Iran : totalitarisme ou révolution invisible ?

Deux spécialistes de l'Iran s'affrontent sur la nature du régime islamique et la poussée des revendications démocratiques, sur fond de crise du nucléaire

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Frédéric Tellier. - Depuis presque trois décennies, on n'ose pas poser la question de la nature du régime iranien. S'agit-il d'un régime susceptible de s'adapter aux fortes demandes des Iraniens, de se réformer par étapes pour ensuite produire un discours éclairé et se dissoudre petit à petit dans la démocratie ? Ou, au contraire, ce régime est-il un obstacle intangible aux exigences démocratiques des Iraniens ? A mes yeux, le régime islamique relève de l'épure totalitaire et ne peut en aucun cas s'adapter à l'immense demande non seulement de démocratie mais surtout de laïcité issue de la société iranienne. La demande des Iraniens est une demande politique, et le régime islamique y fait obstacle. Il ne peut s'y adapter sans disparaître. Pour les Iraniens, le problème principal est d'en finir avec la République islamique.
Thierry Coville. - Des chercheurs iraniens anglophones ont étudié sans tabou la nature politique du régime. Mais, depuis la crise du nucléaire, l'Iran n'est observé qu'à travers ce filtre et cette bataille internationale, et on en oublie tous les combats de la société iranienne. L'opposition entre régime et société est d'une grande complexité en Iran. Il faut admettre que, près de trente ans après la révolution, la République islamique a fait la preuve de sa capacité de résistance. On ne peut opposer de manière mécanique société et régime. Ce dernier est encore légitime dans une partie, certes restreinte, de la population. N'oublions pas que, derrière Khatami, il y a eu un vrai mouvement de soutien populaire, même si aujourd'hui le camp réformateur est assez déconsidéré aux yeux des Iraniens. Les électeurs de 1997 voulaient vraiment changer les choses. Le taux de participation aux dernières élections est loin d'avoir été médiocre. J'aimerais savoir quels sont les pays dans la région où l'on ne connaît pas le vainqueur à l'avance ? J'ai donc du mal à admettre qu'il y ait une totale opposition entre la société et le régime. Disant cela, je ne me pose pas en défenseur du régime. Un constat n'est pas une adhésion.
F. Tellier. - Des élections libres en Iran ? Le système islamique présélectionne les candidats et ne laisse concourir que ceux qui ne le menacent pas, ceux qui ont fait la preuve de leur adhésion à l'héritage de Khomeyni. Il exclut les autres. Il n'y a place pour aucun défenseur de la démocratie libérale ou de la laïcité dans les élections iraniennes. Est-ce à dire que la demande est absente dans la société ? Bien sûr que non, c'est le régime qui lui interdit d'exister sur la scène politique. Dans un tel contexte on connaît toujours le vainqueur par avance : c'est le régime. L'électorat s'est évaporé sous les pieds de Khatami quand les Iraniens ont compris que, précisément, ce système avait vocation à prémunir le régime de tout changement de fond. La société civile en Iran n'a pas été créée par le système islamique. Par deux fois au XX e siècle, les Iraniens ont pris la parole d'une manière qui n'a pas d'équivalent dans la région : lors de la révolution constitutionnelle de 1906 et de l'épisode Mossadegh en 1951. Ils ne voulaient pas d'une République islamique. Ils voulaient une démocratie libérale et l'indépendance nationale. Je ne vois pas en quoi aujourd'hui on pourrait reconnaître à la République islamique le monopole ou la paternité du mouvement de fond démocratique qui caractérise la société iranienne.
T. Coville. - Vous avez raison, mais il y a un rapport de force très complexe qui s'est établi entre la société et le régime. Ainsi, les politiques menées en matière de démographie, de protection sociale et d'éducation ont participé à la modernisation. Si le régime est parfois contraint de reculer, ce n'est pas de gaieté de coeur, mais parce qu'il y est forcé. S'il y a eu tant de répression contre les journalistes, c'est parce que les journaux disaient des choses fortes en intelligence avec la population. Toutes ces prises de parole ont laissé des traces.
F. Tellier. - La répression n'a pas été le monopole des conservateurs, que l'on oppose de façon manichéenne à des réformateurs censés incarner à eux seuls la demande démocratique des Iraniens. Devant la révolte étudiante de 1999, Khatami a fait bloc avec le camp de la répression. La demande de liberté qui s'exprime à chaque fois qu'un espace de parole se crée inquiète les deux camps parce qu'elle leur fait prendre conscience du caractère désormais minoritaire des dogmes de l'islamisme.
T. Coville. - Le débat d'idées s'est diffusé inexorablement dans la société iranienne. Quand Khatami s'est revendiqué « verbalement » de l' « Etat de droit » et de la démocratie, les Iraniens l'ont suivi, mais les ultras ont utilisé tous les moyens pour casser le mouvement. C'est un peu facile de dire après coup que les réformateurs auraient dû aller jusqu'au bout.
F. Tellier. - Khatami n'a jamais souhaité aller jusqu'au bout. Fidèle au régime, et en cela autorisé à se présenter à l'élection présidentielle, il n'a jamais eu l'intention de rompre avec l'héritage de l'idéologie islamiste. Que voulait dire la formule « Etat de droit » dans sa bouche ? L'égalité entre hommes et femmes, des élections libres, l'abolition des dogmes religieux qui enserrent la société ? Rien de tout cela. Il s'agissait plutôt d'adapter l'idéologie en la colorant de formules empruntées au langage des démocraties. La nature du régime demeurait quant à elle religieuse.
T. Coville. - Il y a en Iran une vraie prise de conscience collective pour que la religion soit cantonnée à la sphère privée. N'oublions pas que la si longue guerre Iran-Irak ( 1980-1988 ) a joué un grand rôle dans la légitimation du régime et l'affirmation du nationalisme iranien. Il y a des pesanteurs sociales et religieuses en Iran qui rendent difficile toute ouverture politique. L'Iran est un pays du double ou triple discours. Certains groupes proches de Rafsandjani veulent faire évoluer le régime mais sans le dire ouvertement, d'autres extrémistes ne cherchent que le statu quo ou le verrouillage du système.
F. Tellier. - Les factions du régime se distinguent par leur discours, mais même celles auxquelles on accole l'épithète de « pragmatiques » n'ont à offrir qu'une adaptation du cadre islamique destinée à garantir sa survie. L'évolution du régime que propose Rafsandjani concerne avant tout la sphère économique. Il a en tête une variante islamique du modèle chinois. On lâche du lest sur le plan économique et social tout en verrouillant les structures politiques.
T. Coville. - Le régime islamique ne peut faire avec la société iranienne ce que le régime chinois parvient à obtenir : une croissance annuelle de 10 %. Economiquement, en raison de l'omniprésence de la rente pétrolière, l'Iran ne peut imiter la vitalité chinoise. Or la population attend des autorités qu'elles résolvent la crise économique. Ahmadinejad ne s'est pas fait élire sur un programme idéologique, mais en promettant une meilleure redistribution de la manne pétrolière, et aussi parce que les Iraniens ne voulaient plus voter pour l' « affairiste » Rafsandjani. Le clientélisme est très puissant en Iran, à travers le poids des fondations religieuses. Les obligés du régime ne sont pas prêts à accepter des réformes politiques et économiques.
F. Tellier. - On aura beau insister sur ce qui peut freiner le changement, on ne l'évitera pas pour autant. Certes, ce régime paraît interminable. L'originalité du totalitarisme iranien est qu'il a survécu à son fondateur, Khomeyni. Pourtant - le XX e siècle est là pour nous le rappeler -, les régimes totalitaires meurent. A cet égard, la multiplication en Iran des discours sur l'adaptation du régime, sur une « troisième voie » entre islam et politique, est typique des totalitarismes finissant qui cherchent de nouvelles justifications. Tous les régimes totalitaires en fin d'existence demandent un rééchelonnement de leur dette démocratique.
T. Coville. - Il ne faut pas refuser la complexité iranienne. Il faut la décrire, tant la méconnaissance sur les réalités de ce pays est grande. L'Homo islamicus nouveau, au bout de trente ans, ne s'est pas imposé. Des pans entiers de la société échappent à l'islamisation forcée. Le pragmatisme gagne du terrain. Il faut souhaiter pour ce pays, compte tenu de ce qu'il a dû endurer depuis la révolution et la guerre Iran-Irak, qu'il connaisse une transition politique avec le moins de « casse » possible.
F. Tellier. - Croire à la victoire de la démocratie dans un pays aussi mûr politiquement ne relève pas, à mes yeux, de l'utopie. On tend à minorer cette échéance. Le régime islamique nous y encourage. Ainsi, on ne parle que du nucléaire, et on en oublie les étudiants, les intellectuels, la société iranienne. On n'a jamais tant parlé de l'Iran, mais cette actualité sur fond de négociations internationales occulte plus qu'elle ne montre les aspirations des Iraniens. C'est un paradoxe, car, au fond, il n'y a pas d'autre solution de long terme au dossier nucléaire qu'un Iran démocratique.

Thierry Coville a été chercheur à l’Institut français de Recherche en Iran et enseigne l’économie. Il est l’auteur de « l’Economie
de l’Iran islamique » (L’Harmattan) et vient de publier à La Découverte « Iran, la révolution invisible ».

Frédéric Tellier a été attaché culturel à l’ambassade de France en Iran et est chercheur à l’EHESS. Il est l’auteur de « l’Heure de l’Iran » (Ellipses) et vient de publier, avec Ramine Kamrane, « Iran : les coulisses d’un totalitarisme » (Climats).


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N°2392 - 9 septembre 2010

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