L'IRAN CONTEMPORAIN

Voyage au pays des mollahs

Bernard HOURCADE

Géographe, C.N.R.S.

animé par Olivier MILHAUD

Café géographique de Paris

Compte-rendu par Michel GIRAUD et Jean-Marc PINET

Compte-rendu  

Olivier Milhaud commence ce café géo sur l'Iran contemporain en mentionnant l'indubitable actualité iranienne : la question du nucléaire, les récentes élections présidentielles, l'intervention américaine en Irak et la recomposition du Moyen-Orient qui en découle (avec la place stratégique des ressources pétrolières), la place des femmes dans le pays de la révolution islamique, etc.

- Pourtant il semble que l'on soit totalement ignorant des réalités iraniennes : on comprend mal l'identité du pays, on ignore le fonctionnement de son territoire dont on ne connaît que les noms de Téhéran, Ispahan et Bam, on ne sait pas quelle est la place réelle, concrète, quotidienne de l'Islam dans ce pays, on sait à peine la place des jeunes et des femmes dans l'Iran d'aujourd'hui !

- Nous avons la chance d'écouter ce soir Bernard Hourcade, le spécialiste français de l'Iran et du monde iranien. Directeur de recherches au CNRS (Mondes iranien et indien), il a vécu en Iran de 1978 à 1983 comme directeur de l'institut français de recherche en Iran : il a donc vécu sur place la révolution islamique. Il a publié, entre autres, un Atlas de l'Iran et Iran, nouvelles identités d'une République, ainsi que plus récemment un Atlas de Téhéran (bibliographie à la fin).

1. L'IDENTITE BROUILLEE DE L'IRAN

- Quand on évoque l'Iran, on peut autant penser à la prestigieuse Perse, à l'un des plus anciens Etats du monde, à une culture antique et islamique exceptionnelle, mais aussi à la Révolution islamique, à un régime chiite clérical autoritaire et dictatorial, à toute une face sombre. Cette image brouillée contemporain rend-elle compte de l'identité actuelle de l'Iran, au carrefour des mondes indien, turc, arabe et européen ? Dans quelle mesure la nation, l'islam et la science sont-elles les "trois caractères constitutifs de l'identité iranienne" ?

- Pourquoi la question identitaire est-elle aussi prégnante en Iran qu'en Chine ou au Royaume-Uni ? Comment se fait-il qu'il existe une discipline scientifique appelée "iranologie" ? L'Iran est-il, par ses aspects paysagers et ethnolinguistiques, comme une île ?

Bernard Hourcade :

  • Une image fausse : Un pays complexe certes, mais pas plus que bien d'autres comme la France ou le Mexique. On oppose souvent un Mohammad Reza Chah moderniste et ouvert à l'Occident dans les années 1970, et le rétrograde ayatollah Khomeyni qui le renverse lors de la révolution de 1979 et instaure un régime islamique toujours suspect de fondamentalisme. C'est une opposition… manichéenne (Mani était iranien) !

  • Un pays exotique ? Un pays lointain dans un Moyen-Orient ésotérique, un passé prestigieux empreint de traditionalisme, un but pour les touristes en mal d'orientalisme. Mais les Iraniens sont en fait nos cousins de l'Est : un peuple et une langue indo-européens (la bourgeoisie indienne parlait persan jusqu'en 1945), une culture connue de l'Occident dès Homère (La Fontaine s'est inspiré de fables persanes qu'il a souvent copiées en les traduisant), une des routes de la soie entre le Shandong et Venise. Il faut banaliser l'Iran…

  • Un pays multiculturel, derrière la réelle unité nationale iranienne : contraste entre le centre du pays, persanophone, et la périphérie où règne le bilinguisme qui touche 50% de la population totale (en plus du persan, que tous les enfants apprennent à l'école – car tous y vont ! -, on y parle baloutche, arabe, kurde, lori, etc.). Ce contraste linguistique se double d'une forte inégalité de développement économique entre persans du plateau central et ethnies de la périphérie. La géographie est la science de la cohabitation, qui n'exclut pas l'unité autour de trois idées (les 3 I) :

  • IRAN : un nationalisme quasiment obsidional dans un pays qui se considère comme le plus ancien du monde, étendu comme trois fois la France et peuplé de 70 millions d'habitants, entouré de pays qui ne sont pas indo-européens, souvent envahi et détruit (Alexandre brûle Persépolis, les Mongols coupent les têtes, les Afghans rasent Ispahan, les Anglais puis les Américains s'y implantent). L'Iran a souvent joué le rôle de pionnier dans la région : une constitution moderne dès 1906 (avant la Turquie), un premier puit de pétrole en 1908, le premier pays musulman membre de la SDN, le premier pays à faire l'objet d'une résolution du Conseil de sécurité de l'ONU en 1946.

  • ISLAM : le chiisme, au milieu de voisins sunnites, est inséparable de la modernité et n'exclut pas une formation scientifique de haut niveau : Hassan Rouhani, chef du haut conseil national de la sécurité, qui négociait jusque là sur le nucléaire, est aussi compétent en matières religieuse que scientifique : il est à la fois titulaire d'un doctorat de théologie et d'un master de physique à Oxford.

  • INTERNATIONAL : l'Iran est une vraie puissance, indépendante ("Ni Est, ni Ouest"), ouverte sur le monde (surtout la moyenne bourgeoisie), insérée dans la communauté internationale et impossible à boycotter (à cause du pétrole). Le commerce international est cependant lié au pouvoir religieux : ce sont les ayatollahs qui donnent l'autorisation de commercer. Le discours actuel insiste sur le fait que l'Iran est la seule puissance régionale, alors qu'il n'a pas une armée forte et garde une position pacifiste vis-à-vis de l'Afghanistan et de l'Irak.

  • L'Iran est bien une île, au sens physique si la mer venait à monter de quelques centaines de mètres, mais surtout intellectuel. Depuis toujours, c'est un pays à part, une sorte de Grande-Bretagne du Moyen-Orient, un pays entouré de Turcs, d'Indiens et de Sémites, dont l'étude (commencée par le biais de la philologie, puis de la littérature et enfin des sciences sociales) mérite l'appellation "iranologie" comme il y a une "égyptologie".

2. LE SENS DU TERRITOIRE IRANIEN

Bernard Hourcade écrit dans son Iran. Nouvelles identités d'une république que "le territoire iranien a un sens. Il a un haut et un bas. Il y a des terres chaudes et d'autres froides". Comment l'espace est vécu par les Iraniens ? Quelle place est-elle laissée aux nomades ? Quelle est l'articulation entre le cloisonnement des espaces (notamment l'espace des hommes et celui des femmes) et les réseaux associatifs ou amicaux ?Le pouvoir gère-t-il la diversité ethnique par une organisation centralisée du territoire ? Que peut-on dire de la ville de Téhéran aujourd'hui, tant pour sa place dans le pays (vous écrivez que "Téhéran ne fait pas l'Iran"), que pour sa société urbaine et ses paysages ?

Bernard Hourcade :
  • Le haut et le bas :

    • La montagne donne son sens à l'espace, avec trois niveaux : montagne, piedmont, plaine. Un plateau à 1 000 m avec des sommets qui culminent à 5 600 m (Demavend) et des lignes de crêtes à 2 000 m / Le désert du Lout dans lequel aucun microbe ne s'est aventuré depuis 500 000 ans, un milieu très sain.

    • Des montagnes froides et désertes en hiver, mais actives en été quand montent les citadins en quête de fraîcheur et les troupeaux nomades sur les pâturages.

    • Des  plaines désertiques et torrides en été, où circulent les nomades pauvres au bord du désert et que contrôlent les villes du piémont, au débouché des vallées.

    • Deux mots turcs désignent l'endroit où l'on va en été (yeylâq) et celui où l'on va en hiver (qechlâq) : on peut faire du ski et se baigner en toute saison en Iran.

  • L'écoulement de l'eau :

    • Il donne aussi son sens à l'espace. Il y a toujours une montagne pour se repérer, un canal d'irrigation, un torrent même asséché qui donnent le sens de la pente. A la différence du Caire (ville plate), on se repère à Téhéran en suivant les petits canaux (djoubs) qui longent les rues en descendant de la montagne.

    • L'Iran est une très ancienne terre d'irrigation. Les deux tiers du pays sont endoréiques : la plupart des cours d'eau coulent vers l'intérieur et se perdent dans les sables, les graviers et les terrains détritiques des déserts intérieurs, c'est un des faits géographiques majeurs de la culture iranienne.

    • Pour récupérer ces "eaux cachées", les Iraniens ont, depuis la plus haute Antiquité (plus de 3000 ans), creusé à la main des galeries souterraines (qanâts) sur des dizaines de km (60 km à Yazd) avec des puits d'accès tous les 150 m. Leur pente est très faible (0,1%), car une inclinaison plus importante aurait provoqué une érosion trop forte. Ils arrosent encore 20% des terres irriguées, contre 60% en 1900. Ce sont les plus grands travaux du monde après les pyramides et la muraille de Chine !

  • Les espaces sociaux :

    • Espace public, espace privé : dans une société musulmane classique, les hommes sont d'un côté, les femmes de l'autre. Les maisons sont munies d'une forte porte et d'un sas d'entrée pour que des personnes étrangères ne puissent voir directement l'intérieur des domiciles. Sur les portes des anciennes maisons, il y avait deux heurtoirs différents pour les hommes et pour les femmes, afin d'éviter qu'une femme n'ouvre à un homme : selon le heurtoir actionné, la femme à l'intérieur ouvre ou appelle un homme pour ouvrir (en l'absence d'homme, elle n'ouvrira pas à un homme).

    • Aujourd'hui, même si elle demeure, la distinction entre espace privé des femmes et espace public des hommes est moins stricte. L'Iran n'est pas l'Afghanistan, les femmes s'émancipent, elles ne restent pas dans leurs boîtes (même pas dans cette boîte portative qu'est le tchador), la division sexuelle de l'espace éclate surtout depuis l'élection de Khatami en 1998. Mais elle évolue moins vite qu'en Egypte ou en Turquie, l'espace public reste masculin, où la femme doit encore se protéger du regard des hommes.

    • La société entière se réorganise, surtout en ville : cercles d'amis et associations (appelées ONG, en fait association de type loi de 1901 en France) forment une sorte de contre-pouvoir laïc, à but culturel surtout. L'Iran est un des pays du monde où la musique savante moderne se développe le plus et le directeur du musée d'art moderne a beaucoup fait à Téhéran (avant d'être limogé en septembre dernier).

  • Les espaces ethniques :

    • A l'occasion du recensement de 1986, on avait posé pour la première fois une question, abandonnée par la suite, sur le niveau de pratique de la langue persane. Bernard Hourcade avait alors fait une carte à partir de ces données, ce qui lui avait été reproché par des officiels iraniens, qui ne souhaitaient pas que ces données soient rendues trop visibles. Cette carte montrait qu'il existait 75 % de non persanophones au Kurdistan et que les périphéries ne sont pas persanophones (le persan est alors appris à l'école).

    • Aujourd'hui, il est toujours interdit de parler des différences ethniques et culturelles. Lors de la Seconde Guerre mondiale, l'Azerbaïdjan et le Kurdistan s'étaient constitués en éphémères "République soviétique d'Azerbaïdjan" et "République kurde de Mahâbâd". 25 % de la population iranienne est turcophone d'origine, et les turcophones azéris sont très nombreux à Téhéran (environ 4 millions) et la capitale est le cœur de la civilisation turcophone d'Iran. L'administration, l'armée, l'université, le bazar, le petit commerce, Khatami sont azéris, ce qui fait que l'irrédentisme est aujourd'hui en retrait.

    • Lors des élections de 2005, les provinces centrales ont voté pour Ahmadinejad, les autres provinces pour Rafsandjani. Les Kurdes (qui veulent leur part du pétrole), les Baloutches, les Azéris, les Turkmènes ont voté pour ceux qui proposaient une justice géographique : le gouvernement iranien devra décentraliser. La plupart des thèses aux Etats-Unis portent sur les questions ethniques, c'est une erreur, il faut faire une géographie qui sert aussi à faire la paix.

     

  • Téhéran ne fait pas l'Iran :
    • Si les villes régionales sont marquées par une forte identité ethnique, la capitale (12 millions d'habitants, dont un tiers d'Azéris), fait figure d'exception par ses relations internationales, le développement d'une nouvelle bourgeoisie moyenne et des comportements différents (vote, divorce, etc.). Téhéran n'est plus le symbole d'un contraste centre/périphérie, mais le reflet de la diversité iranienne: un système centralisé en Iran, tel que Bush le souhaite comme en Irak, est impossible. Il existe une vraie identité régionale, mais Téhéran est le miroir de l'Iran : de là viendront les ruptures.

    • Bernard Hourcade a publié en collaboration avec la mairie de Téhéran le premier atlas de Téhéran. La capitale regroupe 15 % de la population iranienne : c'est une grande ville mais qui n'est pas monstrueuse. La municipalité dépense beaucoup pour les autoroutes et les métros mais ne connaît pas la population. A Téhéran, les riches vivent vers le haut, là où il fait froid, et les pauvres vers le bas, là où il fait chaud, mais la ville est très polluée au nord !. Le programme de recherche sur l'atlas a commencé voici 15 ans et le maire a changé cinq fois entre temps, ce qui a entraîné à chaque fois des retards. Puis est arrivé Ahmadinejad à la mairie et ce personnage d'apparence très discrète a donné l'autorisation de continuer, le livre a été terminé et Ahmadinejad a fait une préface : le livre est donc préfacé par le président de la République ! Consulter www.tehran-gis.com/atlas

3. L'ISLAM ET L'IRAN

La question de l'Islam en Iran soulève toute une série de questions : Comment la voie islamique a-t-elle changé l'Iran ? Quel est le rôle de la religion dans la gestion de la société ? Quelle est la place exacte de l'Islam chiite, mais aussi des autres confessions dans l'Iran du XXI° siècle ? Comment l'Iran se positionne-t-il dans l'ensemble du monde islamique ? Peut-on dire que la République iranienne est post-islamique ?

Bernard Hourcade :

  • La révolution islamique :

    • Avant 1979, le Chah avait passé contrat avec Paris Match pour faire sa couverture deux fois par an et l'Iran était la clé de voûte des Etats-Unis au Moyen-Orient dans le cadre de la guerre froide (avec 45 000 conseillers militaires américains). Dès 1925, les Pahlavi créent un Iran développé (pétrole), occidentalisé (voile interdit), nationaliste ("Iran" remplace "Perse"), contrôlé par les Etats-Unis (chute de Mossadegh en 1953). Il s'en est suivi depuis le choc pétrolier de 1974 une expansion et des réformes sans précédent.

    • Les intellectuels de gauche demandaient un peu de démocratie et donnaient des récitals de poésie (poésie à double sens), mais cela ne suffit pas. Il y avait en Iran une tradition d'opposition des religieux, qui étaient conservateurs : les intellectuels ont fait alliance avec ceux-ci et il n'y a pas eu de guerre civile.

    • Après l'arrivée de Khomeyni, rien ne change jusqu'à l'occupation de l'ambassade américaine (04.11.1979) et à la prise d'otages (444 jours) par une gauche qui ne sait qu'en faire : elles profitent aux extrémistes des deux bords. Saddam Hussein, poussé par certains qui portent une lourde responsabilité, attaque alors l'Iran 22.09.1980) : tout le monde défend la patrie en danger. Khomeyni est donc resté au pouvoir ; la guerre (1980-1988) durcit le régime, diabolise Khomeyni (mort en 1989) et fige ce modèle politique clérical.

  • Les contradictions de la révolution islamique :

    • Révolution islamique ou communiste ?. Le clergé chiite conservateur refuse les réformes trop modernes que la gauche laïque ou marxiste trouve insuffisantes : leur alliance crée une confusion sur l'arrivée au pouvoir de Khomeyni, triomphe des religieux pour les uns, victoire anti-impérialiste pour les autres.

    • Khomeyni arrive au pouvoir en 1979 au moment où, pour la première fois, la population urbaine égale la population rurale (64% en 2005 contre 25% en 1950) et où émerge une moyenne bourgeoisie urbaine : contraste entre un pouvoir politique conservateur et figé, et une société en pleine évolution.

  • Une république post-islamique ?

    • L'Iran compte 80% de chiites pour 10% de sunnites (aucune mosquée sunnite à Téhéran), 20 000 Juifs (qui ont un député au Parlement, avec seulement 8 000 électeurs), 300 000 chrétiens (trois députés) et des zoroastriens. A propos des chrétiens, la messe a été récemment interdite en persan, mais on peut la dire en chaldéen, et les Arméniens de combat avaient leur siège à Téhéran avant 1991.

    • Qom, capitale de l'opposition, est pour une séparation de l'islam et de la politique, là se trouvent les religieux critiques, réfractaires, mais payés par le pétrole. Les mollahs, le clergé juré, sont à Téhéran où ils gouvernent., mais avec les présidents Rafsandjani (1990-1997) puis Khatami (1997-2005), le pragmatisme l'emporte. Même si les religieux sont toujours au pouvoir, l'Islam ne gère plus la société : retour des technocrates formés à l'étranger et des entreprises internationales, transformation des mœurs (tchador maintenu, mais appel à la prière supprimé et ramadan peu respecté), débat démocratique réel et volonté de rapprochement avec l'Occident (malgré l'affaire Salman Rushdie).

    • Les élections de Juin 2005 marquent la fin des mollahs, dont le candidat est éliminé : le nouveau président Mahmoud Ahmadinejad est un chiite, certes conservateur, mais qui a cassé les mollahs et démoli le clergé !

  • Islam et politique :

    • La révolution de 1979 a donné au clergé chiite une expérience politique qui lui était nouvelle, le pays est dirigé par des religieux dont la façon d'être est politique, pas islamique. En effet, le chiisme (religion officielle de l'Iran), à la différence du sunnisme, distingue pouvoir religieux et pouvoir politique. Cette distinction fait aujourd'hui des jeunes religieux chiites des sortes de "Luthers" de l'Iran, ayant une vraie culture politique et religieuse, connaissant bien le christianisme, dont les livres sont traduits en arabe (l'équivalent n'existe pas chez les sunnites). Alors que l'Islam d'aujourd'hui (pas celui des origines) est incompatible avec la démocratie, un nouvel Islam est à naître grâce à eux.

    • Mais apparaît maintenant l'opposition chiisme/sunnisme avec l'émergence d'une forte minorité sunnite en Iran et la suprématie du sunnisme dans les pays voisins. Des réseaux de guérilla sunnites, financés avec l'argent des Saoudiens, se développent contre le chiisme et sont responsables des attentats du 11 Septembre 2001. Il n'y a pas de réseaux chiites comparables, même à Bahreïn et au Sud-Liban où le Hezbollah est faible. Le chiisme apparaît comme trop "progressiste" pour les sunnites et la révolution iranienne ne s'exporte guère.

4. LES DEFIS DE LA SOCIETE IRANIENNE D'AUJOUD'HUI

- Quelle place occupent les jeunes et les femmes dans l'Iran contemporain ?

- Le pétrole est-il vu comme la panacée qui assure des revenus conséquents ou comme la malédiction de l'argent facile qui n'incite pas à adopter une politique économique cohérente et diversifiée ? L'étatisme d'aujourd'hui est-il la cause de l'effondrement du niveau de vie ?

- Quels sont pour finir les éléments de l'étonnante modernité de la république iranienne ?Doit-on comprendre l'affaire du nucléaire iranien comme une question d'indépendance nationale farouchement défendue, mêlée à une admiration pour la modernité technologique qui fascine depuis longtemps les Iraniens ?

Bernard Hourcade :

  • Un pays vieux ! Depuis 1986, la fécondité est tombée de 6 à 2,2 enfants par femme, et de 10 à 4 au Baloutchistan. Dix ans après la chute de natalité en Europe, c'est la plus grosse chute au monde, grâce à une politique de contraception ininterrompue et surtout à la scolarisation massive des filles (70% sont alphabétisées). Il y a corrélation entre éducation, sexualité, socialisation et urbanisation : ainsi, au Baloutchistan, 60% des femmes sont analphabètes, alors qu'une femme qui sait lire n'a plus en moyenne que 2,5 enfants. L'Iran, dont près de la moitié de la population a encore moins de 20 ans, sera rapidement confronté au problème du vieillissement !

  • L'émancipation des femmes : malgré l'obligation de porter le voile en public et le maintien officiel du statut traditionnel d'infériorité pour la femme, l'Iran est le pays islamique où la révolution féministe est en marche ! Les femmes voilées sortent seules et fondent des associations, votent et manifestent, travaillent ou étudient : déjà 60% des étudiants reçus en première année à l'Université sont des étudiantes (et il faut faire des quotas négatifs). C'est un combat très dur, surtout dans les campagnes et les petites villes, mais aussi un phénomène massif dans le monde musulman, dont Chirine Ebadi n'est que le symbole.

  • La rente pétrolière : avec 35 milliards de dollars par an, elle est la principale richesse d'un pays appauvri par la guerre avec l'Irak. Mais depuis le départ forcé des compagnies étrangères en 1979, la capacité de production a baissé (4 millions de barils/jour, ce qui est peu), au moment même où les cours montent en flèche. L'embargo américain (1995), bravé par la compagnie française Total, et la croissance de la consommation intérieure (la moitié de la production) font que les exportations diminuent, au risque de disparaître dans cinq ans environ. Paradoxe: les principales réserves du Moyen-Orient sont en Iran, et non pas en Irak ou en Arabie saoudite…

  • Le nucléaire ?

    • La médiatisation actuelle de la position iranienne, notamment à l'ONU, masque l'ancienneté du problème après l'abandon momentané du nucléaire à la Révolution. Dès les années 1980, face à l'Irak qui voulait fabriquer l'arme nucléaire et envoie 1 200 scuds sur Téhéran en 1986, l'Iran essaie de faire de même, clandestinement et sans moyens suffisants faute de technologie. Puis, l'Iran change de stratégie : plus question de fabriquer immédiatement la bombe, mais seulement d'en avoir la capacité en développant le nucléaire pour l'électricité. Cette capacité en permettrait la fabrication dans les 4-5 ans à venir.

    • En-dehors des invectives américaines, la réaction internationale est prudente, notamment en Russie et en Chine : surtout ne pas punir l'Iran aujourd'hui pour éviter qu'il ne construise l'arme nucléaire dans quelques années. La Chine soutient l'Iran car elle a besoin d'un pétrole moins cher. Les Etats-Unis veulent venger l'affaire des otages et mettre Alliburton à la place de Total,

  • Iran et Syrie : Les chiites étaient présents au Sud-Liban avant d'être en Iran. La Savac (la police politique du temps du Chah) était à Beyrouth pour contrôler les mollahs du Sud-Liban, cousins des mollahs iraniens. Les tortionnaires du Chah, formés par les services secrets israéliens, sont restés au temps des mollahs (seuls les quatre principaux officiers de la Savac ont été exécutés). Le voile et Israël sont les deux seuls éléments qui sont restés de la révolution iranienne. Il existe un lobby iranien en Israël, qui a aidé l'Iran pendant la guerre Iran-Irak. La Syrie a soutenu l'Iran par anti-américanisme plus que par solidarité religieuse chiite.

  • La drogue : 80 % de l'héroïne saisie dans le monde l'est en Iran. Bam était la plaque tournante du trafic. Après le tremblement de terre, le prix de l'héroïne a monté. Aujourd'hui, le Kurdistan d'Irak et la Turquie sont les nouvelles plaques tournantes, et les camions, qui s'arrêtaient à Bam, traversent désormais le pays sans s'arrêter.

Eléments de conclusion :

    • Une situation paradoxale qui ne peut être jugée en termes binaires, mais dans son évolution récente et complexe : l'image de l'Iran que nous avons est à l'évidence trop souvent erronée.

    • Une réelle volonté d'intégration, dont témoigne la popularité des Occidentaux et même des Américains en Iran. Moins islamiste que la Turquie, il devrait peut-être entrer avant elle dans l'Europe ?

    • En finissant ce café géo passionnant, Bernard Hourcade affirme que l'Iran est un véritable laboratoire social, politique et culturel au Moyen-Orient, et ajoute non sans humour qu'il y a là une raison décisive de visiter un pays de surcroît tranquille et peu coûteux, sans touristes japonais, où l'on peut faire du ski et voir les Iraniennes !

Bibliographie

  • Habibi, Seyyed-Mohsen ; Hourcade, Bernard et al., Atlas de Téhéran métropole - Atlas of Tehran Metropolis, Atlas-e Kalânshahr-e Tehrân. Téhéran, Centre d'informations géographiques de Téhéran (TGIC), 2005. Vol. 1. La terre et les hommes - Land and People - Sarzamin va mardom. Persan 218 p., français 79 p., English 75 p., 214 cartes. Site Internet : http://www.tehran-gis.com/

  • Hourcade, Bernard, L'Iran. Nouvelles identités d'une république. Paris, Belin, 2002, 223 p. (coll. Asie plurielle)

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