Jacques Poitou
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Ecriture de l'Orkhon


 

L'ignorance des orientales histoires & langues, & la negligence de plusieurs, & la haine laquelle nous de pere en fils prenons contre tous Sarrazins (comme nous disons) & principalement contre les Turcs, a esté cause que de leur origine, combien que beaucoup en ayent escrit, fors en un autheur seulement, n'aie encores esté au vray touché.

     Postel (1560 : 16)

N.B. Les noms propres cités sont l'objet de nombreuses variantes orthographiques selon la source, la langue, l'époque, etc. J'adopte ici les conventions suivantes : les noms turcs sont écrits selon l'orthographe actuelle du turc, les noms chinois sont écrits en pinyin sans diacritiques, les noms de pays selon la norme ISO pour le français. Je garde la graphie française usuelle pour les autres noms géographiques. JP.

La première écriture attestée qui ait été utilisée par les Turcs est une écriture runiforme. Son graphisme ressemble à l'écriture runique des Germains, mais elle n'a pas de rapport de parenté avec elle : cette ressemblance est due au fait que toutes deux sont gravées sur pierre, d'où la prédominance de traits droits plutôt que de courbes.

voirEcriture runique

Cette écriture, appelée "écriture de l'Orkhon" ou "vieux-turc" est attestée par environ 200 inscriptions sur pierre datant du VIIe au Xe siècle, découvertes à partir du XVIIIe siècle dans la vallée de l'Orkhon (sur le territoire actuel de la Mongolie ; en russe Orhon, en turc Orhun) et dans le cours supérieur de l'Iénisséï (dans le sud de la Sibérie orientale ; en russe Enisej, en turc Yenisey). D'autres inscriptions épigraphiques ont été découvertes dans l'Altaï (en russe Altaj, en turc Altay) et dans la province chinoise du Xinjiang. Cette écriture est également présente, à côté d'autres systèmes d'écritures, sur des manuscrits ouïgours du IXe siècle (découverts au Xinjiang et au Gansu).

– Le site kazakh Türik Bitig (qui dépend du Language Committee of Ministry of Culture and Information of RK [République du Kazakhstan]) présente un important corpus d'inscriptions et de manuscrits dans cette écriture, notamment 54 de l'Orkhon et 106 de l'Iénisséï, avec notices, photographies, copies et traductions en anglais.
http://irq.kaznpu.kz/?lang=e.

Les premières inscriptions à avoir été déchiffrées figurent sur deux monuments situés à proximité l'un de l'autre. Le premier (daté de 732) a été dédié par Bilge Kağan (nommé Mojilian dans les annales chinoises) – qui régna sur l'empire Göktürk de 716 à 734 – à la mémoire de son frère Kül Tigin, mort en 731. Le second (daté de 735) a été érigé à la mémoire de Bilge Kağan, qui restaura, après moult combats, l'unité de l'empire turc oriental et fit la paix, également après moult combats, avec l'empereur de Chine Xuanzong (voir Grousset 1965 : 153-157, Roux 1984 : 71-73, Weiers 1998 et Zieme 2005). Les deux monuments comportent, outre les inscriptions en turc qui célèbrent l'épopée des Turcs, des textes en chinois qui représentent l'hommage de l'empereur de Chine aux chefs turcs.

bilgekagan De nombreuses photos de ces monuments figurent sur le site kazakh susmentionné :
http://irq.kaznpu.kz/?mod=1&tid=1&oid=15&lang=e et http://irq.kaznpu.kz/?mod=1&tid=1&oid=16&lang=e.

Ci-contre : détail de l'inscription du monument dédié à Bilge Kağan.
Cliquez sur la vignette pour voir l'image en grand.

Un troisième monument, érigé en 720 par Bilge Kağan à la gloire de Tonyukuk, ancien chef d'état-major de l'armée et conseiller de Bilge Kağan, a été recensé peu après les deux premiers.

– Photos sur le site kazakh susmentionné :
http://irq.kaznpu.kz/?mod=1&tid=1&oid=17&lang=e.

Le recensement, le déchiffrement et la traduction des premières inscriptions ont été assurés à la fin du XIXe siècle grâce aux efforts parallèles (et concurrents) du Danois Vilhelm Thomsen (1842-1927) et du Russe d'origine allemande Friedrich Wilhelm Radloff (1837-1918). Voir Bazin (1989 : 572-577) et Thomsen (1896).

Les inscriptions sur pierre transcrivent le vieux-turc et représentent l'état attesté le plus ancien des langues turciques, parlées actuellement surtout en Turquie, en Azerbaïdjan, en Asie centrale (Kazakhstan, Kirghizistan, Ouzbékistan, Turkménistan) et en Chine (au Xinjiang).

voirEcriture du turc
voirEcriture de l'ouzbek

Une origine incertaine

L'origine de l'écriture de l'Orkhon demeure l'objet d'hypothèses. Plusieurs ont été avancées – origine araméenne plus ou moins indirecte (par l'intermédiaire d'une écriture sogdienne ?), origine pictographique (sur la base de ressemblances entre la forme de certaines de lettres et les blasons (tamga) de tribus turques) –, mais il pourrait s'agir d'une création au moins partiellement originale. Voir à ce sujet Erdal (2004 : 37-45) et la conclusion prudente de Bazin (1989 : 576) :

L'originalité profonde du système turc et son adaptation certaine à la phonologie spécifique de la langue nous inclinent plutôt à y voir une création raisonnée, au temps de la seconde dynastie turque orientale, issue en 682 d'une révolte contre le protectorat chinois : elle procéderait de la volonté de créer pour les Turcs une écriture nationale épigraphique, indépendante de la cursive sogdienne, dans un esprit nationaliste qui s'exprime avec orgueil dans les deux stèles funéraires de l'Orkhon, où la supériorité des Turcs sur tous les peuples voisins est bien affirmée.

Disparition de l'écriture de l'Orkhon

Après la mort de Bilge Kağan, des troubles ont entraîné la disparition de l'empire Göktürk, supplanté par les Ouïgours. Les Ouïgours ont utilisé parfois l'écriture de Orkhon en même temps que d'autres types d'écritures, mais leur adhésion à l'islam, comme celle d'autres peuples de langue turcique, a entraîné l'utilisation de l'écriture sacrée de l'islam – l'écriture arabe –, et la disparition des écritures utilisées antérieurement.


Les signes de l'écriture de l'Orkhon

Sur les inscriptions épigraphiques et notamment sur les stèles, cette écriture se présente de haut en bas et de droite à gauche, comme l'écriture chinoise traditionnelle. Mais elle a d'abord été écrite sur ces pierres de droite à gauche et de bas en haut avant que les stèles ne soient redressées à la verticale.

Les écritures runiformes présentent différentes variantes, regroupées par Gabain (1974 : 9 sqq.) en trois grandes familles : écritures épigraphiques de l'Orkhon (I), écritures manuscrites (II) et écritures de l'Iénisséï (III). Est présentée ci-dessous l'écriture épigraphique de l'Orkhon.

– Voir le tableau général des variantes dans Gabain (1974). Ce tableau est reproduit dans le document référencé plus bas Proposal for Encoding the Old Turkic Script...
Signes de l'écriture de l'orkhon selon Thomsen (1896 : 9)

L'écriture de l'Orkhon représente une combinaison d'un système alphabétique (une lettre représentant un phonème) et d'un système syllabique. Elle compte 38 signes dont 4 pour les voyelles et 34 pour les consonnes. Ces 34 signes peuvent être regroupés en trois groupes :

– dans le premier groupe, à chaque consonne correspondent deux signes selon qu'elle est associée à une voyelle d'avant (palatale) ou d'arrière (vélaire) ;
– les signes du second groupe représentent l'association d'une consonne et d'une voyelle (palatale ou vélaire) ;
– enfin, les signes du troisième groupe représentent des consonnes ou des groupes de consonnes quelle que soit la voyelle à laquelle elles peuvent être associées.

Nous donnons ci-après la valeur phonétique de chaque signe (en nous appuyant essentiellement sur Gabain (1974), qui note conformément à un usage établi depuis Thomsen, les consonnes associées à des voyelles palatales par 1 en exposant, celles associées à une voyelle vélaire par 2 et les consonnes neutres par 0).

orkhon

Les mots sont séparés par une sorte de deux-points.


Références bibliographiques

Aalto, Pentii (ed.), 1958. Materialien zu den alttürkischen Inschriften in der Mongolei. Helsinki : Suomalais-Ugrilainen Seura. Document partiellement en ligne, consulté le 2010-03-05.
http://irq.kaznpu.kz/pdf/Pentti_Aalto_Materialien_zu_den_Alttuerkischen.pdf.

Barthold, W., 1935. 12 Vorlesungen über die Geschichte der Türken Mittelasiens. Theodor Menzel, Theodor & Schader, Hans Heinrich (eds.). Die Welt des Islams 17, Beiband zu Band 14-17 : 1-278. Document en ligne sur le site de JSTOR, consulté le 2010-03-03 (accès restreint).

Bazin, Louis, 1989. L'épigraphie turque ancienne de Haute-Asie (VIIIe-XIe s.) : résultats et perspectives. Comptes-rendus des séances de l'Académie des inscriptions et belles-lettres 133, 3 : 572-583. Document en ligne sur le site de Persée, consulté le 2010-01-20.
http://www.persee.fr.

Erdal, Marcel, 2004. A Grammar of Old Turkic. Leiden/Boston : Brill. Handbook of Oriental Studies. Section VIII. Central Asia, vol. 3.

Gabain, A. von, 1974. Alttürkische Grammatik. 3. Auflage. Wiesbaden : Otto Harrassowitz.

Grousset, René, 1965. L'empire des steppes. Attila, Gengis-Khan, Tamerlan. 4e édition. Paris : Payot. Document en ligne sur le site de l'université du Québec à Chicoutimi, consulté le 2010-03-05. (Les numéros des pages indiquées ici correspondent à l'édition numérique.)
http://classiques.uqac.ca/classiques/grousset_rene/empire_des_steppes/empire_des_steppes.html.

[Postel, Guillaume], 1560. Histoire et considération de l'origine, loy et coustume des Tartaes, Persiens, Arabes, Turcs, & tous autres Ismaélites ou Muhamediques, dits par nous Mahometains, ou Sarrazins. Poitiers : Enguilbert de Marnef. Document en ligne sur le site de la Bnf.
http://gallica.bnf.fr.

Proposal for encoding the Old Turkic script in the SMP of the UCS, 2008. Document en ligne, consulté le 2010-01-20.
http://std.dkuug.dk/jtc1/sc2/wg2/docs/n3357.pdf.

Roux, Jean-Paul, 1984. Histoire des Turcs. Paris : Fayard.

Thomsen, Vilh[elm], 1896. Inscriptions de l'Orkhon déchiffrées. Helsingforgs : Imprimerie de la société de littérature finnoise. Document en ligne, consulté le 2010-03-02.
http://www.archive.org/stream/inscriptionsdel00thomgoog#page/n4/mode/1up.

Weiers, Michael, 1998. Kök-Türken. Document en ligne, consulté le 2010-01-20.
http://www.zentralasienforschung.de/KoekTuerken.PDF.

Zieme, Peter, 2005. Die alttürkischen Reiche in der Mongolei. Document en ligne, consulté le 2010-01-20.
http://irq.kaznpu.kz/pdf/Peter_Zieme_Die_Altturkschen_Reiche.pdf.


© Jacques Poitou 2010.