du christianisme. Par sa science et son Ă©rudiÂ
tion Cartwright devint le théologien le plus anticlérical de l'époque. D'ailleurs expulsé de
sa chaire professorale il passa une partie de sa vie
Ă
l'Ă©tranger comme pasteur
Ă
Anvers et
Ă
Middelbourg.
Les documents majeurs du puritanisme de cette Ă©poque furent
l' Admonition to
Parliament
de
1 571
et le
Second Admonition to Parliament for the Reformation of
Church Discipline
datant de
1 5729.
Ces textes de combat contre l'Eglise anglicane
Ă
qui
ils adressent une accusation en bonne et due forme Ă©taient dissemblables.
De
langage fort
- 53 -
agressif, le premier était adressé
Ă
l'ensemble des laĂŻques aussi bien qu'au Parlement en
une diatribe assez émotionnelle. Le second, plus serein, était un texte systématique qui
expose point par point la nouvelle discipline.
De
portée pratique, il est une expression de
la conviction puritaine. Leur popularité inquiéta la hiérarchie. L'impact intellectuel de ces
déclarations fut bientÎt renforcé par un aspect juridique. Basée sur l'idée simple mais
combien rĂ©aliste qu'un acte votĂ© par le parlement pouvait ĂȘtre rĂ©voquĂ© par la mĂȘme
institution si cette décision se révélait fautive ou inadéquate. Or, la Chambre des
Communes affirmait de plus en plus ses sympathies puritaines. Et bientĂŽt, comme une
réforme du
Prayer Book
s'imposait, une proposition de loi fut introduite par Walter
Strickland en
1 57 1 .
Une telle initiative n'emporta pas l'approbation de la Reine qui adÂ
mettait difficilement que le Parlement intervĂźnt dans les affaires de l'Eglise. Elle bloqua
des tentatives de réformes de rites et de cérémonies.
Les
Puritains, comprenant que la voie
parlementaire était impraticable, décidÚrent de prendre les choses en mains.
Une méthode d'instruction fut lancée, appelée «exercices» ou «prophéties», qui
n'étaient en fait que des réunions d'études bibliques dirigées par les pasteurs. Il s'ensuivit
un approfondissement de la vie religieuse de la communauté et une amélioration des
mĆurs individuelles selon l'idĂ©al puritain. Au cours de cette formation scripturaire, les
fidÚles critiquaient de plus en plus fréquemment la liturgie ou la pensée de l'Eglise de
l'Ă©poque. L'archevĂȘque Edmund Grindal voulut y mettre de l'ordre en
1 576
en Ă©dictant des
rÚglements. La Reine ne l'entendit pas de cette oreille, car elle y voyait le dessein caché
de poursuivre la RĂ©forme en circumnaviguant la loi et en se passant de son approbation
royale. Elle ordonna au prélat de supprimer ses études bibliques populaires. Avec un sens
aigu de l'indépendance de sa fonction, Grindal s'y refusa, estimant que la Reine n'était
autre que la «voix antichrĂ©tienne du pape». L'archevĂȘque fut suspendu pendant cinq ans.
Raidissement anglican
Son successeur, John Whitgift, instrument plus docile de la politique royale, dĂ©Â
cida de faire de l'Eglise anglicane une institution aussi infaillible et absolutiste que celle
de Rome. Il voulut obtenir de son clergé la soumission
Ă
trois points.
1.
La suprématie ecclésiastique de la Couronne;
2. La conformité du
Book ofCommon Prayer
et l'ordinal
Ă
l'Ecriture;
3.
L'harmonie de la Confession de foi des
39
articles avec la Bible.
Suite
Ă
leur opposition, plus de deux cents ministres furent suspendus. Utilisant
des mĂ©thodes calquĂ©es sur l1nquisition romaine, l'archevĂȘque nettoya le corps pastoral des
sympathisants puritains. La légalité de cette procédure fut largement contestée et de
nombreux paroissiens refusÚrent de témoigner contre leur pasteur. La résistance s'organisa
et les Puritains doublĂšrent l'organisation Ă©piscopale par un rĂ©ïżœeau de «classes», sorte de
- 54 -
synode secret composé de tous les pasteurs d'un district. Elle veillait à une prédication
scripturaire, à l'élection des pasteurs par la communauté et une terminologie plus
biblique comme ancien et diacre . Cette organisation tout en étant obéissante à la loi
pouvait mettre en danger
l'Establishment,
car elle y travaillait depuis l'intérieur.
Jusqu'à l'arrivée de Whitgift au pouvoir une unité de but avait été conservée parmi
les puritains. ns espéraient infléchir l'Eglise anglicane par le jeu parlementaire. Une
faction conduite par Robert Browne et Henry Barrow décida de s'en séparer. Radicalement
opposés à l'Eglise anglicane dont ils rejettaient l'épiscopat et adversaires des Puritains
dont ils refusaient le systÚme représentatif presbytéro-synodal, ces congrégationalistes
placÚrent l'autorité de la paroisse locale au-dessus de toute Eglise structurée. Harrison et
Browne se rejoignaient dans leur opposition Ă l'Ă©piscopat comme Ă©tant contraire Ă
l'enseignement néo-testamentaire. Rappelant trop la dictature papiste, ces princes
maintenus dans l'Eglise anglicane n'Ă©taient pas Ă©lus par les croyants qui n'avaient
d'ailleurs pas le moindre recours contre eux. Fer de lance du puritanisme extrĂȘme, ils
considéraient l'Eglise sous sa forme la moins rituelle et tout à fait non hiérarchique.
Anticléricalisme
Ă
deux n iveaux
L'anticlĂ©ricalisme puritain Ă l'Ă©gard de l'anglicanisme provenait en une large meÂ
sure des préoccupations différentes des réformateurs de l'Eglise anglicane . La Réforme
d'Edouard
VI
avait réussi en théologie, tandis que celle d'Henri
VIII
avait triomphé en
politique. Tous deux avaient exclu la suprématie papale du Royaume d'Angleterre. Par
leur acceptation des doctrines protestantes, le pouvoir du Saint-SiĂšge avait Ă©tĂ© dĂ©finitiÂ
vement éliminé. Comment s'articulaient ces attaques anticléricales
?
Tout d'abord la
justification par la foi seule réduisait considérablement le pouvoir de l'Eglise d'accorder le
salut ou de prononcer une condamnation décisive.
Le
rejet de la transsubstantiation lors
de la communion déforçait l'aura magique de la sainte messe.
La
réduction du nombre des
sacrements diminuait la puissance sacerdotale et le pouvoir coercitif du clergé. Tels furent
- à un premier niveau - les résultats des anticléricalismes anglican et puritain
travaillant la main dans la main. Ainsi la théologie protestante mina irrévocablement la
domination spirituelle du Saint-SiĂšge. L'anglicanisme Ă©tait devenu protestant en
absorbant la doctrine réformée, tout en gardant certaines attitudes traditionnelles. Et c'est
lĂ qu'Ă un deuxiĂšme niveau l'anticlĂ©ricalisme puritain trouva fort Ă faire. MĂȘme si des
questions de détails pouvaient paraßtre futiles, à la base pourtant résidait une différence
essentielle de conceptions. Lorsque les Anglicans pensaient qu'une poignée de dentelles
rehausserait le vĂȘtement des officiants et ajouterait un petit quelque chose au prestige du
prĂȘtre, les Puritains estimaient que tout ajout Ă la dignitĂ© sacerdotale n'Ă©tait en rĂ©alitĂ©
qu'une indignité à l'égard de Dieu. Pour ces derniers la créature était dépravée et
corrompue et ce n'Ă©tait certes pas un jabot de plus qui changerait intrinsĂšquement la
nature humaine.
- 55 -
Conclusion
Par leur anticlĂ©ricalisme'. les Puritains dĂ©fendaient un idĂ©al dont un Ă©lĂ©ment imÂ
portant résidait dans l'affirmation que l'Eglise ne doit jamais devenir un rouage de l'Etat.
En propageant l'indépendance de l'Eglise et en luttant pour la nécessité d'un élément
démocratique dans le gouvernement de l'Eglise, les Puritains encouragÚrent la liberté
constitutionnelle. Par ailleurs ils insistaient sur une conduite Ă©thique faite de contrĂŽle de
soi et du respect du devoir pour assurer un gouvernement sans corruption.
Chaque fois que l'on avance que l'esprit démocratique doit prévaloir dans l'Etat et
que l'esprit laĂŻque doit ĂȘtre prĂ©Ă©minent dans l'Eglise, lĂ surgit le puritanisme. Deux
sauvegardes de la liberté qu'e11e soit politique ou religieuse. En cela subsiste l'actualité du
message puritain encore aujourd'hui.
NOTES
1
Pour l'Ă©tude du Puritanisme on consultera avec profi
t
: Michael S. Montgomery,
American PuriÂ
tan Studies. An Annoted Bibliography of Dissertations.
1882-1981
dans
Bibliographies and InÂ
dexes in American History,
no l , Westport - Londres,
1984, 4 1 9
p.
2
Ralph Barton Perry,
Puritanism and Democracy,
New York,
1 944,
p.
66-67.
3
John F.H. New,
Anglicanism and Puritanism. The Bases of their Opposition
1555-1640,
Londres,
1964,
p.
3 1 .
4
The Writings of Robert Harrison and Robert Browne. Elisabethan non Conformist Texts,
vol.
2,
Londres,
1952,
p.
35.
5
The Homily for Repairing and Keeping Clean of Churches,
cfr New, op. cit., p.
4 1 .
6
Patrick Collinson,
The Elisabethan Puritan Movement,
Londres,
1 97 1 , 528
p.
7
Correspondance of Mathew Parker, D.D,
éditée par Bruce and Perowne, Londres,
1 853,
p.
27 1 -279.
8
Iain H. Murray,
The Puritan Hope. A Study in Revival and the Interpretation of Prophecy,
Edimbourg,
1 975,
p.
8- 1 2.
9
Pour ces textes consulter :
Puritan Manifestoes : A Study of the Origin of the Puritan Revoit.
With a Reprint of the Admonition to the Parliament and Kindred Documents,
1572,
édités par
W.H. Free et C.E. Douglas, Londres,
1954.
L'ANTICLĂRICALISME D'URIEL DA COSTA ET DE SPINOZA
FACE
Ă
L'ORTHODOXIE
par
Henry MECHOULAN
Avant que de dégager les grands traits qui composent l'anticléricalisme d'Uriel da
Costa et de Spinoza. il convient de rappeler de façon liminaire que ces deux hommes ont
appartenu au mĂȘme siĂšcle, mais
Ă
une génération différente, puisque le premier naßt en
1 583
et meurt en
1 640,
tandis que le second voit le jour en
1632
et achĂšve sa brĂšve
existence en
1 677.
Ils ont tous deux les mĂȘmes origines juives ibĂ©riques, ils ont tous
deux vécu
Ă
Amsterdam et néanmoins leur attitude face au religieux et aux
homines
religiosi
est trÚs différente. Cette disparité tient d'une part au milieu dans lequel ils ont
grandi, aux influences qu'ils ont subies, mais surtout au choix fondamental : l'un est
«religieux», pour paradoxal que cela puisse paraßtre; l'autre est philosophique.
Afin de comprendre leur rejet commun du religieux, leur critique du clergé, sans
toutefois les confondre, il faut dire briÚvement ce qu'est le crypto-judaïsme ibérique qui
explique la spécificité du judaïsme d'Amsterdam. L'expulsion de
1492
détermine l'exil de
prÚs de deux cent mille juifs et on pourrait croire qu'ils ont tous quitté la péninsule : il
n'est est rien, car beaucoup d'entre eux ont décidé de demeurer dans ce qu'ils considéraient
comme leur patrie en tentant de pratiquer secrÚtement le judaïsme au péril de leur vie,
tout en affichant un catholicisme de façade, un catholicisme haï, méprisé, ridiculisé. Pour
ces résistants de la foi mosaïque, privés de tout enseignement rabbinique mais
connaissant par cĆur les Dix Commandements, le clergĂ© catholique romain ibĂ©rique est
d'abord idolùtre puisqu'il transgresse les quatriÚme et cinquiÚme injonctions divines : «Tu
ne feras point d'images taillées, ni de représentation quelconque des choses qui sont en
haut dans les cieux, qui sont en bas sur la terre, et qui sont dans les eaux plus bas que la
terre. Tu ne te prosterneras point devant elles et tu ne les serviras point... »1 . Il est
ensuite assassin car
il
a organisé, aprÚs bénédiction papale, un puissant régime policier
fondé sur la délation, pour débusquer les pseudo-chrétiens, les dépouiller de leurs biens et
organiser, grĂące
Ă
eux et pour le salut de leurs ùmes, les grandes récréations des
monarques et du peuple : les autodafés avec leur macabre rituel.
Au
fil
des ans, l'ùme des crypto-juifs se déchire peu
Ă
peu, écartelée qu'elle est
entre une foi sans enseignement, davantage constituée par des gestes et des traditions que
par un savoir religieux, et une religion avec ses rites et ses cérémonies, obligatoirement,
journellement et ostensiblement pratiquée et tenue pour un outrage idolùtre au
monothéisme ancestral. Dans cette souffrance de l'ùme s'engouffre peu
Ă
peu le
libertinisme ambiant du premier
xvne
siÚcle, un libertinisme que ni les Pyrénées ni le
- 58 -
Saint-Office n'empĂȘchent de passer dans la pĂ©ninsule ibĂ©rique, et qui avive, s'il en est
besoin, la haine des crypto-juifs
Ă
l'Ă©gard du catholicisme, de ses servants, de ses Ćuvres,
de ses pompes, et qui entame également la foi ferme mais menacée des anciens juifs. A la
duplicité permanente nécessaire
Ă
la sauvegarde de leur existence s'ajoutent l'inquiétude,
les doutes, voire le rejet de la vision religieuse d'un Dieu providentiel. DĂšs
1 6 1 1 ,
la
définition du terme athée dans le célÚbre dictionnaire de Covarrubias en dit long sur
l'existence de ces hommes qui refusent Dieu et ses Eglises. En
1 641,
on peut lire une
description de l'athéisme, sous forme de condamnation obligée pour son apologie
implicite, due
Ă
la plume d'un crypto-juif madrilĂšne d'origine portugaise, Antonio L6pez
de Vega.
TI
affirme que nous sommes Ă©minemment rationnels et que l'exercice de la
raison nous rend libres et heureux en nous délivrant des mirages passionnels de la haine,
de l'envie, du fanatisme mais surtout de la peur distillée par l'enseignement religieux :
«Alors mĂȘme qu'une injuste libertĂ© guide ses sentiments, l'athĂ©e ne peut sentir sa perte
s'il ne la tient pour telle. Pour lui, la foudre divine qui exprime la colĂšre de Dieu n'est
qu'une image, et sa véritable explication se trouve dans les causes naturelles de ce
phénomÚne. L'athée tiendra pour vaines et inconsistantes les menaces de chùtiment du
royaume des ombres et pour poétiques les délices étemeIles des Champs Elysées. Rien ne
trouble celui qui ne craint pas»
2.
Cette rébellion de la raison contre le religieux et ceux qui le servent fait du
judaĂŻsme de certains crypto-juifs plus un refus du catholicisme qu'une croyance en la foi
de Moïse. Certains d'entre eux quittent ce qu'ils nomment la «terre d'idolùtrie» emportant
Ă
Amsterdam dans leurs bagages la révolte, les doutes, la dérision, tous sentiments
confortés par la connaissance scientifique
Ă
laquelle L6pez de Vega fait allusion. Deux
exemples Ă©loquents le prouvent.
Le
premier, celui de Juan de Prado, hétérodoxe exclu de
la communauté juive de cette ville, et le second, celui d'Abraham Pereyra, libertin
repenti, qui deviendra un juge et un censeur orthodoxe redoutable.
Orobio de Castro décrit Juan de Prado, médecin crypto-juif venu d'Espagne,
comme un homme imbu d'un savoir profane - logique, physique, métaphysique,
médecine - et gonflé d'un orgueil méprisant pour la foi juive. Il la critique et la réfute
au nom de la raison satisfaite seulement par l'existence d'un Dieu philosophique Ă©tranger
Ă
tout providentialisme
3.
Le
cas d'Abraham Perey ra, lui aussi venu d'Espagne, est intéressant. Ce dirigeant,
le plus important de la communauté juive d'Amsterdam, et sans doute l'un des
responsables de l'exclusion de Spinoza, relate, pour mieux battre sa coulpe, sa jeunesse
irréligieuse et anticléricale. Lui aussi s'est moqué intérieurement de la piété, tenant les
livres profanes pour supérieurs
Ă
toute croyance,
Ă
toute dévotion religieuse et regardant
mĂȘme les hommes pieux comme des vagabonds ou des mystificateurs
4.
Uriel da Costa appartient donc
Ă
ce monde d'«ùmes en litige», doubles, déchirées et
- 59 -
inquiÚtes, qui enfantent tant de conduites différentes : refus du catholicisme, du judaïsme,
questionnement rationnel de la foi, rejet du religieux ou retour assoiffé à l'orthodoxie. Et
pourtant l'inquiétude religieuse va conduire Uriel da Costa à un authentique
anticléricalisme développé dans l'unique et pathétique témoignage qu'il nous a laissé :
l'Exemp/ar humanae vitae
5.
A le lire, on perçoit que l'exilé de Porto tient à la fois du
héros de Corneille et de celui de CervantÚs.
«En matiÚre de religion j'ai enduré dans ma vie des choses incroyables», c'est ainsi
que s'exprime Uriel da Costa de façon liminaire. Aucune exagération dans ce constat. Ce
jeune homme, né d'un pÚre «vieux chrétien» et d'une mÚre
conversa
- c'est-Ă -dire
nouvelle chrétienne - fait ses humanités chez les jésuites de Coïmbre mais proclame
d'emblée sa vive crainte de la damnation éternelle, ce qui le fait tomber «dans un état
inextricable de perplexité, d'inquiétude et de peine ... ». En effet, il était, selon lui, dans
l'impossibilité de confesser ses péchés selon le rite romain pour obtenir une absolution
valable et d'accomplir tout ce qu'on lui demandait»
6.
Ainsi, dÚs le début de sa relation,
Uriel met en cause les exigences formidables du catholicisme et de ses prĂȘtres, exigences
qu'il ne peut satisfaire, le conduisant
Ă
désespérer de son salut
7.
A la fin de son discours,
en forme de testament spirituel, il fustigera cette mĂȘme confession qui induit les hommes
Ă dĂ©sespĂ©rer de la salvation, Ă endurer le martyre, Ă mener spontanĂ©ment «une vie tout Ă
fait misĂ©rable, livrant leur corps de maniĂšre lamentable aux macĂ©rations, en quĂȘte de
solitudes et de retraites éloignées de la communauté avec autrui, blessés sans cesse par
des tourments intérieurs, pleurant comme s'ils étaient là les maux dont ils craignent la
venue. Une fausse religion, invention maligne des hommes, a apporté ces maux et
d'autres aux mortels ! et moi, ne fais-je pas partie de ce grand nombre, moi qui ai été
tout à fait trompé par de tels imposteurs ? Et sous l'empire du crédit que je leur ai
accordé, je me suis retrouvé au fond du gouffre»
8.
Existerait-il une véritable religion ?
C'est pour le savoir qu'au pĂ©ril de sa vie le jeune da Costa quitte le Portugal oĂč il jouit
d'une honorable et confortable situation : celle de trésorier d'une collégiale. Mais «[il] ne
pouvait trouver de repos dans la religion chrétienne pontificale, et comme [il] désirait
adhérer à une religion, au courant de l'immense rivalité qui oppose chrétiens et juifs, [il]
passa en revue les livres de MoĂŻse et des ProphĂštes oĂč [il] trouva des points qui ne
contredisaient pas ou peu la nouvelle alliance»
9.
Uri el s'Ă©lance vers un judaĂŻsme qu'il ne
connaĂźt pas encore et le tient, selon le mot de Marcel Bataillon, pour un biblisme.
La
déception est immédiate, brutale et dramatique.
Le
judaĂŻsme est une religion difficile,
scandée par des pratiques souvent étrangÚres à l'Ancien Testament mais qui appartiennent
Ă la Loi orale dont la valeur, au regard de l'orthodoxie, est Ă©gale Ă celle de la Loi Ă©crite.
Uriel da Costa découvre ces injonctions, ces priÚres, ces jeûnes, bref, tout un rituel
inconnu, et les tient pour autant de trahisons du judaïsme. Alors en héros solitaire, il va
briser seul des lances contre ceux qui, à ses yeux, dénaturent les commandements de
Dieu: «Quelques jours s'étaient à peine écoulés que je constatai par expérience l'absolu
désaccord qui existe entre les coutumes et les dispositions des juifs et d'autre part les
ordres prescrits par Moïse ... C'est pourquoi, ne pouvant me retenir, je considérai que
- 60 -
j'accomplirais une chose plutÎt agréable à Dieu si je défendais
sans
crainte sa Loi»to. Et
l'on a dit avec ironie : «Comme la foi de
da
Costa ne coïncidait pas avec celle d'Israël,
il
préféra convertir Israël : cela lui semblait beaucoup plus facile»l l.
AprĂšs avoir connu et critiquĂ© le clergĂ© catholique romain, qu'il a mĂȘme servi d'une
certaine maniÚre, Uri el da Costa découvre et dénonce «les sages d'entre les juifs».
Signalons que l'organisation religieuse juive n'a rien à voir avec la hiérarchie catholique,
car les sages peuvent ĂȘtre des rabbins mais Ă©galement des hommes versĂ©s dans l'Ă©tude de
la Loi et peuvent accomplir tous les gestes du rabbin, avant tout un savant et en aucun
cas un intercesseur auprĂšs de Dieu.
La
direction communautaire est confiée à un
mahamad,
comité directeur fonné de sept personnes, six dirigeants plus un trésorier : ce
sont des notables et non des rabbins. Le
mahamad
connaĂźt de toutes les affaires
religieuses, civiles et commerciales, et dispose comme sanctions d'abord d'avertissements
et enfin du
hérem
12, c'est-à -dire l'exclusion temporaire ou définitive prononcée à l'égard
du déviant ou du coupable, associée ou non à des amendes. Dans cette juridiction, les
rabbins jouent un rĂŽle strictement consultatif. Uri el
da
Costa fera par deux fois les frais
du
hérem.
n
n'est pas dans notre propos de relater maintenant les peines qui le frappĂšrent.
En
revanche, ce qui nous intéresse, c'est la constitution de son anticléricalisme qui, aprÚs
s'ĂȘtre attaquĂ© au catholicisme romain, s'en prend au judaĂŻsme. Ces deux attaques sont
inséparables de son cheminement intellectuel et des malheurs détenninés par son refus de
toute religion révélée, et
a
fortiori,
de toute intégration à la communauté juive qu'il
critique immédiatement à l'aide d'une tenninologie chrétienne parfaitement connue de lui :
«Ces sages d'entre les juifs maintiennent encore leurs usages et leur malignité en luttant
de toutes leurs forces en faveur de la secte et des institutions des détestables pharisiens, et
ce non sans espoir d'un bénéfice personne!»13. En matiÚre de bénéfices ecclésiastiques,
Urie! est orfĂšvre au Portugal, mais Ă Amsterdam
il
se trompe : le rabbin le plus célÚbre
de la communauté, Menasseh ben Israël, gagne à l'époque un salaire semblable à celui
d'un ouvrier spécialisé et est obligé de se livrer à diverses activités pour subvenir aux
besoins de sa famille. Quant Ă l'utilisation du tenne pharisien, elle est, bien entendu,
tendancieuse et malveillante puisque, comme l'a remarquĂ© justement Basnage, Ă
Amsterdam les pharisiens ne sont plus une secte que l'on peut opposer Ă une autre, mais
ils représentent tous les juifs, en ce qu'ils vénÚrent la Loi orale tout comme la Loi écrite.
Dans un premier temps, Uriel attaque donc en sadducéen le pharisaïsme car il réfute
l'immortalité de l'ùme en montrant que cette croyance est absente de l'Ancien Testament.
Ainsi donc c'est le rejet de la Loi orale et de ses défenseurs qui l'occupe d'abord. Mais
aprÚs avoir nié l'immortalité de l'ùme, il affinne que la Loi de Moïse, la Loi de Dieu, est
une invention des
homines religiosi
qui ont également forgé à partir de ce texte des
«procédés ridicules» destinés «plus à terroriser les enfants et les imbéciles» qu'à pennettre
aux hommes de vivre dans la sagesse et l'harmonie. Nous sommes ici en présence de
l'optimisme anticlérical du siÚcle des LumiÚres. Au fur et à mesure que sa lutte contre
l'institution religieuse et les croyances qu'elle entretient se poursuit, sa haine du religieux
et des religieux se développe. AprÚs avoir subi l'ignominieuse flagellation - cérémonie
- 6 1 -
nécessaire à la réintégration
dans
la communauté, con
SĂ©q
uence du second
hérem
prononcé
contre lu! - son ressentiment n'a plus de limites. Cette humiliation a portĂ© atteinte Ă
son honneur, consubstantiel Ă sa vie dbidalgo qu'il n'a jamais cessĂ© d'ĂȘtre.
L'anticléricalisme d'Uriel n'est pas seulement fait de refus et d'imprécations, il
s'ancre dans la croyance en une loi de nature dont l'observance exorcise le malheur
engendrĂ© par les religions et les prĂȘtres. C'est pourquoi il ne manque pas de faire
l'apologie des chrétiens qui se sont soustraits à la prépotence des intercesseurs patentés,
des glosateurs des textes sacrés, ceux que Kolakowski nomme les «chrétiens sans
Eglise»
14.
Mais Uriel va encore plus loin puisqu'il fait l'économie de la sotériologie que
n'Ă©vacue aucun de ces «chrĂ©tiens sans Eglise», mĂȘme les plus hardis comme les
sociniens. Jean-Pierre Osier remarque pertinemment qu'Uriel s'oppose Ă la tradition
théologique juive et chrétienne puisque, pour l'une comme pour l'autre, le respect de la
loi naturelle est impuissant Ă assurer le bonheur de l'homme qui implique la connaissance
de Dieu par la révélation. Tous ceux qui dénient la suffisance de la loi naturelle et le
bonheur que l'on peut obtenir en vivant selon la raison, tous les doctrinaires, prĂȘtres,
rabbins, hommes sages versés dans la Loi sont des imposteurs qui ont inventé «diverses
lois qui répugnent à la nature». Ce sont des «animaux malfaisants)) qui profitent de la
crainte, de l'espérance et de la crédulité présentes en tout homme et qui, «enveloppés dans
le manteau trompeur d'une sainteté trompeuse)), se jettent «sur les dormeurs insouciants))
pour les «étrangler misérablement».
Avant d'achever la relation de sa vie malheureuse, Uriel unit son anticléricalisme,
son aversion des religions et des religieux à un antijudaïsme perfide destiné à remettre en
question la liberté dont jouissent les juifs à Amsterdam, une liberté qui leur a permis de
le condamner et de l'exclure.
TI
affirme en effet que, si JĂ©sus-Christ revenait dans cette
ville, les pharisiens le soumettraient, tout comme il le fut lui-mĂȘme, au fouet, et cela en
toute impunité.
TI
y
a là vraiment une abomination intolérable dans une cité libre «qui
fait profession de maintenir les hommes en liberté et en paix tout en ne les protégeant
pas néanmoins des injustices dues aux pharisiens»
15.
On le voit, l'anticléricalisme d'Uriel est le fruit d'inquiétudes théologiques, de
déceptions et de rÚglements de comptes.
Il
témoigne également, et de façon surprenante,
de l'attente d'une religion capable de mettre fin Ă son tourment. Celui de sa jeunesse
portugaise s'est poursuivi et semble n'avoir trouvé de fin que dans la croyance en
l'universalitĂ© d'une droite raison «nonne authentique de la loi naturelle, ... commune Ă
tous les hommes, innée du fait de leur humanité et les unissant d'un amour réciproque
... maßtresse de bonheur, qui distingue le juste de l'injuste, le laid du beau»
16.
L'anticléricalisme imprécatoire et la croyance dans la loi naturelle sont les
passages obligés pour trouver l'apaisement qu'Uriel n'a cessé de chercher au
fil
du drame
que fut sa vie. Son anticléricalisme le conduit donc à une religion qu'il s'est forgée pour
- 62 -
son propre usage.
Avec Spinoza nous sommes loin, trÚs loin des angoisses, des imprécations, des
révoltes, mais surtout de la recherche d'une religion qui fonnent l'anticléricalisme d'Urie!.
On peut mĂȘme se demander si anticlĂ©ricalisme il
y
a dans la pensée du philosophe. Mais
avant de répondre à cette question, il importe de dire pourquoi le fossé est si profond entre
les deux hommes qui ont en commun, cependant, la détestation des
homines religiosi,
des sectes, des dogmes, des rites, mais aussi de la communauté juive d'Amsterdam.
Spinoza n'est pas né en terre d'idolùtrie, n'a pas été enseigné par des jésuites et n'a
nul besoin de partir Ă la recherche d'un salut incertain. NĂ© sur les bords de l'Amstel dans
une famille juive aisée, il eut pour pÚre Michael de Spinoza qui fut
parnas,
c'est-Ă -dire
dirigeant de sa communautĂ©, et qui eut Ă cĆur de lui donner un savoir religieux dispensĂ©
par les meilleurs rabbins. A Amsterdam, aucune duplicité n'est imposée aux juifs qui
pratiquent librement leur confession. Le crypto-judaïsme vécu par Uriel et bien d'autres,
avec ses dangers et ses malheurs, Spinoza ne le connaßtra que par les relations des exilés
ou les conversations familiales. La décision de rompre avec ses coreligionnaires, décision
mûrement réfléchie et rendue officielle en
1656,
montre Ă l'Ă©vidence que le jeune Spinoza
n'éprouve aucune inquiétude. Lorsqu'il découvre la philosophie de Descartes, il saisit
immédiatement que la joie et la vertu se situent non dans la croyance mais dans la
compréhension. Plus tard, lorsqu'il écrira à Blyenbergh, il lui apprendra que l'exercice de
son pouvoir naturel de comprendre, qu'il n'a jamais trouvé en défaut, a fait de lui un
homme heureux : « ... je m'applique à traverser la vie non dans la tristesse et les
lamentations, mais dans la tranquillité joyeuse de la gaité .... Je ne cesse de me persuader
toujours davantage que tous les événements reflÚtent la puissance de l'Etre
souverainement parfait et son vouloir immuable; c'est Ă cette conviction que je dois ma
satisfaction la plus haute et la tranquillité de mon esprit»
17,
une tranquillité fondée sur la
raison qui ne part pas en quĂȘte du salut de l'Ăąme dans un monde Ă venir oĂč Dieu distribue
récompenses et chùtiments, mais sur une béatitude qu'un choix philosophique excluant
tout rapport au religieux peut nous faire découvrir. Les fameuses premiÚres lignes du
Traité de la réforme de l'entendement
nous le rappellent et dissipent toute Ă©quivoque :
«Quand l'expérience m'eut appris que tous les événements ordinaires de la vie sont vains
et futiles, voyant que tout ce qui Ă©tait pour moi cause ou objet de crainte ne contenait
rien de bon ni rien de mauvais en soi, mais dans la seule mesure oĂč l'Ăąme en Ă©tait Ă©mue,
je me décidai en fin de compte à rechercher s'il n'existait pas un bien véritable et qui se
pût communiquer, quelque chose enfin dont
la
découverte et l'ac
ïżœ
uisition me procureraient
pour l'Ă©ternitĂ© la jouissance d'une joie suprĂȘme et incessante»
1
âą
Cette décision entraßne
la rupture avec la synagogue, mais une rupture sans drame puisqu'elle est volontairement
choisie par le jeune Spinoza : elle constitue le passage obligé de sa recherche
philosophique. C'est lui qui s'exclut de l'univers religieux bien plus que le religieux ne
l'exclut, c'est lui qui décide de refuser les accommodements qu'on propose à ce jeune
homme de famille honorablement connue et en qui les rabbins avaient mis tant d'espoirs.
- 63 -
Spinoza sait par avance comment se déroulera son exclusion, il n'assistera
Ă
aucune
cérémonie et quittera sa communauté dont
il
est, intellectuellement, si loin déjà Rien de
comparable, on l'a
vu,
avec l'aventure d'Uriel, traquant toute sa vie la véritable religion et
quittant sa sinécure portugaise «non pas tant poussé par l'amour de Dieu que par la peur
de l'enfer»
19.
Mais est-ce
Ă
dire que la religion n'a aucune place dans la réflexion spinoziste ?
Certes non, car le philosophe va méditer sur l'essence du religieux pour mieux affirmer
d'abord la complÚte et définitive indépendance de la philosophie
Ă
l'Ă©gard de la religion :
«La philosophie ne se propose que la vérité, et la foi, comme nous l'avons abondamment
démontré, que l'obéissance, la piété»
20.
Contrairement
Ă
Uriel da Costa, Spinoza ne
songe pas un instant
Ă
réformer une quelconque religion, pas plus qu'il ne veut fonder une
religion sur la raison comme a tenté de le faire l'exilé de Porto avec sa croyance en une
loi naturelle, loi totalement exempte de la démarche du philosophe. Bien plus, la
théologie rationnelle constitue le principal adversaire de Spinoza lorsqu'il médite sur le
phénomÚne religieux
21
âą
Cest au
fil
de cette analyse qu'apparaßt ce qu'on peut désigner
comme l'anticléricalisme de Spinoza, déterminé non par des exigences théologiques
exorbitantes ou ses dĂ©mĂȘlĂ©s avec les rabbins, mais bien plutĂŽt par la rĂ©flexion sur les
effets pervers et visibles des trois religions révélées lorsqu'elles sont dégradées par leurs
prĂȘtres
22.
Le
propos de Spinoza n'est pas de dresser un catalogue des vices des prĂȘtres et
des pontifes comme le font souvent ceux qui sont inspirés par le ressentiment qui irrite
davantage qu'il n'Ă©claire
23.
Pour Spinoza, toutes les religions sont bonnes et sont vraies
«dÚs lors qu'elles se résument au culte de la vertu», dÚs lors qu'elles induisent leurs
sectateurs
Ă
l'amour du prochain,
Ă
la justice et
Ă
la charité. Colerus rapporte, dans sa
Vie
de Spinoza,
qu'il arriva «que son hÎtesse lui demanda un jour si c'était son sentiment
qu'elle pĂ»t ĂȘtre sauvĂ©e dans la religion dont elle faisait profession;
Ă
quoi
il
répondit :
«votre religion est bonne, vous n'en devez point chercher d'autre, ni douter que vous n'y
fassiez votre salut, pourvu qu'en vous attachant
Ă
la piĂ©tĂ© vous meniez en mĂȘme temps
une vie paisible et tranquille»
24.
Ce récit trouve sa confirmation dans la lettre célÚbre
que Spinoza Ă©crit
Ă
Albert Burgh.
Le
philosophe rappelle que l'Eglise musulmane
l'emporte sur l'Eglise catholique romaine dans l'art «de duper les foules et de dominer les
ùmes»
25.
Mais Spinoza affirme aussi que les «Turcs et les autres nations, s'ils adorent
Dieu par le culte de la justice et de la charité envers le prochain», ont en eux l'esprit du
Christ et seront sauvĂ©s, quelles que puissent ĂȘtre les croyances que, par ignorance, ils ont
sur Mahomet et les oracles
26.
Lambert Velthuysen décrivant
Ă
Jacob Osten - un
correspondant de Spinoza - le
Traité théologico-politique
affirme que le philosophe a
rejeté toute la religion
27.
Rien de plus faux : Spinoza dresse
un
réquisitoire implacable
contre les méfaits du religieux dus aux
homines religiosi,
corrompus et servant les
ambitions des monarques non comme un moraliste mais comme un politique soucieux
avant tout de la paix civile. Ce souci de la concorde menacée dans la jeune République
des Provinces-Unies par la lutte qui oppose les régents-marchands
Ă
la maison d'Orange
soutenue par le clergé calviniste est bien
Ă
l'origine de ce que l'on peut nommer
- 64 -
l'anticléricalisme de Spinoza qui va, nous le verrons, au-delà de toutes les espérances
qu'aurait pu concevoir Uriel da Costa.
Spinoza constate que «les hommes supposent communément que toutes les
choses naturelles agissent comme eux-mĂȘmes en vue d'une fin». Il s'ensuit une vision
anthropomorphique de Dieu qui détermine l'existence du culte. Celui-ci est organisé par
un clergé qui transforme la crainte et l'espérance des hommes, leur désir de plaire à Dieu
pour en recevoir des bĂ©nĂ©fices matĂ©riels et spirituels, en superstition, c'est-Ă -dire en orÂ
ganisation de l'ignorance. Dans la préface du
Traité théologico-politique,
Spinoza cite
Quinte-Curce : «La superstition est le plus sûr moyen auquel on puisse avoir recours
pour gouverner la masse». L'ambition des prĂȘtres n'a plus de bornes et leur conduite
contredit de façon scandaleuse les injonctions christiques. La malveillance remplace la
charité et la foi se fait connaßtre «plus à la fureur qu'à la pratique des vertus. Ce que la
foule dĂ©sormais prend pour de la religion, c'est l'Ă©lĂ©vation injustifiĂ©e des fonctions ecÂ
clésiastiques tenues pour des dignités et des emplois différents, tenus pour des prébendes.
Des honneurs dĂ©mesurĂ©s sont, en mĂȘme temps, rendus au clergĂ©. Depuis que cet abus a
Ă©tĂ© introduit, une passion sans mesure d'exercer le sacerdoce s'est emparĂ©e du cĆur des
plus méchants et la pure ardeur à propager la religion de Dieu a été remplacée par une
aviditĂ©, une ambition sordides. Les Ă©glises mĂȘmes ont dĂ©gĂ©nĂ©rĂ© en thĂ©Ăątres ... La foi ne
consiste plus qu'en crédulité, en préjugés»
28.
S'adressant Ă Albert Burgh et faisant alluÂ
sion à l'eucharistie, Spinoza l'apostrophe en ces termes : «Jeune égaré, qui donc a pu
vous fasciner au point de vous faire croire que vous avez avalĂ© l'Etre suprĂȘme et Ă©ternel,
et que vous le possédez dans vos entrailles»? Et fouaillant le néophyte, il vitupÚre la
papauté avec mordacité et le déniaise ainsi : «Voyez combien d'erreurs sont contenues
dans les livres pontificaux et par quel destin, par quelles machinations le pontife romain a
conquis, six cents ans aprÚs la naissance du Christ, le commandement de l'Eglise»
29.
Non contents d'intriguer pour eux-mĂȘmes, de faire craindre et espĂ©rer, d'abĂȘtir les
peuples, les
homines religiosi
s'entendent avec les princes pour redoubler le joug de la
servitude. Cette collusion du thĂ©ologique et du politique n'offre aux hommes que le siÂ
nistre choix entre la paix des cimetiĂšres, les sĂ©ditions permanentes, les divisions meurÂ
triĂšres et les guerres sans fin
: «
.
.
.
le grand secret du rĂ©gime monarchique consiste Ă
tromper les hommes en travestissant du nom de religion la crainte avec laquelle on les
bride, de sorte qu'ils combattent pour leur servitude comme s'il s'agissait de leur
salut. .. »
30.
/
L'anticléricalisme de Spinoza est donc avant tout politique et se garde bien
d'attaquer la religion comme institution nécessaire à la vie des hommes en société.
Il
instruit le procÚs de la dégénérescence du religieux en superstition, signalant toujours la
différence qui existe entre ces deux modalités de la croyance : «la religion repose sur la
sagesse, la superstition sur l'ignorance»
31 .
Mais comme la religion est affermée par les
prĂȘtres, ces fabricants d'hommes abigotis et inquiets, il convient de leur retirer le
- 65 -
fondement de leur pouvoir : le caractÚre sacré de l'Ecriture sur laquelle s'appuient tous les
sectaires cérémonialistes et antagonistes qui menacent, comme nous l'avons dit, la
concorde et l'unité nationale de la jeune nation qui s'est émancipée par les armes de la
tyrannie inquisitoriale de l'Espagne de Philippe II. La véritable originalité de
l'anticléricalisme de Spinoza tient à son entreprise de désacralisation de l'Ancien
Testament, entreprise qui a pour finalité l'évacuation de tout élément diviseur au sein du
religieux et la découverte «d'une foi universelle commune à toute l'humanité, sans
dogmes au sujet desquels puisse surgir une discussion entre les hommes de bien»
32.
TI
n'est pas dans notre propos de dire ici comment Spinoza entreprend une telle
tùche, expliquée tout au long du
Traité théologico-politique.
mais rappelons qu'il n'a pu
dégager le
credo
minimum en sept points du chapitre
XIV
qu'en ayant toujours prĂ©sente Ă
l'esprit la distinction entre les rĂ©cits miraculeux contenus dans l'Ecriture et son enseiÂ
gnement universel
33.
Sans Ă©noncer ici les sept points que constitue le
credo
minimum,
cette foi universelle,
il
nous en faut donner avec Spinoza le résumé : «Il existe un Etre
suprĂȘme, aimant la justice et la charitĂ©, auquel tous, pour ĂȘtre sauvĂ©s, sont dans
l'obligation d'obéir, et auquel ils doivent rendre un culte qui consiste en la pratique de la
justice et de l'amour du prochain»
34.
Dans l'adamantine simplicité de cette foi épurée, les
prĂȘtres, les glosateurs, les thĂ©ologiens n'ont plus aucune place. L'homme, dans la soÂ
litude de sa conscience, sous le regard de Dieu, pourra enfin se dĂ©barrasser de tous les imÂ
posteurs, de tous les diviseurs, de tous les comploteurs. En effet, le culte rendu Ă cet Etre
SuprĂȘme, «à cette religion particuliĂšrement simple et d'une authentique universalité»
35,
appartiendra de droit aux citoyens de premier rang qui l'organiseront dans des Ă©glises
dédiées à la religion de la patrie, «des églises grandes et magnifiques; seuls les patriciens,
plus précisément les sénateurs, détiendront le droit d'officier aux cérémonies du culte :
nous voulons dire auront le droit de baptiser, de célébrer la cérémonie religieuse du
mariage et d'imposer les mains. Eux seuls devront ĂȘtre reconnus sans rĂ©serve comme
prĂȘtres de l'Eglise, dĂ©fenseurs et interprĂštes de la religion nationale»
36.
Ainsi
l'anticlĂ©ricalisme de Spinoza, sans aucune des imprĂ©cations d'Uriel da Costa, expulse dĂ©Â
finitivement les clercs de l'exercice du culte et le confie dĂ©sormais aux laĂŻcs dont l'intĂ©rĂȘt
est à l'évidence la concorde, car elle est la source de toutes les prospérités spirituelles et
matĂ©rielles. L'anticlĂ©ricalisme est ici radical, drastique; il signifie la fin du clergĂ©. PeutÂ
ĂȘtre Spinoza avait-il Ă l'esprit que les patriciens, chez les Romains, exerçaient le
sacerdoce et ce souvenir de l'Antiquité classique sera commun à Robespierre qui, méditant
sur l'Etre SuprĂȘme, Ă©crit ces lignes que n'aurait sans doute pas dĂ©savouĂ©es le philosophe :
l'Etre SuprĂȘme «n'a point crĂ©Ă© les rois pour dĂ©vorer l'espĂšce humaine; il n'a point crĂ©Ă© les
prĂȘtres pour nous atteler comme de vils animaux au char des rois et pour donner au
monde l'exemple de la bassesse, de l'orgueil, de la perfidie, de l'avarice, de la débauche et
du mensonge; mais il a créé l'univers pour publier sa puissance; il a créé les hommes
pour s'aider mutuellement et pour arriver au bonheur par la route de la vertu»
37.
L'anticléricalisme de Spinoza n'est nullement fanatique puisqu'il laisse aux hommes une
liberté de conscience absolue et un libre choix dans l'éventail des confessions, un libre
- 66 -
choix sous la surveillance du politique, sous le contrĂŽle du magistrat qui tolĂšrera de
petites maisons de priÚre : c<Les adeptes des diverses religions seront autorisés à bùtir
autant d'églises qu'ils le voudront, mais ces églises seront prévues pour une petite
assistance et elles ne seront pas construites trop proches les unes des autres»
38.
Eradiction du clergé, tolérance bien tempérée de l'émiettement du sectarisme
religieux, c'est bien plus que ne pouvait l'espérer Uriel
da
Costa, mais il ne faut pas
oublier que le Dieu du chapitre
XIV
du
Traité théologico-politique
présenté à la piété
chrétienne n'est pas celui de
l'Ethique.
Spinoza offre donc au politique une religion
unifiant les hommes et surtout un moyen de les gouverner excluant la terreur qu'inspire
une divinité qui c<prend plaisir à l'impuissance et à la peur des hommes et qui tient pour
vertu les larmes, les sanglots et la crainte»
39.
Le philosophe démontre non seulement
que la liberté de penser, la piété et la tranquillité générale peuvent coexister mais encore
qu'elles conspirent pour assurer le bien de l'Etat. Tout sépare donc l'anticléricalisme
d'Uriel et celui de Spinoza : les origines comme la finalité. Entre les angoisses et le
ressentiment du premier et le cheminement intellectuel du second, rien de commun ou
presque. Cette réserve tient au fait que la désacralisation de l'Ancien Testament qui se
pratique dans le
Traité théologico-politique
passe Ă©trangement par un antijudaĂŻsme que
nous avons déjà rencontré chez
da
Costa. Karl Oege Meinsma, l'auteur du célÚbre ouvrage
Spinoza et son cercle
40,
qui ne marchande jamais son admiration pour le philosophe,
émet quelques réserves sur l'c<orthodoxie» de l'anticléricalisme du
TraitĂ© thĂ©ologicoÂ
politique
mais n'a pas perçu l'importance de l'attitude antijuive.
TI
Ă©crit que ce livre c<vint
Ă son heure, violent comme la foudre, nouveIIe manifestation de
la/orza vindice della
ragione
qui lutte depuis les temps les plus reculés contre l'obscurantisme et le chaos».
Toutefois, aprÚs l'éloge, un constat : Spinoza avait introduit dans son texte «quelque
chose de méphistophélique, de satanique et, entre autre, ce silence voulu mais hypocrite
sur le Nouveau Testament, alors que l'Ancien était disséqué avec un calme imperturbable
sur l'étal de la critique historique»
41.
Nous affirmons qu'il y a plus qu'une analyse partiale et partielle de l'Ecriture, mais
une véritable diffamation froide, réfléchie, organisée. Nous avons ailleurs essayé d'en
rendre compte en réfléchissant sur l'habile confusion entretenue par Spinoza entre les
termes
juif, hébreu
et
pharisien
42.
A cette confusion s'ajoutent des assertions fausses
destinées à discréditer le judaïsme comme religion et les juifs comme religieux.
TI
n'est
que de penser au chapitre
xvn
du
Traité théologico-politique
oĂč Spinoza affirme que la
haine des nations étrangÚres est un devoir sacré qui s'inscrit dans uné exigence cultuelle
quotidienne des juifs
43.
Face à la dissidence et à l'anticléricalisme d'Uriel
da
Costa et de Spinoza, les
orthodoxies calviniste et juive se mobilisĂšrenL
Pour ce qui est d'Uriel da Costa on sait qu'il souffrit beaucoup. Isolé, sans
- 67 -
relations avec le monde non-juif - ce qui n'Ă©tait pas le cas pour Spinoza - ignorant la
langue du pays et dépendant de la communauté pour ses affaires, il dut subir non
seulement les vexations et les persécutions mais, comme nous l'avons dit, par deux fois
la mise au ban, le
hérem,
ainsi qu'une infamante flagellation destinée
Ă
le «:réconcilier»
avec ses coreligionnaires au point qu'il «:prit en haine sa propre vie». Et interpellant le
lecteur de son
Exemplar,
il demande : «:Qui, parmi ceux qui tiennent
Ă
vivre dans
l'honneur supporteraient de vivre dans le déshonneur ?
âąâą.
Le
bonheur ou la mort dans
t'honneur, telle est l'alternative convenable pour qui est bien né»
44.
Uriel l'Ă©tait.
n
se
suicida. Mais les sanctions, les peines n'épuisÚrent pas la réaction de l'orthodoxie qui
rassembla ses meilleures ressources contre Uriel durant sa pénible existence. D'abord
ce
fut le médecin Semuel da Silva qui fit paßtre en
1 623
un
Tratado da immortalidade da
alma
45
pour dénoncer les délires des ignorants qui affirmaient que l'ùme peut mourir avec
le corps. GrĂące
Ă
ce texte qui a pour objet de réfuter la pensée d'Uriel nous en connaissons
ses grandes lignes puisque, pour mieux le combattre, le médecin cite de nombreuses
pages d'un écrit impie d'Uriel qui ne vit jamais le jour intitulé
OĂč l'on traite des
questions que voici : ce qu'est l'Ăąme, qui l'enfante, si elle est mortelle ou au contraire
immortelle
46.
Le
méd<:ein orthodoxe traite Uriel d'épicurien, ce qui signifie, dans le
vocabulaire polémique juif «hétérodoxe». Devant cette réfutation, da Costa prépara sa
défense en attaquant
Ă
nouveau l'immortalité, portant ainsi la hache
Ă
la racine mĂȘme de
la crainte et de l'espérance si chÚre
Ă
tous les
homines religiosi.
Selon da Costa, ce
second ouvrage
Ă
peine paru, «les Anciens et le préposé juif se réunirent et m'accusÚrent
devant le magistrat public :
Ă
les entendre, j'avais Ă©crit un livre oĂč j'affirmais la mortalitĂ©
de l'Ăąme; non seulement je leur causais du tort mais encore je jetais
Ă
bas la religion
chrétienne»
47.
L'orthodoxie juive ainsi menacée fit appel au magistrat de la ville pour
faire condamner le déviant qui demeura quelques jours en prison et dut payer une lourde
amende de
300
florins. Cette punition ne rassura pas les dirigeants de la communauté
puisqu'ils demandĂšrent
Ă
Menasseh ben Israël, jeune et talentueux rabbin
48,
de prĂȘter son
aide
dans
le combat contre l'impiété. On peut dire que les premiers ouvrages de Menasseh
ben Israël sont autant de réponses
Ă
Uriel et de réfutations de ses thÚses. La premiÚre
partie du
Conciliador
paraĂźt en
1 632
pour faire piĂšce
Ă
«:tous les amis des nouveautés» qui
prétendent prouver l'existence de contradictions dans l'Ecriture Sainte, ce qui témoignerait
du caractÚre «humain, trop humain» de ce texte.
Le
De creatione problemata
voit le jour
trois ans plus tard et a pour finalité de rappeler aux juifs la vérité de la création divine,
l'inanité de la théorie de l'éternité du monde, théorie chÚre aux esprits forts de l'époque
qui, si elle était adoptée, aurait eu pour conséquences de miner la religion
Ă
sa base, de
tenir les miracles pour des mensonges et de nier tout ce qu'offre la religion en matiĂšre
d'espérance et de crainte. Enfin, en
1 636,
le
De la resurrecci6n de los muertos
est rédigé
pour s'opposer
expresis verbis
Ă
la malignité des sadducéens dépravés qui, en ce misérable
siÚcle, tentent de persuader quelques-uns de la mortalité de l'ùme. Tous ces livres, et en
particulier le
Conciliador,
furent bien accueillis par les orthodoxies juive et chrétienne qui
voyaient en Menasseh ben Israël
un
excellent défenseur du religieux dans son essence : la
création divine, la sacralité de l'Ecriture et l'immortalité de l'ùme.
- 68 -
En ce qui concerne Spinoza, la réaction vint dans un premier temps de la
communauté juive par la mise au ban, mais la rédaction de son
h Ă©r e m .
exceptionnellement détaillée et unique par sa virulence
49,
n'inquiéta guÚre le philosophe,
pas plus qu'il n'aurait été troublé, s'il l'avait lue, par la condamnation codée de Pereyra
dans
La Certeza
dei
Camino
parue Ă Amsterdam en
1666
: «Qu'est-ce que
ce
monde sinon
une terre stérile, un cham
ïżœ
plein de ronces et d'Ă©pines
[espinas],
un pré
[prado]
vert plein
de serpents vénéneux 7» .
L'orthodoxie calviniste réagit plus tard lorsqu'eUe comprit l'importance du
Traité
théologico-politique
qui parut en
1670,
sans nom d'auteur et avec une fausse indication de
lieu - Hambourg - toutes prĂ©cautions qui n'abusaient personne. L'ouvrage rĂ©futait Ă
l'évidence la révélation, sapait les fondements du judaïsme et du christianisme, et appelait
les croyants à l'obéissance à des commandements simples qui rendaient tout clergé
inutile. Mais la grande liberté qui régnait dans le pays associée au profit que représentait
pour les libraires-imprimeurs la parution d'un tel ouvrage, retardĂšrent et limitĂšrent le zĂšle
des pasteurs qui tentĂšrent de le faire condamner par les Etats de Hollande. Un an aprĂšs sa
mise en circulation le livre avait déjà connu quatre éditions latines et une traduction en
langue vernaculaire
5 1.
L'orthodoxie dut attendre l'assassinat de Jean de Witt et la
restauration de la monarchie pour obtenir satisfaction en
1 674.
Le pasteur Jean Brun,
dans sa controverse avec Stoupe, assure qu'un trÚs bon théologien de la république
combattit l'ouvrage impie qui avait au moins le mérite d'«enseigner l'athéisme
ouvertement»
52
mais qu'il appartenait plutÎt aux théologiens de Hambourg d'accomplir
cette tĂąche !
Uriel da Costa comme Spinoza peuvent ĂȘtre justement considĂ©rĂ©s comme les
meilleurs adversaires du clergé et de l'orthodoxie avec tout
ce
qu'elle comporte de violence
étrangÚre à la croyance : «Un croyant en appeUe à tous les hommes pour
ïżœ
u'ils partagent
sa foi; un orthodoxe récuse tous les hommes qui ne partagent pas sa foi»
3.
Mais rappeÂ
lons toutefois que l'orthodoxie était une des conditions imposées par le magistrat aux
juifs s'ils voulaient Ă©tablir une communautĂ© Ă Amsterdam. En effet, le rapport de GroÂ
tius, consulté par la municipalité au tout début du
xvne
siĂšcle, fait Ă©tat d'une obligation
pour chaque juif d'adhérer étroitement à la Loi de Moïse et de professer qu'il croit «en un
Dieu créateur et omnipotent ... que Moïse et les prophÚtes ont révélé la vérité sous
inspiration divine et qu'il est une autre vie aprĂšs la mort dans laqueUe les bons recevront
leur récompense et les méchants leur chùtiment»
54.
L'anticléricalisme de nos deux
combattants compromettait donc sciemment l'existence de ceux qui furent leurs
coreligionnaires, et si la lutte pour la liberté est toujours justifiable, on ne peut les tenir
quitte pour certains des moyens utilisés car tous deux savaient d'expérience combien les
crypto-juifs venus à Amsterdam «victimes de l'Inquisition étaient attachés à leurs
croyances et Ă leurs rites d'un amour que la souffrance avait exaltĂ© Ă l'extrĂȘme. Etablis
depuis peu sur une terre de quasi-liberté, ils mettaient à accomplir les prescriptions de
leur culte autant de zÚle et de ferveur reconnaissante qu'on avait déployé de passion et de
- 69 -
rigueur à réprimer chez leurs pÚres tout semblant de retour à la religion honnie. Quelle
amertume pour eux et quel sursaut révolté de conscience à entendre taxer leurs antiques
croyances d'erreurs puĂ©riles et leurs sacrifices de chimĂšres ! A laisser se rĂ©pandre impuÂ
nément des opinions et se répéter des actes qui déconsidéraient ce qui, à leurs yeux, avait
la double consécration d'une tradition révérée et de récents et douloureux martyres, ils
crurent commettre une faute capitale, détruire par lùcheté la paix et la stabilité de leur
communauté maintenant respectée et florissante»
55.
On peut donc lĂ©gitimement reproÂ
cher Ă Uri el da Costa et Ă Spinoza d'avoir souvent confondu anticlĂ©ricalisme et antijuÂ
daĂŻsme, et cela alors mĂȘme qu'Amsterdam Ă©tait le seul vĂ©ritable havre de paix de
l'Occident pour des juifs molestés, persécutés, voire exterminés dans le monde entier -
rappelons qu'en
1 648
deux cent mille juifs furent massacrés par les Cosaques en Pologne.
Le
Combat d'Uriel, l'entreprise de Spinoza sont autant de conquĂȘtes de la raison sur
l'orthodoxie, autant de victoires de l'anticlĂ©ricalisme, mais ces conquĂȘtes, ces victoires ne
peuvent nous satisfaire entiĂšrement puisqu'au fond d'elles-mĂȘmes se cache parfois
l'égoïsme, l'injustice, le mensonge'. ces fruits empoisonnés du ressentiment. Ce que l'on
peut pardonner Ă Uriel n'est pas excusable chez Spinoza tant il est vrai qu'un philosophe
doit vivre comme il pense et penser comme il vit.
NOTES
1
Exode :
20,
4-5.
2
Heraclito
y
Democrito de nuestro siglo,
Madrid,
1 64 1 ,
p.
267
et
268.
3
Voir I.S. RĂ©vah,
Spinoza et le Docteur Juan de Prado,
Paris
-
La
Haye,
1 959,
p.
90, 54
et
52.
4
Espejo de la vanidad dei mundo,
Amsterdam,
1 67 1 ,
p.
1 00.
Sur Pereyra et son itinĂ©raire spiriÂ
tuel, voire notre Ă©tude
Hispanidad
y
judaismo en tiempos de Espinoza, Edicion de
La Certeza
deI
Camino
de Abraham Pereyra,
Salamanque,
1987.
5
Ce récit a été publié par le théologien chrétien Philip van Limborch
(1 633- 1 7 1 2)
Ă la fin de son
ouvrage intitulé
Amica col/atio cum erudito judaeo,
Gouda,
1 687.
Sur Uriel da Costa et
l'Exemplar
humanae vitae
voir le remarquable dossier - incluant la traduction française de
l'Exemplar ...
-
de
Jean-Pierre Osier :
D'Uriel da Costa
Ă
Spinoza,
Paris,
1983.
6
Osier,
op. cit.,
p.
140.
7
Ibid.
8
Ibid,
p
.
1 5
1
.
9
Ibid,
p.
1 4 1 .
10
Ibid.
I l
A. B. Duff
et
P. Kaan,
Une vie humaine,
Paris,
1932,
p.
45.
1 2
Sur la fonction sociale du
hérem
dans la communauté d'Amsterdam, voir J'excellent article de
Yosef Kaplan, .. The Social Functions of the
Herem
in
the Portuguese Jewish Community of AmÂ
sterdam
in
the Seventeenth CenturylO dans
Dutch Jewish History.
Proceedings of the Symposium
- 70 -
on the History of the Jews in the Netherlands, Jerusalem,
1 984,
p.
1 1 1 - 1 55.
J3
J.-P. Osier, p.
1 4 1 .
14
Chrétiens sans Eglise.
La
conscience religieuse et le lien confessionnel au XVIIe siĂšcle,
trad.
Anna Posner, Paris,
1 965.
Uriel da Costa Ă©crit : «Mais pour les autres cĂ©rĂ©monies, rites, presÂ
criptions, sacrifices, dĂźmes (dol remarquable pour jouir oisivement du travail d'autrui), las ! dĂ©Â
plorons que la malignité des hommes nous ait jeté dans tant de labyrinthes !
U
faut décerner de
grands éloges à ces chrétiens authentiques qui, reconnaissant le fait, ont banni tout cela pour ne
retenir que
ce
qui touche à un bonheur conforme à l'éthique»
(Exemplar,
in
op. cit.,
p.
1 50).
15
Ibid.,
p.
1 53.
16
Ibid.,
p.
149.
1 7
Lettre XXI,
in Benedicti de Spinoza,
Opera,
Ă©dition J. van Vloten et J.P.N. Land, La Haye,
1 895, L
II,
p.
275-276.
18
Traité de
la
réforme de l'entendement, ibid,
L
l,
p.
3.
19
Ces termes sont adressĂ©s par Spinoza Ă un autre nĂ©ophyte, Albert Burgh, qui est passĂ© du calÂ
vinisme au catholicisme romain. Voir
Lettre LXXVI, ibid,
L
II, p.
417.
20
T.T.P.,
chap. XIV,
ibid,
t. II, p.
1 1 2.
21
Voir J. Préposiet,
Spinoza el la liberté des hommes,
Paris,
1 967,
p.
1 27
et suiv.
22
J.-P. Osier,
op cit.,
p.
84.
23
B. de Spinoza,
Lettre LXXVI, Ă©d. cit,
L
II, p.
4 1 7.
24
La
vie de B. de Spinoza,
in
Ćuvres complĂštes,
Ă©d.
de la Pléiade, Paris,
1 954,
p.
1520.
25
Lettre LXXVI,
in B. de Spinoza,
Opera,
Ă©d.
cil.,
t.
n,
p.
420.
Spinoza affirme que la superstiÂ
tion atteint son plus haut niveau chez les Turcs «oĂč la simple discussion passe pour sacrilĂšge et
oĂč tant de prĂ©jugĂ©s absorbent le jugement que la saine raison ne saurait plus se faire Ă©couter, fĂ»t-ce
pour suggérer un simple doute»
(T.T
.P.,
ibid,
L
l,
p.
35 1 ).
26
Lettre XUII,
L n,
p.
350.
27
Lettre XUI, ibid,
p.
336.
28
T.T
.P.,
t.
l, p.
35 1 .
29
Lettre LXXVI,
t . II, p .
4 1 8.
30
T.T
.P.,
L
l,
p.
35 1 .
31
Lettre
Ă
Oldenburg,
L
n,
p.
44 1 .
32
T.T
.P.,
chap.
XIV , L I ,
p.
1 10.
33
Lambert Velthuysen Ă©crivant
Ă
Jacob Osten le rappelle en ces termes : «Si les prophĂštes euxÂ
mĂȘmes n'ont pas Ă©tĂ© Ă l'abri de toute erreur quand ils appelaient Ă leur devoir les gens auprĂšs de
qui ils étaient envoyés, il reste que leur sainteté et leur autorité n'en sont pas compromises. Bien
qu'en effet leurs discours et leurs arguments ne fussent pas conformes
Ă
la vérité mais aux idées
préconçues des hommes à qui ils s'adressaient, il reste que les vertus qu'ils prÎnaient ne sont ni
ambiguës ni discutées. C'est qu'en effet le but de leur mission était de promouvoir le culte de la
vertu et non d'enseigner quelque vérité»
(L
II, p.
338).
- 7 1 -
34
T.T
.P., t
II, p.
1 1 0.
35
L'unité de la réflexion spinoziste entre le
Traité théologico- politique
et le
Traité politique
est
affmnée au chapitre VII, paragraphe
46
de cet ouvrage,
t
l, p.
331 -332.
36
Ibid.,
p.
332.
37
Ćuvres,
Paris,
1 840,
t. III, p.
656.
38
T.T
.P., t J,
p.
332.
Comme l'a bien vu Lambert Velthuysen, Spinoza veut fonner «l'esprit des
magistrats et de tout homme à ce principe : c'est au magistrat que revient le droit de régler le culte
religieux qui doit ĂȘtre publiquement maintenu dans la rĂ©publique. C'est ensuite un devoir pour le
législateur de pennettre aux citoyens, en ce qui concerne la religion, de penser et de dire ce que
leur dicte leur esprit et leur ùme; cette liberté doit aussi s'étendre au culte extérieur dans la mesure
oĂč l'exercice des vertus Ă©thiques ou piĂ©tĂ© peut ĂȘtre sauvegardĂ©
(t
II, p.
34\).
39
Ethique,
Ive partie, scolie de la proposition XLV.
40
Voir l'édition française remise à jour, Paris,
1983.
41
Ibid.,
p.
375.
42
Voir notre article dans
Spinoza nef
3500
anniversario della nascita,
Proceedings of the First
Italian International Congress on Spinoza, Naples,
1985,
p.
439-460.
43
T.T.P.
dans
Opera, op. cit.,
p.
143-144.
Voir également notre article «Quelques remarques sur
le chapitre III du Traité théologico-politique», dans
Revue internationale de philosophie,
1 1 9-
1 20,
fasc.
1 -2, 1 977,
p.
1 98-216.
44
ln
D'Uriel da Costa
Ă
Spinoza, op. cit.
,p.
147.
45
Tratado da immortalidade da alma, composto pelo Doutor Semuel da Silva em que tamben se
mastra a ignorancia de certo contrariador de nosso tempo, que entre outros muytos e"os deu
neste delirio de ter para si e publicar, que a alma do homen acabajuntamente com
0
corpo,
AmÂ
sterdam,
5383 ( 1 623).
46
On peut avoir accĂšs Ă ce texte grĂące Ă l'Ă©dition de J.-P. Osier,
op. cit.,
p.
1 0 1 - 1 38.
47
Ibid. ,
p.
142.
48
Sur ce rabbin et son Ćuvre, voir CĂ©cil Roth,
A
Life of Menasseh ben Israel, Rabbi, Printer and
Diplomat,
Philadelphie,
1934
et l'introduction de H. MĂ©choulan et G. Nahon Ă
Espérance d'Israël,
Paris,
1 979.
49
Voir notre article «Le hérem à Amsterdam et l'«excommunication» de Spinoza», dans
Cahiers
Spinoza
III,
Ă©ditions RĂ©plique, printemps,
1980,
p.
1 1 7-1 34.
50
Voir notre Ă©dition in
Hispanidad
y
judaismo en tiempos de Espinoza,
Salamanque,
1 987,
p.
64, 65
et
1 30.
Sur l'histoire de l'attribution de cette allusion aux deux dériseurs impies
attribuée à Daniel Lévi de Barrios par Gebhardt, voir 1. S. Révah,
Spinoza et le Docteur Juan de
Prado, op. cit.,
p.
22-23.
51
«Enfin ! parce que dÚs décembre
1 67 1
les délégués au synode de la Hollande méridionale et de
la Hollande septentrionale avaient insisté sur ce point auprÚs des Etats, en profitant de l'occasion
pour attirer l'attention sur la
Bibliotheca fratrum polonorum,
le
LĂ©viathan
de Hobbes et la
PhiloÂ
sophia S. Scripturae interpres de
Lodewig Meyer, Mais ce rapport s'était «perdu».
n
fallut atÂ
tendre
1 674
pour que la condamnation fût réellement prononcée dans l'édit du
19
juillet. Sur cette
«V ARIA TIONS S UR
UN
THĂME» DANS L'HISTORIOGRAPHIE
BELGE DES
XIXe
ET
XXe
S IĂCLES : L'ANTICLĂRICALISME
DE PATRICE-FRANĂOIS DE NENY
( 1 7 1 6-1 784)
par
Bruno BERNARD
A
mon ami Paul de Zuttere :
Vole et tibi
!
«Le
cléricalisme ? Voilà l'ennemi
!»l.
Sans doute n'est-il pas dans la mémoire
collective du monde francophone, depuis plus d'un siÚcle, de référence plus commune et
plus immédiate à l'anticléricalisme que cette célÚbre apostrophe de Léon Gambetta à la
Chambre des Députés, le
4
mai
1 877.
Si le terme mĂȘme d'«anticlĂ©ricalisme» n'existait
pas encore Ă l'Ă©poque
2.
les opposants au «cléricalisme» avaient pourtant clairement
conscience d'inscrire leur combat dans une tradition séculaire. «Sommes-nous des
novateurs» s'exclamait ainsi Gambetta. «quand nous venons dire qu'il est temps de
rappeler au respect des lois. et de réintégrer dans la position inférieure et subalterne
qu'elles doivent occuper dans notre sociĂ©tĂ© les Ăglises, quelles qu'elles soient ?». Si l'on
peut voir dans ces paroles une bonne définition de l'anticléricalisme, il me semble
nĂ©cessaire cependant, d'aller plus avant. et de distinguer. au-delĂ de la terminologie mĂȘme.
ce qu'on pourrait appeler deux «attitudes» anticléricales.
On peut en effet, Ă mon sens. Ă©tablir une distinction entre. d'une part.
l'anticléricalisme
stricto sensu,
celui dont la définition de Gambetta fournit l'axiome de
base, et d'autre part, un anticléricalisme que. faute de mieux. je qualifierai d' «offensif»
3.
Ce
dernier s'en prend, non seulement Ă la place excessive prise par l'Ăglise ou les Ă©glises
dans la sociĂ©tĂ© civile, mais aussi Ă l'institution ecclĂ©siastique elle-mĂȘme. Ce n'est donc
plus à proprement parler «de l'anticléricalisme» mais plutÎt. ce qu'on pourrait qualifier,
n'était ce néologisme trop inélégant. d' «antiecclésialisme»! C'est qu'en effet. chaque
courant de pensée a ses «ultras». Et malheureusement, dans le cas qui nous occupe. la
confusion sĂ©mantique entre «opposants au clĂ©ricalisme» et «ennemis de l'Ăglise» reste
gĂ©nĂ©ralement de rĂšgle, du moins dans le vocabulaire courant. Peut-ĂȘtre n'est-ce toutefois
qu'une simple conséquence de la lexicologie propre au français, langue peu portée à la
formation de mots composés. En allemand. langue «agglutinante» par excellence,
existent en effet. Ă la fois, l'adjectif d'origine latine.
antiklerikal
et le plus précis
kirchenfeindlich
que l'on peut traduire par «hostile Ă l'Ăglise».
La
langue suédoise, quant
Ă elle, distingue mĂȘme de
l'antiklerikal,
le
prĂąstfientlig,
l'ennemi du prĂȘtre ! Encore
s'agirait-il de savoir si l'emploi mĂȘme de ces vocables n'en fait pas Ă©galement dans ces
langues, des synonymes
4.
- 74 -
Fennons ici cette parenthÚse, et tournons-nous vers la définition de ce que j'ai
appelé l'anticléricalisme
stricto sensu.
S'il est incorrect de le confondre avec une
opposition systĂ©matique Ă l'Ăglise, on ne peut, Ă fortiori, en faire un synonyme
d'«antichristianisme», d' «irrĂ©ligion» ou mĂȘme encore d' «athĂ©ĂŻsme». L'anticlĂ©rical
stricto
sensu
ne s'oppose qu'Ă l'intervention de l'Ăglise dans la vie civile. Pour lui, la religion
est une affaire distincte des affaires temporelles, elle ne doit en aucun cas servir de
prétexte à l'exercice d'un quelconque pouvoir de nature politique. En bref, elle ne concerne
que l'Homme, pas le Citoyen
5.
Le
clĂ©ricalisme refuse catĂ©goriquement l'idĂ©e mĂȘme de cette dualitĂ© des ordres civil
et ecclésiastique, du temporel et du spirituel.
La
«direction des consciences», qui lui est
confiĂ©e par Dieu, lui paraĂźt justifier l'intervention de l'Ăglise dans tous les domaines de la
vie des hommes.
Géographiquement, on constate 9ue l'anticléricalisme est un phénomÚne
essentiellement lié à la prédominance de l'Eglise catholique. Sa prétention au magistÚre
moral et spirituel, son prosélytisme, se sont en effet longtemps accompagnés d'un
cléricalisme sans complexes. Comment alors, la renaissance, en Europe aux Temps
modernes, d'une réflexion qui se voulait purement politique quant
Ă
l'avenir de l'Homme
et de la vie en société, aurait-elle pu ne pas se heurter
Ă
la présence du cléricalisme ?
Comment les hommes politiques eux-mĂȘmes, lorsque les intĂ©rĂȘts de l'Ătat et ceux de
l'Ăglise Ă©taient en concurrence, auraient-ils pu ne pas ressentir, mĂȘme en tant que
croyants, Ă quel point leurs devoirs envers Dieu, entraient en conflit avec leurs devoirs
envers le Prince, l'Ătat, ou mĂȘme leurs semblables ? C'est ce que le politologue français
René Rémond
6
exprimait récemment, lorsqu'il postulait l'existence d'un anticléricalisme,
administratif,
indépendant des régimes ou des idéologies, lié disait-il,
«Ă
J'exercice du
pouvoir, qui entre inéluctablement en conflit avec les prétentions cléricales». Et c'est
bien de cela aussi qu'il va s'agir, concernant la question de fond que pose l'anticléricalisme
de Patrice-François de Neny.
Mais ce n'est pas lĂ l'objet mĂȘme de cet exposĂ©, et je rĂ©serve
Ă
d'autres
circonstances
7
l'occasion de donner mes conclusions argumentées sur ce problÚme. Je me
contenterai, en fin d'exposé, de présenter les lignes directrices de mes réflexions
personnelles en la matiĂšre.
Il m'a paru intéressant, à la foi méthodologiquement, mais aussi d'un point de vue
plus strictement historiographique, d'aborder dans un premier temps, l'image que se sont
successivement fait des opinions religieuses de Patrice-François de Neny, les historiens
qui m'ont précédé dans mes travaux. Sujet polémique s'il en est, puisqu'il a suscité des
réactions que l'on pourrait qualifier de passionnelles. L'anticléricalisme du Chef-Président
du Conseil privĂ© de Marie-ThĂ©rĂšse, puis de Joseph II Ă Bruxelles, m'a semblĂ© se prĂȘter
Ă
une intéressante mise en perspective de la production historique belge depuis le milieu du
- 75 -
XIXe
siĂšcle jusqu'Ă nos jours. L'existence, dans notre pays , d'institutions universitaires
dont les options philosophiques sont, sur ce point, diamétralement opposées,
a
été un
élément déterminant dans l'élaboration de l'histoire nationale au cours de cette période.
Nul ne s'étonnera donc, étant donné notre sujet, de voir s'opposer deux conceptions, deux
discours, deux approches.
NĂ© Ă Bruxelles, le
23
décembre
1 7 1 6 8,
Patrice-François de Neny était le fils d'un
catholique irlandais, Patrice Mac Neny
9,
réfugié dans nos régions à la fin du
xvne
siĂšcle, et qui devait devenir par la suite SecrĂ©taire d'Ătat et de Guerre dans le
gouvernement des Pays-Bas autrichiens. Licencié en droit à Louvain en
1736,
PatriceÂ
François suivait peu aprÚs les traces de son pÚre, et entrait dans l'administration
gouvernementale des Pays-Bas. Parvenu en
1757
Ă la tĂȘte du Conseil privĂ©, il se trouvait
en charge des affaires politiques et ecclésiastiques. S'il ne possédait pas le pouvoir de
décision, réservé au Souverain, au Ministre plénipotentiaire et au Gouverneur général,
son influence n'Ă©tait cependant pas mince au sein du gouvernement. DĂ©jĂ Commissaire
royal de l'Université de Louvain depuis
1754,
il fut également chargé, de
1 773
Ă
1776,
de
présider le Comité jésuitique, qui supervisa l'application dans nos régions du bref de
suppression de l'ordre des Jésuites émané par Oément XIV. C'est encore Neny qui fut
chargé de mettre en forme et d'adapter pour les Pays-Bas le texte de la
Toleranz Patent
que
l'empereur Joseph
II
accorda. en octobre
1 78 1 ,
à ses sujets protestants. Une tolérance qui,
comme le dit le texte du décret rédigé par Neny, mais non l'original publié à Vienne,
«sans examiner la croyance, ne considÚre dans l'Homme que sa qualité de citoyen»
10.
Enfin, Neny participa activement au cours des années
1 7 8 1 - 1 782,
aux délibérations
préludant à la suppression des couvents
I I,
laquelle fut finalement résolue par Joseph
II
en mars
1783,
peu avant la retraite du Chef-Président, qui devait s'éteindre le
1er
janvier
1 784.
Nul doute qu'au vu des principaux jalons de son action en matiĂšre de politique
ecclésiastique, Neny ne dût apparaßtre, aux yeux des historiens catholiques du
XIXe
siĂšcle,
comme le serviteur zélé d'une politique profondément anticléricale, dans tous les sens du
terme.
Au premier rang de ces historiens, il convient de citer le successeur de Gachard Ă la
tĂȘte des Archives du Royaume, Charles Piot
( 1 8 1 2- 1 899)
1 2,
auteur , en
1 873,
d'un
article
13
consacré à l'histoire diplomatique de nos régions; il y critiquait vertement Neny,
«fonctionnaire toujours prĂȘt Ă contrarier l'Ăglise». L'annĂ©e suivante
14,
Ă propos de la
suppression des Jésuites, c'est l'attaque en rÚgle : «ennemi personnel des pÚres», Neny
joint à l'admiration de Van Espen, célÚbre docteur janséniste, «celle de la nouvelle
philosophie française» et voue «un culte fervent au despotisme antireligieux»
! Le
ton est
ainsi donné, pour plus d'un demi-siÚcle, à une véritable campagne «anti-Neny» de la part
des historiens catholiques.
- 76 -
Ainsi, Edmond Poullet
( 1 839-1 882),
enseignant Ă Louvain
15,
qui reprend dans sa
célÚbre
Histoire politique nationale,
les critiques de Piot Ă l'Ă©gard de Neny, Ă nouveau
qualifié d'«ennemi acharné des pÚres». Ainsi, l'archéologue et homme politique Arthur
Verhaegen
( 1 847-19 17)
16,
qui décrit Neny comme «imbu des doctrines despotiques de
Van Espen'
l
artisan de la philosophie française, antireligieux au point d'effrayer Kaunitz
lui-mĂȘme
l
, ennemi du clergé, et surtout des Jésuites». Ainsi encore, en
190 1 ,
Joseph
Laenen
( 1 87 1 - 1 940)
1 8,
qui, tout frais émoulu du Grand séminaire de Malines, obtient
son doctorat en philosophie et lettres Ă Louvain, pour un ouvrage oĂč il soutient que
Neny nourrissait «une haine implacable contre le clergé».
Du cÎté laïque, par un mimétisme sans doute inévitable, en raison de la
conjoncture de la guerre scolaire, on encense ce mĂȘme Neny «bouffeur de curĂ©s» que les
Louvanistes exĂšcrent.
C'est ainsi que, le
1er
octobre
1904,
Raymond Janssens
(1 846- 1 9 1 1 )
19,
docteur
en droit de l'Université libre de Bruxelles, et Procureur général à la Cour de Cassation,
choisit comme thÚme de sa mercuriale de rentrée, Patrice-François de Neny et le Conseil
privé. Déjà gratifié depuis
1 856,
d'un beau buste en marbre, de Wiggers, exposé dans la
galerie de la Cour de Cassation
20,
le Chef-Président se voit ainsi rendre un second
hommage au sein de la magistrature belge. Successivement honoré des titres de «gloire de
notre magistrature nationale», hĂ©ros du «parti philosophiqueïżœïżœ, «novateur dĂ©terminé» ou
mĂȘme «ardent dĂ©fenseur du pouvoir temporel», Neny est enfin louĂ© pour ses efforts en
vue de «ramener [l'Ăglise] dans les bornes de ses attributions lĂ©gales», ainsi que pour son
action Ă Louvain, oĂč il a mis fin à «de nombreux abus».
Bien que finalement modéré, dans le fond et dans la forme, le discours du
Procureur Janssens reçut quelques mois plus tard une cinglante réplique, de la part de
Pierre Verhaegen
21.
Dans la trÚs vénérable, trÚs catholique et trÚs bien-pensante
Revue
générale belge,
celui-ci estimait le «panégyrique» du Chef-Président «mal informé ou mal
inspiré». «Que ce fonctionnaire voltairien» écrivait-il à propos de Neny, «ait préparé les
voies à la déchristianisation de la Belgique, et que nos anticléricaux puissent se réclamer
de lui comme d'un prĂ©dĂ©cesseur avisĂ©, il serait facile de l'Ă©tablir». L'action de Neny Ă
Louvain ne lui inspirait point de meilleurs sentiments : «On sait ... quel fut le rÎle de
Neny dans la désorganisation du célÚbre établissement dont il avait autrefois suivi les
leçons. On connaßt les tracasseries de tout genre, les vexations tantÎt ouvertes, tantÎt
hypocritement déguisées, que ce personnage multiplia pour contrecarrer l'enseignement de
Louvain ... Délégué par le gouvernement autrichien pour réformer l'Université, Neny
n'eut d'autre souci que de lui porter des coups mortels». C'était donc «faire injure» à la
magistrature que de présenter sous un jour favorable cet «anticlérical passionné».
Professeur à l'Université libre de Bruxelles, Paul Bonenfant
( 1 899- 1 965)
22
répliquait indirectement à Pierre Verhaegen, vingt ans plus tard. Pour lui, la politique de
- 77 -
Neny à Louvain, politique qu'il était loin de juger négative, s'expliquait ainsi
:
«
..
.
bientÎt, de ce qu'il découvre et de ce qu'on lui a enseigné, le contraste lui apparaßt tel qu'il
se prend d'une véritable haine pour ses anciens maßtres, l'Université de Louvain n'est plus
pour lui qu'un foyer de théologie pédantesque, son mépris est égal pour les Jésuites, qu'il
ridiculise, sous le nom de loyolides».
CoUĂšgue de Paul Bonenfant, Suzanne Tassier
(1898-1956)
2
3
s'exprime en termes
pratiquement identiques en
1 944
: «De son passage au coUĂšge des JĂ©suites de SaintÂ
Omer, puis à l'Université de Louvain» dit-eUe, «Neny a gardé un dégoût profond pour le
verbalisme, le pĂ©dantisme et la routine. TrĂšs vif d'esprit, il s'est instruit par lui-mĂȘme et
s'est pris d'une véritable haine pour ses anciens maßtres»
24.
On voit presque déjà ici, un
Neny «libre-exaministe» se profiler à l'horizon !
Plus particulier est le cas de l'historienne Ghislaine de Boom
(1 895- 1 957)
25.
D'abord régente littéraire, eUe s'inscrivit à l'U.L.B. en
1 9 1 8,
et y accomplit briUament le
cursus des Ă©tudes d'histoire. Sa remarquable thĂšse, parue en
1932.
lui vaut une pérennité
méritée dans la mémoire des dix-huitiémistes de ce pays
26.
On y trouve toutefois ces
passages, Ă©tonnants compte tenu de l'Ă©cole historique dans laqueUe on serait en droit de la
ranger : «Ainsi, le Chef-Président, imbu des idées philosophiques français, tente de
satisfaire Ă la fois son amour des LumiĂšres et sa haine de l'Ăglise ... son anticlĂ©ricalisme
aigu n'est pas sans nuire à l'intégrité de son caractÚre
27
et à la sûreté de son jugement.
TI
partage d'avance avec Cobenzl les dépouilles des Jésuites et est poursuivi d'une véritable
obsession antireligieuse, guettant les moindres initiatives du clergé, et le harcelant sans
cesse pour le rĂ©duire Ă la merci de l'Ătat» !
La
nécrologie de Mme de Boom
28
nous donne
toutefois la clé de cette énigme apparente, puisqu'on y lit que l'historienne de l'U.L.B.
Ă©tait «profondĂ©ment croyante» et qu'elle rĂ©digea mĂȘme un ouvrage pieusement intitulĂ©
Lesfemmes dans l'Ăvangile.
Au cours de cette premiÚre période, qui va grosso modo de la premiÚre guerre
scolaire aux confins de la seconde guerre mondiale, Neny apparaĂźt donc, que l'on s'en
plaigne ou que l'on s'en fĂ©licite, comme un ennemi dĂ©clarĂ© de l'Ăglise.
La
distinction
entre anticlĂ©rical strictement parlant, et anticlĂ©rical «offensif», Ă©tait sans doute difficile Ă
faire d'ailleurs Ă une Ă©poque oĂč la vigueur du dĂ©bat philosophique faisait, des adversaires,
des ennemis.
Toutefois, dÚs la fin des années
1920,
et presque simultanément, deux historiens
avaient abordé l'anticléricalisme de Neny de façon plus nuancée.
En
1 927,
Joseph Lefevre
( 1 893- 1977)
29,
futur archiviste général du Royaume,
dans un article consacré à la suppression des couvents par Joseph
Il
30,
déclarait
prudemment que «Les idées du Chef-Président sur l'ensemble des questions religieuses
[n'avaient] pas encore été bien mises en lumiÚre». «Une chose est certaine» ajoutait-il,
Neny «n'aimait pas l'autorité ecclésiastique, il détestait les Jésuites et s'acharna à leur
-
78
-
destruction avec une impitoyable rigueur
. .
. A ses yeux, les Ă©vĂȘques devaient ĂȘtre au
service du souverain, les institutions religieuses soumises au contrÎle de l'autorité laïque,
l'influence de l'Ăglise refoulĂ©e hors de tout ce qui n'Ă©tait pas strictement religieux. Ce
serait pourtant une erreur de voir en lui un anticlérical dans le sens moderne du mot. On
ne saurait citer aucun cas oĂč il se soit efforcĂ© de porter atteinte au rĂŽle de l'Ăglise sur le
terrain de la doctrine ou de la morale, à l'esprit religieux de la population»
Deux plus tard, Simone Montoisy
3 1
soutenait à lUniversité libre de Bruxelles la
premiÚre thÚse consacrée au Chef-Président du Conseil privé. Bien que solide, celle-ci ne
connut que peu d'audience, sans doute en raison de son caractĂšre relativement sommaire.
Toujours est-il qu'elle aussi dépassait le domaine des «clichés» en ce qui concerne les
positions religieuses de Patrice-François. «Que Neny fût chrétien» écrit-elle, «la chose
est certaine», mais «s'il ne fut pas anti-chrétien, il fut anticlérical ... et militant !» Elle
expliquait cet apparent paradoxe de la façon suivante : «Neny fut avant tout, et surtout le
serviteur d'une souveraine, d'une impĂ©ratrice ... Par le fait mĂȘme, il ne s'appliqua qu'Ă une
seule chose : soumettre au pouvoir civil toutes les manifestations de l'Ătat. Et pour cela,
il devait nĂ©cessairement rejeter et repousser les envahissements de l'Ăglise en tant
qu'organisme». C'était cette fois, poser clairement la frontiÚre entre anticlérical
«administratif» et ennemi inconditionnel de l'Ăglise
32.
Si l'on ne peut parler d'accord total entre le Louvaniste et l'historienne de
l'Université de Bruxelles, du moins discerne-t-on chez chacun d'eux, la volonté de ne plus
faire de Neny, ni un épouvantail, ni un héros.
Remarquons toutefois, et c'est lĂ un clivage qui portera des fruits, que si Simone
Montoisy ne parle de Neny que comme d'un chrétien, l'insistance de Joseph Lefevre à en
faire un fidÚle, respectueux en tout des dogmes, tire déjà Neny vers un catholicisme bon
teint.
.
Peut-on véritablement ranger au nombre des historiens le comte Henry Carton de
Wiart
( 1 869- 1 95 1 )
33?
Romancier, docteur en droit, celui-ci devint dans l'entre-deuxÂ
guerres l'un des leaders du Parti catholique, et fut surtout le pionnier en Belgique de la
«démocratie-chrétienne». Curieusement, il devait reporter sur Neny, par une sorte de
projection, ses propres idées politiques. C'est ainsi que dans un opuscule publié en
1943
34,
il écrivait à propos de l'animosité de Neny envers les Jésuites : «Faut-il voir
dans cette ardeur, ainsi que des historiens l'ont écrit, un parti-pris d'hostilité
antireligieuse? Ce n'est point, je crois, ce sentiment qui l'anime.
Il
reconnaĂźt toute
l'utilité sociale du catholicisme ... il entend toujours conserver à la religion catholique,
qui est la sienne, le droit du monopole de la manifestation extérieure et le privilÚge de la
reconnaissance officielle, Ă condition toutefois, que l'Ăglise renonce Ă son
ultramontanisme et qu'elle se rapproche des vues de l'Ătat, Ă la façon de l'Ăglise
gallicane».
Il
conclut : «Neny, comme bon nombre de libéraux belges du
XIXe
siĂšcle, fut
-
79
-
catholique anticlérical».
On ne peut s'empĂȘcher, en lisant ces lignes au demeurant non dĂ©nuĂ©es de toute
pertinence, de rester songeur quant à la trajectoire parcourue en quelques décennies par
l'historiographie catholique : le «fauve» Neny est maintenant à demi apprivoisé.
DÚs lors, et pour un temps, c'est l'image du catholique anticlérical qui devient le
paradigme de l'historiographie «nennienne».
En
1 950,
Joseph Lefevre, pour qui Neny est devenu «le type achevé de
l'anticlérical» tout en restant «catholique pratiquant» nous rappelle que
l'
«on n'a aucun
écrit qui puisse mettre en doute son orthodoxie»
35.
En
1968,
le pasteur Emile Braekman qualifie Neny de «fidÚle catholique» et
ajoute qu'il «passe pour anticlérical»
36.
Il paraĂźt incontestable que tout historien soit Ă la fois tributaire de son milieu
d'origine, de
sa
formation, du «moment» historique dans lequel il est immergé, et de l'état
d'avancement de la recherche Ă ce mĂȘme moment. L'Ă©volution des deux derniers
paramÚtres est sans conteste à l'origine d'une troisiÚme période historiographique, en ce
qui concerne l'appréciation des opinions religieuses de Neny. Au milieu des années
1970,
les recherches menées à bien par M. Jan Roegiers, bibliothécaire en chef de la Katholieke
Universiteit te Leuven, concernant la politique ecclĂ©siastique du gouvernement des PaysÂ
Bas autrichiens, et singuliĂšrement le rĂŽle de Neny
dans
ce domaine, devaient conduire Ă de
nouvelles appréciations sur la portée de l'anticléricalisme du Chef-Président.
Considérant
37
que Neny apparaissait comme le moteur principal des réformes
ecclésiastiques aux Pays-Bas avant l'avÚnement de Joseph
II
en
1 780,
Jan Roegiers en
venait tout naturellement Ă s'intĂ©resser Ă la personnalitĂ© mĂȘme du Chef-PrĂ©sident.
La
découverte, dans les archives du CollÚge des Jésuites d'Heverlee
38,
du manuscrit original
des
Mémoires sur le droit public ecclésiastique des Pays-Bas.
vaste compilation entreprise
par Neny pour son propre usage, fut l'occasion, pour M. Roegiers, de sonder plus avant
les «jansenistische achtergronden», le substrat jansĂ©niste, de Patrice-François. De mĂȘme,
il approfondit l'Ă©tude de la notion d'«Ăglise belgique» par laquelle Neny dĂ©signait luiÂ
mĂȘme la forme qu'il dĂ©sirait donner Ă l'institution ecclĂ©siastique aux Pays-Bas . .
Ce nouvel Ă©clairage permettait Ă Jan Roegiers d'Ă©tablir un parallĂšle, dĂ©jĂ
mentionné par Carton de Wiart, entre les conceptions de Neny et le gallicanisme. «Pour
Neny» écrivait-il en
1975,
«toutes ces réformes formaient un ensemble cohérent et
constituaient les éléments d'une politique ecclésiastique consciente, visant à construire
une Ăglise nationale, une Ăglise Belgique, Ă l'instar de l'Ăglise gallicane, et en outre, la
possibilité de réaliser un programme de réformes qu'il avait en commun avec le parti
catholique réformateur»
39.
- 80 -
S'appuyant entre autres sur les travaux de M. Bernard Plongeron 40, Jan Roegiers
allait ensuite développer son argumentation autour du thÚme des «LumiÚres catholiques»
que l'historien français avait le premier suggéré comme permettant d'exprimer l'idéologie
des «catholiques réformateurs», au premier plan desquels il situait le parti janséniste ou
«jansénisant» 41. En
1 983,
Roegiers résumait ainsi son opinion : «Bien que l'on puisse
rattacher l'action de Neny
Ă
un large courant des LumiĂšres catholiques, on ne peut
cependant en conclure qu'il avait trouvé son inspiration dans les LumiÚres françaises ...
L'impact du catholicisme réformateur, une tendance surtout incarnée par le jansénisme,
était d'un plus grand poids» 42.
Entre-temps, l'auteur avait apporté la preuve irréfutable des tendances jansénisantes
de Neny, en faisant état d'une correspondance réguliÚre entre celui-ci et les jansénistes
français réfugiés
Ă
Utrecht 43.
TI
pouvait dÚs lors en parler comme d'un «membre actif de
l'internationale janséniste»
44.
Mais c'est dans une communication toute récente 45 que l'historien de la K.U.L
devait proprement aborder le thÚme de l'anticléricalisme de Neny. Présentant un bilan de
ses recherches sur Neny et son «Ăglise belgique», il s'exprimait en ces termes au sujet de
la sympathie développée envers Neny par les libéraux belges du
XIXe
siÚcle : «Niet
zonder enige reden, zagen zij, in hem, een voorloper van hun eigen antiklerikalisme. Het
is trouwens bewezen, dat de fundamentale tegenstelling klerikaal-antiklerikaal, die de
Belgische politiek zou blijven verdelen, zijn oorsprong vindt in de tegenstelling tussen
ultramontanisme en anti-ultramontanisme die in Neny's kerkpolitiek, voor het eerst
duidelijk, vorm had gekregen»46.
Ainsi, tout en étant assimilé
Ă
ce qui avait été présenté comme le vaste courant
des
LumiĂšres catholiques,
Neny apparaissait comme un prĂ©curseur de l'antiÂ
ultramontanisme belge. Les travaux de M. Roegiers, d'ailleurs réellement novateurs et
appuyés sur des documents de premiÚre valeur, ont donc ouvert une troisiÚme période
dans l'appréciation portée par les historiens sur l'anticléricalisme de Neny.
En
1 982
47, M. Jeroom Vercruysse concluait en ces termes son Ă©tude des
Maximes sur la tolérance des sectaires
composĂ©es par Neny : «L'Ćuvre de Neny servira de
guide pendant un demi-siĂšcle
Ă
une petite intelligentsia catholique et libérale,
Ă
une
modeste
Aufkliirung
chrétienne». Le «vaste courant des LumiÚres catholiques» était ainsi
réduit
Ă
une portée mineure, et le terme d'
«Aufkliirung chrétienne»
dégageait de la tutelle
ecclésiastique ce mouvement d'idées répandu parmi des croyants sans obédience
particuliĂšre. Tout, ici, est dans la nuance, et l'emploi de l'adjectif n'est jamais innocent.
En
1987,
M. Hervé Hasquin, traitant dans un ouvrage de synthÚse 48 des racines
du joséphisme, décrivait ainsi le Chef-Président : «Neny n'éprouvait que méfiance
Ă
l'égard des «philosophes)); leur impiété l'agaçait, le choquait. Ce catholique, partisan d'un
retour aux sources de l'Eglise, a puisé, c'est peu contestable, l'essentiel de son inspiration
- 8 1 -
dans la littérature janséniste, gallicane et régalienne, plutÎt que dans le nouvel esprit du
temps».
Plus récemment encore, Mme Cécile Douxchamps-Lefevre évoquait ainsi les
«convictions profondes» du comte de Neny : «S'il fait preuve d'anticléricalisme, s'il tient
à enrayer la puissance matérielle du clergé, à soustraire l'Eglise des Pays-Bas à l'ingérence
du Souverain Pontife et Ă en faire une institution nationale, soumise au pouvoir
politique, si son hostilité vis-à -vis des Jésuites ... le pousse à se faire l'ùme des mesures
de suppression de la Compagnie, il reste un chrétien convaincu ... »
49.
C'est ici le terme actuel, et provisoire, de l'Ă©volution que nous venons de retracer.
Nous avons pu découvrir successivement, du point de vue de l'historiographie catholique,
un Neny «mangeur de curés», puis «catholique anticlérical», enfin «janséniste gallican»
en outre pleinement engagé dans le courant des
LumiĂšres catholiques.
n
est vrai qu'au
cours de ce siĂšcle d'histoire, du Syllabus Ă l'ĆcumĂ©nisme et Ă Vatican
II,
le parcours
doctrinal de l'Eglise catholique est Ă©galement saisissant !
Du cĂŽtĂ© de l'historiographie laĂŻque - et tant l'influence de contextes historicoÂ
politiques dans lesquels se sont mus successivement les historiens belges, que celle des
avancées successives de la recherche, peuvent l'expliquer - il est indubitable que l'on
assiste Ă une Ă©volution, sinon parallĂšle, du moins synchrone. On passe ainsi de
«l'ennemi implacable de l'Eglise» au «chrétien anticlérical», enfin au «catholique
janséniste et gallican» anticlérical certes, mais pas uniquement. Comme le dit encore
Hervé Hasquin, «Philosophisme et anticléricalisme à des degrés divers selon les
individus, ont participé à l'évolution des mentalités qui se produisit partout en Europe.
Le
régalisme gallicano-jansénisant n'a pu justifier, à lui seul, les changements qui se
firent jour dans la seconde moitié du
XVIIIe
siÚcle» 50.
Ainsi, l'anticléricalisme n'est plus, si l'on en croit les derniers travaux que nous
avons examinés, ce qu'il fut longtemps : un repoussoir pour les catholiques, un étendard
pour les laïques. Il est devenu un simple paramÚtre idéologique et historique, parmi
d'autres.
Cela signifie-t-il, pour autant, que les historiens de la fin du vingtiĂšme siĂšcle
soient parvenus à se déb
arras
ser des à priori idéologiques et philosophiques qui leur ont si
longtemps «collé à la peau»
? n
est permis d'en douter. Peut-ĂȘtre, compte tenu de ces
prĂ©cautions oratoires, me sera-t-il permis tout de mĂȘme d'Ă©mettre quelques rĂ©serves sur le
concept de
LumiĂšres catholiques
dont l'énoncé peut, me semble-t-il, paraßtre à d'aucuns
proprement antinomique. S'il est indubitable, d'une part, que de nombreux membres de
l'Eglise catholique ont souscrit aux idéaux des LumiÚres, ce ne fut, ne l'oublions pas,
qu'en rupture avec l'essence mĂȘme des rĂšgles de «l'Eglise universelle». Si, d'autre part le
mouvement des LumiÚres, celui qui fut impulsé par les écrits des philosophes français,
n'a pas systĂ©matiquement reniĂ© Dieu ni mĂȘme la religion, il s'en faut de beaucoup qu'il se
- 82 -
soit réclamé d'un quelconque catholicisme, réfonnateur ou non. Il s'est, au contraire,
heurtĂ© d'abord et surtout, Ă l'Eglise catholique, qui reprĂ©sentait alors, ce qu'elle n'est peutÂ
ĂȘtre plus, l'expression la mieux Ă©tablie de l'orthodoxie. Le concept de
LumiĂšres
catholiques
me
semble donc inadéquat
Quant Ă Neny lui-mĂȘme, il me paraĂźt sage d'en rester Ă des vocables mieux assuÂ
rés, et de voir en lui un chrétien, certes
de confession
catholique, et partisan d'un Etat
confessionnel, mais d'opinions gallicanes et jansénisantes. Un anticlérical aussi, au sens
strict, avec Ă la fois, de-ci de-lĂ , quelques pointes acerbes envers une Eglise que l'exercice
de ses fonctions le conduit réguliÚrement à affronter malgré quelques solides amitiés dans
les milieux écclésiastiques 51. Adepte du despotisme éclairé plus que des LumiÚres, c'est
d'abord le service du souverain, et de l'Etat qui le préoccupe.
Mais il serait injuste, aprĂšs avoir dĂ©montrĂ© le caractĂšre contingent de toute proÂ
duction historique, d'entretenir l'illusion sur la pérennité de mes propres conclusions. On
pourrait en effet leur appliquer avec raison les lucides paroles de l'historien français Paul
Vey ne 52 selon lequel l'histoire n'est que «la projection de nos valeurs, et la réponse aux
questions que nous voulons bien lui poser».
Mais je voudrais tenniner mon exposé sur une note de caractÚre plus général, plus
poétique aussi sans doute. Dans une nouvelle intitulée «Les ruines circulaires»53,
l'écrivain argentin Jorge-Luis Borges conte l'histoire d'un magicien réussissant, isolé en
pleine jungle auprĂšs des ruines calcinĂ©es d'un ancien temple, à «rĂȘver» et Ă donner ainsi
vie Ă l'un de ses semblables, Ă un homme. Seul, le feu sait que cet ĂȘtre humain est
fantomatique, et, comme tel, le laisse indemne. Un jour, un gigantesque incendie
s'empare de la forĂȘt, et le magicien se trouve Ă son tour cernĂ© par les flammes. «Un
instant», nous dit Borges, «il pensa se réfugier dans les eaux, mais il comprit aussitÎt
que sa mort venait couronner sa vieillesse et l'absoudre de ses travaux. Il marcha sur des
lambeaux de feu. Ceux-ci ne mordaient pas sa chair, ils le caressĂšrent, et l'inondĂšrent,
sans chaleur ni combustion. Alors, avec soulagement, avec humiliation, avec terreur, il
comprit que lui aussi Ă©tait une apparence, qu'un autre Ă©tait en train de le rĂȘver». N'est-ce
pas lĂ le destin de tout Ă©crit historique ?
NOTES
1
Journal officiel.
Chambre des députés,
4
mai 1 877.
2
Selon le dictionnaire
Robert.
le terme
daterait de 1 8 1 5;
de 1 863:
«anticlérical» de 1 866; «anticléricalisme» de 1 903 seulement. Selon René Rémond,
EncvcloÂ
pedia universalis,
1980, vol.
2,
p. 78, article «anticléricalisme», il faut considérer que dÚs i 848.
le terme «clérical»
a
pris son sens «péjoratif». Le mot «cléricalisme» viendrait de Belgique.
- 83 -
3
On aurait pu utiliser «primaire», «viscĂ©ral» ou «agressif», qui, peut-ĂȘtre, sont plus parlants.
Mais leur connotation péjorative nous les a fait écarter.
4
Selon le professeur H. Piard, «antiklerikal» est fort peu usité en allemand; ce qui corroborerait
le fait que dans la plupart des langues, il est de tradition, dans l'usage du moins, de confondre
ainticléricalisme et haine de l'Eglise.
5
Cf.
infra;
ce sont les termes mĂȘme que Patrice de Neny emploiera en 1 78 1 dans le prĂ©ambule qu'il
fut chargĂ© de rĂ©diger pour la publication du dĂ©cret des Gouverneurs gĂ©nĂ©raux Ă©tendant aux PaysÂ
Bas l'application de l'Edit de tolérance
de
Joseph II.
6
René Rémond,
L'anticléricalisme en France. De
1815 Ă
nos jours.
2e Ă©dition, Bruxelles, 1 985,
p. 1 25.
7
Je prépare actuellement une thÚse de doctorat sur P.F. de Neny, sous la direction du professeur
Hasquin.
8
Sur Patrice-François de Neny, voir, outre les différentes références signalées dans le cours de
cet exposé : Joseph Lefevre, «Patrice-François de Neny», in
Nationaal biografisch woordenÂ
boek.
IV, Bruxelles, 1 970, col. 625-630; Cécile Douxchamps-Lefevre, «Patrice-François de
Neny, l'honnĂȘte homme au service du despotisme Ă©clairé», in
Anciens Pays et Assemblées
d'Etats.
LXXXVIII, Actes du colloque «Patrice de Neny ( 1 7 1 6- 1 784) et le gouvernement des
Pays-Bas autrichiens», Kortrijk-Heule, UGA, 1 987,
pp.
33-48. Pour une approche sommaire, en
français, voir Georges Bigwood, «Patrice-François de Neny», in
Biographie nationale.
XV,
Bruxelles, Académie royale, 1 899, col. 588-593.
9
Sur le pĂšre du Chef-PrĂ©sident, voir Bruno Bernard, «Patrice Mac Neny (1676- 1 745), SecrĂ©Â
taire d'Etat et de Guerre», in
Etudes sur le XV/W siĂšcle,
XII, Bruxelles, U.L.B., 1 985, pp. 7-77.
10
Le texte original, en allemand, et sa version française, remaniée par Neny, ont été publiés in
«La tolérance civile», Actes du colloque de Mons, Roland Crahay ed., in
Etudes sur le XVIIIe
siĂšcle,
Hors série
nO
l,
Bruxelles, U.L.B.-Université de Mons, 1 982, pp. 22-29.
1 1
Voir Joseph Lefevre, «Le prélude de la suppression des abbayes par Joseph II, 178 1 - 1 782»,
in
Analecta Praemonstratensia.
III,
Tongeren, 1 927, pp. 1 13- 1 24.
12
Docteur en droit de l'Université de Louvain, Piot fit l'essentiel de sa carriÚre aux Archives
gĂ©nĂ©rales du Royaume, oĂč il entra grĂące Ă son ami Antoine Schayes, en 1 840. Il succĂ©da Ă Gachard
en 1 886. Voir
Biographie nationale,
XXXII, Bruxelles, Académie royale, 1 964, col. 571 -575
(notice de C. Tihon).
13
Charles Piot, «Les relations politiques des Pays-Bas autrichiens avec les puissances Ă©tranÂ
gĂšres, de 1 740
Ă
1 780», in
Annales de la Société d'émulation.
3e série. III, LiÚge, 1 873, pp. 1 83-
220.
14
Charles Piot,
Le rÚgne de Marie-ThérÚse dans les Pays-Bas autrichiens,
2 volumes, Louvain,
1 874.
15
Edmond Poullet consacra l'essentiel de ses travaux Ă l'histoire institutionnelle de la Belgique.
Voir
Biographie nationale.
XVIII, Bruxelles, Académie royale, 1 905, col. 1 1 2- 1 14. (notice de V.
Brants)
16
D'abord ingénieur des Ponts et chaussées à Charleroi, Arthur Verhaegen s'établit à Gand et se
lança dans l'archéologie. Artiste à ses heures, il commit quelques oeuvres historiques, dont un pa-
- 84 -
négyrique
Ă
l a mĂ©moire du Cardinal de Franckenberg, archevĂȘque de Malines ( 1 728-1 804) et
Ă©galement l'ouvrage dont est extraite cette citation :
Les cinquante derniÚres années de l'ancienne
université de Louvain
(1740-1797),
LiĂšge, 1 884, p. 54.
17
Voir Ghislaine de Boom,
Les Ministres plĂ©nipotentiaires dans les Pays-Bas autrichiens, parÂ
ticuliĂšrement Cobenzl,
Bruxelles, 1932, qui cite ce passage d'une lettre Ă©crite par Kaunitz
Ă
Cobenzl, le 23 dĂ©cembre 1758 : «Monsieur de Neny, Chef PrĂ©sident, me paraĂźt vouloir absoluÂ
ment signaler son ministĂšre; cela est bien, mais le choix des objets dans lesquels il semble vouloir
briller n'est pas fort heureux.
n
paraßt vouloir essayer ses talents et son savoir contre le clergé,..
Sans doute les positions de Kaunitz connurent-elles une évolution, car il était réputé,
Ă
l'Ă©poque
de Joseph II, et mĂȘme sous Marie-ThĂ©rĂšse, pour ĂȘtre violemment anticlĂ©rical.
18
Joseph Laenen Ă©tait archiviste de l'archevĂȘchĂ© de Malines. Voir
Biographie nationale, XXX,
Bruxelles, Académie royale, 1 958-59, col. 496-497.
1 9
Sur Raymond Janssens, voir
lA
Belgique judiciaire,
6ïżœ annĂ©e, nO 55, Bruxelles, 13 juillet
1 9 1 1, col. 865-871 . Voir également les archives de l'Université libre de Bruxelles (doctorat en
droit, 8 août 1 868).
20
Voir Henry Carton de Wiart,
Neny et la vie belge au
1ïżœ
siÚcle, Bruxelles, Office de publicité,
1943, oĂč la photo de ce buste est insĂ©rĂ©e en dĂ©but de volume.
2 1
Peut-ĂȘtre s'agit-t-i1 du baron Pierre Verhaegen ( 1 873-1953), fils d'Arthur Verhaegen (voir
note 1 6) et archéologue également ?
22
Sur Paul Bonenfant, voir
Hommage au professeur Paul Bonenfant,
Bruxelles, 1965, pp.
XXIIIÂ
XXVlll
23
Epouse du professeur Gustave Charlier, Suzanne Tassier, dĂ©cĂ©dĂ©e en 1956 ne semble pas s'ĂȘtre
vu consacrer de nécrologie complÚte. Voir
Revue d'histoire écclésiastique,
LI-4, Louvain, 1956,
p. 1067.
24
Suzanne Tassier,
Idées et profils du
XV1W
siĂšcle,
Bruxelles, Office de Publicité, 1944, p. 1 6.
25
Voir
Archives, bibliothÚques et musées de Belgique, XXVII
-2, 1956, pp. 357-360 (notice
nécrologique, de M. Mauquoy-Hendrickx et J.L. Dargent).
26
Op. cit.,
voir
supra,
note 1 7.
27
G.
De
Boom fait sans doute ici allusion Ă l'arrangement conclu entre Neny et Cobenzl en 1 767,
qui permettrait
Ă
chacun d'acquérir d'un certain Verdussen, en échange de la nomination de celui-ci
Ă la place de surintendant de la bibliothĂšque des Bollandistes, des objets de prix. Cobenzl se rĂ©Â
servait «le beau tableau de Van Dyck qui est dans la sodalité,., et acceptait «le plus beau Pline
de l'univers,.. Quant
Ă
Neny, il recevrait, Ă©crivait-il : «je ne sais quel livre grec, extrĂȘmement
rare,..
n
est
Ă
signaler que c'est Verdussen lui-mĂȘme qui avait proposĂ© ce marchĂ©, selon Neny.
Voir
Archives générales du Royaume, Secrétairerie d'Etat et de Guerre,
1080, Correspondance
de Cobenzl 29, 30, et 3 1 mai 1767.
28
Op. cil.,
voir
supra,
note 25.
29
Sur Joseph Lefevre, voir
Revue belge de philologie et d'histoire,
LV -2, Bruxelles, 1977, pp.
743-744 (notice de R. Wellens).
30
Op. Cil.,
voir
supra,
note 1 1.
3 1
Simone Montoisy,
Etude consacrée au Comte de Neny, Chef du Conseil privé
(1 716-1 784),
- 85 -
Université libre de Bruxelles, ThÚse dactylographiée, 1929.
32
S. Montoisy,
op. cit.,
pp. 88 et 120- 1 2 1 .
33
Voir
Annuaire de l'Académie royale de Belgique,
CXXII, Bruxelles , 1956, pp. 215-276. Henri
Carton de Wiart siégea à la Chambre pendant plus d'un demi-siÚcle ( 1 896- 195 1 ). Il fut, entre
autres, ministre de la Justice ( 1 9 1 1 - 1 9 1 8 et 1950) et mĂȘme Premier ministre en 1920-1921.
34
Henry Carton de Wiart,
op.cit.,
p.33.
35
Joseph Lefevre, .. Documents relatifs Ă la juridiction des nonces et des internonces des PaysÂ
Bas pendant le régime autrichien (1706- 1794)>>
Analecta Vaticano-Belgica.
2e série, Nonciature
de Flandre, IX, Bruxelles. Institut historique belge de Rome, 1950, p.
XL.
36
Emile-M. Braekman, .. Le président de Neny et la tolérance», in
SociĂ©tĂ© d'histoire du proÂ
testantisme belge,
II, Bruxelles, 1968,
pp. 48-60.
Voir p. 50.
37
Jan Roegiers, «Joséphisme et Eglise belgique», in
Tijdschrift voor de studie van de VerÂ
lichting,
nO 3. Bruxelles, 1 975, pp. 2 1 3-225. Voir particul iĂšrement p. 2 1 6 : .. Lorsqu'on examine
les choses de plus prĂšs on constate que toutes ces rĂ©formes partaient d'un seul homme, PatriceÂ
François de Neny».
38
Mémoire sur le droit public ecclésiastique des Pays-Bas pour le gouvernement de l'Eglise
belgique,
Heverlee, Bibliotheek van het Filosofisch en theologisch College der JezuĂŻeten, HandÂ
schrift 92 Q.
39
J. Roegiers,
op. cit
.âą
pp. 2 1 6-21 7.
40
J. Roegiers.
op. cit.,
p. 223, note 22. On peut retenir comme marquant de ce point de vue,
l'ouvrage de Bernard Plongeron.
Théologie et politique au siÚcle des LumiÚres,
GenĂšve, 1973.
41
Le terme de
«jansénisant»
fait référence ici à ce que l'on a coutume d'appeler le
«jansénisme
politique»
de la deuxiĂšme moitiĂ© du XVIIIe siĂšcle. Je remercie MM. Weill et Mortier d'avoir atÂ
tiré mon attention sur ce point.
42
Voir
Les LumiÚres dans les Pays-Bas autrichiens et la Principauté de LiÚge,
Catalogue de
l'exposition du 27 juillet au 20 août 1 983, BibliothÚque royale, Bruxelles, 1 983, p. 32.
43
Jan Roegiers . ..
De jansenistische achtergronden van P.F. de Neny's streven naar een .. BelÂ
gische Kerk», in
Bijdragen en mededelingen betreffende de geschiedenis der Nederlanden.
XCI,
La
Haye, 1976, pp. 429-454. Voir particuliĂšrement pp. 448 sq.
44
Voir
supra,
note 4 1 .
4 5
Jan Roegiers, «Neny e n de Belgische Kerk», in
Anciens Pays e t Assemblées d'Etats.
LXXXVIII, Actes du colloque «Patrice de Neny ( 1 7 1 6- 1 784) et le gouvernement des Pays-Bas
autrichiens», UGA, Kortrijk-Heule, 1987; pp. 1 7 1 - 1 86. NB : le colloque s'est tenu en décembre
1984, Ă Bruxelles.
46
Ibid,
p. 286.
47
Jeroom Vercruysse, «Les
Maximes sur la tolérance des sectaires
de Neny ou les Ă©tapes d'une
révolution silencieuse». in
Lias.
IX, Amsterdam. 1982.
pp.
233-270. Voir p. 250.
48
La
Belgique autrichienne.
1 713-1 794.
Les Pays-Bas méridionaux sous les Habsbourg
d'Autriche,
Bruxelles, Crédit Communal, 1 987, pp. 201 -238. Sur Neny, voir pp. 2 1 5-220.
- 86 -
49
CĂ©cile Douxchamps-Lefevre.
Lettres de Patrice-François de Neny
Ă
Pierre-Benoit DesÂ
androuin. Grand Mayeur de Namur
(1769-1783).
Namur. Presses universitaires. 1988. p. xii.
50
Voir
La
Belgique autrichienne
...âą
op. cil.. p.
220.
51
On connaĂźt par exemple l'amitiĂ© qui le liait Ă l'Ă©vĂȘque d'Anvers Van Gameren. Voir notamment
Jan Roegiers. «Neny en de Belgische Kerk». op. cil.. p. 1 83. note
45.
52
Paul Veyne.
Comment on Ă©crit l'histoire.
Paris. Seuil. 1 979. p.
33.
53
Dans le recueil de nouvelles intitulé
Fictions,
Paris, Gallimard. 1983. pp. !i3-60.
L'ANTICLĂRICALISME ĂCONOMIQUE AU
XVIIIe
SIĂCLE
Ă
PROPOS DU MONACHISME ET DE LA DĂME.
par
Hervé
HASQUIN
I. La Révolution française
Une fiÚvre anticléricale viscérale, souvent violente : peu de tranches d'histoire
auront autant laissĂ© cette impression que la RĂ©volution française. La tourmente rĂ©voluÂ
tionnaire qui secoua la France entre 1789 et 1 794 fut en effet marquée aux différentes
étapes de son déroulement par des atteintes graves
Ă
la puissance et au prestige de l'Eglise
et des ecclésiastiques.
La nuit du 4 août 1789 sanctionne l'abolition des droits féodaux et seigneuriaux.
La Noblesse, certes, était frappée de plein fouet, mais le Clergé l'était tout autant :
combien d'abbayes et d'Ă©vĂȘques ne dĂ©tenaient-ils pas de seigneuries ? Et puis, ne
l'oublions pas, la dßme, assimilée aux autres privilÚges, n'échappait pas
Ă
la bourrasque
1 .
A partir de novembre, l'AssemblĂ©e Constituante Ă©dicta des mesures de nationaliÂ
sation de la propriété ecclésiastique. Le 1 3 février 1 790 fut décrétée la suppression du
clergé régulier.
En juillet 1 790, la Constitution civile du Clergé affirma la volonté des nouvelles
autoritĂ©s politiques de contrĂŽler Ă©troitement l'Eglise de France : prĂȘtres salariĂ©s,
restructuration de la carte des Ă©vĂȘchĂ©s: leur nombre est considĂ©rablement rĂ©duit et leurs
limites coĂŻncident dĂ©sormais avec celles des dĂ©partements, Ă©lection des Ă©vĂȘques par les
électeurs du département. etc.
Ce fut le dĂ©but du dĂ©ferlement de mesures de plus en plus vexatoires et humiÂ
liantes pour le clergé
2.
,
Par ailleurs, la laïcisation systématique de l'Etat se poursuivait inexorablement:
on confie la tenue des registres d'Ă©tat civil
Ă
des officiers municipaux et on introduit le
mariage civil et la possibilité du divorce (20 septembre 1 792); la volonté se précise de
mettre en place un enseignement primaire et secondaire organisé aux frais des pouvoirs
publics ( 1793-94). Une conclusion s'impose: la Révolution française s'est traduite par
l'anéantissement des pouvoirs politiques de l'Eglise et par l'éradication de sa puissance
Ă©conomique. Ce n'Ă©tait, en fait, que l'aboutissement d'un long processus qui s'Ă©tait brutaÂ
lement accéléré dans le courant du
xvme
siĂšcle.
- 88 -
II. La
constitution de
la
science Ă©conomique
Tous les grands intellectuels du siĂšcle des LumiĂšres Ă©taient plus ou moins maÂ
thématiciens, mais à coup sûr des philosophes doublés d'économistes. Leur pensée va
s'ordonner progressivement autour de deux pĂŽles.
10
La
volonté de satisfaire les besoins matériels des indi vidus. Ils croient au progrÚs
et celui-ci est conçu en matiÚre économique comme accroissement de la production et des
échanges. Ils sont persuadés du caractÚre inéluctablement harmonieux de la croissance de
la production résultant des échanges entre individus libres.
20
Ils ne sont pas naĂŻfs au point d'ignorer les obstacles au progrĂšs. Ceux-ci sont de
trois ordres; ils peuvent ĂȘtre la consĂ©quence
- d'une mauvaise circulation et distribution sociale des richesses (la répartition de
la propriété par exemple)
- d'une main-d'Ćuvre insuffisante (la dĂ©mographie est en cause)
- de contraintes trop lourdes pesant sur le travail (la fiscalitĂ© est mise en accuÂ
sation)
3.
VoilĂ , d'un point de vue Ă©conomique, autant d'arguments pour s'attaquer Ă l'Eglise,
une propriétaire de biens fonciers considérables, une institution dont tous les membres,
sans exception, étaient voués au célibat et qui prélevait la dßme sur la production de la
terre et l'élevage. Avec une intensité grandissante à la fin du XVIIIe siÚcle, le mépris,
parfois la haine qui s'adressait à l'ecclésiastique, l'était moins en raison de la religion qu'il
représentait qu'en raison du pouvoir économique de l'Eglise à laquelle il appartenait,
pouvoir qui apparaissait néfaste à la prospérité de l'Etat et des citoyens. Je n'aborderai
mĂȘme pas ici le duel des deux Puissances, la rivalitĂ© politique Etat-Eglise, qui, au
fil
des siÚcles, avaient nourri l'antagonisme à l'égard du clergé.
III. Le
spectre du «monachisme»
n
n'est aucun auteur français, des
minores
aux plus grands, qui n'ait pas daubé sur
le compte des moines.
L'antimonachisme a véritablement fait fureur et Voltaire a certainement été l'un de
ses plus illustres porte-parole. Comme l'immense majorité de ses contemporains, il était
populationniste.
n
pensait donc que le nombre des habitants Ă©tait un instrument capital
de la puissance politique et Ă©conomique d'un royaume Ă la condition qu'ils ne soient pas
oisifs car le travail enrichissait l'Etat. Aussi, le patriarche de Ferney a-t-il souvent joint
ses tirades aux concerts de réquisitoires contre le célibat des religieux et des religieuses
- 89 -
assimilées
Ă
des «terres en friche». «Il est bien étrange, écrivait-il en
175 1 ,
que dans un
royaume qui a des terres incultes et des colonies, on souffre des habitants qui ne peuplent
ni ne travaillent»
4.
On retrouve les mĂȘmes condamnations du cĂ©libat ecclĂ©siastique chez Diderot. C'est
notamment pour des motifs dĂ©mographiques qu'il sera l'un des plus chauds propaÂ
gandistes
5
du divorce interdit par l'Eglise car, pensait-il, ïżœ<l'indissolubilitĂ© est contraire
Ă
l'inconstance si naturelle
Ă
l'homme»;or, rien n'est pire que la désunion du couple,
«l'enfer commence»; il faut, dans l'intĂ©rĂȘt de la procrĂ©ation, dĂ©barrasser la sociĂ©tĂ© de
contraintes inutiles et néfastes
6.
Les attaques de Diderot étaient souvent acérées. Son
Discours d'un philosophe
Ă
un Roi
( 1 774)
contient l'une de ses diatribes anticléricales les plus virulentes :
"Et si vous daignez m'Ă©couter, je serai de tous les philosophes le plus dangereux pour les prĂȘtres, car le plus
dangereux des philosophes est celui qui met sous les yeux du monarque l'Ă©tat des sommes immenses que ces
orgueilleux et inutiles fainéants coûtent
Ă
ses Etats ; celui qui lui dit, comme je vous le dis, que vous avez cent
cinquante mille hommes
Ă
qui, vous et vos sujets, payez
Ă
peu prĂšs cent cinquante mille Ă©cus par jour pour
brailler dans un édifice et nous assourdir de leurs cloches»
7.
DĂšs la mĂȘme Ă©poque, il n'exclut pas l'appropriation par l'Etat des propriĂ©tĂ©s ecÂ
clésiastiques, par des voies qui ne sont pas nécessairement violentes. L'un des points du
programme du «roi Denis» exposé
Ă
Catherine
II
précisait :
«Lorsque les moines me sollicitaient pour ĂȘtre sĂ©cularisĂ©s, est·ce que j'aurais fait la sottise de les refuser ? Je
n'aurais plus de moines et je serais l'héritier de leurs biens
Ă
mesure qu'ils décéderaient Et toutes
ces
moineries
sont bien riches» '
.
Dans le mĂȘme ordre d'idĂ©es, le
Discours d'un philosophe
Ă
un Roi
est Ă©clairant; il
conseille
«en attendant les grands coups. de vous [le souverain] jeter sur la multitude de ces riches bénéfices
Ă
mesure
qu'ils viendront
Ă
vaquer, et de n'y nommer que ceux qui voudront bien les accepter pour le tiers de leur revenu,
vous réservant,
Ă
vous et aux besoins ur
%
ents de votre Etat, les deux autres tiers pour cinq ans, pour dix
ans,
pour toujours, comme c'est votre usage» .
L'idée de «nationalisation» des biens ecclésiastiques n'était pas neuve. Dans la
plupart des pays catholiques, les souverains avaient expulsé les Jésuites bien avant le
Bref de dissolution de la Compagnie par le pape
( 1 773)
et s'Ă©taient emparĂ©s de leur paÂ
trimoine. Le marquis de Puysegur avait défendu dÚs
1767
la thÚse selon laquelle le clergé
n'était que l'usufruitier de ses biens dont le véritable propriétaire était le Souverain; seul,
il avait le droit d'en disposer
10.
Un peu plus tard, le chevalier de Cerfvol avait prÎné la
lĂ©gitimitĂ© de la saisie des biens fonds de l'Eglise, dans l'intĂ©rĂȘt,
Ă
la fois de la «Nation» et
de l'Eglise pour permettre
Ă
cette derniÚre d'en revenir aux anciens préceptes de la religion
et d'ĂȘtre dĂ©livrĂ©e «d'une multitude de soins civils incompatibles avec les travaux
- 90 -
apostoliques»
I l .
A la veille de la RĂ©volution paraissait encore
Ă
GenĂšve un Ă©crit
anonyme réclamant la sécularisation des biens monastiques afin de porter remÚde
Ă
la
mendicité
12.
Il
serait faux d'imaginer que le «cas français» était isolé, que seul ce pays dont on
sait combien l'incrédulité s'y était répandue, laissait libre cours
Ă
autant de hargne anÂ
ticlĂ©ricale. Le phĂ©nomĂšne Ă©tait au contraire gĂ©nĂ©ralisĂ©. MĂȘme la catholique Pologne n'y
échappa point : on s'y inquiéta aussi du préjudice causé
Ă
l'Etat par la richesse de l'Eglise.
Ainsi Stanislas Leszczynski, éphémÚre roi de Pologne, et surtout duc de Lorraine
et de Bar
Ă
partir de
1735,
a composĂ© en polonais un ouvrage traduit en français et imÂ
primé en
1 749
sous le titre
La
Voix libre du citoyen, ou Observations sur le gouverneÂ
ment de Pologne
(Amsterdam,
1 749, 2
vol). Il ne ménageait pas ses critiques
Ă
l'Ă©gard du
Clergé :
c
.âą.
de quel Ćil, Ă©crivait-il. regardons-nous leurs palais. plus vastes et plus magnifiques que nos Ă©glises. leurs
ameublements plus riches. plus somptueux que les ornements de nos sacristies. et que pouvons-nous penser du
grand nombre de leurs officiers. et de leurs domestiques, pendant que tant de pauvres. dont le soin leur est
commis. languissent sur le fumier. victimes de leur vanité et de leur avarice,.;
et il enchaĂźnait :
«plus l'Etat ecclésiastique s'enrichit, plus les richesses des séculiers diminuent,.
13.
Dans un
MĂ©moire
présenté au Roi et daté de
1764,
Auguste Moszynski, mort en
1 786,
un intellectuel particuliÚrement cultivé et soucieux de progrÚs scientifique, se lança
aussi dans des critiques acerbes
Ă
l'Ă©gard du clergĂ©. Envisageant les causes de dĂ©poÂ
pulation, il classait au premier rang le célibat des moines et des moinesses, quatre cent
mille personnes au total selon ses estimations.
Il
était aussi l'un de ceux qui préconisait
de lutter contre le trop grand nombre de jours de fĂȘtes; une solution : les reporter toutes
au dimanche; on récupérait ainsi quarante journées de travail
14.
Il
ne suffisait pas de critiquer le nombre trop élevé de religieux célibataires et
inutiles
Ă
l'Etat. Comment réduire leurs effectifs ? Reculer l'ùge de prononciation des
vĆux apparut
Ă
nombre d'observateurs comme la mesure la plus judicieuse pour tarir la
source de recrutement des ordres religieux; ils Ă©taient convaincus que jeunes gens et
jeunes filles se laisseraient moins facilement séduire par la vie monastique et le cloßtre
s'ils pouvaient goĂ»ter plus longtemps aux joies de la vie civile, L'un des premiers, ColÂ
bert,
proposa de repousser
Ă
25
ans l'Ăąge des vĆux dĂ©finitifs
15.
La proposition sera frĂ©Â
quemment exprimée par la suite.
Parmi les courants de pensée plus strictement économistes, il faut épingler celui
des «agrariens». Avant les Physiocrates, ils insistÚrent sur l'importance de l'agriculture et
ses rapports avec la croissance démographique. En d'autres termes, réforme agraire et
- 9 1 -
démographie allaient de pair. Leur chef de file, Ange Goudar
(1720-179 1 ),
présenta la
substance de leurs idées dans
Les intĂ©rĂȘts de la France mal entendus
(Amsterdam,
1756).
La
question du célibat fut aussi l'une de ses obsessions.
«II réclamait»,
précise Spengler,
«la restriction du nombre des prĂȘtres et des religieux, mais de plus,
un
impĂŽt sur les couvents et les
monastĂšres
en panant du principe que
ceux
qui contribuent
Ă
la diminution
de
la
population doivent
Ă
l'Etat réparation de
ce
dommage»
16.
L'importance de Goudar rĂ©side aussi dans ses considĂ©rations sur les grands doÂ
maines ecclésiastiques, souvent mal cultivés, car, expliquait-il, les ordres religieux
n'avaient pas à se préoccuper de leur descendance. D'une façon générale, il recommandait
de petites exploitations, plus favorables Ă l'agriculture, et donc Ă la population. Le morÂ
cellement de la grande propriété avait déjà été préconisé par Montesquieu, et surtout par le
marquis de Mirabeau dans
L'Ami des hommes (1 756-1758),
pour les mĂȘmes raisons
démographiques.
La
défense de la petite et de la moyenne culture trouva d'ailleurs un trÚs
large Ă©cho auprĂšs de nombreux fonctionnaires des Pays-Bas autrichiens et l'opinion
publique
y
fut trÚs favorable dans la seconde moitié du
xvme
siĂšcle
17.
Dans les territoires qui forment l'actuelle Belgique, l'antimonachisme fut Ă©gaÂ
lement fort en vogue.
Nicolas Bacon, conseiller député aux affaires du commerce, protégé du ministre
plénipotentiaire autrichien à Bruxelles, le comte de Cobenzl, développa en
1 765
Ă
l'intention du gouvernement des
RĂ©flexions
qui reflétaient assez bien l'anticléricalisme
économique ambiant. Attaques contre les ordres mendiants, plaidoyers pour la réduction
d'autorité de la tille des exploitations agricoles
18,
diatribes contre le cĂ©libat, fixation Ă
25
ans minimum de l'ùge d'entrée dans les congrégations religieuses, souhait de voir
supprimer le systĂšme de dots et rentes Ă verser par les novices aux monastĂšres et aux
abbayes car cette pratique soustrait des sommes considérables aux circuits économiques,
voilà , en substance, les principales critiques formulées par Bacon en rapport avec notre
sujet
19.
Le monachisme exerça aussi la verve de publicistes dans la principauté épiscopale
de LiĂšge. Fervent admirateur de Joseph
II,
le chevalier Gaspar-Fr. de Heeswyck
( 1 7 1 1 -
1783),
publia u n
Tableau de l'Eglise de LiĂšge ... avec celui de l'Ă©tat actuel du monachisme
(LiĂšge,
1782),
prĂ©cĂ©dĂ© d'une Ă©pĂźtre dĂ©dicacĂ©e Ă l'empereur dont il vantait la politique reÂ
ligieuse
20.
n
s'agit avant tout d'un pamphlet contre les monastĂšres du pays de LiĂšge dont
il dénonce l'avidité «pour les biens de la terre, qu'ils ont usurpés sur la veuve et
l'orphelin, ou qu'ils ont acquis aux préjudices des familles tombées en ruine» (p.
94);
il
réclame, comme cela a été fait dans les Pays-Bas, l'abolition du monachisme, car:
«il n'est pas de souverain dans toute la chrétienté qui
ne
le regarde aujourd'hui comme le plus grand fléau qui
désole la société et qui
ne
travaille
Ă
les purger
de
ses états. soit en supprimant, soit en réduisant ces fainéants
au
nombre convenable
Ă
la pieuse inutilité de leur profession; la
France.
l'Espagne. le Ponugal. le royaume de
- 92 -
Naples et
de
Sicile, la république
de
Venise, en Allemagne l'Ă©lecteur
de
Mayence, nous ont donné des exemples
d'une réforme si salutaire» (p.
96).
Comme d'autres, Heeswyck voyait dans la suppression des couvents dont on rĂ©Â
cupérait les revenus et les bùtiments, un moyen efficace de lutter contre la mendicité (pp.
103- 105).
Il fait aussi siennes les critiques acerbes de l'Ă©conomiste et historien
Campomanes
( 1 723- 1 802)
contre les immunités fiscales de l'Eglise (pp.
1 5 1 - 1 52)
IV.
La
grogne contre
la
dĂźme
Le problĂšme de la dĂźme appartient
Ă
cette catĂ©gorie de dossiers oĂč le politique et
l'Ă©conomique se mĂȘlent Ă©troitement.
La
crispation croissante dans les relations EgliseÂ
Etat au
XVrne
siÚcle explique en partie qu'il ait suscité des controverses théoriques qui
allĂšrent en s'amplifiant.
Tant en France que dans les Pays-Bas autrichiens, les dßmes «novales»
22
qui
frappaient les terres nouvellement livrées
Ă
l'agriculture et les dĂźmes qui pesaient sur des
cultures nouvelles ou «fruits insolites», déclenchÚrent les passions. C'était d'autant plus
compréhensible que les derniÚres décennies de l'ancien régime avaient connu une politique
de défrichement menée
Ă
grande échelle et l'introduction de façon plus systématique de
nouvelles plantes. La pression démographique n'était pas étrangÚre
Ă
l'extension des
surface cultivées, mais les mutations intervenues dans l'agriculture trouvaient surtout leur
origine dans l'influence exercée par les théoriciens d'une économie davantage fondée sur
les revenus de la terre (agrariens, physiocrates) et le développement de l'agronomie
23.
Ainsi, en France, pour encourager les défrichements, un édit de
1766
avait
exempté de la dßme pour un terme de quinze ans les nouvelles terres mises en culture;
dans les Pays-Bas, des dispositions analogues avaient été adoptées
Ă
l'occasion du partage
des biens communaux dans plusieurs principautés
24.
A l'échéance des périodes
d'exonération, les conflits furent nombreux entre exploitants désireux de prolonger les
exemptions et décimateurs décidés
Ă
y
mettre fin. Un peu partout aussi, les propriétaires
de biens fonciers, des paysans aisés, des bourgeois et des nobles, avaient espéré, par
l'intensification de la culture de «fruits nouveaux» échapper
Ă
la dĂźme alors que les dĂ©Â
cimateurs prĂ©tendaient les taxer au mĂȘme titre que les anciens. Le goĂ»t de l'innovation
dans des campagnes gagnées par l'esprit capitaliste, posait donc avec acuité la question
des dĂźmes insolites:
«Ce ne sont plus seulement les privilÚges du clergé que l'on s'efforce d'anéantir, mais une cupidité jalouse
voudrait lui enlever
la
propriété la plus ancienne et la plus
sacrée;
on
a essayé d'y porter une double atteinte en
refusant
de
payer la
grosse
dĂźme
Ă
la cote d'usage. lorsqu'elle est plus forte que celle
de
dix un, et en cherchant
Ă
l'affranchir
en mĂȘme temps
de la
dßme, surtout par rappon au maïs._ »
25.
Ces propos de l'archevĂȘque d'Auch devant l'assemblĂ©e provinciale du clergĂ© en
1775
auraient pu ĂȘtre tenus dans l'immense majoritĂ© des Ă©vĂȘchĂ©s !
- 93 -
A partir du milieu du siÚcle, la littérature juridique sur les dßmes se fit de plus en
plus abondante; elle reflétait les tensions et les conflits de l'époque.
L'angle d'attaque fut Ă peu prĂšs toujours le mĂȘme. Qu'il s'agisse de M. du
Perray
26,
de L.F. Dejouy
27,
de Dunod de Chamage déjà cité ou de Gabriel
28
doyen et
ancien bĂątonnier de l'ordre des avocats de Metz, et sans doute de bien d'autres dont je n'ai
pas pu consulter les Ćuvres, tous ces auteurs français s'efforcent de dĂ©montrer que la dĂźme
n'est pas due de droit divin aux ecclésiastiques.
Comment en arrivaient-ils à ces conclusions ? Si la dßme avait été de droit divin,
elle aurait été due de tout temps en permanence, partout et de façon uniforme; aucune
dispense n'aurait été accordée et seuls les ecclésiastiques en auraient été les bénéficiaires.
Or, Ă l'Ă©vidence, c'est tout le contraire
29
! On pourrait certes arguer, disaient certains, que
si )'on peut modérer l'importance du droit de dßme, on ne peut pas l'abolir totalement, en
raison notamment de la «portion» indispensable à l'entretien des curés et des églises. Or,
cette argumentation n'est pas recevable précisait un Dunod de Chamage car «il y a parmi
nous beaucoup de paroisses et de villages oĂč l'on ne trouve point de vestiges que la dĂźme
ait été payée, ce qui prouve qu'elle n'y a pas été introduite, ou qu'elle y a été éteinte par la
coutume»
30.
En résumé, si la dßme n'était pas due de droit divin, elle relevait du droit positif
ecclĂ©siastique et Ă ce titre Ă©tait susceptible d'ĂȘtre supprimĂ©e ou modifiĂ©e par un autre droit
positif, la coutume par exemple.
Une fois démoli ce rempart qu'était la référence à l'origine de «droit divin» de la
dßme, tout devenait évidemment possible et les théoriciens ne se faisaient pas faute de
développer des points de vue qui tous tendaient d'une part à restreindre la portée du droit
de dßme surtout sur les «novales» et les «fruits insolites» et d'autre part à limiter les
empiĂštements des «gros dĂ©cimateurs» (Ă©vĂȘques, abbĂ©s) sur les droits des curĂ©s.
Dunod de Chamage alla sans doute le plus loin dans la mise en cause de la dĂźme, y
compris dans la critique de la part due aux curés pour leur subsistance :
«La
seule raIson
par
laquelle on prĂ©tend que la dĂźme ne peut pas ĂȘtre Ă©teinte pour le tout par l'usage, est qu'elle
tient du droit naturel et divin, quant
Ă
la part ou quotité qui est nécessaire pour la subsistance des pasteurs.
Mais si les Ă©vĂȘchĂ©s et les cures Ă©tant suffisamment dotĂ©s d'ailleurs, le prĂ©cepte est rempli et que la dĂźme ne soit
plus qu'un revenu superflu surabondant qui entretienne le luxe et fomente l'avarice, dont l'exaction rende les
pasteurs odieux et donne lieu
Ă
mille fraudes de la part des dĂ©cimables, la coutume de n'en point payer ne seraÂ
Hile
pas
juste et raisonnable dans ces circonstances
?
Que restera-t-il du droit naturel et divin qui puisse empĂȘcher de la prescrire
?
Et si les ecclésiastiques peuvent s'en exempter par cette voie quant aux fonds de leurs bénéfices, pourquoi les
laĂŻques ne le pourraient-ils pas aussi, puisque la dĂźme en tant qu'elle serait de droit divin, serait due par les uns
comme par les autres
?,.
31.
- 94 -
Dans les Pays-Bas autrichiens, la polémique prit un tour nouveau
Ă
partir de 1780.
Le ton fut donné par Joseph Massez
32
dans un opuscule dont la sortie de presse engendra
une réaction en chaßne de publications au ton vif
33
âą
..:La
dßme n'est pas de droit di\in», «il ne faut pas non plus régler par les principes
du droit qu'on appeUe canonique les choses réglées par les principes du droit civil» (p.
IV),
autant d'affirmations de Massez qui objecte que
«I"Eglise ni les autres décimateurs
ne
sont point fondés en Droit
Ă
la perception de la dĂźme des fruits insolites
pour avoir perçu depuis
un
temps immémorial celle des fruits solites puisque pour établir la dßme universelle, il
a fallu le consentement exprĂšs
ou
tacite de la nation flamande ou de
ses
représentants» (p.
7)
34,
La
controverse tournait
Ă
l'époque essentieUement autour de l'interprétation qu'il
convenait de donner
Ă
l'ordonnance de Charles Quint du
1er
octobre
1 520,
confirmée pour
la Flandre le
15
septembre
1 530;
eUe fixait
Ă
40
ans, comme en Brabant et en Namurois
-
2 1
ans en Hainaut - le laps de temps nécessaire pour justifier de la légitimité de la
perception d'une dĂźme
35.
Aux yeux d'un Massez, il était donc évident que les «fruits
insolites» Ă©chappaient Ă la dĂźme lĂ oĂč l'on n'Ă©tait pas accoutumĂ© de payer «depuis plus de
quarante ans avant l'émanation de l'ordonnance» (p.
15).
Dans les faits, deux interprétations s'affrontaient. Pour l'Eglise et les décimateurs,
tout fruit Ă©tait soumis
Ă
la dßme à moins qu'une «prescription» de
40
ans puisse ĂȘtre
procurée. Les opposants, en revanche, prenaient la date de
1520
comme pivot : il fallait
que les décimateurs apportent la preuve qu'ils possédaient la dßme sur ces fruits depuis au
moins
1480;
ils introduisaient une distinction qui s'Ă©tablit dĂšs le
XVIe
siĂšcle entre fruits
solites et insolites, mais que l'Eglise ne voulait pas prendre en considération; bref, toute
l'argumentation tendait
Ă
limiter la perception de la dĂźme.
Massez s'attira une réplique de l'abbé GhesquiÚre
36.
Cet ex-jésuite s'érigea en
défenseur des thÚses de l'Eglise
37.
Charles-Lambert Doutrepont prit alors la relĂšve de
Massez dans un livre substantiel
Essai historique sur l'origine des Dixmes pour parvenir
à la question si les décimateurs ont leur intention fondée en droit pour exiger la Dixme
des fruits nouveaux ( 1780)
38.
Doutrepont ne se contentait pas de reprendre les couplets Ă la mode sur la prĂ©tenÂ
due origine divine des dßmes; il accusait le clergé d'avoir usurpé au
fil
du temps le droit de
dßme et remettait radicalement en cause son droit de propriété :
«Mais si un usage lĂ©gitime avait mĂȘme assurĂ© au ClergĂ© la possession des dixmes, les Souverains, en les leur
enlevant, commettaient-ils la moindre usurpation ?
U
ne
faut pas confondre la propriété de l'Eglise avec celle des citoyens.
Dans
tout Etat, la propriĂ©tĂ© des citoyens doit ĂȘtre sacrĂ©e, et le Prince
ne
peut y toucher sans Ă©branler la base de
- 95 -
tout gouvernement policĂ©. Il n'en est pas de mĂȘme Ă l'Ă©gard de la propriĂ©tĂ© de l'Eglise. Lorsqu'une religion est
introduite dans un Etat. c'est pour empĂȘcher les crimes et Ă©purer les mĆurs; elle ne peut avoir aucun autre but
politique.
Ainsi elle doit lire entre les mains du Souverain comme l'argile est entre les mains du potier
39
parce que tous les
ressorts qui tendent au bien ĂȘtre de l'Etat doivent ĂȘtre sous la direction immĂ©diate de celui qui en tient les
rĂȘnes» (p.
63).
Par conséquent, poursuivait l'auteur, les Souverains qui se sont à certaines
époques emparés de la dßme, ne sont point condamnables :
«Les Princes, en s'emparant des dixmes, ne commettaient donc point d'injustice : ce n'était point une
usurpation envers elle, et s'ils Ă©taient injustes envers quelqu'un, c'Ă©tait tout au plus envers leurs peuples qu'ils
auraient dĂ» dĂ©livrer de cet impĂŽt : mais ils n'Ă©taient pas mĂȘme injustes envers le peuple, puisqu'ils ne faisaient
que reprendre un impÎt qui leur avait appartenu» (p.
63).
On pouvait difficilement trouver volontĂ© plus affirmĂ©e de soumettre l'Eglise Ă
l'Etat ! L'ouvrage se terminait par des considĂ©rations relatives au dĂ©tournement de la fiÂ
nalité des dßmes sensées originellement servir à l'entretien des curés et des églises. Pour
décharger la population de ce fardeau, il envisageait en définitive la nationalisation des
biens :
«Si donc un Souverain, pÚre de son peuple, voulant ramener le tout aux rÚgles établies dans la primitive Eglise,
ordonnait le dénombrement exact
des
biens du ClergĂ© dans chaque Province, et s'il imposait en consĂ©quence Ă
chaque Chapitre, MonastĂšre, Couvent dotĂ© et autres Ă©tablissements ecclĂ©siastiques, la nĂ©cessitĂ© de fournir Ă
l'entretien d'un certain nombre d'Eglises paroissiales et Ă la subsistance des prĂȘtres qui
y
sont nécessaires et
si ce rĂšglement sage finissait par ces paroles :
Nous libérons à perpetuité nos Sujets de toute dixme
quelconque, qu'ils ont jusqu'à présent payée au Clergé : Car ainsi nous plaßt-il,
qui doute que l'applaudissement
général de l'Europe ne couronnùt l'ouvrage de ce
Prince
Auguste ? Qui doute que ce bienfait ne fût gravé
dans
le
cĆur de tous
ses
sujets par la main de la reconnaissance
(
00'
)
mon ouvrage est plutĂŽt Ă©crit pour l'intĂ©rĂȘt du
Clergé que dans le dessein de lui nuire. Une avidité mal entendue lui attira le foudroyant édit du
1er
octobre
1520 :
la mĂȘme cause pourrait produire un effet plus funeste au dix-huitiĂšme siĂšcle. Qu'il
y
songe donc encore
une fois avant d'exiger la dixme des fruits nouveaux» (pp.
109- 1 10).
On pouvait difficilement ĂȘtre plus prophĂ©tique !
On imagine aisément la colÚre suscitée par les attaques du Doutrepont, Le
30
dĂ©Â
cembre
1780,
l'archevĂȘque de Malines s'adressa Ă l'empereur pour demander la «suppresÂ
sion» d'une brochure qui calomniait l'Eglise
40.
Consulté, le Conseil de Brabant remit un
avis nuancé : certes, il reconnaissait que des «déclarations indécentes», des «maximes
inexactes» avaient été proférées, mais il mettait les écarts de langage de ce «sujet
distingué» sur le compte de l'<<effervescence de son imagination» et peut-ĂȘtre mĂȘme,
ajoutait-il,
«à une sorte de ton que l'on croit
se
donner dans le monde, en décriant les ecclésiastiques et en déclamant
contre leurs possessions
âą.
- 96 -
Finalement, l'empereur se résolut le
15
mars
1781
Ă
faire saisir l'ouvrage et
Ă
en
interdire toute circulation
4 1
aprÚs que Doutrepont eût tenté de faire en partie amende
honorable mais sans rien lĂącher sur le fond
42.
Il est superflu de passer en revue la littĂ©rature ultĂ©rieure engendrĂ©e par la polĂ©Â
mique
43.
L'essentiel avait été dit et témoignait
Ă
suffisance d'un Ă©tat d'esprit nettement
frondeur.
Ces controverses n'étaient que la transposition au plan théorique des conflits
parfois violents qui opposaient sur le terrain les paysans aux décimateurs, les «petits
curés» souvent réduits
Ă
une «portion congrue» aux grands décimateurs qu'ils soient
ecclésiastiques (la grande majorité) ou laïcs. Le poids de la dßme était en question, mais
aussi son utilisation.
La
question de la restauration des Ă©glises et des presbytĂšres dans les
Pays-Bas en est un exemple significatif.
Depuis les placards des Archiducs Albert et Isabelle de
1 6 1 1-1613,
il appartenait
aux dĂ©cimateurs d'intervenir dans les reconstructions et rĂ©parations des chĆurs des Ă©glises,
mais on limitait leur intervention
Ă
2/6
des revenus de la dĂźme aprĂšs Ă©puisement d'autres
moyens comme les revenus de la fabrique d'église; pour le reste, les coûts étaient
Ă
charge
des paroissiens. Ceux-ci menĂšrent un combat incessant afin d'Ă©tendre les obligations des
décimateurs. Les procÚs aux
XVIIe
et
XVme
siĂšcles furent innombrables. Finalement,
signe des temps, l'ordonnance de Marie-ThérÚse du
25
septembre
1 769
représenta une
victoire considérable pour les communautés paroissiales, désormais
«l'obligation
de
fournir à la construction, restauration, réparation et entretien des églises paroissiales au plat
pays et des édifices qui y sont attachés ainsi qu'à celles des presbytÚres ou maisons pastorales est une charge
essentiellement inhĂ©rente aux dĂźmes ecclĂ©siastiques et qui doit ĂȘtre supponĂ©e par elles de quelque nature ou
qualitĂ© qu'elles soient, quand mĂȘme elles seraient possĂ©dĂ©es
par
des laĂŻcs
..
'" (art 1 ).
L'article
2
précisait néanmoins que l'on ne recourait aux dßmes qu'aprÚs avoir
«prélevé les revenus de la fabrique et des autres biens de l'église»; quant
Ă
l'article
3,
il
faisait obligation aux détenteurs de bénéfices dans une église paroissiale «de contribuer
aussi
Ă
sa réparation ou restauration, pris égard
Ă
la portion des fruits qu'il perçoivent des
biens de cette église». En vertu de l'article
4,
les habitants de la paroisse ne suppléaient
de leurs propres deniers qu'aprÚs épuisement des trois moyens énumérés précédemment.
Par ailleurs, le préambule de l'ordonnance ne manquait pas de rappeler qu'il convenait de
rapprocher «la destination des dßmes de l'objet de leur établissement primitif dans la
chrétienté»
44,
L'ordonnance ne mit pas fin pour autant aux conflits; la pression des paroissiens
pour se déb
arras
ser d'un maximum de charges se poursuivra d'autant que les décimateurs
mettaient tout en Ćuvre pour les Ă©luder,
La
législation continuera
Ă
s'affiner. Ainsi le
décret du
24
octobre
1772
relatif au compté de Hainaut précisa que depuis la publication
- 97 -
de l'Ă©dit de
1769
«l'obligation
de
parvenir aux frais des ornements et autres choses nécessaires à l'exercice du culte divin et aux
besoins du saint ministĂšre dans les Ă©glises paroissiales du plat pays ( ... ) fait absolument partie des charges
inhérentes aux dßmes
..
,. 45.
Par une ordonnance du
27
octobre
1 779,
une nouvelle précision était fournie :
«l'Ă©tablissement d'un marguillier fait partie des charges inhĂ©rentes aux dĂźmes»; les dĂ©Â
cimateurs devront les «constituer» et «salarier»
46.
Enfin, n'oublions pas que les curés furent souvent les alliés des paroissiens dans le
combat contre les décimateurs. Réduits par ceux-ci
Ă
une «portion congrue» souvent dĂ©Â
risoire, nombre de curés vivaient dans l'indigence comme le dénonçait avec virulence un
pamphlet,
l'Exposition du droit des curés de la province de Hainaut concernant la portion
canonique
(Bruxelles,
175 1).
Nous pouvons faire nÎtre le conclusion de l'abbé Pasture :
«La violence dans le langage et la vivacité dans les attaques de
l'Exposition du droit des curés
Ă©galaient celles
de encyclopédistes, dont l'esprit de dénigrement des institutions ecclésiastiques. les dßmes en particulier.
avait pénétré
dans le
clergé. L'opinion publique était mûre pour leur suppression,.
47.
Pour la France, les cahiers de doléances du Tiers Etat rédigés dans les premiers
mois de
1789
dans la perspective de la convocation des Etats Généraux fixés au
27
avril
par le Conseil du Roi du
27
décembre
1788,
traduisaient parfaitement les griefs des peÂ
tites villes et des campagnes contre le clergé.
n
n'est pas une paroisse oĂč certains de ses
privilÚges n'aient été dénoncés.
De
petites communautés, comme en Forez, ont dressé un
véritable catalogue des «abus» dont elles réclamaient la suppression et qui
grosso modo
reprenaient les principales critiques du temps
48.
La
suppression de la dĂźme ne fut que
rarement demandée, mais rien que dans le bailliage de Gisors quarante cahiers exprimaient
le voeu de la voir ramenée
Ă
ses objectifs originels, ce qui dans l'esprit de nombreux
quémandeurs, impliquait l'abolition des dßmes insolites
49.
Les cahiers de la Noblesse
reflétaient aussi les grandes préoccupations que nous avons évoquées, y compris celles
qui avaient cours dans les milieux plus intellectuels et davantage férus d'économie
politique (interdiction des vĆux avant
25
ans, report des fĂȘtes au dimanche); des dolĂ©ances
en apparence favorables au clergé, telles que l'augmentation des congrues des curés,
étaient néanmoins une mise en cause directe de l'attitude des grands décimateurs
50.
Mais
la défense des curés était ambiguë
Ă
un autre titre : pour beaucoup de paysans, une juste
rĂ©munĂ©ration des prĂȘtres les dispenserait, pensaient-ils, de devoir leur payer de menus
droits dans l'exercice de leur ministĂšre. Enfin, tant dans les cahiers du Tiers Ătat que dans
ceux de la Noblesse, les ordres mendiants constituaient une cible privilégiée.
Ces revendications qui s'entassĂšrent en
1789
s'inscrivaient donc dans le droit
fil
d'idées en vogue et de griefs formulés avec de plus en plus d'acrimonie contre le clergé.
- 98 -
L'Ă©conomie politique naissante et les doctrines dĂ©mographiques avaient aussi contribuĂ© Ă
renforcer la culture anticlĂ©ricale du siĂšcle, en France comme dans le reste de l'Europe caÂ
tholique; les diverses Ă©tapes de la suppression de la Compagnie de JĂ©sus entre
1 759
et
1773
et la saisie de tous ses biens, avait certainement constitué l'un des épisodes les plus
frappants de cette montée de l'anticléricalisme. On comprend aussi pourquoi Joseph
II
put
dans l'empire des Habsbourg et par conséquent dans les Pays-Bas reprendre à son compte
en toute impunité, aussi longtemps qu'il ne s'en prit qu'à l'Eglise, les réformes les plus
osées car elles avaient trÚs largement la faveur de l'esprit du temps
51.
NOTES
1
Les dĂźmes pouvaient cependant continuer Ă ĂȘtre perçues en attendant que soient dĂ©cidĂ©s les
moyens
de
subvenir au culte et Ă l'entretien de ses ministres.
2
Le 2 novembre 1 789, la Constituante mit les biens du Clergé à la disposition de la Nation. Les
décrets des 1 9 décembre 1 789 et 17 mars 1 790 organisÚrent les premiÚres mises en vente; elles
concernaient aussi des biens relevant des domaines de la Couronne. Ce ne fut que le 9 février
1 792 que les biens des émigrés furent mis sous séquestre; le principe de leur vente fut décidé le
27 juillet suivant. Cf. l'ouvrage classique de M. Marion,
La
vente des biens nationalL1:
JI.
'.,!ant la
RĂ©volution,
Paris, 1 908. Pour une vue d'ensemble de la politique religieuse,
cf
la synthĂšse d'A.
Aulard,
Le christianisme et la Révolution française,
Paris, 1925, à compléter par M. Vovelle,
Religion et RĂ©volution.
La
déchristianisation de l'an
Il,
Paris, 1976; du mĂȘme auteur,
La
RĂ©voluÂ
tion contre l'Ăglise. De
la
Raison
Ă
l'Etre suprĂȘme,
Bruxelles, 1988,
Ă©d.
Complexe.
3
Je renvoie aux excellentes analyses de J.F. Faure-Soulet,
Ăconomie politique et progrĂšs au
"SiÚcle des LumiÚres»,
Paris, 1 964, Ă©d. Gauthier-Villars.
4
H. Hasquin, «Voltaire démographe»,
Ătudes sur le XV/W siĂšcle,
t. III, 1 976, pp. 1 44- 145.
S
Parmi les plus zĂ©lĂ©s dĂ©fenseurs de la «cause», citons le chevalier de Cerfvol; il a rĂ©digĂ© pluÂ
sieurs plaidoyers favorables au divorce; son plus célÚbre est le
Cri d'une honnĂȘte femme qui rĂ©Â
clame le divorce, conformĂ©ment aux loix de la primitive Ăglise,
Ă
l'usage actuel du Royaume CaÂ
tholique de Pologne et
Ă
celui de tous les peuples de la Terre qui existent ou qui ont existĂ©, exÂ
cepté nous,
Londres, 1 770.
6
Cf
Les
MĂ©moires pour Catherine
Il
( 1 773). Pour plus de détails, H. Hasquin, «Politique,
économie et démographie chez Diderot : Aux origines du libéralisme économique et
démocratique», dans
ThĂšmes et Figures du SiĂšcle des LumiĂšres. MĂ©langes offerts
Ă
Roland
Mortier,
GenĂšve, 1 980, pp. 1 1 6 et sv.
7
Ćuvres politiques,
Ă©d. par P. VerniĂšre, Paris, 1963, (Garnier), p. 485.
Cf
aussi dans les
MĂ©Â
moires pour Catherine
Il
:
«Ils (les moines) sont par troupes dans les maisons ordinaires. Que fontÂ
ils lĂ
?
Rien. Je les aimerais mieux artisans ou cultivateurs».
(Ă©d.
par P. VerniĂšre, Paris, 1966, p.
270).
8
Cf.
Entretiens avec Catherine
Il,
dans
Ćuvres politiques,
p. 29 1 .
- 99 -
9
Ćuvres politiques.
pp. 485-486.
10
Discussion intĂ©ressante sur la prĂ©tention du clergĂ© d'ĂȘtre le premier ordre d'un Ătat
. . . âą
La
Haye.
1 767. 1 64 p.
I I
Du droit du souverain sur les biens fonds du clergé et des moines. et de l'usage qu'il peut faire
de ces biens pour le bonheur des citoyens.
Naples. 1 770, 1 64 p.
1 2
Ă
mes Concitoyens. ou RĂ©flexions patriotiques d'un Français sur la sĂ©cularisation des reliÂ
gieux et l'extinction de la mendicité.
GenĂšve, 1 787.
13
Ed.
Lipinski,
De Copernic
Ă
Stanislas Leszczynski.
La
pensée économique et démographique
en Pologne.
Paris - Varsovie, 1 96 1 , p. 239.
14
Ibidem.
pp. 257 et 260. L'idĂ©e de diminuer le nombre de jours de fĂȘtes n'Ă©tait pas neuve; VauÂ
ban l'avait déjà suggérée dans son
Projet d'une Dixme royale
(1707).
Cf
l'Ă©dition qu'en a faite E.
Coomaert (Paris, 1 933, p. 8 1 ). Ce fut aussi l'un des nombreux chevaux de bataille de Voltaire
dans son combat anticlĂ©rical; cf par ex. l'article «FĂȘtes des Saints» des
Questions sur
l'Encyclopédie :
Voltaire s'y livre Ă une satire des nombreuses fĂȘtes religieuses qui privaient les
ouvriers de revenus puisque ces jours chĂŽmĂ©s n'Ă©taient pas rĂ©munĂ©rĂ©s et coĂ»taient «à l'Ătat
plusieurs millions».
I S U.
Spengler,
Ăconomie et population. Les doctrines françaises avant
1800.
De Budé
Ă
Condorcet,
Paris, 1 954, PUF,
P
35. Le thĂšme fut repris par Vauban
(Cf
U.
Spengler, p. 43) et
surtout par Jean-François Melon dont
l'Essai politique sur le commerce
(1 734) (2e Ă©d. en 1736)
exerça une influence non négligeable au milieu du siÚcle.
16
On trouvera un aperçu complet de la doctrine d'Ange Goudar et des Agrariens dans
U.
SpenÂ
gler,
op. cit.,
pp. 63 et sv.
1 7
H. Hasquin, «Moyenne culture et populationnisme dans les Pays-Bas autrichiens ou les
ambiguïtés du despotisme éclairé», dans
les LumiĂšres en Hongrie, en Europe centrale et en
Europe orientale. Actes du CinquiĂšme Colloque de Matrafured
-
24-28
octobre
1981,
Budapest, 1 984 (Académie des Sciences), pp 1 96 et sv.
18
Tous les gros propriétaires fonciers étaient visés, et donc pas uniquement le Clergé.
19
Cf
H. Hasquin,
Les Réflexions sur l'état présent du commerce,fabriques et manufactures des
Pays-Bas autrichiens
(/765)
du négociant bruxellois Nicolas Bacon
(/ 7/0-1 779)
conseiller dĂ©Â
puté aux affaires du commerce,
Bruxelles, 1 978, pp. 40, 7 1 et sv. (Commission royale d'histoire).
20
Le mĂȘme auteur avait dĂ©jĂ mis en circulation en 1 78 1 un
Coup d'Ćil sur l'Ăglise de LiĂšge,fille
aĂźnĂ©e de celle de Rome, et sur l'avantage qu'elle retirerait d'ĂȘtre gouvernĂ©e par un prince autrichien
(LiĂšge).
21
Le
Tableau di l'Ăglise de LiĂšge
était aussi un vibrant plaidoyer pour la tolérance religieuse.
Cf
R. Crahay,
Réactions «liégeoises»
Ă
l'édit de Tolérance
(/ 781-1 782)
dans Livres et LuÂ
miĂšres au pays de LiĂšge ( 1730-1 830), LiĂšge, 1 980 (Desoer, Ă©d.), pp. 96 et sv.
22
F.J. Dunod de Chamage donnait les définitions suivantes : «Les dßmes anciennes sont celles qui
se prennent sur les héritages qui ont produit de tout temps des fruits décimables. Les novales se
perçoivent sur ceux qui produisent des fruits décimables pour la premiÚre fois, soit qu'ils aient
toujours été stériles, soit qu'étant cultivés ou incultes, ils aient produit des fruits, mais qui
n'étaient pas sujet à la dßme suivant la coutume, soit enfin que ces héritages appartiennent à des
- 100 -
communautés ou à des particuliers,..
( Traité des prescriptions de l'aliénation des biens d'église
et des dßmes suivant la jurisprudence du royaume, les droits civil et canon et les usages du Comté
de Bourgogne,
Paris,
4e
éd. 1786 - partie Traité de la Dßme p. 8).
23
Je renvoie Ă l'Ćuvre monumentale de AJ. Bourde,
Agronomie et agronomes en France au XVI/Ji!
siĂšcle,
Paris, 1967, 3 vol.
24
C. Vandenbroeke,
Agriculture et alimentation,
Gent-Leuven, 1975 (Centre belge d'histoire ruÂ
rale) pp. 35 et sv.
25
J. Rives,
DĂźme et sociĂ©tĂ© dans l'archevĂȘchĂ© d'Auch au XVme siĂšcle,
Paris, 1976, p. 1 59.
26
M. du Perray,
Traité historique et chronologique des dixmes suivant les conciles
. . . âą
Paris.
1738.
ze
Ă©d revue par
1.
Louis Brunet [ l e Ă©d. 1719].
27
L.F. Dejouy.
Principes et usages concernant les dixmes,
Paris. 1766.
28
Gabriel.
Recueil d'autoritĂ©s et rĂ©flexions sommaires sur les faux et vrais principes de la jurisÂ
prudence en matiÚre de dßmes et sur leurs conséquences,
Bouillon, 1786. Société typographique.
29
Le concile de Latran (3 1 3) avait rendu le paiement de la dĂźme obligatoire; celui de MĂącon
(585) avait frappé les fraudeurs d'excommunication.
30
F.I. Dunod de Chamage,
op. cit.
p. 35. Gabriel ne manquait pas d'insister sur le fait qu' «on ne
peut exiger la dĂźme d'une espĂšce de fruit qui en est exempt par l'usage du lieu,.
(op. cit.;
p. 122).
31
F.1. Dunod
de
Chamage,
op. cit
.âą
p. 36.
32
Avocat, conseiller au Conseil de Flandre. en 1772. Massez avait des sympathies joséphistes.
En 1787, l'empereur le nomma prĂ©sident du tribunal d'Audenarde, l'un des 63 tribunaux de preÂ
miÚre instance qu'il avait créés; il n'exerça la fonction que dix-neuf jours puisque le souverain dut
renoncer Ă
sa
réforme
(cf
la notice de P. Bergmans dans la
Biographie nationale,
t. XIV. 1 897. col
1 -2).
33
Examen de la question si les décimateurs ont /'intention fondée en Droit
Ă
la perception de la
dĂźme des fruits insolides en Flandre
. . . âą
Gand. 1780; chez P.F. Cocquyt. Une traduction flamande
en
a
été réalisée par les soins de l'avocat Eghels.
34
Massez avait prĂ©cĂ©demment rappelĂ© que la Flandre Ă©tait un pays d'Ătats et qu'Ă ce titre «on n'a
jamais pu imposer, ni les personages. ni les possessions sans le consentement du peuple ou de ses
représentans» ( p . 3).
35 Pour la législation édictée au XVIe siÚcle.
cf
H
âą
Hasquin. «La contestation de la dßme au XVIe
siĂšcle. L'ordonnance du 1 er juin 1587,.. dans
La
Belgique rurale du Moyen Age
Ă
nos jours,
Bruxelles. 1985. pp. 21 5-222.
36
Sur cet hagiographe et historien. né à Courtrai en 1 73 1 et mort à Essen (Prusse) en 1 802.
cf
la
notice de Ch. Piot dans la
Biographie nationale,
t. 7, 1 883. col. 71 9-725. Il participa Ă la confecÂ
tion des
Acta Sanctorum
et des
Analecta Belgica
(P. Peeters.
l'Ćuvre des Bo/landistes,
Bruxelles.
1961. Acad R. de Belgique. CI. des Lettres ... MĂ©moire
in
8° . t. UV. fasc. V).
37
Observations historiques et critiques sur une brochure ayant pour titre : Examen de la question
si les décimateurs ont l'intention fondée en droit
Ă
la perception de la dĂźme des fruits insolites en
Flandre ?
Bruxelles. août 1780. Il faut noter une seconde réaction à l'ouvrage de Massez. Elle est
l'Ćuvre d'un avocat gantois J. Pulincx qui pourrait avoir dĂ©fendu les intĂ©rĂȘts de l'abbaye St
- 1 0 1 -
Pierre à Gand et du monastÚre de Tronchiennes; Pulincx s'y érige en tout cas en défenseur des
décimateurs dont il s'efforce de démontrer la bonne foi :
Verdedig - brief aen het ClergĂ© VlaenÂ
deren betrekkelijk tot de antwoord of de Fransche Brochure droegende voor Titel : Examen de la
question si les décimateurs ont l'intention fondée en Droit
Ă
la perception de la DĂźme des fruits
insolites en Flandre ?
Gent, 30 mai 1780.
38
Doutrepont (1746-1 809), admirateur des idées joséphistes, rallia le camp des .. démocrates»
pendant la RĂ©volution brabançonne, puis celui de la France; il occupa diverses fonctions adminisÂ
tratives et judiciaires pendant le régime français et mourut à Paris.
Cf
la notice de Ch. Piot dans
la
Biographie nationale.
t. 1 6. 1 901, col. 401 -404.
39
C'est nous qui soulignons.
40
Doutrepont avait longuement stigmatisé également le fanatisme religieux et les massacres
commis au nom de la religion.
41
Sur ces Ă©pisodes,
cf
P. Verhaegen,
Recueil des ordonnances des Pays-Bas autrichiens,
3e sĂ©Â
rie, 1700-1 794, t. XII, Bruxelles, 1 9 10, pp. 21 -24.
42
Cf
sa
Lettre au sujet de l'Essai historique sur l'origine des Dixmes,
Bruxelles, 1 9 janvier 1 78 1 .
43
L'abbé GhesquiÚre publia des
Lettres historiques et critiques pour servir de réponse
Ă
l'Essai
historique sur l'origine des DĂźmes,
Utrecht, 1784, 1 54 p. Doutrepont répondit par une
DĂ©fense de
l'Essai historique sur l'origine des DĂźmes.
A.M.
l'abbé GhesquiÚre.
LiĂšge, 1 785, 80 p, ouvrage
auquel GhesquiÚre répliqua à nouveau :
La
vraie notion des Dßmes rétablies sur les principes de la
jurisprudence canonique et civile, sur la doctrine constante de l'antiquitĂ©. sur l'usage nan interÂ
rompu des Juifs et des Chrétiens en réponse
Ă
deux brochures de
M.
D'Outrepont.
avocat, LiĂšge,
mai 1785, 276 p.
44
J. De Le Court,
Recueil des ordonnances des Pays-Bas autrichiens.
3e série, 1700-1 794, t. IX,
Bruxelles, 1 897, pp. 533-535.
45
Ibidem.
t. X, 1 901, p. 309.
46
Ibidem,
t. XI, 1 905, p. 365.
47
A. Pasture,
Les anciennes dĂźmes dans l'administration paroissiale.
Wetteren, 1 938, p. 14.
48
Extraits du cahier de Saint-Denis sur Coise (dép. Loire)
:
.. 2oo L'inutilitĂ© des religieux cloĂźÂ
trés qui possÚdent des richesses immenses en propriétés réelles, lesquelles ne sont que légÚrement
cultivées, et la nécessité de les faire passer en des mains libres pour le commerce, l'agriculture
pour la contribution aux impĂŽts Ă fur et mesure de progression et de deffrichement, enfin une infiÂ
nité d'autres motifs, feraient désirer leur destruction totale en laissant néantmoins subsister les
ordres mendiants pour aider Ă desservir les cures de campagne oĂč il manque de secours spirituel.
2 1 0 Fixer unifonriément la quotité de la dixme à la vingtiÚme partie des fruits ( ... ) assujettir
l'Ă©glize Ă vendre toutes ses propriĂ©tĂ©s fonciĂšres, en employer le produit ainsy que ceux des reliÂ
gieux d'abord Ă payer ses dettes, ensuite au rachapt des dixmes infĂ©odĂ©es et aprĂšs Ă
l'Ă©tablissement des hĂŽpitaux; (
.
.. )
220 Obliger les archevĂȘques, Ă©vĂȘques, abbĂ©s commandataires, prieurs et autres bĂ©nĂ©ficiers Ă rĂ©Â
sider dans leurs bénéfices, au moins onze mois de l'année sous peine de privation du tier de leur
revenu applicable aux hÎpitaux chargés à cet effet de veiller à l'exécution de cet article; deffendre
de posséder plus d'un bénéfice; réduire leur revenu jusques à suffizance pour la dignité de leurs
- 1 02 -
places et le surplus employé à la portion congrue d'une infinité de curés et
de
vicaires
de
camÂ
pagne qui ne peuvent pas vivre.
23°
Deffendre trÚs expressément aux curés de recevoir, ny exiger aucun casuel, offrande, queste,
honoraires, droits aux mariages, baptĂȘmes, sĂ©pultures et une infinitĂ© d'autres droits curiaux inÂ
ventés pour fournir à la subsistance des curés et infiniment à charge au
Cf Ătats gĂ©nĂ©Â
raux
de
1 789.
Cahiers de doléances de la prol'ince de Forez (Bailliage principal de Montbrison
et bailliage secondaire de Bourg-Argental,
publiĂ©s par Et. Fournial et J.P. Gutton, Saint-Ătienne
- Montbrison,
1 975,
t.
II,
pp.
320-321).
49
Cahiers de dolĂ©ances du Tiers Ătat du bailliage de Gisors (secondaire de Rouen) pour les
Ătats GĂ©nĂ©raux de
1 789,
publiĂ©s par M. Bouloiseau et B. Cheronnet, Paris (B ibliothĂšque natioÂ
nale),
1 97 1 ,
pp.
102
et
249.
On retrouve des revendications analogues dans des villages actuelleÂ
ment situĂ©s en Belgique mais qui appartenaient au royaume de France; ce fut le cas Ă Frasnes (Ă
cÎté de Couvin) dont le cahier rédigé le
3 1
mars
1 7 89
demandait notamment une réduction du
taux de perception de la dßme, sa meilleure utilisation et l'imposition des biens du clergé
(0.0.
Brouwers,
Le cahier des doléances de la commune de Frasnes en
1 789,
Namurcum, t.
2,
octobre
1 925,
pp.
33-37).
50
G. Chaussinand-Nogaret,
La
Noblesse au XVlIe siĂšcle,
Paris,
1 976,
p.
2 1 1 .
5 1
L'interdiction de «faire gras» pendant le carĂȘme fut aussi frĂ©quemment l'objet de polĂ©miques
dont la prĂ©occupation dĂ©mographique n'Ă©tait pas absente. En l'occurrence, les gouvernements esÂ
timaient devoir dĂ©fendre leurs sujets - et donc les intĂ©rĂȘts de l'Etat - dont la santĂ© Ă©tait menacĂ©e
par les exigences de l'Eglise. Un thĂšme comme celui-lĂ s'inscrivait aussi dans le contexte plus
large de la rivalité Etat-Eglise. Voici en guise d'exemple l'extrait d'une lettre du Chancelier
d'Autriche KaunĂlz au Gouverneur des Pays-Bas autrichiens Charles de Lorra ine : «Votre Altesse
s'est assurĂ©ment prise, on ne peut pas mieux, pour faire entendre raison Ă
M.
l'ArchevĂȘque de
Malines sur la permission Ă accorder au peuple de faire gras pendant le carĂȘme prochain. Au reste,
comme le gouvernement est plus Ă mĂȘme que ne le sont les Ă©vĂȘques .de juger si les peuples sont
dans le cas ou point d'avoir besoin d'une pareille dispense, les Ă©vĂȘques pourraient bien s'en
rapporter sur ce point aux lumiÚres du gouvernement. lis préviendraient par là , entre autres, le
contraste dont on est scandalisĂ© lorsqu'on voit que dans un mĂȘme district, l'un permet
et
l'autre
dĂ©fend le gras, tandis que ce district se trouve Ă l'Ă©gard de cet objet dans les mĂȘmes
(Osterreichisches Staatsarchiv - Vienne, Weisungen, DDA
23
-
89
-
la référence
comprend la cote viennoise et le numéro du microfilm correspondant réalisé à l'initiative du Fonds
national de la Recherche Scientifique).
L'AFFAIRE MORTARA ET L'ANTICLĂRICALIS ME EN EUROPE A
L'ĂPOQUE DU RIS ORGIMENTO
Introduction
par
Georges J. WEILL
Le 23
juin
1 858,
à dix heures du soir, un détachement de gendarmes pontificaux
menés par un homme en civil frappaient à la porte d'une maison de Bologne habitée par
une famille juive et infonnaient les Ă©poux Salomon (dit Momolo) et Marianna Mortara
qu'ils avaient l'ordre d'enlever un de leurs fils, Edgard, ùgé de six ans et dix mois, parce
qu'il avait été baptisé secrÚtement et pour le faire élever dans la religion catholique.
Devant les supplications de la famille, les gendannes acceptĂšrent de retarder
l'enlÚvement jusqu'à ce que le pÚre ait pu intercéder auprÚs des autorités ecclésiastiques;
mais le lendemain, toutes les tentatives du pĂšre pour faire flĂ©chir le pĂšre Feletti, inquiÂ
siteur de Bologne, furent vaines. A une heure du matin, l'ordre définitif d'arracher l'enfant
à sa famille fut exécuté : il fut porté par les gendannes dans une élégante berline
abondamment pourvue de sucreries et de jouets, qui se rendit directement Ă Rome, Ă la
Maison des CatĂ©chumĂšnes, oĂč, quelques jours aprĂšs, il reçut un second baptĂȘme en prĂ©Â
sence du cardinal Feretti, neveu du pape.
Selon les raisons officieIles de l'enlĂšvement, connues quelques jours plus tard,
l'enfant aurait Ă©tĂ© baptisĂ© Ă l'Ăąge d'environ un an, lors d'une maladie, par la servante caÂ
tholique des Mortara, Anna Morisi. Mais le petit Edgar avait survécu, et, aprÚs la mort
d'un de ses frĂšres cadets, la servante, prise de remords, se serait confessĂ©e Ă un prĂȘtre qui
prĂ©vint l'archevĂȘque de Bologne, le cardinal Viale-Prela. Celui-ci, aprĂšs avoir pris l'avis
du Saint-Office à Rome, donna l'ordre d'appliquer la législation en vigueur dans les Etats
de l'Eglise, c'est-Ă -dire de faire Ă©lever l'enfant dans la religion catholique.
Ainsi dĂ©buta l'affaire Mortara, qui devait soulever une tempĂȘte de protestations
dans toute l'Europe et aux Etats-Unis, susciter d'ùpres polémiques entre la presse libérale
et ultramontaine, mettre en mouvement une partie de la diplomatie occidentale, renforcer
l'alliance franco-piémontaise, hùter la fonnation de l'unité italienne et provoquer, en
France, une vague d'anticléricalisme sans précédent. Pourtant, l'enlÚvement du petit
Mortara n'Ă©tait pas le premier Ă s'ĂȘtre produit dans l'Italie du
XIXe
siĂšcle, et il ne fut pas
non plus le dernier. Une série de circonstances font cependant que cette affaire, au départ
-
1
04
-
banal acte de despotisme d'un Etat considéré comme l'un des plus rétrogrades de
l'Occident, devint le prétexte d'un affrontement inouï
Ă
tel point, comme le souligne
René Rémond, que ..:le seul enlÚvement de cet enfant juif d'Italie fit plus pour
l'anticléricalisme que les maladresses ou les initiatives intempestives de dizaines
d'Ă©vĂȘques ou de milliers de prĂȘtres ... » 1.
En effet, les autorités romaines n'acceptÚrent jamais de rendre Edgar Mortara
Ă
sa
famille. Opposé de façon irréductible depuis la Révolution de
1 848 Ă
toute concession
aux idées modernes, décidé
Ă
ne pas cĂ©der aux revendications d'«une poignĂ©e de scribouilÂ
lards qui prétendaient enseigner
Ă
l'Eglise et au Pape la maniĂšre d'appliquer la loi dans
leurs propres Etats», Pie
IX
fit rĂ©pondre qu'il ne laisserait jamais un chrĂ©tien ĂȘtre Ă©levĂ©
dans la religion juive, rĂ©ponse qui devait ĂȘtre rĂ©sumĂ©e en
1 859
par un
«non possumus»
resté célÚbre 2.
La
CiviltĂ Catto/ica,
organe officieux du Saint-SiÚge, dirigé par les jésuites, puis
les journaux catholiques ultramontains, publiĂšrent une sĂ©rie d'articles oĂč la position du
pape et de l'Eglise était défendue avec un mélange de casuistique et d'infantilisme qui
exaspéra les libéraux; enfin,
l'Univers catholique
et Louis Veuillot obtinrent l'accord
tacite de Rome pour lancer contre la religion juive des attaques outranciĂšres desservant
encore davantage une cause mal engagée 3.
L'affaire Mortara agita l'opinion publique pendant plusieurs annĂ©es, avec des pĂ©Â
riodes successives de tension et de calme relatif. Malgré la promesse du cardinal
Antonelli, secrétaire d'Etat, faite
Ă
sir Moses Montefiore lors de son voyage
Ă
Rome en
1 859,
de permettre
Ă
l'enfant de choisir sa religion lorsqu'il aurait dix-sept ou dix-huit
ans, le jeune néophyte, considéré comme un oblat, entra le
17
novembre
1867,
au sĂ©miÂ
naire de l'ordre des chanoines réguliers du Latran, alors qu'il n'avait que seize ans.
En octobre
1 870,
aprÚs l'entrée des troupes piémontaises
Ă
Rome et une entrevue
dramatique avec son pĂšre et l'un de ses frĂšres, il choisit de s'enfuir de la ville, avec la
complicité du général
La
Marmora, lieutenant-général de Victor-Emmanuel, et se réfugia
sous un faux nom au couvent de Neustift, au Tyrol.
n
poursuivit ensuite ses Ă©tudes en
France, au couvent de BeauchĂȘne oĂč il fut ordonnĂ© prĂȘtre en
1 872,
et entama une brillante
carriÚre de prédicateur dans divers pays européens et aux Etats-Unis.
n
mourut le I l mars
1940, Ă
l'abbaye de Bouhaye prĂšs de LiĂšge, oĂč il s'Ă©tait retirĂ© depuis
1906,
n'ayant jamais
compris l'enjeu dont il avait été l'objet dans son enfance, ni l'importance que son
enlĂšvement avait revĂȘtu dans l'histoire des idĂ©es politiques du
XIXe
siĂšcle. Sa soumission
totale
Ă
l'Eglise et
Ă
la mémoire de Pie
IX,
le manque d'esprit critique qu'il laisse
apparaĂźtre dans ses Ă©crits, donnent d'ailleurs beaucoup
Ă
rĂ©flĂ©chir sur le pouvoir de sĂ©Â
duction des prĂȘtres qui l'endoctrinĂšrent 4.
n
aurait été fort ambitieux, dans le cadre d'une simple communication
Ă
ce colÂ
loque consacré
Ă
l'anticléricalisme, de tenter une mise au point définitive de l'affaire
- 105-
Mortara; nous avons donc choisi d'aborder seulement trois aspects de cet événement qui
continue de susciter, à plus d'un siÚcle de distance, des polémiques feutrées.
Dans une premiĂšre partie, nous tenterons de replacer l'affaire Mortara dans le cadre
de l'historiographie actuelle, en indiquant les directions de recherche qui devraient
permettre de lui apporter de nouveaux Ă©clairages. Dans une deuxiĂšme partie, nous exaÂ
minerons le problĂšme des enlĂšvements d'enfants et des baptĂȘmes forcĂ©s en France et dans
les Etats pontificaux. La troisiÚme partie sera réservée à un examen des principaux
Ă©lĂ©ments de la controverse, qui aboutit, au moins en France, Ă un renversement de la poÂ
litique de NapolĂ©on III Ă l'Ă©gard du parti catholique, au renforcement des idĂ©es anticlĂ©Â
ricales et à la création d'institutions destinées à promouvoir les droits individuels face aux
pouvoirs de l'Eglise et de l'Etat.
I.
La place de l'affaire Mortara dans l'historiographie actuelle.
1)
Les différentes approches
L'affaire Mortara comporte, pour les historiens d'aujourd'hui, plusieurs dimenÂ
sions. Certains, comme René Rémond, lui assignent une place déterminante dans
l'évolution des idées anticléricales au XIxe siÚcle 5. D'autres soulignent le fait que, pour
la premiÚre fois, l'opinion publique libérale prit fait et cause pour une famille juive, au
nom du droit naturel et de la liberté de pensée; ils rendent également hommage au
gouvernement de Napoléon III qui intervint avec vigueur contre ce qu'il considérait
comme «une violation outrée des garanties les plus essentielles sur lesquelles reposent le
respect du foyer domestique et l'autorité paternelle» 6. En Italie, l'historiographie
considÚre généralement que l'état de sujétion des juifs parqués dans le ghetto de Rome
était la honte de l'Italie et que l'intolérance manifestée par le Saint-SiÚge dans l'affaire
Mortara facilita, non seulement la cause de l'unité italienne, mais aussi la chute de l'Etat
pontifical 7. Dans les pays anglo-saxons, l'affaire fit surgir les tensions latentes existant
entre protestants et catholiques, au point que la défense d'un enfant juif enlevé à ses
parents passa souvent au second plan des controverses 8.
Quant aux défenseurs de la cause de l'Eglise au
XIXe
siĂšcle, ils adoptent une attiÂ
tude souvent ambiguë, se retranchant derriÚre l'autorité du droit canonique, et, mettant
essentiellement l'accent sur la malveillance des campagnes de la presse libérale à l'égard
du souverain pontife, utilisent une argumentation quelquefois fautive et, Ă tout le moins,
trĂšs maladroite 9.
A
ces problématiques déjà fort différentes sur le plan idéologique et géographique
s'ajoutent plusieurs difficultés supplémentaires.
On a beaucoup Ă©crit sur l'affaire Mortara, souvent avec passion, rarement sans
parti pris; outre une documentation imprimée abondante et l'existence de nombreuses
- 106 -
sources d'archives encore inĂ©dites, l'affaire reprĂ©sente un enchevĂȘtrement d'Ă©vĂ©nements qui
rendent sa synthÚse difficile, en raison d'implications juridiques, théologiques, politiques
et sociologiques quelquefois contradictoires. Ceci explique probablement qu'il n'existe
encore aucun ouvrage qui lui soit entiÚrement consacré; enfin, l'abondante bibliographie
qu'elle a suscitée représente un vaste éventail de notices d'encyclopédies, d'allusions dans
des ouvrages d'histoire gĂ©nĂ©rale, d'articles traitant d'aspects particuliers, et de monograÂ
phies rĂ©capitulatives, qui fournissent une masse considĂ©rable d'informations mais oĂč les
détails sont quelquefois rapportés de façon inexacte ou incomplÚte.
2)
Etat actuel des connaissances
Le
déroulement chronologique de l'affaire durant les années
1858- 1 861 ,
la lĂ©gisÂ
lation canonique, la rĂ©alitĂ© du baptĂȘme secret de
1 852,
le destin de la famille Mortara
jusqu'Ă la fin du
XIxe
siÚcle et les conséquences politiques de l'affaire en Italie centrale
ont été étudiées par Mme Gemma Volli dans un article paru à l'occasion du centenaire;
dans un second article, Mme Volli s'est consacrée à une
"'ïżœ
nthÚse des réactions de
l'opinion publique et des communautĂ©s juives dans le monde. Elle a utilisĂ© les princiÂ
paux articles de la presse favorable Ă la cause des Mortara, ainsi que les actes du procĂšs
intenté en
1 860
par le gouvernement provisoire de la Romagne au pĂšre Feletti, inquisiÂ
teur de Bologne, et au lieutenant-colonel De Dominicis, chef des gendarmes pontificaux,
accusés de rapt, d'attentat à la tranquillité publique, de soustraction violente et d'abus de
pouvoir, mais qui furent acquittés.
Cependant, Mme Volli ne mentionne pas un article paru en
1933
dans une revue
juive allemande, qui fournit d'importantes précisions sur l'attitude du gouvernement
prussien et sur les rapports entre le duc de Gramont, ambassadeur de France
Ă
Rome, et le
Saint-SiÚge. Elle n'a pas consulté la thÚse de Jean Maurain, publiée en
1930,
indispenÂ
sable pour comprendre le contexte politique de l'affaire, ni l'ouvrage de B. Korn, paru en
1957,
qui analyse les réactions des milieux juifs des Etats-Unis ainsi que celles de
l'ensemble de la presse américaine de l'époque; on doit tenir compte aussi de l'article de
G. L. Masetti Zannini, publié en
1959,
qui apporte de nombreux éléments nouveaux, en
s'appuyant sur une argumentation puisée dans la presse ultramontaine, la correspondance
diplomatique de Cavour, certains aspects du procĂšs Feletti et surtout de nombreux Ă©crits
de dom Pie Mortara (ex-Edgard Mortara).
Enfin, dans sa thĂšse sur les Juifs de France
Ă
l'époque du second Empire, publiée
en
1980,
M. David Cohen a Ă©tudiĂ© l'affaire Mortara sous l'angle de la polĂ©mique antiÂ
juive lancée par Louis Veuillot dans
l'Univers Catholique,
mais il publie Ă©galement
plusieurs documents importants concernant l'opinion publique parisienne et les réactions
du gouvernement français à l'égard du parti clérical. Avec un article consacré aux réactions
de la presse catholique anglaise, paru en
196 1 ,
on dispose ainsi d'un ensemble bibliograÂ
phique récent, qui semble assez riche, mais laisse encore dans l'ombre de nombreux as-
- 107 -
pects de l'affaire
JO.
Par exemple, on connaßt encore mal l'enchaßnement de la polémique
dans la presse française, ainsi que la campagne menée par les deux principaux journaux
juifs, les
Archives Israélites
et
l'Univers Israélite.
pour obtenir la libération du petit
Mortara, qui aboutit en juin
1 860
à la fondation de l'Alliance Israélite UniverselIe; la
correspondance entre cette institution, et sir Culling Eardley, président de l'Alliance
Evangélique Universelle, qui lutta avec énergie en faveur de la famille Mortara, et avec sir
Moses Montefiore, président du
Board of Deputies of British Jews.
mĂ©riterait d'ĂȘtre
Ă©tudiĂ©e avec attention. L'attitude du judaĂŻsme anglais a fait l'objet d'une thĂšse, malheuÂ
reusement encore inĂ©dite, que l'article d'Altholz, citĂ© ci-dessus, ne remplace que partielÂ
lement; le mémoire de licence de G. Braive consacré aux répercussions de l'affaire Mortara
en Belgique, n'a pas été publié. L'attitude de Pie
IX,
stigmatisée par tous les historiens
juifs et laïcs, et défendue avec plus ou moins de bonne foi par différents historiens du
catholicisme, mériterait une nouvelle analyse. On manque encore d'une étude récente sur
l'histoire du judaĂŻsme italien au
XIXe
siĂšcle, qui puisse renouveler, sous l'angle d'une
problématique nouvelIe, les travaux de Cecil Roth, d'Attilio Milano et de Gemma Yolli.
Les réactions allemandes, autrichiennes ou hongroises, ne sont connues que par
allusions. Bref, l'affaire Mortara, dont l'importance dans l'histoire politique, religieuse et
idéologique du
XIXe
siÚcle est reconnue par tous les historiens sérieux, peut encore
révéler bien des surprises
1 1.
II.
Le problÚme des conversions forcées
1)
La législation canonique et la réglementation pontificale
Le
problÚme des conversions forcées est relativement bien connu pour le moyen
ùge; il a été moins bien étudié pour l'époque moderne et contemporaine, sauf quelques
études portant sur des cas précis. Nous avons choisi d'étudier ici seulement le cas des
baptĂȘmes d'enfants juifs, qui entre dans le cadre de notre sujet, et non celui des converÂ
sions de masse généralement citées par les textes, comme à Minorque en
4 1 8,
puis Ă
partir des
Yne_IXe
siĂšcles dans l'empire byzantin, en Gaule, en Italie ou en Espagne; on
connaĂźt aussi des exemples de baptĂȘmes colIectifs dans la vallĂ©e du Rhin au moment de la
premiĂšre Croisade, au
XIye
siĂšcle dans le royaume de Naples, puis en Espagne et au
Portugal, oĂč le destin des rĂ©fugiĂ©s juifs espagnols convertis de force en
1498
donnera
naissance au problĂšme religieux, social et politique des
Nouveaux chrétiens
(les
M
arran
es), dont les conséquences sont encore sensibles nos jours.
Le
droit de l'Eglise sur le baptĂȘme des enfants fut affirmĂ© par le
60C
canon du
concile de TolĂšde, en
633,
qui reprenait une loi wisigothique punissant de mort les juifs
relaps, mais en l'amendant : les enfants juifs devaient ĂȘtre conduits dans un monastĂšre
pour y ĂȘtre Ă©levĂ©s comme
oblats,
c'est-à -dire voués au service de Dieu. Inséré ensuite dans
le
Corpus Juris Canonicis
(Ile
partie, cause
28,
question
l,
chap. II), ce texte donna lieu
par la suite Ă des interprĂ©tations diverses, portant, soit sur les circonstances du baptĂȘme,
- 108 -
soit sur l'ùge des enfants, mais jamais sur sa validité. En général, il fut admis que le
baptĂȘme Ă©tait valable mĂȘme si les enfants Ă©taient en Ă©tat d'inconscience, mĂȘme s'il avait
été administré par une personne quelconque, sans cérémonie, sans témoin et avec de l'eau
simple. Cétait permettre tous les abus et certains papes s'attachÚrent à en réglementer les
plus flagrants : ainsi Innocent IV, en
1 246,
puis Martin V, en
1419,
interdirent le
baptĂȘme des enfants de moins de douze ans sans le consentement des parents, suivant en
cela une interprétation de saint Thomas d'Aquin
12.
A partir du
XVIe
siÚcle, la doctrine s'infléchit vers une plus grande rigueur. Sur les
conseils dlgnace de Loyola. Paul
ID
fonda en
1543
la
Maison des CatéchumÚnes
destinée
à accueillir les hommes et les femmes de religion juive ou musulmane désireux de se
convertir au catholicisme. AprĂšs les mesures de Paul IV renforçant la lĂ©gislation antiÂ
juive, Grégoire
XII
créa en
1575
le
CollĂšge de NĂ©ophytes.
institution destinĂ©e Ă la fois Ă
former des convertisseurs et à garantir la pureté des sentiments des jeunes baptisés en les
protégeant, pendant quarante jours au moins, de l'influence de leur famille; d'autres
institutions semblables furent fondées à Bologne
( 1568),
Ferrare
(1584),
ModĂšne
(1 629)
et Reggio EmiliĂ
( 1632).
A partir de
1554,
des taxes spéciales, payées par les juiveries
des Etats pontificaux, par exemple, les deux tiers des amendes infligées aux
communautĂ©s juives, allaient alimenter la maison des CatĂ©chumĂšnes de Rome. Ces meÂ
sures devaient subsister jusqu'à la prise de Rome par les troupes françaises en
1798.
DĂšs
18 14,
Pie
VII
restaura la Maison des CatéchumÚnes et le ghetto de Rome, tandis que la
législation répressive était progressivement rétablie par Léon XII, Pie
VIII
et Grégoire
XVI. Ce fut LĂ©on XII qui remit en v igueur un Ă©dit de
1 775
interdisant aux juifs
d'employer des domestiques chrétiens, tombé peu à peu en désuétude, mais dont
l'inobservance servit de prétexte pour refuser aux Mortara la restitution de leur fils
13.
L'Eglise se réserva toujours le droit, par la voix du Saint-Office, de déclarer valide
un baptĂȘme illicite ou subreptice; en
1740,
Benoit XIV rappela que le droit naturel du
pĂšre de famille n'Ă©tait pas
supprimé,
mais
primé
par le devoir de la société religieuse de
veiller Ă l'Ă©ducation de ses membres; il ajouta que l'enfant baptisĂ© pouvait ĂȘtre laissĂ© aux
parents si ceux-ci s'engageaient Ă le rendre quand il aurait atteint l'Ăąge convenable, c'est-Ă Â
dire sept ans (et non plus douze) et Ă condition de ne rien lui enseigner contre la foi
catholique. Au
XVIIIe
siÚcle se développa aussi une croyance populaire prétendant que le
baptĂȘme juif procurait des indulgences : cette rumeur est encore invoquĂ©e en
1 860
par la
jeune servante des Mortara pour expliquer son geste
14.
2)
Les baptĂȘmes forcĂ©s en Europe occidentale aux
XVW-XVlllt
siĂšcles
Des enlĂšvements d'enfants consĂ©cutifs Ă des baptĂȘmes forcĂ©s sont signalĂ©s aux
XVIIe
et
XVIIIe
siĂšcles dans toute l'Europe catholique.
Ils furent plus nombreux dans les Etats pontificaux, oĂč le droit ecclĂ©siastique
tenait lieu de droit civil, et en raison de l'insuccÚs notoire des prédications obligatoires
- 109 -
imposées chaque semaine aux habitants des quartiers juifs de Rome et de Carpentras, qui
incitait les convertisseurs
Ă
user de plus de coercition.
Ainsi, en
1604,
le rabbin de Rome, Josué AscareIli, enfermé au CollÚge des
NĂ©ophytes avec toute sa famille, refusa de se convertir, mais deux au moins de ses quatre
enfants furent baptisés de force. En
1 64 1 ,
un procédé identique fut utilisé contre Canosa,
Ă©pouse d'Angelo
di
Pinto, qui dut abandonner au CollĂšge ses deux enfants. En
1650,
trois
enfants juifs furent enlevés dans le ghetto de Rome sous le prétexte que leur pÚre était
mort chrétiennement
Ă
Pérouse. D'autres cas d'enlÚvements, concernant des enfants ùgés
de treize
Ă
dix-huit ans, présentent des exemples d'acceptation ou de refus d'abjurer la
religion juive
15.
A Rome mĂȘme, les baptĂȘmes subreptices faits
Ă
l'insu des parents semblent avoir
été assez rares, car les historiens ne signalent que deux ou trois cas aux
XVIIe-XVIIIe
siÚcles, mais ils furent plus nombreux dans les Etats français du Pape et M. René
Moulinas en signale au moins une demi-douzaine, restés célÚbres en raison du caractÚre
scandaleux de leur dĂ©roulement : baptĂȘme
in pericula marris
d'un enfant juif de
5
ans
(1698);
baptĂȘme collectif de dix-huit juifs malades de la peste
Ă
Avignon en
172 1 - 1 722,
dont plusieurs enfants; baptĂȘme factice, mais dĂ©clarĂ© valide par le Saint-Office, d'une
filÂ
lette juive d'Avignon en
1707;
baptĂȘme par vengeance d'une fillette d'Avignon en
1754;
enlĂšvement, en raison de baptĂȘme subreptice, du fils du rabbin CrĂ©mieu de Carpentras en
1762;
baptĂȘme par une servante du petit Jassuda MossĂ©, ĂągĂ© de quelques mois seulement
et enlevé
Ă
sa famille, laquelle eut la chance de pouvoir le recouvrer en
179 1 ,
grĂące
Ă
un
médiateur français. Les enlÚvements d'enfants devaient provoquer dans les Etats français
du pape une vĂ©ritable psychose du baptĂȘme forcĂ© et divers troubles de l'ordre public
devant lesquels les papes du
XVIIIe
siĂšcle durent intervenir : les baptĂȘmes forcĂ©s furent
interdits
Ă
Cavaillon en
176 1 ;
en
1 764,
une bulle de Clément
XIII
menaça de peines
sĂ©vĂšres les ravisseurs d'enfants juifs, dĂ©clara nuls les baptĂȘmes forcĂ©s et imposa la
restitution des enfants. Malgré un rappel de ces mesures
Ă
Avignon et dans le Comtat en
1766
et
1 776,
aucun cas de restitution n'est signalé avant la Révolution et on peut
constater que les baptĂȘmes forcĂ©s continuĂšrent jusqu'au rattachement des Etats du Pape
Ă
la France 16.
.
Par contre, quelques cas de restitutions d'enfants de moins de douze ou quatorze ans
sont mentionnés
Ă
Venise, en
1625;
Ă
Nice et en Savoie en
1652, 1729
et
1774;
en
Moravie en
1750
17.
En France, les enlÚvements d'enfants sont surtout signalés en Alsace et dans la
région de Metz, mais il y en eut également dans d'autres régions. Ainsi en
1769,
un arrĂȘt
de Parlement de Rouen interdit de recevoir les enfants juifs au couvent avant l'Ăąge de
douze ans et ordonna la restitution de deux enfants
Ă
leur famille 18. En
1776,
une orÂ
donnance du Parlement de Metz rendit Ă©galement deux enfants juifs
Ă
leurs parents 19. Le
- 1 1 0 -
Conseil Souverain d'Alsace n'était pas aussi libéral : en
1784,
il fallut un ordre Ă©crit du
Maréchal de Ségur, gouverneur de l'Alsace, pour l'obliger à rendre une ordonnance en
faveur d'un enfant juif de Zellwiller et le forcer Ă interdire aux Ă©vĂȘques et curĂ©s les bapÂ
tĂȘmes d'enfants avant l'Ăąge de quatorze ans
20.
Le problĂšme des baptĂȘmes forcĂ©s avait Ă©tĂ©
soigneusement évité lors de la rédaction des lettres patentes, données par Louis XVI en
faveur des Juifs d'Alsace la mĂȘme annĂ©e
1 784,
et )'on sait par l'historien Rodolphe
Reuss, que plusieurs cas d'enlÚvement d'enfants sont encore signalés sous la Révolution:
ainsi Ă Obernai, en
1790-1792,
oĂč les autoritĂ©s municipales refusĂšrent de prĂȘter la main
Ă
la restitution d'un enfant juif illégitime à sa mÚre, en vertu d'un édit de
1 682,
rendu
contre les protestants et les Juifs et ordonnant d'élever leurs enfants illégitimes dans la
religion catholique
21
!
3) Les baptĂȘmes d'enfants en Italie et en France au
X/Xe
siĂšcle
n
ne fut plus question de baptĂȘmes forcĂ©s en Italie pendant la domination franÂ
çaise : dÚs
1 797,
les Juifs de la République cisalpine reçurent les droits de citoyens et il
en fut de mĂȘme dans les Etats pontificaux, occupĂ©s en
1798.
Malheureusement, le retrait
des troupes françaises aprĂšs la bataille de Novi provoqua une violente rĂ©action du gouÂ
vernement pontifical et il fallut anendre l'occupation complĂšte de l'Italie, en
1808- 1 809.
pour rétablir l'émancipation des Juifs.
AprĂšs
1 8 1 4,
les Etats et principautĂ©s crĂ©Ă©s en Italie par le CongrĂšs de Vienne anÂ
nulĂšrent pratiquement toutes les mesures d'Ă©mancipation. Comme on l'a vu, l'Etat ponÂ
tifical donna le triste exemple des mesures les plus réactionnaires : les juifs de Rome
furent à nouveau contraints d'habiter un ghetto surpeuplé et la législation d'exception
antĂ©rieure Ă
1798
fut rétablie, avec de nombreuses tracasseries et humiliations. Pourtant,
dans les premiers mois de son pontificat, certaines dispositions de Pie IX qui ordonna de
démolir les murs du ghetto et de supprimer les prédications obligatoires firent espérer le
début de mesures plus libérales. Malheureusement, les juifs de Rome subirent à nouveau
le contre-coup de l'émancipation proclamée par le gouvernement Mazzini, issu de la
RĂ©volution de
1 848.
DÚs la reprise de la ville par les troupes françaises, en
1 849,
le
gouvernement formé par Pie IX de cardinaux réactionnaires, dont le célÚbre Antonelli,
connu par ailleurs pour sa conduite privée scandaleuse, rétablit la législation antérieure,
dont l'intolérance fut dénoncée, dÚs octobre
1 849,
par Victor Hugo Ă l'AssemblĂ©e natioÂ
nale.
âą
Rentré à Rome en avril
1 850,
Pie IX, profondément choqué par la Révolution,
abandonna toute velléité de libéralisme, si tant est qu'il en eût jamais, et manifesta contre
tous les opposants, parmi lesquels il rangea les Juifs en premier lieu, une hostilité dont
il ne se départit plus jusqu'à sa mort
( 1 878).
L'affaire Mortara ne fut pour le
gouvernement pontifical qu'une occasion, parmi d'autres, de s'opposer Ă toute mesure de
modernisation technique, idĂ©ologique ou politique. Les baptĂȘmes forcĂ©s avaient repris en
- 1 1 1 -
Italie centrale dĂšs
1 8 17,
avec l'enlĂšvement
Ă
Ferrare d'une fillette de six ans baptisée
in
periculo morris
par une servante. D'autres cas sont signalés en
1824
Ă
GĂȘnes, dans le
royaume de PiĂ©mont-Sardaigne, oĂč les juifs ne seront Ă©mancipĂ©s qu'en
1848;
Ă
Ancone
en
1 826;
Ă
ModĂšne en
1 836;
de nouveau
Ă
Ferrare en
1838;
Ă
Reggio d'Emilie, en
1844,
et selon une tradition locale invérifiable,
Ă
Lugo, vers la mĂȘme Ă©poque 22.
Le mouvement d'opinion suscitĂ© par l'affaire Mortara ne changea en rien la poliÂ
tique de Pie
IX
:
en
1 864,
Ă
Rome, un garçon de onze ans, Giuseppe Cohen, fut attiré
sous un subterfuge
Ă
la Maison des CatéchumÚnes et ni la mort, sous l'effet du chagrin,
d'une de ses sĆurs, ni l'intervention de l'ambassadeur de France ne firent flĂ©chir le pape et
son secrétaire d'Etat
23.
Une seule affaire eut un dénouement conforme au droit des personnes : en
1 840,
le
gouvernement Thiers avait forcé le Saint-SiÚge
Ă
restituer au chargé d'affaire français un
enfant nouveau-nĂ©, fils d'un couple de Français de religion juive qui avaient fait escale Ă
Civitavecchia, et qui avait été prétendument baptisé
in periculo morris
24.
Mentionnons enfin une derniĂšre prĂ©cision concernant le baptĂȘme du petit Mortara,
qui résulte des dépositions de plusieurs témoins au procÚs intenté en
1860
par le
gouvernement de la Romagne libĂ©rĂ©e au pĂšre Feletti : le baptĂȘme secret n'eut peut-ĂȘtre
jamais lieu, ce qui explique la hùte des autorités ecclésiastiques de procéder
Ă
un second
baptĂȘme aprĂšs l'enlĂšvement. En effet, l'enquĂȘte rĂ©vĂ©la que les parents Mortara avaient
gardé la jeune servante
Ă
leur service malgré une premiÚre grossesse illégitime, mais
qu'ils la renvoyÚrent aprÚs qu'elle se fut trouvée enceinte une seconde fois.
n
est possible,
comme le bruit courut
Ă
Bologne e n
1858-1 859,
que sa confession au couvent des
Dominicains, qui déclencha l'affaire, ne fut qu'un prétexte pour se venger de ses anciens
maßtres. Illettrée, menteuse, parjure, dévergondée et voleuse, telle que la révÚlent les
témoignages du procÚs, Anna Morisi fut crue sur parole par les plus hautes autorités de
l'Etat pontifical et de l'Eglise, qui sacrifiĂšrent
Ă
une doctrine de foi conquérante l'avenir de
leur principauté et l'appui de l'opinion publique internationale 25.
On ne relĂšve plus de baptĂȘmes subreptices suivis d'enlĂšvements forcĂ©s en France
au
XIXe
siÚcle, mais certains cas de conversions d'enfants juifs mineurs baptisés par des
convertisseurs zĂ©lĂ©s dĂ©frayĂšrent la chronique judiciaire. Les cas les plus cĂ©lĂšbres se plaÂ
cent sous le second Empire,
Ă
l'Ă©poque oĂč le gouvernement impĂ©rial commence
Ă
se prĂ©Â
occuper des excÚs de l'ultramontanisme et du développement des congrégations; plusieurs
scandales oĂč Ă©taient impliquĂ©s des ecclĂ©siastiques et qui Ă©clatĂšrent vers
1859- 1860,
en
fournirent l'occasion. Toutes ces affaires ne concernaient pas seulement des enfants juifs,
mais l'une des plus retentissantes fut l'affaire Bluth-Mallet, qui mit en cause les
congrégations de Notre-Dame de Sion et de la Sainte-Union, ainsi que plusieurs
ecclésiastiques de Cambrai, dont le chanoine Mallet. Ce dernier fut seul jugé et condamné
en
1 86 1 ,
pour avoir soustrait
Ă
leurs parents deux des jeunes sĆurs de sa maĂźtresse, Anna
- 1 1 2 -
Bluth, une jeune femme juive de
22
ans, baptisée en
1 847
sous le nom de Marie-Siona;
une troisiĂšme sĆur, mineure elle aussi, ne fut jamais retrouvĂ©e.
En mars
1 86 1 ,
un enfant juif mineur, baptisé par un curé de la Moselle, fut caché
dans une famille catholique et retrouvĂ© au bout de dix-huit mois; il fut confiĂ© par la jusÂ
tice Ă une famille juive de Metz. Une autre affaire, celle d'une jeune fille juive de
1 8
ans,
Sarah Linnerviel, soustraite à sa famille pendant prÚs de deux ans à l'aide d'une série de
complicitĂ©s oĂč Ă©taient impliquĂ©s un huissier de Riom, Mallet, une femme du nom de
Legay et plusieurs supérieures de communautés religieuses féminines, provoqua la colÚre
de RouI and, ministre de l'Instruction publique et des Cultes. Dans un rapport à Napoléon
m,
il dénonça l'attitude de deux congrégationnistes, l'un jésuite, l'autre mariste «qui ont
hautement affirmé devant le pays la légitimité de la doctrine du prosélytisme catholique,
c'est-Ă -dire le droit du prĂȘtre Ă convertir l'enfant malgrĂ© la volontĂ© paternelle. C'est la
doctrine Mortara de Rome».
Nous examinerons plus bas les rĂ©percussions de ces affaires sur la politique reliÂ
gieuse du gouvernement français qui réagit avec vigueur, à partir de
1 860,
Ă l'Ă©gard du
cléricalisme
26.
III
-
Les principales conséquences de l'Affaire Mortara
1)
La polémique entre libéraux et ultramontains
a) Le déclenchement de la polémique
La nouvelle de l'enlĂšvement fut connue en France trĂšs peu de temps aprĂšs
l'événement. Napoléon
m
en fut directement informé par une lettre du secrétaire du
marquis Joachim Napoléon Pepoli, son cousin, qui résidait à Bologne
27.
Le
9
juillet
1 858,
le journal
La Presse,
d'Emile de Girardin, connu pour ses opinions gallicanes, anÂ
nonçait l'enlÚvement avec une phrase d'introduction critiquant les partisans de l'union
entre l'Eglise et l'Etat. L'incident tombait à point pour les libéraux, attaqués par la presse
catholique à propos de l'intolérance de la SuÚde : ce pays venait, en effet, d'expulser des
femmes qui s'Ă©taient converties au catholicisme sans l'autorisation de leur mari. Reprise
par les
Archives Israélites
dÚs le début d'août, puis par le numéro de septembre de
l'Univers Israélite,
la nouvelle déclencha la controverse qui débuta quelques jours plus tard
dans
la presse européenne puis, en octobre, aux Etats-Unis
28.
La
plupart des grands organes de la presse d'opinion et d'information participĂšrent
à la polémique, d'abord au nom des droits individuels, puis de la liberté de pensée; le
débat s'élargit ensuite lorsque les anticléricaux remirent en cause les abus commis au
nom de la foi par les congrĂ©gations et les prĂȘtres, puis dĂ©noncĂšrent le dĂ©fi portĂ© aux lois
civiles et à l'ordre social par l'intolérance religieuse en général. Ainsi, Louis Jourdan,
dans le
SiĂšcle;
Prévost-Paradol, Alfred Guéroult et Louis Alloury dans le
Journal des
- 1 1 3 -
DĂ©bats,
furent parmi les plus combattifs, mais la plus grande partie de la presse gouverÂ
nementale
(Le Moniteur, Le Constitutionnel),
libérale
(L'Opinion Nationale,
mais pas la
Presse,
qui défendit le bien-fondé du droit canonique) et orléaniste (la
Revue des DeuxÂ
Mondes,
le
Temps)
les appuyÚrent avec plus ou moins d'agressivité. A l'étranger, les
opinions favorables aux Mortara furent surtout exprimées par
l'Indépendance belge,
la
Libre Recherche de Belgique,
le
Grondwet
d'Anvers, le
Times,
le
Daily News,
le
Morning Post,
le
Corriere Mercantile
de GĂȘnes,
l'Opinione
de Turin, la
Gazette
d'Augsbourg, l'AlIgemeine Zeitung
de Francfort et le
Nord,
de Bruxelles, pour ne citer
que les principaux
29.
b) Les arguments des libéraux
Les défenseurs de la cause du libéralisme affirmÚrent que l'Eglise méconnaissait les
sentiments les plus élémentaires de la famille naturelle, en appliquant une législation
barbare héritée du moyen ùge, d'ailleurs amendée
Ă
plusieurs reprises par les souverains
pontifes et la jurisprudence civile. Si les autres religions usaient Ă©galement du baptĂȘme
forcé, on aboutirait à des excÚs «bizarres et ridicules». C'est pourquoi les lois civiles
devaient affirmer la primauté du droit naturel, imposer la tolérance, réprimer les violences
commises au nom de la religion, protĂ©ger les prĂȘtres, mais punir ceux qui se mĂȘlaient des
affaires publiques.
La
presse libérale réfuta également les affirmations des ultramontains
sur la validitĂ© du baptĂȘme secret, le libre choix laissĂ©
Ă
un enfant de sept ans de choisir sa
religion, et les couleurs faussement charitables dont Ă©tait revĂȘtu un crime «qui brave le
bon sens et l'humanité». On fit enfin appel aux sentiments de justice et de charité de Pie
IX,
en rappelant les dispositions libérales qu'il avait manifestées dans le passé
30.
c)
La
position du parti catholique
Le Saint-SiĂšge fit connaĂźtre ses rĂ©pliques par l'intermĂ©diaire de la presse pontifiÂ
cale et ultramontaine, la
Gazetta di Bologna,
la
Gazetta di Venezia,
le
Giornale di Roma,
l'Armonia
de Turin et surtout la
CiviltĂ Cattolica,
qui publia le point de vue officiel dans
une série d'articles sous le titre
Il
Piccolo neoJito Edgardo Mortara;
la plupart de leurs
arguments furent repris, avec quelques variantes, par la presse catholique européenne, par
exemple le
Journal de Bruxelles
ou la
Gazette officielle
de Vienne.
L'Univers,
de
Veuillot, mena
sa
propre campagne, dans le style provocateur et outrancier qui lui Ă©tait
habituel. En Angleterre, les journaux catholiques utilisĂšrent surtout l'affaire Mortara pour
protester contre les injustices de la loi anglaise
Ă
leur égard, et pour défendre le pouvoir
temporel du Pape en Italie; le sort de la famille Mortara n'apparut pas dans leurs
prĂ©occupations. On dĂ©note une rĂ©action Ă peu prĂšs semblable aux Etats-Unis, oĂč,
indépendamment de la presse laïque, qui prit avec vigueur la défense des Mortara, les
journaux protestants et catholiques profitÚrent de l'occasion pour régler des querelles
dogmatiques, idéologiques et politiques locales.
Les ultramontains affirmÚrent que le pape avait agi conformément au droit cano-
-
1 14
-
nique et au devoir de l'Eglise; la famille Mortara, ayant enfreint l'interdiction d'employer
des servantes chrétiennes, devait en subir les conséquences.
Le
baptĂȘme secret Ă©tait peutÂ
ĂȘtre
illicite, mais néanmoins valide : il avait fait du petit Mortara un membre de l'Eglise
qui avait désormais la mission, comme sa famille spirituelle, de «lui faire procurer dans
un pensionnat une instruction religieuse suffisante pour le faire correspondre Ă la grĂące de
ce baptĂȘme», tandis qu'Ă Bologne, puisque son pĂšre avait refusĂ© de l'Ă©lever de façon
catholique, «il n'aurait jamais pu connaßtre ce sacrement qui l'avait fait enfant de Dieu et
de l'Eglise». L'enfant «obéit d'ailleurs avec la plus admirable spontanéité au mouvement
de la grùce et manifeste v isiblement les signes d'une vocation raisonnée au
christianisme». Les journaux catholiques mirent également en avant les incidents
survenus en SuĂšde, mais aussi en Angleterre, oĂč les lois civiles permettaient d'enlever
des enfants catholiques Ă leur parents. D'aprĂšs les ultramontains, toute cette agitation
n'avait d'autre but que «de permettre aux ennemis du pape de limiter son pouvoir en
Italie, de combattre l'influence de l'Eglise dans le monde et d'accroßtre l'impiété
révolutionnaire» 31.
A la fin de l'année
1 858,
il apparut aux libéraux que seule une solution politique
pourrait permettre le rĂšglement de l'affaire. Non sans cynisme, la
CiviltĂ Cattolica
rĂ©Â
suma l'affaiblissement de la polémique dans la presse et la diplomatie comme une sorte
de «symphonie des adieux» : «Ainsi finit la grande question d'Edgard Mortara. D'abord
toutes les puissances réclamÚrent la restitution, y compris l'Autriche. Exit l'Autriche,
restĂšrent les autres. Puis abandonnĂšrent les catholiques qui s'informaient. RestĂšrent les
protestants, mais aprÚs le refus d'intervention de l'Angleterre, considérée comme
superflue, ce fut inutile. RestÚrent les journalistes, parmi lesquels la voix des Français
fut, sans aucun doute, la plus vociférante. Privés de leur aide, les autres journalistes
essayĂšrent de faire Ćuvre pieuse ... »32.
L'organe officieux de la Papauté se trompait : l'affaire n'était pas terminée; elle
devait laisser des traces durables dans l'opinion européenne et particuliÚrement en France
et en Belgique, sans parler de la Romagne, qui se souleva contre l'Etat pontifical en
1 859
et se rallia au Piémont l'année suivante.
2)
Napoléon
1II
et l'affaire Mortara
a) La question romaine
Peu d'historiens consentent Ă assigner Ă l'affaire Mortara une place importante dans
les décisions de Napoléon
ID
à l'égard de l'unité italienne, mais il serait aussi inexact de
prétendre qu'elle n'a joué aucun rÎle dans sa politique. L'Empereur, déjà favorablement
impressionné par le dynamisme de l'Etat piémontais et la personnalité de Cavour, n'avait
guĂšre d'illusions sur le caractĂšre de Pie IX que Metternich, dĂšs
1 848,
avait qualifié
«d'excellent prĂȘtre, mais piĂštre homme d'Etat», et que le duc de Gramont jugeait ĂȘtre
«certainement le contraire de ce que l'on appelait jadis un pape politique».
- 1 1 5 -
Son attitude dans l'affaire Mortara éclaira encore davantage Napoléon III sur
l'archaĂŻsme d'un «gouvernement de prĂȘtres» qu'il avait vainement conseillĂ© au pape de
laïciser et dont il jugeait l'esprit théocratique incompatible avec la conduite d'un Etat
moderne. L'Ă©tat d'esprit des populations de Romagne, soumis en outre Ă une occupation
autrichienne mal sU
f
portée, laissait espérer un soulÚvement spontané et leur rattachement
facile au Piémont
3
âą
Si l'empereur ne rĂ©pondit pas, ou d'une maniĂšre dĂ©tournĂ©e, Ă la requĂȘte que le
Consistoire Centrale des Israélites de France lui avait adressée le
5
septembre
1 858 34,
il
fit approuver par le comte Walewski, ministre des Affaires Ă©trangĂšres, les observations
que le duc de Gramont avait soumises de sa propre initiative au cardinal Antonelli et au
pape, demandes qui furent renouvelées officiellement en octobre, dans un climat orageux
que décrit bien la correspondance diplomatique de von Grundlach, secrétaire de la légation
de Prusse, et du comte della Minerva, chargé d'affaires du Piémont. Selon le premier, le
duc de Gramont aurait forcé la porte du salon particulier du pape pour lui faire des
reproches de vive voix; le second diplomate Ă©crivit Ă Cavour que l'irritation du duc Ă©tait
telle qu'il
de faire enlever l'enfant et de le faire conduire en France par des marins
français
!
Le
17
octobre, le
Constitutionnel
annonça que
«le gouvernement français était
profondément attristé par l'attitude adoptée par la Cour de Rome dans l'affaire Mortara»36.
Mais en janvier
1 859
,
le gouvernement invita les journaux à cesser leur polémique sur
l'affaire,puisque le Pape était destiné à présider au destin d'une future confédération
italienne.
L'entrevue de PlombiĂšres entre l'Empereur et Cavour, le
1 8
juillet - une semaine
aprĂšs l'article de
La Presse
-
, avait fixĂ© les grandes lignes de l'alliance francoÂ
piémontaise; le
22
novembre, Napoléon
ID
dĂ©cida le maintien des troupes françaises Ă
Rome, mais rien ne fut changé à la tactique qui visait à forcer l'entrée en guerre des
Autrichiens. Sauf pour la Vénétie qui resta autrichienne jusqu'en
1 866,
l'unité italienne
se forgea en l'espace de quelques mois, jalonnés par la campagne d'Italie (avril-juillet
1 858),
les soulĂšvements de la Toscane, de Parme, ModĂšne et de Bologne, la cession de la
Lombardie au Piémont, l'abolition progressive des lois théocratiques en Romagne
(1 859),
le rattachement de l'Italie centrale au Piémont, l'expédition des Mille de Garibaldi
en Sicile et Calabre, la prise de Naples, le rattachement du royaume de Naples au
Piémont
( 1 860)
et la proclamation de Victor-Emmanuel comme roi d'Italie
( 1 861)37.
L'enlĂšvement du petit Giuseppe Cohen Ă Rome en
1 864,
fut loin de provoquer les
mĂȘmes rĂ©actions que celui d'Edgard Mortara, mais les protestations Ă©nergiques du gouÂ
vernement ne contribuĂšrent pas Ă amĂ©liorer les relations de NapolĂ©on III avec le SaintÂ
SiÚge, ni avec le parti catholique en France. Les troupes françaises quittÚrent Rome à la
fin de l'année, ne laissant sur place que des volontaires. En
1 865,
Pie IX, rappelant son
- 1 1 6 -
intransigeance devant la campagne de presse de
1858-1 859,
déclara à Edgard Mortara :
«Illon fils, tu m'a coûté trÚs cher, j'ai beaucoup souffert par
ta
faute. On m'a accusĂ© d'ĂȘtre
un barbare et un cruel; on a surtout plaint tes parents sans penser que moi aussi, je suis
un pĂšre. Personne ne m'a plaint au milieu de toutes ces Ă©preuves douloureuses, alors
qu'en Russie on m'a ravi avec violence tant de fils, mes chers Polonais.
Ce
que j'ai fait
pour ce garçon, j'en avais le droit et je devais le faire : si besoin Ă©tait, je le ferais de nouÂ
veau»
38.
DĂšs
1860,
cependant, les libéraux français avaient bien senti que le sort de l'unité
italienne avait été plus ou moins scellé en
1858,
avec l'affaire Mortara; ainsi, Prosper
Mérimée écrivait le
2 1
février
1 860,
un mois avant le rattachement de la Romagne au
Piémont : de tiens la Romagne comme définitivement perdue, du moins pour le Pape
( ... ). Lorsque le cardinal Antonelli a tenu bon sur cette sotte affaire du petit Mortara et
sur l'affaire beaucoup plus grave d'un autre juif Ă qui on avait pris sa femme, ce jour-lĂ il
a Îté la clef de voûte du pouvoir temporel du Saint-SiÚge»
39.
Le
20
septembre
1 870,
l'entrée des troupes italiennes à Rome, mettant fin au
pouvoir temporel de la papauté, apporta la solution de la question romaine, qui avait joué
un grand rÎle dans la politique intérieure et extérieure de la France; ce conflit incita en
outre le gouvernement à instaurer une nouvelle politique ecclésiastique, ébauche d'une
laĂŻcisation progressive de l'Etat
b)
La
montée de l'anticléricalisme en France
En juillet
1 858,
l'alliance entre Napoléon
m
et le parti catholique Ă©tait Ă son
apogée : l'Eglise était restée, depuis le coup d'Etat de
1 85 1 ,
le plus fidĂšle soutien du rĂ©Â
gime qui accordait sa caution officielle aux cĂ©rĂ©monies religieuses, approuvait la mainÂ
mise du clergĂ© sur l'enseignement et protĂ©geait le pouvoir temporel du Pape et les misÂ
sions d'évangélisation. On admet généralement que la guerre d'Italie, à partir d'avril
1 859,
marque le dĂ©but d'une rupture que NapolĂ©on tenta vainement d'Ă©viter en favorisant tour Ă
tour Victor Emmanuel et le Saint-SiÚge, en flattant l'épiscopat tout en développant
l'enseignement laĂŻc, en rĂ©primant les attaques contre les prĂȘtres tout en laissant plus de
liberté à l'opposition
40.
n
semble que les répercussions de l'affaire Mortara aient été trÚs bien perçues par
le gouvernement. Ainsi, le
1 9
octobre
1 858,
un rapport de police prévint le préfet
Haussmann que «l'affaire Mortara est devenue un grief populaire qui, n'en doutez pas, fera
beaucoup de mal Ă la religion.
n
faut entendre les discussions Ă cet Ă©gard dans les lieux
fréquentés par les travailleurs ... Et ce qui est le plus fùcheux, c'est que tout l'odieux de
l'affaire Mortara retombe sur le pape.
La
classe ouvriÚre n'admet pas de différence entre le
souverain temporel et le chef de l'Eglise ... »
41.
Napoléon
m
avait été personnellement choqué par le procédé employé par la po-
- 1 1 7 -
lice pontificale; il considéra ensuite l'attitude négative de Pie IX comme une preuve
d'ingratitude envers la France sans laquelle il n'aurait ni recouvré, ni conservé son trÎne.
Ainsi, en décembre
1 859,
il assista ostensiblement avec l'Impératrice à la premiÚre d'une
piĂšce de
théùtre
en vérité assez médiocre,
La
tireuse de canes,
inspirée de l'affaire Mortara
et
Ă©crite par Victor SĂ©jour et M<><:quart, son secrĂ©taire particulier; il fit Ă©galement savoir Ă
plusieurs reprises par la suite qu'il s'intéressait toujours au sort de la famille Mortara
42.
AprĂšs le succĂšs de la campagne d'Italie et les progrĂšs de l'unitĂ© italienne, le gouÂ
vernement se rapprocha de la gauche républicaine, en décidant de satisfaire une partie de
ses
revendications qui touchaient l'autorité de l'Etat.
Les affaires de détournements de mineurs, déjà évoquées plus haut, en particulier
les affaires Bluth et Linnerviel, lui en fournirent l'occasion; le rapport de Rouland Ă
l'empereur du
1er
décembre
1861
proposa une circulaire enjoignant aux préfets de rappeler
aux Ă©vĂȘques que «nulle autoritĂ© quelle qu'elle soit n'a le droit de prĂȘcher la dĂ©Â
sobĂ©issance aux lois civiles et que toutes les congrĂ©gations qui concourraient sous prĂ©Â
texte religieux au dĂ©tournement des enfants seraient poursuivies criminellement et disÂ
soutes par le gouvernement... Je n'ai pas besoin de dire à l'empereuf», concluait Rouland,
«que la doctrine ultramontaine qui proclame la supériorité de l'Eglise sur les droits de la
famille est la mĂȘme que celle qui proclame l'autoritĂ© supĂ©rieure du pape sur les souÂ
verains et les institutions politiques».
Dans un discours prononcé au Sénat en
1865,
Rouland reprit ses accusations
contre les ordres réguliers «arrivés si vite à la richesse», dont l'instruction qu'ils donnent
risque de «perpétuer chez nos enfants les dissentiments et les antagonismes» et qui
«répandent dans les familles un prosélytisme exagéré»
43.
AprĂšs la publication du
Syllabus,
le combat contre les cléricaux s'amplifia avec, à sa pointe, des noms illustres
comme Sainte-Beuve, Taine, Littré ou Jules Simon, ainsi que des journalistes, élÚves de
Girardin : Guéroult, fondateur de
l'Opinion Nationale,Auguste
Nefftzer, fondateur du
Temps
et Auguste Peyrat, fondateur de
l'Avenir National.
Au renforcement indéniable de
l'Eglise sur le plan des institutions, des missions et de l'Ćuvre doctrinale, correspondit un
renouveau de la franc-maçonnerie et une montée générale de l' anticléricalisme dans tous
les milieux, qui devait culminer, Ă Paris, avec les fusillades et les excĂšs de la Commune,
en
1 871
44.
3) Les réactions juives à l'affaire Mortara
Cette question mérite à elle seule un article, c'est pourquoi nous nous bornerons
ici à citer les principales réactions des milieux juifs français et étrangers.
En Italie, seuls les Juifs du Piémont purent protester officiellement, puisqu'ils
- 1 1 8 -
étaient émancipés depuis
1 848;
les communautés d'Alessandria et de Turin demandÚrent,
par lettre du
12
août, l'appui du Consistoire Central des Israélites de France et du
Board
of
Deputies of British Jews.
Au parlement de Turin, un député proposa une loi en faveur des
juifs persécutés dans le duché de ModÚne qui se réfugieraient au Piémont
45.
Dans le ghetto de Rome, la communautĂ© terrorisĂ©e fit rĂ©citer une priĂšre spĂ©ciale Ă
l'occasion de la fĂȘte du Grand Pardon, qui a lieu en automne. Les juifs de Rome durent
subir, entre autres vexations, le spectacle du petit Mortara promené dans les rues du
ghetto en voiture découverte et, en février
1 859,
une dĂ©lĂ©gation venue prĂ©senter les vĆux
de la communauté à Pie IX dut écouter une violente algarade du Pape qui l'accusa de
déloyauté, d'intrigue et de complot contre sa personne
46.
Les réactions du gouvernement et de l'opinion en Autriche-Hongrie sont trÚs mal
connues et ont donné lieu à des interprétations contradictoires. Ainsi, il est inexact,
comme on le prétend parfois, que François-Joseph intervint personnellement auprÚs de
Pie IX et que le gouvernement ait Ă©tabli une censure sur la presse Ă propos de l'affaire.
Par contre, une curieuse controverse opposa un banquier juif de Vienne, Ignatz Deutsch, Ă
certains rabbins rĂ©formistes hongrois, du parti NĂ©ologue, qu'il accusa de dĂ©magogie auÂ
prĂšs du comte de Thun, ministre de l'Ă©ducation
47.
n
n'existe aucune étude sur les réactions allemandes, sauf celle, déjà citée, de
Meisl, limitĂ©e Ă la correspondance diplomatique de la Prusse. Il semble que de nomÂ
breuses communautés demandÚrent l'intervention de leurs gouvernements, en particulier
celles de Wurtemberg et de la Prusse; en décembre
1 858,
aprĂšs que son ministre des
Affaires étrangÚres, le comte von Schleinitz, un homme éclairé, eut décidé de
n'entreprendre aucune démarche diplomatique, le prince-régent de Prusse (le futur
Guillaume Ief) écrivit au représentant des communautés de Berlin qu'il déplorait le sort de
la malheureuse famille, mais que la Prusse n'interviendrait pas dans les affaires intérieures
d'un Etat catholique
48.
En Angleterre égaIement, malgré la demande du
Board of Deputies,
le gouverneÂ
ment se refusa à intervenir; il favorisa cependant les démarches de son président, sir
Moses Montefiore, lorsque ce dernier se rendit Ă Rome, en avril
1 859,
pour tenter
d'obtenir une audience de Pie IX. Les interventions nombreuses de Sir Culling Eardley,
prĂ©sident de l'Alliance EvangĂ©lique, n'eurent pas plus de succĂšs; malgrĂ© des Ă©checs rĂ©pĂ©Â
tés, Sir Culling n'abandonna jamais le combat, qu'il reprit en
1860,
aprÚs la création de
l'Alliance Israélite Universelle et qu'il poursuivit jusqu'à sa mort, en
1863
49.
En France, le Consistoire Central avait adressĂ© une requĂȘte Ă NapolĂ©on
m
dĂšs le
5
septembre et entamé une campagne de soutien à Momolo Mortara, soutenu par les
Archives
et
l'Univers Israélite;
mais l'impuissance oĂč il Ă©tait d'agir sans l'accord du
gouvernement français était loin de satisfaire les jeunes libéraux. En novembre, puis en
décembre
1 858,
Isidore Cahen, codirecteur avec son pĂšre des
Archives Israélites,
lança
- 1 1 9 -
l'idĂ©e d'une Alliance IsraĂ©lite Universelle, afin «de constituer pour nos intĂ©rĂȘts une reÂ
prĂ©sentation coIIective et pour la dĂ©fense de nos droits, une force permanente, infatiÂ
gable ... » ayant pour objet «la défense de l'honneur et de la liberté israélite» en une double
mission : c<dans les pays justes et tolérants comme les pays injustes et fanatiques».
L'idée devait faire son chemin : en juin
1 860,
Isidore Cahen participait, avec cinq autres
jeunes juifs libéraux, à la fondation de la société dont il avait forgé le nom
50.
Née de l'affaire Mortara, mais inspirée des idéaux de
1 848,
l'Alliance
tenta, dĂšs sa
fondation, de sauver Edgard Mortara : la correspondance qui traite de cette tentative est
restée jusqu'ici en grande partie inédite; elle éclaire d'un jour nouveau les débuts de la
jeune sociĂ©tĂ©, qui ne se laissa pas dĂ©courager par cet Ă©chec et entama une Ćuvre de grande
envergure en faveur des juifs, sur le plan diplomatique, politique et Ă©ducatif, dans de
nombreux pays
5 1 .
Aux Etats-Unis, oĂč vivaient Ă l'Ă©poque environ
150 000
juifs, répartis en plus de
cinquante communautés indépendantes, l'échec des interventions tentées en ordre dispersé
auprĂšs du gouvernement amĂ©ricain incita les juifs new-yorkais Ă rĂ©clamer une orÂ
ganisation centralisée.
En novembre
1 859,
les représentants de vingt-neuf communautés situées dans
treize villes des Etats-Unis fondĂšrent Ă New-York le
Board of Delegates of American
Israelites.
premier organisme national représentatif du judaïsme américain; pour diverses
raisons, cette institution ne put mener à bien toutes les tùches qu'elle s'était proposées et
dut se limiter Ă la dĂ©fense des droits civils et religieux des juifs en AmĂ©rique et Ă
l'Ă©tranger. En
1 878,
le
Board of Delegates
rejoignit
l'Union of American Hebrew
Congregation,
de tendance rĂ©formiste, auquel il s'Ă©tait d'abord opposĂ©; il continua ceÂ
pendant d'agir, comme organisme séparé, en faveur des droits civils et religieux jusqu'en
1925 52âą
C o n c l u s i o n
Comme nous l'avons fait remarquer au début de cet exposé, l'affaire Mortara n'est
ni le premier ni, hélas, le dernier exemple d'enlÚvement d'enfant juif consécutif à un
baptĂȘme subreptice; on se souvient de l'Ă©motion soulevĂ©e en France par l'affaire Finaly,
qui présenta, en
1953,
des similitudes avec l'affaire Mortara en raison des arguments
utilisés lors de la polémique, mais qui se place dans un contexte trÚs différent.
L'affaire Mortara, cependant, est unique. Nous avons tentĂ© de montrer les impliÂ
cations nombreuses qui lui assignent une place déterminante dans l'évolution des idées
anticlĂ©ricales, qui en firent un ressort cachĂ© de la politique franco-italienne et dĂ©termiÂ
nÚrent, dans une large mesure, la formation des concepts de solidarité civile et religieuse
au
XIXe
siĂšcle.
-
1 20
-
Plus d'un siĂšcle plus tard, elle semble n'avoir rien perdu de sa valeur de tĂ©moiÂ
gnage, non seulement pour l'histoire juive contemporaine, qui
a
connu depuis des Ă©vĂ©neÂ
ments plus tragiques, mais pour les mouvements de pensée qui aboutirent à l'élaboration
d'un systĂšme juridique affirmant les droits des citoyens vis-Ă -vis de l'Eglise et de l'Etat.
NOTES
1
La
bibliographie des principaux ouvrages et articles traitant de l'affaire Mortara est donnée en
annexe. René Rémond, ouv. cité p. 157, est le seul historien contemporain qui rende à l'affaire sa
place exacte dans l'histoire des idées au
XIxe
siÚcle, sans toutefois l'élargir aux événements du
Risorgimento.
2
Zannini, art. cité, p. 245-246 et 263. Volli, «Opinione .. , art. cité p. 1 1 09.
La
phrase latine qui
symbolise le refus de Pie
IX
ne semble pas avoir Ă©tĂ© prononcĂ©e par lui, mais figure dans une cirÂ
culaire diffusée en français par le marquis Pepoli, gouverneur de la Romagne, aprÚs le soulÚvement
de Bologne, en
j
uin 1859. Ce texte est censĂ© expliquer l'enchaĂźnement des principes qui obligĂšÂ
rent le pape Ă accomplir ce qu'il croyait ĂȘtre son devoir; il est en fait ambigu et peu convaincant.
Une reproduction photographique d'une copie de ce texte, extraite du dossier du procĂšs Feletti
de 1 860, a été publiée par VolIi, «Centenario .. , fig. 2.
3
Cf.
l
a lettre de von Grundlach, secrétaire de l'ambassade de Prusse à Rome, 7 décembre 1 858 :
.Pour expliquer la reprise de la polémique par l'Univers, aprÚs une accalmie apparente, on
m'assure que Sa SaintetĂ© elle-mĂȘme
a
exprimé par écrit ses remerciements à M. Veuillot pour
l'attitude de son journal. Cette gratitude semble avoir encouragé M. Veuillot à des combats
renouvelés ... (Meisl, art. cité, p. 335). On peut suivre en partie la polémique dans
l'Univers
Israélite,
t.
14, 1 858-1 859, à partir du numéro de novembre 1 858 (p. 1 1 7 et suiv.) et
t.
15, 1859-
1 860. Sur la polémique anti-juive de Veuillot et les répliques des grands-rabbins Klein et Astruc,
voir Maurain, ouv. cité p. 230, et David Cohen,
La
promotion des Juifs,
ouv. cité,
t.
2, p. 6 1 5-
623.
La
responsabilité de Veuillot dans le renouveau de l'anticléricalisme a été mise en évidence,
entre autres, par notre homonyme Georges Weill,
Histoire de l'idée laïque,
ouv. cité, p. 1 24- 126
et suiv.
4 Le
destin tragique des parents Mortara aprÚs 1 858 a été retracé par Volli, «Centenario .. , p.
35-4 1 . Momolo Mortara mourut de chagrin en 1 871; sa femme put revoir leur fils en 1 878, Ă
Perpignan, puis Ă Paris. Elle mourut en 1895. Une description plus complĂšte de la carriĂšre de dom
Mortara et une bibliographie de ses écrits biographiques dans Zannini, art. cité, p. 256 et suiv.
Sur l'entrevue Antonelli-Montefiore, voir Loewe, ouv. cité,
l
II
p. 97-98.
5
René Rémond,
o
uv.
cité, p.
15&- 157, avec Pierre Pierrard,
Juifs et catholiques français,
Paris,
1970, p. 2 1 -28 sont les seuls historiens contemporains Ă reconnaĂźtre l'erreur politique et morale
du parti catholique dans sa défense inconditionnelle de Rome. Sur l'analogie développée par R.
RĂ©mond,
p.
3 1 6-3 1 8, avec la controverse lors de l'affaire Finaly, en 1 953, voir aussi J.M.
Jeanneney dans
Le Monde
du 1er août 1987, p. 2.
- 1 2 1 -
6
Cf
les instructions du comte Walewski. ministre des Affaires Ă©trangĂšres. au duc de Gramont.
ambassadeur de France à Rome (lettre publiée par D. Cohen. ouv. cité. t
2.
p.
744-745).
7
Volli. «Opinione». p.
1 1 38- 1 1 39.
Milano. ouv. cité. p.
369.
L'historiographie catholique
n'accepte pas volontiers cette théorie. Sur la polémique déclenchée par l'ouvrage de De Cesare.
Roma e
10
Stato dei Papa
. . . âą
ouv. cité. p.
241
et suiv
.âą
et la note 9. plus bas.
8
Korn. ouv. cité. p.
122- 155.
Altholz. art. cité.
9
Exception faite de quelques travaux. dont ceux de Zannini. R. Rémond et de P. Pierrard. cités
plus haut. l'historiographie catholique traite souvent l'affaire avec un sens exercĂ© de la casuisÂ
tique:
Cf
Fernand Mourret.
L'Ăglise contemporaine.
t. 8 de
l'Histoire gĂ©nĂ©rale de l'Ăglise,
Paris.
1942.
p.
454-455
qui cite cependant des théologiens du XIXe siÚcle désapprouvant (par
prudence
!),
les enlĂšvements d'enfants juifs dans certains cas ... M. Gaston Braive. dans son
mémoire de licence inédit soutenu en
1 960
à la Faculté des Lettres de l'Université de Louvain.
Les réactions belges devant l'affaire Mortara. jui/let-décembre
1858.
semble considĂ©rer. Ă tort Ă
notre avis. que l'enlÚvement du petit Mortara s'est déroulé dans des conditions juridiques
normales; il oublie qu'un procĂšs secret. tel que celui du Saint-Office. en mai-juin
1858.
est illégal.
La monumentale biographie du chanoine R. Aubert sur Pie IX. ouv. cité. p.
87
et
5 1 3.
par ailleurs
excellente, se contente de reproduire. en renversant les citations. l'exposé des faits établis par
Jean Maurain. ouv. cité. p.
230-23 1 ;
Mgr. Aubert juge l'enlÚvement «théoriquement» conforme au
droit canon, ce qui est fort joliment dit; par contre. je ne partage pas son avis sur la politique
«généralement bienveillante» de Pie IX à l'égard des Juifs : l'article de Loevinson. sur lequel il
s'appuie. ne traite que de la période dite «libérale» de Pie IX, et non de son attitude postérieure
Ă
1 848.
Momolo Mortara n'était pas non plus «un riche négociant de Bologne» mais un modeste
passementier. Beaucoup d'historiens catholiques ne font aucune allusion Ă l'affaire Mortara. ainsi
Alec Mellor,
Histoire de l'anticléricalisme français.
Paris,
1 966;
Henri Verbist.
Les grandes
controverses de l'Ăglise contemporaine de
1789 Ă
nos jours.
Lausanne.
1 97 1 .
p.
93-106,
ou
André Latreille,
Histoire du catholicisme en France,
t 3, Paris,
1 962.
10
Les deux articles de Gemma Volli reprĂ©sentent, avec celui de Zannini , les trois seules synÂ
thĂšses actuellement disponibles sur l'affaire, mais ne dispensent pas d'avoir recours aux autres
sources citées.
1 1
Une thÚse sur Mortara serait en préparation à l'Université Harvard, aux Etats-Unis. M. Braive
à qui nous devons cene information, n'a publié qu'un chapitre de son mémoire cité plus haut, note
9, sous le titre «Les groupes de presse belges en
1 858»,
dans
Revue belge de philologie et
d'histoire,
t XLV,
1 967,
nO
2,
p.
408-437.
1 2
Vue d'ensemble trÚs générale sur cette question dans la notice «Baptism, forced», dans
Encyclopaedia Judaica,
JĂ©rusalem,
1 972,
t.
IV, col.
1 84- 1 87,
avec une bibliographie. Nous
n'avons pu consulter Cecil Roth,
Personalities and Events in Jewish History.
Philadelphie,
1953.
M. Gilbert Dahan
a
présenté le
20
juin
1988,
une communication Ă la SociĂ©tĂ© des Ătudes Juives,
portant sur «le problĂšme des baptĂȘmes forcĂ©s d'aprĂšs les canonistes et les thĂ©ologiens chrĂ©tiens
du moyen Ăąge,..
\3
Doubnov,
Histoire moderne du peuple juif,
t.
II, Paris,
1933
, p.
1 79-1 80.
Milano ouv. cité, p.
- 122 -
590-594. Roth, ouv. cité, p. 471 . Poliakov,
De Mahomet aux Marranes,
ouv. cité, p. 313 -32 1 .
Rodocanachi, ouv. cité, p . 272-306.
14
Encyclopaedia Judaica,
notice citée; Mourret, ouv. cité, p. 454, note, 2; Volli «Centenario»,
p. 1 7.
15
Milano, ouv. cité, p. 590-594. Rodocanachi, ouv. cité, p. 28 1 -287.
16
RenĂ© Moulinas, «Conversions et baptĂȘmes»,
art.
citĂ©, p. 25-28; du mĂȘme,
Les Juifs du Pape,
ouv. cité, p. 373-374.
Archives Israélites ,
1859, p. 158 et 205-207. Volli, «Centenario», p. 9-
12;
Encycl. Judaica,
notice citée, col. 186.
17
Archives Israélites,
1 859, p. 157. Volli, «Centenario», p. 1 1 - 1 2. Jacobus (dom), broch. citée,
p. 28.
18
Archives Israélites,
1859, p. 1 59- 170.
19.
Ibid.,
1 859, p. 207-208.
20
Ibid.,
1 859, p. 208-2 1 1 .
21
Robert Anchel,
Les Juifs de France,
Paris, 1946, p. 223-226. Rodophe Reuss,
«Le
clergĂ© caÂ
tholique et les enfants illégitimes protestants et israëlites en Alsace, au XVIIe siÚcle et au début de
la Révolution», dans
Bull.
de
la Société pour l'histoire du protestantisme français,
1.
L II, 1903, p.
6-3 1, et pour l'affaire d'Obernai, p. 17 Ă 20. Sur le mĂȘme enlĂšvement d'un enfant juif, avec de nomÂ
breux détails, voir R. Reuss., «L'Hi stoire d'Elias Salomon de Dauendorf», dans
Revue des
Etudes juives,
1.
68, 19 14, p. 235-245; Ă la suite du mĂȘme article, autres baptĂȘmes d'enfants citĂ©s
sous la RĂ©volution, Ă Zellwiller et Ă Dauendorf. D'autres baptĂȘmes forcĂ©s d'enfants protestants
dans Jacobus, broch. citée, p. 29-30.
22
Sur les baptĂȘmes forcĂ©s : Loevinson, art. citĂ©, p. 17- 1 9. Doubnov, ouv. citĂ©, p. 178-1 80. Roth,
ouv. cité, p. 465-47 1 . Milano, ouv. cité, p. 366-368. Volli, «Centenario», art. cité p. 13- 1 4.
Korn, ouv. citĂ©, p. 1 2- 1 3. Samaja, art. citĂ©. Sur la gestion mĂ©diocre de l'Ătat pontifical sous Pie
IX, voir Aubert, ouv. cité, p. 8 1 -82 et 499-500.
Le
discours de Victor Hugo dans RĂ©mond, ouv.
cité. p. 1 36- 1 42.
23
Roth, ouv. cité, p. 472. Milano, ouv. cité, p. 369. Prosper Mérimée,
Correspondance générale,
établie par M. Parturier, 2e série,
1.
6, Toulouse, 1 958, p. 201 et 277.
24
Weill, (Cdt),
Un précédent de l'affaire Mar/ara,
dans
Revue historique,
mai 192 1 , cité dans
Paix et droit,
nO 8, oct. 192 1 , p. 13- 1 5. Voir aussi
Archives Israélites,
1858, p. 7 1 2-7 13 ;
Jacobus, broch. citée, p. 30.
25
Vol li, «Centenario», p. 1 8-20. Zannini, art. citĂ©, p. 252-256. Le double baptĂȘme peut
s'expliquer aussi par la jurisprudence canonique, qui prévoit, à partir du XVIe siÚcle, le cas du
simple ondoiement, confmnĂ© ensuite par un baptĂȘme solennel.
- 1 23 -
26
Plusieurs cas similaires concernant des détournements d'enfants mineurs catholiques sont cités
par J. Maurain, qui rend compte en détail des affaires Bluth et Linnerviel, ouv. cité, p. 465-467,
533-534 et 575-579; repris par D. Cohen, ouv, cité, p. 722-723 et 746-747.
27
Volli, «Opinione", p. 1093. Zannini, art. cité, p. 242.
28
Archives Israélites,
1 858, p. 465-466 et p. 484 (citation de
La
Presse); L'Univers Israélite,
1858, sept., p. 10- 14. Ces deux périodiques suivirent le déroulement de l'affaire mois aprÚs mois
jusqu'en 1 861.
29
Volli, «Opinione", cite plutÎt les journaux favorables aux Mortara; Zannini, art. cité, p. 242 et
suiv., se rĂ©fĂšre surtout Ă la presse catholique italienne. Les polĂ©miques aux Ătats-Unis ont Ă©tĂ©
analysées par Korn, ouv. cité; voir aussi la réaction des catholiques anglais dans Altholz, art. cité.
Pour la France, voir Maurain, ouv. cité, p. 231 -232, 497. Sur la politique éditoriale de la presse
belge et l'influence étrangÚre qui s'y exerçait en 1 858, voir G. Braive, art. cité p. 413 et suiv.
Le
Nord,
financé par le gouvernement tsariste, présentait le point de vue de Walewski. Sur l'attitude
du
Temps,
voir B. Blumenkranz, «Juifs et Judaïsme dans
le Temps
UuilI.-déc. 1 864},., dans
Archives Juives,
3c année ( l 966- 1967), nO
2,
p. 10- 1 2.
30
Rémond, ouv. cité, p. 216-3 1 8. Les
Archives Israélites,
1 858, p. 557-559 (citation de la rĂ©Â
ponse de Prévost-Paradol au
Journal de Bruxelles
dans
le Journal des DĂ©bats,
et p. 61 8-625.
Maurain, ouv. citĂ© p. 23 1 , 284, 789 et 947, Jacobus, broch. citĂ©e. Peu de prĂȘtres catholiques
prirent ouvertement la défense des Mortara; le plus célÚbre est l'abbé Delacouture, à qui l'on doit
une brochure, citée en bibliographie, laquelle fut aussitÎt traduite en italien, et eut un grand
retentissement. Voir aussi ses lettres au
Journal des DĂ©bats,
publiées dans les
Archives Israélites,
1858, p. 626-61 8, et dans
l'Univers Israélite
1 858-1 859, p. 1 84- 189. Un avocat de Montpellier,
Bedarrides, publia Ă©galement une Ă©tude sur
l'Affaire Mortara au point de vue des lois canoniques
dans
Archives Israélites,
1 858, p. 676-686, et 1859, p. 18-23
31
Archives Israélites,
1 858, p. 557-589. Zannini p. 252-256.
32 Reproduit par Zannini, art. cité, p. 249
:
la derniĂšre phrase fait allusion Ă
l'Independente,
de
Turin, qui avait reproduit une dĂ©pĂȘche de Londres selon laquelle le cardinal Wiseman, archevĂȘque
de Dublin, aurait demandé au Pape la restitution du petit Mortara. En fait,
il
s'agit d'un appel du
Jewish Chronicle
aux catholiques anglais et, en particulier, Ă l'archevĂȘque de Westminster, de
joindre leurs efforts pour faire libérer le jeune garçon, appel qui ne reçut aucun écho.
La
réponse de
Wiseman, parue dans le
Dublin Review
de mars 1 859, sous la plume d'un juriste, W.F. Finlason,
est une approbation sans rĂ©serve de la position de l'Ăglise (Altholz, art. citĂ©, p. l B et 1 1 5- 1 17).
En France, la hiérarchie garda «un silence embarrassé,.; les rares prélats qui parurent mettre en
doute le bien-fondĂ© de la position de l'Ăglise furent sanctionnĂ©s par Rome (Maurain, ouv. citĂ©,
p. 789).
33
«Napoléon III ... répugnait particuliÚrement au caractÚre antimoderne de son gouvernement. Ses
derniÚres hésitations tombÚrent lorsque, en 1 858, l'affaire Mortara lui permit de constater que
son hostilitĂ© contre «le gouvernement des prĂȘtres,. Ă©tait partagĂ©e par la masse des Français,..
(Aubert, ouv. cité, p. 87). Voir aussi Maurain, ouv. cité, p. 229-230 et 946-949 et Zannini,
- 1 24 -
p. 246.
34
Archives du Consistoire Central, registre l C9. p. 49 1 , et série M, dossier Mortara. Je
remercie M. Landeau, archiviste du Consistoire de Paris, d'avoir eu l'amabilité de rechercher ces
textes, jusqu'ici inédits, concernant l'affaire Mortara. La pétition du Consistoire Central
Ă
l'empereur fut publiée par les
Archives Israélites,
1 858, p. 555-556.
35
Meisl, art. cité. p. 326, 330-331 et 334-335. Zannini, art.
ïżœ
ité, p. 247-248 et 27 1-274. Cohen,
ouv. cité, p. 744-745.
36
Volli, «Opinione,., p. 1 099. Maurain, ouv. cité, p. 232.
37
J. Nere,
Précis d'histoire contemporaine,
Paris, 1973, p. 382-381. Aubert, ouv. cité, p. 80-97.
Karl von Aretin,
Les papes et le monde moderne,
Paris, 1970, p. 72-92.
38
Milano, ouv. cité, p. 369, Zannini, art. cité, p. 266. Maurain, p. 704.
39
P. Mérimée,
Correspondance générale,
2e série,
t.
III, Toulouse, 1955, p. 399-400. Sur l'affaire
Padova, évoquée par Mérimée, voir Poliakov, ouv. cité, p. 3 1 9, note 1 (d'aprÚs
E.
About).
40
G.
Weill,
L 'idée laïque,
ouv. cité, p. 120-1 24 et passim. Maurain, ouv, cité, p. 952 et suiv.
41
Cohen, ouv. cité, p. 745-746. Maurain, ouv., cité, p.
23 1 ,
note 4 et p. 234, 284.
42
Archives Israélites,
1 860 (fév.), p. 85-9 1 .
L'Univers Israélite,
1 860 (janv.), p. 277-278 et
(fév.), p. 288-298, Maurain, ouv. cité, p. 350. Volli, «Opinione,., p. 1 1 23. Zannini, p. 248. La
piÚce, adaptée en italien sous le titre de
La
Cartomante,
fut jouée
Ă
Turin. Une adaptation amĂ©riÂ
caine due
Ă
H.M. Moos,
Mortara, Or the Pope and his Inquisitors
fut publiée
Ă
Cinncinati en
1 860
(Jewish Encyclopedia,
notice citée p. 36).
43
Voir plus haut, 2e partie, paragraphe 3. Maurain, ouv. cité, p. 575-579 . Cohen ouv. cité p.
746-747. Le discours de Rouland au Sénat dans R. Rémond, ouv. cité p. 1 60- 1 6 1 ; le débat est
évoqué par P. Mérimée dans une lettre
Ă
Victor Cousin datée du 15 mars 1 865 : «Le cardinal de
Bonnechose ... nous a fait un petit cours d'histoire de fantaisie et nous a appris que le gouverneÂ
ment pontifical avait toujours protégé la liberté des cultes et singuliÚrement la religion juive.
Nous lui avons crié Mortara et Cohen, mais
il
n'entendait pas. Rouland a été lourd, mais a fait
quelque effet,. ( P. Mérimée,
Correspondance générale,
deux. série, t. VI, Toulouse, 1958, p.
377). Je remercie M. Bernard Degout et Mme Bourdier, des Archives de Paris, d'avoir attiré mon
attention sur cette correspondance peu exploitée par les historiens.
44
G.
Weill,
L'idée laïque,
ouv. cité, p. 179-2 1 7. Nere, ouv, cité, p. 2 1 5-21 6. Rémond, ouv. cité,
p. 1 64- 1 70. Maurain, ouv. cité, p. 707-708 et 948-959.
45
Volli, «Opinione,., p. 1 088- 1093, 1 1 00-1 1 02, 1 108.
Archives Israélites,
1 858, p. 525-526.
46
Archives Israélites,
1 859, p. 32-39. Poliakov
(L.),
ouv. cité, p. 320. Doubnov, ouv. cité, p.
- 125 -
1 80.
47
La correspondance diplomatique de von Grundlach et de Gramont prouve que la France fut la
seule puissance
Ă
intervenir; cf. Meisl, art. cité et Cohen, ouv. cité, p. 745. Erreur de la
Jewish
Encyclopedia
sur ce point.
48
L'Univers Israélite,
1 859 (fév.), p. 332. Meisl, art. cité, p. 323-324 et 336-337.
49
A rchives Israélites,
1 859, p. 73, 1 85, 1 99, 253, 364-369, 507- 5 1 5, 7 1 4-7 15.
L 'Univers
Israélite,
1 858-1 859, p. 332, 368, 423, 477, 487-489, 622; 1 859- 1 860, p. 222, 235. Yolli,
"Opinione»,
p.
1093- 1094, 1 1 02-1 108, 1 1 1 1 - 1 1 1 7, 1 1 23- 1 124. Zannini, art. cité, p. 245-246.
50
Archives Israélites,
1 858, p. 624, 692-702, 1 859, p. 1 39- 152;
l'Univers Israélite,
1 860, p. 299
et 652-653. Sur la fondation de l'A.I.U., voir Narcisse Leven,
Cinquante ans d'histoire,
t.
l , Paris,
191 1 ; André Kaspi,
La
fondation de l'A.I.U.,
D.E.S. d'histoire, dact., 1 959 (déposé
Ă
la
bibliothÚque de l'A.I.U.); André Chouraqui,
l'A1.U. et la renaissance juive contemporaine,
Paris,
1965, p. 19-29; Michael Graetz,
De la Périphérie au centre,
Jérusalem, 1978 (en hébreu, parution
française en cours); Yolli, "Conseguenze», p. 3 1 2-320.
51
Pour la bibliographie des principaux travaux parus depuis 1965, voir notre article
L'Alliance
et la condition sociale des communautés juives méditerranéennes
Ă
la fin du XIXïżœ siĂšcle,
Jérusalem, 1987. Je remercie Mme Yvonne Levyne, bibl iothécaire de l'AJ.U., d'avoir attiré mon
attention sur la correspondance de l'All iance concernant l'affaire Mortara, que j'avais classée, sans
la consulter, en 1 958.
52
Kom, ouv. cité, p. 1 56- 1 58; Yolli "Opinione» p. 1 1 27-1 1 29. Yolli, "Conseguenze», p. 3 1 0-
3 1 2.
CHRONOLOGIE COMPAREE
de l'affaire Mortara
1 8 1 4
Restauration de l'Etat pontifical en Italie centrale. Pontificats de Pie
VII,
LĂ©on
XII,
Pie
vm
et Grégoire XVI. Rétablissement progressif de la législation discriminatoire
concernant les Juifs
( 1 8 14-1 846).
1 840
Affaire Crémieu-Montel à Civitavecchia : restitution au gouvernement français
- 126 -
d'une fillette baptisée et enlevée de force
Ă
ses parents français.
1 8 4 6
Election du cardinal Jean-Maria Mastai
(1792- 1878),
Ă©vĂȘque d'Imola, qui prend le
nom de Pie IX.
1 8 4 8
Troubles révolutionnaires en Italie. Guerre austro-piémontaise. Emancipation des
juifs du royaume de Piémont-Sardaigne
(29
mars). Défaite du Piémont. Le
Statut
fondamental
au Piémont. Crise gouvernementale
Ă
Rome. Assassinat du ministre Rossi.
Fuite de Pie IX
Ă
GaĂšte
(29
novembre).
1 8 4 9
Proclamation de la république romaine de Mazzini (février). Reprise de la guerre
austro-piĂ©montaise. Abdication de Charles-Albert de Savoie, avĂšnement de VictorÂ
Emmanuel II
(24
mars). Triomphe de la réaction en Italie. Prise de Rome par les troupes
françaises d'Oudinot
(4
juillet).
Le
cardinal Antonelli, secrétaire d'Etat
Ă
Rome.
1 8 5 0
âą
Retour de Pie IX
Ă
Rome
(12
avril). RĂ©pression
Ă
Rome et
Ă
Naples. RĂ©formes
constitutionnelles au PiĂ©mont et dĂ©buts de la laĂŻcisation. La question romaine et le souÂ
tien de la France
Ă
l'Etat pontifical. Entrée de Cavour au gouvernement (octobre).
1 8 5 1
Naissance d'Edgard Mortara
Ă
Bologne
(27
août).
1 8 5 2
Cavour, premier ministre du royaume de Piémont-Sardaigne
( 1 6
mai). RĂ©formes
de l'administration et de la législation piémontaise.
1 8 5 6
CongrĂšs de Paris. MĂ©moire de Cavour sur la situation de l'Italie (mars-avril).
- 1 27 -
1 8 5 8
Attentat d'Orsini contre Napoléon
ID
( 1 4 janvier). EnlĂšvement d'Edgard Mortara
(23 juin), annoncé par
La Presse
du 9 juillet. Entrevue de PlombiĂšres (21 juillet). Appel
des communautés de Turin et d'Alessandria (12 août). Mémoire de la famille Mortara au
Pape. RequĂȘte du Consistoire Central des IsraĂ©lites de France
Ă
l'Empereur (5 septembre).
Débuts de la polémique dans la presse européenne. Protestations du
Board of Deputies
de
Londres auprĂšs du gouvernement anglais (septembre). Interventions du duc de Gramont
Ă
Rome (septembre-octobre). Protestations de l'Alliance Evangélique Universelle
Ă
Londres
(26 octobre). Entrevue des parents Mortara avec leur fils
Ă
Alatri (22 octobre). PremiĂšres
allusions d'Isidore Cahen
Ă
une Alliance Israélite Universelle dans les
Archives Israélites
(novembre). Protestations des communautés juives en Allemagne.
Refus d'intervention des gouvernements britanniques, prussien et américain.
Maintien des troupes françaises
Ă
Rome (22 novembre). DĂ©but des protestations de masse
en Angleterre et aux Etats-Unis.
1 8 5 9
Traité secret d'alliance entre l a France et le Piémont (26 janvier). Mariage de
JĂ©rome Bonaparte et de Clothilde de Savoie (30 janvier). Brochure de
La
GuéronniÚre
:
«Napoléon III et /'Italie».
Réception d'une délégation de la communauté juive de Rome
par Pie IX (février). Entrée des troupes autrichiennes au Piémont (29 avril). Fuite de
LĂ©opold
il
de Toscane (avril).
SĂ©jour de sir Moses Montefiore
Ă
Rome (12 avril-10 mai); entrevue avec le cardiÂ
nal Antonelli (28 avril). Batailles de Montebello (10 mai), Palestro (30 mai), Magenta (4
juin) et Turbigo (5 juin). Libération de Milan. Fuite du duc de ModÚne. Libération de
Parme. SoulÚvement de la Romagne et libération de Bologne ( 1 2 juin). Bataille de
Solférino (24 juin).
La Lombardie rattachée au Piémont. Démission de Cavour ( 1 0 juillet).
Préliminaires de Villafranca ( 1 7 juillet). Circulaire de Joachim Pepoli, gouverneur de la
Romagne sur l'affaire Mortara. LibertĂ© des cultes en Romagne (10 aoĂ»t). Mandat d'arrĂȘt
contre les auteurs du rapt (3 1 octobre). Traité de Zurich ( 1 0 novembre). Abolition de
l'Inquisition en Italie centrale (14 novembre); Parme, ModĂšne et la Romagne forment
l'Emilie (novembre). PremiÚre représentation de
La
Tireuse de cartes
Ă
Paris (22
décembre). Napoléon
ID
fait publier
Le
Pape et le CongrĂšs.
1 8 6 0
Arrestation du pĂšre Feletti
Ă
Bologne (2 janvier); début de l'instruction du procÚs
Feletti (janvier-avril). Rappel de Cavour (16 janvier). DĂ©mission de Walewski.
--
-
- 1 28 -
Rattachement de l'Italie centrale au Piémont. Cession à la France de Nice et de la
Savoie
(24
mars), sous réserve de plébiscite ultérieur (avril
1 861).
ProcĂšs et acquittement du pĂšre Feletti (16 avril). Fondation de
l'Alliance Israélite
Universelle
à Paris (mai). Expédition des
Mille
de Garibaldi en Sicile et en Calabre (maiÂ
septembre). Prise de Naples (7 septembre). Lettre de l'AJ.U. Ă Cavour (17 septembre).
RĂ©ponse de Cavour
(3
septembre). Correspondance de l'AJ.U. avec Sir Culling Eardley,
le
Board of Deputies
et Momolo Mortara. Rattachement du royaume de Naples au
Piémont (octobre). Délégation de l'
A
l
.U
. Ă Londres
(17-2 1
décembre).
1 8 6 1
Jules Carvalho, président de l'A.lU., reçu aux Tuileries pour l'affaire Mortara
(janvier). Le
Board of Deputies
demande l'intervention du
Foreign Office
auprĂšs de
Victor-Emmanuel
(26
février). Proclamation de Victor-Emmanuel
il
roi d1talie (mars).
Refus d'intervention du
Foreign Office
(avril-mai). Mort de Cavour
(6
juin). Fondation de
l'Osservatore Romano.
Annexion Ă l'Italie de l'Ombrie et des Marches. DĂ©marches de
l'Al.U.
auprĂšs de Lord Russel (octobre).
1 8 6 2
Marche sur Rome de Garibaldi, défait dans l'Aspromonte (août).
1 8 6 4
Convention franco-italienne sur l e départ des troupes françaises de Rome
(15
septembre). Encyclique
Quanta Cura
et
Syllabus
(septembre); Pie
IX
revendique pour
l'Eglise l'autoritĂ© suprĂȘme sur la sociĂ©tĂ©. Affaire Giuseppe Cohen Ă Rome. Florence, caÂ
pitale de l'Italie. Une partie des troupes françaises évacue Rome.
1 8 6 5
DĂ©claration de Pie
IX
sur l'affaire Mortara
( 1 2
avril).
Rencontre de Biarritz entre Napoléon
m
et Bismarck ( l I octobre).
1 8 6 6
Entrée en guerre de l'Italie contre l'Autriche, aux cÎtés de l a Prusse. Bataille de
Custozza
(24
juin). Paix de Vienne
(3
octobre) : cession de la VĂ©nĂ©tie Ă la France, puis Ă
l1talie. Mesures anticléricales en Italie.
- 129 -
1 8 6 7
Défaite de Garibaldi à Mentana (novembre). Edgard Mortara entre au séminaire
dans l'ordre des chanoines réguliers du Latran
(17
novembre).
1 8 6 9
Ouverture du concile de Vatican I.
1 8 7 0
Guerre franco-prussienne. Evacuation des derniÚres troupes françaises de Rome
(4
septembre). Prise de Rome par les troupes italiennes
(20
septembre). Annexion de Rome
et du Patrimoine de Saint-Pierre Ă l'Italie
(2-9
octobre). Edgard Mortara s'enfuit de Rome
(22
octobre) et se réfugie à Neustift (Tyrol). Ajournement du Concile; adoption des
dogmes de l'infaillibilité pontificale et de l'acte de foi.
1 8 7 1
Rome, capitale de l'Italie
(2
août). Mort de Momolo Mortara.
1 8 7 2
Edgard Mortara passe en France au monastĂšre de BeauchĂšne oĂč il reçoit les ordres
religieux (août-décembre).
1 87 4
PremiÚre prédication publique de dom Mortara à Poitiers
(25
novembre).
1 8 7 8
Mortara Ă l'abbaye de Mattaincourt; rencontre avec sa mĂšre Ă Perpignan et Ă Paris.
Départ pour l'Italie; début de ses campagnes de prédication en Europe et aux Etats-Unis.
1 8 9 5
Mort de Marianna Mortara.
1 9 0 6
Dom Mortara se retire Ă Bouhaye (Belgique).
- 1 30 -
1 9 0 7
Publication du livre de De Cesare sur la politique de Pie IX. Polémique avec
Edgard Mortara
1 9 4 0
Mort de dom Mortara
Ă
l'abbaye de Bouhaye
( 1 1
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239-279.
DĂMOCRATIE, SOCIALISME, ANTICLĂRICALISME ET
INVERSEMENT
par
Jean PUISSANT.
«Il n'est pas de sauveurs suprĂȘmes
Ni Dieu, ni César, ni tribun»
E. Pottier
Le développement de l'anticléricalisme en Belgique dans le courant du XIXe
siĂšcle a fait l'objet de nombreuses Ă©tudes. L'apparition des sociĂ©tĂ©s rationalistes, de libreÂ
pensĂ©e, leur multiplication peuvent en donner une certaine reprĂ©sentation mĂȘme s'il n'est
pas question de réduire leur existence à leur seul aspect anticlérical.
Alan Kittel, John Bartier, Els Witte surtout parmi les principaux auteurs attenÂ
tifs Ă ce mouvement associatif nous fournissent des descriptions et des vues stimulantes Ă
son propos. André Mommen, de son cÎté, a étudié les relations entre le P.O.B. et le
libĂ©ralisme au tournant du siĂšcle!. Nous nous contenterons de proposer quelques considĂ©Â
rations générales, reprenant la problématique de la démocratie, du socialisme, de
l'anticléricalisme, et d'émettre quelques hypothÚses utiles à l'examen de ces questions.
Deux citations Ă©clairent notre point de vue. Henri Pirenne, parlant des tensions
entre catholiques et libéraux au milieu du XIXe siÚcle, écrivait:
«Poussée
Ă
ce point d'exaspération, la pression politique eût infailliblement abouti
Ă
la
guerre civile si la restriction du droit de suffrage ne l'avait circonscrite aux limites de la
bourgeoisie censitaire ... Ainsi, le «pays
(2
Ă 7%
de la population) ne comprenait qu'une
petite minorité de la nation et ses fureurs ne rencontraient que le calme ou l'indifférence de la
masse»2.
De son cĂŽtĂ©, un observateur attentif, l'abbĂ© Misonne, docteur en sciences poliÂ
tiques et sociales de l'VCL, Ă©crit en
1900,
dans un ouvrage consacré au bassin industriel
du Centre:
"Maintenant les choses ont changé. On ne devient plus socialiste parce que ennemi de l'Eglise. mais
on est ennemi de l'Eglise parce que socialiste,,3.
Mais l'affirmation de H. Pirenne doit ĂȘtre nuancĂ©e sur deux points importants:
- 136 -
a) la vivacité de l'affrontement entre les deux camps;
b) la profondeur de la division dans le tissu social.
a) L'opposition entre catholiques et anticléricaux, si elle n'a pas conduit à la guerre
civile a provoquĂ© mort d'hommes, de nombreux blessĂ©s, des pillages, des desÂ
tructions. Si les manifestations de 1 857 (contre la loi dite des couvents) et
contre-manifestations de 1 884 (au cortĂšge catholique le 24 septembre Ă
Bruxelles) n'ont pas donné lieu à de tragiques bilans, c'est en raison de la réserve
incontestable des forces de l'ordre qui ont laissé faire. Luc Keunings4 a bien
montré dans le 2e cas, la passivité de la police et souligne qu'heureusement pour
elle aucun accident grave n'a marquĂ© la tumultueuse journĂ©e. Il n'empĂȘche que
des milliers de catholiques, flamands en particulier, garderont un souvenir cuiÂ
sant et hostile de leur excursion dans la capitale.
Le
fossĂ© qui sĂ©pare ville franÂ
çaise et libérale et campagne flamande et catholique
se
creuse de coups et blesÂ
sures nombreux.
Le
tĂ©moignage contemporain de la phase aiguĂ« du conflit, d'un ardent libĂ©ral anÂ
ticlérical québécois, Louis-Antoine Dessaulles qui a vécu plusieurs mois à Gand
oĂč les tensions Ă©taient particuliĂšrement fortes, souligne Ă la fois sa surprise deÂ
vant la puissance affirmée de l'Eglise en Bel
ïżœ
ique et son Ă©tonnement devant la
gravité de l'antagonisme entre les deux camps .
Ses lettres fourmillent de descriptions de bagarres, lors des Ă©lections, lors des
processions (en raison surtout de leur caractĂšre politique, et plus particuliĂšreÂ
ment de la volonté affichée par les ultramontains de faire réviser certains articles
de la Constitution) lors des enterrements civils, ou simplement lors de fĂȘtes de
bienfaisance ou encore contre des institutrices laĂŻques dans des communes ruÂ
rales.
Plus particuliÚrement lors d'un banquet catholique à Malines, en février 1 876,
les catholiques, passablement Ă©mĂȘchĂ©s, hurlent des injures devant la maison du
bourgmestre libéral, devant le local de réunion des libéraux:
c
. . âą
Un homme, qui demeurait prĂšs de la station et qui voyait les manifestants passablement ivres
eut \'idée de fermer
ses
volets, prévoyant qu'on lancerait des pierres. Deux ou trois musiciens des
bandes qui accompagnaient la manifestation lui brisĂšrent presque la
tĂȘte
avec leurs trombones.
Alors les libĂ©raux formĂšrent les rangs et firent une charge gĂ©nĂ©rale sur les catholiques. Une mĂȘlĂ©e
terrible s'ensuivit, la police fut complĂštement impuissante et en moins d'un quan d'heure, les clĂ©riÂ
caux manifestants avaient été horriblement rossés; une quinzaine d'entre eux sérieusement blessés,
et cinq ou six libéraux ... " (20 février
1876,
lettre
1 36,
Arch. NaL QuĂ©bec, MontrĂ©al, Fonds DesÂ
saulles).
Plusieurs personnalitĂ©s du parti catholique ayant Ă©tĂ© blessĂ©es, une enquĂȘte parÂ
lementaire fut ouverte, qui confirme la violence de l'affrontement. Dessaules
souligne en outre la rupture sociale entre les deux camps:
- 1 37 -
«Les catholiques ne doivent plus fréquenter les libéraux. ni leur faire de visites. ni en recevoir, ils
doivent briser avec ceux qui envoient leurs enfants aux Ă©coles de l'Ă©tat [nous sommes en
1 876.
donc pas encore en «guerre scolaire,,!) ou qui font partie de la
Ligue de L'Enseignement,
ou des
sociétés libérales. Ainsi les catholiques vont dorénavant faire bande à part. former des espÚces de
bĂ©guinages laĂŻcs sĂ©questrĂ©s du reste de la sociĂ©tĂ©. Les familles oĂč il y a des libĂ©raux et des cathoÂ
liques devront se scinder en deux et les inimitiĂ©s surgiront . la charitĂ© chrĂ©tienne de ces gens-lĂ
consiste à semer l'inimitié et le fanatisme partout»
(8
mars. lettre
1 38.
Id.).
Peu aprÚs, ce sont des musiciens d'une société musicale libérale d'Anvers qui se
font attaquer par des paysans aprÚs avoir été donner un spectacle au profit d'une
veuve d'Hoboken:
«Tout le monde descendit à la hùte (des voitures) et on fit face aux assaillants. Mais ils étaient
arÂ
més de faulx. de pelles. de fourches surtout et les autres étaient
sans armes.
plusieurs furent vite graÂ
vement blessés. Bien heureusement, un homme à cheval suivait les voitures et il alla à toute course
donner l'alarme. On envoya la gendarmerie qui arriva au bout de
25
minutes ... Mais pendant ce
temps. plusieurs graves blessures avaient été infligées ... »
(21
juin
1 876.
lettre
153) .
.. Les abus en matiĂšre Ă©lectorale sont d'une nature eltcessivement grave. Le scrutin n'est nullement
secret, et les paysans vont toujours aux polis sous la conduite d'un ou deux vicaires qui examinent
leurs bulletins avant qu'ils n'aillent les déposer. On estime qu'il y a en ce moment plusieurs milliers
d'enfants auxquels on refuse la premiÚre communion parce que leurs pÚres ont mal voté. L'irritation
devient de plus en plus profonde et bien des gens jurent seulement Ă voir passer un prĂȘtre dans la
rue"
(3
novembre
1 876.
lettre
1 75.
Id.)
"Un catholique ne doit pas fréquenter un libéral ni le recevoir dans
sa
famille ni permenre que sa
propre famille frĂ©quente celle du libĂ©ral ... VoilĂ oĂč ils en sont rendus ici.
De
lĂ Ă une guerre civile. il
n'y a pas loin».
(29
novembre
1 876.
lettre
1 79.
Id.)
n
faudra mesurer plus précisément l'exacte importance de l'affrontement par des
Ă©tudes portant non plus sur la nature du conflit mais sur ses effets quotidiens.
On notera immédiatement ici que ces effets touchent directement les milieux
populaires. Les manifestants arrĂȘtĂ©s en 1 857 et en 1 884 sont souvent des artiÂ
sans ou des ouvriers et cette constatation nous amĂšne au point b), la profondeur
de l'affrontement dans le tissu social.
b) Allan Kittel, aprÚs Louis Bertrand, a bien montré que les premiÚres associations
d'enterrements civils Ă Bruxelles
(L'Affranchissement
en 1 854, les
Solidaires
en
1 857, les
Cosmopolitains
en 1 875) étaient formées principalement d'ouvriers,
d'artisans, surtout aprÚs la création de la
Libre Pensée
en 1 863 qui recruta un
public plus bourgeois, issu des classes moyennes.
Ces divers groupes eurent rapidement des relais dans les mĂȘmes milieux ailleurs
dans le pays et sont Ă l'origine de crĂ©ations ultĂ©rieures. Kittel, justement, inÂ
dique que ces associations voient le jour au moment oĂč le reflux du mouvement
révolutionnaire et démocratique de 1 848 rend nécessaire une reconversion des
- 138 -
militants qui ne voient plus de moyen de socialisation qu'Ă travers l'opposition Ă
l'Eglise.
Kittel voit d'ailleurs dans cette occurrence «le caractÚre spécifiquement belge» du
mouvement socialiste dans ce pays.
n
est vrai que dans diverses rĂ©gions, LiĂšge, le Centre surtout, le militarisme raÂ
tionaliste apparaßt comme un moyen de compenser le déclin de l'activisme social
dans le cas notamment de l'effondrement de l'A.I.T. aprĂšs 1 870- 1 873
(Association Internationale des Travailleurs).
Mais cette affirmation, bien que
jamais Kittel ne dise cela, pourrait laisser entendre qu'il s'agirait de repli tactique
sur un autre objet. En aucune maniĂšre il n'est possible d'y dĂ©couvrir le camouÂ
flage d'une activitĂ© ou d'une pensĂ©e sociale et/ou politique. Les trois sociĂ©tĂ©s ciÂ
tées plus haut sont «socialistes» voire «révolutionnaires» et ne le cachent pas.
Par contre, le rationalisme et l'anticléricalisme y occupent une place dominante.
Les organes de ces sociétés,
Le Prolétaire
de N. Coulon ( 1 855- 1 8 6 1 ),
Le
Drapeau
(1 855-57) de L. Labarre et D. Brismée, La
Tribune du Peuple
( 1 861-
1 869) de D. Brismée sont autant anticléricaux que socialistes, parfois plus dans
ce dernier
cas6âą
Leur influence en province, qui se traduit par la création de groupes associés,
apparaĂźt souvent comme plus marquĂ©e par l'anticlĂ©ricalisme que par le sociaÂ
lisme. C'est en particulier le cas de la
SociĂ©tĂ© fraternelle et scientifique de PatiÂ
gnies
créée en 1 860 qui adhÚre en 1 862 à l'association
Le Peuple pour la dĂ©moÂ
cratie militante,
groupe de propagande des
Solidaires,
puis en 1 865 Ă l'A.I.T.
sous le nom de
Cultivateurs Ardennais.
Cette sociĂ©tĂ©, la seule composĂ©e de culÂ
tivateurs au sein de l'A.I.T., intriguait. Aujourd'hui on sait qu'il s'agit d'une
premiÚre société rationaliste rurale créée par un ancien sous-officier,
1.
Henry, en
contact d'abord avec les
Affranchis
puis avec les
Solidaires7âą
Le discours fondateur du socialisme en Belgique prononcé par C. De Paepe en
1 863 Ă Patignies (Province de Namur, arrondissement de Dinant) est en fait un
exposé à deux volets: l'un consacré à la propriété, aux propriétaires et aux
prolétaires qui répond bien à l'idée que l'on peut se faire de l'apparition de
l'idĂ©ologie socialiste, proudhonienne Ă l'Ă©poque; l'autre au rationalisme et Ă
l'anticléricalisme provoquant l'indignation des notables catholiques de l'endroit
qui protestÚrent avec véhémence contre cette réunion qui fut effectivement plus
anticléricale que socialiste: «c'est horrible, c'est excécrable, c'est de l'athéisme,
doublé de panthéisme»8.
Preuves Ă l'appui:
«PrĂȘtre, tyran, affameur».
Dans le
Prolétaire,
entre certaines rubriques,
Loterie Cléricale,
la
Théocratie au
XIXe siÚcle, Faits cléricaux, Intolérance,
les événements d'Italie ( 1 856-57), la mort de
- 139 -
Lamennais, l'affaire Brasseur à l'université de Gand, chaque enterrement civil, sont
l'occasion de violentes diatribes anticléricales et antireligieuses:
«La
religion est une institution immorale, monstrueuse, antihumaine
créée
par des fripons pour exÂ
ploiter des imbéciles, c'est la négation de tout ce qui est grand, de tout ce qui est juste
... Les
religions sont le
manteau de tous
les
vices et de tous
les
crimes,.
(Le
ProlĂ©tairïżœ,
5
octobre
1 858).
Plus encore, la
Tribune du Peuple,
dans son
Bul/etin clérical
(oĂč on traque en
particulier les attentats Ă la pudeur attribuĂ©s Ă des membres du clergĂ©), ou par la publicaÂ
tion de véritables feuilletons
(Les sciences Naturel/es et la religion ( 1 861), Instruction
secrÚte des jésuites ( 1 861), Entretiens/ami/iers de Tommaso Veso avec son curé, Sur les
questions sociales au double point de vue clérical et séculier, Veillée de Simon le Pauvre,
Les religieuses et la société moderne),
s'attaque systématiquement au clergé, à la religion.
«L'idée de Dieu est le plus pernicieux enfantement de l'imagination humaine, son rÚgne n'est qu'une série de
crimes et de désolations. L'exploitation, le vol, la rapine, l'assassinat, la domination ont seuls bénéficié de
l'idée de Dieu et les vices les plus honteux
y
ont trouvé leur excuse,.
(Le
Tribun du Peuplïżœ, 28
octobre
1 866).
n
n'est pas utile de multiplier les exemples, par contre il faut souligner que dans
la dĂ©nomination de la «TrinitĂ© maudite», le prĂȘtre, le pape, Dieu est pratiquement touÂ
jours cité en premiÚre place:
«
..âą
lutter contre la Trinité maudite qui nous enchaßne et nous pressure: la religion, le pouvoir et la propriété"
(La Tribunïżœ du Peuple, 1 6
mai
1 865).
Ainsi que l'organe socialiste dans son premier numéro énonce sa profession de
foi en inversant l'ordre observé plus haut:
«En économie politique, nous réclamons la réforme sociale.
En politique, la souveraineté politique exclusive.
En religion, nous dĂ©fendons le rationalisme d'oĂč dĂ©coulent deux grands principes qui dominent tous les
autres: la liberté de conscience et le libre examen,.
(Tribïżœ du Pïżœuplïżœ, 12 mai 1 86 1 ).
Mais seul le troisiÚme et dernier point est longuement développé. Le journal
montre ainsi que si l'ordre formel de ses dĂ©nonciations n'est peut-ĂȘtre pas toujours le
mĂȘme, la prioritĂ© de ses attaques concerne bien l'Eglise, le masque du capitalisme.
On dira avec raison que les longs dĂ©veloppements indigestes de ces organes deÂ
vaient rebuter le lecteur. Par contre, les nombreux poĂšmes et chansons devaient ĂȘtre d'un
accÚs plus aisé, le doreur ornemaniste F. Frenay, le violoneux chanteur de rue aveugle P.
Voglet, le cultivateur J. Henry, l'ouvrier typographe L. Delancre, multipliant les versifiÂ
cations anticléricales:
"Papes, rois, empereurs, moines Ă bout de ressources
Ce
neuve dont les bords embrassent l'horizon
Ce
neuve renversant tout obstacle Ă
sa
course
Vous le ferez plutĂŽt remonter vers
sa
source
Que d'arrĂȘter le cours de l'humaine raison,,.
F. Frenay.
«PrĂȘtre que je maudis autant que je dĂ©teste ...
PrĂȘtre qui avec dĂ©goĂ»t supporte
la
nature
ApÎtre du mensonge et de l'iniquité
Vas, fuis,
car
l'homme enfin voit ta perversité.,.
P. VogleL
- 140 -
Un correspondant de Marchienne-au-Pont, un «ouvrier», aprÚs une visite au
bassin industriel: «AprĂšs avoir parcouru ces lieux oĂč l'homme exploite l'homme, nous
avons Ă©tĂ© visiter les ruines d'une de ces saintes demeures oĂč l'homme exploite Dieu, ou
plutĂŽt oĂč l'homme en se servant de Dieu, c'est-Ă -dire en se couvrant du masque de la reliÂ
gion ... » rend visite aux ruines de l'abbaye d'Aulnes, «ce couvent démoli en 1793 par les
révolutionnaires français, qu'ils en soient loués! », termine sa lettre par ces vers écrits au
crayon sur un mur extérieur:
.... «L'Eglise riche encore d'honneurs et de puissance
De
ses immenses biens, garde la jouissance,
Et
dépouille toujours les pauvres producteurs
Mais d'un monde nouveau quand viendra la naissance
Les hommes chasseront les prĂȘtres imposteurs
Avec tous les tyrans et tous les exploiteurs.
PrĂȘtre, vienne ce jour, espoir des prolĂ©taires,
OĂč le
bonheur enfin naĂźtra
pour
les mortels
Et les peuples iront raser les monastĂšres
Et briser vos autels ...
"
La
description attentive porte sur l'univers industriel, le lyrisme vindicatif s'en
prend à la religion, à l'Eglise et à ses «suppÎts» (La
Tribune du Peuple,
6 avril 1 862).
La
deuxiÚme caractéristique importante de cette littérature pour notre propos est
incontestablement la constante critique de l'attitude de la bourgeoisie libérale à l'égard de
l'Eglise et de la religion. Critique Ă l'Ă©gard de la premiĂšre, souple Ă l'Ă©gard de la deuxiĂšme.
Voir ce texte qui suit un hommage à Théodore Verhaegen:
«ce n'est
pas
seulement au sein de la bourgeoisie lettrée, héritiÚre des principes philosophiques du
XVIIIe siĂšcle que sort cette protestation contre l'exploitation du prĂȘtre, c'est surtout du peuple qu'eHe s'Ă©lĂšve.
Pour quelques
rares
membres de cette bourgeoisie qui ont eu le courage de garder jusqu'à la fin les idées dans
lesqueHes ils ont vécu et de mourir en dehors de l'Eglise, combien n'avons-nous pas d'enterrements civils de
prolétaires? [ce n'est pas étonnant]. Dans cette guerre acharnée entre le peuple exploité et la bourgeoisie
exploiteuse. le prĂȘtre n'est-il pas aussi l'auxiliaire naturel de cette derniĂšre? Le prĂȘtre n'enseignerait-il pas aux
iravaiHeurs la soumission Ă leurs maĂźtres et le respect envers les autoritĂ©s Ă©tablies? D'oĂč vient cette supĂ©rioritĂ©
de l'homme simple et ignorant sur la plupart des savants?
De
ce que ses intĂ©rĂȘts ne sont pas en contradiction
avec les vérités qu'il découvre,.
(La Tribunïżœ du Pïżœuplïżœ.
7
janvier
1863).
- 1 4 1 -
On comprend mieux dÚs lors les raisons de la création de la
Libre Pensée
(1 863)
qui Ă©loigne les laĂŻcs de la petite et moyenne bourgeoisie des sarcasmes constants de leurs
collĂšgues appartenant Ă la fraction supĂ©rieure de la classe ouvriĂšre et au petit patronat arÂ
tisanal.
L'image associant le prĂȘtre Ă l'exploitation ouvriĂšre est constante et c'est probaÂ
blement dans l'imagerie ouvriÚre que l'on pourrait observer la pénétration de ce thÚme en
milieu populaire (cf. l'affiche de la nouvelle
Union verriĂšre
oĂč l'on observe autour du paÂ
tron le soldat et le prĂȘtre, l'alliance du sabre et du goupillon pour dĂ©fendre le capital ou la
fameuse caricature présentant la hiérarchie sociale sous la forme d'une pyramide soutenue
par le peuple asservi, soutenant le souverain portĂ© par deux prĂȘtres. On remarque pour
l'occasion que cette caricature fin de siÚcle a inversé l'ordre de l'énonciation de la «Trinité
maudite» ).
Anticléricalisme et classe ou vriÚre
L'importance forte, parfois premiĂšre, de l'anticlĂ©ricalisme dĂ©mocratique, la criÂ
tique de la «tiĂ©deur bourgeoise» dans ce domaine paraissent ĂȘtre les deux axes principaux
du discours pré-socialiste en Belgique au milieu du siÚcle.
Joue-t-il pour autant un rĂŽle marquant dans l'attitude de la classe ouvriĂšre Ă
l'Ă©gard de l'Eglise et de la religion?
La
réponse est double et contradictoire.
Oui, dans la mesure oĂč les militants socialistes vĂ©hiculeront avec eux ce bagage
idéologique dans leurs contacts avec la classe ouvriÚre. Non, si l'on considÚre le peu
d'impact de cette propagande. Les
Affranchis,
les
Solidaires,
les
Cosmopolitains
sont
quelques petites centaines au maximum, les journaux évoqués ne diffusent pas plus de
quelques centaines de numéros. II convient donc d'envisager deux problÚmes:
l'anticléricalisme traditionnel en milieu po
j
ulaire et surtout ouvrier, et le rĂŽle de la diffuÂ
sion du discours anticlĂ©rical dĂ©mocratique ; (un troisiĂšme doit ĂȘtre citĂ© mais reste gĂ©ograÂ
phiquement et sociologiquement marginal, Ă savoir l'influence du protestantisme. Dans le
Borinage, les protestants jouent incontestablement un important rĂŽle dans
l'anticléricalisme ouvrierlO).
La premiĂšre question n'est pas simple Ă aborder. Les seuls paramĂštres obserÂ
vables sont ceux des pratiques religieuses quantifiables. DonnĂ©es utiles peut-ĂȘtre mais qui
ne rendent compte ni du phénomÚne de déchristianisation ni a fortiori de celui de
l'anticléricalisme. Leur évolution conjoncturelle est évidemment intéressante à observer,
en particulier la rĂ©activation des pratiques courantes (mariage, baptĂȘme) dans la seconde
moitiĂ© du XXe siĂšcle par rapport Ă la premiĂšre moitiĂ©, mais qui peut ĂȘtre la marque plus
d'une banalisation des coutumes religieuses qu'un retour du religieux. On peut Ă©galement
- 142 -
utiliser les sources descriptives, subjectives mais concordantes dans la description du
phénomÚne de déchristianisation en milieu ouvrier. Au-delà du poncif, il est possible d'y
trouver des éléments du réel, la littérature catholique regorge de textes intéressants. Ainsi,
l'abbé Misonne explique:
.âą.
<<l'irrĂ©ligion s'est rĂ©pandue dans les masses, lĂ oĂč les usines ont surgi. Cette constatation
s'applique au Centre.
II
y
a soixante ans, tous les habitants du bassin, ou peu s'en faut, possédaient encore le
don précieux de la foi. Nés et élevés dans les principes de la religion chrétienne, ils avaient à coeur de remplir
fidÚlement les légers devoirs qu'elle impose, et si, au point de vue politique la division était grande déjà .
l'unité presque parfaite existait sur
le
terrain religieux ... [excepté dans le Nord du bassin] ... dans tout le reste
du bassin, l'esprit religieux a tellement baissé, qu'on peut le dire, sans beaucoup exagérer, qu'il est nul à l'heure
présente. AprÚs avoir inconsciemment admis les conclusions pratiques du libéralisme et considéré la religion
comme une chose essentiellement individuelle et s'arrĂȘtant aux limites
de
la vie privée, la presque totalité des
ouvriers en est venue peu
Ă
peu,
Ă
la regarder comme chose inutile, voire mĂȘme mauvaise. comme une
exploitation déguisée, un asservissement injuste qu'il était bon de secoueno1 1.
En bon Leplaysien, Ă©lĂšve de V. Brants Ă l'U.C.L., l'abbĂ© dĂ©nonce comme resÂ
ponsable de cette Ă©volution dĂ©sastreuse non tant l'activisme libre-penseur dont il dit ailÂ
leurs qu'il a une influence limitée, mais le libéralisme du patronat, indifférent en matiÚre
religieuse, et l'organisation Ă©conomique du capitalisme anonyme, irresponsable dans
l'entreprise. Au-delà de la forme du discours, le docteur en Sciences Sociales perçoit bien
l'évolution structurelle de la société.
Dépassée par les transformations rapides de la société, l'Eglise n'a pas trouvé
durant le XIXe siĂšcle de rĂ©ponse adĂ©quate Ă la dĂ©localisation et Ă la transformation des acÂ
tivités humaines, conséquences de la révolution industrielle.
Pour ce qui concerne la piste plus institutionnelle du mouvement de libre penÂ
sée, il faut observer sa permanence et son extension dans la seconde moitié du XIXe
siĂšcle et souligner la nature de son implantation.
Quittons Bruxelles, qui est la moins mal connue dans ce domaine, pour gagner
le Centre observé par l'abbé Misonne.
AprÚs le déclin de l'Internationale ( 1 871-73), comme Kittel le propose d'ailleurs,
on constate le maintien d'une activitĂ© de libre-pensĂ©e alors mĂȘme que coopĂ©ratives,
syndicats se sont écroulés.
Le
cercle créé en 1 873 poursuit ses activités durant la décennie
noire pour les organisations ouvriÚres jusqu'à la création du P.O.B. et le ralliement d'un
nombre considérable d'ouvriers de la région au nouveau parti (1 886).
Un observateur attentif du Centre, le commissaire spécial des chemins de fer de Feignies
(France-DĂ©partement du Nord) qui a pour mission de collecter des informations sur la rĂ©Â
gion frontaliĂšre en Belgique, souligne dans un long rapport (1 893), l'importance des secÂ
tions de libre-pensée dans le Centre. Il note également le fait intéressant que l'animateur
- 143 -
des activités rationalistes Hector Evrard, administrateur de la coopérative de Jolimont,
puis cafetier, s'était heurté
Ă
la direction de la CoopĂ©rative de Jolimont, armature des orÂ
ganisations socialistes. Minoritaire, il abandonne le militantisme syndical, coopératif et
politique pour se consacrer
Ă
celui de libre-pensĂ©e moins strictement marquĂ© politiqueÂ
ment12âą D'un point de vue de la sociologie des institutions, il serait donc utile d'examiner
l'origine des animateurs des sociĂ©tĂ©s de libre-pensĂ©e. Permanence, attraction de la libreÂ
pensée, influence dans des milieux de la
/ow middle c1ass
écartés de la direction du jeune
P.O.B. par l'affirmation de cadres spĂ©cifiquement ouvriers constituent quelques caÂ
ractéristiques fortes de l'activité anticléricale dans les bassins ouvriers.
Mais s'agit-il bien d'une caractéristique des bassins ouvriers? Els Witte, dans sa
forte étude13 insiste avec raison d'un point de vue général sur le développement de
l'instruction, du nombre d'Ă©tudiants de l'enseignement moyen, de l'enseignement
universitaire qui répond au développement industriel
Ă
l'origine de la croissance des actiÂ
vitĂ©s de service (augmentation du nombre de cadres dans l'industrie de professions libĂ©Â
rales, de fonctionnaires et d'enseignements pour réaliser la formation de tous).
Le
dĂ©croÂ
chage avec l'Eglise et ses enseignements procéderait de l'augmentation générale moyenne
du niveau d'instruction. Il est incontestable que cet élément intervient dans l'affirmation
des mouvements de libre-pensée. Mais la carte qu'elle a réalisée des associations exis-
- 144 -
tantes de 1 880 à 1 890, et elle en convient bien d'ailleurs, correspond non à l'idée qu'on
peut se faire de la Belgique intellectuelle mais bien de la Belgique industrielle avec deux
axes principaux: celui de la premiÚre révolution industrielle - le charbon, le fer et la laine
du Borinage à Verviers, et celui de la deuxiÚme révolution industrielle, de l'acier, de la
chimie et des transports de Charleroi à Anvers - c'est bien sûr également l'image de
l'implantation du P.O.B.
On peut ainsi formuler l'hypothĂšse que le mouvement ouvrier socialiste se serait
précipité dans le vide idéologique, symbolique, social, laissé par l'Eglise dans la société
issue de l'industrialisation. L'anticléricalisme se justifierait ainsi par la nécessité de briser
les derniÚres barriÚres qui pourraient protéger la société de la sécularisation accélérée.
Dans les bassins industriels et les grandes v illes, cela permet Ă©galement au
mouvement socialiste de convaincre une partie de la petite bourgeoisie libérale de la
supériorité et de la radicalité de l'anticléricalisme démocrate et socialiste sur celui, plus
politique, du libéralisme. A. Mommen parle, en observant ce point de la relation libérale
socialiste au tournant du siÚcle, de la nécessité du rapprochement des deux forces
d'opposition à la majorité parlementaire catholique, de la «connexion libérale du P.O.B.».
On pourrait tout autant développer l'idée de la connexion socialiste anticléricale du parti
libéral.
L'anticléricalisme antireligieux du P.O.B. présente des contours plus nets que
celui du parti libĂ©ral, abandonnĂ© par une fraction modĂ©rĂ©e de son Ă©lectorat bourgeois efÂ
frayĂ© par le radicalisme de langage mais aussi par la proximitĂ© de «la rĂ©volution» dĂ©nonÂ
cée par les catholiques.
Le
discours catholique Ă©tablit effectivement une relation forte
entre le triomphe du libĂ©ralisme au XIXe siĂšcle qui laisse la voie ouverte au socialisme, Ă
l'irréligiosité et à la révolution.
D'autre part, sur le terrain social, l'Eglise et le monde catholique (1 886- 1 89 1 en
Belgique) énoncent un certain nombre de propositions et de réponses à l'intention de la
classe ouvriÚre. Celles-ci obtiennent des résultats en particulier au sein de la nouvelle
classe ouvriĂšre (nouveaux ouvriers dans les bassins industriels, nouvelle industrialisation
en Flandre par exemple). Certains dirigeants du P.O.B. comme E. Vandervelde modifient
alors leur attitude à l'égard de l'Eglise et du monde chrétien.
Dans sa jeunesse, E. Vandervelde, issu d'un milieu bourgeois libĂ©ral, libre-penÂ
seur, partage les convictions de l'anticléricalisme démocratique qu'il découvre au sein du
P.O.B. ( 1 89 1 ). II Ă©crit en 1 894:
<<
âąâą
.l'Eglise est la clef de voûte de l'ordre social actuel. On a dit justement que la religion du pauvre
est la sauvegarde du riche. Les bourgeois, n'Ă©coutent plus guĂšre le prĂȘtre quand il parle de leurs devoirs mais
ils l'approuvent plus ou moins franchement, quand il prĂȘche la rĂ©signation aux misĂ©rables en leur promettant des
compensations
dans
un monde meilleur. Les classes maĂźtresses ont parfaitement raison de salarier les ministres
- 145 -
du culte ... Supprimez rEglise catholique, ou protestante, peu impone et la société capitaliste
ne
tient pas huit
jours. Une société de li bre-penseurs ne pourrait vivre qu'en pratiquant la justice sans restriction, elle serait
condamnée
Ă
la justice sous peine de mOrL
La
libre-pensée conduit donc au socialisme. le socialisme a donc
impĂ©rieusement intĂ©rĂȘt
Ă
favoriser la libre-pensée.
La
lutte contre l'Eglise est le complément indispensable
Ă
la
luite des c1asses" t4.
Le futur leader socialiste fait bien la différence entre dirigeants catholiques et
simples ouvriers mais par ailleurs son propos est lumineux. Il est symptomatique que ce
texte serve de prĂ©face, sa partie la plus structurĂ©e, Ă
l'Histoire du Socialisme et de la coÂ
opération dans le Centre,
ce bastion industriel de l'influence du P.O.B. en Wallonie.
Dix ans plus tard, E. Vandervelde, toujours libre-penseur, franc-maçon, modifie
son attitude et son discours en reprenant le thÚme de la «religion, affaire privée» chÚre au
milieu bourgeois libéral.
Pour sa part, une personnalité comme E. Hins, enseignant, ancien dirigeant de
l'A.l.T., gendre de Brismée, conseiller communal P.O.B. d'Ixelles, dirigeant de la
LibreÂ
pensée,
critique vivement cette attitude, celle des partis socialiste et libéral qui, pour des
raisons électorales, tempÚrent leur anticléricalismel5. Le P.O.B. est désormais écartelé
entre sa direction politique, obligĂ©e de transiger de plus en plus avec ses origines rationaÂ
listes, et sa base militante, en particulier en Wallonie, trĂšs sensible Ă ce sujet. Cette
évolution a des conséquences politiques contemporaines toujours manifestes. En effet, si
la direction du parti socialiste multiplie les ouvertures vers les démocrates chrétiens
(Union des Progressistes
de L. Collard en 1969), elle n'obtient que '({es ralliements
individuels qui provoquent d'ailleurs des critiques dans ses rangs.
La
création d'un parti
travailliste se heurte durablement à l'anticléricalisme originel du P.O.B. tandis que sur le
plan Ă©conomique, bourgeoisies libĂ©rale et catholique ont constituĂ© un parti unifiĂ© P.R.L.Â
P.V.V. La problématique religieuse ou laïque
y
est désormais définitivement,
parfaitement, de nature privée.
La
Belgique apparaĂźt donc comme un exemple particulier dans l'histoire du soÂ
cialisme. C'est le seul pays oĂč institutionnellement des associations de libre-pensĂ©e sont
Ă l'origine de l'A.l.T.,
y
ont adhéré, participent à la création du P.O.B. L'indépendance des
sociétés laïques, leur sortie du parti remonte seulement à 19 12.
L'indifférence de la masse soulignée par Pirenne est donc moins nette qu'il ne le
prétendait. En milieu ouvrier, l'anticléricalisme
a
incontestablement jouĂ© un rĂŽle signifiÂ
catif dans la politisation qui mÚne à la création du P,O,B.
La
proposition de l'abbĂ© MiÂ
sonne se révÚle fructueuse dans l'évocation de la problématique démocratie, socialisme,
anticléricalisme et inversement.
Les Ă©tudes ont jusqu'ici surtout portĂ© sur l'anticlĂ©ricalisme du libĂ©ralisme poliÂ
tique, sur l'affrontement institutionnel, majeur, de l'Eglise et de l'Etat en régime censi-
- - - - - -- - -- - - - --
- 146 -
taire. L'anticléricalisme populaire, ouvrier, procÚde d'une logique différente, associant
dans une mĂȘme critique pouvoir politique bourgeois, pouvoir Ă©conomique capitaliste et
pouvoir symbolique de l'Eglise.
Enfin, domaine plus difficile Ă explorer, divers indices tendent Ă prouver que les
racines littéraires de cet anticléricalisme populaire sont moins insignifiantes que pourrait
le laisser croire l'état culturel général de la population au XIXe siÚcle.
NOTES
Joseph HENRY l'exprime ainsi: (Le
Prolétaire.
23-16- 1 861)
cJe ne fus
pas
toujours «rouge. incrédule. impie»
Longtemps je vénérai jusque notre bon
Pie,
A quarante
ans,
je lus l'Evangile et Proudhon
Jean-Jacques, Bernardin, Voltaire et Fenelon
Avec
mon
ami C [oulon?), avec mon frĂšre P [ellering),
J'eltaminais
la
foi, les livres, la PriĂšre,
Allons, me suis-je dit, cherchons la vérité,
ArriÚre homme de Dieu, Docteurs, autorité,
Eh quoi donc! Pour savoir tout ce qu'on peut connaĂźtre
N'ai-je pas sous la main, Messieurs, le meilleur maĂźtre?
La
Terre que voici
..
.
La
Raison qui est là !. .. »
1
A.H.
Kittel, «Le rÎle de l'anticléricalisme dans le développement de la gauche belge», in
Socialisme,
1962,
pp.
635-646.
Les
principaux articles de
J.
Bartier concernant ce sujet ont paru dans les deux recueils
Laïcité et
Franc-Maçonnerie
et
Libéralisme et Socialisme au XlXe siÚcle,
Bruxelles,
1 98 1 .
Il convient d'y
ajouter: «La Franc-Maçonnerie et les associations laïques en Belgique,., in
Histoire de la laïcité,
Bruxelles,
1 98 1 ,
pp.
1 77-200; E.
Witte, «De Belgische vrijdenkersorganisatie
(1 854- 1914)>>
in
Tijdschrift voor de Studie van de verlichting,
V,
1977-2,
pp.
1 27-286;
A. Mommen,
D e
Belgische Werkliedenpartij,
Gent,
1980.
Ces divers auteurs utilisent comme source L. Bertrand,
Histoire de la démocratie et du socialisme
en Belgique,
2
vol., Bruxelles,
1906,
auquel il est toujours utile de se référer.
2
H.
Pirenne,
Histoire de Belgique,
VII, Bruxelles,
1932,
pp.
225-226.
3
O.
Misonne,
Le Centre (Hainaut). Une région de la Belgique. Monographie Sociale,
Tournai,
1900,
pp.
109-1 10.
L'auteur écrit notamment: «De
1 864
Ă
1 870,
quand avec l'Internationale, le socialisme << IibreÂ
penseur,. prit pied dans le Centre, il groupa comme premiers adeptes les ouvriers qui avaient
abandonné tout principe religieux
et
qui vQyaient avec joie la création d'une société
révolutionnaire dont le but serait bientÎt d'attaquer l'Eglise,..
4
L. Keunings, «Le maintien de l'ordre en
1 884.
Les manifestations d'août et de septembre
Ă
Bruxelles,., in
1884.
Un tournant politique en Belgique. Actes du colloque,
24-XI- 1984,
Bruxelles,
1986,
pp.
99- 1 49.
- 147 -
Cf. Ă©galement F. Van Kalken,
Commotions populaires en Belgique.
1834-1902,
Bruxelles,
1 936,
qui décrit les événements de
1 884
mais aussi ceux de
1 857
(Loi des couvents).
5
La correspondance de L.A. Dessaules est en voie d'Ă©dition par la Commission Royale
d'Histoire avec introduction et analyse de E. Gubin (U.L.B.) et
Y.
Lamonde (Université Mc Gill,
Montréal).L·imponance des tensions est liée
Ă
l'activitĂ© de la lutte politique. Dans les arÂ
rondissements oĂč l'Ă©can entre les deux panis est faible, l'affrontement est fon. C'est le cas
Ă
Gand.
6
Ces journaux périodiques (himensuels, hebdomadaires ou sporadiques) ne sont pas
explicitements les organes des associations prĂ©citĂ©es mais ils ont les mĂȘmes dirigeants et
représentent les activités, communiqués, rappons, et fournissent des comptes-rendus des
enterrements civils et des discours prononcés
Ă
leur occasion.
7
Cf. J. Puissant, .Un agriculteur ardennais libre-penseur et socialiste,., in
La Belgique rurale du
MA.
Ă
nos jours, MĂ©langes JJ. Hoebanx,
Bruxelles,
1985,
pp.
371 -379.
8 1dem,
p.
376.
9
Voir sur l'ensemble de cette problématique en France le numéro spécial du
Mouvement Social.
Eglise et Monde ouvrier en France,
n°
57,
octobre-décembre
1 966
et en paniculier E. Poulat,
.Déchristianisation du prolétariat et dépérissement de la religion,., pp.
47-60
et J. Brumat,
«Anticléricalisme et mouvement ouvrier avant
1 9 1 6,.,
pp.
6 1 - 1 00.
10
Cf. J. Puissant, «Foi et engagement politique. Quelques rĂ©flexions sur la signification du rïżœvei1
protestant dans le Borinage,., in
ProblĂšmes d'histoire du christianisme,
XI,
Bruxelles, pp.
9-26.
11
O. Misonne,
op. cit.,
pp.
1 05- 1 06.
12
Cf. J. Puissant,
Sous la loupe de la police française, le bassin industriel du Centre,
Ă©dition du
rappon du Commissaire spécial de Feignies
(1 893),
La LouviĂšre,
1 988.
1 3
Op. cit.,
note
1.
La cane reproduite ci-dessus figure p.
1 53.
E. Witte en a autorisé la
reproduction; qu'elle en soit vivement remerciée.
14
Préface de E. Vandervelde
Ă
L'histoire du Socialisme et de la Coopération dans le Centre
par
de
La
Sociale,
La
LouviĂšre,
1 894,
pp.
5-6.
15
Cf.
Ă
ce propos, M. Mayne,
EugĂšne Hins
(1 839- 1 923).
MĂ©moire de licence (Histoire U.L.B.,
1987-1988 - 2.
) p.
249
et sq.
LA CARICATURE ANTICLĂRICALE EN BELGIQUE AUX
XIXe ET
XXe
SIĂCLES.
UNE
CONTINUITĂ ?
par
Anne MORELLI
Pour pouvoir traiter de maniĂšre globale le thĂšme que je vais aborder, il faudrait
pouvoir disposer d'un relevé exhaustif de ces caricatures dans la presse belge des
XIXe
et
XXe
siĂšcles.
Malgré le projet que M. le Professeur Lory de l'U.C.L.
1
et moi-mĂȘme avons de
réaliser un jour un tel repérage, rien de systématique n'a encore été fait jusqu'à présent
dans ce domaine. Tai donc choisi d'étudier deux moments de l'anticléricalisme : son ùge
d'or dans la deuxiÚme moitié du
XIXe
siĂšcle et J'Ă©poque tout Ă fait actuelle.
Pour le
XIXe
siÚcle j'avais étudié précédemment les quotidiens libéraux à la veille
de la guerre scolaire, j'y ai ajouté la consultation d'hebdomadaires satiriques (Le
Rasoir
de
LiĂšge,
Le Sifflet
... ) et de revues liées à l'Université de Bruxelles (
L
e
Crocodile.
Uylenspiegel
.
.
.
), illustrées notamment par Félicien Rops.
Les caricatures anticlĂ©ricales de cet artiste se retrouvent aussi dans la revue satiÂ
rique des Salons des artistes ( 1 857, 1 860 .
.
) intitulée
Uylenspiegel au salon.
J'ai comparé les thÚmes de toutes ces caricatures anticléricales du
XIXe
siĂšcle avec
d'autres qui nous sont toutes proches : les illustrations des
Fleurs du mĂąle
2,
les journaux
publiés à l'occasion de la «St Verhaegen»3 et les dessins de caricaturistes belges
contemporains. Royer
4,
Chuck
5,
Philippe Moins
6,
Philippe Lejeune
7
ont versé peu
ou prou dans la caricature ou la bande dessinée anticléricale mais j'ai surtout relevé ces
thĂšmes, ou leur absence, chez Johannes Robyn et Alain Jost. Je les remercie ici de
m'avoir fait parvenir leurs dessins.
Mon propos Ă©tant de voir s'il
y
a eu «repiquage»des thÚmes du
XIXe
siĂšcle
(conscient ou non) et quels sont les thÚmes récurrents, il convient à présent de décrire les
critiques qui se retrouvent le plus souvent dans les caricatures du siÚcle passé, non sans
avoir prévenu le lecteur que je ne lui garantis pas le fou rire à tout coup.
- 152 -
Un déchiffrage difficile
L'humour est en effet fragile et résiste mal au temps. Les caricaturistes du
XIXe
siÚcle ont dû faire rire leurs contemporains mais bien souvent leur systÚme de référence
nous Ă©chappe, nous n'en percevons plus toutes les arcanes.
TI
faut aujourd'hui se poser des questions quant aux personnages, aux événements,
aux mĆurs Ă©voquĂ©es.
Des al1usions nous échappent et si les références ne nous sont plus communes ou
pas immédiatement perceptibles, la dissociation entre l'image et le rire qu'elle est censée
provoquer s'installe.
Ainsi - et je vous Ă©pargnerai de parler des caricatures qui me sont restĂ©es totaÂ
lement obscures ! - faut-il connaĂźtre les traits du Cardinal Dechamps pour pouvoir apÂ
prĂ©cier d'un coup d'Ćil une couverture du
Rasoir
de 1 876 le montrant comme le vainqueur
des Ă©lections, qui se sont dĂ©roulĂ©es en juin, Ă la tĂȘte d'un troupeau d'oies, ses Ă©lecteurs,
provenant des campagnes flamandes
8.
Le prédécesseur de Mgr Dechamps, Mgr Sterckx, était souvent stigmatisé pour les
revenus importants que l'Ătat lui attribuait mais aussi appelĂ© Mgr «Stercus
».
Notre
ignorance actuelle du latin courant fait que cette appellation - qui évoque les excréments
- ne ferait plus rire grand monde
9.
Pour apprécier les allusions aux manuels de
confesseurs qui, selon Le
Rasoir.
sont des livres de perversion
10,
il faut savoir qu'en
1 877 la traduction du latin du «Manuel»de Mgr Bouvier par Maurice Lachùtre -
traduction condamnĂ©e par le tribunal comme un outrage aux mĆurs - venait de rĂ©vĂ©ler
au grand public les questions détaillées que les confesseurs devaient poser aux pénitentes,
notamment pour vérifier la pûreté de leur conduite sexuelle.
Dans le mĂȘme ordre d'idĂ©es, on ne peut comprendre pourquoi la presse satirique
prĂ©tend que pour avoir de l'avancement il faut que les prĂȘtres se livrent Ă un certain
nombre d'attentats Ă la pudeur
I l
si on ignore que, selon la presse libĂ©rale, un ecclĂ©siasÂ
tique, professeur, qui avait abusé de nombreux enfants, avait été «sanctionné»par les
autorités religieuses sous forme d'une promotion comme inspecteur des écoles de filles.
On ne comprend pas non plus pourquoi les prĂȘtres tournent le dos Ă la «Cavalcade de
Gand»si on ignore qu'il s'agissait d'une espÚce de procession historique organisée par les
libĂ©raux et oĂč Ă©taient reprĂ©sentĂ©es notamment des scĂšnes de l'Inquisition
12.
Ces dĂ©chiffrages parfois laborieux nous empĂȘchent dans certains cas de dĂ©couvrir la
verve qui se cache sous ces caricatures. AprÚs une tel1e «analyse
»,
qui
a
écarté tout rire
spontané, elles n'apparaissent parfois plus aujourd'hui que comme des mensonges
délibérés, des simplifications de mauvaise foi parce. que le cÎté percutant de leur esprit
s'est évaporé avec le temps, tel le parfum de certains grand crus éventés ...
- 153 -
Un genre trĂšs ancien
L'anticlĂ©ricalisme est beaucoup plus ancien que le mot qui le recouvre auÂ
jourd'hui
13.
Le cléricalisme et J'anticléricalisme sont étroitement liés, le second s'attachant
essentiellement, mais pas uniquement, Ă combattre les empiĂštements des clercs sur la
sociĂ©tĂ© civile. Plus un pays est soumis au clĂ©ricalisme plus il est donc sujet Ă
J'anticléricalisme (ouvertement ou non exprimé).
Ainsi, selon les variations de pression du cléricalisme, J'anticléricalisme augmente
ou diminue, complĂ©ment indissociable de J'histoire de J'Ăglise. L'anticlĂ©ricalisme est J'un
des thÚmes favoris de la caricature des deux demiers siÚcles mais la caricature anticléricale,
comme l'anticlĂ©ricalisme lui-mĂȘme, existe depuis le moyen Ăąge (<<Speculum stultorum »,
«Roman de Renard » ... ). Elle a connu un premier développement au XVIe siÚcle. «FrÚre
Rush », Hans Holbein illustrant J'«Ăloge de la Folie» d'Erasme dont a parlĂ© M. Bierlaire
14,
la version imprimée d'Eulenspiegel et les caricatures luthériennesl 5 fixent déjà un
certain nombre de thĂšmes traditionnels qu'on retrouve jusqu'Ă nos jours. L'antipapisme, la
vie facile du clergé, ami des puissants, et J'hypocrisie de la piété, sont parmi les sujets
les plus traités.
Nous les retrouvons bien Ă©videmment aux XIxe et XXe siĂšcles.
Au siÚcle passé, J'antipapisme se cristallise sur la personne de Pie IX qui réclame
la restitution de leur pouvoir temporel aux Papes et prétend qu'il est prisonnier au
Vatican.
La
presse anticléricale le présente donc comme un comédien, un mendiant, un
prisonnier condamné à la paille du cachot
16.
L'antipapisme tout Ă fait actuel stigmatise chez Jean-Paul II un chef absolu dont
l'intégrisme est semblable à celui des ayatollahs
17,
son refus d'adaptation dans le doÂ
maine Ă©thique (relations sexuelles hors mariage, sans procrĂ©ation, homosexualitĂ©, diÂ
vorce)
1 8,
son goût de faire de chacune de ses apparitions un show étudié soigneusement
par des spécialistes du spectacle
1 9.
Johannes Robyn s'inscrit parfaitement dans cette
tradition antipapiste, peut-ĂȘtre parce qu'il est d'origine nĂ©erlandaise. Il a repris tous ces
thĂšmes dans les dessins qu'il
a
exécutés ces derniÚres années, notamment à J'occasion de
la visite du Pape en Belgique oĂč il illustra un jeu de J'oie satirique imaginant les diffĂ©Â
rentes Ă©tapes du voyage
20.
Le
moine paillard est un thĂšme qu'on retrouve Ă©galement depuis des siĂšcles. Il a
d'ailleurs été évoqué dans les communications précédentes. Traditionnellement buveur
21,
il ne manque pas de faire aussi des entorses à la loi du célibat et choisit ses victimes tant
parmi les femmes
22
que les petites filles ou les petits garçons
23.
La
presse populaire du XIXe siĂšcle, telle que La
Chronique.
dont le directeur Ă©tait
- 154 -
Victor Hallaux, un ancien de l'U.L.B. et du
Crocodile
24,
ou
L'Organe de Mons
25,
réunissait les faits-divers de ce genre dans une rubrique réguliÚre intitulée ironiquement
«Acta Sanctorum»et illustrée par exemple de palmes de martyrs ou de dessins montrant
l'arrestation d'un prĂȘtre 26.
Ces thÚmes sont évidemment repris, souvent trÚs crûment, dans les chansonniers
d'étudiants de ces vingt derniÚres années 27 et l'un des héros d'Alain Jost dans
Les pĂšlerins
a une plus grande prédilection pour la boisson que pour les exercices de piété ...
Ami des puissants, le clergĂ© est rĂŽti sur la mĂȘme brochette qu'eux par
L e
Crocodile
28,
un journal satirique grand format qui parut de
1 853
Ă
1 858,
rédigé par
Alphonse De Poorter, Alphonse Noiset et Victor Hallaux. Il était illustré par Félicien
Rops.
Le Crocodile
vengeur, tel une comĂšte, fonce sur ses victimes, oĂč les princes cĂŽÂ
toient l'archevĂȘque aux
45
000 frs
de rente
29.
Le mĂȘme organe satirique oppose le prĂ©lat
bedonnant qui mange Ă la table des notables et les bonnes sĆurs dĂ©vouĂ©es qui sont les
victimes de la religion 30. On retrouve cette opposition dans les caricatures d'Alain Jost.
Ce jeune graphiste - qui a fait ses Ă©tudes chez les frĂšres maristes - a produit jusqu'Ă
présent plus de sept cents courtes séries humoristiques dont un diziÚme environ sont
porteuses de thÚmes anticléricaux.
Bien que fort braquées sur l'actualité, notamment sociale, ses caricatures partent
d'une fiction historique puisqu'elles sont censées se dérouler au moyen ùge, à l'époque des
grands pĂšlerinages.
.
Parmi ses «pÚlerins», il
y
a des religieux Ă©pris de justice et critiquant la richesse
de l'Ăglise mais ils se heurtent Ă une fin de non-recevoir de la hiĂ©rarchie 31. L'Ăglise en
tant qu'institution finit toujours par se ranger du cÎté du manche.
Il est Ă noter qu'Alain Jost a proposĂ© Ă tous les journaux belges et luxembourÂ
geois sa sĂ©rie (sauf Ă
la Libre Belgique !)
mais qu'elle fut acceptée par
La
Wallonie
(qui la
publie depuis
1985),
le
Tageblat
d'Esch-sur-Alzette et
Le Drapeau rouge
3
2
. Le contenu
social de ses caricatures a peut-ĂȘtre Ă©tĂ© dĂ©terminant dans ces choix.
L'hypocrisie de la piété est également un thÚme vivace depuis le moyen ùge mais
qui a connu des développements au
XIXe
siĂšcle et jusqu'Ă nos jours. A en croire
Le
Rasoir,
le pÚlerinage à Montaigu est l'occasion de bien des débordements charnels 33 et
ceux qui prĂȘchent le carĂȘme ne le respectent pas
34.
Félicien Rops aussi illustre ce thÚme : le bigots qui sont choqués par le nu dans
l'art n'hésitent pas à acheter pour décorer les salles de classe, des Madones aux seins
pulpeux et dénudés 35. PrÚs de nous, Johannes Robyn dessine un Jean-Paul
il
en visite Ă
Bruxelles, ne voulant pas regarder Manneken-Pis 36, et une truie se cache sous les traits
de la bigote égrenant son chapelet, agenouillée sur un prie-dieu 37. Alain Jost, adaptant le
- 155 -
thĂšme de l'hypocrisie
Ă
ses prĂ©occupations sociales, nous montre les deux discours ecÂ
clĂ©siastiques qui peuvent recouvrir une mĂȘme rĂ©alitĂ© : les entreprises coloniales Ă©paulĂ©es
par l'Ăglise
38.
Les thĂš mes politico-religieux
Au
XIxe
siÚcle, de nouveaux sujets apparaissent dans l'anticléricalisme. Ils
concernent la défense de la société civile, fraßchement constituée, contre les empiÚtements
du clergé dans tous les domaines de la vie civile. Le monde politique belge est
profondement divisé entre catholiques et libéraux.
Ces affrontements politiques Ă propos de l'enseignement, des cimetiĂšres, et plus
généralement du rÎle politique du clergé dans la société belge, prolongent puis amplifient
les affrontements précédents entre Vonckistes et Vandernootistes.
La
virulence de la caricature est parallĂšle
Ă
celle de la lutte anticlĂ©ricale. Elle atÂ
teint son sommet dans la deuxiÚme moitié du
XIXe
siÚcle et spécialement dans les années
1860- 1 870,
oĂč les caricaturistes belges sont stimulĂ©s par la prĂ©sence de proscrits français
du Second Empire. Cet Ăąge d'or est aussi celui oĂč se dĂ©chaĂźne l'humour anticlĂ©rical et
antireligieux le plus décapant de Félicien Rops.
n
est Ă©tonnant
Ă
ce propos de constater que cet aspect de l'Ćuvre de FĂ©licien Rops,
artiste pourtant tellement à la mode aujourd'hui, est parfois totalement gommé.
En simplifiant de maniÚre outranciÚre les pressions qu'exerce le clergé sur ses
ouailles pour les influencer au point de vue politique,
Le Rasoir
arrive
Ă
montrer les
prĂȘtres armĂ©s de bĂątons encadrant les Ă©lecteurs pour les mener aux urnes
39.
Une de ses
couvertures montre les prélats qui tentent d'envahir le gouvernement civil de la Belgique
en brandissant leurs revendications (main morte, repos du dimanche, censure ... ) 40.
L'Ăglise et les libertĂ©s belges sont, d'aprĂšs une caricature de Rops, deux rĂ©alitĂ©s inÂ
conciliables
41,
les catholiques - aprĂšs «Quanta cura»et le «Syllabus»-- ne peuvent ĂȘtre
de bons citoyens 42; ils excitent la population
Ă
l'affrontement
43
et les candidats qu'ils
présentent aux élections sont des repris de justice
44.
Quant aux Jésuites, objets d'une crainte quasi obsessionnelle, les anticléricaux les
voient saper les bases de la société civile, s'infiltrer dans tous ses rouages, ronger au
propre - tels des rats - la Constitution belge
45.
Pour combattre les catholiques, il faut commencer par vider leurs pépiniÚres, les
Ă©coles confessionnelles.
La
lutte scolaire atteint son apogée
Ă
la fin du siĂšcle dernier (lois
de
1 879, 1 884
..
.
.
) comme en témoignent les abondantes caricatures qui lui sont
consacrées tant par les organes libéraux que cléricaux
(Le Sifflet).
Du cÎté anticlérical,
il
s'agit de prouver aux lecteurs - dont la plupart confient leurs enfants aux Ă©coles ca-
- 1 56 -
tholiques - que celles-ci sont de véritables dangers pour les élÚves qui les fréquentent. Ils
y sont par exemple l'objet de mauvais traitements : les bonnes soeurs y asseyent les
enfants sur le poële en guise de correction
46.
Alain Jost - pourtant (ou justement !) ancien Ă©lĂšve de ces Ă©coles - reprend ce
thÚme et nous montre les «bons pÚres»faisant entrer la science à force de livres assénés
sur la tĂȘte ou de coups de pied dans l'arriĂšre-train
47.
.
Le
Rasoir
présente les cours de Louvain comme destinés à apprendre aux jeunes
catholiques comment «cogner» les libéraux
48
et les catholiques remplissant leurs Ă©coles
à grand renfort de publicité digne des foires.
Le
prĂȘtre «doit>>ĂȘtre expulsĂ© de l'Ă©cole
49.
Le
reproche le plus grave et le plus frĂ©quent fait aux Ă©coles catholiques est ceÂ
pendant autre : elles
les enfants qui leur sont confiés à la lubricité d'hommes
énervés par le célibat
Contrairement à beaucoup d 'autres que nous avons passés en
revue, ce thĂšme - sauf dans des publications grivoises de public trĂšs limitĂ© - est abanÂ
donné aujourd'hui. Faute de combanants pourraient dire certaines mauvaises langues en
regardant les rangs clairsemés des congrégations religieuses enseignantes ...
Les pratiques «commerciales,. de l'Ăglise catholique
L'Eglise est Ă©galement combattue pour la caution qu'elle apporte aux miracles,
l'exploitation qu'elle en fait et son rÎle, en général, de «marchand du temple».
FĂ©licien Rops, avec sa verve caustique habituelle, compare, dans
Uylenspiegel au
salon,
une Sainte «pondant» des roses, au trÚs réaliste petit bourgeois de Bruxelles
51.
La
revue parodie par ailleurs avec une rare insolence les Ćuvres religieuses exposĂ©es au
Salon des Artistes et les accompagne de commentaires iconoclastes du genre de celui-ci,
que lui inspire une «Pietà »:
Lafigure de la Vierge reflĂšte bien ceci : Ah que c'est gĂȘnant
ce Christ sur mes genoux et cela par un temps parei/ 52 âą
Ou encore une crucifixion insÂ
pire aux impies
d'Uylenspiegel
cette réflexion insolente : Le
Christ toujours humble
demande pardon au public de mourir si disgracieusement
.
.
.
.
Le
pompier de service
voyant sa prunelle Ă©teinte se dispose Ă rentrer Ă /a caserne 53.
Quant Ă la conversion de St Hubert, les rĂ©dacteurs y sont surtout Ă©tĂ© sensibles Ă
l'impression que, sincĂšrement,
les chiens ont l'air de vouloir se convertir au christianisme
54
Pour la presse anticléricale, les miracles sont inventés à l'usage des gogos
55
et on
y exploite leur crédulité
56.
Elle propose des usages peu orthodoxes des eaux miracuÂ
leuses (lavements, engrais
.
.
.
) 57.
- 157 -
L'exploitation commerciale des miracles est l'un des thÚmes fréquents d'Alain Jost,
qui ne mm1que pas non plus de stigmatiser l'Ăglise en tant qu'entreprise commerciale qui
se
veut rentable, efficace et irait jusqu'à soutenir ses opérations médiatiques par la
sponsorisation
58.
La forme de cette critique est neuve mais de tous temps - Mr Despy
nous l'a dĂ©montrĂ© pour le moyen Ăąge - on a reprochĂ© aux gens d'Ăglise de s'ĂȘtre faits les
marchands du temple que JĂ©sus fustigeait. Si l'affaire Marcinkus et ses tripotages
maffioso-financiers ont inspiré Johannes Robyn
59,
le thÚme était déjà celui d'une
couverture du
Rasoir
dĂ©nonçant les manĆuvres du clergĂ© pour attirer Ă lui les finances
nécessaires à ses entreprises immobiliÚres
60.
Jusqu'ici les caricatures anticlĂ©ricales ne s'attaquaient qu'Ă des aspects du catholiÂ
cisme que bien des pratiquants peuvent aussi critiquer. Mais les plus virulents caricatuÂ
ristes anticlĂ©ricaux ne vont pas mĂȘme Ă©pargner ce que les catholiques ont de plus sacrĂ© :
la personne de JĂ©sus et des Saints, leur martyre, la messe, la transsubstantiation, la
supériorité du christianisme sur les autres religions.
De l'anticléricalisme à l'antireligion
L'impertinence d'un FĂ©licien Rops va atteindre son paroxysme dans ce domaine.
Avec lui on passe de l'anticlĂ©ricalisme encore bien modĂ©rĂ© de libĂ©raux, qui souvent alÂ
laient encore Ă la messe, au militantisme antireligieux. La
Libre Belgique
le juge ainsi
aujourd'hui:
Rops a la fibre antipapiste et sa lubricitĂ© se complique d'un souci assez vulÂ
gaire
de
sacrilĂšge et d'anticlĂ©ricalisme. Les promiscuitĂ©s auxquelles il voue la tiare pontiÂ
ficale. bien avant les surréalistes révolutionnaires qui n 'ont fait que reprendre ses
imprécations et ses sarcasmes, ont aujourd'hui un petit air démodé et malséant. (22
juillet
1988).
Rien ne trouve grĂące aux yeux de l'artiste dont un biographe
61
précise qu'il a fait
le dĂ©but de ses Ă©tudes chez les JĂ©suites de Namur oĂč il a mĂȘme conquis le «prix
d'excellence en doctrine chrétienne»! Dans un ouvrage de Babut du MarÚs qui lui est
consacré, on trouve un chapitre sur «Rops érotique»mais rien sur son antireligion
62.
Un
siÚcle plus tard, elle dérange encore et l'auteur ne relÚve comme anticlérical que
«L'enterrement au pays wallon»parce que l'enfant de chĆur y bĂ©nit un chien, alors que
Rops a expliquĂ© dans une lettre Ă
De
Coster que la scÚne représentait une réalité qu'il
avait véritablement croisée
63.
Bien pires sont les traits que Rops a lancés contre le
Christ. L'ascension de Jésus est singuliÚrement banalisée par la corde que tendent deux
apĂŽtres pour le faire sauter ...
64
âą
Les descentes de croix sont ridicules ou Ă©rotiques
65.
Jésus portant sa croix devient un allumeur de réverbÚre de Schaerbeek portant échelle
66.
On retrouve à peu prÚs ces thÚmes dans les années 1980 : Jésus est cloué sur une
croix trop petite
67,
on se moque de sa passion
68
et de ses attributs virils
69
tandis qu'un
récent
Journal de St Verhaegen
présente un crucifix comme une maquette d'avion dont le
passager est «trÚs bien fixé»
70.
- 158 -
En-dehors de la personne du Christ, ce sont les Saints qui sont le plus souvent
objets de dérision. L 1mmaculée Conception sert réguliÚrement à décorer les colonnes de
l'Organe de Mons
oĂč sont rapportĂ©es les turpitudes du clergĂ©
71.
Elle est d'ailleurs l'objet
de satires particuliĂšres de la part de la presse du XIXe siĂšcle.
Le Crocodile
assure qu'on a
fait de son histoire une comédie à succÚs
72.
Le St Esprit est présenté comme un fameux fripon
73,
FĂ©licien Rops associe les
clés de St Pierre à celles d'une cave à vin bien rem
ïżœ
lie
74
et St Joseph se console avec des
dames de petite vertu de ses déboires conjugaux
7
âą
Quant Ă St Louis, il allaite maternelÂ
lement .... un crucifix !
76
Actuellement la messe et la transsubstantiation sont l'objet de l'humour noir de Philippe
Lejeune et un caricaturiste comme Alain Jost se plait à représenter aussi comment le
christianisme a absorbé les religions qui l'ont précédé, dispute aux mages leur clientÚle et
finalement n'a pas plus de valeur que toutes les autres croyances dont aujourd'hui on se
gausse
77.
IntĂ©rĂȘt de ce panorama et bilan de l'anticlĂ©ricalisme
Cette longue description des thĂšmes de l'anticlĂ©ricalisme dĂ©veloppĂ©s dans les caÂ
ricatures soit dans son ùge d'or, soit aujourd'hui, nous permet de découvrir des fils
conducteurs sinon dans la forme du moins sur le fond de ces critiques. Ces caricaturistes
ne se sont pas copiĂ©s Ă tant d'annĂ©es de distance mais certains thĂšmes sont rĂ©currents, vĂ©Â
hiculés notamment de génération en génération par ce qu'il convient d'appeler la tradition
orale et qui témoigne d'une assise populaire de l'anticléricalisme.
L'anticléricalisme était en Belgique au XIXe siÚcle surtout le fait des bourgeois
libéraux, progressistes et radicaux, mais aussi des socialistes. Il était encore vivace lors
de la campagne Ă©lectorale de 1912. Pourquoi a-t-il dĂ©clinĂ© aprĂšs la premiĂšre guerre monÂ
diale ?
On peut invoquer l'union sacrée qui a vu réunis catholiques, libéraux et socialistes
dans un mĂȘme combat patriotique et qui les empĂȘche ensuite de recommencer Ă se
déchirer sur les questions religieuses.
Mr PIard a aussi Ă©voquĂ© la mĂ©fiance des milieux socialistes vis-Ă -vis d'une idĂ©oÂ
logie qui, finalement, détournait le prolétariat de ses vraies luttes et de ses pires ennemis.
Le socialisme, dont J. Puissant a montré que l'un des traits premiers en Belgique était
l'anticléricalisme, abandonne ce thÚme peu à peu.
La
politique de la «main tendue» aux
catholiques relÚgue l'anticléricalisme socialiste dans des zones marginales. ParallÚlement,
le «front bourgeois»s'est reconstituĂ© et le parti libĂ©ral, fer de lance de l'anticlĂ©ricalisme Ă
la fin du XIXe siĂšcle, accueille de nouveau des conservateurs croyants, ce qui l'oblige Ă ne
plus réveiller ce thÚme.
- 159 -
La
présence (ou l'espérance de trouver présents !) des catholiques dans les deux
partis belges non confessionnels a étouffé l'anticléricalisme politique. Pour ne pas les
effaroucher, il est de bon ton de dĂ©clarer, mĂȘme dans nos milieux, l'anticlĂ©ricalisme
comme dépassé et de mauvais goût (ce dernier point étant toujours trÚs relatif).
Pourtant, malgré son étymologie, l'anticléricalisme est une idéologie porteuse de
valeurs positives.
TI
a largement contribuĂ© Ă saper les privilĂšges trĂšs marquĂ©s de l'Ăglise
en Belgique et à gagner la bataille pour la laïcisation de la société.
Il est injuste de le considérer avec commisération car, à travers l'humour que j'ai
évoqué, il est la lutte décapante et forcément irrespectueuse contre l'étroitesse d'esprit et la
sclérose. Provocateur, il tente de provoquer la réflexion. Alors que notre société tolÚre
quasi respectueusement les formes les plus délirantes de l'irrationnel, y aurait-il des
domaines rĂ©servĂ©s oĂč l'esprit critique et la libertĂ© de pensĂ©e ne puissent pas ĂȘtre apÂ
pliquĂ©s, oĂč l'humour caustique ne soit pas salutaire? Ce serait alors une victoire dĂ©finiÂ
tive de tous les cléricalismes en place.
NOTES
1
Mr le professeur Lory a notamment dirigé le mémoire en histoire de Marie-Claude Carlier,
L'anticléricalisme sous l'angle des caricatures de journaux
(1840-1890),
U.C.L.
1 985-86.
Je le
remercie de m'avoir permis de le consulter.
2
Recueil de chants estudiantins de l'U.L.B. J'en ai consulté aux Archives de l'Université de
Bruxelles (dont je remercie l'archiviste Mme Despy pour sa grande amabilité) les éditions
ill ustrées de
1 930
(circa),
1 967, 1 968
(circa),
1 969
(dessins de Jean Dratz) et
1 98 1
(mise en
page Ph. Liévin et Jean Robyn).
3
La
Saint-Verhaegen, fĂȘte estudiantine de l'U .L.B. commĂ©morant son fondateur, est l'occasion
pour les étudiants de vendre aux .. bourgeois»de Bruxelles des feuilles éphémÚres aux
illustrations souvent lestes :
Bruxelles enragé
(1 968),
Campus St V.
( 1 9 8 1 ),
Le journal de St Verhaegen
(1 985)
... Sur la presse
de l'U.L.B. voir André Uyttebrouck,
..
De
l'annuaire au crocodile
»,
in
UL.B.
Ă
la une.
La
Belgique
et l'Université libre racontées par la presse,
Ăditions le Cri, Bruxelles
1 988,
p.
32,
et
Une
«grande»presse étudiante
in idem p.
44.
4
Caricaturiste du
Soir
de Bruxelles.
On
se
souvient notamment d'un dessin oĂč Jean-Paul
n
et Khomeiny
se
confondent.
5
Ce médecin contestataire réalisa des caricatures anticléricales aux alentours des années
70,
notamment sur le rĂŽle politique rĂ©actionnaire de l'Ăglise (reprint in
Le Drapeau rouge
30-4- 1 -5-
1 988).
6
Philippe Moins a notamment réalisé pour le .. Bulletin du Centre d'Action Laïque»une série de
dessins ayant le Pape pour sujet.
- 160 -
7
Auteur de deux albums de bandes dessinées parus à Bruxelles en 1 984 chez Magic-strip :
Bamboula d'Enfer che: Dieu le PĂšre
et
Apparition miraculeuse au Vatican.
L'éditeur ayant fait faillite c'est M. Alain Dierkens qui, aprÚs me les avoir signalés, m'a
aimablement permis de les consulter.
8
Le Rasoir,
24 juin 1 876.
9
Relevé par Jacques Willequet, «lntroduction»in
La
Belgique dans la caricature politique
1830-
1980,
Bruxelles 1980 (catalogue de l'exposition organisée par la C.G.E.R. du 26 au 3 1 octobre
1 9 80).
10
Le
Rasoir,
14 juillet 1877 et 28 juillet 1877.
I l
Le Rasoir,
3 février 1 877 et 30 juin 1 877.
12
Idem, 16 septembre 1 876.
13
Cf René Rémond,
L'anticléricalisme en France de
1815 Ă
nos jours,
Fayard-Les grandes
Ă©tudes contemporaines, Paris 1976.
14
Voir Thomas Wright,
Histoire de la caricature et du grotesque dans la littérature et dans l'art,
2e Ă©dition, Paris 1 875, p. 204.
15
Idem, pp. 229-233-235.
16
Le
Rasoir
8 janvier 1 876 et 17 mars 1 877.
17
Bruxelles laĂŻque agenda,
nO 48, avril 1986.
18
Cf Alain Jost nO 242 et affichettes anonymes réalisées à l'occasion de la visite du Pape en
Belgique (mai 1985).
Le thĂšme est repris aussi chez Philippe Lejeune
(Bamboula d'Enfer chez Dieu le PĂšre).
19
Affiches réalisées à l'occasion de la visite du Pape en Belgique.
20
Illustration du «Jeu de l'oie>>édité par le G.N.A.P. à l'occasion de la visite du Pape en
Belgique.
21
Le Rasoir,
19 février 1 876.
22
Le
Rasoir,
28 décembre 1878.
23
Le
Rasoir,
17 mars 1 877.
24
André Uyttebrouck, op. cit., p. 32.
25
Je me permets pour ce quotidien de renvoyer Ă mon article .. Propagande antireligieuse et
anticléricalisme dans la presse libérale du XIxe siÚcle»in
Propagande et contre-propagande
religieuses,
ProblĂšmes d'histoire du christianisme, Ăditions de l'UniversitĂ© de Bruxelles,
17/1987, p. 165 Ă 1 85.
26
Voir
l'Organe de Mons
par exemple 7 janvier 1 877, I l janvier 1 877 et 20 janvier 1 877.
27
Beaucoup sont impossibles à montrer ou décrire en restant dans les limites de la bienséance ...
La
deuxiĂšme page de couverture des
du Mùle » 1967, reprend l'ensemble de ces thÚmes
(<<Il
y
a différentes sortes de curés. Les uns aiment : les petites filles, les petits garçons, les
grandes filles, la cuisine, la discipline, la lecture; mais aucun n'aime l'U.L.B. »).
28
En-tĂȘte illustrĂ©e du journal, nO 1 7- 1 853.
29
Le Crocodile,
nO 2 1 , 1 853 p. 3.
30
Le
Crocodile,
nO 25, 1853, p. 3.
- 1 6 1 -
31
Voir par exemple nOs 243, 378, 578 et 638.
32
Interview d'Alain Jost le 25 avril 1988.
33
Le
Rasoir,
30 septembre 1 876.
34
Le
Rasoir,
3 mars 1 877.
35
Uylenspiegel au salon
1 857, planche 8.
36
Jeu de l'oie cité supra, case 8.
37
Fleurs du MĂąle
1 969, p.
64.
38
Alain Jost nO 474.
39
Le
Rasoir,
28 avril 1 877.
40
Le
Rasoir,
3 mars 1 876.
41
Uylenspiegel au salon,
1857, planche 17.
42
Le
Rasoir,
2 juin 1 877.
43
Le
Rasoir,
24 juin 1876 et 4 mars 1876 (couverture).
44
Le
Rasoir,
24 juin 1876.
45
Le
Rasoir,
3 novembre 1 877.
46
Le
Rasoir,
9 mars 1878 (couverture) et 14 avril 1 878.
47
Alain Jost nos
442
et 568.
48
Le Rasoir,
28 octobre 1 876.
49
Le
Rasoir,
couverture du 27 juillet 1 878.
50
Voir par exemple
Le
Rasoir,
10 juin 1876, 20 octobre 1 877, 24 août 1878. Le thÚme est aussi
traité par Rops.
51
Uylenspiegel au salon,
1 860, planche 23 nO 357.
52
Uylenspiegel au salon,
1860, p.
7.
53
Idem, p. 8.
54
Idem, p. 9.
55
Le
Rasoir,
3 novembre 1 877.
56
Idem,
I l
novembre 1876.
57
Le
Crocodile,
26 novembre 1854.
58
Alain Jost, nOs 606, 607, 47 1 et 48, 49, 182, 372, 5 1 8.
59
Jeu de l'oie, case 30.
- 1 62 -
60 1 4
avril
1 877.
6 1
Jean-Pierre Babut du ïżœ1arĂšs,
FĂ©licien Rops,
Ă©ditions Erel, Ostende
1 97 1 ,
p.
24.
62
Idem, livre d'environ
200
pages. Les articles de Max Dellis
(Contribution
Ă
la connaissance de
l'Ćuvre lithographiĂ© de FĂ©licien Rops,
in «Le livre et l'estampe
»,
XXI,
1 975, 8 1 -82
et
83-84)
dĂ©montrent cependant que les thĂšmes antireligieux apparaissent trĂšs tĂŽt dans son Ćuvre.
63
Idem, p.
1 37.
64
In
Les cosaques, invasion au salon de
1854,
reproduit dans EugĂšne Ravir,
FĂ©licien RopsÂ
catalogue raisonnĂ© de l'Ćuvre gravĂ© et lithographiĂ©,
Tome
J,
Les lithographies, Bruxelles
1987.
65
Uylenspiegel au salon
1 857,
reproduit in EugĂšne Ravir,
op. cit.
et
Salon de peinture et
sculpture
1866
in idem
Uylenspiegel au salon
1860,
planche
30.
66
Le
diable au salon
1 85 1 ,
nO
693,
reproduit in EugĂšne Ravir,
op. cit.
67
Campus St
V
198 1 ,
couverture.
68
Fleurs du MĂąle
198 1 ,
p.
66.
69
Fleurs du MĂąle
1 98 1 ,
p.
1 05.
70
1 987,
page de couverture.
71 Parfois ce sont deux anges en adoration devant un calice.
72
Crocodile,
1 855,
nO
1 7.
73
Crocodile,
1 854,
nO
46.
74
Uylenspiegel au salon,
1 857,
planche
23.
75
Le
Rasoir,
1 er
décembre
1 877.
76
F.
Rops in
Uylenspiegel au salon
1 857,
planche
1 5.
77
N0S
1 8 1 , 33 1 , 403.
Siné avait réalisé sur ce thÚme une caricature trÚs percutante dans
Siné-Massacre.
Alain Jost développe
Ă
plusieurs reprises l'idée que les Saints et les hérétiques sont difficiles
Ă
départager. Ils sont l'un ou l'autre selon le point de vue auquel on se place.
L'ANTICLĂRICALISME PENDANT LA GUERRE CIVILE
D'ESPAGNE
par
José A. Ferrer BENIMELI*
Le
soulÚvement militaire du général Franco, le 1 8 juillet 1936, déchaßna, dans la
zone rĂ©publicaine, des rĂ©actions qui atteignirent un degrĂ© incroyable de violence, de desÂ
truction et de mort. La réaction anticléricale fut immédiate et générale. Le dimanche 19
juillet, on célébra les derniÚres messes publiques et dÚs le lendemain, l'Eglise allait
prendre le chemin de la clandestinitĂ©. Ce mĂȘme 19 juillet, au milieu de l'aprĂšs-midi,
Ă
Madrid et
Ă
Barcelone, commençait la destruction de temples et d'édifices religieux, ainsi
que le massacre de prĂȘtres, de religieux et de religieuses. En l'espace de quelques seÂ
maines, on vit disparaĂźtre non seulement le culte liturgique, mais aussi une part imporÂ
tante du clergé et la plupart des églises, des chapelles et des couvents
1 .
C'est par le feu que furent dĂ©truits d'immenses Ă©difices, des oeuvres d'art, des biÂ
bliothĂšques, des sculptures ... Mais la destruction, la mise
Ă
sac et la profanation des
églises se fit en parallÚle avec le massacre systématique des ecclésiastiques. Le mois de
juillet
Ă
peine tenniné, AndrÚs Nin, chef du Partido Obrero de Unificaci6n Marxista,
Ă©crivait dans
La
Vanguardia
de Barcelone (2 août 1936):
«La classe ouvriÚre a résolu le problÚme de J'Eglise de maniÚre simple, en n'en laissant pas une
debout».
Et le 6 août, il déclarait dans une conférence publique:
«II y
avait beaucoup de problÚmes en Espagne, et les républicains bourgeois ne s'étaient pas
souciés de les résoudre: le problÚme de l'Eglise ... nous J'avons résolu radicalement. Nous avons supprimé ses
prĂȘtres, les Ă©glises et le culte"
2.
Quelques jours plus tard,
Solidaridad Obrera,
également de Barcelone, célébrait le
15 août de maniÚre claire:
«L'Eglise doit disparaßtre une fois pour toutes ... il faut extirper J'Eglise jusqu'aux fondements.
Pour ce faire. il est indispensable que nous nous emparions de tous ses biens qui. en toute équité.
appartiennent au peuple. Les ordres religieux doivent ĂȘtre dissous. Les Ă©vĂȘques et les cardinaux doivent ĂȘtre
fusillés et les biens ecclésiastiques expropriés».
Il semblait qu'un vent de folie collective se fĂ»t emparĂ© du pays: Ă©glises transÂ
fonnées en étables, en marchés ou tout simplement détruites, exhumations dans les
églises et les couvents, et exposition en pleine rue des momies exhumées.
- 1 64 -
La destruction du patrimoine ecclĂ©siastique atteignit des proportions incalcuÂ
lables. Rappelons-nous, en guise d'exemple, les cent mille volumes de la bibliothĂšque
franciscaine de Sarria, les cinquante mille volumes d'Igualada ou les quarante mille de la
bibliothÚque des capucins de Barcelone. A Lorca furent brûlées plus de trois cents statues,
parmi lesquelles vingt Ă©taient dues Ă Salzillo.
A Madrid, bien peu de temples Ă©chappĂšrent aux flammes, ou du moins au pilÂ
lage. A cause de leur caractĂšre de patrimoine national, San Francisco el Grande, Buen
Suceso, la Encamaci6n et les Descalzas Reales furent épargnées. En raison de la crainte
manifestée par les voisins de voir l'incendie s'étendre à leur habitation, les paroisses de
San JosĂ© et San Marcos, ainsi que les Ă©glises de Calatravas et San Luis Gonzaga Ă©chapÂ
pĂšrent au dĂ©sastre. Enfin, la paroisse de Santa Barbara, en raison de son annexion au PaÂ
lais de Justice, et celle de San GinÚs, grùce à la protection spéciale d'un communiste
3,
sortirent intactes.
Dans certains diocĂšses, la ruine fut totale. A Cuenca, par exemple, quasi toutes
les églises furent totalement détruites, trois seulement restÚrent intactes. A Valence, huit
cents lieux de culte furent détruits et plus de mille cinq cents partiellement détruits et mis
Ă sac. Rien qu'Ă Lepe (Huelva), on dĂ©truisit vingt-deux retables et leurs autels, septanteÂ
sept statues polychromes, trente-cinq peintures Ă l'huile, quartorze hauts-reliefs polyÂ
chromes du Chemin de Croix, tous les ornements liturgiques et un triptyque d'une trĂšs
grande valeur, dĂ» Ă Jan Van Eyck, qui constituait le joyau de la province.
A Barcelone, on protĂ©gea du feu la cathĂ©drale, l'Ă©vĂȘchĂ© et le monastĂšre de PeÂ
dralbes, tandis que les autres lieux de culte, Ă commencer par Santa Maria deI Mar furent
livrés aux flammes. A Vich, on ne put éviter l'incendie de la cathédrale, en revanche le
musée diocésain fut épargné. De son cÎté, le sculpteur Rabull, protégé par des miliciens
de la Generalitat, parvint Ă sauver la majeure partie de la bibliothĂšque du Seminario
Ăonciliar de Barcelone
4.
El Diluvio.
de Barcelone, publiait ceci, le 4 août 1 936, en plein délire icono-
c1aste:
cOn recherche des descriptions d'incendie d'Ă©glises. de couvents et d'autres centres catholiques.
Nous en avons besoin en vue de la publication d'un ouvrage documentaire sur la destruction du pouvoir
ecclésiastique,..
Dans cette mĂȘme ville, le palais Ă©piscopal, quasi contigu Ă celui de la GeneraliÂ
tat,
fut pris d'assaut. L'assaut Ă©tait conduit par le commissaire de presse de cet organisme,
Joaquin Vila, homme de confiance de Companys. AprĂšs la mise Ă sac, Vila se prĂ©senta Ă
la Generalitat revĂȘtu d'ornements religieux provenant du pillage: son apparition fut acÂ
cueillie par des Ă©clats de rire approbateurs. En novembre, la chapelle de la Generalitat fut
transformée en bureaux.
- 1 65 -
ParallĂšlement, il convient d'Ă©voquer le grand nombre de prĂȘtres et de religieux
assassinés en raison de leur appartenance au clergé. L'ouvrage qui étudie de la maniÚre la
mieux documentée le nombre de victimes donne les chiffres suivants:
1 3
Ă©vĂȘques,
4. 1 84
prĂȘtres sĂ©culiers,
2.365
religieux et
283
religieuses, sans compter de trĂšs nombreux laĂŻcs
catholiques
s.
Dans le désordre et la confusion des débuts, la persécution et l'exécution des
prĂȘtrçs
a
atteint une dimension dantesque: des communautés entiÚres jetées en prison et
fusillĂ©es peu de temps aprĂšs, des prĂȘtres traĂźnĂ©s dans les rues de leur village, des mutilaÂ
tions et des tortures précédant le dernier supplice. Le cas le plus spectaculaire, du moins
par la quantitĂ© et l'Ăąge des victimes, fut sans doute celui de l'Ecole de ThĂ©ologie des ClaÂ
retianos de Barbastro: quarante Ă©tudiants de moins de vingt-quatre ans moururent sur la
route de Sariiiena, sans avoir eu le temps de rien connaĂźtre non seulement de la politique,
mais mĂȘme du monde et de la sociĂ©tĂ©. Dans ce petit diocĂšse de trente-huit mille habiÂ
tants,
1 14
prĂȘtres sont morts sur les
140
que l'on comptait en juillet
1936 6âą
Ces chiffres font des prĂȘtres et des religieux l'ordre social le plus durement touÂ
ché par la répression en zone républicaine: plus de
10%
du nombre total des victimes
7;
encore que, en toute équité, il conviendrait d'ajouter les laïcs assassinés également pour
des motifs religieux. Ceci
Ă
une Ă©poque oĂč l'interdiction du culte s'Ă©tendait pratiquement
Ă
l'usage privé de représentations et d'objets du culte, tels des crucifix, des missels, etc ..
Les milices révolutionnaires de l'arriÚre-garde recherchaient ceux qui en possédaient et les
arrĂȘtaient pour le simple fait de les conserver.
D'autre part, sur les
6.832
victimes sacrifiées durant la guerre, selon le décompte
scrupuleux de Montero
8,
839
furent liquidées dans les
13
derniers jours de juillet, et
2.055
en août. Ce qui revient
Ă
dire que
42,35%
du nombre total de victimes disparut
dans
les
44
premiers jours de la guerre
9.
Fondamentalement, ce désir de destruction et d'anéantissement dura en réalité
deux mois.
La
Batal/a,
organe officiel du P.O.V.M., exprimait, le
19
aoĂ»t dĂ©jĂ , le souÂ
hait suivant:
«II
ne
s'agit pas d'incendier des églises et d'exécuter les ecclésiastiques. mais de détruire l'Eglise
en tant qu'insĂŒtution sociale ... il faut absolument que prenne fin tout terrorisme individuel".
Cette expression de «terrorisme individuel» est sans doute ceIIe qui cerne le
mieux l'élimination systématique du clergé au cours des premiÚres semaines de guerre,
ainsi que l'incendie d'Ă©glises et de maisons religieuses. EIIe donne l'impression qu'il s'agit
d'un massacre et d'une destruction résultant du simple arbitraire. Et souvent, le salut de
tel ou tel ecclésiastique, teIIe ou telle église, telle ou telle bibliothÚque fut lui aussi dû
Ă
un arbitraire du mĂȘme type.
- 1 66 -
La crĂ©ation de tribunaux populaires a supposĂ© l'introduction de causes plus obÂ
jectives, ainsi qu'une pacification relative. Ce n'est que dans les premiers mois de
1939,
dans la débandade finale, que de nouvelles victimes sont tombées sans mobile décelable.
Mais quoi qu'il en soit - comme le fait observer le professeur Laboa -, mĂȘme dans les
moments plus calmes, la situation des chrétiens était précaire, dÚs lors qu'elle dépendait
davantage de la bonne volonté que d'une législation officielle
10.
Au cours de cette réaction brutale et démesurée, on vit se répéter des actes qui
devraient constituer des sujets d'Ă©tude non seulement pour les historiens et les socioÂ
logues, mais aussi pour les psychologues et les psychiatres. Par exemple, la violence
exercée
Ă
l'encontre des symboles religieux, les christs fusillés, les statues mutilées, les
hosties profanées. A l'extérieur et
Ă
l'intérieur de l'Espagne, on a vu circuler dans des
journaux et des revues la photo de miliciens mettant en joue la statue du Sacré-Coeur au
Cerro de Los Angeles. En réalité, ce fait s'est répété au Tibidabo et en différents points de
l'Espagne.
Georges Ravon décrivait, dans
Le
Figaro
du
28
juillet
1938,
sa stupéfaction en
découvrant,
Ă
Santillana deI Mar, les conséquences de tant de haine:
"Dans la tour dei Mérino sont rassemblés tous les Christs, toutes les Vierges et tous les
Bienheureux massacrés par les rouges dans les églises et les couvents de la province. Statues d'or, de cuivre,
de pierre et de plùtre. Crucifix sculptés par les vieux maßtres, avec leur atroce précision réaliste, qui s'attachait
Ă
la moindre goutte de sang,
Ă
la plus secrĂšte sueur d'angoisse. Vierges aux naĂŻfs bariolages, saints guerriers,
anges rebondis. Tous vous regardent avec des orbites vides et tendent vers vous des moignons pitoyables.
On
a
décapité, scalpé, éventré
Ă
coups de hache.
On
a
arraché
les yeux avec des couteaux dont le travail a laissé
des
Ă©raflures maladroites.
On
a a1luïżœ une fusĂ©e dans la blessure bĂ©ante de saint SĂ©bastien.
Ce
que l'on n'a pu
détruire, on J'a souillé, profané, insulté.
On
a fusillé des statues!".
M. Weber a attiré l'attention sur l'importance de l'impact qu'ont sur le peuple les
représentations et les symboles religieux. Tout se passe comme si le contre-pouvoir de la
révolution, conscient du pouvoir de ces symboles, avait voulu procéder délibérément
Ă
leur Ă©limination spectaculaire. Ou mieux encore: comme s'il avait voulu faire de leur
élimination radicale le spectacle prophétique de l'Úre nouvelle
I l.
Ce n'est sans doute pas un hasard si, dĂšs le
7
août,
Ă
Madrid, on projeta de voler
le monument dédié au Sacré-Coeur au Cerro de los Angeles dans la crainte de voir fusiller
la statue. Ce n'est pas un hasard non plus si, dans la matinée du 3 août, les fameuses
«trois bombes,. furent lancĂ©es sur le sanctuaire saragossain du Pilar. Et, ce qui donne enÂ
core plus de piquant
Ă
cette guerre de symboles, les bombes n'Ă©clatĂšrent pas. Comme le
fait observer le professeur Alvarez Bolado, on peut dire avec raison que l'attentat mené
contre le Cerro de los Angeles et contre el Pilar ont eu un Ă©cho plus rapide et plus
important auprÚs des masses catholiques de l'Espagne «nationale,. que le processus de
- 1 67 -
persécution mené contre les personnes. Et cela s'explique. L'élimination des symboles
dévoilait sans détours, et de maniÚre spectaculaire, la portée et le caractÚre radical de la
persécution
12.
Cest que, Ă l'instar de ce qui se produisit au cours de la Semaine Tragique de
Barcelone, et que le poĂšte catalan Joan Maragall
13
dénonça en son temps, les ouvriers
s'en prirent Ă l'Eglise en tant que symbole de la structure sociale espagnole. Les intĂ©rĂȘts
de l'Eglise rejoignaient donc ceux des classes dirigeantes, dans cette tentative conservaÂ
trice visant à défendre une structure que le peuple ne tolérait plus. Madariaga, dans son
ouvrage
Espana. ensayo de historia contemporanea
14,
accuse l'Eglise d'ĂȘtre toujours du
cĂŽtĂ© «du puissant, du riche, de l'autoritĂ© oppressive». Le champ d'action de l'Eglise espaÂ
gnole est sans conteste le domaine culturel et social; et c'est principalement lĂ qu'on voit
s'implanter et se développer un anticléricalisme d'une origine sans doute plus complexe.
Les
Ă©vĂȘques espagnols eux-mĂȘmes,
dans
leur fameuse Lettre pastorale conjointe de
1937,
ne peuvent que reconnaßtre «une certaine négligence dans l'accomplissement des devoirs
de justice et de charité dont l'Eglise était la premiÚre à souligner l'urgence»
15.
De fait, en
1936,
le pÚre Peiro écrivait, sur base de son expérience de centaines
de missions populaires:
«Pour l'ouvrier, la société se divise en deux camps: les bourgeois, les riches et les
religieux, d'un cÎté; les prolétaires, les pauvres et les sans religion, de l'autre»
16.
En effet, malgrĂ© les innombrables institutions ecclĂ©siastiques consacrĂ©es Ă
l'enseignement, la formation et l'assistance aux plus nécessiteux, l'image prédominante
était celle de l'éloignement, du paternalisme intéressé et de la collusion avec les
responsables de leur pauvreté.
D'autre part, il est étonnant de voir l'analogie - soulignée par Garcia Escudero -
qui existe entre la carte d'Espagne divisée en deux par la guerre, et la carte électorale de la
RĂ©publique:
«L'Espagne du
minifundio
et de la petite propriété,
011
les valeurs religieuses et nationales
conservent tout leur sens: le nord d'une ligne courbe qui traverserait
le
pays en biais depuis Salamanque jusqu'Ă
Pampelune, bombée en son centre pour accueillir les terres du plateau central. On pourrait la comparer aux
départements de l'Ouest
dans
la France de la TroisiÚme République: la Navarre, pourrait-on dire, cette Vendée
espagnole
.âąâą
L'Espagne du
lalifundio
et des grandes concentrations industrielles et urbaines, du prolétariat
rural
et urbain: la demi·lune qui va de l'EstrĂ©madure Ă la Catalogne, et en outre les grands centres miniers et inÂ
dustriels de la corniche cantabrique.
Si nous superposons cette cane Ă©lectorale et celle de l'Espagne en guerre, nous verrons qu'il ne
manque que Saragosse et l'Andalousie, en raison des interventions imprévisibles de Cabanellas et Queipo.
Partout ailleurs la superposition montre que le soulÚvement a triomphé aux endroits
011
il disposait d'un appui
urbain effectif, ce qui invalide totalement les opinions de
lbomas,
Broué et Témine, ainsi que Jackson,.
17.
- 1 68 -
Les catholiques ne défendaient pas seulement une conception religieuse, mais
aussi une idée de nation et de tradition culturelle. Cette identification entre espagnol et
catholique trouve son expression nette dans la réponse adressée par le nouveau chef de
l'état espagnol, lors de la présentation des lettres de créance de Monseigneur Cicognani,
nonce auprĂšs du Gouvernement de Burgos:
«Excellence révérendissime, vous pouvez dire au Saint-PÚre que ce n'est
pas
l'Espagne ni les
véritables Espagnols qui, obéissant à des consignes étrangÚres, ont brûlé les temples du Seigneur, martyrisé
ses
ministres et détruit implacablement, avec une rage sans pareille, tout ce qui, dans notre Patrie, signifiait en
mĂȘme temps que l'expression d'une culture, l'expression de
la
foi catholique
.. 18,
Pour la majoritĂ© des catholiques espagnols, cette unitĂ©, avec tout le substrat poÂ
litique qu'elle charriait, Ă©tait une chose naturelle, historique et indiscutable; ils ne se renÂ
daient pas compte qu'en réalité, l'Espagne était plurielle et que cette attitude impliquait un
manque total de respect pour qui pensait autrement.
Pour comprendre l'anticléricalisme de la guerre civile espagnole, une réflexion et
un rappel historique sont nécessaires.
Des années auparavant, Pie IX réclamait la liberté de conscience et de culte pour
les catholiques aux endroits oĂč ils Ă©taient minoritaires, mais il la refusait catĂ©goriqueÂ
ment lĂ oĂč ils formaient la majoritĂ©. En Espagne, le massacre de moines en
1 834,
la rĂ©Â
volution de
1 868,
la Semaine Tragique de Barcelone en
1 909,
l'incendie de couvents en
193 1 ,
la révolution de
1934,
sont autant de manifestations violentes d'un anticléricalisme
féroce de la part des intellectuels et des hommes politiques d'un peuple qui n'a qu'une trÚs
faible pratique religieuse dans de nombreuses régions et de nombreux secteurs.
En Espagne, nous avons affaire Ă un catholicisme fermĂ©, monolithique, peu enÂ
clin au dialogue, partisan d'un Etat confessionnel, uniforme et protecteur. Cette attitude
fermĂ©e, identifiĂ©e largement au carlisme traditionnel, explique qu'en Espagne on ne renÂ
contre que peu de catholiques libéraux ou de démocrates-chrétiens, c'est-à -dire de ces
groupes qui, dans d'autres pays, reprĂ©sentaient les idĂ©aux et la pensĂ©e sociale les plus enÂ
gagĂ©s, qui avaient acceptĂ© les principes de la RĂ©volution française et Ă©taient disposĂ©s Ă
jeter des ponts entre leur foi et la modernité 19.
D'autre part, pour comprendre la réaction du peuple républicain durant la guerre
civile, force est de reconnaßtre la faible présence de ce qu'on appelle le catholicisme social
et de ses syndicats catholiques, ce qui amĂšnera Ă une identification topique, mais nĂ©anÂ
moins existante, de l'Eglise avec une classe sociale déterminée, et à l'éloignement du
monde ouvrier de la pratique religieuse.
- 169 -
Le xrxe
siÚcle, avec ses lois visant à la sécularisation et à la réfonne du clergé
d'une part, et l'appui inconditionnel de l'Eglise aux attitudes absolutistes et antilibérales
de Fernand
VIT,
et l'intégrisme le plus réactionnaire des carlistes de l'autre, fera que dans
les moments d'affrontement social, lors des petites et des grandes révolutions du
XIxe
siĂšcle et du premier tiers du
XXe,
les premiĂšres victimes sans dĂ©fense seront les ecclĂ©Â
siastiques et leurs biens. Lors d'une épidémie, il suffira que courre la rumeur que les
moines ont empoisonné l'eau pour que l'on assiste à leur massacre, dans le Madrid de
1834.
Les révolutions de
1 856
Ă
1868,
la crise coloniale de
1 898,
laisseront patentes ces
séquelles d'anticléricalisme incendiaire et meurtrier. Il n'est pas possible de comprendre la
Semaine Tragique de Barcelone si ce n'est Ă travers l'Ă©tude des causes socio-Ă©conomiques
de l'anticléricalisme en Espagne, ainsi que le fait le professeur Joan Connelly Ullman, de
l'Université de Washington
20.
Cet anticlĂ©ricalisme, nous pouvons le rĂ©partir en quatre pĂ©riodes ou phases claiÂ
rement différenciables. La premiÚre correspond à l'Úre de la sécularisation, entre
1 835
et
1 856,
Ă©poque Ă laquelle les propriĂ©tĂ©s de l'Eglise et des ordres religieux furent nationaÂ
lisées et vendues, l'église séculiÚre devenant une charge trop lourde pour le budget de
l'Etat Au cours de cette période, la plupart des ordres religieux furent dispersés.
La deuxiÚme phase débute avec la révolution de
1 868,
dans le contexte des aspiÂ
rations libérales démocratiques à la liberté individuelle, y compris la liberté de conscience
et de religion. Ainsi que le fait observer le professeur Ullman, elle fut motivée par
l'identification populaire de la monarchie des Bourbons avec l'absolutisme ou, du moins,
avec l'antilibĂ©ralisme. C'est pourquoi, les libĂ©raux monarchistes tout comme les rĂ©publiÂ
cains (qui associent monarchie et catholicisme) s'unirent en vue d'appuyer une constituÂ
tion qui stipulerait la tolérance religieuse, marquant ainsi une rupture radicale avec
«l'unité catholique traditionnelle»
21.
La troisiÚme étape de l'anticléricalisme espagnol se situe au début du
XXe
siĂšcle
et, avec pour Ă©picentre la Semaine Tragique de Barcelone, elle s'Ă©tend jusqu'Ă la
proclamation de la Seconde RĂ©publique. Il s'agit d'une pĂ©riode oĂč, d'un anticlĂ©ricalisme
politique
de limitation du pouvoir de l'Eglise - spécialement de son pouvoir politique,
rĂ©cupĂ©rĂ© et mĂȘme accru durant la Restauration - on passe Ă un anticlĂ©ricalisme
social
qui
réclame un changement de la société au détriment de l'influence exercée par le clergé sur
une société sans cesse plus sécularisée (lois d'éducation publique, mariage civil, divorce,
séparation Eglise-Etat...).
- 170 -
La quatriĂšme phase, en pleine Ăšre rĂ©publicaine, se situe au moment oĂč
l'anticlĂ©ricalisme politique atteint son niveau le plus haut avec les lois sur les congrĂ©gaÂ
tions religieuses, et oĂč l'anticlĂ©ricalisme social se traduira par l'incendie de couvents en
193 1 , 1934
et durant les premiers jours du Frente Popular.
n
s'agit lĂ d'une rĂ©action vioÂ
lente face à un clergé ultra conservateur et face aux privilÚges de l'Eglise considérés
comme un des obstacles principaux Ă la modernisation de l'Espagne.
C'est surtout dans cette derniÚre phase de la République, précédant de peu la
guerre civile, que l'anticléricalisme a exprimé de la maniÚre la plus ouverte sa conviction
de la nécessité d'une séparation radicale de l'Eglise et de l'Etat, d'autant que l'Eglise portait
préjudice à la vie séculiÚre espagnole de trois maniÚres. La premiÚre consistait en la
croyance, quasi mythique dans son contenu, en la toute-puissance du clergé pour ce qui
touchait aux affaires nationales, résultat du rÎle trÚs particulier joué par l'Eglise dans
l'histoire de l'Espagne.
La
seconde résidait dans le rÎle primordial joué par l'Eglise dans le
systÚme public des écoles, aussi bien que dans le privé, résultat des contrÎles inefficaces
du gouvernement et d'une église puissante protégée par le Concordat de
1 85 1 .
Enfin, il
fallait compter avec le besoin du clergé de se maintenir et de financer ses activités dans
une société industrielle urbaine
22.
S'il fallait prendre deux exemples de manifestation violente de l'anticléricalisme
antérieur à celui de la guerre civile, par leur proximité et leur violence, il faudrait retenir
la Semaine Tragique de Barcelone de
1 909,
qui allait culminer avec l'exécution de Ferrer
et de Guardia, et l'incendie de couvents en
193 1 .
Ce qui est Ă©tonnant, c'est que dans le premier cas, ce qui a dĂ©clenchĂ© la grĂšve gĂ©Â
nérale - la cause qui ralliait à elle toutes les classes sociales - n'était pas
l'anticlĂ©ricalisme. C'Ă©tait l'impopulaire guerre du Maroc, qui ne servait aucun intĂ©rĂȘt naÂ
tional, et la décision du gouvernement Maura de mobiliser les réservistes, perpétuant
ainsi l'injustice qui consistait Ă ne faire combattre que les ouvriers. Cependant, le mardi
27
juillet
1909,
on commença à brûler les couvents, on éleva des barricades et la lutte
se
transporta dans les rues. Au cours de la semaine connue sous le nom de semaine tragique,
qui commença le
26
juillet, parmi tous les symboles de l'autorité et du capitalisme, seuls
les couvents et les Ă©glises furent attaquĂ©s. En dĂ©pit du fait que le soulĂšvement avait dĂ©Â
buté comme une protestation contre la guerre, aucune garnison militaire ne fut attaquée.
Malgré la dépression économique,
ni
les banques, ni les usines, ni les maisons des riches
industriels ne furent incendiĂ©es; pas mĂȘme l'usine de Rusifiol qui avait rĂ©pliquĂ© aux ouÂ
vriers par le «lockoul».
- 1 7 1 -
Vne raison Ă©vidente expliquant l'attaque des couvents est qu'ils Ă©taient les plus
vulnérables de tous les édifices publics: les casernes, les administrations, les banques et
les gares étaient, par nature, beaucoup plus faciles à défendre. Toutefois, la question-clef
n'est pas là , mais bien dans le fait que les autorités n'ont pas posté de renforts de police
afin de compenser ce manque de protection naturelle, tout comme elles le faisaient dans
les banques, les établissements de crédit et les bijouteries. Cette décision de ne pas
recourir aux forces de police disponibles pour veiller sur les biens de l'Eglise se teinte
d'un jugement de valeur
23.
Jugement de valeur qu'exprimerait Azafia quelques années plus tard, en 193 1 :
«Tous les couvents de Madrid ne valent pas l a vie d'un républicain».
RĂ©ponse qui fut faite par Azaiia alors qu'on lui apprenait l'incendie d'Ă©glises et de
couvents madrilĂšnes et qu'il se refusait Ă recourir Ă la Garde civile pour disperser les
incendiaires. Il frappait ainsi de discrimination un groupe de citoyens en raison de leur
appartenance au clergé et justifiait un tel agissement par les exigences du «salut
public»
24.
Pour en revenir Ă la Semaine Tragique de Barcelone, Ă propos de laquelle existent
des statistiques fiables, les raisons de l'hostilité des ouvriers envers le clergé ressortent
nettement des types d'Ă©tablissements religieux incendiĂ©s durant la Semaine Tragique, Ă©taÂ
blissements qui symbolisent les moyens utilisĂ©s par le clergĂ© pour se maintenir et finanÂ
cer ses activités dans la société urbaine et industrielle du
XXe
siĂšcle.
Les raisons de l'hostilité des ouvriers sont mises en évidence par le professeur
VIl man
25
à l'aide du récapitulatif suivant, qui rappelle les institutions religieuses
détruites durant la Semaine Tragique.
Type d'institution
Nb. d'établissements détruits
Ecoles
24
Ecoles situées dans des églises paroissiales ou des institutions de bienfaisance
4
Ecoles situées dans des fondations pour ouvriers
2
Centres administratifs d'ordres religieux masculins consacrés à l'enseignement
3
Eglises paroissiales (la plupart comportant des Ă©coles ou des cercles ouvriers)
14
Institutions de bienfaisance (orphelinats, asiles de vieillards, maisons de correction)
I l
Résidences religieuses pour hommes (y compris le séminaire)
8
Couvents d'ordres contemplatifs (de clĂŽture)
8
Fondations ouvriĂšres catholiques (cercles ouvriers)
6
Total général
80 (25)
- 172 -
La destruction d'institutions consacrées à l'enseignement fut l'objectif principal.
Les ouvriers ne croyaient pas seulement que le clergé tirait un bénéfice de ses écoles,
mais en outre ils le considéraient comme un obstacle au développement d'un systÚme
scolaire public libre.
ïżœLa spĂ©culation de l'enseignement»,
avait dit Canale jas en lançant son
offensive contre le cléricalisme en décembre
1900,
est
ïżœtantĂŽt une grande fonction sociale et
tantÎt une grande entreprise industrielle».
Des représentants ouvriers, tels le socialiste José
Comaposada, dĂ©clarĂšrent que les idĂ©es inculquĂ©es dans les Ă©coles catholiques Ă©taient inÂ
conciliables avec la cause ouvriĂšre. Les ouvriers
ïżœsavent,.,
Ă©crivait Comaposada en
1909,
que
ïżœchaque couvent est un centre de conspiration perpĂ©tuelle contre tout principe de
démocratie, contre toute idée de liberté et toute aspiration au progrÚs»
26.
Ce qui déclencha l'attaque contre les ordres contemplatifs, c'est une curiosité
macabre à l'égard de la vie menée à l'intérieur du cloßtre, aiguisée par quelques piÚces de
théùtres trÚs populaires. Les incendiaires se complurent spécialement dans le mystérieux
sĂ©jour des augustines. On considĂ©rait ces ordres comme exceptionnellement riches - opiÂ
nion qui reposait surtout sur le fait que les religieuses n'exerçaient aucune tùche lucrative;
en réalité, la recherche d'objets de valeur et d'espÚces ne fut relativement rentable que dans
les couvents des hiéronymites et des capucines. En définitive, l'hostilité à l'égard des
ordres contemplatifs Ă©tait rĂ©vĂ©latrice d'une autre constante dans l'anticlĂ©ricalisme: la rĂ©puÂ
gnance croissante d'un monde séculier à admettre la nécessité d'institutions nettement
consacrées aux pratiques spirituelles.
Les incendiaires s'en prirent aux cercles ouvriers catholiques pour des raisons
plus concrÚtes: parce qu'ils les considéraient comme des centres de recrutement de briseurs
de grÚves, ou simplement comme un moyen d'attirer les ouvriers des centres républicains
et socialistes en promettant de les assurer. En
1909,
leurs membres ne prirent pas la dĂ©Â
fense de ces cercles, validant ainsi la thĂšse de quelques prĂȘtres et laĂŻcs qui avançaient que
les ouvriers n'Ă©prouvaient aucune confiance envers ces institutions protĂ©gĂ©es par les paÂ
trons. AprĂšs la Semaine Tragique, les patrons refusĂšrent de financer de nouveaux cercles
ouvriers.
Les institutions de bienfaisance ont constitué le troisiÚme grand groupe de
centres attaquĂ©s. Ces asiles, tout comme les Ă©coles, Ă©taient au centre de la dispute oppoÂ
sant le clergé et les hommes politiques radicaux sur la maniÚre dont l'état espagnol devait
répondre aux demandes d'une population urbaine qui exigeait la multiplication de tels
services. Entre subventionner les ordres religieux ou employer des laĂŻcs au sein
d'institutions publiques, les radicaux - toujours soucieux d'étendre leur tutelle - préféraient
de loin la seconde solution
27.
Quelques années auparavant, Pablo Iglesias, fondateur et secrétaire du Partido
Socialista Obrero Espafiol, Ă©crivait ce qui suit:
- 173 -
«Je crois que pour un socialiste véritable, l'ennemi principal n'est pas le cléricalisme, mais le
capitalisme qui, de nos jours, apparaĂźt comme l'oppresseur des peuples.
Ce qui n'empĂȘche pas que les socialistes fassent tout ce qu'ils peuvent pour empĂȘcher la
prépondérance du cléricalisme, qui est devenu, plus ou moins volontairement, selon les pays, un puissant
auxiliaire des classes exploitantes»
28.
Le
1 4
avril 1 93 1 , la Seconde République est proclamée.
Le
24
du mĂȘme mois,
le nonce du Vatican Ă Madrid, Frederico Tedeschini, obĂ©issant aux ordres de Rome, Ă©criÂ
vait aux Ă©vĂȘques espagnols:
«De la part de l'Eminentissime Cardinal Secrétaire de l'Etat de sa Sainteté. j'ai l'honneur de faire
savoir à Votre Excellence Révérendissime que
le
désir du Saint-SiÚge est que Votre Excellence recommande
aux prĂȘtres, aux religieux et aux fidĂšles de votre diocĂšse qu'ils respectent les pouvoirs constituĂ©s et leur
obéissent afin d'assurer le maintien de l'ordre, et pour le bien commun»
29.
.
Tous les Ă©vĂȘques, exceptĂ© celui de SĂ©govie, se ralliĂšrent Ă la recommandation du
Vatican et publiĂšrent dans leurs
Bo/etines
des circulaires sur l'attachement aux pouvoirs
constituĂ©s. Quelques prĂ©lats avaient dĂ©jĂ pris les devants, tels ceux de Madrid et de BarceÂ
lone.
Quelques semaines plus tard, les I l et
1 2
mai, survenaient les incendies
d'Ă©glises et de couvents, particuliĂšrement violents Ă Madrid, Valence, Alicante, Malaga,
Grenade, Séville, Cadix, etc. Ce fut un premier et rude coup porté aux relations entre
l'Eglise et l'Etat, qui jusqu'alors n'étaient pas trop tendues. Voilà que se répétait le «rite
purificateur» de l'anticlĂ©ricalisme espagnol, mĂȘme si - comme le soulignent avec orgueil
des plumes républicaines - c'était sans faire la moindre victime
30.
Le
feu devint une nouvelle fois, à l'intérieur et à l'extérieur de l'Espagne, le
signe du primitivisme et de l'immaturité du peuple espagnol. La fumée des incendies, qui
n'épargnaient ni les oeuvres d'art, ni les biens culturels, entacha, définitivement pour
beaucoup, l'aura de pureté qui entourait le
14
avril. Sa genĂšse reste encore obscure, mĂȘme
s'il semble qu'il se propagea par l'entremise du commandant Franco, du sergent Rada et de
quelques autres anarchistes. En trois jours, prĂšs d'une centaine d'Ă©difices religieux furent
livrés aux flammes
3 1_
En guise d'exemple d'édifices incendiés ou dévastés, avec pour corollaire la perte
d'un trésor artistique d'une valeur inestimable, on peut citer les cas suivants: Malaga,
quarante et un édifices religieux incendiés ou mis à sac (des onze paroisses existantes, une
seule a été épargnée; la vague destructrice s'est propagée aux villages voisins de El Palo,
Torremolinos, Churriana, etc.); Madrid, onze édifices ecclésiastiques incendiés et pris
d'assaut; Séville, quatre; Cadix, quatre; Jerez de la Frontera, cinq; Algésiras. deux;
Sanlucar de Barrameda, deux; Valence et province, vingt et un; Alicante, treize; Murcie,
quatre
32.
- 174 -
En tout cas, les événements de
1931
ont présenté plusieurs points communs
avec ceux de
1 936,
et parmi eux l'un des plus frappants est l'indifférence du public qui,
alors qu'il aurait pu aider
Ă
enrayer le processus, ne le fit pas - public qui, majoritaireÂ
ment, se disait ou se croyait religieux.
TI
n'y a pas de raison de recourir aux causes topiques traditionnelles utilisĂ©es enÂ
core récemment,
Ă
savoir: la politique laĂŻciste du gouvernement, les activitĂ©s maçonÂ
niques, et la révolution sociale, pour expliquer l'anticléricalisme espagnol, comme l'a
Ă©crit en
196 1
Antonio Montero Moreno, notamment
33.
Lorsqu'en
1969,
JosĂ© Maria Gironella publie son livre-enquĂȘte
Cien espaiioles
y
Dios,
l'une des questions qu'il pose est la suivante:
«A
quoi attribuez-vous le fait que l'Eglise espagnole se voit périodiquement
persécutée
(de
maniÚre sanglante) par le peuple?».
Une large majoritĂ© des rĂ©ponses, au nombre desquelles on trouve celles de GilÂ
Robles, Peman et Pilar Primo de Rivera, soulignent, avec des nuances, «les fautes
commises par l'Eglise», son immobilisme, sa collusion avec le pouvoir
... 34.
Mais pour en revenir
Ă
l'anticléricalisme de la guerre civile, et en laissant de cÎté
les antĂ©cĂ©dents, je pense qu'il peut ĂȘtre important d'analyser ses manifestations, non plus
dans les premiers mois, mais dans le reste du conflit, sur base de la position adoptée dans
la lutte par la quasi-totalité de l'Eglise espagnole, aussi bien durant la guerre que dans
l'aprĂšs-guerre. Position qui alimentera cet anticlĂ©ricalisme militant, anarchiste, rĂ©publiÂ
cain et libéraI, qui se maintiendra avec force durant toute la guerre civile, et qui trouvera
en outre une justification politique, dĂšs l'instant oĂč l'Eglise catholique et sa hiĂ©rarchie se
sera rangée du cÎté de l'ennemi: celui du généraI Franco.
Dans cette perspective, deux aspects mĂ©ritent d'ĂȘtre soulignĂ©s:
1 )
La hiérarchie
espagnole est quasi unanimement favorable au général Franco et
Ă
son Movimiento NaÂ
cional. 2) D'aprÚs l'Eglise espagnole, le Movimiento Nacional est une «croisade visant
Ă
l'indépendance et
Ă
la défense de la civilisation chrétienne»
35.
Le
soulĂšvement du
1 8
juillet a pris, dĂšs les premiers instants, une valeur proÂ
fonde de reconquĂȘte, de croisade patriotique. Franco, non sans ingĂ©niositĂ©, s'empressa de
l'appeler Movimiento Nacional, par opposition
Ă
l'Espagne républicaine. Face aux
dos
Espaiias
monolithiques de Machado, Franco installe un nouveau régime visant
Ă
retourner
la situation: les rebelles
Ă
la RĂ©publique Ă©taient les nationaux; les terres oĂč ils avaient
triomphé, la zone nationale; leur soulÚvement, le Movimiento Nacional.
A
l'inverse,
ceux qui restaient loyaux envers le gouvernement légitime de Madrid apparaissaient
comme des traĂźtres
Ă
la patrie, des vendus
Ă
Moscou, les «rouges».
Le
changement
d'hymne national, de salut et de drapeau, traduisent le passage soudain, mais payant, d'une
- 175 -
situation d'opprobre Ă une situation glorieuse, d'un chaos Ă un ordre, d'une Anti-Espagne
à l'Espagne authentique. Cette terminologie remplissait un rÎle bien défini et conséquent:
poser que la lutte entraßnée par le soulÚvement n'était autre que la guerre entre deux forces
élémentaires: les «bons» et les «mauvais»
36.
L'Ă©tape suivante consiste Ă appeler Croisade
37
la lutte entreprise le 1 8 juillet.
Le SoulÚvement venait délivrer la civilisation occidentale de la barbarie, représentée par la
Seconde République. Pour Rodrfguez de Coro, jusqu'ici, il n'y a rien de spécifiquement
religieux dans le chef des militaires ralliĂ©s au SoulĂšvement. Leur croisade Ă©tait patrioÂ
tique, teintée de cette aura de chrétienté, propre à la civilisation occidentale en tant
qu'aventure humaine, totalement distincte de la civilisation hellénistique, romaine ou
musulmane. Mais les deux premiers idĂ©ologues du gouvernement de Franco allaient ĂȘtre,
sans l'avoir vraiment cherchĂ©, les Ă©vĂȘques basques, Olaechea et Mugica, avec leur
Instruction Pastorale du 6 août 1936; à cela s'ajoute le contexte officiel des documents
papaux et le précieux coup de pouce des lettres pastorales du cardinal Goma
38.
Pour le professeur Palacio Atard, le concept de
croisade,
ou de guerre de religion,
commença à circuler dÚs les débuts de la guerre civile. Car dÚs la premiÚre semaine de
lutte ( 19-25 juillet 1936), le fond idéologico-religieux s'est traduit spontanément de trois
maniÚres différentes: 1) Par la mobilisation de volontaires qui venaient combattre «pour
Dieu et pour la Patrie», 2) Par les journaux venus de tous les horizons - de lieux aussi
éloignés que Pampelune, Séville, Salamanque et Valladolid - dans lesquels le mot
«croisade» revenait sans cesse pour qualifier la lutte qui venait de commencer; et 3) Par
contraste négatif, c'est-à -dire par la reconnaissance de ce contenu idéologico-religieux
qu'impliquait, en zone républicaine, l'offensive menée contre l'Eglise dÚs le début du
conflit
39.
Carcel Ortf, quant Ă lui, s'aventure sur un terrain glissant lorsqu'il individualise
les situations: il souligne le fait que certains généraux de la zone nationaliste n'étaient
pas catholiques, pour la simple raison qu'ils Ă©taient francs-maçons - ce qui est une dĂ©ducÂ
tion erronée -, tandis que les meilleurs généraux de la zone républicaine, Miaja et Rojo,
Ă©taient catholiques, et que d'autres, comme Aranguren et Escobar, sont morts en chrĂ©Â
tiens
40.
Franco lui-mĂȘme a pris position sur cette question de la «croisade» Ă«t l'idĂ©e de
défense de la civilisation et de la religion catholique. En réponse à un envoyé spécial de
l'Echo
de Paris.
il a déclaré ceci:
.. On a considéré qu'il s'agissait d'un simple soulÚvement militaire, d'une guerre civile. En effet,
l'Espagne s'est levĂ©e pour se dĂ©fendre contre l'agression de l'Ă©tranger et pour dĂ©fendre dans le mĂȘme temps la
civilisation ... Nous autres nous ne voulons rien d'autre que la grandeur de l'Espagne. Pour cela l'union serait
nécessaire ... ; et afin de maintenir cette unité, une autorité et un cadre strict sont nécessaires. Et ce cadre,
l'Espagne le possÚde déjà : la Religion Catholique»
4t.
- 176 -
La dĂ©fense du christianisme persĂ©cutĂ© - comme le signale trĂšs justement le proÂ
fesseur Laboa - est devenue un motif justifiant la guerre et un Ă©tendard valable face Ă
l'opinion catholique d'Europe et du monde, fait d'importance si nous prenons en compte
le besoin pressant d'aide extérieure. Dans les premiers jours du conflit,
il
Ă©tait courant de
voir des curĂ©s coiffĂ©s d'un bĂ©rĂȘt rouge et d'une cape. Dans leur sang bouillonnait une
fiĂšvre guerriĂšre Ă l'encontre des ennemis de Dieu, fiĂšvre qu'ils canalisaient en accompaÂ
gnant les premiÚres lignes comme aumÎniers. La figure du «pater» devint familiÚre dans
toutes les unitĂ©s et sa prĂ©sence, qui apportait l'assistance spirituelle, servait en mĂȘme
temps Ă souligner la portĂ©e symbolique de la cause, L'appui de ces curĂ©s et, plus gĂ©nĂ©raÂ
lement, du clergé rallié au camp nationaliste fut important en tant que prise de position
politique et idĂ©ologique, mais plus encore par son impact en tant que force spirituelle asÂ
sociĂ©e Ă une action guerriĂšre et la justifiant. Dans le mĂȘme ordre d'idĂ©es, le dilemme entre
tuer ou mourir, auquel se vit confrontée une large part de la jeunesse espagnole, se trouva
justifiĂ©, du cĂŽtĂ© nationaliste, parce qu'ils apparaissait comme une cause sacrĂ©e qui excuÂ
sait la premiĂšre solution et donnait un sens Ă la seconde
42.
Pour cette raison - conclut le professeur Laboa - la question de savoir qui a utiÂ
lisé en premier le mot
croisade
cesse d'ĂȘtre pertinente, car dĂšs le dĂ©but, le clergĂ© et les
laĂŻcs ont manifestĂ© leur conviction qu'il s'agissait d'une guerre religieuse, d'une guerre oĂč
ce qui se jouait c'était la défense de l'Eglise et des principes enseignés par elle. Dans les
Ă©glises, il Ă©tait normal d'adresser des priĂšres en vue d'une issue rapide et victorieuse du
conflit. Le 25 juillet, les cloches de Burgos sonnÚrent pour célébrer la création de la Junta
de Defensa Nacional. Le 15 aoĂ»t, date de l'Assomption et premiĂšre grande fĂȘte religieuse
depuis le début de la guerre, fut commémoré dans toute l'Espagne nationaliste, par des
processions solennelles, sous l'Ă©gide des autoritĂ©s militaires et entre des haies de baĂŻonÂ
nettes. Les soldats, et avec eux la plupart de ceux qui avaient été mobilisés, exhibaient le
scapulaire du SacrĂ©-Coeur de JĂ©sus portant cette inscription: «ArrĂȘte-toi, balle; le Coeur
de Jésus est avec moi»
43.
Plusieurs religieux se firent les apologues de la guerre et du
nouveau régime, s'en prenant violemment à ceux qui osaient - surtout à l'étranger -
mettre en doute le caractÚre sacré de l'entreprise
44.
Mais au milieu de toute la littĂ©rature exaltant et appuyant le Movimiento NaÂ
cional, il faut surtout retenir, en raison de leur influence et de leur importance, certaines
lettres pastorales des Ă©vĂȘques espagnols, qui ne traduisaient pas seulement l'opinion perÂ
sonnelle de la hiĂ©rarchie ecclĂ©siastique, mais affermirent en outre la position des cathoÂ
liques et furent utilisées comme des outils de propagande efficace, aussi bien à l'intérieur
qu'à l'extérieur (surtout) de l'Espagne.
Le 30 septembre 1936, monseigneur Pla y Deniel, Ă©vĂȘque de Salamanque, puÂ
blia la premiĂšre Lettre Pastorale Ă©crite durant la guerre, sous le titre
Las dos ciudades;
il y
légitimait le soulÚvement et donnait de la guerre une interprétation doctrinale:
- 177 -
_Sur le sol espagnol s'affrontent aujourd'hui de maniĂšre sanglante deux conceptions de la vie, deux
sentiments, deux forces qui sont prĂȘtes
Ă
Ă©tendre la lutte
Ă
l'ensemble des peuples de la terre ...
Les communistes et les anarchistes sont les fils de CaĂŻn, des fratricides, envieux
Ă
l'Ă©gard de ceux
qui font de la venu un culte. Et pour cette raison, ils les assassinent et les martyrisent.»
Dans cette lettre apparaßt le mot «croisade»:
«Elle a extérieurement J'apparence d'une guerre civile, mais c'est en réalité une croisade. Ce fut un
soulÚvement non en vue de penurber l'ordre, mais bien de le rétabliT»
45.
Cette lettre devint partie intégrante de l'idéologie de Franco, qui
Ă
l'Ă©poque ne
connaissait pas personnellement l'Ă©vĂȘque de Salamanque. ·
En novembre
1936,
le cardinal primat, le docteur Goma, que la guerre avait surÂ
pris
Ă
Pampelune, publia une Lettre Pastorale,
El casa de Espaiia.
oĂč il livre une interÂ
prétation personnelle des causes du conflit:
«Les Juifs et les francs·maçons ont empoisonné l'ùme nationale avec des doctrines absurdes. avec
des contes tanares et mongols promus au rang de systÚme politique et social dans les sociétés obscures
menées par J'internationalisme sémite ...
La
guerre est le chùtiment du laïcisme et de la corruption imposée au
peuple espagnol depuis les hautes sphĂšres de la politique, par la propagande des mauvais politiciens ...
C'est la guerre que mÚne l'esprit chrétien et espagnol contre cet autre esprit · pour autant qu'on
puisse parler d'esprit - qui voudrait fonder l'humain tout entier, depuis les sommets de la pensée jusqu'aux
petites choses de la vie quotidienne, sur le modÚle du matérialisme marxiste ... ».
Dans cette lettre, le cardinal rĂ©pond aux accusations qui disent que le soulĂšveÂ
ment se fait
Ă
l'encontre de la classe ouvriĂšre:
«Que les ouvriers n'aient crainte, quels qu'ils soient et mĂȘme s'ils sont affiliĂ©s
Ă
des groupes ou des
syndicats qui ont pour but d'améliorer le son de la classe ouvriÚre. Ni J'épée. ni la religion ne sont leurs
adversaires ...
'"
Mais il ne fait aucun doute que le document qui a le plus frappé et a eu la plus
grande influence fut la Lettre Collective, écrite par Goma et signée par quarante-trois
Ă©vĂȘques et cinq vicaires capitulaires. En dĂ©saccord avec la teneur de la Lettre, le Cardinal
VidaI
y
Barraquer et don Mateo Mugica, Ă©vĂȘque de Vitoria en exil, ne l'ont pas signĂ©e.
Dans cette Lettre, les Ă©vĂȘques espagnols arrivent
Ă
la conclusion que la guerre
était devenue inévitable et reconnaissent la légitimité du soulÚvement
46.
Les Ă©vĂȘques esÂ
pagnols accusent le gouvernement républicain d'avoir falsifié les élections de février
1936,
_viciant ainsi en son principe la lĂ©gitimitĂ© du Parlement», et annoncent qu'une rĂ©Â
volution marxiste Ă©tait sur le point de triompher:
«Le
27
février
1936,
tout de suite aprÚs la victoire du Frente Popular, le Komintern russe décrétait
la révolution espagnole et la finançait avec des sommes exhorbitantes ...
'"
-
178
-
La
hiĂ©rarchie espagnole concluait: lO que l'Eglise ne pouvait pas rester indiffĂ©Â
rente Ă la lutte, «l'en empĂȘchaient: sa doctrine et son esprit, l'instinct de conservation et
l'expérience russe»;
20
le soulĂšvement a trouvĂ©, «au plus profond de la conscience popuÂ
laire, un double enracinement: le sentiment patriotique» et «le sentie ment religieux»;
30
«à l'heure actuelle en Espagne, il n'y a plus d'autre espoir de recouvrer la justice et la
paix ... que le triomphe du Movimiento Nacional»
47.
En réponse à certaines objections faites par des catholiques vivant en Espagne ou
à l'extérieur, le document souligne le fait que l'Eglise n'était pas en position d'agresseur,
qu'elle avait encouragé les oeuvres de justice sociale, qu'elle n'était pas riche, qu'elle ne
s'était pas montrée partisane, étant toujours du cÎté de la justice et de la paix ...
Les Ă©vĂȘques refusent d'interprĂ©ter la guerre comme un Ă©pisode de la lutte des
classes. Bien qu'ils reconnaissent «une certaine négligence dans l'accomplissement des
devoirs de justice et de charité», ils insistent sur le fait que le peuple a été trompé à l'aide
de promesses irréalisables. Ils n'acceptent pas davantage l'idée que la guerre est, comme
d'aucuns le disaient, «un épisode de la lutte universelle entre la démocratie et l'étatisme»,
ni que «le triomphe du Movimiento Nacional allait meneda nation à l'asservissement de
l'Etat».
Ils refusent Ă©galement l'accusation qui dit que les dirigeants du Movimiento sont
responsables d'autant de crimes que ceux commis par la Frente Popular. Ils le font en reÂ
connaissant que «toute guerre comporte ses excÚs», et «en réprouvant au nom de la
justice et de la charitĂ© chrĂ©tienne tout excĂšs qui aurait pu ĂȘtre commis par erreur ou par
des subalternes, et que l'information étrangÚre a méthodiquement grossi...». Ils ajoutaient
plus loin: «Nous affirmons qu'il y a une distance énorme, infranchissable, entre les
principes de justice, l'administration de celle-ci et la maniÚre de l'appliquer d'un cÎté ou de
l'autre».
En contrepartie, monseigneur Mugica, Ă©vĂȘque de Vitoria et l'un de ceux qui
avaient refusé de signer la Lettre Collective en question, écrivait en juin
1937
au
Secrétariat
d'Etat du Vatican:
«Aux
dires
de
l'épiscopat espagnol, dans l'Espagne de Franco la justice est bien administrée; ce
n'est
pas vrai. Tai des
listes on
ne
peut plus fournies
de
chrétiens fervents et
de
prĂȘtres exemplaires assassinĂ©s
impunément,
sans
jugement
et
au mépris
de
toute
fonne juridique»
4&.
La
Lettre Collective eut un Ă©cho extraordinaire, entraĂźnant l'adhĂ©sion des Ă©piscoÂ
pats de trente-deux nations et de quelque neuf cents Ă©vĂȘques, offrant un argument massue
aux catholiques indécis et cautionnant sans détours le régime qui était en train de voir le
jour
49.
Etant donné l'abondante bibliographie qui existe sur le sujet
SO
et devant
l'impossibilitĂ© de livrer une analyse minutieuse des pastorales que les Ă©vĂȘques espagnols
- 1 79 -
ont publiées et qui, en
1937
dĂ©jĂ , ont Ă©tĂ© compilĂ©es Ă Saragosse par la jeunesse cathoÂ
lique en une brochure intitulée
La
voz de la Iglesia sobre el casa de Espaila,
il peut ĂȘtre
utile de rappeler la présentation systématique que Arbeloa fait des documents en question:
a) L'impact de
la
réaction des républicains face
Ă
l'Eglise.
Les Ă©vĂȘques dĂ©crivent dans plusieurs de leurs lettres, circulaires, pastorales, etc.,
sous les traits les plus sombres, la situation réservée
Ă
l'Eglise dans certaines régions
d'Espagne, au lendemain du soulĂšvement du
1 8
juillet: ils parlent de pillages, de vioÂ
lences, de persĂ©cution opiniĂątre contre des personnes et des biens, d'assassinats indiviÂ
duels et collectifs, de ruines et de destruction. Ils recourent aux insultes les plus dures Ă
l'encontre de ces persécuteurs, assimilés aux forces antifranquistes, et à l'encontre de leurs
agissements: «forces liguĂ©es de l'Enfer» (ArchevĂȘque de SĂ©ville), «bande de hors-la-loi»
(ArchevĂȘque de Saint-Jacques-de-Compostelle), «griffes oppressives de la RĂ©volution»
(ArchevĂȘque de Valence), «conglomĂ©rat d'athĂ©es, de francs-maçons, de juifs et d'ennemis
de Dieu et de l'Espagne» (ArchevĂȘque de Burgos), «ouragan de la rĂ©volution satanique»
(EvĂȘque de Madrid), «lutte de vie ou de mort contre le communisme internationaliste
sauvage» (EvĂȘque de Palencia), «l'attaque la plus terrible et la plus impie qu'ont vue les
siÚcles contre tout ce qui a une consonnance religieuse ou spirituelle» et «invasion de la
sauvagerie la plus sanguinaire et la plus barbare» (EvĂȘque de Calahorra), «une des forces
les plus terribles de l'AntĂ©christ» (EvĂȘque de Tuy) ...
Rien d'Ă©tonnant dĂšs lors si tous pensent, avec le cardinal de SĂ©ville, que celui qui
sympathisera «avec
ces
hordes ou dissimulera leurs crimes, est jugé».
b) L'exaltation
de la
gue"e contre la barbarie
Face
Ă
tout cela - le bien face au mal, Dieu face Ă Lucifer, l'esprit face
Ă
la maÂ
tiĂšre (EvĂȘque de Osma)-, les Ă©vĂȘques - tous ceux qui se trouvent dans la zone franquiste -
se complaisent
Ă
décrire la situation réconfortante dont jouit l'Eglise
Ă
cet endroit
(EvĂȘques de Vitoria et de Teruel); ils soulignent la gĂ©nĂ©rositĂ© de ceux qui sont morts pour
Dieu et pour l'Espagne, le courage et le patriotisme des forces qui, aux cÎtés de l'armée
salvatrice - «qui n'a pas son Ă©gale dans le monde» (EvĂȘque de Placencia) - luttent pour
dĂ©fendre la religion et la vie mĂȘme de la sociĂ©tĂ© espagnole. Les adjectifs les plus
sublimes, les attributs les plus parfaits jaillissent de leur plume: «entreprise épique et
providentielle» (ArchevĂȘque de Valence), «conflit de doctrines opposant la civilisation
chrétienne
Ă
la moscovite, l'esprit chrétien
Ă
l'esprit anticatholique et athĂ©e» (ArchevĂȘque
de Saragosse), «guerre religieuse et patriotique, d'un enjeu comparable
Ă
celle qui
commença
Ă
Covadonga pour s'achever dans les murs de Grenade» (ArchevĂȘque de Saint-
- 1 80 -
Jacques-de-Compostelle), «la lutte la plus épique, la plus grande et la plus
disproportionnĂ©e qu'ont vue les siĂšcles» (ArchevĂȘque de Burgos), «guerre d'indĂ©pendance»
(EvĂȘque de Teruel), «croisade patriotique et religieuse» (EvĂȘque de Tuy), «lutte
gigantesque de l'Espagne contre le communisme» (Administration apostolique de Ciudad
Rodrigo), cd'Ă©popĂ©e sublime plus grande que toutes les prĂ©cĂ©dentes» (EvĂȘque de
Plasencia), «la guerre la plus lĂ©gitime et la plus sainte» (EvĂȘque de TĂ©nĂ©rife) ...
Bref, les Ă©vĂȘques espagnols ont tout intĂ©rĂȘt
Ă
souligner le fait que la croisade
n'est pas une bataille de parti, un soulĂšvement militaire, une lutte politique, une guerre
sociale ou économique, mais bien «une guerre de principes», «une lutte religieuse», un
«conflit entre deux conceptions de la vie, l'une chrĂ©tienne et l'autre matĂ©rialiste et antiÂ
chrétienne, une guerre, en fin de compte, entre deux civilisations, ou mieux, entre une
civilisation et une anti-civilisation» (EvĂȘque de Tortosa, conseiller gĂ©nĂ©ral de l'Action
Catholique d'Espagne). Les «deux cités» de Saint Augustin s'affrontent dans cette terrible
guerre:
.
«La
victoire de l'Espagne authentique
sera
aussi celle de la civilisation occidentale couronnée par
la Croix. en ce tournant délicat de l'Histoire. comme en d'autres·temps la victoire de Lépante a été le bouclier
de l'Europe contre le Croissant,..
c)
Le Dieu des armées
En toute logique, les requĂȘtes Ă©piscopales s'achĂšvent en appelant la protection du
«Dieu des armées» sur les glorieux chefs de ce «Mouvement salvateur», afin d'atteindre
au «triomphe de la civilisation chrétienne», invitant tout
Ă
la fois
Ă
l'effort, au sacrifice,
Ă
la coopĂ©ration de toute nature et sans marchandage, exaltant dans le mĂȘme temps parmi
les fidĂšles la vie religieuse, principal fruit de l'Ăšre nouvelle
51
âą
âą
âą
âą
La
conclusion
Ă
laquelle
on
arrive aujourd'hui,
Ă
travers une lecture attentive et
dépassionnalisée,
Ă
plus de cinquante ans d'intervalle, est que la persécution brutale et
l'anticlĂ©ricalisme des premiers mois de la guerre ont sans doute rendu les Ă©vĂȘques espaÂ
gnols incapables de penser, de juger et de parler sereinement Mais le plus grave - comme
le signale Arbeloa - est que de tels écrits trahissent l'absence des problÚmes réels de la vie
espagnole, en mĂȘme temps qu'un Ă©loignement radical du peuple qui avait placĂ© sa
- 1 8 1 -
confiance dans le clergé; un sens excessif de la hiérarchie fondé sur un attachement à la
lettre aux textes pontificaux; une attitude revancharde pas toujours dissimulée à l'égard de
la rĂ©publique et ses conquĂȘtes laĂŻques; un engagement de fait aux cĂŽtĂ©s des forces rĂ©acÂ
tionnaires antirépublicaines; la peur, patente depuis l'implantation de la République, le
14 avril 193 1 , de perdre son statut économique et social ainsi que l'appui séculaire de
l'Ă©tat confessionnel, Ă l'initiative du Gouvernement; et cela va de soi, une ignorance flaÂ
grante du marxisme, ainsi que des doctrines et mouvements sociaux des deux derniers
siĂšcles 52.
Suivant l'exemple donnĂ© par les Ă©vĂȘques, on vit s'Ă©lever immĂ©diatement dans la
zone nationaliste des prĂȘtres et des religieux qui Ă©crivirent pour dĂ©fendre avec passion le
caractĂšre licite de la guerre et attaquer avec violence, parfois, ou avec ironie et des arguÂ
ments en tout genre les objections ou les jugements contraires des catholiques d'autres
pays, parfois frĂšres du mĂȘme ordre. Ce sont sans conteste les jĂ©suites et les dominicains
qui se sont distingués le plus dans cette tùche, et les revues
Razon
y
Fe
et
La Ciencia
Tomisra
qui ont été les tribunes les plus brillantes de l'époque. Sur la question, on
consultera avec le plus grand intĂ©rĂȘt le chapitre
Apolegeras
y
conrroversiras
Ă©crit par le
professeur Laboa, qui souligne le fait que dans ces Ă©crits, on voit apparaĂźtre trĂšs frĂ©Â
quemment, mĂȘme si on n'y insiste jamais, la franc-maçonnerie comme cause - principale
ou connexe - des maux existants. A ceux qui l'interrogeaient sur les causes de la guerre,
le pĂšre Ascunce rĂ©pondit que c'Ă©tait l'Espagne catholique qui se dressait contre la francÂ
maçonnerie. MenĂ©ndez-Reigada va jusqu'Ă accuser les francs-maçons d'ĂȘtre les instigateurs
de la médiation, c'est-à -dire de la tentative de mettre fin à la guerre par le biais du dialogue
et du compromis: «Telle est précisément, la consigne de la franc-maçonnerie
internationale, dont Maritain est l'instrument aveugle, une fois qu'elle s'est rendue
compte que la victoire lui échappait contre toute espérance» 53. Le cardinal Goma, dans
sa Pastorale
El casa de Espana.
aborde ce thĂšme au passage: «Les juifs et les francsÂ
maçons ont empoisonné l'ùme nationale avec des doctrines absurdes, avec des contes
tartares et mongols promus au rang de systÚme politique et social dans les sociétés
obscures menĂ©es par l'internationalisme sĂ©mite», l'Ă©vĂȘque de Cordoue, Adolfo PĂ©rez
Muiioz, en vient à affirmer que «le mouvement révolutionnaire a couvé dans l'union
trouble et la collusion maléfique avec la franc-maçonnerie et d'autres puissances
sataniques»54 et, comme nous l'avons vu prĂ©cĂ©demment, l'archevĂȘque de Burgos va
jusqu'à définir les ennemis de Franco comme un «conglomérat d'athées, de francs-maçons,
de juifs et d'ennemis de Dieu et de l'Espagne». De son cĂŽtĂ©. l'Ă©vĂȘque de Leon dĂ©nonçait
violemment, en 1936 déjà , le laïcisme «judéo-maçonnico-soviétique».
L'actuel Ă©vĂȘque Antonio Montero Moreno, a consacrĂ© en 196 1 , en guise
d'explication historique de l'anticléricalisme espagnol, toute une section de chapitre aux
activités maçonniques, section qu'il conclut en ces termes:
«Francs-maçons et libéraux progressistes. révolutionnaires et anticléricaux. s'ils ne sont pas à nos
yeux
des termes
absolument synonymes. sont
du
moins constamment liés par une étroite parenté»
55.
- 182 -
Mais si l'on met Ă part l'interprĂ©tation «maçonnique» de l'anticlĂ©ricalisme espaÂ
gnol avant et pendant la guerre civile, il est sans doute significatif de rappeler, en guise
de synthĂšse finale, les paroles de l'Ă©vĂȘque de Salamanque, D. Enrique Pla y Deniel:
«La
haine satanique qui se manifeste depuis plusieurs mois Ă travers l'incendie de tant d'Ă©glises et
qui, au cours de ces derniĂšres semaines,
dans
les villes dominées par les hordes communistes, a assouvi sa faim
dans
la mon de nombreux prĂȘtres sans dĂ©fense et ( ... ) a culminĂ© par l'attentat sacrilĂšge commis contre le
monument élevé ( ... ) au Cerro de los Angeles ( ... ). Si le blasphÚme est la confession de la divinité par ses
ennemis impuissants, les balles tirées sur la statue du Sacré-Coeur de Jésus sont l'extériorisation de la rage,
impuissante également, de ceux qui voudraient extirper de notre Espagne bien-aimée la semence de la foi et de
l'amour poné au Sacré-Coeur de Jésus
...âą 56.
Ce qui revient Ă dire que - comme le fait observer le professeur Alvarez Bolado
dans son analyse de la phénoménologie de l'implication guerre civile-Eglise -, pour les
Ă©vĂȘques espagnols, la barbarie qui s'est dĂ©chaĂźnĂ©e dans la zone rouge, Ă l'occasion de la
guerre civile, dans laquelle se manifeste une «haine satanique», est l'apogée du processus
de persĂ©cution amorcĂ© avec la victoire du Frente Popular en fĂ©vrier, mais dont les ferÂ
ments avaient été semés par les propagandes laïciste et communiste qui ont accompagné
dÚs ses débuts la période républicaine
57.
- 1 83 -
CLERGĂ SĂCULIER
DiocĂšse
Victimes
Oergé incorporé
diocĂšse 1936
Almerla......................................
65
Astorga ......................................
8
Avila .........................................
30
Badajoz.......................................
32
Barbastro ....................................
123
Barcelone....................................
279
Burgos .......................................
13
Cadix .........................................
5
Calahorra-La Calzada.....................
1
CarthagĂšne-Murcie........................
73
Ciudad Rea1.................................
97
Ciudad Rodrigo....... ............. ........
6
Cordoue......................................
84
Coria .........................................
1
Cuenca.......................................
109
GĂ©rone .......................................
194
Grenade ......................................
43
Guadix-Baza .............
. âą âą . . âą . . âą . . âą âą . . . âą . âą
22
Huesca .......................................
34
Ibiza ..........................................
2 1
Jaca ...........................................
2
Jaén...........................................
124
LĂ©on ..........................................
12
LĂ©rida.........................................
270
Lugo............................ ..............
4
Madrid-Alcala ....... ....... ....... .........
334
Malaga.......................................
1 15
Majorque .. :.................................
3
Minorque ....................................
39
Orihuela .....................................
54
Osma..... ....................................
4
Oviedo .......................................
140
Plasencia ....................................
25
200
389
3 1 7
140
1 .25 1
535
243
257
46 1
935
4 1 5
130
198
53
365
900
410
1 . 1 1 8
240
80
327
1 . 1 80
255
Pourcentage
de victime
32,0
7,7
10,0
87,8
22,3
1 3,6
39,9
32,6
23,6
20,7
10,3
16,9
1 7, 1
39,6
33,4
1 ,3
65,8
29,8
47,9
48,7
16,5
1 1 ,9
9,8
Salamanque
. . . . . . âą âą . . . . . . . . . . . . . âą . . . . . . . . . . .
Santander
. . âą . . . . . . . . . âą . . . . âą . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Saint-Jacques de Compostelle ........
.
Segorbe
. . . . . . . . . . . . . . . âą âą . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
SĂ©govie
. . . . . . . . . . . . . âą . âą . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
SĂ©ville
. . . . . . . . . . . âą . . . . . . âą . . . . . . . . . . . . . . . âą . . . .
SigĂŒenza
. . . . . . . . . . . . . . . âą . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Sion
. . âą . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Solsona
. . . . . . âą âą . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Tarazona
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . âą . . . . . . . . . . . . . .
Tarragone
. . âą . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Ténérife .....................................
.
Teruel .......................................
.
TolĂšde .......................................
.
Tortosa
. . . . . . . âą . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . âą . . . . . . .
Urgel ........................................
.
Valence
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . âą
Vich
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . âą . . . . . . .
Vitoria ......................................
.
Zamora ......................................
.
Saragosse
. . . . . . âą . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Non identifié ..............................
.
- 1 84 -
1
77
1
61
4
24
43
15
60
1
1 3 1
1
44
286
3 1 6
109
327
177
35
1
8 1
3
505
1 10
657
400
445
404
227
600
5 1 0
540
1 .200
652
2.075
8 1 9
1 5 ,2
55,4
3,6
10,7
1 3,4
32,4
19,3
47,6
6 1 ,9
20, 1
27,2
27, 1
1 ,6
9,3
Nombre total de prĂȘtres sĂ©culiers assassinĂ©s
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
.4. 1 84
- 1 85 -
RELIGIEUX
Famille religieuse
Victimes
Agustinos ..................
ïżœ . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
1 55
Benedictinos
. . âą . âą . . . âą . âą . . âą . âą . . . . âą âą . . . âą . âą . . . . . âą . . . . . . . . . . . . . . . . .
........... ......................
.
.
44
Camilos ....................................................... ....................................
13
Capuchinos .... ...... ....................... ................... ... ......... ..... ... ...............
94
Carrnelitas Calzados............................................................................
54
Carmelitas Descalzos ..... ..... ........... .................. ...... .......... ............ ....... . 91
Cartujos ...................... ................................................................
.
.
...
6
Cistercienses .................................................. ...................................
16
Claretianos...................................................................... ..................
259
Dominicos............................................................................ ............
132
Ermitanos . ...... ............... ..... ........ ........ ........ ... ..... ........... ...................
2
Escolapios ........... ..... ......... .......... ....... ..... ....... ..... ......... ... .................
204
Filipenses............................................... ..........................................
10
Franciscanos.................................................................... ..................
226
Gabrielistas .......................................................................... .............
48
Hermanos de la Caridad de la Santa Gruz.................................................
9
Hermanos Carmelitas de la Ensenanza . ........ .... ......... .... ... ........ ..... ..........
5
Hermanos Terciarios Carmelitas ............................................................
3
Hermanos de San Juan de Dios..............................................................
97
Herrnanos de La Salle....................................................... ............. ......
165
Hijos de la Sagrada Familia..................................................................
17
Jesuftas ........ ..... ...............................................................................
1 14
Jeronimos.........................................................................................
1
Marianistas ...................................................
.
...................................
15
Maristas (Padres) ................................................................................
7
Maristas (Hermanos). ..........................................................................
1 76
Mercedarios ... ....................................... .................... ..... ... ....... .... ......
36
Minimos ..........................................................................................
3
Misioneros dei Sagrado Corazon de Jesus ................................................
12
Sagrados Corazones de Jesus
y
Maria . ................
.
....... ............................
5
Sagrados Corazones (Picpus)
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . âą . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
14
Operarios Diocesanos . ........... ...... ...... ......... ...... ........................ ..... ......
28
Oblatos ........................................
.
..
.
................................................
29
- 1 86 -
Pasionistas........................................................................................
39
Paules ..............................................................................................
53
Redentoristas .....................................................................................
21
Recoletos de San Agustin
....................................... .......... .......... .........
8
Reparadores .......................................................................................
1
Salesianos.........................................................................................
93
San Pedro ad Vincula .... ...... ........ .... ..... ........ .... ...... ........ .... ....... ....... ...
9
Terciarios Capuchinos.........................................................................
30
Trinitarios Descalzos...........................................................................
2 1
TOTAL ........................................................ . 2.365
- 1 87 -
RELIGIEUSES
Famille religieuse
Victimes
Adoratrices ........................................................................................
26
Agustinas .........................................................................................
3
Ancianos DesaIJlparados.......................................................................
5
Angeles Custodios..............................................................................
1
Beatas Dominicas . ................... ...................................... ... ....... ... ..... ...
2
Bemardas deI Santisimo Sacramento.......................................................
1
Bemardas (Vallecas) ................................................................
.
...........
3
Calasancias de la Divina Pastora............................................................
1
Capuchinas ..................... .............. .... .................. ..... .............. ....... ....
20
Carmelitas Calzadas............................................................................
4
Carrnelitas Descalzas...........................................................................
5
Carmelitas de la Coridad ................. .............. ................... ....................
26
Celadoras deI Culto Eucarlstico.................................................... .........
1
Cisterienses.......................................................................................
1
Oaretianas ........................................................................................
1
Oarisas ............................................................................................
3
Comendadoras de Calatrava...................................................................
1
Companla Santa Teresa de Jesus............................................................
3
Concepcion Jeronima..........................................................................
2
Concepcionistas Franciscanas de San José ...............................................
10
Concepcionastas de El Pardo.................................................................
2
Damas Catequistas..............................................................................
2
Doctrineras........................................................................................
17
Dominicas de
la
Anunciata
........................ ........ ................................ ...
8
Dominicas de Montesion .............................. .................... ................ ...
2
Esclavas de la Inmaculada.....................................................................
1
Escolapias.........................................................................................
7
Franciscanas deI B uen Consejo..............................................................
1
Franciscanas de los Sangrados Corazones . ................ ............ ...................
2
Franciscanas de la Misericordia..............................................................
2
Franciscanas Clarisas de San Pascual......................................................
2
Franciscanas de Santa Oara .
.
..............
........ ........ ..... .............................
9
Hermanas de la
Caridad
de Nuestra Senora de la ...... ........... .............. ........
6
Herrnanas de la Coridad deI Sagrado Corazon de Jesus ................................
5
Herrnanas de San José ...................
................................................... ...
5
- 188 -
Hijas de la Caridad de San Vicente de Pau!...............................................
30
Hijas deI Inmaculado Corazon de Maria...................................................
3
Hijas de San José ..
... ...... .......... ........ ..... ................ .... .... ..... ................
1
Institucion Teresiana...........................................................................
1
Minimas de San Francisco de Paula ............................
.
..........................
9
Misioneras de la Inmaculada Concepcion.................................................
2
Misioneras de Santo Domingo ..... ............
.... ... .... ............. ..... ......... .......
4
Oblatas..... ........................................................................................
4
Reparadoras
.......................................................................................
6
Salesas .............................................................................................
7
Salesianas ..........
, .... ................ ... ... ........................ ....... ....... .......... ....
2
Siervas de Maria.................................................................................
4
Terciarias Capuchinas de la Divina Pastora........... ..........................
.........
4
Terciarias Franciscanas de la Divina Pastora.............................................
3
Terciarias Cannelitas DescaIzas .............................................................
3
Terciarias Franciscanas de la Purisima ....................................................
1
Terciarias Franciscanas de la Natividad de Nuestra Se-nora..........................
1
Trinitarias .........................................................................................
4
Trinitarias Descalzas .
..... ...... ...... ........... ........ .... ............... .... ...............
4
De Congregacion no identificada............................................................
1
NOMBRE TOTAL DE RELIGIEUSES ASSASSINEES...........................
283
(Source: A. Montero,
Historia de la persecuci6n religiosa en Espana, 1936-39.
Madrid, BAC,
1962.
NOTES
âą
Traduit de l'espagnol par Madeleine Frédéric (Université Libre de Bruxelles)
1
L'ouvrage qui analyse cette question de la maniĂšre la plus dĂ©taillĂ©e et la plus approfondie, mĂȘme
si c'est avec une approche idéologique aujourd'hui largement dépassée, est celui de Antonio
Montero Moreno,
Historia de la persecucion religiosa en Espana,
1 936-1939,
Madrid, bac,
1 96 1 .
2
Juan Ruiz Rico,
El papel poUtico de la Iglesia cat6lica en la Espana de Franco
(/936-1971),
Madrid, 197 1 , p. 22.
3
Montero,
op.cit,
p. 637.
4
Massot i Muntaner, J.,
L'Esglesia catalana entre la guerra
i
la postguerra,
Barcelone, 1978.
5
Montero,
op. cit.,
p. 762.
- 1 89 -
6
Juan Marra Laboa,
Iglesia
e
intolerancias:
La
guerra civil,
Madrid, Sociedad de Educaci6n
Atenas, 1987, p. 93. Au sujet de l'extennination du clergé, cf. le chapitre «Persecuci6n religiosa y
anticlerical,., oĂč sont reprises prĂšs de soixante Ă©tudes et monographies, dans JosĂ© M. Margenat
Peralta, «La Iglesia en la guerra civil de Espafia. Boletin bibliografico»,
Miscelanea Comillas
(Madrid), vol.
44
(juillet-décembre 1986), n085, pp. 523-555. Au total, les ouvrages repris sont
au nombre de 574.
.
7
José Maria Garcia Escudero,
Historia poUtica de las dos Espanas,
Madrid, 1976, vol. 3, p.
1 447.
8
Montero,
op. cit.,
pp. 769-883. Montero fournit en outre un «Catalogue des victimes
ecclésiastiques de la persécution religieuse» détaillé et complet. Cf. Appendice.
9
Alfonso Alvarez Bolado, «Guerra civil y universo religioso. Fenomenologfa de una implicaci6n
(1)
Primer semestre: 1 8 julio 1936-24 enero 1937,.
Miscetanea Cornil/as,
(Madrid), vol.
44,
n085
(juillet-décembre 1986), p. 250
\0
Laboa,
op. cit.,
p. 96.
I l
Alvarez Bolado,
op. cit.,
p. 25 1 .
12
Ibidem,
p. 252.
I3
Maragall, «Ah, Barcelona ... ,., cité dans Josep Benet,
Maragall i la Setmana TrĂ gica,
Barcelone,
Ed.
62, 1 965, p. 104.
14
S. de Madariaga,
Espaiia, Ensayo de historia contemporanea,
Madrid, 1979, pp. 41 9-420.
1 5
A propos de la Lettre Pastorale collective, cf. Margenat,
op. cit.,
pp. 550-55 1 , qui réunit
trente-cinq titres sur le sujet.
16
Francisco Peiro,
El problema religioso-social de EspaĂŻza,
Madrid, 1936, p. 16.
1 7 José Maria Garcia Escudero,
Historia poUtica de las dos EspaĂŻzas,
Madrid, 1976, vol. 3, p.
1 3 97.
18
A. de Castro Albarran,
Guerra Santa. El sentido de la guerra espaĂŻzola,
Burgos, 1938, p.
244.
19
Laboa,
op. cit.,
p. 74. Cf. aussi Juan Maria Laboa,
El integrismo, un talante limitado )'
exc/uyente,
Madrid, 1985.
20
Joan Connely Vllman,
La
Semana Tragica. Estudio sobre las causas socio-Ă©collomicas dei
antic/ericalismo en Espana
(/898-1912),
Barcelone, Ariel, 1972.
21
Ibid.,
p. 1 8 .
22
Ibid.,
p. 32.
23
Ibid.,
p. 586.
24
Laboa,
op. cit.,
p. 67
25
Vllman,
op. cit.,
p. 589.
26
Ibid.,
p. 590.
27
Ibid.,
p. 59 1 .
- 190 -
28
La
Revista Socialista,
nO 2 1 ( 1 er novembre 1903), cité par Victor M. Arbeloa,
Socialismo
y
anticlericalismo,
Madrid, Taurus, 1973, pp. 1 58- 159.
29
Victor M. Arbeloa,
La
Semana Tragica de la Iglesia en EspaiuJ (/93/),
Barcelone, Galba Ă©d.,
1976, p. I l .
30
Ibid.,
p. 1 7.
3 1
Montero,
op. cit.,
p. 25.
32
Un décompte méticuleux de ces destructions est donné, entre autres, dans J. Arraras,
Historia
de la
Segunda RepUblica espaiiola,
Madrid, 1956,
t l,
chap. 3;
Historia de la Cruzada Espaiiola,
Madrid,
Ed.
Espaiiolas, 1939- 1944, vol.
l,
1.3; Castro Albarran,
La
gran victima.
La
Iglesia
espanola, nuirtir
de
la revoluci6n roja,
Salamanque, 1940, pp. 52 et
ss.
33
Montero,
op. cit., pp.34-4 1 .
:w
Bernardino M . Hernando,
Delirios de Cruzada,
Madrid, 1977, p . 203.
3S
Victor M. Arbeloa, «Anticlericalismo
y
Guerra civil»,
Lumen,
24 (1976), pp. 162- 1 8 1 ; 254-
27 1 .
3 6 Francisco Rodriguez de Coro, «El obispo Omaechea
y
su Pastoral conjunta sobre el
nacionalismo vasco (1936»,
Eusko-lkaskuntza - Sociedad de Estudios Vascos
[San Sebastian],
4 (1984), p. 242.
37
En
raison de leur similitude avec la cause dĂ©fendue au cours des croisades historiques des XleÂ
XIIIe siÚcles, on a coutume de désigner sous le nom de Croisade ces guerres qui ont pour fin
derniÚre le salut et la délivrance.
38
Rodriguez de Coro,
op. cit.,
p. 245.
39
Vincente Palacio Atard, «Iglesia
y
Estado» dans
Diccionario de Historia Ecclesiastica de
Espana,
Madrid, 1972, 1.11, pp. 1 1 84- 1 1 85.
40
V. Carcel Orti, «La Iglesia en la Segunda Republica
y
en la gue rra civil (193 1 - 1 939)>>, dans
Historia de
la
Iglesia en EspaiuJ,
Madrid, 1979, vol. 5, pp. 365-366.
41
L 'Echo de Paris,
6 octobre 1936. [Nous n'avons pu consulter le texte original de
L'Echo de
Paris:
ce que nous proposons ici est donc la traduction de la version espagnole livrée par l'auteur
(n.d.l.t)].
42
Laboa,
op. cit.,
p. 1 1 8.
43
Rafael Abella,
La
vida cotidiana durante la Guerra Civil.
La
Espana nacional,
Barcelone, 1973,
p. I72.
44
Laboa,
op. cit.,
p. 1 1 9.
4S
Ibid.,
p. 127.
46
Ibid.,
pp. 128- 1 29.
47
Ibid.,
p. 194.
48
Ibid.,
p. 195.
49
Sur cette question, cf. Laboa,
op. cit.,
p. 195.
- 1 9 1 -
50
Cf. l'ouvrage déjà cité de Margenat P. Ralta qui reprend dans sa bibl iographie
574
ouvÂ
rages sur la question.
5 l
Victor M. Arbeloa, «Anticlericalismo
y
GueTTa civillO,
Lumen, 24 (1976),
pp.
163-165.
52
Ibid.,
p.
1 66.
53
Ignacio Menendez-Reigada, «Por qué rechazamos la mediaci6n» dans
La
Ciencia Tomista,
57 (1938),
p.
435.
54
Laboa,
op. cit.,
p.
207.
55
Montero,
op. cit.,
pp.
8-10.
56
Alvarez Bolado,
op. cit.,
pp
. 269-270.
57
Ibid.
EN GUISE DE CONCLUSION ...
par
Alain DIERKENS
Secrétaire de J'I.E.R.L.
n
Ă©tait, paraĂźt-il, du ressort du nouveau secrĂ©taire de l'Institut d'Etude des ReliÂ
gions et de la Laïcité de prononcer quelques mots de conclusion à l'issue de ce colloque
sur l'anticléricalisme. Faut-il le dire? Pour cette tùche ardue, voire impossible, je requiers
toute votre indulgence
( ... ) 1.
AnticlĂ©rical, anticlĂ©ricalisme, ces deux termes recouvrent bien des acceptions seÂ
lon qu'on les considÚre dans leur définition stricte ou par analogie, par extension. En tout
cas, l'anticléricalisme n'est ni anti-catholicisme ni, a fortiori, anti-religion ou athéisme;
il s'agit d'un systÚme basé sur l'opposition à l'influence du clergé dans les affaires
publiques ou, de façon plus générale, à toute attitude dogmatique, hiérarchique,
contraignante, adoptĂ©e par l'Eglise en ce qui concerne la vie publique (ou mĂȘme privĂ©e).
MĂȘme si le terme est, comme l'a montrĂ© Henri Piard, relativement rĂ©cent - le milieu ou
le troisiĂšme quart du
XIXe
siĂšcle - et mĂȘme si c'est dans la France des annĂ©es 1 870-
1880 que le concept a connu un éclat tout particulier, l'attitude anticléricale est corollaire
de l'existence d'une hiĂ©rarchie ecclĂ©siastique autoritaire. Robert Joly a, en introduction Ă
ce colloque, rappelé la fameuse lutte d'influence que se livrÚrent à la fin du
Ive
siĂšcle
Ambroise et Théodose et qui se solda finalement par le primat de la morale religieuse sur
la raison d'Etat.
A bien y réfléchir, l'anticléricalisme
stricto sensu
présuppose la possibilité ou la
volonté d'une distinction entre l'Eglise et l'Etat, que ce soit pour affirmer la domination
de l'Etat sur l'Eglise (ou inversĂ©ment) ou pour prĂŽner l'indĂ©pendance absolue de la reliÂ
gion par rapport à tout pouvoir, politique ou clérical. Or la distinction Eglise/Etat n'entre
véritablement dans les schémas de pensée ou les institutions en Occident qu'à partir du
milieu du XIe siÚcle, pour s'imposer dans les années 1200. Mais alors, dans le contexte
des luttes entre papauté et Empire pour
l'lmperium Mundi,
il ne pouvait s'agir de
suggérer l'indépendance ou la liberté du vécu religieux individuel. L'anticléricalisme du
moyen Ăąge doit donc ĂȘtre compris dans un sens plus large, celui du refus, total ou partiel,
des structures cléricales ou de la hiérarchie religieuse en place. Georges Despy a ainsi
montré que les «hérétiques» ou «cathares» dont nous parlent les textes conservés pour
nos régions avant 1300 sont, selon toute apparence, des grégorianistes, partisans des
nouveaux modÚles de morale diffusés par le Saint-SiÚge mais aussi partisans d'une
séparation des pouvoirs religieux et temporels qui sous-entende la suprématie de la
Religion. Rien de plus simple que de déclarer hérétiques des opposants internes ou des
contestataires, mĂȘme si la contestation ne porte pas sur le dogme ou les articles de foi,
- 194 -
mais bien sur les structures en place et sur le clergé.
Erasme, Rabelais, anticlĂ©ricaux? Anti-monastiques et anti-ultramontains assuÂ
rément mais, nous
a
montré Franz Bierlaire, parfois aussi adversaires des institutions
elles-mĂȘmes quand elles constituent des entraves Ă la foi individuelle, Ă la piĂ©tĂ©, Ă la praÂ
tique de ce qu'ils considÚrent comme un 4<bon» christianisme. Une fois encore, il s'agit
plus d'un mouvement de contestation interne au christianisme dont un clergĂ© indigne disÂ
simule parfois les vraies valeurs.
La
Devotio moderna,
puis les mouvements de réforme
protestants ont cependant donnĂ© Ă cette opposition un aspect neuf, qui conduira notamÂ
ment au puritanisme de l'Angleterre du
XVIe
siÚcle, évoqué par Hugh Boudin.
Ce
mouÂ
vement radical de purification de l'Eglise par le perfectionnement individuel, hors des
structures ecclĂ©siastiques voire contre elles quand, comme c'est le cas de l'Ă©glise angliÂ
cane, elles sont étroitement liées au pouvoir politique, met en exergue l'éthique et la
piété, mais aussi l'indépendance de l'Eglise par rapport à l'Etat sans pour autant prÎner
l'assujettissement de celui-ci Ă celle-lĂ .
C'est Ă©videmment la recherche individuelle de perfection, la soif d'Absolu qui
conduit un Uriel
da
Costa Ă rejeter en bloc le catholicisme, fausse religion qui conduit au
désespoir. Henry Méchoulan
a
montré comment Uriel dépasse ensuite cet anticléricalisme
anti-catholique (qui est surtout un anti-catholicisme) pour en arriver à un anti-cléricalisme
anti-juif. Quel contraste avec la sérénité d'un Spinoza pour qui la religion vraie, celle du
culte des vertus, se doit d'ĂȘtre totalement dĂ©gagĂ©e de l'emprise de prĂȘtres corrompus ou
mĂȘme, plus gĂ©nĂ©ralement, du pouvoir du clergĂ©.
La
pratique de la justice et de l'amour du
prochain, le culte de l'Etre SuprĂȘme, se passe de tout prĂȘtre et de tout clergĂ©; au delĂ du
fanatisme, dans un esprit de tolérance et de liberté, l'anticléricalisme radical de Spinoza
implique l'éradication complÚte du clergé.
La
religion est affaire humaine et non affaire d'Etat. L'Etat peut surveiller, rĂ©Â
glementer, rationaliser les structures extérieures de la religion mais pas le fondement ou
la
morale de celle-ci. C'est
dans
cette optique qu'il convient de placer le despotisme éclairé
et l'action de Joseph
n
ou de Patrice-François de NĂ©ny, dont nous a entretenu Bruno BerÂ
nard. C'est ainsi aussi qu'il faudrait interpréter ce qu' Hervé Hasquin a appelé
l'anticléricalisme économique du
xvme
siÚcle, c'est-à -dire la série de mesures proposées
(et parfois prises) au cours du
XVIne
siÚcle pour insérer les pouvoirs économiques de
l'Eglise dans des structures plus rationnelles et plus fonctionnelles, plus favorables en
tout
cas
Ă la puissance de l'Etat: suppression des dĂźmes, suppression des abbayes et couÂ
vents 4<inutiles», opposition au cĂ©libat des prĂȘtres, nationalisation et vente des biens
religieux, législation favorable au divorce, déplacement du moment de la célébration de
certaines fĂȘtes religieuses, rĂ©organisation des paroisses, etc. Autant de mesures qui font
dĂ©libĂ©rĂ©ment fi d'aspects spĂ©cifiques et constitutifs du catholicisme et qui sacrifient cerÂ
taines structures ecclĂ©siastiques essentielles sans s'en prendre Ă la foi ou Ă la piĂ©tĂ© indiviÂ
duelle.
- 195 -
Ces thÚmes - et d'autres - réapparaissent bien sûr dans les régimes politiques
issus de la Révolution française et, comme l'a souligné Lode Preneel, dans nos régions
pendant la «domination» française: anti-monachisme chez Cornelissen, hostilité face au
fanatisme et à la superstition enseignés à l'Université de Louvain chez van Meenen,
arguments anticlĂ©ricaux les plus durs dans les discours officiels prononcĂ©s lors des fĂȘtes
révolutionnaires. C'est à ces sources qu'ont puisé les anticléricaux du XIXe siÚcle, en
particulier les libéraux belges du second quart du XIXe siÚcle.
L'Ă©vocation par Georges Weill de la toujours brĂ»lante affaire Mortara a permis Ă
la fois de mettre en évidence une question caractéristique de l'influence du clergé dans la
vie quotidienne et de brosser un tableau du cléricalisme (et de l'anticléricalisme) dans
l'Italie et la France du XIXe siÚcle: l'importance de l'affaire Mortara dans l'essor des idées
anticléricales avait déjà été soulignée par Henri PIard mais elle a reçu ici une illustration
minutieuse.
L'examen de l'anticléricalisme de la Belgique du siÚcle dernier dans ses aspects
libéraux et socialistes, respectivement par André Miroir et Jean Puissant, a débouché sur
deux constatations quelque peu iconoclastes et assurĂ©ment complĂ©mentaires. AndrĂ© MiÂ
roir
a
en effet insistĂ© sur deux formes, chronologiques et sociales, d'anticlĂ©ricalisme libĂ©Â
ral:
une facette modérée dÚs les années 1 845 insistant sur l'indépendance du pouvoir civil,
une facette «progressiste» dans les années 1 860- 1 870 revendiquant la séparation de
l'Eglise et de l'Etat Quant Ă Jean Puissant, il a montrĂ© qu'Ă cĂŽtĂ© d'un anticlĂ©ricalisme inÂ
tellectuel puisant ses racines dans les LumiĂšres du XVIIIe siĂšcle, existe aussi un anticlĂ©Â
ricalisme populaire, viscéral, aux origines paysannes et ouvriÚres et aux manifestations
extérieures particuliÚrement virulentes.
C'est délibérement que le bureau de l'I.E.R.L. n'a pas voulu insister sur
l'actualité de l'anticléricalisme, notamment à partir des retombées du concile Vatican
TI
ou
des positions prises par le pape Jean-Paul
TI;
ces questions pourraient (et devraient) faire
l'objet d'un autre colloque ... Un seul exposĂ© donc sur le XXe siĂšcle, mais sur un Ă©vĂ©neÂ
ment majeur: la guerre civile en Espagne, tantÎt conçue comme défense des libertés et des
idées libérales, tantÎt ressentie comme sainte croisade. José Ferrer Benimelli en a montré
certaines formes extrĂȘmes d'anticlĂ©ricalisme. PersĂ©cutions, destructions, profanations,
mutilations: tout ceci force Ă mĂ©diter ... mĂȘme s'il s'agit du premier Ă©clat d'un
anticléricalisme plus subtil, complexe et touchant à l'essentiel.
Quant à la communication d'Anne Morelli sur la caricature anticléricale aux
XIXe et XXe siĂšcles, elle m'a personnellement ravi, Ă la fois comme amateur de bandes
dessinées et comme partisan inconditionnel de l'utilisation de l'iconographie comme
source historique à part entiÚre. Anne Morelli a ainsi esquissé les jalons méthodologiques
d'une telle étude puis illustré avec éloquence la plupart des thÚmes anticléricaux qui sous-
- 196 -
tendaient certains exposés précédents, plus austÚres.
L'anticlĂ©ricalisme est, en soi, un thĂšme intĂ©ressant qui valait bien qu'on s'y atÂ
tarde, qu'on en étudie certains aspects, qu'on lui consacre deux journées d'études. Mais si
le Bureau de l'I.E.R.L. a retenu ce thĂšme, c'est aussi en pensant
Ă
Robert Joly, dont c'est
un sujet de prédilection. Robert Joly qui, aprÚs Jean H?-dot, a présidé aux destinées de
l'Institut. Robert Joly que nous désirions remercier et
Ă
qui nous voulions rendre homÂ
mage en lui offrant, un peu
Ă
son insu, un colloque qui puisse lui plaire et l'intéresser et
dont les Actes lui soient dédiés.
NOTE
1
Les quelques lignes qui suivent reprennent, sous une forme
Ă
peine modifiée, les conclusions
prononcées (improvisées, devrait-on dire) pour clÎturer le colloque; elles ont dÚs lors un caractÚre
de circonstance dont on voudra bien se souvenir en les lisant. Qu'il me soit permis de faire Ă©tat ici
du travail considérable réalisé par Neva Baudoux pour l'organisation du colloque; je la remercie
de tout cĆur.
TABLE
DES
MATIĂRES
Robert Joly
5
Présentation
7
Au-delà et en deçà . par Robert Joly
I l
Anticlérical. anticléricalisme : évolution de ces tennes.
par Henri PIard
15
Hérétiques ou anticléricaux ? Les "cathares" dans nos régions avant
1300.
par Georges Despy
23
Erasme et Rabelais : d'un anticléricalisme l'autre ?
par Franz Bierlaire
35
L'anticléricalisme puritain : un paradoxe ?
par Hugh R. Boudin
47
L'anticléricalisme d'Uri el da Costa et de Spinoza face à l'orthodoxie.
par Henry MĂ©choulan
57
"Variations sur un thĂšme" dans l'historiographie belge des XIXe et XXe siĂšcles :
l'anticléricalisme de Patrice-François de
N
eny
(1716-1784).
par Bruno Bemard
73
L'anticléricalisme économique au XVille siÚcle à propos du monachisme et
de la dĂźme.
par Hervé Hasquin
87
L'affaire Mortara et l'anticléricalisme en Europe à l'époque du Risorgimento.
par Georges J. Weill
103
Démocratie. socialisme. anticléricalisme. et inversement.
par Jean Puissant
135
La
caricature anticléricale en Belgique aux XIXe
et XXe siÚcles. Une continuité ?
par Anne Morelli
149
L'anticléricalisme pendant la guerre civile d'Espagne.
par José A. Ferrer Benimeli
163
En guise de conclusion
. . . âą
par Alain Dierkens
193
Imprimerie E. Guyot,
s.a.,
1080 Bruxelles
Td. (02) 523 95
43
TĂ©lex : 24241
Table des matiĂšres
Robert
Présentation
Au-delĂ et en
par Robert
Anticlérical, anticlé ricalisme: évolution de ces termes, par Henri Piard
Hérétiques ou anticléricaux? Les « Cathares» dans nos régions avant 1 300,
par
Erasme et Rabelais: d'un anticléricalisme l'autre ? , par Franz Bierlaire
L'anticléricalisme puritain : un paradoxe ?,
Hugh R. Boudin
L'anticléricalisme d'Uriel da Costa et de Spinoza face à l'orthodoxie,
par
MĂ©choulan
«Variations sur un thÚme» dans l'historiographie belge des XIXe et XXe siÚcles :
l'anticléricalisme de
de
( 1 7 1 6-1 784) , par Bruno Bernard
L'anticléricalisme économique au XVIW siÚcle à propos du monachisme et de la dßme,
Hervé Hasquin
L'affaire Mortara et l'anticléricalisme en Europe à l'époq ue du Risorgimento,
J. Weil l
Démocratie, socialisme, anticléricalisme, et inversement, p a r Jean Puissant
La caricature anticléricale en Belgique aux XIXe et Xxe siÚcles. Une continuité ?,
par Anne Morelli
L'anticléricalisme pendant la
civile
José A. Ferrer Benimeli
En guise de conclusion ... , par Alain Dierkens
ISBN 2-8004-0961-4
.. 1
! 1
1
1
9
'409610
couverture J C . Geluck/T. Suykens
1
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2
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