Thierry Coville. -
Des chercheurs iraniens anglophones ont étudié sans tabou la nature politique du
régime. Mais, depuis la crise du nucléaire, l'Iran n'est observé qu'à travers ce
filtre et cette bataille internationale, et on en oublie tous les combats de la
société iranienne. L'opposition entre régime et société est d'une grande
complexité en Iran. Il faut admettre que, près de trente ans après la
révolution, la République islamique a fait la preuve de sa capacité de
résistance. On ne peut opposer de manière mécanique société et régime. Ce
dernier est encore légitime dans une partie, certes restreinte, de la
population. N'oublions pas que, derrière Khatami, il y a eu un vrai mouvement de
soutien populaire, même si aujourd'hui le camp réformateur est assez déconsidéré
aux yeux des Iraniens. Les électeurs de 1997 voulaient vraiment changer les
choses. Le taux de participation aux dernières élections est loin d'avoir été
médiocre. J'aimerais savoir quels sont les pays dans la région où l'on ne
connaît pas le vainqueur à l'avance ? J'ai donc du mal à admettre qu'il y ait
une totale opposition entre la société et le régime. Disant cela, je ne me pose
pas en défenseur du régime. Un constat n'est pas une adhésion.
F. Tellier. - Des élections
libres en Iran ? Le système islamique présélectionne les candidats et ne laisse
concourir que ceux qui ne le menacent pas, ceux qui ont fait la preuve de leur
adhésion à l'héritage de Khomeyni. Il exclut les autres. Il n'y a place pour
aucun défenseur de la démocratie libérale ou de la laïcité dans les élections
iraniennes. Est-ce à dire que la demande est absente dans la société ? Bien sûr
que non, c'est le régime qui lui interdit d'exister sur la scène politique. Dans
un tel contexte on connaît toujours le vainqueur par avance : c'est le régime.
L'électorat s'est évaporé sous les pieds de Khatami quand les Iraniens ont
compris que, précisément, ce système avait vocation à prémunir le régime de tout
changement de fond. La société civile en Iran n'a pas été créée par le système
islamique. Par deux fois au XX e siècle, les Iraniens ont pris la parole d'une
manière qui n'a pas d'équivalent dans la région : lors de la révolution
constitutionnelle de 1906 et de l'épisode Mossadegh en 1951. Ils ne voulaient
pas d'une République islamique. Ils voulaient une démocratie libérale et
l'indépendance nationale. Je ne vois pas en quoi aujourd'hui on pourrait
reconnaître à la République islamique le monopole ou la paternité du mouvement
de fond démocratique qui caractérise la société iranienne.
T. Coville. - Vous avez
raison, mais il y a un rapport de force très complexe qui s'est établi entre la
société et le régime. Ainsi, les politiques menées en matière de démographie, de
protection sociale et d'éducation ont participé à la modernisation. Si le régime
est parfois contraint de reculer, ce n'est pas de gaieté de coeur, mais parce
qu'il y est forcé. S'il y a eu tant de répression contre les journalistes, c'est
parce que les journaux disaient des choses fortes en intelligence avec la
population. Toutes ces prises de parole ont laissé des traces.
F. Tellier. - La répression
n'a pas été le monopole des conservateurs, que l'on oppose de façon manichéenne
à des réformateurs censés incarner à eux seuls la demande démocratique des
Iraniens. Devant la révolte étudiante de 1999, Khatami a fait bloc avec le camp
de la répression. La demande de liberté qui s'exprime à chaque fois qu'un espace
de parole se crée inquiète les deux camps parce qu'elle leur fait prendre
conscience du caractère désormais minoritaire des dogmes de l'islamisme.
T. Coville. - Le débat d'idées s'est diffusé inexorablement dans la société iranienne. Quand Khatami s'est revendiqué « verbalement » de l' « Etat de droit » et de la démocratie, les Iraniens l'ont suivi, mais les ultras ont utilisé
tous les moyens pour casser le mouvement. C'est un peu facile de dire après coup
que les réformateurs auraient dû aller jusqu'au bout.
F. Tellier. - Khatami n'a jamais souhaité aller jusqu'au bout. Fidèle au régime, et en cela autorisé à se présenter à l'élection présidentielle, il n'a jamais eu l'intention de rompre avec l'héritage de l'idéologie islamiste. Que voulait dire la formule « Etat de droit » dans sa bouche ? L'égalité entre
hommes et femmes, des élections libres, l'abolition des dogmes religieux qui
enserrent la société ? Rien de tout cela. Il s'agissait plutôt d'adapter
l'idéologie en la colorant de formules empruntées au langage des démocraties. La
nature du régime demeurait quant à elle religieuse.
T. Coville. - Il y a en
Iran une vraie prise de conscience collective pour que la religion soit
cantonnée à la sphère privée. N'oublions pas que la si longue guerre Iran-Irak (
1980-1988 ) a joué un grand rôle dans la légitimation du régime et l'affirmation
du nationalisme iranien. Il y a des pesanteurs sociales et religieuses en Iran
qui rendent difficile toute ouverture politique. L'Iran est un pays du double ou
triple discours. Certains groupes proches de Rafsandjani veulent faire évoluer
le régime mais sans le dire ouvertement, d'autres extrémistes ne cherchent que
le statu quo ou le verrouillage du système.
F. Tellier. - Les factions du régime se distinguent
par leur discours, mais même celles auxquelles on accole l'épithète de «
pragmatiques » n'ont à offrir qu'une adaptation du cadre islamique destinée à
garantir sa survie. L'évolution du régime que propose Rafsandjani concerne avant
tout la sphère économique. Il a en tête une variante islamique du modèle
chinois. On lâche du lest sur le plan économique et social tout en verrouillant
les structures politiques.
T. Coville. - Le régime islamique ne peut faire
avec la société iranienne ce que le régime chinois parvient à obtenir : une
croissance annuelle de 10 %. Economiquement, en raison de l'omniprésence de la
rente pétrolière, l'Iran ne peut imiter la vitalité chinoise. Or la population
attend des autorités qu'elles résolvent la crise économique. Ahmadinejad ne
s'est pas fait élire sur un programme idéologique, mais en promettant une
meilleure redistribution de la manne pétrolière, et aussi parce que les Iraniens
ne voulaient plus voter pour l' « affairiste » Rafsandjani. Le clientélisme est
très puissant en Iran, à travers le poids des fondations religieuses. Les
obligés du régime ne sont pas prêts à accepter des réformes politiques et
économiques.
F. Tellier. - On aura beau insister sur ce qui peut freiner le changement, on ne
l'évitera pas pour autant. Certes, ce régime paraît interminable. L'originalité
du totalitarisme iranien est qu'il a survécu à son fondateur, Khomeyni. Pourtant
- le XX e siècle est là pour nous le rappeler -, les régimes totalitaires
meurent. A cet égard, la multiplication en Iran des discours sur l'adaptation du
régime, sur une « troisième voie » entre islam et politique, est typique des
totalitarismes finissant qui cherchent de nouvelles justifications. Tous les
régimes totalitaires en fin d'existence demandent un rééchelonnement de leur
dette démocratique.
T. Coville. - Il ne faut pas refuser la complexité iranienne. Il faut la décrire, tant la méconnaissance sur les réalités de ce pays est grande. L'Homo islamicus nouveau,
au bout de trente ans, ne s'est pas imposé. Des pans entiers de la société
échappent à l'islamisation forcée. Le pragmatisme gagne du terrain. Il faut
souhaiter pour ce pays, compte tenu de ce qu'il a dû endurer depuis la
révolution et la guerre Iran-Irak, qu'il connaisse une transition politique avec
le moins de « casse » possible.
F. Tellier. - Croire à la victoire de la démocratie dans un pays aussi mûr
politiquement ne relève pas, à mes yeux, de l'utopie. On tend à minorer cette
échéance. Le régime islamique nous y encourage. Ainsi, on ne parle que du
nucléaire, et on en oublie les étudiants, les intellectuels, la société
iranienne. On n'a jamais tant parlé de l'Iran, mais cette actualité sur fond de
négociations internationales occulte plus qu'elle ne montre les aspirations des
Iraniens. C'est un paradoxe, car, au fond, il n'y a pas d'autre solution de long
terme au dossier nucléaire qu'un Iran démocratique.
Thierry
Coville a été chercheur à l’Institut français de Recherche en Iran et
enseigne l’économie. Il est l’auteur de « l’Economie
de l’Iran islamique »
(L’Harmattan) et vient de publier à La Découverte « Iran, la révolution
invisible ».
Frédéric Tellier a été attaché culturel à
l’ambassade de France en Iran et est chercheur à l’EHESS. Il est l’auteur de «
l’Heure de l’Iran » (Ellipses) et vient de publier, avec Ramine Kamrane, « Iran
: les coulisses d’un totalitarisme » (Climats).