DES AIRES CULTURELLES AUX RÉSEAUX CULTURELS
 


Paul Claval

Université de Paris-Sorbonne

conférence sur "l'approche culturelle en géographie",
pour l'A.P.H.G, Régionale de Caen, 2 juillet 1999


Les géographes ont été depuis longtemps frappés par l'homogénéité des comportements, des genres de vie, des paysages et des valeurs au sein d'espaces souvent très vastes et où les conditions naturelles varient. A une époque où l'on invoquait souvent l'influence du milieu pour rendre compte des distributions humaines, ces ensembles échappaient au modèle interprétatif dominant. Pour les expliquer, il fallait admettre que, dans les distributions observées, les facteurs humains l'emportaient dans bien des cas sur les données physiques, mais qu'ils ne jouaient pas le même rôle partout. C'est ainsi que naquit la perspective culturelle, et que débutèrent les réflexions sur les aires culturelles. Elles ont partout joué un rôle non négligeable dans le développement de la réflexion géographique, en France en particulier, où elles n'étaient pas étrangères à Vidal de la Blache, et s'étaient affirmées avec Jean Brunhes et Pierres Deffontaines, mais il n'y a qu'aux Etats-Unis qu'elles avaient été codifiées et étaient devenues une branche majeure de la discipline grâce à Carl O. Sauer et à l'école de Berkeley qu'il avait créée et animée.

Cette première approche culturelle insistait volontiers sur la diversité des techniques et des savoir-faire imaginés par les hommes pour mettre en valeur les environnements dans lesquels ils s'étaient installés, pour y aménager leurs habitations et pour y créer tous les outillages et tous les équipements indispensables à la vie. A partir du milieu du XXe siècle, la diffusion des innovations s'est accélérée et les techniques, bâties sur une base plus scientifique, ont cessé d'être spécifiques à tel ou tel environnement naturel ou à telle ou telle aire culturelle. L'uniformisation de la vie matérielle s'est accélérée. Cela a conduit, dans un premier temps, au recul des recherches portant sur la diversité des cultures, puisque celle-ci paraissait proche de disparaître. Depuis le début des années 1980, c'est à un mouvement inverse que l'on observe : l'approche culturelle n'a jamais attiré autant de chercheurs. Dans la mesure où l'homme domine plus complètement la nature qu'il ne l'avait jamais fait jusqu'alors, c'est évidement vers les facteurs humains qu'il faut se tourner pour comprendre les formes actuelles de différenciation du monde.

La géographie des distributions culturelles est en train de se modifier. L'uniformisation des techniques ne conduit pas à l'homogénéisation de tous les aspects de la vie humaine et à la banalisation des paysages, mais au lieu de s'ordonner par grandes zones, les contrastes se structurent autour de réseaux : on est en train de passer d'une géographie des aires culturelles à une géographie des réseaux culturels. L'évolution n'est pas close, mais elle est suffisamment avancée pour que le tableau ait déjà significativement changé.

La distribution des aires culturelles

L'apport de Fernand Braudel

Dans les années 1960, l'exploitation des recherches menées depuis le début du XXe siècle dans le domaine de la géographie culturelle conduit à souligner le rôle et la vigueur de grandes aires relativement homogènes. Pour Fernand Braudel, il s'agit d'un des résultats essentiels de la géohistoire qu'il est en train de bâtir. Il s'intéresse aux évolutions de longue durée. Les historiens avaient l'habitude de s'attacher aux évènements, aux crises, aux révolutions, aux guerres, à tout ce qui peut entraîner des inflexions rapides de la vie des groupes. Ils négligeaient les cadres économiques, les environnements matériels, les manières de vivre et d'agir des pays auxquels ils s'intéressaient. Ce ne sont pourtant pas des éléments stables, mais les transformations qui les affectent ne s'inscrivent pas dans des temporalités analogues à celles de l'histoire évènementielle. Dans la réflexion sur la longue durée qu'il menait depuis la fin des années 1930, Fernand Braudel ne pouvait donc manquer de s'intéresser aux aires culturelles.

La place qu'il leur accorde est si considérable qu'il propose de consacrer à leur présentation et à leur explication une bonne moitié du programme d'histoire des classes terminales que le Ministère de l'Education Nationale lui avait demandé d'élaborer au début des années 1960. Le sujet était si neuf qu'il se sentit obligé de rédiger lui-même un texte sur la question. Il constitue la première partie d'un manuel rédigé en collaboration avec S. Baille et R. Philippe et qui paraît chez Belin en 1963 : Le Monde acutel, histoire et civilisation. Le texte a depuis lors fait l'objet d'une réédition indépendante, chez Champs-Flammarion, sous le titre : Grammaire des civilisations.

Le thème des aires culturelles ne cesse d'intéresser Fernand Braudel. On le retrouve dans sa dernière publication, L'Identité de la France. Il y traque ce qui a fait de la France le pays que nous connaissons : les volumes publiés évoquent le poids de l'environnement (le rôle de la "géographie") et celui des héritages historiques. La mort surprend Braudel au moment où il abordait le dernier volume, celui dont l'éclairage devait être le plus ethnologique, celui où il aurait vraiment percé à jour la genèse des ensembles culturels.

La réflexion de Braudel sur les aires culturelles est donc restée inachevée, mais ce qu'il nous offre est déjà très substantiel. La première partie de Grammaire des civilisations dessine des pistes très claire. Au point de départ, Braudel tire parti de Lucien Febvre et de son travail sur le mot civilisation, mais il prend acte de l'introduction, dans les sciences sociales françaises, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, du terme de culture : c'est donc sur l'ensemble des deux termes de culture et de civilisation qu'il se penche. Deux idées lui semblent alors s'imposer : 1- Une civilisation est une réalité globale, c'est-à-dire à la fois un espace, une société, une économie et un ensemble de mentalités collectives (ce à quoi on ramène trop souvent l'idée de culture). 2- Les civilisations sont des continuités et leur histoire s'inscrit dans la longue durée.

Le reste de l'ouvrage est consacré à un tableau des grandes aires de civilisation. Il est bâti sur l'opposition entre les civilisations non-européennes (Islam, continent noir, Extrême-Orient) et civilisations européennes (en Europe et en Amérique). Ces ensembles ne sont pas de même nature : l'Islam constitue un espace conscient d'une unité qui naît d'une foi partagée; le pélerinage à la Mecque y fait naître des contacts espacés, mais significatifs. Le continent noir est fait d'une multitude d'ethnies qui n'ont pas le sentiment de partager grand'chose, et dont chacune se sent étrangère aux autres. C'est pour les observateurs extérieurs qu'il apparaît comme une aire de civilisation, pour les marchands d'esclaves qui l'ont ravagé et en partie dépeuplé depuis le développement de la traite avec le monde islamique puis avec l'Amérique, et pour les Européens qui ont colonisé cet espace et l'étudient aujourd'hui. Dans le cas de la Chine, l'unité vient de techniques maîtrisées en commun, mais qui sont tout autant des techniques sociales ou des techniques de communication que des techniques matérielles. L'écriture chinoise utilise des signes qui représentent des contenus et ne cherchent pas à transcrire une prononciation; elle peut donc être lue par des populations qui ne parlent pas la même dialectee; elle permet d'unifier une mosaïque de groupes sans qu'il soit nécessaire d'imposer partout la même langue; la construction d'un Empire s'en est trouvée facilitée.

Selon les cas, le ciment des représentations collectives qu'évoque Braudel est fourni par la religion (dans le cas de l'Islam), par des conceptions voisines des constructions sociales élémentaires (dans le cas du continent noir) ou par un système de communication et une construction politique unifiés (cas de la Chine). On mesure à celà combien l'interprétation de Braudel est séduisante, mais combien il faudrait la creuser pour lui donner une formulation tout à fait rigoureuse. Le tableau se complique par la suite, d'ailleurs, lorsque Braudel reprend à l'historien allemand Wilhelm Rœpke l'idée des économies-mondes, qui le conduit nécessairement à dissocier ce qu'il pensait jusqu'alors unis, à savoir l'espace, la société, les mentalités collectives d'une part, et l'économie de l'autre.

Les aires culturelles selon l'école de Berkeley

Carl O. Sauer n'a jamais cherché à dresser un tableau des aires culturelles à la surface de la terre. Sa curiosité s'attachait à d'autres échelles : 1- il aimait les monographies locales ou régionales qui permettent de saisir le fonctionnement des cultures, la manière dont elles mettent à contribution l'environnement, et les symbioses originales que les hommes y développent en favorisant certaines espèces végétales ou animales, celles qu'ils cultivent ou qu'ils élèvent, et celles qu'ils répandent involontairement parce qu'il s'agit de plantes parasites qui font partie du cortège de celles dont ils dépendent pour leur alimentation; dans ce domaine, les travaux de Sauer portent pour l'essentiel sur les petites cellules indiennes qui subsistent, ou sur les populations issues du mélange des Indiens et des colonisateurs hispaniques en Amérique centrale ou dans la Caraïbe. 2- Sauer s'interrogeait sur les équilibres planétaires et sur la manière dont la civilisation occidentale les mettait en péril (c'est le côté écologiste, très moderne, de sa pensée). L'effort de systématisation de la réflexion sur les aires culturelles vient de certains des élèves de Sauer.

L'ouvrage que Spencer et Thomas consacre en 1969 à la géographie culturelle souligne bien ce que la géographie américaine apporte à l'appréhension des aires culturelles. La première partie décrit la terre humaine d'aujourd'hui comme une mosaïque. Comment en est-on arrivé là ? A la suite d'un long mouvement de divergence culturelle, suivi par une phase de convergence. Les aires culturelles sont nées de foyers séparés : les cultures sont donc diverses dès le départ. Elles se propagent alors de proche en proche, d'une manière généralement assez lente, si bien qu'elles se transforment en même temps qu'elles migrent : la multiplicité initiale se complique.

Si le monde est différencié, cela vient de ce que d'assez nombreuses manières de maîtriser l'environnement ont été indépendamment inventées en des lieux variés. Cette thèse a été confortée par les recherches que le botaniste et généticien soviétique Vavilov a menées dans les années 1920 ou 1930 : elles ont montré que l'essentiel des plantes cultivées provenaient de quelques régions du monde, le Moyen-Orient, la Chine du Nord-Est, la Nouvelle-Guinée, l'Ethiopie, l'Afrique de l'Ouest, le Mexique, les hautes terres andines entre Colombie et Bolivie, etc. Dans le cas des civilisations nées du Moyen-Orient, une interprétation plus complète de la diffusion avait été proposée par l'archéologue britannique V. Gordon Childe.

Au Moyen-Orient, le succès précoce de la domestication des plantes et des animaux tient, d'après les interprétations classiques, au front climatique qui y sépare les aires humides et les zones arides : la bande étroite de prairies qui s'étend dans la zone de contact aurait ét favorable à la mise au point de la céréaliculture, puisque la végétation naturelle offrait des grains comestibles qu'il était tentant de multiplier; elle aurait conduit aussi à la mise au point de l'élevage, puisqu'elle était parcourue par des troupeaux d'herbivores faciles à domestiquer. Des foyers comme ceux du Moyen-Orient ou ceux de la Chine du Nord ont vu ainsi s'opérer à la fois la domestication des plantes et celle des animaux, et la mise au point de genres de vie qui les associaient. La diffusion a pris des caractères différents selon qu'elle s'effectuait vers les zones humides, où la culture pouvait tenir un rôle essentiel, ou vers les zones arides, où l'élevage pouvait réussir à la condition de devenir nomade. La naissance et la différenciation des cultures s'expliquent ainsi par le jeu des contraintes naturelles.

A partir du moment où la circulation s'accélère et où les aires qu'elle embrasse sont plus vastes, la tendance à l'uniformisation tend à l'emporter. Pour simplifier, on peut dire que le tournant décisif dans l'histoire de l'humanité est, de ce point de vue, celui des grandes découvertes. En quelques décennies, les espaces américains voient affluer les espèces cultivées et les animaux domestiqués volontairement apportés d'Europe, et les plantes herbacées dont le bétail transportait les semences attachées à ses poils. L'Europe reçoit le maïs, la pomme de terre, la tomate, les courges, le dindon. Dans les espaces tropicaux, jusqu'alors fragmentés, chacun a pu, selon les milieux, tirer parti de l'igname, du taro, du manioc, du riz, du sorgho ou du maïs. Mais le mouvement ne concerne pas seulement les aspects matériels de la culture. Il suffit, en deux siècles, de 300 Jésuites partis évangéliser la Chine pour faire connaître en Occident beaucoup de traits de la pensée et de l'art chinois.

Certaines des interprétations retenues par Spencer et Thomas ont été remises en cause par les développements récents de la recherche. François Sigault a justement fait remarquer qu'un foyer comme celui du Moyen-Orient ne tient sans doute pas tant sa fécondité à sa situation sur un front climatique qu'à son rôle de carrefour. Les innovations faites au Nord, au Sud, à l'Est ou à l'Ouest du foyer moyen oriental y ont été rapidement importées. C'est de leur confrontation que sont nées les combinaisons agricoles ou d'élevage qui ont porté les grandes civilisations. L'origine des foyers de diffusion des cultures est certainement plus complexe qu'on ne l'avait indiqué, mais l'image générale du processus de différenciation qui en résulte n'est pas fondamentalement altérée.

Modernisation de la géographie et aires culturelles

A partir de 1967, on assiste, dans le monde anglo-saxon, à la multiplication de manuels qui essaient de mettre à la portée des étudiants l'essentiel des résultats que la nouvelle géographie structurée autour des grands résultats de l'analyse spatiale a appportés. Ces ouvrages ne faisaient malheureusement aucune place au milieu et à l'histoire. Lorsque j'ai rédigé, en langue française, un manuel du même type, j'y ai donc incorporté une partie où je faisais état des développements récents de l'écologie à base énergétique, et je l'ai conclu par un développement sur la géographie culturelle, où j'essayais de dresser un bilan de ce que la géohistoire à la française ou la géographie culturelle à l'américaine avaient apporté. Je m'y suis inspiré de Spencer et Thomas, d'autres travaux américains, de La Grammaire des civilisations de Braudel, et d'autres ouvrages de géohistoire, ceux de Maurice Lombard sur l'Islam ou de René Grousset sur L'Empire des Steppes par exemple. Le thème de l'humanisation de la planète à partir d'une pluralité de foyers dont les traditions se différenciaient au fur et à mesure que l'on s'éloignait d'eux me parut fécond. Je retins aussi l'idée du développement en miroir de traditions à partir de lignes d'affrontement et de contact : il avait surtout servi à éclairer l'origine de genres de vie aussi opposés que ceux de l'agriculture sédentaire et du nomadisme, originaires d'une même aire, que leur affrontement dévastait par la suite en partie. Je le transposai dans des cadres historiques plus proches, en soulignant les effets de miroir entre Islam et Chrétienté, ou entre Europe du Sud/Europe du Nord, Europe catholique ou protestante/Europe orthodoxe.

Les aires culturelles que j'essayais de cerner devaient leurs contours et leurs particularités aux milieux où leurs combinaisons productives originelles avaient été élaborées, mais c'étaient à leurs modes de pensée, à leurs valeurs religieuses et aux systèmes et techniques de communication qu'elles avaient élaborées qu'elles devaient l'essentiel de leurs caractères.

Les aires culturelles et l'inertie des groupes humains

On pourrait multiplier les analyses de travaux des années 1960 ou 1970 sur les aires culturelles sans en apprendre beaucoup plus sur les facteurs qui expliquent leur genèse et leur persistance que ce que les trois exemples retenus apprennent. Les civilisations - ou les cultures, peu importe le terme dont on fait usage - sont des réalités durables, même si ce sont des constructions historiques qui changent avec le temps. Elles doivent leur inertie à toute une série de facteurs. Certains sont d'ordre naturel : dans beaucoup de cas, les sociétés ne savent mettre en œuvre qu'une seule combinaison productive pour tirer parti des milieux auxquels elles sont confrontées. C'est ce que soulignait déjà Ratzel lorsqu'il parlait des Naturvölker, ces groupes primitifs obligés de prendre largement en compte les pesanteurs de l'environnement. Il opposait à ces humanités premières les Kulturvölker, les peuples capables, grâce à des techniques matérielles et sociales plus évoluées, de s'isoler de la nature pour la mieux dominer. Mais même dans le cas des grandes sociétés à Etat que nous décrit l'histoire, le poids des contraintes qu'elles rencontraient et la difficulté à les surmonter se lisaient au poids qu'y tenait le secteur agricole, et à l'inertie que cela introduisait dans leur évolution. Braudel y était sensible lorsqu'il se penchait sur l'identité de la France : sa plus grande originalité ne venait-elle pas, pour lui, de ce qu'elle était fondamentalement restée, et jusqu'à récemment, une société paysanne ? On aurait pu le dire, avec tout autant de raisons, de la civilisation chinoise, de la civilisation indoue ou de la civilisation aztèque.

Mais l'inertie qui faisait des aires culturelles des objets que seule l'histoire de longue durée permet d'appréhender avait d'autres sources. Elle tenait à ce qu'elles constituaient des structures de communication, et que ces structures constituaient des systèmes qui ne pouvaient que difficilement changer. Cela résultait des techniques d'acheminement des informations sur lesquelles elles reposaient : la révolution de l'écriture n'y avait pas remis en cause le poids extraordinaire de l'oralité; elle avait seulement abouti à la constitution de sociétés à deux vitesses, avec des bases populaires où l'échange direct, de bouche à oreille, dominait, et des élites encadrantes qui savaient utiliser l'écriture pour tenir des comptabilités publiques - ou commerciales -, acheminer des ordres et des informations politiques, et propager de nouvelles normes morales ou religieuses. Dans la mesure où l'oralité jouait encore un rôle décisif, beaucoup d'éléments restaient confinés dans des cercles étroits. Les aires culturelles étaient compartimentées en cellules de base - qui n'étaient pas nécessairement similaires par la langue, la religion ou les mentalités. C'était le poids de ces unités de niveau inférieur qui lestait l'ensemble, l'empêchait d'évoluer rapidement et faisait que les religions anciennes demeuraient celles des campagnes, des paysans, des païens, alors que les groupes encadrants évoluaient déjà souvent à des rythmes différents.

Les travaux d'ethnographie à la manière de Robert Redfield aident, à partir des années 1940, à mieux comprendre la spécificité des sociétés où dominent l'oralité, et le statut original des groupes paysans et des fractions populaires des populations urbaines qui n'utilisent pas directement l'écriture mais sont intégrés dans des sociétés dont les structures encadrantes reposent sur elle. Les décalages dans les rythmes d'évolution qui naissent de cette dualité éclairent la mécanique de la longue durée dans toutes les sociétés historiques qui précèdent les révolutions du XIXe siècle : révolution économique de l'industrie et des transports - et révolution des modes de communication - instruction généralisée et baisse du prix de l'écrit grâce à la modernisation de l'imprimerie.

Dans les tableaux des aires culturelles que l'on dresse dans les années 1950 ou 1960, une opposition se dessine entre deux grands ensembles : dans l'Ancien Monde, de l'Europe occidentale à l'Inde et à la Chine les aires correspondent à des ensembles dont les membres sont conscients de ce qui fait leurs solidarités, même si celles-ci ne sont pas partout identiques : sentiment d'appartenance religieuse pour la Chrétienté, pour l'Islam et dans une certaine mesure, pour le monde hindouiste, sentiment de partager la même conception du monde social en Inde, intégration dans une structure politique unitaire en Chine. Dans le Nouveau Monde d'avant Christophe Colomb et dans les parties méridionales de l'Ancien Monde - continent noir, comme disait Braudel, régions montagneuses de l'Asie du Sud-Est ou de l'Insulinde, Océanie - les groupes que nous intégrons dans une même aire culturelle n'ont aucune conscience de leur solidarité : les liens qu'ils tissent entre eux sont d'une dimension trop réduite pour qu'il en aille autrement. C'est l'observateur occidental, l'ethnologue, qui dessine les ensembles. Les aires culturelles que l'on se plaît à reconnaître ne sont donc pas partout de même nature. Celles que l'on rencontre dans les parties de l'Ancien Monde où les relations à longue distance ont pris leur essor depuis longtemps résultent déjà en partie de processus d'unification liés à la circulation, alors que dans les autres parties du monde, les processus de différenciation locale sont demeurés vivants jusqu'aux contacts avec l'Europe, qui ont commencé aux Grandes Découvertes, mais n'ont eu souvent d'effets décisifs que lorsque la pénétration à l'intérieur des continents est devenue effective - pas avant la second moitié du XIXe siècle dans la plupart des cas.

Le renouvellement de l'approche culturelle

Les raisons du renouveau

L'attention accordée aux réalités culturelles n'avait cessé de s'amoindrir au cours des années 1960 et 1970, à la mesure de l'uniformisation que le progrès des techniques et des moyens de transport et de communication entraînait. Le mouvement s'inverse aux alentours de 1980. Il y a plusieurs raisons à cela. Certaines tiennent à l'actualité : les modes d'explication socio-économiques auxquels on avait recours depuis la fin du XIXe siècle pour rendre compte des grandes mutations et des révolutions se révèlent impuissants face à certaines évolutions contemporaines. On s'attendait, après la décolonisation, à voir les pays nouvellement indépendants critiquer les systèmes que les puissances occidentales leur avaient imposés depuis la fin du XIXe siècle : qu'ils préfèrent le modèle socialiste soviétique au libéralisme qui avait couvert l'impérialisme paraissait assez logique. Mais comment rendre compte de la Révolution iranienne ? Même si les Russes et les Anglais avaient exercé une influence profonde sur le pays depuis la fin du XIXe siècle, celui-ci avait échappé à la colonisation. L'exploitation pétrolière avait permis, à partir des années 1920 et surtout des années 1960, de lancer une politique d'équipements. Une réforme foncière avait fait accéder une bonne partie des masses paysannes à la propriété. Que ces réformes aient eu des effets bénéfiques, rien ne le montre mieux que l'évolution des mouvements d'opposition : ceux qui s'inspiraient du modèle socialiste ou soviétique, à la manière du Dr Mossadegh, perdirent l'essentiel de leur soutien. Le sort d'une partie notable de la population s'était amélioré. L'opposition s'alimente désormais à d'autres sources : elle est d'inspiration religieuse, et condamne l'Occident pour son immoralité beaucoup plus que pour l'exploitation impérialiste dont il serait responsable. Dans un pays chiite où le clergé encadre de manière très étroite et très efficace les populations, le fondamentalisme auquel se rallient de plus en plus les religieux apparaît comme une force irrésistible. Le régime du Shah est balayé en quelques semaines. N'est-ce pas le signe que l'on a trop tôt renoncé à l'étude des réalités culturelles ?

Comment expliquer, ailleurs, la longue lutte des Basques espagnols ou des catholiques d'Irlande du Nord pour la reconnaissance de leur peuple ou de leur spécificité religieuse ? Comment ne pas être frappé de la montée des consommations culturelles dans les pays d'Europe occidentale ou en Amérique du Nord ? Lorsque l'Empire soviétique commence à s'effriter, on découvre avec stupeur que trois-quarts de siècle de communisme n'ont pas fait disparaître les passions nationalistes - qu'ils les ont peut-être même avivées : le conflit entre l'Arménie et l'Arzeibadjan est prémonitoire. La Caucasie et la Transcaucasie sont bientôt affectées par des troubles graves. La Yougoslavie éclate. La Tchécoslovaquie se scinde.

Un peu partout, les questionnements identitaires se multiplient. Les jeunes des banlieues ne savent plus qui ils sont. Ceux qui sont enfants d'immigrés refusent souvent de s'intégrer dans la société qui a accueilli leurs parents. Ils sont fiers de leur origine, sont contents de garder la nationalité de leurs pères, mais n'arrivent pas à s'intégrer dans la société dont ils se réclament lorsqu'ils viennent s'y installer. Pour les enfants de familles françaises (ou anglaises en Angleterre, américaines aux Etats-Unis, etc.), le problème est différent, mais il est tout aussi réel : ce que l'on refuse, c'est de se fondre dans la société des aînés; cela se marque par le succès de toutes les formes de contestation. On les observe dans les comportements quotidiens comme dans les choix politiques. Les électeurs qui viennent tout juste d'être inscrits sur les listes apportent volontiers leurs suffrages aux partis les plus critiques vis-à-vis de la société actuelle - les verts par exemple.

Les raisons pour redécouvrir la culture ne manquent pas. La manière dont le renouveau intervient ne s'explique pourtant que si l'on prend en compte le mouvement d'ensemble de la réflexion sociale, et les transformations propres de la pensée géographique au cours des vingt dernières années.

L'approche culturelle

La curiosité pour les réalités culturelles ne donne pas naissance à un nouveau champ à l'intérieur de la discipline, à une géographie culturelle dont il serait facile de marquer les bornes et de définir les contours. Le renouveau résulte plutôt d'une révision de l'ensemble de la démarche géographique. Celle-ci se développait traditionnellement à deux échelles : l'échelle nationale, essentielle pour comprendre les réalités économiques, et l'échelle régionale, dans laquelle s'était illustrée la géographie française. Cette échelle régionale pouvait être assez fine : rien ne le montrait mieux que le souci de noter les moindres nuances dans le paysage, et de les expliquer.

Que le choix de ces deux échelles ait été réducteur, beaucoup de géographes en étaient conscients. Mais leur réaction avait été d'explorer des échelles plus petites, celles qui permettent de comprendre les grands ensembles qui structurent le monde : de là étaient venues, à partir des années 1950, l'attention accordée à l'opposition entre système libéral et système soviétique, la distinction entre le monde développé et celui qui l'était moins, ou la prise en compte, que nous venons d'évoquer, des grandes aires culturelles.

Ce qui caractérise les nouvelles manières de concevoir la géographie, c'est un changement d'échelle de sens inverse : c'est vers les réalités de toute petite dimension que l'on se tourne. La curiosité pour les réalités globales ne disparaît pas, le souci de rendre compte de l'existence de grands ensembles est toujours présent, l'attention accordée aux réalités nationales et aux instances plurinationales qui les concurrencent aujourd'hui n'a jamais été aussi vive. Si l'on se tourne d'abord vers des réalités de plus petite dimension, à plus grande échelle, c'est pour des raisons épistémologiques.

Les géographes parlent, comme le font les autres spécialistes des sciences sociales, de sociétés, de nations, d'Etats, mais ce qu'ils classent sous ses étiquettes est beaucoup moins clair qu'on ne le pensait naguère. Qu'est-ce que la société française ? Peut-on en fournir une définition simple et claire ? L'usage du français ? Mais il n'est pas universel, et se rencontre en Wallonie, à Bruxelles, en Suisse romande, au Québec, en Haïti, sans que ces pays fassent pour autant partie de la société française. L'adhésion à un même régime politique ? Les partisans de la Monarchie ont fini par disparaître. Peut-on dire pour autant que la République, dont tous se réclament, signifie la même chose pour tous les groupes, toutes les classes, toutes les régions ? Qu'est-ce que c'est que d'être français lorsque l'on est Alsacien, Breton, Basque français, Corse, Limousin ou Auvergnat ? Pas la même chose exactement.

Comment partir de réalités plus solides, d'éléments moins contestables ? On doit au Suédois Torstein Hägerstrand d'avoir promu, dans les années 1970, une nouvelle manière d'aborder la géographie, connue dans le monde anglo-saxon sous le nom de Time Geography. De quoi s'agit-il ? De la mise en application d'une idée très simple, empruntée au démographe Lotka : au lieu d'appréhender les phénomènes de manière globale à un instant donné, pourquoi ne pas analyser les trajectoires individuelles des élements qui les composent ? C'est l'essence des approches longitudinales bien connues en démographie : on note pour chaque individu les évènements importants, mariage, naissances, etc. En géographie, c'est le déroulement de la trajectoire dans l'espace qui est pris en compte.

Est-ce à dire que l'on ne reconnaisse, comme réalité sociale, que l'individu ? Non : on voit celui-ci grandir et se construire au contact des uns et des autres. La société est aussi importante que l'individu, et elle est donnée en même temps, non pas sous la forme d'une réalité abstraite, générale, mais sous celle de contacts, de rencontres fortuites, d'intégration à des réseaux permanents et institutionnalisés. Ce que l'on apprend également, c'est ce que les gens doivent à ceux qui les entourent ou avec lequels ils rentrent en contact, et ce qu'ils tirent de leur expérience propre, pour exploiter le milieu où ils vivent, pour en connaître les usages, pour s'y faire une place, et pour en intérioriser les règles et les normes : la nouvelle approche géographique met ainsi au premier plan les modalités de construction de la culture. Celle-ci n'apparaît plus comme une espèce d'entité abstraite qui imprégnerait tous ceux qui vivent dans une même collectivité territoriale. La culture change d'un individu à l'autre, parce qu'ils n'ont pas exactement les mêmes relations et les mêmes contacts, parce qu'ils ne vivent pas rigoureusement les mêmes aventures, et parce que la part qu'ils donnent aux enseignements reçus et à l'expérience personnelle n'est pas la même.

La première leçon de l'approche culturelle, c'est de nous rappeler que la culture est une réalité vivante, en transformation incessante, parce qu'elle est portée par des individus qui la remodèlent et la réinterprètent en permanence. L'approche culturelle conduit ainsi tout naturellement à s'attacher aux processus grâce auxquels la culture est transmise, intériorisée et mobilisée par chacun. Ceux qui intéressent les géographes appartiennent à trois familles : les processus de communication, les processus de construction des identités, et les processus de construction des normes.

Les processus culturels : la communication

La culture est constituée dans une large mesure d'éléments transmis d'individu à individu. Cela veut dire qu'elle s'exprime par des gestes, par des signes et par des mots. Dans la mesure où la communication implique le recours à l'image et au discours, son analyse met en œuvre des savoirs qui ont été développés par les linguistes.

La nature des médias mobilisés au cours d'un échange influe sur le contenu et le sens de la communication. Lorsque vous êtes à proximité de partenaires, vous les voyez vivre, vous imitez leurs gestes; vous apprenez à agir et à vous comporter sans avoir souvent besoin de demander d'explication; une bonne partie des pratiques de la vie quotidienne se transmet ainsi : elle n'est donc jamais totalement verbalisée. La parole accompagne généralement les gestes, en souligne certains aspects et indiquent ce qui y est important et ce qui l'est moins. Le vocabulaire mis en œuvre permet d'évoquer les outillages, les denrées, les meubles, les étoffes, etc. même lorsqu'ils ne sont pas physiquement présents.

La communication orale a l'avantage de transmettre rapidement des contenus très riches et où la part des aspects pratiques et des dimensions concrètes de l'existence est importante. Elle souffre de n'être possible qu'entre partenaires très proches - quelques mètres d'écart, tout au plus. Le recours à l'écriture libère de ces limitations : les messages peuvent circuler d'un bout à l'autre de la planète sans être déformés, ou se conserver sur de longues périodes. Mais tout n'est pas également facile à traduire par des mots qu'aucun geste n'accompagne : l'écriture se prête bien à la diffusion des règles morales et des connaissances intellectuelles; elle convient mal à la transmission des techniques qui ne sont pas totalement rationalisées, et des savoir-faire de la vie quotidienne ou de la vie professionnelle.

La révolution des télécommunications transforme la géographie des échanges grâce au cinéma et à la télévision : les spectacles auxquels on assiste sont faits de gestes que l'on peut imiter, impliquent des attitudes que l'on accepte ou que l'on rejette, et mettent en œuvre des savoir-faire avec lesquels il n'est pas difficile de se familiariser. La communication audio-visuelle nous ramène au temps de l'oralité, mais d'une oralité qui n'est plus limitée à des cercles étroits : elle partage avec la communication écrite la possibilité de toucher des publics éloignés.

Toutes les communications n'ont pas le même but. Certaines cherchent à faire passer d'un partenaire à l'autre un ensemble de connaissances : cela implique le transfert d'une masse considérable d'informations et prend du temps. Cela veut dire aussi que l'éloignement constitue, dans ce domaine, un obstacle toujours notable : il est plus facile à surmonter pour les sociétés qui disposent de l'écriture ou pour celle qui maîtrisent les télécommunications que pour celles qui reposent sur l'imitation et le dialogue direct, mais l'éloignement est dans tous les cas à l'origine d'effets d'escompte spatial. A cette communication analytique s'oppose la communication symbolique. Celle-ci n'a plus pour but de transférer un savoir d'un individu à l'autre, mais de permettre au cœur de tous ceux qui sont programmés de la même façon de battre à l'unisson lorsqu'ils reçoivent certains signaux. Pour ceux qui ne sont pas programmés selon le type concerné, ces mêmes signaux déclenchent en revanche des réactions d'hostilité et de rejet.

Puisqu'il ne s'agit que du transfert d'un message minimal, la distance ne constitue pas un obstacle. Jean Gottmann est le premier à avoir souligné le rôle géographique décisif que joue la communication symbolique : les "iconographies", c'est-à-dire les signaux et types de représentation qu'elle met en œuvre, permettent à des groupes de se sentir solidaires même s'ils sont dispersés, et conduisent des communautés qui vivent en un même lieu, mais n'adhèrent pas aux mêmes valeurs, à ne pas oublier ce qui les sépare.

La société n'est jamais une réalité homogène. Ceux qui comprennent les idées qui y ont cours exactement de la même façon, recourent aux mêmes pratiques et conçoivent la vie de manière identique, partagent les cultures les plus proches. Tous ceux qui participent à un même cercle d'intersubjectivité sont dans ce cas - ceux qui ont appris le sens donné à l'expression "centre ville" en fréquentant la même ville, ceux qui ont appris ce qu'est la nature en baignant dans les mêmes paysages qu'ils parcouraient avec les mêmes guides ou les mêmes amis. Ces cercles d'intersubjectivité se définissent à diverses échelles selon qu'ils sont liés à l'échange oral - cercles d'interoralité -, à l'échange par écrit - cercles d'intertextualité - ou à l'échange par les moyens de télécommunications modernes - cercles d'intertélévisualité.

Les gens ne font vraiment partie de la même société que s'ils appartiennent aux mêmes cercles. Le progrès des communications a élargi le rayon où la vie d'échange peut s'épanouir, mais les sociétés ne sont jamais les ensembles unitaires et homogènes que les sociologues supposent : l'approche culturelle rappelle leur hétérogénéité profonde.

Dans les sociétés où la communication demeure un phénomène de proximité parce qu'elle est exclusivement orale, les chances de voir les connaissances, les attitudes et les croyances retenues par un individu différer fondamentalement de celles intériorisées par ses voisins sont faibles. Au fur et à mesure que les transferts lointains deviennent plus aisés et plus rapides, la liberté de chacun augmente.

Les processus communicationnels suffiraient à expliquer l'homogénéité des petites cellules auxquelles les ethnologues s'attachaient quasi exclusivement jusqu'aux années 1970 et à rendre compte de la formation de petites aires culturelles. Dans des groupes où les techniques de mise en valeur sont peu nombreuses, le poids des contraintes environnementales peut également conduire les mêmes genres de vie à dominer partout où règnent les mêmes conditions : c'est d'ailleurs ce qui permet de rassembler au sein d'une même aire des groupes qui diffèrent souvent par ailleurs par leurs règles d'organisation, leurs systèmes de parenté, ou les formes de hiérarchisation sociale et d'organisation du pouvoir qu'elles connaissent - de parler d'un continent noir, alors que tout le monde sait que les différences l'emportent sur les similitudes lorsqu'on compare tel ou tel groupe "paléonégritique" de l'Afrique de l'Ouest, et les sociétés complexes de l'Afrique interlacustre.

Dans presque toutes les sociétés cependant, et dans celles du monde moderne plus que dans les autres, les processus de communication ne conduisent pas à la standardisation des comportements. S'il existe des aires homogènes, c'est que d'autres processus sont à l'œuvre.

Les processus culturels : la construction des identités

Les problèmes que rencontrent les individus ne sont pas seulement de nature écologique ou économique : les savoir-faire que les gens ont reçus d'autrui ou tirés de leur propre expérience n'ont pas simplement pour but de leur permettre de manger, de comprendre les sociétés dans lesquelles ils vivent et de savoir comment s'y comporter. La société qui nous entoure et qui nous est nécessaire devient menaçante si on n'y pas reçu et accepté. Les individus n'échappent vraiment à cette menace, et à l'angoisse qui en découle, que si leur existence est reconnue par d'autres, que s'ils sont acceptés comme membres d'un groupe, et puisque les groupes sont généralement emboîtés, d'une série de groupes - famille, clan, collectivité locale, tribu, canton, province, peuple, nation, etc.

Les hommes et les femmes deviennent vite conscients de la nécessité de s'intégrer à des collectivités. Ils apprennent que pour y être reçus, il convient d'adopter certains styles de comportement, d'accepter certaines croyances, et de se conformer à certaines règles. Qu'est-ce qui garantit, à vos yeux et aux yeux des autres, que cette intégration est réussie ? Un certain nombre de rituels - des rites de passage pour employer l'expression des ethnologues -, et certains signes matériels de reconnaissance. Ceux-ci ont trait à l'habillement, au type d'habitat et au paysage.

Ceux qui adhèrent aux mêmes systèmes de croyance et qui ont passé avec succès les épreuves qu'on leur impose afin de confirmer leur intégration au groupe, font partie d'ensembles où au lieu de parler des autres en disant : "ils", on peut dire : "nous". La construction du moi et de l'identité est inséparable de la construction de catégories auxquelles ils s'apposent : le monde culturel est toujours défini par la définition de couples antionomiques, "nous-autres et les étrangers, "nous-autres" et "eux-autres", comme disent les Canadiens français.

Les processus de construction des identités sont étalés dans le temps. C'est à l'adolescence que la plupart des sociétés ont institionnalisé les barrières et les rites qui obligent à faire le tri entre les éléments que l'on a reçus et à opter pour ceux que le groupe a retenus. Mais les valeurs sont par la suite soumises à réinterprétation permanente, car il faut les appliquer à des circonstances qui changent. Les limites qui permettent de dire ce qu'est une classe, de distinguer les membres du groupe et les étrangers, de dire ce que doit être un homme ou ce que doit être une femme, ne sont pas stables. Les individus eux-mêmes sont parfois amenés à changer de systèmes de valeurs : ils se convertissent, renient le christianisme pour l'islam, ou l'inverse, ou bien quittent l'église catholique pour une secte pentecôtiste. Certains perdent la foi. Dans le domaine politique, qui est celui de l'adhésion aux grandes idéologies, les remises en cause ne sont pas moins fréquentes.

L'approche culturelle moderne souligne donc la manière dont les personnalités se construisent, dont les frontières entre le moi, le nous et les autres s'établissent. Elle permet de comprendre du même coup le tri qui est exigé de chacun à certains moments de la vie, et la standardisation qui en résulte, et sans laquelle on ne comprendrait pas la relative homogénéité des attitudes, des valeurs et des règles au sein des groupes. Elle souligne enfin que stabilité ne veut pas dire immobilité : les règles peuvent être lues de bien des manières; dans certains cas, elles sont critiquées et remplacées par d'autres.

Les processus de construction des valeurs

Pour agir, il ne suffit pas de disposer de connaissances, de connaître des pratiques et de savoir analser des situations. Il faut être capable de désigner des buts, de fixer des finalités. Cela implique que la culture dont chacun est porteur incorpore des valeurs. Ceux qui les créent ne peuvent le faire que parce qu'ils disposent d'un recul par rapport au monde, que parce qu'ils parlent d'un point où l'on découvre à la fois le réel, les états qu'il pourrait prendre si les hommes agissaient différemment, et ceux vers lesquels il tendrait s'ils obéissaient vraiment à des impératifs supérieurs, moraux ou intellectuels.

Comment les créateurs de valeurs opèrent-ils ce décentrement par rapport au réel ? Par l'esprit - et il y a plusieurs manières d'y parvenir. On peut essayer d'interroger les forces, les êtres ou les principes qui sont à l'œuvre au sein même des choses ou des gens; les métaphysiciens disent alors que la source des valeurs est immanente. On peut prendre de l'altitude, observer le monde depuis l'au-delà que constitue le ciel, ou depuis la sphère de la Raison abstraite des idées, à la manière de la philosophie platonicienne. Les métaphysiciens parlent alors de transcendance. Une dernière façon de se donner un recul critique est de choisir un point d'observation sur Terre, mais dans le passé de l'Age d'Or, dans le futur de l'Utopie ou dans le présent d'une inaccessible Terre sans Mal. On parle de systèmes religieux ou de systèmes métaphysiques lorsque les au-delàs dont on se réclame sont de type immanent ou de type transcendant. On parle d'idéologies lorsque les au-delàs restent terrestres : ces idéologies sont fondées sur des philosophies de l'histoire dans le cas de l'Utopie ou de l'Age d'Or, et sur des topologies du pur et de l'impur dans celui des Terre sans Mal.

Les géographes ont longtemps hésité à se lancer dans l'analyse géographique des au-delàs qui fondent les valeurs dont se réclament les hommes, et qui donnent un sens à leur présence sur Terre et pour beaucoup, à leur destin au-delà de la mort: ne quittait-on pas le domaine des évidences matérielles, de l'environnement, du concret, c'est-à-dire celui où la géographie devait rester cantonnée ? Mais est-on sûr que les représentations de l'au-delà ne pèsent pas très directement sur la perception que les hommes se font du monde ?

Les autres mondes dont le réel se trouve doublé n'ont de signification que parce qu'ils ne sont pas privés de toute communication avec ceux que nous habitons : certains hommes ont le privilège d'assurer cette liaison, et en tire d'ailleurs un pouvoir et un prestige considérables. Mais la relation est plus directe souvent : l'au-delà affleure dans notre monde, l'empreint de puissance numineuse et transforme certaines aires en enceintes sacrées. Pour les paganismes qui fondent leur foi sur une approche immanentiste du réel, le sacré est partout. Pour les religions fondées sur l'idée d'une divinité, ou de divinités, transcendantes, il n'affleure que là où les prophètes sont passés, où le Seigneur s'est adressé à eux, et là où certains sacrifices, certaines fêtes, permettent de renouer avec la pureté originelle.

Les semi-religions que constituent les idéologies n'ignorent pas les manifestations du sacré : celui-ci a laissé des traces là où subsistent les monuments hérités de l'Age d'Or, ou là où les esprits éclairés qui ont compris la nature de l'Utopie ont vécu. Dans la mesure où le pouvoir s'inspire des vrais principes, tout ce qu'il touche est également sacralisé.

La nouvelle approche culturelle, et la manière dont elle aborde l'étude des processus culturels, jettent un jour nouveau sur le jeu de transmission, de réinterprétation et de recomposition qui caractérise notre monde, et fait comprendre pourquoi nous sommes en train de passer du monde d'aires culturelles que l'on essayait d'appréhender dans les années 1960 à un monde où le jeu des réseaux devient de plus en plus significatif.

Une nouvelle problématique des cultures

Mutations des techniques de communication, globalisation et nature des cultures

Les modes de communication conditionnent en large partie les formes de culture transmises : aux sociétés où règne l'oralité pure, celles qu'affectionnaient naguère les ethnologues, s'opposent celles où cohabitent communication orale et écriture. Dans ces dernières, les cultures populaires diffèrent de celles des élites : d'un côté, des savoir-faire relatifs à la vie domestique et aux genres de vie, des règles applicables à la sociabilité proche, un type de pratiques religieuses qui encadrent de manière très concrète la vie de chacun; de l'autre, des connaissances abstraites, des principes de droit, une morale qui s'exprime à travers des règles à portée générale, des doctrines théologiques, une conception de la religion qui met l'accent sur la conformité à des principes révélés.

L'introduction des moyens de communication de masse a bouleversé le tableau. Les cultures populaires de jadis sont remplacées par des cultures de masse, celles que propagent la radio, le cinéma et surtout la télévision : les savoirs et les attitudes que partagent les gens ordinaires ne leur sont plus essentiellement - ou seulement - transmis par ceux qui les entourent, qu'ils écoutent ou qu'ils regardent vivre. Les références sont du côté d'Hollywood, de Hong-Kong, du Japon, du Brésil, des pays qui produisent les grandes séries télévisées ou les bandes dessinées exportées dans le monde entier. Ces cultures de masse diffèrent aussi des cultures populaires de jadis par leur contenu : elles apprennent à consommer, à meubler ses loisirs; elles ne portent guère sur les savoirs indispensables à la tenue d'un ménage ou d'une maison, encore moins sur tout ce qui a trait à la sphère productive.

Face aux cultures de masses, les cultures des élites de jadis ont été remplacées par des cultures spécialisées techniques ou scientifiques : elles reposent sur l'enseignement, sur l'utilisation de l'écriture, et de plus en plus, sur la constitution de réseaux que permet l'accès à internet et la place croissante que tient la communication par E-mail.

Globalisation et crise identitaire

L'affirmation des identités est beaucoup plus facile si elle s'appuie sur des signes matériels clairs et visibles. Tant que les genres de vie changeaient d'un point à un autre pour répondre à la diversité des environnements ou à la différenciation des cultures populaires, tant que les métiers exigeaient de longs apprentissages et l'utilisation de tours de main et d'outillages dont l'emploi n'était jamais universel, les sentiments d'identité pouvaient prendre appui sur la diversité du monde matériel : était-il nécessaire de s'interroger sur ce que l'on était lorsque le dialecte et l'accent montraient que l'on était Béarnais, lorsque le costume que l'on portait était celui d'un cultivateur, et lorsque l'attelage des bœufs, la structure de l'araire et les variétés que l'on semait parlaient toutes d'une aire restreinte, d'un petit pays ? L'uniformisation actuelle des techniques a donc des effets beaucoup plus larges qu'on ne le dit souvent : c'est elle qui crée, dans une large mesure, le déficit identitaire que l'on a vu surgir dans le monde depuis une vingtaine d'années, et auquel on essaie souvent maladroitement de pallier en figeant certains éléments de l'environnement matériel : on s'attache à protéger le patrimoine, et pas seulement celui des monuments historiques, mais celui aussi des architectures vernaculaires. Après la Révolution, les agriculteurs du Quercy ou du Périgord dotaient leurs maisons de pigeonniers pour tirer parti de l'abrogation du monopole dont avaient joui jusqu'alors les nobles. Aujourd'hui, abattre un pigeonnier est vécu comme une atteinte à une image collective dont on est fier, et sur laquelle s'appuient désormais les identités régionales.

La crise identitaire ne concerne pas seulement le monde développé. Elle frappe toutes les sociétés et est à l'origine de mutations profondes dans les domaines des systèmes de pensée, des croyances religieuses et des idéologies.

La fin des philosophies de l'histoire, la crise des idéologies et le réenchantement du monde

Il existait une interprétation rationaliste de l'histoire religieuse du monde qui se plaisait à souligner que les sociétés étaient passées de religions à base immanente à des religions à base transcendante, puis à des idéologies qui niaient toute forme de transcendance ou d'immanence, mais les remplaçaient en fait par des décentrements effectués dans le temps.

Les poètes ont la nostalgie du temps où le monde était "enchanté", où l'on trouvait des nymphes dans chaque fontaine, ou l'on rencontrait dans les bois des elfes ou des trolls, et où les bergers vivaient naturellement dans le commerce des dieux. Mais vivre dans un univers "enchanté", c'est être persuadé qu'il est régi par des forces imprévisibles, qu'il n'est pas rationnel. De ce point de vue, les religions instituées, et plus généralement, les formes de pensée que le sociologue israëlien Shmuel Eisenstadt reconnaît dans les civilisations qu'il qualifie d'"axiologiques" et qui se sont développées dans l'Ancien Monde, de l'Europe à la Chine en passant par le Moyen-Orient et l'Inde, à partir du milieu du premier millénaire avant notre ère, apportent une mutation d'importance : ce qui est sacré, et échappe ainsi au pouvoir de la raison, cesse de se confondre avec la totalité de l'espace. La sacralité réside normalement dans d'autres mondes. Elle n'affleure dans notre monde qu'en un nombre limité de lieux, ceux qui permettent aux hommes de pratiquer leurs cultes et d'éviter la colère divine. Les ethnologues qui travaillent en Extrême-Orient ont fortement souligné la portée de la désacralisation que permet la généralisation de formes politiques monarchiques ou impériales. Dans ces civilisations, la relation entre notre monde et l'autre monde s'effectue de manière privilégiée le long de l'axe du monde. C'est là que doit s'installer le souverain dont le rôle fondamental est de gagner, par des sacrifices et des rites pratiqués aux moments les plus significatifs du calendrier, la bonne grâce des Dieux. Ceux-ci cessent alors de jouer de mauvais tours aux hommes, qui peuvent déployer tous leurs savoir-faire pour tirer de la terre ce dont ils ont besoin.

Dans les grands monothéismes, dans le christianisme en particulier, le désenchantement du Monde va plus loin encore, puisque la divinité est ineffable, et qu'il n'existe pas de communication directe entre elle et notre monde. Ces religions du livre ont été interprétées diversement : elles comportent généralement une forme plus élitaire, pour laquelle le désenchantement du monde est quasi total, et des formes populaires, qui ont inventé des médiations et des médiateurs, qui s'interposent entre les hommes et dieux : c'est le cas du catholicisme, avec la place qu'il accorde au culte des Saints à celui de la Vierge; c'est le cas de l'orthodoxie, avec la place qu'y tiennent les icônes (mais les mouvements iconoclastes indiquent que des tendances contraires ont triomphé par moment); c'est le cas, dans le monde musulman, des fondations maraboutiques. Les formes plus épurées de la religion correspondent, dans le monde islamique, à celles que pratiquent les élites urbaines nourries de la lecture et de la méditation du Coran. Dans le monde chrétien, elles sont liées au protestantisme.

La modernisation remet en cause les religions populaires par l'urbanisation qu'elle entraîne. Face à un univers plus standardisé, plus rationnel, les croyances fortement individualisées et à racines locales perdent leur attrait. Les nouveaux citadins cherchent à trouver de nouvelles façons de croire. La Réforme offre, dans les espaces périphériques de la Chrétienté romaine, une interprétation dépouillée et une foi qui conviennent parfaitement aux nouvelles populations urbaines. Dans le monde islamique, Gellner souligne que les formes puritaines du culte étaient surtout urbaines : cela explique que le mouvement de modernisation ne s'y marque pas, lorsqu'il se précipite dans le courant du XXe siècle, par une crise des religions traditionnelles, mais se signale par la place prise par le puritanisme fondamentaliste. Dans les pays catholiques, mais aussi dans le monde protestant, la modernisation se traduit par un autre mouvement : la montée des idéologies.

Pour des historiens comme Marcel Gauchet, le mouvement de désenchantement du monde que traduit l'avancée des idéologies, à partir du XVIIe et surtout du XVIIIe siècles, prolonge l'évolution esquissée par le christianisme, et lui permet donc de s'accomplir plus complètement. Ces idéologies ont une dimension utopique, reposent sur la croyance au progrès et sont justifiées par les philosophies de l'histoire qui s'affirment à la fin du XVIIIe siècle.

La critique contre ces idéologies de progrès n'a cessé de prendre de l'ampleur depuis que les Guerres mondiales ont révélé combien la recherche pouvait avoir un rôle ambigu : après la Première Guerre mondiale, c'est la guerre chimique qui faisait peur; après Hiroshima, c'est le péril atomiquequi passe au centre des préoccupations. Comment garder une foi aveugle dans le progrès si celui-ci peut avoir des effets aussi destructeurs ?

La crise des idéologies de progrès est devenue manifeste avec l'écroulement du système soviétique. Il ne marque pas la fin des philosophies de l'histoire, il ne condamne pas les idéologies socialistes - pourquoi les hommes ne continueraient-ils pas à lutter pour un monde plus juste ? - mais il interdit de chercher dans les futurs projetés de l'utopie le lieu de référence par rapport auquel on peut juger le réel.

La fin des philosophies de l'histoire a des conséquences considérables. Elle prive l'Occident d'une bonne partie de l'attirance qu'il exerçait sur les élites du monde en voie de développement. On continue à y rêver des équipements qui rendent la vie plus facile aux populations d'Europe et d'Amérique du Nord, mais on cesse de croire qu'il est possible, à partir de là, de bâtir un idéal de vie satisfaisant. Une brêche s'est ouverte dans le système des au-delàs dont on se réclame aujourd'hui.

Dans les pays occidentaux, on cherche à combler le vide en se réclamant d'attachements locaux ou régionaux longtemps négligés et souvent presque oubliés, en s'enthousiasmant, comme dans certains milieux américains, pour les philosophies orientales, et chez les gens modestes, en adhérant à des sectes. Dans les ex-pays socialistes, c'est du côté des nationalismes que l'on se tourne le plus volontiers. Le monde en voie de développement n'est pas homogène et les options qu'il retient s'en ressentent. Dans le monde latino-américain, ce sont surtout les sectes qui profitent de la crise des idéologies de progrès, qui se conjugue ici avec des difficultés propres à l'Eglise catholique. L'Afrique sud-saharienne connaît une déferlement plus marqué encore des sectes. Au Moyen-Orient, et dans le monde islamique plus généralement, ce sont les mouvements fondamentalistes qui ont pris de l'ampleur, comme on l'observe également aux Indes.

Un peu partout, la globalisation et les progrès de l'urbanisation aggravent les déséquilibres écologiques. Rien d'étonnant à voir les gens s'inquiéter de la dégradation des milieux dans lesquels ils vivent. Que cette anxiété se manifeste plus vivement chez ceux qui sont au-dessus du niveau du dénuement, cela ne doit pas étonner, mais le souci de préserver le milieu existe aussi dans une partie non négligeable des fractions pauvres des populations urbaines du Tiers Monde, particulièrement exposées aux pires formes de pollution.

Pour lutter contre les déséquilibres de milieu, il est nécessaire de disposer de connaissances précises sur les systèmes écologiques. Dans ce domaine, les progrès sont rapides et permettent de mieux cerner ce qui est réellement dangereux, et à quelle échelle les menaces se dessinent. Mais l'écologie, c'est aussi autre chose : un mouvement de crainte généralisée à l'égard de toutes les formes humaines d'exploitation de l'environment; une telle attitude aboutit à un véritablement réenchantement du monde, qui empêche d'appliquer froidement sa raison à la solution de problèmes qui ne peuvent être traités que de cette manière.

L'Occident croyait être pris dans le mouvement d'une histoire universelle et linéaire. Il découvre que c'était là une illusion : les mutations culturelles de notre monde traduisent en bonne partie les désarrois qui en résultent.

Recompositions urbaines, multiculturalisme et effets de réseaux

L'urbanisation accélérée du monde implique des courants migratoires continus et importants des campagnes vers les villes. Ces flux proviennent d'espaces proches, mais aussi de zones souvent lointaines. Ils conduisent à mettre en présence, dans les aires urbaines, des populations qui ne partagent pas les mêmes cultures.

Le phénomène est ancien. Il s'est manifesté, en Occident, par le maintien d'une diaspora juive qui a réussi à garder son identité et sa foi durant deux millénaires. Dans les civilisations impériales, la structure en mosaïque des populations était beaucoup plus fréquente : les villes étaient déjà multiculturelles; toutes les communautés y étaient soumises à une autorité qui limitait leur liberté et arrivait tant bien que mal à éviter les explosions de haine raciste ou religieuse.

A la fin du XIXe siècle, les immigrants installés dans les grandes villes du monde industriel venaient de milieux modestes; la plupart étaient analphabètes et ne parlaient que le dialecte local de la région d'où ils provenaient; ils ne connaissaient pas les langues de culture de la nation ou de l'Empire où elle se trouvait située. Ils ne pouvaient se tenir au courant des nouvelles de leur pays qu'à travers la correspondance qu'ils entretenaient, souvent par écrivains publics interposés, avec leur famille restée sur place. Les voyages étaient trop chers et trop lents pour qu'on puisse revenir voir ses proches. La plupart des immigrants jouaient donc la carte de l'intégration, se contentant de maintenir leurs spécificité dans le domaine religieux.

La situation d'aujourd'hui est différente. Les immigrants proviennent de plus en plus de pays où la scolarisation est généralisée. Ils savent lire et écrire la langue officielle ou la langue de culture de leur pays. Ils profitent des congès payés pour revenir, souvent tous les ans, dans leurs cellules d'origine. Les satellites leur permettent de suivre les programmes de télévision du pays qu'ils ont quitté. Il leur est donc beaucoup plus facile de maintenir vivants les liens avec leur pays d'origine. Chacun reste fidèle à l'identité qui était sienne avant son départ : les grandes villes apparaissent de plus en plus comme des ensembles multiculturels.

Les pays hôtes y trouvent souvent bénéfice. Dans un monde où la globalisation s'affirme, les entreprises sont conduites à développer des relations avec un nombre croissant de pays, dans des langues de plus en plus diverses. Trouver sur place des gens capables de rédiger des lettres ou mener des négociations dans des aires que l'on n'a pas l'habitude de fréquenter offre d'indubitables avantages.

Les problèmes des villes multiculturelles ne concernent pas seulement leur population adulte. Il y a un demi-siècle, les enfants d'immigrés recevaient deux formes de culture : 1- les traditions populaires que leur apprenaient leurs parents, et qui étaient celles du Minho portugais, de la Kabylie algérienne, de l'Anti-Atlas ou du Rif marocains, du Kurdistant turc, des communautés chaldéennes chrétiennes du nord de l'Irak, etc; 2- la culture écrite du pays hôte, apprise à l'Ecole. La situation est aujourd'hui bien différente. Les influences du pays d'origine sont plus diverses : 1- il y a toujours la culture populaire des parents, c'est-à-dire celle d'un milieu spécifique ou d'une région particulière; 2- il s'y ajoute la culture nationale du pays d'origine de la famille, que diffusent les programmes de télévision reçus grâce aux satellites et les cours de langue dispensés par les consulats pour que les enfants d'immigrés n'oublient pas tout à fait leur pays d'origine. 3- Ces enfants vont par ailleurs à l'école française. 4- Ils sont par ailleurs soumis, comme tous les jeunes des quartiers dans lesquels ils vivent, aux formes de la culture de masse que véhiculent la télévision, les clips et les journaux qui visent le public des adolescents. La culture qui vient de leur parent, ou celle que dispense l'école perdent du coup une partie de leur prestige. Les rituels qui permettent d'affirmer son identité cessent d'être ceux qu'impose la société adulte. Ils naissent dans les bandes de jeunes, et prennent souvent la forme de confrontations violentes avec d'autres groupes. Au lieu d'évoluer vers les formes assagies liées à l'usage de l'écriture, et que l'on croyait devoir se généraliser avec le progrès, les sociétés urbaines renouent avec certaines des formes de socialisation que les ethnologues décrivaient il y a une génération comme spécifiques des humanités primitives ou des cellules paysannes du monde traditionnel.

Conclusion

Les transformations de la scène mondiale ont été très rapides depuis une génération. Elles concernent l'environnement, dont les déséquilibres concernent des aires de plus en plus étendues, la distribution des activités économiques, avec la montée de nouveaux pays industriels, la crise des vieilles régions industrielles et la poursuite d'une urbanisation et d'une suburbanisation de plus en plus poussée.

Que le progrès des techniques de transport et des systèmes de télécommunication couplés aux ordinateurs ait joué un rôle déterminant dans ces mutations, tout le monde en est d'accord. Ce que l'on mesure moins, c'est combien les dimensions culturelles de la géographie s'en sont trouvées affectées.

L'uniformisation des technologies fait disparaître de larges pans de la diversité des paysages et des modes de mise en valeur qu'il était encore si essentiel de comprendre aux alentours de 1950. Mais le mouvement a des effets induits dont on n'a mesuré la signification qu'avec un certain retard : il ruine beaucoup des sentiments d'appartenance, qui trouvaient leur justification dans l'existence de différences matérielles beaucoup plus que dans des options idéologiques ou religieuses. L'uniformisation a entraîné une crise identitaire qui touche aussi bien les pays développés que les pays en voie de modernisation.

La révolution des télécommunications a eu d'autres conséquences : elle a substitué au tandem cultures populaires/cultures élitaires des sociétés d'hier un tandem cultures de masse/cultures savantes dont les traits géographiques ne sont pas les mêmes. Les cultures cessent de se transmettre localement et de trouver une partie de leur justification dans les lieux où elles ont mûries. La disparition des cultures populaires aggrave ainsi la crise identitaire, en forçant tous ceux qui se contentaient de vivre comme leurs parents à repenser ce qu'ils sont.

La géographie culturelle du monde qui se restructure sous nos yeux se marque par deux autres traits fondamentaux. 1- Elle mobilise des systèmes de valeur largement renouvelés, par suite de l'effondrement des idéologies de progrès et des philosophies de l'histoire : le succès des mouvements localistes et régionalistes en Europe occidentale, des passions nationalistes en Europe de l'Est, la montée des fondamentalismes dans le monde islamique, en Iraël, aux Indes ou dans certaines communautés chrétiennes, la mode des philosophies orientales aux Etats-Unis, la multiplication des sectes dans l'ensemble du monde chrétien et en Afrique, la transformation de l'écologie en idéologie de la nature, tout ceci confirme l'ampleur des mutations en cours, et le renouvellement profond qui en résulte. 2- Elle doit aux progrès des moyens de communication de ne plus se traduire autant que par le passé par la constitution de grandes masses homogènes, de grandes aires culturelles. Celles-ci n'ont pas disparu - on n'efface pas en trente ans des facteurs d'inertie aussi complexes et aussi puissants que ceux qui expliquaient la prépondérance de distributions par ensembles homogènes - mais elles laissent davantage de place que par le passé à des structures en réseaux. Celles-ci se développent surtout dans les villes, les plus grandes en particulier, devenues multiculturelles. Ces formes de distribution nous sont moins familières que les grands ensembles homogènes; à la réflexion, on comprend cependant que les formes d'organisation qui existaient dans les grands empires les annonçaient déjà.

Le renouveau de l'approche culturelle est lié à la remise en cause d'une partie des démarches des sciences sociales et de la géographie d'hier : c'est ce que l'on veut dire lorsque l'on parle de révolution postmoderne, de postmodernité. Les instruments mis au point au cours des vingt dernières années nous permettent de comprendre certaines des transformations importantes du monde actuel.
 

Tous droits de reproduction réservés - Paul Claval - 02/07/1999 - APHG Régionale de Caen ( Daniel Letouzey)