Explosion urbaine et maîtrise de la croissance des grandes agglomérations
marocaines : le cas de la capitale
Abdellatif FADLOULLAH
, Université de Rabat, Maroc
A
U COURS DU SIÈCLE DERNIER
, la Maroc a été le théâtre d’une urbanisation explosive, d’origine
démographique essentiellement. Au tournant de la décennie 90, le taux d’urbanisation a dépassé les
50 %. A l’occasion de chaque recensement, on découvre l’ampleur de l’accroissement des grandes
agglomérations qui concentrent le gros de la population urbaine du pays et dont la maîtrise et la
gestion posent des problèmes aigus, sans cesse plus complexes, pour la plupart insolubles au vu de la
stratégie mise en œuvre et des moyens mobilisés. La quasi totalité de ces organismes urbains, de plus
en plus gigantesques, se trouve dans l’impasse. Le piège de l’urbanisation incontrôlée et sélective se
referme de plus en plus sur elles.
Une telle situation est entrevue à travers le cas tout à fait éloquent et significatif de la capitale, où
les contradictions et dysfonctionnements de l’espace sont profondes, doublées d’inégalités sociales
patentes.
L
’AMPLEUR DE L’URBANISATION AU MAROC
Ancienneté et récence du phénomène urbain
Le fait urbain est un phénomène à la fois ancien et nouveau au Maroc, comme cela est d’ailleurs le cas
tout autour de la Méditerranée. Si les comptoirs et établissements antiques, assez peu nombreux et en
bonne partie éphémères, ne se présentent plus que sous forme de vestiges isolés et quasi complètement
désertés, n’ayant plus qu’une valeur historique et touristique, la présence arabo‑musulmane (le Maroc
n’ayant pas fait partie de l’empire ottoman) y a fondé, treize siècles durant, un ensemble assez étoffé
de cités, dont la plupart ont réussi à se développer et à prospérer, parmi lesquelles plusieurs, fort
prestigieuses, sont devenues de grandes capitales nationales ou régionales et des foyers culturels et
patrimoniaux de renommée mondiale (Fès, Marrakech, Rabat, Tanger, Meknès…).
La colonisation franco‑espagnole, au début du 20
e
siècle, donna à l’urbanisation du Maroc un
élan tout à fait formidable, obéissant à des principes nouveaux et usant de moyens et d’outils sans
précédent, ce qui a entraîné la création d’un ensemble de villes nouvelles à côté des cités existantes
(médinas), ainsi que de nombreux centres plus au moins importants, générés par les besoins de
l’occupation militaire, l’encadrement administratif et l’économie coloniale extractive fort diversifiée
(exploitation minière, colonisation agricole avec irrigation le plus souvent, activités portuaire et
commerciale, tourisme, etc.).
Ainsi, en moins de cinq décennies (1912‑1956) le nombre de centres urbains a plus que triplé
(d’une trentaine à près de cent) et l’effectif de leurs résidents, marocains et étrangers, a été multiplié
par près de 7 (de 0,4 à 3 millions environ) avec la formation d’agglomérations de grande taille
(notamment Casablanca, Rabat‑Salé, Fès, Marrakech…).
Cette dynamique urbaine soutenue, engendrée par la colonisation, s’accentua encore plus après
l’indépendance, avec l’intensification de l’immigration d’origine rurale et la persistance d’une fécondité
élevée en ville, le tout provoquant l’émergence d’une multitude de centres à travers tout le territoire
national, l’étoffement rapide de la hiérarchie urbaine, ainsi que le gonflement démographique, l’étalement
démesuré et l’éclatement manifeste du tissu de plusieurs agglomérations, dont certaines sont devenues de
véritables mégapoles. Au total, au cours du demi‑siècle écoulé depuis l’indépendance, l’effectif des centres
a pratiquement quadruplé et la masse des urbains a presque sextuplé, atteignant quelque 17 millions
aujourd’hui, ce qui porte leur poids à près de 3/5 dans la population totale du pays, contre à peine 1/4
au moment de l’indépendance et moins de 1/10 à l’arrivée de l’occupant franco‑espagnol.
Tableau 1 : Évolution de la population urbaine du Maroc
Recensements
Population
totale (PT)
(millions)
Population
urbaine (PU)
(millions)
PU/PT
(en %)
1912*
5,0
0,4
8
1936
7
1,4
2
1952
9,1
2,4
26
1960
11,6
3,4
29
1971
15,4
5,4
35
1982
20,4
8,7
43
1994
26,1
13,4
51
2004
29,9
16,5
55
* estimation
La tendance au gigantisme urbain
Le résultat le plus spectaculaire de cette urbanisation fougueuse est incontestablement la formation
de grandes agglomérations tentaculaires qui concentrent le gros de la population urbaine. Alors
qu’un siècle plus tôt, aucune des trente villes existantes n’atteignait les 100 000 âmes, aujourd’hui
un nombre équivalent d’agglomérations dépasse cet effectif, habitées par 12,5 millions de personnes,
englobant ainsi près de 3/4 de tous les urbains du pays et plus de 2/5 de sa population totale.
Parmi ces grandes agglomérations, trois dépassent actuellement le million d’habitants, à savoir les
deux conurbations de Casablanca – Mohammadia (plus de 3 millions) et de Rabat – Salé (1,7 million),
ainsi que la vieille capitale du Maroc, Fès (autour de 1 million). A elles seules, ces trois concentrations
humaines, totalisent 6 millions d’âmes, soit 48 % de l’ensemble de la population des grandes villes du
pays (plus de 100 000 habitants) et 35 % de sa population urbaine totale. Si on leur ajoute les quatre
agglomérations peuplées de 0,5 à 1 million de personnes (Marrakech, Agadir, Tanger et Meknès) et
dont la population totale approche les trois millions, on conclut que plus de la moitié des citadins
marocains (53 %) vivent dans de grands organismes urbains, dépassant le demi‑million de résidents.
Au total, les grandes villes marocaines ont ainsi augmenté de quelque 300 000 personnes en
moyenne, chaque année, entre 1960 et 2004. Cette moyenne a atteint son maximum entre 1982
et 1994, avec 390 000, pour se réduire quelque peu au cours de la dernière décennie, avec 306 000
nouveaux résidents.
Tableau 2 : Évolution de la hiérarchie urbaine du Maroc selon la masse
démographique
(population en 1 000 hab.)
Catégories
d’agglomérations
1960*
1971*
1982*
1994*
2004*
2005**
2010**
plus de 1 million
1 013
1 601
2 302
4 274
4 908
596
6 450
0,5 ‑ 1 M
‑
545
1 895
2 479
3 756
2 885
330
0,2 ‑ 0,5 M
787
936
1 738
1 876
1 759
182
2 450
0,1 ‑ 0,2 M
579
894
421
1 089
1 669
1 797
1 900
Total
2 379
3 976
6 356
9 718
12 092
124 44
14 100
% dans pop. urbaine
70,2
73,5
72,8
72,5
73,4
74,1
76,2
% dans pop. totale
20,5
25,9
31,1
37,3
4,5
41,1
43,4
* Recensement ** Estimation
Cette explosion démographique continue, entraînant la massification rapide de l’effectif
des urbains et leur concentration, de plus en plus confirmée dans les grandes villes, a eu pour
conséquences évidentes l’intensification du mouvement de construction avec, comme corollaire,
l’exacerbation illimitée de la spéculation foncière, tant dans les périphéries urbaines que dans
les quartiers centraux. Et comme le gros de cette croissance urbaine s’est passé en dehors de
toute planification, souvent en l’absence d’instances de gestion efficaces et sans réelle capacité
de maîtrise et de contrôle, tant de la part de l’État que celle des autorités locales, le produit
urbain obtenu présente plusieurs aspects d’improvisé, de bricolé et d’inachevé, d’un côté, et
souvent d’innombrables formes de déficience et de dysfonctionnement, de l’autre. Ceci explique
pourquoi la quasi totalité des villes marocaines, petites, moyennes et grandes, demeurent durement
confrontées à de sérieux problèmes de vie et de gestion quotidiennes, ce qui risque d’hypothéquer
durablement leur avenir.
Il est évidemment hors de question d’analyser ces problèmes et, encore moins, d’estimer leurs
impacts futur, pour l’ensemble des grandes agglomérations urbaines marocaines qui, certes, présentent
de multiples aspects de ressemblance, tout en se distinguant amplement l’une de l’autre, en fonction
de leur taille, leur histoire migratoire, leur ambiance régionale, leurs fonctions économiques et
socioculturelles tant actuelles que passées, la nature de leurs élites, leur degré d’insertion dans la
modernité, etc.
Nous tenterons de faire cette approche à travers le cas particulièrement éloquent et, à plusieurs égards,
fort édifiant, de la grande conurbation de Rabat‑Salé, afin de voir succinctement comment les pouvoirs
publics au Maroc, tout aussi bien sous le régime colonial que depuis l’indépendance, ont traité la
question urbaine dans ses dimensions d’urgence et conçoivent la notion de développement urbain.
G
ENÈSE ET MAÎTRISE DE CROISSANCE URBAINE DE LA CAPITALE DU MAROC
Un modèle d’urbanisation élitiste
Jusqu’au début du 20
e
siècle , l’espace marocain était articulé autour de ses deux grandes capitales
traditionnelles (Fès et Marrakech, avec temporairement Meknès), situées à l’intérieur des terres. Le
système colonial français déplaça brutalement le centre de gravité socio‑économique du pays vers
la côte atlantique, en implantant l’appareil de direction et d’exploitation économique à Casablanca
(avec l’aménagement d’un grand port), d’un côté, et le siège de commandement politique,
administratif et militaire à Rabat, de l’autre, séparation fonctionnelle qui représente une situation
originale et fort rare à travers le monde.
En considérant la période couvrant le siècle écoulé, on peut reconnaître cinq grands facteurs,
d’importance déterminante, qui ont profondément conditionné l’évolution urbaine, économique
et socioculturelle de Rabat‑Salé : la séparation très nette entre capitale économique et capitale
administrative, tout en maintenant une certaine proximité entre elles (distantes de quelque
85 km à l’origine) ; la permanence d’un pouvoir politique et administratif fortement centralisé,
ayant prévalu aussi bien pendant la période coloniale (Lyautey) qu’après l’indépendance
(Hassan II) ; l’influence bien marquée des données du milieu naturel, tant morphologiques que
pédologiques ; les particularités foncières caractérisant les différents secteurs de l’aire urbanisable ;
les différences de conditions socio‑économiques qui ont présidé à la formation de chacune des
composants spatiales de la conurbation et de ses rapports avec son arrière‑pays régional et le
territoire national.
Ainsi, l’éloignement de l’activité industrielle et portuaire vers Casablanca au sud et Qnitra au
nord, permit de garder à Rabat la seule fonction de capitale administrative et militaire de l’une
des plus importantes colonies françaises, gérée de manière très centralisée par le maréchal‑résident
général Lyautey (jusqu’en 1925) puis par ses successeurs. Ce mode, voire même ce modèle, de
gouvernement central, instauré par la colonisation et fortement renforcé et affiné après la fin de
celle‑ci, conditionna très tôt, et de manière durable, la nature de la base économique de la capitale,
la structure d’ensemble de la formation socioprofessionnelle qu’elle abrite, ainsi que les formes de
croissance urbaine dominantes qui la composent.
En effet, Rabat a toujours été et demeure la ville des fonctionnaires par excellence, générés par
un appareil étatique extrêmement étoffé, partout pléthorique, constitué d’un éventail fortement
hiérarchisé et grandement élargi de commis de l’État, où on distinguait, autrefois, les patrons
de l’administration et les haut gradés de l’armée coloniales, et où l’on reconnaît aujourd’hui les
membres de la famille régnante, les notables des nombreux gouvernements qui se sont succédés au
cours du demi‑siècle écoulé depuis l’indépendance, la plupart des officiers de l’armée marocaine, les
nombreux membres d’un parlement à deux chambres, les directeurs des multiples offices et agences
spécialisés de compétence nationale…
A ceux‑là s’ajoutent, bien sûr, les membres des autorités locales, provinciales et régionales de Rabat,
de Salé et de Tmara, mais aussi les gouverneurs et hauts fonctionnaires des différentes provinces
et régions du Maroc qui, en raison des mouvements administratifs, plus au moins fréquents et
impromptus, dont ils font l’objet, veillent à garder une attache solide avec la capitale, en y possédant
une demeure, et ce pour trois raisons principales : rester proches du pouvoir central et présents aux
yeux de ses détenteurs ; utiliser le logement de manière intermittente, au cours des nombreuses
missions de service effectuées dans la capitale où, en outre, les enfants peuvent aller à l’école (souvent
de la mission française) ou à l’université.
Autour de ce beau monde, gravite toute une foule de protégés, de courtiers et d’intermédiaires,
dont l’influence est souvent étendue, qui s’activent au service des hommes de pouvoir ou dans
diverses opérations d’intercession auprès d’eux.
Par ailleurs, la capitale abrite de très nombreuses missions diplomatiques, commerciales ou culturelles,
ainsi que des représentations internationales et des organisations non gouvernementales étrangères.
Elle est aussi le siège de l’université moderne la plus ancienne et la plus étoffée du pays, des
grands hôpitaux spécialisés, des organisations politiques et syndicales, ainsi que des ordres
professionnels nationaux.
Il va sans dire que l’ensemble de cette « aristocratie administrative » fort composite bénéficie d’un
pouvoir d’achat élevé, ce qui justifie l’implantation de professions libérales de qualité et de services
privés de haut niveau, dans tous les domaines, ainsi que de commerces de prestige dont l’effectif se
multiplie rapidement.
L’énorme masse monétaire découlant des salaires de l’administration publique (Rabat concentrant
15 % des fonctionnaires du Maroc pour 2 % de sa population), des entreprises privées et des
organisations étrangères, fait que Rabat est la second place bancaire du Maroc après Casablanca, ce
puissant pôle industriel, portuaire et commercial.
En dessous de cette élite aisée, fort diversifiée, la pyramide sociale est bien fournie, comportant des
classes moyennes de plus en plus élargies qui s’appuient également sur l’administration publique, la
panoplie des professions libérales et du négoce, le tout dominant la masse des petits fonctionnaires
et les personnes qui s’occupent des activités de commerce et de services banals, sans oublier la foule
des chômeurs de toutes catégories, diplômés ou non.
Une immigration intense tous azimuts
La formation sociale fort hétéroclite, présentée plus haut, est le résultat d’une immigration
massive, issue de toutes les régions du pays, qui s’est déclenchée subitement avec l’occupation
coloniale, celle‑ci ayant créé un puissant appel à l’emploi dans les multiples chantiers de
construction ouverts dans la nouvelle capitale, dans l’administration, l’armée et les divers secteurs
de l’économie moderne.
Les flux migratoires ainsi déclenchés ont amené, comme dans toutes les villes du pays, des masses
de ruraux, provenant pratiquement de toutes les régions marocaines, même si le gros des migrants
est issu des contrées septentrionales du pays, sachant que Casablanca a puisé plus abondamment
dans les régions méridionales. Toutefois, à l’instar de cette dernière métropole, Rabat a reçu de
très importants contingents d’immigrés d’origine urbaine. C’est que le gros de la bourgeoisie
commerçante des villes traditionnelles a, très tôt, migrée vers la capitale économique, alors que l’élite
intellectuelle est administrative de ces villes s’est installée à Rabat, notamment après l’indépendance,
s’accaparant ainsi les fonctions du nouvel État marocain.
Jusqu’à l’indépendance, c’est Rabat qui a reçu le gros de l’immigration. Avec la saturation
progressive de la Médina de la capitale et le contrôle de ses bidonvilles, la majeure partie des immigrés
se déversait sur la ville de Salé au nord (rive droite du fleuve), tout en provoquant l’émergence du
centre de Tmara, au sud.
Quoi qu’il en soit, cette immigration sélective d’origine urbaine, mais surtout celle de masse
d’origine rurale, ont longtemps maintenu une fécondité élevée. Ainsi, immigration et croît naturel
ont entraîné la multiplication rapide de l’effectif des résidents qui a plus que quintuplé au cours
de la période coloniale, passant de quelque 46 000 en 1912 à plus de 240 000 en 1956. Depuis
cette date jusqu’aujourd’hui, le volume de population a été multiplié par 7, étant de l’ordre de
1,66 million.
On ne manquera pas de souligner que le poids démographique des trois grandes composantes de
la conurbation du Bou Ragrag a très sensiblement changé au cours des décennies, avec une chute de
plus en plus marquée de Rabat par rapport à Salé et Tmara, ces deux dernières agglomérations ayant
supporté le gros du croît démographique. Désormais, Salé concentre la moitié de la population de
la conurbation, contre un tiers seulement à Rabat.
Tableau 3 : Évolution du volume de population et du poids démographique des composantes
spatiales de la conurbation de Rabat-Salé (chiffres arrondis)
Date
Rabat
Salé
Tmara
Conurbation
Effectif
Poids (en %)
Effectif
Poids (en %)
Effectif
Poids (en %)
1912*
27 000
58,7
19 000
41,3
‑
‑
46 000
1936
83 000
72,2
32 000
27,8
‑
‑
115 000
1952
156 000
76,8
47 000
23,2
‑
‑
203 000
1960
231 000
74,3
77 000
24,6
3 000
1,0
311 000
1971
375 000
68,8
159 000
29,2
11 000
2,0
545 000
1982
526 000
57,3
328 000
35,7
64 000
7,0
918 000
1994
624 000
46,7
580 000
43,4
133 000
9,9
1 337 000
2004
628 000
38,7
761 000
46,9
235 000
14,5
1 624 000
2005*
627 000
37,9
780 000
47,1
248 000
15,0
1 655 000
2010*
620 000
34,4
870 000
48,3
310 000
17,2
1 800 000
*Estimation
En effet, Rabat qui a reçu les 4/5 du croît démographique de la conurbation au cours de la période
coloniale et encore plus des 3/5 pendant la décennie 60, n’en a accueilli que 23 % entre 1982 et
1994 et pratiquement rien pendant la décennie suivante, lorsque les 2/3 de ce croît ont pesé sur
Salé et le 1/3 restant sur Tmara.
Tableau 4- Répartition du croît démographique entre les composantes spatiales de la
conurbation
de Rabat-Salé (chiffres arrondis)
Périodes
Rabat
Salé
Tmara
Conurbation
Croît
Part (en %)
Croît
Part (en %)
Croît
Part (en %)
1960‑71
144 000
61,5
82 000
35,1
8 000
3,4
234 000
1971‑82
151 000
40,5
169 000
45,3
53 000
14,2
373 000
1982‑94
98 000
23,4
252 000
60,1
69 000
16,5
419 000
1994‑04
4 000
1,4
181 000
63,1
102 000
35,5
287 000
1960‑04
397 000
30,2
684 000
52,1
232 000
17,7
1 313 000
L
A CONTINUITÉ DANS LE CHANGEMENT
Les contradictions de la ville coloniale
Dès l’établissement du régime du protectorat, les Français ont procédé à la construction de leur
propre ville. A l’inverse à ce qui s’est passé dans le reste de l’Afrique du Nord, où les colons français se
sont établis à proximité de la ville indigène et souvent même à l’intérieur de celle‑ci, en s’accaparant
de larges étendues de la cité intra‑muros, les établissements urbains français au Maroc ont été créés
à l’écart, et parfois à grande distance (comme à Fès ou Marrakech notamment) de la médina. Cela
obéissait au fameux principe de « la séparation des communautés », prôné par le résident général
Lyautey, voulant ainsi éviter de répéter les expériences algérienne et tunisienne où l’habitat colonial
s’est collé et même mêlé à l’habitat indigène, avec tout ce que cela comportait comme risques
quotidiens de friction, de confrontation ou de contamination pathologique.
Cette sacro‑sainte règle ségrégationniste fut poussée à l’extrême et savamment appliquée dans
le processus d’urbanisation qui a concerné les rives de l’estuaire du Bou Ragrag, car au‑delà de
la séparation des indigènes, cantonnés dans leurs médinas, des Européens, elle toucha également
ces derniers.
Ainsi, utilisant les compétences professionnelles d’un architecte de talent, Prost (lauréat du prix
de Rome) pour établir le premier plan d’aménagement de « sa capitale », en 1914, Lyautey veilla
scrupuleusement à l’affectation de l’espace urbain en fonction du statut social des groupes en place
ou potentiellement immigrants. Dans cet optique, les espaces qui entourent la Médina de Rabat,
contigus à la vallée ou bordant la mer, ont été désignés pour l’installation des « Petits Blancs »
d’origine méditerranéenne (Espagnols, Italiens, Grecs, Maltais) qui ont immigré en grand nombre Ã
Rabat (et à Casablanca), alors que les aires d’habitat « noble » ont été réservées à la colonie française
avec, de nouveau, une distinction marquée entre les catégories moyennes pour lesquelles on édifia
des immeubles de standing notamment dans le centre‑ville ou un petit habitat pavillonnaire non
loin de ce centre, d’un coté, et l’élite administrative, militaire et économique qui bénéficia des zones
d’habitat chic, en villas sur grandes parcelles, dans la périphérie sud, de l’autre.
Le plan d’aménagement en question, élaboré pour les seuls Européens, a mis délibérément à l’écart
deux composantes de la capitale : l’une socio‑spatiale, à savoir Salé, dans la meure où la rive droite
du fleuve, médina et espace extra‑muros, a été presque totalement négligée, non pris en compte dans
le schéma de développement urbain établi qui n’y préconise pas d’installation européenne ; l’autre
socioculturelle, puisque ledit schéma ne prévoit pratiquement rien pour la population marocaine
de Rabat, considérant que la médina est suffisante pour absorber l’excédent démographique issu
de l’accroissement naturel et de l’immigration, excédent que les autorités coloniales postulaient
insignifiant. Seules deux petites cités ont été aménagées pour quelques agents de l’administration.
Or, que ce soit à Salé ou à Rabat, la population marocaine a connu un accroissement très rapide,
ce qui a provoqué la surdensification des médinas, d’un côté, et la multiplication de noyaux plus ou
moins étendus de bidonvilles (dès 1922) et même de quartiers en dur non autorisés, s’éparpillant
tout autour de la ville européenne à Rabat, et dans les espaces intra et extra‑muros à Salé, de l’autre.
Ce n’est qu’au lendemain de la deuxième guerre mondiale, pendant laquelle les soldats marocains
ont défendu le territoire français, et en réponse à l’exacerbation du mouvement national et de ses
revendications indépendantistes, que l’administration coloniale a daigné enfin faire un geste et se
préoccuper de l’habitat des indigènes qui, tout en se multipliant à vue d’œil (4/5 de la population
de l’agglomération en 1952, soit 160 000 âmes), ont été presque totalement ignorés.
Cet intérêt subit répond au souci grandissant des autorités coloniales de contrôler sérieusement,
pour des raisons à la fois de sécurité et de santé publiques (risques épidémiques), la prolifération
de l’habitat précaire et insalubre qui ceinture de plus en plus la ville coloniale. Ainsi, le périmètre
municipal a été élargi pour intégrer ces douars périphériques dont les baraques et les
noualas
ont
été agglomérées et réorganisées en grands ensembles géométriques, appelés « trames sanitaires
d’accueil », dotés de bornes‑fontaines et de quelques lampadaires en guise d’éclairage public.
Cette action de regroupement des îlots de bidonvilles et leur équipement en eau potable et en
éclairage collectifs ne résolvait aucunement l’épineuse question de l’habitat indigène, alors que le
nombre des Marocains ne cessait d’augmenter de plus en plus rapidement. Aussi, afin d’éviter que la
situation empire, avec le risque d‘explosion populaire, dans un climat socio‑politique de plus en plus
tendu, les autorité coloniales firent appel à un autre architecte de renom, M. Ecochard (autre lauréat
du prix de Rome) qui, constatant les conditions lamentables où se trouvaient les Marocains de la
capitale et des grandes villes en général, lança de grands programmes de recasement des bidonvilles,
dits programmes de « l’habitat pour le grand nombre ».
Il s’agissait d’ouvrir des lotissements à proximité des plus importants bidonvilles, où l’État
aménageait, sur des parcelles de 64 mètres carrés environ (d’où l’appellation de trames 8 x 8) une
série de logements identiques composés de deux pièces, avec
WC
et abri‑cuisine, le tout donnant sur
une petite cour susceptible de recevoir une pièce supplémentaire, au besoin.
Parallèlement, on construisit quelques barres
HLM
de qualité médiocre, afin d’économiser l’espace
et caser le maximum de personnes, bidonvillois ou autres.
Tout compte fait, le résultat obtenu à l’issue d’un demi‑siècle d‘urbanisme colonial est plutôt
décevant, même dans la capitale que l’occupant a voulu aménager en vue d’en faire « le paradis
des fonctionnaires ». La détermination de Lyautey et le talent des urbanistes qui ont présidé Ã
l’aménagement de la ville n’ont pas pu produire la cité idéale dont ils rêvaient. La logique coloniale,
foncièrement et diversement discriminatoire, opposée et apposée à une population autochtone
dépossédée, ignorée ou dédaignée, mais prolifique et laborieuse, ne pouvait déboucher que sur un
organisme urbain macrocéphale, désarticulé, fortement déséquilibré et dysharmonique, produit
d’un système d’apartheid indiscutable.
De fait, le trait le plus saillant de la croissance de la ville ainsi produite réside dans l’opposition
criarde entre des îlots de prospérité et des espaces de pauvreté. Trois grandes catégories d’espaces
urbains, qui correspondent exactement à trois formations sociales bien distinctes et non intégrées,
peuvent être reconnues :
• La ville des Français,
qui est formée de trois entités fonctionnelles et de quartiers résidentiels
hiérarchisés. Les premières comprennent d’abord le somptueux ensemble administratif (actuel
Quartier des Ministères) contigu au Palais Royal, occupant les hauteurs de la Résidence, spacieux
et noyé dans la verdure, siège du pouvoir politique ; puis le vaste quartier de l’état‑major tout
proche ; enfin le centre des affaires et des services en contrebas, caractérisé par ses immeubles de
qualité, ses grandes artères arborées, ses larges places, ses bâtiments administratifs imposants, ses
établissements de commerce et de loisir, ainsi que ses édifices religieux, dont une cathédrale. Ces
trois entités sont topographiquement hiérarchisées et architecturalement différents. Alors que les
deux premières entités renferment les organes de commandement politique et militaire du pays,
la troisième est le cœur d’animation de la capitale. Quant aux quartiers résidentiels de la minorité
française, ils s’étendent, en plus du centre‑ville, qui occupe la vaste enceinte almohade, sur les
immenses quartiers de villas qui la flanquent au sud.
Cette ville française, objet de toutes les attentions et de tous les soins, est dotée de tous les
équipements nécessaires à une capitale moderne. La toute petite minorité de résidents riches et
dominants s’accapare l’essentiel de l’espace urbain.
• Les quartiers des Petits Blancs,
réservés aux couches modestes de la population étrangère, constitués
essentiellement d’éléments méditerranéens, pour la plupart artisans, ouvriers, petits commerçants
et employés. Ces quartiers qui occupent des sites plutôt humides en bord de mer ou du fleuve,
constituent une zone tampon entre la ville française et la ville arabe (médina). Ils présentent un
urbanisme assez anarchique où se mêlent des immeubles disgracieux à de petites villas de qualité
médiocre, le tout baignant dans une ambiance plutôt méditerranéenne bien animée.
• Les quartiers pauvresÂ
qui abritent le gros de la population marocaine. Il s’agit d’abord des
médinas, en état de surdensification et de dégradation d’une bonne partie de leur tissu économique
et résidentiel ; ensuite des innombrables bidonvilles, anarchiques ou organisés dont plusieurs
abritent des milliers de personnes logeant dans des baraques ou des huttes ; puis de certains noyaux
d’habitat en dur, clandestins, éparpillés au sein de zones maraîchères ; enfin des lotissements pour le
recasement des bidonvillois ; le tout formant une véritable ceinture de misère.
L’aménagement sécuritaire et prestigieux de la capitale du Maroc indépendant
Le schéma, ou plutôt le modèle de croissance urbaine légué par la colonisation aux autorités du
jeune État indépendant, caractérisé par la désarticulation de la ville et la fragmentation de la société,
portait en lui‑même tous les éléments de son inefficacité et les germes de son échec. Pourtant, il
sera presque intégralement reconduit et reproduit par le nouveau régime, incarné par un Makhzen
fortement centralisé et centralisateur, qui a su énergiquement consolider son pouvoir.
L’autorité suprême a migré de la Résidence vers le Palais (tout proche) sis dans l’immense enceinte
de Touarga. Une élite gouvernante, puisée au sein de l’aristocratie urbaine de tout le pays, avec
toutefois une nette dominance de la bourgeoisie intellectuelle des grandes villes traditionnelles (Fès ,
Marrakech, Rabat, Salé… notamment), mais comprenant aussi des notabilités civiles et militaires
issues de puissantes tribus (la population du Maroc étant encore aux ¾ rurale), prit fonction dans le
quartier des ministères et de l’état‑major, tout en élisant domicile dans les somptueuses résidences
et villas cédées par les colons repartis progressivement en France.
L’étoffement exorbitant des administrations centrale, régionale et municipale gonfle continuellement
les catégories de fonctionnaires que l’État‑providence doit satisfaire en matière de logement et pour
lesquels de grands programmes d’habitat ont été lancés, exécutés par de nombreux organismes
publics ou semi‑publics spécialisés, et appuyés par des systèmes de crédit bancaire adéquat. L’État
se crée ainsi une classe moyenne tampon bien fidélisée, afin d’éviter le basculement d’une pyramide
sociale au sommet effilé et dont la base démunie s’élargit rapidement. Pour cette dernière, des
programmes d’habitat social et économique sont lancés, tant à Rabat qu’à Salé, pour tenter de
résorber les immenses extensions de bidonvilles, abondamment et continuellement alimentés par
une immigration rurale de toutes provenances. Il s’agit là non seulement d’une action sociale à but
sécuritaire évident, mais aussi d’une opération de portée électorale efficace, destinée à s’attacher
durablement une clientèle populaire nombreuse amplement sollicitée et courtisée aussi par les partis
politiques d’opposition.
Il faut bien souligner que, durant les quinze premières années de l’indépendance, les opérations
d’aménagement, qui ont porté presque uniquement sur le logement, furent menées de manière
souvent improvisée et dispersée, avec des moyens financiers et techniques limités. Des événements
sociaux et politiques majeurs (dont notamment les émeutes de Casablanca en 1965 et les putschs
militaires avortés de 1971 et 1972) réorientèrent autrement l’action du Makhzen. Celui‑ci, décidé Ã
maîtriser fermement la situation, jugule l’opposition politique (par ailleurs divisée et minée par des
luttes intestines) et se forge une stratégie pour résoudre la question urbaine dans les grandes villes et
tout particulièrement à Casablanca et à Rabat.
C’est dans ce cadre que la capitale a été dotée d’un Schéma Directeur d’aménagement et d’urbanisme (le
premier au Maroc), de facture française, afin d’agir méthodiquement dans la réorganisation de l’espace
urbain en lui assurant une meilleure articulation et un agencement harmonieux, tout en consolidant
sa base économique et son insertion dans le territoire national. Cette action de planification devenait
d’autant plus pressante que la population de l’agglomération dépassait largement le demi‑million de
personnes et que l’aire urbaine s’étendait indéfiniment dans tous les sens, du fait de l’ouverture de
lotissements organisés ou clandestins un peu partout et que les noyaux de bidonvilles se multipliaient
sur toutes les marges de Rabat et de Salé, avec le bourgeonnement d’un habitat périurbain tantôt
groupé, tantôt dispersé, et l’ébauche de l’urbanisation de la côte au Sud de la capitale.
Sans vouloir dénier au Schéma‑Directeur ses velléités d’améliorer le cadre de vie et l’environnement
urbains, son attention s’est surtout polarisée sur la question du logement et le problème de la
circulation, n’accordant qu’un intérêt minime au dossier de l’emploi, puisqu’il a tacitement considéré
que l’Administration et les activités de services qui gravitent autour, constitueraient toujours le
pivot de l’économie urbaine.
En fait, cet outil d’aménagement urbain fut sous‑tendu par deux préoccupations primordiales :
le
souci sécuritaire et le désir de prestige
. C’est dans cette optique que de grandes actions urbaines
sont entreprises :
• Ouverture de grands lotissements d’habitat, dit intégré
, pour le compte de catégories de population
diverses, dans le but d’alléger la fragmentation socio‑spatiale héritée de la période coloniale
et qui s’est dangereusement aggravée au cours des deux premières décennies d’indépendance.
Ces nouveaux quartiers, de dimensions imposantes pouvant contenir des dizaines de milliers
de personnes, comportent des logements sociaux ou économiques ainsi que des ensembles
d’immeubles collectifs et de petits villas (quartiers de Hay Salam et Sala Al Jadida à Salé ; Nahda,
Massira et Fath à Rabat), avec les équipements socio‑éducatifs nécessaires (écoles primaires et
secondaires, dispensaires et centre de santé, poste, services administratifs, marché…)
• Poursuite des opérations d’habitat populaire
pour reloger les bidonvillois toujours en grand nombre
dans les quartiers marginaux, notamment là où ont été installées de petites zones industrielles
(vallée du Bou Ragrag, Nord de Salé, Sud de Rabat, Tmara).
• Aménagement de l’immense programme urbain de Riyad
au sud de la capitale, pour le compte des
classes moyennes supérieures constituées de fonctionnaires essentiellement. L’essentiel de l’espace
de cette « ville nouvelle » est réservé aux villas, sur parcelles moyennes, dominées ça et là par des
ensembles d’immeubles plus au moins cossus, dont certains sont des résidences de standing.
Une bonne partie de Riyad a été dévolue à la création d’un nouveau quartier administratif, avec
des bâtiments de style prestigieux et d’architecture moderne, destinés à abriter des ministères et
divers services centraux ou régionaux, afin de décongestionner l’ancien quartier des ministères
légué par la colonisation et recevoir des administrations nouvellement créées.
• Création d’un nouveau campus universitaire
au sud, en raison de la saturation de l’ancien Ã
localisation centrale (Agdal), d’autant plus que le nombre des étudiants se multipliait rapidement
et que la nécessité se faisait sentir d’ouvrir de nouvelles facultés, ainsi que des instituts et hautes
écoles spécialisés. Pompeusement baptisé « la Cité du Savoir », dénomination annoncée par
l’existence d’une porte d’entrée monumentale, ce campus s’étend sur une superficie immense,
comprenant aussi de grands établissements hospitaliers, venant compléter le gigantesque hôpital
Ibn Sina (édifié au milieu de années 50), le tout constituant le fameux CHU de Rabat.
• Établissement d’une ceinture verte
afin de matérialiser la limite sud de la capitale et empêcher ainsi
son extension démesurée dans cette direction. Toutefois, ce cordon qui ne fermait d’ailleurs pas
complètement le périmètre municipal, a été largement grignoté par endroits afin d’ouvrir de
nouveaux lotissements sous la pression urbaine trop forte, établissant ainsi la jonction directe
avec l’agglomération tentaculaire de Tmara.
Pour réaliser l’ensemble des ces opérations d’envergure, l’État, ainsi que les municipalités (Rabat,
Salé, Tmara) ont mobilisé la totalité de leurs réserves foncières disponibles, constituées du temps de
la colonisation, mais surtout en s’accaparant l’énorme domaine collectif du fameux Guich de Rabat,
liquidant ainsi toute la tribu des Oudaya se trouvant au sud de la capitale, dont les ayants‑droit, qui
ont perdu leur patrimoine à jamais, ont été modestement indemnisés et regroupés dans une cité de
recasement. C’est la mainmise progressive de l’État sur cet immense domaine agricole guich qui a
permis de réaliser les grands projets urbains de tout le sud de Rabat (ensemble d’habitat de Massira
et Fath, mais surtout celui de Riyad, le campus universitaire, le zoo, les grands équipements sportifs,
la ceinture verte…)
Toutefois, l’État qui a produit de l’habitat social et permit à une bonne partie de sa clientèle
fonctionnaire de se procurer un logement, ne pouvait répondre à l’énorme demande du marché.
Il fit ainsi appel aux promoteurs privés pour l’appuyer dans cette tâche, en leur accordant des
encouragements fiscaux consistants et en stimulant l’aide bancaire pour les ménages solvables.
Ainsi, la promotion privée devint un acteur clé dans la production de logements, tant dans les
quartiers centraux, notamment par la conversion de zones villas en quartiers d’immeubles, que dans
les espaces périphériques en ouvrant des lotissements, plus ou moins importants, le tout destiné Ã
la vente.
L’astiquage continu d’une capitale vitrine, bien choyée
Nous avons maintes fois souligné que l’aménagement urbain de la capitale du Maroc a été
constamment sous‑tendu par le double souci de la sécurité et du prestige, que ce soit sous la
colonisation ou après l’indépendance. Si on ne peut nullement demander à l’occupant de faire du
développement tout court, et encore moins du développement durable, on est en droit d’être plus
exigeant à ce propos vis‑à vis du pouvoir national.
Or l’ensemble des actions menées en matière de croissance et d’aménagement ont concouru Ã
contrôler la société urbaine dans son ensemble, à travers tout l’espace urbain et sa banlieue, d’un
coté, et à soigner et protéger la ville officielle, française jusqu’en 1956, makhzénienne depuis, de
l’autre. Cette double tâche a exigé et exige encore la domestication de la société par l’instrumentation
intelligente de l’outil hautement performant que représente le clientélisme administratif, d’une
part, et la séduction de l’opposition politique et syndicale par l’octroi de privilèges et d’apanages
divers, allant jusqu’à l’associer au gouvernement et à la gestion des affaires, dans ce qu’on appelé
« l’alternance », d’autre part.
La concentration de toute l’attention de l’État sur Rabat l’a évidement amené à se désintéresser
presque totalement de Salé et de Tmara laissée aux soins de leurs autorités municipales respectives qui
ne disposent que de ressources financières dérisoires et de moyens techniques et humains modestes,
sans véritable effet face à une immigration rurale exubérante et pauvre, ainsi qu’à une infinité de
problèmes complexes.
Ainsi le schéma urbain élaboré par la colonisation pour protéger la ville française créée par
Lyautey a été, en quelque sorte, repris, revu, corrigé et élargi, sous l’effet de nouvelles contraintes
et de nouvelles exigences, à l’ensemble de la capitale du Makhzen. Ceci a eu pour conséquence le
renchérissement continu du foncier et de l’immobilier à Rabat, d’autant plus que la réserve foncière
publique y a été totalement consommée. Tout projet d’habitat pour les couches modestes de la
population ne peut plus être réalisé qu’à Salé, à Tmara ou dans les centres satellites de banlieue.
L’espace urbain de Rabat est désormais un espace pratiquement fini où les importantes friches sociales,
encore nues dans l’immense quartier bourgeois du Souissi, sont destinées uniquement à l’habitat
pavillonnaire sur grandes parcelles (supérieures à 1 500 et 2 000 m
2
). Sa population n’augmente
plus (juste 440 habitants en moyenne par an entre 1994 et 2005). Tout le croît démographique de
la conurbation est désormais supporté par Salé et Tmara, qui ont reçu respectivement 181 000 et
102 000 personnes supplémentaires au cours de la décennie 1994‑2004.
Les importants quartiers populaires qui longent la côte atlantique ou surplombent le fleuve ont
fait l’objet d’opérations de restructuration pour y améliorer quelque peu les conditions de logement
et d’équipement. La plupart des bidonvilles ont été soit résorbés par recasement et seuls quelques
îlots persistent encore ; ce qui n’est guère le cas de Salé et de Tmara où ils constituent toujours une
composante essentielle du tissu urbain, au même titre que l’habitat clandestin. L’image de marque
du régime a son revers et l’arrière‑boutique contredit la vitrine.
Au total, l’image soignée des quartiers centraux et des extensions bourgeoises de Rabat a été
chèrement payée par la négligence manifeste dont Salé et Tmara ont fait l’objet. Non seulement ces
agglomérations encaissent toute l’augmentation de population de la conurbation et abritent toutes
les industries polluantes, mais elles sont victimes des effets négatifs d’un processus insidieux de
filtrage social qui s’est déclenché dès l’époque coloniale, mais qui s’est fortement accentué au cours
des dernières décennies, amenant plusieurs ménages déshérités ou de condition modeste de Rabat
à passer vers Salé ou à se réfugier à Tmara où les niveaux de prix des terrains, des logements ou des
loyers leur sont relativement plus accessibles, alors que bon nombre de ménages aisés de ces deux
dernières agglomérations migrent en sens inverse, ce qui constitue pour eux une réelle promotion
socio‑résidentielle et leur permet de mieux profiter de l’ambiance bourgeoise de la capitale, ainsi
que de ses services et de ses équipements de bien meilleure qualité. Ceci accentue davantage les
déséquilibres sociaux entre Rabat et le reste de l’espace urbain, qui perd ainsi ses élites et une bonne
partie de ses ressources.
La stratégie sécuritaire et de prestige du Makhzen est toujours en veille, sans doute aujourd’hui
plus que jamais, alors que le climat général est conditionné par « la lutte contre le terrorisme ». Alors
que la fécondité a atteint des niveaux particulièrement bas à Rabat (
ISF
de 1,6 contre 2,1 à Salé et
2,4 à Tmara) et que sa population est entrée dans phase de croissance 0 et entamer bientôt celle
de la décroissance, l’État projette de construire des villes nouvelles en banlieue pour absorber tout
afflux migratoire pouvant menacer la capitale. Parallèlement, il lance un projet ambitieux et fort
coûteux d’aménagement de la vallée du Bou Ragrag pour en faire un espace de tourisme, de loisir
et de culture de haut standing, digne d’une capital moderne.
Ainsi, le développement urbain de la capitale demeure prisonnier d’une vision ségrégative de
l’espace et de la société, héritée de la colonisation puis sacralisée et affinée et peaufinée, pour devenir
un programme méthodique d’action socio‑politique et d’aménagement spatial. Cela relèverait
plutôt de l’antiplanification urbaine et se place aux antipodes du développement durable, à moins
que ce dernier signifie celui de la minorité dominante.