Pouvoir de la religion et politique religieuse dans les premiers siècles du christianisme, l’exemple de deux empereurs : Constantin et Justinien

Par Anne Fraïsse

J’ai choisi pour vous parler des premiers temps où le christianisme devient religion d’État l’exemple de deux empereurs à deux siècles d’intervalle, au IV° siècle Constantin dont la conversion marque officiellement, sinon dans la réalité quotidienne, le début de l’empire romain chrétien et le pouvoir grandissant de la religion sur le politique, puis au VI° siècle, Justinien, dont la politique en matière de religion montre clairement le rôle que les empereurs de ce début du christianisme on voulu jouer face à l’Église et les réactions que cette attitude a provoquées. Du pouvoir de la religion sur la politique nous passerons au pouvoir de l’État sur la religion avec un empereur interventionniste.

Si j’ai pris comme exemple ces deux empereurs comme bornes de cette période de deux siècles c’est qu’elle correspond, contrairement à l’idée reçue qui veut que la fin du paganisme se soit accomplie en un temps limité ( de la conversion de Constantin en 312 à la mort de Théodose en 450) à un long travail d’unité sociale et politique autour de l’image du Christ , de l’image de l’empereur et des nouvelles valeurs du christianisme.

Les travaux récents de Peter Brown : L’autorité et le sacré, aspects de la christianisation dans le monde romain ( 1998) ou de Pierre Chuvin : Chroniques des derniers païens, la disparition du paganisme dans l’empire romain du règne de Constantin à celui de Justinien ( 1991), de Ramsay Mac Mullen  : Christianisme et paganisme du IV° au VIII° siècle ( 1998) ont montré que, loin de la christianisation triomphante décrite par les auteurs chrétiens du V° siècle, cette époque fut marquée par un réaménagement des traditions classiques dans le domaine de l’art, de la culture publique mais aussi de la conception du pouvoir et de ses formes symboliques et par l’affrontement de deux systèmes religieux dont l’un va prendre la suite de l’autre.

Mais ce passage du paganisme au christianisme officiel des classes dirigeantes autant que de l’empereur sera, au long de ce IV° siècle, un jeu subtil de forces en présence, un retournement des équilibres plutôt que la marche triomphante d’une vérité portée par un élan irrésistible ou, à l’inverse, la tyrannie d’une religion imposée par la force brutale. Il faut se méfier, également, dans le regard que nous portons sur cette époque, de la réécriture des premiers historiens chrétiens et d’une vision laïque moderne qui verrait la conversion de Constantin comme une irrésistible oppression sur le peuple romain.

Peter Brown analyse ainsi la pensée historique des siècles précédents sur ce changement :

« Somme toute, l’impression transmise par nombre de savants modernes selon laquelle le IV° siècle se caractérisait par un conflit généralisé et pleinement conscient entre le christianisme et le paganisme dérive en grande partie d’une habile reconstruction présentée en premier lieu au monde romain par les historiens chrétiens du V° siècle. Ce sont eux qui choisirent d’évoquer le siècle précédent par le prisme d’un conflit qui aurait rapidement pris fin grâce à toute une série de victoires mémorables de la foi chrétienne. De cette façon ils imposèrent leur interprétation tranchée de ce qu’on a pu appeler de façon plus approprié un siècle incertain. [1] »

Aussi annonce-t-il dans l’avant propos d’un autre ouvrage, intitulé L’autorité et le sacré, la perspective qu’il convient d’adopter sur ce sujet pour appréhender cette époque : « nous avons encore à nous interroger sur les vecteurs de ce changement qui conduisirent toute une société, depuis l’Europe jusqu’au Moyen-Orient à assimiler la stabilité de son ordre social avec la progression d’une religion nouvelle et exclusive. [2] » C’est cette transition et les questions qu’elle pose dans les relations entre l’Église et le pouvoir que je vous invite à analyser dans ces deux exemples d’empereurs confrontés à l’installation officielle du christianisme.

I Le 4° siècle : Constantin, premier empereur chrétien

Cette interrogation commence lorsqu’on étudie l’histoire du IV° siècle à la recherche de cette victoire du christianisme que nous décrivent Lactance dans le De mort. Persecut. Eusèbe de Césarée ou Socrate de Constantinople dans leurs « Histoire Ecclésiastique ». Voici par exemple comment Socrate, après avoir présenté Constantin priant Dieu au moment décisif et comparé, en termes épiques, sa lutte contre Maxence à la victoire de Moïse sur les Égyptiens, le décrit après sa victoire : « Mais lui, qui possédait comme naturellement la piété envers Dieu, sans se laisser le moins du monde ébranler par les cris ni exalter par les louanges, a tout à fait conscience du secours venu de Dieu. Aussitôt, il ordonne de placer le trophée de la passion salutaire dans la main de sa propre statue, et tandis que les artisans la dressent, tenant dans sa main droite le signe sauveur, à l’endroit le plus fréquenté par les Romains, il ordonna de graver cette inscription en propres termes dans la langue des Romains : ‘ par ce signe salutaire, par cette véritable preuve de courage, j’ai délivré votre ville que j’ai sauvé du joug du tyran ; et j’ai rétabli de plus le Sénat et le peuple des Romains dans leur ancienne illustration et splendeur , après les avoir libérés’ [3] » Il est intéressant de voir ici l’affirmation du rôle de l’empereur dans la continuité entre le christianisme et la gloire de Rome, le mélange, dans la statue érigée pour célébrer la victoire, entre le culte de l’empereur et le signe de la croix . Car la victoire de l’empereur est sentie comme l’ultime manifestation de la victoire du Christ acquise des siècles auparavant par sa résurrection, la marche triomphale vers l’extension humaine d’une bataille gagnée par le Dieu des chrétiens sur les démons païens.

Or le passé réécrit à la lumière de l’installation durable du christianisme comme religion d’État ne rend pas compte de la réalité d’un siècle qui associe selon l’expression de Claude Lepelley « une rupture radicale et une étonnante continuité [4] ». Car les chrétiens de l’époque sont encore une minorité repliée sur leurs communautés rejetant un monde profondément païen et une société civique qui ne les a pas intégrés et qu’ils refusent d’intégrer. Bien après la conversion de Constantin, l’Église est encore perçue comme une « contre-cité [5] »

Le christianisme n’apparaît pas encore comme une religion civique pouvant constituer l’unité de la société romaine. Or, l’unité, c’est ce que cherche Constantin. Tirant les conséquences de l’échec de Dioclétien, puisqu’il semble impossible d’éradiquer le christianisme, il cherche à lui faire place. Au début de l’empire, la religion romaine païenne est d’abord sociale et collective ( cultes officiels, culte de l’empereur, de la cité) fortement liée au politique et surtout rituelle : participer aux sacrifices de la communauté vous laisse libre de croire, de ne pas croire ou de croire à votre façon. Comme l’analyse très justement François Jacques : « Tout comportement social, tout acte communautaire comprenait nécessairement une composante religieuse, et vice versa. Une métaphore, déjà employée par les anciens ( par exemple Cicéron, Lois 1,7,23 ; 2, 10, 26) aide à comprendre l’imbrication du politique et du religieux ; d’après cette représentation la cité est le lieu et l’expression d’un synécisme des dieux et des hommes. C’est pour cette raison que tout acte exprimant la volonté de cette communauté d’hommes et de dieux renvoient aux deux groupes de citoyens qui la composent. [6] »

Ce culte public est accompagné de cultes privés où grande liberté est laissée à chacun . C’est dans cet espace privé que se sont introduits d’abord à Rome les cultes à mystères, les religions orientales et toute la pensée philosophique et mystique grecque réinterprétant l’antique religion par une lecture symbolique et allégorique.

Le christianisme à ses début s’est à la fois introduit dans ce même espace privé mais n’a pas bénéficié de l’indulgence qui pousse la société romaine à un syncrétisme religieux de plus en plus vaste, en raison d’un refus affirmé des chrétiens envers la religion d’État païenne et toutes ses implications dans la vie sociale ; le refus des cultes officiels, et en particulier du culte à l’empereur, le refus du service militaire, ont été perçus comme les signes visibles non tant d’une religion que du caractère dangereux, asocial et subversif d’une secte de fanatiques troublant la sécurité de l’État. Cette impossibilité à intégrer le christianisme, à le « digérer » fut la première cause des persécutions.

D’autre part, le paganisme ne donnait pas à la société une sorte de cadre vide et artificiel que le Christianisme allait remplir ou valoriser même si c’est ainsi que l’on a pu lire , pendant de nombreuses années l’histoire, l’art ou la littérature de cette période ; je pense en particulier aux épopées bibliques qui on fait dire à plus d’un critique, selon le point de vue adopté, que l’on déguisait le Christ dans les habits d’Énée ou que l’on donnait un sens véridique à l’épopée antique. La réalité est tout autre ; loin d’être une coque vide, que le triomphe du monothéisme allait remplir par la force de la vérité, le paganisme est au cœur de la vie et du pouvoir dans l’empire mais peut-être moins comme une religion que comme « un dispositif de formes symboliques exprimant la vraie façon de gouverner et d’illustrer son autorité. [7] » Il existe à cette époque une culture publique forte que les élites pouvaient partager sans avoir besoin de se différencier comme chrétiens ou non-chrétiens et cela peut, en particulier,s’illustrer dans la vision de l’autorité politique et de ses rapports avec la religion.

Le quatrième siècle va être le siècle de cette évolution vers une cohabitation puis vers l’introduction assez brutale dans la loi mais progressive dans les faits d’une religion collective et individuelle chrétienne. Il nous apprend comment l’on passe d’une religion persécutée à une religion d’État, de l’empire romain à l’empire chrétien. Or le passage de la république à l’empire avait déjà marqué une évolution ; le pouvoir sacré et profane était aux mains d’un seul. La source de légitimité sacrée n’était plus un contre-pouvoir mais se trouvait associée au pouvoir.

La conversion de Constantin en 312 a eu des conséquences immédiates : la légitimité accordée à l’Église avec des faveurs matérielles ou honorifiques et l’hostilité croissante envers les vieilles organisations et institutions religieuses païennes, une main mise sur le pouvoir qui va se développer très rapidement . Un siècle après, le système juridique est devenu instrument de persécution, en 391, le temple de Sérapis à Alexandrie a été rasé, en 415 Hypatie est lynchée à Alexandrie, les moines servent de troupes de choc dans la conversion des peuples, les charges réservées sont refusées aux non-chrétiens, les évêques sont investis de pouvoirs civils importants ( surveillance des masses populaires, responsabilité de maintenir l’ordre public). Leur collaboration avec les notables locaux, la récupération par l’Église du pouvoir que donnent les constructions, les aides accordées à la cité introduisent un changement de perspective et instaurent entre pauvres et riches, et avec l’empereur, une communauté non plus de citoyenneté mais d’humanité. Pour les Églises, la paix, la richesse, la grande générosité de Constantin qui fait construire Saint Pierre, Saint Jean de Latran, la basilique d’Antioche, l’église du Saint Sépulcre à Jérusalem affichant dans la pierre la suprématie du christianisme et montrant l’alliance providentielle de l’Église et de l’empire, sont les moyens d’édifier à une allure surprenante une position de force locale .

Mais plusieurs facteurs viennent nuancer ce triomphe du christianisme. D’abord sur un plan doctrinal, la pensée religieuse de Constantin apparaît plus comme un monothéisme philosophique envers une divinité providentielle qu’une adhésion précise au dogme chrétien ce qui peut favoriser un syncrétisme aristocratique, le paganisme ayant depuis longtemps évolué, par une analyse abstraite et complexe, des dieux de l’olympe à une divinité supérieure . Le texte de l’empereur qui reconnaît la liberté de culte pose aussi comme principe du gouvernement le respect dû à la divinité supérieure, respect qui obtiendra les faveurs pour l’empire entier de cette divinité quelle qu‘elle soit [8]. Le vocabulaire religieux de l’époque de Constantin permet de supposer que l’empereur a voulu et espéré que paganisme et christianisme pourraient cohabiter, non pas en s’additionnant ni par des possibilités de traduction mais par le haut, en une espèce de synthèse vague autour d’une divinité non définie [9].

D’autre part, la variété et la complexité du paganisme, son extension dans tout l’empire et son intégration locale le rendaient résistant ; le culte impérial et le calendrier des fêtes perdurent aux IV° et V° siècles, le culte privé des familles garde une couleur fortement païenne en ce qui concerne les espoirs et craintes individuelles, les rites relatifs à la vie quotidienne ou à la mort. Au-delà des survivances on assiste à des phénomènes d’assimilation qui ne seront pas tous problématiques ; on danse dans les rues pour certaines fêtes chez les chrétiens comme chez les païens, on dépose des offrandes aux morts, les pratiques commémoratives après les funérailles montrent des croyances partagées. Les traditions locales se maintiennent ainsi que les banquets funèbres et les offrandes votives païennes se retrouvent dans le culte de saints . La littérature et l’art manifestent de mêmes tendances : on emprunte à la symbolique impériale pour manifester la grandeur de Jésus ( l’orbe, le trône, la gestuelle symbolique) et, à l’opposé le culte impérial formule en langage traditionnel la suprématie inéluctable des Romains et de leur princeps justifiée par leur lien avec le Christ. Les symboles (guirlandes, vignes, oiseaux), la pensée philosophique, les allusions mythologiques sont repris et réutilisés au point qu’aucun épigraphiste ne s’étonne de nos jours de trouver sur une tombe chrétienne l’expression : « consacré aux Dieux Mânes » pas plus qu’une allusion poétique aux Enfers païens.

Les rituels du culte impérial ne sont guère bouleversés par la conversion de Constantin ; seule la justification de ce culte évolue. Mais l’on érige une statue de Constantin en Dieu solaire, on promène une statue plus petite sur l’hippodrome , on s’agenouille devant l’empereur qu’on appelle diuinus. La célébration des calendes de janvier auxquelles le culte de l’empereur est associé donne lieu à une parade annuelle et à des danses dans les rues.

Enfin, entre les lois promulguées par Constantin et leur application dans l’ensemble de l’empire, on voit naître une construction sociale et politique autant que religieuse. Le large pouvoir théorique de l’empereur est compensé par la délégation administrative du pouvoir. C’est le pouvoir de persuasion discret associé à la paideia ( bienséance, mesure, contrôle de soi, dignité supérieure du gouverneur cultivé idéal) qui va permettre une progressive évolution vers un christianisme installé dans le pouvoir local.

Le démantèlement du paganisme commence par le sommet ; ainsi la loi de 408 ordonne la destruction des idoles mais uniquement dans les lieux de culte public. Après 312 Constantin, son fils Constance II ( 337-361) et Théodose I ( 379-395) interdisent les sacrifices publics, ferment les temples et laissent faire les violences contre les lieux de culte. En 436 les juristes de Théodose II ( 408-450), le petit-fils de Théodose I se réunissent à Constantinople pour rassembler les édits de ses prédécesseurs chrétiens en un seul code, le code théodosien paru en 438. De Constantin à Théodose II les extraits de lois sur la religion montrent l’assurance croissante de l’État qui ne laisse pas de place dans le nouvel ordre romain à l’hérésie, au schisme , au judaïsme mais surtout à l’ « erreur du paganisme stupide » (Cod. Théo. IX, 16, 2). Mais la nécessité d’un consensus dans un réseau longuement diffusé d’élites locales pour soutenir le gouvernement impérial empêche d’imposer par la force la conversion ; au delà des actes d’intolérance religieuse c’est « la violence douce d’un pouvoir stable » qui va favoriser l’extension du christianisme et son installation comme religion d’État, c’est l’alliance de nouveaux dirigeants urbains et des Églises locales qui changent la délégation de pouvoir dans les cités car l’empire romain restauré est une société profondément ébranlée qui aspirait au retour de la loi et de l’ordre et à une cohésion sociale que le christianisme lui apportait en faisant du pouvoir social un reflet du pouvoir divin ; le monothéisme définit une autre manière de penser l’autorité ; l’empereur est image de Dieu et ne représente plus une perfection humaine mais une inspiration divine. Car la conversion au christianisme passe par la transformation sociale d’une élite qui se convertit à la « majesté quasi sacrée d’un Empire romain désormais restauré et protégé par le Dieu unique des chrétiens. [10] » . Une religion juste était considérée comme la gloire de l’empire et la deuotio envers l’empereur relayée jusqu’aux dernières frontières explique aussi la progression du christianisme. La révolution religieuse liée à la conversion de Constantin doit être associée à la formation d’une nouvelle classe gouvernante assurant la sécurité de l’ordre social et l’autorité de l’Empire. Et c’est également la détermination de ces élites locales qui sauvent l’art et la littérature païens en quelque sorte laïcisés ou christianisés , les temples, les statues ne sont plus qu’ornements, réhabilités en œuvres d’art, Comme l’écrit Peter Brown : « C’était une situation burlesque dont l’ironie désabusée du païen Palladas d’Alexandrie sut faire son profit, alors qu’il visitait la splendide galerie d’art installée dans le palais de Marina, une riche femme chrétienne ; « Les habitants de l’Olympe étant devenus chrétiens, ils vivent ici sans être inquiétés : car ici, au moins, ils échapperont au chaudron qui les aurait fait fondre pour les transformer en menue monnaie. [11] »

Dans l’empire romain du IV° siècle, le problème ne vient pas tant de l’introduction d’une religion d’État qui a toujours existé à Rome où la notion de séparation entre religion et État n’a pas de sens, mais de la non séparation de la religion individuelle de l’empereur avec la religion d’État et de la nécessité faite au citoyen pour exister comme partie prenante d’une société de pratiquer la religion commune, y compris dans la sphère privée. Car la religion officielle païenne est en quelque sorte la mise en forme dans l’ordre du cosmos du pouvoir humain, elle part des hommes pour rejoindre les dieux et se cantonne, du moins en termes de pouvoir, à une sphère publique restreinte. Alors que le christianisme est ressenti , au contraire, comme la mise en forme sur terre du pouvoir divin ; partant de Dieu et révélé aux hommes, il s’affirme comme vérité unique, source du pouvoir de l’empereur et doit, à ce titre, être universel. Là où le paganisme lutte contre les chrétiens parce qu’ils apparaissent susceptibles de détruire l’ordre social et le pouvoir politique par leurs idées, le christianisme veut s’imposer aux païens parce que leur existence même dans un empire christianisé paraît compromettre un pouvoir qui vient de Dieu en niant la source de ce pouvoir. C’est le danger, actuellement encore, me semble-t-il, de tout gouvernement lié à une religion monothéiste, la nécessité idéologique de s’imposer à tous comme seule voie possible et de lier son mode d’action et de législation à une pensée qui, parce qu’elle est vérité révélée, ne peut supporter la contradiction humaine. Là où un gouvernement laïque est une polyphonie, un gouvernement religieux ne peut admettre qu’une seule voix ou suppose du moins un chœur assez fort pour couvrir les notes discordantes. Pour filer cette métaphore musicale, je dirais que le IV° siècle est une période où se forme officiellement ce chœur dirigé par un chef chrétien , où tous les niveaux de voix se joignent pour chanter avec de plus en plus d’assurance et où les divergences finissent ou par se fondre dans l’harmonie générale ou par être étouffées par le chant collectif.

II Justinien

Deux siècles après le problème se pose en des termes à la fois semblables sur le plan des déclarations d’intentions et très différents en ce qui concerne le rôle de l’empereur face à l’Église.Pour garder notre métaphore, le chœur est bien formé même s’il y a encore des voix discordantes ; il s’agit de savoir qui le dirige au nom de Dieu ; il s’agit de déterminer si ce qui prime dans les relations entre Église et État c’est que le pape soit soumis à l’empereur comme citoyen romain ou que l’empereur soit soumis au pape en tant que chrétien [12].

La question s’était déjà posée depuis deux siècles lors des conciles. Ceux-ci sont convoqués par l’empereur et leurs décisions relayées par le pouvoir politique. Les évêques du concile de Constantinople (381) écrivent à Théodose : « Nous ne pouvons manquer de reconnaître la part qui revient à votre Piété dans les actes du saint concile. » et terminent le concile par cette demande à l’empereur : « Nous prions Votre Piété de confirmer les décisions du concile. Il est juste, en effet, qu’après avoir honoré l’Église par vos lettres de convocation, vous couronniez nos travaux. » Mais si les éléments d’organisation appartiennent à l’empereur c’est les décisions des évêques qui sont, sur le plan théologique, soutenues par Théodose. Justinien va tenter lui d’infléchir la décision des patriarches dans une affaire de christologie touchant directement le dogme de l’Église catholique. La conception d’un pouvoir impérial puissant en matière religieuse est assez largement admise dans l’épiscopat à cette époque. Au synode de 536, le patriarche Ménas déclara : « Rien de ce qui est débattu dans la très sainte Église ne doit être tranché contre l’avis et les ordres ( de l’empereur) » [13].

Comme tous les empereurs byzantins, Justinien associait très étroitement pouvoir politique et pouvoir religieux Et cela dans les deux sens, c’est à dire d’une part, en faisant dépendre le pouvoir temporel de Dieu [14] et en affirmant que l’attachement à la foi catholique est la meilleure sauvegarde de l’empire : « L’espoir en Dieu est notre unique recours pour l’existence de la monarchie ; c’est lui qui assure le salut de notre âme et de l’empire. Il convient donc que toute notre législation découle de ce principe, qu’il soit pour elle le commencement, le milieu et la fin. » [15]. Dans cette optique, il fait lois de l’État les décisions des quatre concile œcuméniques et met les canons ecclésiastiques sur le même plan que des lois : « ce que les saints canons défendent, nous le défendons aussi par nos lois [16] ».

Mais d’autre part il s’occupe de façon autoritaire des affaires ecclésiastiques. Il règle l’organisation et l’administration du clergé, les élection des évêques, l’administration et la surveillance des monastères, il prend soin des biens ecclésiastiques, fait bâtir de nombreuses basiliques Sainte-Sophie à Constantinople et Saint-Vital à Ravenne et favorise les missions de conversion jusqu’aux confins de l’empire .

Sur le plan théologique, il cherche à obtenir l’unité religieuse par une législation sévère et lutte contre les juifs, les païens et les hérétiques sans hésiter à recourir à la persécution [17]. Plusieurs édits du début de son règne enlèvent aux païens le droit d’exercer des fonctions civiles ou militaires et d’enseigner, ce qui provoque la fermeture de l’école philosophique d’Athènes. Un édit de 529 aggrave encore leur situation en leur imposant la conversion au christianisme « S’ils désobéissent, qu’ils sachent qu’ils seront exclus de l’État et qu’il ne leur sera plus permis de rien posséder, bien meuble ou immeuble ; dépouillés de tout, ils seront laissés dans l’indigence, sans préjudice des châtiments appropriés dont on les frappera. [18] ».

Enfin, l’empereur écrit lui-même traités théologiques et constitutions dogmatiques faisant ainsi œuvre de législation ecclésiastique à la place de l’Église. Certes, il connaît la théorie des deux pouvoirs (formulée our l’empereur Anastase par le pape Gélase) comme il l’écrit dans sa Novelle 6 : « Les plus grands dons de Dieu donnés aux hommes par la philanthropie d’en haut sont le sacerdoce et l’empire. Le premier est au service des choses divines, le second a la direction et le soin des choses humaines. » mais il insiste sur leur nécessaire unité. Je me demande si quelqu’un qui ignore les modes de pensée romains n’aura pas tendance à penser que Justinien empiète délibérément sur un domaine qui ne relève pas de lui par soif de pouvoir ; j’aurais tendance à penser qu’il n’obéit pas à un calcul ni à une volonté de puissance personnelle mais qu’il estime de son strict devoir de souverain de veiller sur l’unité religieuse de son empire, parce que veiller à l’unité religieuse, c’est veiller à l’unité tout court. Il se comporte comme ses prédécesseurs en pontifex maximus, même s’il n’en porte pas le titre.

Cette confusion du pouvoir civil et religieux , appelé « césaropapisme », ne reprend pas seulement les fonctions rituelles de l’imperator-sacerdos païen, mais donne aussi à l’empereur une place privilégiée dans la sphère législative et théologique de l’Église comme l’indique le titre qu’il porte depuis Constantin : isopostole, égal aux apôtres, que ce pouvoir lui vienne d’ailleurs de sa propre initiative ou d’une acceptation générale d’un état de fait mis en place au cours des deux siècles précédents, plutôt que d’un droit clairement établi.

Ce système où les pouvoirs civils et religieux sont réunis sous la seule autorité de l’empereur découle de l’identification de ces deux pouvoirs en une personne unique qui assume à la fois les fonctions de l’un et l’autre domaine. Justinien considère pape et évêques comme ses fonctionnaires dans l’ordre religieux ; les évêques sont chargés de l’administration financière des villes [19], ils contrôlent les gouverneurs de province mais l’empereur entend également qu’ils s’inclinent devant ces décisions religieuses. Il fait de ses opinions théologiques des lois infaillibles. Aussi le pape Agapet en visite à Constantinople fait cette remarque : « Je suis venu à Constantinople croyant trouver un Constantin et me voilà en face d’un Dioclétien. [20] ». Cela me conforte dans l’idée qu’il y a continuité dans la pensée des empereurs païens et chrétiens sur le lien entre pouvoir et religion : l’empereur doit maintenir l’ordre du monde où s’unit l’humain et le divin [21].

La querelle des Trois Chapitres [22], c’est-à-dire la mise en cause de l’orthodoxie de trois évêques, Théodore de Mopsueste, Théodoret de Cyr et Ibas d’Édesse en ce qui concerne leur pensée sur la nature du Christ est un bon exemple de l’ingérence problématique de l’empereur dans les décisions théologiques de l’Église chrétienne. Elle mêle, en effet, des considérations historiques et religieuses puisqu’elle dépend étroitement de la politique interventionniste de Justinien dans les affaires de l’Église. L’intransigeance de l’empereur aggravée par les revirements du pape Vigile provoquera, à la suite de cette affaire, une dissension douloureuse et durable entre les Églises d’Orient et d’Occident.

Le déroulement de l’affaire est complexe. Dans le but d’amener à l’union les monophysites, l’empereur condamna les trois évêques dès 543. Cet édit impérial de condamnation n’eut pas de succès auprès des monophysites puisque l’empereur y affirmait sa fidélité au concile de Chalcédoine que visait, en réalité, la manœuvre des hérétiques. Justinien fit envoyer cet édit aux patriarches pour les faire signer par la persuasion ou la contrainte mais de nombreux évêques refusèrent. L’Occident fit opposition avec énergie et protesta auprès du pape, dont Justinien avait également réclamé l’adhésion. Emmené (ou enlevé) en 546, le pape, arrivé à Constantinople, commença par résister à l’empereur puis finit par céder. Il écrivit un Judicatum (11 avril 548) où il anathématisa les Trois Chapitres tout en rappelant l’autorité du concile de Chalcédoine. Devant la révolte de l’Occident, l’empereur accepta que le pape retire son Judicatum mais publia de son côté un traité théologique De recta fide que le concile en préparation n’avait qu’à entériner.

Le pape fit alors volte-face et réagit violemment par une série d’excommunications. Retenu au palais impérial dans une semi-captivité, il n’assista pas à l’ouverture du concile. Son Constitutum du 14 mai 553 [23] refusant la condamnation de la personne de Théodore et des écrits de Théodoret et d’Ibas arriva en contradiction avec la sentence du concile qui reprenait les 13 anathématismes et le long exposé justificatif du nouvel édit impérial. Les évêques siegant lui avait d’ailleurs écrit : « Si vous ne voulez pas juger avec nous, nous jugerons sans vous. » Vigile céda enfin en condamnant les Trois Chapitres dans un second Constitutum le 23 février 554. Il succomba peu après sur le chemin du retour à Rome. L’opposition, en Afrique en particulier, donna lieu à une sévère répression mise en œuvre par Justinien.

A cette occasion l’Église d’Afrique et en particulier, Facundus d’Hermiane tenta de rappeler à l’empereur les limites de son rôle de souverain [24]. Pour l’évêque d’Hermiane, il faut nettement distinguer les cas où le souverain doit employer les pouvoirs d’un prince et ceux où il doit montrer l’obéissance d’un chrétien ; et il le dit sans ambiguïté et sans grandes précautions oratoires : en matière de dogmes, l’empereur doit « exécuter les canons de l’Église, non point les fixer ou les transgresser. » [25] Il rappelle la place qu’il réserve à l’empereur, remettant en quelque sorte une hiérarchie où Dieu et l’Église l’emportent sur l’empereur ; il s’adresse à Justinien en ces termes : « les décisions de tes Pères que tu dois servir en tant qu’homme pieux et qu’il n’est permis, ni à toi, ni à tous les homme ensemble avec toi, d’abattre. » [26].

Les rapports entre l’Église et l’État, vus à travers la polémique des Trois Chapitres et le regard de Facundus me paraît définir clairement le problème de l’ingérence réciproque d’un pouvoir religieux et politique. Là où l’Église s’appuie sur l’empereur pour faire triompher la religion chrétienne, elle subit le pouvoir de l’empereur sur sa propre sphère de décision.

G. Dragon analyse très clairement ces interférences qui naissent précisément lorsque la relation entre Église et État est pacifique : « la distinction entre les deux pouvoirs n’est jamais aussi clairement formulée que lorsqu’il y a entre eux mésentente. Lorsqu’il y a concorde ou espoir d’harmonisation, la célébration ou la nostalgie de l’unité l’emporte [27]. »

Cette « célébration de l’unité » me paraît la caractéristique de ces premiers temps du christianisme dans les relations entre Église et pouvoir. Une communauté politique civilisée ne peut être une véritable communauté sans unité religieuse car elle est un contrat entre les dieux et les hommes de la cité et le premier devoir de l’autorité, celle des magistrats puis de l’empereur et du chef de famille est d’assurer le respect de ce contrat. Cette vision fondera pour des siècles un monde chrétien où les deux pouvoirs cohabiteront sans qu’on sache lequel est au-dessus de l’autre, sans qu’on envisage un autre mode de relation, neutralité ou séparation [28]. Unité parfois conflictuelle si l’on peut dire mais jamais remise en cause dans sa source première qui définit la puissance humaine comme de droit divin.

[1] P. Brown, Pouvoir et persuasion dans l’Antiquité tardive, vers un empire chrétien, Seuil , Paris, 1998, p. 178.

[2] P. Brown, L’autorité et le sacré, Noésis, Paris, 1995, p. 14.

[3] Eusèbe, Histoire Écclésiastique, IX, 9, 10-11)

[4] Claude Lepelley, La fin de la cité antique et le début de la cité médievale. De la fin du II° siècle à l’avènement de Charlemagne, Edipuglia, Bari, 1996, p.5.

[5] Claude Lepelley, p.11-12. : « Or le christianisme, on l’a dit, n’était guère préparé à prendre le relais, à se substituer comme religion civique au paganisme défaillant, à devenir le ciment religieux de la collectivité tout entière. Les chrétiens avaient, depuis les origines, constitué des groupes minoritaires, tantôt tolérés, tantôt persécutés, mais de toute manière nullement intégrés dans la communauté civique et très repliés sur eux-mêmes. Ils s’étaient donc habitués à vivre en marge de la cité et à refuser une sociabilité empreinte de paganisme. Longtemps encore après la conversion de Constantin ils persistèrent dans cette attitude et ils continuèrent à considérer le monde extérieur comme fondamentalement païen. »

[6] François Jacques, John Scheid, Rome et l’intégration de l’empire 44 av. JC- 260 ap. JC, PUF, Paris, 1990, t. 1 : Les structures de l’empire romain, p. 112.

[7] Brown, L’autorité et le sacré, p.36-37 : Le déploiement de formes symboliques par lesquelles les potentes de l’Empire tardif faisaient montre de leur domination était impressionnant. D’envoûtantes mosaïques postclassiques ornaient leurs villas. Des adaptations pleines d’exubérance d’anciens rituels célébraient leur puissance et leur prospérité. La cour impériale était caractérisée par un cérémonial très élaboré. Un style de poésie, de correspondance épistolaire et de rhétorique fleurissait, qui n’avait d’autre raison d’être que d’exprimer la solidarité de la classe gouvernante en agissant au titre d’emblême de leur autorité. Le réaménagement radical de tant de traditions classiques, aux fins de créer toute une nouvelle héraldique du pouvoir, fut l’une des plus grandes réussites de la période romaine tardive. Pourtant ce serait une erreur profonde de prétendre que les changements, dans ce large domaine de la vie culturelle et sociale, reflétait, de quelque façon que ce fût, un processus de « christianisation ». Ce qui se passa, en réalité, ce fut exactement le contraire. Nous sommes témoins, à cette époque, de la forte émergence d’une culture publique que le chrétiens autant que les non-chrétiens pouvaient partager. »

[8] Lactance, uel in primis ordinanda esse credidimus quibus diuinitatis reuerentia continebatur, ut daremus et Christianis et omnibus liberam potestatem sequendi religionem quam quisque uoluisset, quo quidquid est diuinitatis in sede caelesti nobis atque omnibus qui sub potestate nostra sunt constituti placatum atque propitium possit existere.

[9] Il me semble que Constantin a voulu une situation un peu comparable à ce qui se passe aux Etats-Unis : « In God we trust » qui peut réunir autour d’une religiosité à la fois floue et omniprésente chrétiens, juifs, musulmans et qui suppose que les athées se plient à cette religiosité parce qu’elle est religion civile plutôt que religion d’État. La révolution française avait voulu quelque chose d’assez proche.

[10] Peter Brown, L’image

[11] Peter Brown, l’autorité et le sacré, p. 114.

[12] Cf. C. Sotinel, « Autorité pontificale et pouvoir impérial sous le règne de Justinien : le pape Vigile », MEFRA, 104 (1992) p. 439-463.

[13] ACO III, p. 181.

[14] Cod. Iust. I, 2, 9 ; préface des Novelles 77-80.

[15] Novelle 109, praef.. Selon Meyendorff, Unité de l’empire et division des chrétiens, Paris, 1993, p. 228 : pour Justinien « l’empire était une structure administrative unique, établie par Dieu, avec à sa tête l’empereur, et acceptant la vérité d’une seule orthodoxie chrétienne, définie par les conciles œcuméniques. »

[16] Justinien, Constitution du 18 octobre 530, Cod. Just. 1, 3, 44, Krüger, Berlin, 1877, p. 47.

[17] Cod. Iust. 1, 5, 12 : « Il est juste de priver de biens terrestres ceux qui n’adorent pas le vrai Dieu. »

[18] Cod. Just. 1, 11, 10.

[19] Cod.Just.1 , 4, 26.

[20] Liber pontificalis, ed. Duchêne, t.1, p.286.

[21] L’antiquité ne croit pas que l’être humain soit naturellement bon, social , civilisé. La société, comme le cosmos, n’est en ordre que dans la mesure où une force supérieure s’impose à l’anarchie, à la révolte naturelles. C’est la même chose d’être homme, pieux, bon citoyen et romain ( d’où la difficulté à traduire pius qui touche à la fois l’humain et le religieux)

[22] Sur cette affaire on peut consulter L’histoire du Christianisme, de J,M. Mayeur, Ch, L. Pietri, A. Vauchez, M. Venard, Desclée, 1998, t. III, La politique religieuse de Justinien , p.389-426 et L’échec en Occident : l’affaire des Trois Chapitres, p.427-455. Et l’introduction de l’ouvrage de Facundus d’Hermiane S.C.

[23] Constitutum Vigilii papae de tribus capitulis (PL 69, col. 67-114).

[24] En parlant de Zénon, mais en visant Justinien, il écrit : Pro def. XII, 4, 12 : Deinde cum palatii causae non transferantur ad Ecclesiam, quomodo Ecclesiae causam ad palatium transferebat ? « Puisqu’on ne soumet pas les affaires du Palais à l’Église, comment pouvait-il soumettre une affaire de l’Église au Palais ? »

[25] Pro def. XII, 3, 3. : ecclesiasticorum canonum executor… non conditor, non exactor.

[26] Pro def. II, 1, 4 … constitutionibus patrum tuorum, quibus te sicut religiosum necesse est deseruire et quas nec tibi nec omnibus tecum in commune hominibus licet infringere .

[27] G. Dragon, Empereur et prêtre, étude sur le « césaropapisme » byzantin. Paris, 1996, p. 314.

[28] Avant Henri IV et l’édit de Nantes, on n’envisage pas, en France, un pouvoir politique qui ne soit pas fondé sur une unité religieuse.

 


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