Madagascar : 2002, une année agitée...

Père Aristide Camio, MEP

2002 aura été pour Madagascar une année plutôt agitée. Les élections présidentielles du 16 décembre 2001 en ont été le détonateur, car le candidat Ravalomanana n’a pas accepté le résultat des urnes au 1er tour. Celles-ci le donnaient gagnant dès le 1er tour, mais seulement avec une majorité relative, quand il affirmait avoir une majorité absolue et donc avoir été élu Président. Les deux candidats, Ratsiraka et Ravalomanana, ont campé sur leurs positions, l’un se réclamant de la légalité constitutionnelle et l’autre de la légitimité des urnes. La reconnaissance de Ravalomanana par les États-Unis lors de la fête nationale du 26 juin et le lâchage par la France de Ratsiraka (rappel de Dar el Salam, sur ordre du gouvernement français, d’un avion privé rempli de mercenaires en route pour Tamatave) ont précipité le départ de ce dernier. Nous avons donc vécu une année éminemment politique qui fut aussi un désastre économique. L’économie, reléguée au second plan pendant six mois de grève, n’arrive toujours pas à démarrer.

Retour sur les événements
Si on connaît bien l’amiral-Président Ratsiraka, vieux routier de la politique depuis 1972, qui est Ravalomanana ? Il a, en fait, deux visages :
Tout d’abord celui d’un entrepreneur qui a bien réussi. La filière lait et dérivés à Madagascar, c’est lui ; il en avait pratiquement le monopole. Puis il s’est diversifié dans l’eau de source et les boissons dites « hygiéniques » type coca cola et autres jus de fruits synthétiques. Fort de son succès et de son expérience comme chef d’entreprise, il s’est présenté à la mairie de Tana et a été élu. Disons que le gouvernement en place n’appréciait pas trop ce maire sans parti, qui avait des méthodes efficaces, et qui faisait de l’ombre à son (in) action. Il s’en est suivi une guérilla administrative (le non-déblocage de fonds provenant de l’étranger)… surtout quand il est devenu candidat à la présidence de l’État. Formé dans un milieu plutôt anglo-saxon, il a sûrement ses attaches dans des pays autres que la France : Allemagne, États-Unis, Afrique du Sud.
Si donc certains se plaisent à mettre en avant le petit paysan qui ramassait le lait à bicyclette dans son village quand il était jeune, le personnage a un autre visage. Bien que peut-être économiquement pauvre au départ, il n’en appartient pas moins à l’un des 12 villages fondateurs du royaume de Tana qui, au XIXe siècle, avait mis sous sa coupe pratiquement toute l’île. Il fait partie de la haute noblesse Merina. Si du point de vue international, cela n’a pas grande importance, cela peut peser dans les subtils rapports ethniques entre côtiers (colonisés au XIXe par Tana) et les Merina.
Si Ravalomanana a réalisé des scores plus qu’honorables dans toutes les provinces - ce qui est remarquable pour un Merina - la différence s’est quand même faite à Tana (multi-ethnique) où il a engrangé près des deux tiers des votes. Mais avait-il eu la majorité absolue au premier tour ? Il semble que non. Ceci sera d’ailleurs confirmé par des études ultérieures. Ravalomanana avait en sa possession 85 % des procès-verbaux des bureaux de vote. À partir de ces chiffres des projections ont été faites… lui donnant la victoire. Cependant les 15 % manquants provenaient de coins reculés de l’île où les spécialistes en cuisine électorale s’en donnent à cœur joie ! Peu importe d’ailleurs, car dans une élection démocratique, c’est la matérialité du vote qui compte et non les projections.
Craignant une manipulation au 2e tour, l’opposition à Ratsiraka déclenche la grève. Une grève populaire et générale dans le privé et l’administration (comme en 1991, - 11 mois de grève -, cette année les fonctionnaires continuent à être payés pendant la grève !). Occupation des lieux symboliques de Tana, appui massif de la société civile et des syndicats, des Eglises et des mouvements de sympathie dans l’armée et la police. Manifestation quotidienne sur l’avenue de l’Indépendance de plusieurs centaines de milliers de personnes. Le résultat est le blocage progressif de la machine administrative du gouvernement Ratsiraka ; la paralysie deviendra totale avec la nomination d’un gouvernement « bis » par un Président « autoproclamé ». Prise en mains par des comités de vigilance et par le peuple de la sécurité des biens et des personnes : quadrillage de la ville surtout la nuit. Les forces armées sont divisées et de ce fait neutralisées ; Ratsiraka et son gouvernement se replient sur Tamatave et organisent, en réponse, le blocus économique de la capitale à partir des ports de Tamatave et surtout de Majunga.
Avec le départ de Ratsiraka pour la France, et la reconnaissance de fait bien qu’encore conditionnelle - parce que liée à la tenue d’élections de nouveaux députés le 15 décembre 2002 - de Ravalomanana par la communauté internationale, c’est la première fois depuis la chute de la royauté Merina en 1896 que le pays est dirigé par une personne issue du centre de l’île. Cette fonction est traditionnellement dévolue depuis l’indépendance à un côtier.

Les traits saillants de la crise : Un face à face sans dialogue
Les deux camps mettant des conditions inacceptables pour l’autre (confrontation des résultats), il n’y a jamais eu de dialogue entre eux. Les rencontres et les médiations opérées sous l’égide de l’O.U.A. et la pression des grandes puissances, ne furent qu’un exercice de politesse et de civilité par déférence aux bailleurs de fonds internationaux qui maintiennent Madagascar sous perfusion. L’enjeu et l’attention des deux parties en présence était ailleurs, c’est-à-dire dans l’appréciation, la gestion et la modification du rapport des forces sur le terrain. C’est un exercice typiquement malgache où entrent en compte de multiples contacts informels basés sur l’appartenance familiale ou ethnique, voire religieuse, et une évaluation bien comprise des intérêts en jeu. Le but était d’affaiblir l’adversaire et de faire basculer l’armée, la police, l’administration et les personnalités influentes, dans son camp. Cela prend beaucoup de temps, est très discret et échappe aux critères des observateurs étrangers… complètement déroutés par le déroulement des événements.

Le caractère non-violent des manifestations
Les Malgaches sont, à juste titre, fiers du caractère non-violent des deux derniers changements de régime, celui de 1991 et celui de 2002. C’est vrai en grande partie. Les affrontements violents ont été contenus au maximum et le nombre de morts ne dépasse guère les 50 sans doute. Cela n’a pas empêché, même à Tana, quelques violences ciblées et limitées - donc voulues et contrôlées ? - . La vengeance fait aussi partie de la tradition malgache.
Des analystes mettent cette non-violence au crédit de l’encadrement religieux des manifestations quotidiennes qui avaient lieu sur la place du 13 mai et l’avenue de l’Indépendance. La manifestation type se déroulait comme suit : le matin, rassemblement de plusieurs centaines de milliers de personnes. Prise en mains par des chorales, chants évangéliques, prières, lecture et commentaires de la Bible, puis vers 11 h ou midi discours politiques… prière de clôture, dispersion jusqu’au lendemain.

Les barrages économiques
Ce fut la réponse du camp de Ratsiraka : à la paralysie de l’administration, il organisa la paralysie économique. Tana se trouvant au centre du pays, les communications avec l’extérieur dépendent soit de l’aéroport de la capitale, soit du libre accès à la mer. Le secteur formel et spécialement la zone franche de Tana (100.000 emplois directs et plus de 20.000 induits) fut le plus touché car il ne pouvait ni importer ni exporter. Le commerce informel se développa sur les trottoirs et permit à beaucoup de gens de survivre. Il faut dire que les intérêts bien compris de certains éléments firent en sorte que les barrages firent preuve d’une certaine porosité pour alimenter le marché noir de la pénurie organisée autour de certains produits : carburant, sel, sucre, huile de cuisine, et autres. Le sabotage de ponts « stratégiques », quant à lui, s’apparente plutôt à des gestes, certes spectaculaires, mais gratuits parce qu’inefficaces, et, à ce titre, doublement criminels : ou bien il y avait une déviation possible, ou bien un pont « Belley » (type meccano) était construit en quelques jours.

Le caractère religieux de la prise de pouvoir
Ce fut sûrement l’un des caractères les plus déroutants des événements pour un observateur étranger.
Le slogan électoral du candidat Ravalomanana n’était autre qu’une citation de l’évangile de Marc : « Sois sans crainte. Crois seulement » (Mc 5,36). Quand on sait que le candidat se prénommait aussi Marc, il y avait une lecture politique immédiate de ce slogan qui s’imposait : « Je suis cet homme providentiel. Accordez-moi votre foi », pardon, votre vote ! Ce slogan a d’ailleurs tenu lieu de programme politique, jamais explicité à l’époque. Le slogan officiel pour les législatives « sue » lui aussi la Bible puisqu’il s’agit de la citation d’Isaïe de Marc 1,3 : « Préparez le chemin »… de Madagascar !
Ravalomanana lui-même est très engagé et fait partie de la direction de son Eglise FJKM (calviniste).
La participation et le soutien ostensible du FFKM (Fédération des Eglises chrétiennes de Madagascar : calviniste, catholique, anglicane et luthérienne) à la grève et au processus de légitimation de Ravalomanana : présence des quatre chefs d’Eglise sur la place du 13 mai, à la cérémonie d’autoproclamation du Président au stade de Mahamasina et à la deuxième proclamation après décision de la Haute Cour constitutionnelle, demande d’appuis aux Eglises-sœurs à l’étranger, etc. Présence active des ministres des diverses Eglises en habits liturgiques dans les défilés quotidiens et de groupes de religieuses et d’exorcistes protestantes toutes « voiles au vent ». Déjà en 1991, le FFKM avait joué un rôle très important dans le départ de Ratsiraka, l’élaboration de la nouvelle constitution et l’élection du Président Zafy. Le résultat ne fut pas à la hauteur de celui escompté et la présidence de Zafy fut désastreuse. Il fut d’ailleurs censuré par un vote et écarté du pouvoir. Aux élections de 1996, il est établi que Zafy l’avait emporté sur Ratsiraka par quelque 50.000 votes. Le résultat fut inversé « sur le tapis vert »… et le FFKM laissa faire sans broncher. Sa prise de position ferme et ostensible en 2002 s’expliquerait-elle aussi par le désir de ne pas être complice de nouvelles manipulations électorales ?

L’autoproclamation sur la Pierre Sacrée de Mahamasina.
On touche ici au sacré traditionnel. Il s’agit d’un rocher sur lequel le roi Merina montait pour recevoir le caractère sacré de sa fonction du temps de la royauté. La colonie française avait trouvé bien de la faire disparaître en l’incluant dans le stade de Mahamasina - littéralement : « qui sanctifie, qui rend sacré » - . Ce fut là que symboliquement eurent lieu les deux cérémonies d’investiture. Ce n’est pas anodin : Ravalomanana, de famille noble Merina, tente de capter pour son propre compte toute la force sacrée de la royauté d’antan.
La base de la rhétorique politique actuelle, et répétée à longueur de discours, est la volonté de fonder la démocratie sur la « vérité et la sainteté ». Faut-il pour autant espérer que Madagascar devienne le Royaume de Dieu sur terre sous la direction de l’Elu (de Dieu, du Peuple ?) Ravalomanana ? Vu l’évolution actuelle du monde, peut-être faudra-t-il s’habituer à l’idée que la séparation de l’Eglise et de l’Etat est une exception réservée à un petit nombre atypique de pays occidentaux !

La prise des ministères et l’intronisation des ministres « bis » à Tana, avant la chute du régime, a donné lieu à des exorcismes et à des cérémonies de purification. Le cortège de milliers, voire de dizaines de milliers de personnes accompagnant le ministre, partait de la place du 13 mai, mené par des dizaines de femmes exorcistes FJKM. Le ministère était investi par elles, puis elles faisaient les exorcismes bureau après bureau pour chasser le mal. Ce n’est qu’après que le ministre « bis » entrait et prenait possession des lieux sanctifiés et propices à l’exercice du pouvoir selon les nouvelles normes de « sainteté et vérité ».
Il est clair que nous sommes dans une perspective de type évangélique de lutte du Bien contre le Mal, mise à la mode par les Américains après les événements du 11 septembre 2001. Dans l’enthousiasme de la prise du pouvoir au nom de la légitimité populaire, cela donne un cadre de référence simple auquel il est d’autant plus facile d’adhérer que l’on se trouve du côté du Bien ! Mais cela résistera-t-il à l’usure du temps et du pouvoir ? À la mi-novembre, 60 % des gens de Tana se disaient « plutôt insatisfaits » du nouveau régime.

La catastrophe économique
Les perspectives économiques pour 2001 s’annonçaient excellentes et le gouvernement claironnait : taux d’inflation stabilisé autour de 5 % et croissance du PIB de 6,5 %. Il est quand même bon de rappeler que l’incidence de la croissance sur les plus pauvres ne se fait sentir que lorsqu’elle dépasse les 7 %. Pendant ce temps, selon la Banque mondiale, le taux de pauvreté au niveau national était de 69,6 % (80 % dans les zones rurales ! ) et que près de 30 % du riz commercialisé doit encore être importé (de 190 à 200.000 tonnes). « Transparency International » quant à lui, attribuait la médaille de bronze de la corruption à Madagascar, derrière le Nigeria et le Bangladesh.
Pour 2002, les perspectives sont sombres. Il est évidemment prévu une croissance négative alors que l’inflation d’octobre 2001 à octobre 2002 se monte à 15,9 %. Si le secteur de la pêche et de l’élevage de la crevette a bien résisté à la crise, car situé au bord de mer, le sort de la zone franche cotonnière centrée sur Tana n’est toujours pas réglé. Sur les 100.000 emplois directs et les 20.000 induits, seuls 20.000 ont repris le travail. Certains, 30.000 dit-on, ont déjà été délocalisés vers le Mozambique, le Sénégal ou l’Afrique du Sud. Beaucoup attendent le résultat des élections de décembre ici et au… Kenya. Si cela « se passe mal » au Kenya, Madagascar garde toutes ses chances. Sinon… De toute façon, dans la meilleure des éventualités, les zones franches locales devraient redémarrer en mars-avril 2003 si la stabilité politique perdure, si les conditions mises par les bailleurs de fonds sont respectées, si des fonds sont débloqués, etc. Seuls gagnants pour l’instant, les fonctionnaires : après 10 % accordés par Ratsiraka en décembre 2001 voilà que le budget 2003 prévoit une augmentation de 12 % pour eux ! C’est un secteur, semble-t-il, très courtisé ! Pour le secteur privé, la dernière augmentation remonte à juin 2001.

Le coût humain réel des événements
S’il est de bon ton de saluer la méthode malgache pour renverser les pouvoirs en place, basée sur la paralysie de l’administration, de l’armée, les contacts informels en coulisse au niveau des réseaux claniques ou tribaux, le pourrissement dans la durée - luxe et privilège des pays dits pudiquement « moins avancés » - la retenue dans la réponse violente à la violence, voire son encadrement religieux, il serait quand même faux d’en minimiser le coût humain. L’épidémie de grippe qui a frappé le pays en juin-juillet en est un symptôme. Cette épidémie a créé un début de panique car le taux de mortalité était très élevé. La grippe a fait « officiellement » 1.700 victimes. Or, de quoi s’agissait-il ? D’une souche connue de grippe sans virulence particulière sinon pour des organismes particulièrement anémiés, ce qui était le cas puisque le traitement à l’hôpital consistait surtout en vitamines et en bonne nourriture pour renforcer les défenses naturelles de l’organisme. C’est dire que cette épidémie soulève un coin du voile sur le coût humain réel des événements de 2002. Combien en furent silencieusement victimes, morts sans violences apparentes, morts « politiquement corrects » peut-être mais bien morts quand même ?

Nouveauté : impunité et justice
Pour la première fois depuis longtemps, les prisons de Tana regorgent de personnages illustres qui doivent rendre compte de leurs actes : premier ministre, ministres, gouverneurs de province, généraux, hauts-fonctionnaires. Environ 150 doivent répondre devant la justice à la capitale, auxquels il faut ajouter environ 500 « seconds couteaux » emprisonnés en province. L’application des principes de « Justice et Sainteté » qui sont les fondements du nouveau régime oblige : l’impunité n’est plus garantie à personne comme c’était le cas en pratique depuis 1972. L’Arema, parti de Ratsiraka, exige une « conférence de réconciliation nationale et des mesures d’amnistie » comme condition à sa participation aux élections du 15 décembre. Sur ce point Ravalomanana demeure inflexible : pas d’impunité octroyée, chacun doit répondre devant la justice de ses actes. Une vraie révolution dans la pratique politique du pays. Si avancée il y a, certains juges continuent, malgré tout, à conserver une sensibilité assez marquée à des arguments autres que juridiques. Dans la foulée, il semble que la justice ait aussi gagné en indépendance par rapport à l’exécutif.

Elections 2003
Le 15 décembre, nous avons eu les élections anticipées pour les députés. Ce fut surtout une imposition des instances internationales pour tester la popularité et la légitimité du nouveau régime arrivé au pouvoir sous la pression de la rue. Il s’agit à leurs yeux du fameux deuxième tour de la présidentielle réclamé par la conférence de Dakar. La « mouvance » - comprenne qui voudra - Ravalomanana est certaine d’avoir une bonne majorité qui devrait sans doute atteindre les ¾. Il est vrai qu’il s’agissait d’un scrutin uninominal à un tour ou la majorité simple suffit pour être élu. Son nom en tout cas a fait recette. Le plébiscite ayant été tel, il pourra probablement se payer le luxe de gouverner sans ses alliés de campagne car son parti à lui seul a fait plus des deux tiers des députés. Probable victime du raz de marée : la démocratie, avec une chambre des députés à la dévotion de l’homme providentiel et une opposition réduite pratiquement à néant. Une conditionnalité importante a cependant été levée pour le déblocage de l’aide internationale. Espérons que la parenthèse politique fermée, tous se consacrent au relèvement économique. Remarquons aussi que beaucoup de meetings politiques, durant la propagande électorale du camp du Président, ont été précédés de célébrations religieuses.
Bonne chance pour 2003 pour Madagascar et le peuple malgache. Que 2003 soit calme sur le plan politique et voie la relance économique pour que tous puissent avoir un travail et au moins de quoi manger.
Pour moi aussi, l’année 2003 sera importante. Ce sera ma cinquième et dernière année à l’économat. C’est une perspective qui me réjouit car je ne me suis jamais senti une âme d’économe, bien que parfois je me sois pris au jeu. J’y suis entré pour rendre service et assurer la transition entre deux évêques. L’ancien est décédé, le nouveau est bien en place, j’estime donc qu’il est temps que je me retire.