Le racisme dans le discours des élites

Mise en ligne le samedi 10 février 2007

Les élites européennes sont racistes, et de longue date. Leur racisme ne se limite pas à de simples « mots » ou « idées », mais il constitue une pratique sociale envahissante et influente qui donne lieu, pour les minorités, à des formes concrètes d’inégalité ethnique et de subordination dans la vie de tous les jours.

European elites are racist, and have been racist for a long time. Their racism is not limited to « words » and « ideas », but constitutes an pervasive and influent social practice which generates, towards the minorities, concrete forms of ethnic inequality and subordination in everyday life.

Il y a de nombreuses raisons d’insister sur le racisme des élites, plutôt que sur celui des « classes populaires ». Premièrement, les élites prétendent constamment qu’elles n’ont « évidemment » rien à voir avec le racisme. Au contraire, les hommes politiques respectables, issus de partis démocratiques, les journalistes écrivant pour la presse à grand tirage, et même des universitaires de renom tendent à accuser d’autres catégories sociales de racisme, et particulièrement celles qui se trouvent à l’extrême droite et les habitants « peu éduqués » des quartiers populaires qui sont en contact direct avec les immigrants.
Deuxièmement, les préjudices et les comportements discriminatoires ne sont pas innés mais acquis, et leur apprentissage se fait principalement par le biais du discours public dominant. Ce discours, tel qu’il existe dans le débat politique, les articles d’information et d’opinion dans les journaux et revues, à la radio et à la télévision, dans les livres de classe et les publications académiques, est largement contrôlé par les élites. Si ce discours était systématiquement et majoritairement anti- ou non- raciste, il y a fort à parier que le racisme ne serait pas prévalent comme il l’est aujourd’hui. Les élites sont à beaucoup d’égards les gardiennes de l’ordre moral de la société ; ce sont elles qui donnent les bons ou les mauvais exemples de pratiques sociales.
Troisièmement, nous savons par l’histoire du racisme que diverses élites ont joué un rôle majeur dans la domination et l’oppression raciales. Le concept même de « race » a été inventé par des savants, tout comme la notion de « supériorité raciale », telles qu’elles prévalaient dans la littérature scientifique du dix-neuvième siècle, et une grande partie du vingtième. Le colonialisme, l’eugénisme, la ségrégation, l’Apartheid, l’Holocauste et le « nettoyage ethnique » sont des pratiques racistes dont se sont rendus coupables des hommes politiques respectables (du moins en leur temps), et qui furent légitimées par des journalistes, des intellectuels et des savants. Leurs discours firent leur chemin dans les romans, les films, les textes scolaires, et dans le « langage du bon sens » de la vie quotidienne. Chaque fois que nous sommes confrontés à des formes de « racisme populaire », celui-ci a déjà été largement suggéré par les élites, les dirigeants politiques et les médias, ou bien il alimente l’argumentation populiste afin de limiter l’immigration. Et finalement, là où les élites n’étaient (ne sont) pas activement impliquées dans la production de préjugés et de stéréotypes et de l’exclusion de l’Autre de leur domaine (en politique, dans les médias, à l’université), elles ne font pas grand-chose combattre le racisme populaire, alors même qu’elles ont les moyens de le faire.
Le racisme des élites est en premier lieu discursif. Les hommes politiques, les journalistes, les universitaires, les juges, les cadres d’entreprise agissent principalement par le langage : ils parlent et ils écrivent. Et c’est par le biais de leurs discours, tout aussi variés que dominants, qu’ils expriment et reproduisent leurs opinions, leurs idéologies, leurs programmes et leurs décisions politiques. Une déclaration d’une personnalité politique, un article d’opinion d’un grand reporter, un ouvrage écrit par un intellectuel célèbre peuvent avoir plus d’impact négatif que des milliers de conversations tendancieuses dans la rue, le bus ou au café.
La notion de « racisme institutionnel » recouvre l’ensemble des pratiques discursives organisées des élites, telles qu’elles sont représentées par les débats parlementaires, la presse, les textes administratifs, le discours tenu par les autorités, gouvernementales et municipales, ainsi que les manuels scolaires et universitaires. On risque fort, dans un traitement sociologique du racisme institutionnel, de faire abstraction des pratiques sociales individuelles pour ne parler que d’actes et de décisions d’organisations ou d’institutions. Mais il faut bien voir que les discours de ces institutions sont les produits individuels ou collectifs de leurs membres. Et qu’ils sont légitimés par l’hégémonie des élites. Le racisme d’une institution est à la mesure de celui de ses membres, et surtout de ses membres dirigeants. Nous ne réduisons pas pour autant le racisme à un préjugé personnel, mais nous souhaitons mettre l’accent sur le fait que les préjugés socialement partagés sont produits et reproduits de façon collective et collaborative par les membres de groupes sociaux à travers les discours institutionnels dans les domaines de la politique, des médias, de l’éducation, du savoir et de l’entreprise.

Le racisme des élites

Le racisme est un système de domination et d’inégalité sociale. En Europe, aux Amériques et en Australie, cela veut dire qu’une majorité (et parfois même une minorité) « blanche » domine des minorités non-européennes. La domination, définie comme l’abus de pouvoir par un groupe aux dépens d’un autre, est mise en oeuvre au quotidien par le biais des deux systèmes intriqués des pratiques sociales et des pratiques socio-cognitives. On constate d’un côté diverses formes de discrimination, de marginalisation, d’exclusion ou de pénalisation, et de l’autre, des préjugés et des croyances stéréotypées, des attitudes et des idéologies spécifiques, ces derniers pouvant être considérés comme les « raisons » et les « motifs » poussant à la discrimination, la marginalisation, etc. Certains discriminent parce qu’ils croient que d’autres sont, d’une manière ou d’une autre, des êtres inférieurs, qui ont moins de droits, et ainsi de suite.
Le discours est la pratique sociale qui fait le pont entre ces deux domaines du racisme. Le discours est lui-même une pratique sociale majeure parmi les autres, et il constitue presque l’unique pratique sociale des élites symboliques et des institutions : ce que les élites « font », elles le font à travers l’écrit et par la parole. Et en même temps, le discours est quasiment la seule manière d’exprimer et de reproduire les préjugés racistes dans la société : ces connaissances sociales sont généralement acquises par le biais des médias, des manuels et des conversations quotidiennes en famille, entre copains, entre collègues ou entre amis, conversations qui elles-mêmes ont été inspirées par ce qui a été vu à la télévision ou lu dans les journaux. Presque tout ce que les gens savent sur les pays non-européens, les immigrés et les minorités vient des médias, et cela vaut aussi pour leurs opinions et leurs attitudes, qui, à leur tour, constituent la base des pratiques sociales qui mènent à la discrimination et à l’exclusion.
Grâce à la résistance des minorités et à des pressions extérieures, certains agents de changement peuvent commencer à formuler des discours alternatifs au sein des élites politiques, médiatiques ou intellectuelles, et ces discours questionnent et critiquent à leur tour les discours et pratiques dominants. Dès que ces voix dissidentes ont accès aux vecteurs du discours public, elles peuvent encourager l’émergence de mouvements d’opposition, d’ONG, de partis et groupes de pression.
Mais il est clair alors qu’un changement systémique n’est envisageable que si la majorité dans la « direction » de l’élite politique, médiatique et intellectuelle adopte l’idéologie antiraciste des groupes dissidents, comme cela s’est passé aux Etats-Unis d’après la ségrégation, en Afrique du Sud après l’Apartheid, ou en Europe après l’Holocauste, pour ce qui est des formes les plus extrêmes du racisme et de l’antisémitisme.
Mais pour ce qui est des formes du racisme « moderne » qui prévaut maintenant dans les pays où les Européens (blancs) sont majoritaires, cette résistance antiraciste n’a jusqu’à présent joué qu’un rôle mineur dans la politique, les médias et les milieux intellectuels. On peut même affirmer que certaines formes de racisme progressent en Europe et aux Etats-Unis, parfois sous la forme d’un rejet des mouvements antiracistes, mais plus généralement à cause de l’augmentation réelle ou supposée de l’immigration.

L’analyse du discours raciste

La plupart des études consacrées au racisme se focalisent sur la discrimination et l’exclusion, ou bien sur les préjugés et l’idéologie, mais ils ont tendance à ignorer le rôle fondamental joué par le langage dans la reproduction du racisme. Le débat et les mesures politiques, quel que soit leur objet, s’engagent sous forme d’écrits et de paroles, depuis les lois et la réglementation, les débats parlementaires, les délibérations du gouvernement et jusqu’aux programmes et à la propagande des partis. Les médias eux aussi opèrent de façon largement discursive, et cela inclut les images, les films et le multimédia. Cela vaut également pour la police et la justice, l’éducation et la recherche scientifique. Cela signifie que les élites symboliques sont d’abord des élites discursives. Elles exercent leur pouvoir par le verbe. Comment le racisme pourrait-il exister sans l’écrit et la parole ? Comment pourrait-on acquérir autrement les préjugés et les stéréotypes sur « les étrangers », alors que ces sentiments procèdent rarement de l’observation quotidienne et du commerce rapproché avec ceux-ci ? Et comment serait-il possible de partager en groupe ces certitudes qui engendrent la discrimination et l’exclusion ?
Il est donc essentiel d’étudier le racisme, et plus particulièrement le racisme des élites - mais également l’antiracisme - à partir d’une analyse détaillée de leurs pratiques discursives et de celles de leurs institutions. Une analyse fine s’impose d’autant plus que bien des manifestations du racisme des élites prennent une forme indirecte et subtile, comme c’est d’ailleurs le cas avec le sexisme. Il est donc nécessaire de procéder à une analyse du discours rigoureuse afin de montrer en quoi certaines pratiques institutionnelles relèvent de convictions racistes sous-jacentes, et pour comprendre pourquoi le discours raciste des élites peut avoir des effets particulièrement délétères sur l’opinion publique.
On a heureusement vu depuis vingt ans une forte poussée de l’analyse du discours en tant que discipline (scientifique) dans les lettres et les sciences sociales, et ce non seulement comme « méthode » pour mener une analyse plus approfondie des données à caractère discursif, mais également en tant que discipline « transversale » indépendante des discourse studies (voir à ce sujet Schiffrin, Tannen & Hamilton, 2001 ; van Dijk, 1997). Dans le cas de la linguistique, cela a permis par exemple que nous en sachions beaucoup plus sur l’usage du langage que la simple analyse des mots et des phrases en termes de grammaire, et que nous portions attention à un grand nombre de structures et de stratégies qui ont rapport avec l’écrit et la parole, tels que le degré de cohérence, la teneur générale des sujets traités, les formes schématiques, la structure argumentative et narrative, le style, la rhétorique, les actes de parole ou les stratégies de conversation. En psychologie, nous comprenons beaucoup mieux comment opèrent les processus cognitifs menant à la production et l’appréhension du discours, comment le discours est mémorisé et comment il nous informe. Dans les sciences sociales, l’intérêt pour les formes naturelles du discours et les événements communicatifs a conduit à un large mouvement d’analyses ethnographiques des formes et des conditions dans lesquelles l’écrit et l’oral opèrent dans l’interaction sociale et à l’extérieur des communautés. Les débats parlementaires, l’information, les échanges en classe et au tribunal, les manuels scolaires, les publications scientifiques, les conversations quotidiennes ont eux aussi fait l’objet d’études détaillées.
Ces développements de l’étude du discours permettent également une approche plus sophistiquée de l’analyse des pratiques racistes, et en particulier de celles des élites symboliques. Nous sommes maintenant à même d’étudier les changements subtils d’intonation ou de volume dans la parole, ainsi que les variations de syntaxe, les choix lexicaux, la sélection des sujets, les stratégies narratives, argumentatives et rhétoriques, tout cela afin de mettre à nu les préjugés sous-jacents des usagers du langage et des institutions qu’ils représentent. Et par delà de telles études du discours, nous sommes maintenant à même d’évaluer les effets de ces discours dans la sphère publique, parce que nous commençons à savoir comment ces discours sont reçus et compris, et comment les gens se forment des modèles mentaux et des représentations sociales partagés sur « les autres », comment se forment les préjugés et les idéologies.


En Europe

Nous nous intéressons avant tout ici au racisme « européen ». Non pas parce que les « Blancs » seraient nécessairement et intrinsèquement racistes, mais parce que le racisme européen a été le plus répandu et le plus destructeur à l’échelle du monde, et ceci pratiquement jusqu’à aujourd’hui. Il est devenu courant de décrire, d’expliquer, voire d’excuser le racisme actuel en Europe en faisant référence à l’augmentation massive du nombre d’immigrés non-européens - un genre d’explication qui s’apparenterait plutôt à une variante du « mettre la faute sur le dos des victimes ». Il y a au contraire de bonnes raisons de croire que cette immigration n’a fait que raviver et aggraver des sentiments racistes bien ancrés. Il y a tout d’abord maintes formes de racisme européen dont font les frais des minorités établies depuis longtemps et qui n’ont rien à voir avec une quelconque immigration, les cas les plus spectaculaires étant l’antisémitisme présent à peu près partout, ainsi que la discrimination dont souffrent les gens du voyage, les Roms et les Gitans.
Beaucoup d’Européens se sont également rendus coupables, pendant la période coloniale, de discriminations et d’exactions racistes dans leurs colonies, et il serait difficile d’attribuer un tel racisme à l’immigration de l’Autre, puisque c’étaient bel et bien les Européens qui étaient les immigrants, et qui de plus dominaient les « Autres » et les spoliaient de leurs biens et de leurs terres.
Tout au cours de leur histoire, les élites européennes ont produit des écrits à caractère raciste sur les « Autres » non-européens, même quand ceux-ci n’immigraient pas en Europe.
Et il est avéré finalement qu’en Europe ce sont précisément les élites qui ont entretenu le moins de contacts au quotidien avec les immigrants. Ceci vaut d’ailleurs aussi pour le « racisme populaire », qui n’est justement pas le plus prononcé dans les quartiers pauvres à forte population immigrée, mais là où, dans les quartiers chics aussi bien que populaires, les habitants craignent un afflux possible d’« étrangers ».
En d’autres termes, le racisme contemporain en Europe n’a rien de nouveau, il s’inscrit dans une longue tradition. Il n’est pas causé par l’immigration, mais bien par le portrait systématiquement négatif fait de « l’Autre » dans ses représentations sociales à travers les âges. Il suffit de lire les écrits politiques, les journaux, les textes savants, les arts et la littérature, tout ce qui a été écrit au moins jusqu’à la deuxième guerre mondiale, pour voir à quel point les préjugés racistes à l’égard des Africains, des Asiatiques et des Amérindiens étaient répandus et flagrants. Ces pratiques et idéologies n’avaient rien d’exceptionnelles, elles constituaient la norme officielle.
Certains pays - tels le Royaume-Uni, l’Allemagne et la France - légifèrent aujourd’hui contre le racisme et l’antisémitisme, tout en limitant sévèrement l’immigration, en tolérant l’existence de partis politiques ouvertement racistes, et en évitant soigneusement toute mesure énergique contre les multiples formes du racisme quotidien, tant dans les institutions que dans la sphère publique. En Italie, en Autriche, au Danemark et aux Pays-Bas, des partis peu ou prou racistes peuvent atteindre un score électoral qui frise les 30% et même devenir des partenaires des coalitions gouvernementales au pouvoir.
Des faits de cette nature commencent par être officiellement condamnés et critiqués sur la base de la norme antiraciste en vigueur, comme on l’a vu avec Haider en Autriche. Mais les principes libéraux ou le réalisme politique ne tardent jamais à reprendre le dessus, et l’on « fait avec » les partis racistes comme faisant partie du « consensus démocratique », comme s’il s’agissait d’une opinion politique possible parmi d’autres : tel est le cas en Italie, au Danemark et en France. Mais ce qui est encore plus grave, c’est que ce qui constituait le fonds de commerce des partis racistes d’il y a dix ou vingt ans fait maintenant partie des idées et politiques généralement admises et partagées par les partis traditionnels quand il est question de limiter l’immigration et de restreindre les droits fondamentaux des réfugiés, immigrés et autres minoritaires. Des pays traditionnellement « tolérants » comme les Pays-Bas ou les pays Scandinaves sont ainsi devenus des foyers de xénophobie rampante, d’anti-islamisme et de racisme pur et simple. Mais d’autre part, nous pouvons témoigner d’un multiculturalisme en marche dans les écoles, les quartiers, les ONG et beaucoup d’autres domaines de la société civile, et d’une opposition croissante aux pratiques des gouvernements en place.
Alors que la politique en Europe a plutôt versé vers la droite, en adoptant une ligne anti-immigration, les médias ont joué eux aussi un rôle ambivalent, et cela particulièrement après les attaques terroristes meurtrières perpétrées par des islamistes radicaux, en permettant et en attisant la légitimation de sentiments anti-immigration et anti-islam dans leurs pays. En fait, et à de rares exceptions près, les grands médias européens ne se sont guère opposés à la progression du racisme et de la xénophobie dans la politique et l’opinion publique européennes. Bien au contraire, comme on l’a vu à l’occasion du phénomène politique Fortuyn en Hollande, la presse et de nombreuses autres parties de l’élite se sont donné beaucoup de mal pour essayer de convaincre qu’une position anti-immigration et anti-islam ne saurait être considérée comme une forme de racisme. Plus crûment, il semblerait qu’une fois la xénophobie répandue comme une forme de bon sens généralisé avec lequel « nous » sommes tous d’accord, il ne pourrait plus être question de la considérer comme « racisme ».
Finalement, la norme antiraciste paraît même sur le déclin lorsqu’on voit un nombre croissant d’Européens se définir ouvertement comme « racistes » - dans les enquêtes menées par la firme « Eurobarometer » - dès que ce vocable correspond à l’« hostilité envers l’immigration » et les immigrés « profiteurs ». Il n’est alors pas surprenant que beaucoup d’électeurs, même ceux qui ne sont pas en contact quotidien avec des immigrés, votent pour des partis ouvertement favorables au freinage ou à l’arrêt de l’immigration. Cela veut dire que les gens ont bien assimilé le discours des élites et qu’ils soutiennent les personnalités politiques qui ont montré le mauvais exemple. Le racisme des élites se voit alors légitimé par celui des couches populaires, et ceci permet l’adoption de politiques ouvertement populistes visant à maintenir le pouvoir en place, et cela ne concerne pas qu la droite de l’échiquier politique.

La structure du discours raciste

Conformément à la trame de tous les discours idéologiques, le discours raciste se caractérise lui aussi par une stratégie générale de représentation de soi positive, et d’une représentation négative de l’Autre, et ceci à tous les niveaux du texte et de la parole. Cette polarisation entre « Nous » et « Eux » et les diverses manières d’amplifier les opinions négatives ou positives dans le discours peuvent être attestées dans le choix du sujet, des mots, des métaphores, de l’hyperbole, des euphémismes, des démentis (« Je ne suis pas raciste, mais... »), du narratif, de l’argumentation, des images, de la disposition du texte, et de bien d’autres propriétés du discours.
Les débats parlementaires, l’information, les manuels et les conversations de tous les jours qui ont « l’Autre » pour sujet ont tendance à se limiter à un nombre restreint d’éléments stéréotypés tels que : l’immigration illégale, les problèmes d’accueil et d’adaptation culturelle, le crime, la drogue et la déviance. Dans l’ensemble, la représentation de l’Autre met l’accent sur la différence, la déviance, et la menace.
Le déni routinier, ou la sous-estimation du racisme, fait partie de la stratégie d’ensemble de présentation positive de soi, chez les élites en particulier. Les minorités ethniques n’ont pratiquement aucun accès ni aucun contrôle sur les discours tenus à leur propos, qui sont en général prononcés et écrits par des élites « blanches ». De plus, les discours tenus sur Eux ou sur les sujets « ethniques » en général ne leur sont généralement pas adressés : « Eux » ont tendance à être ignorés en tant que récepteurs potentiels des textes et discours publics.
C’est ainsi que, dans les débats parlementaires, les délibérations concernent presque toujours d’abord le problème de l’immigration « illégale », puis en viennent aux moyens de restreindre davantage l’immigration. Ces débats se caractérisent par mélange de représentation positive de soi (gloriole nationaliste, « notre longue tradition d’aide aux réfugiés », etc.) et, de façon systématique mais subtile, de présentation négative des nouveaux arrivants comme faisant problème ou grevant le budget, quand il ne constituent pas une menace pour notre système de sécurité sociale, nos emplois, ou la culture occidentale et ses valeurs. On formule alors des arguments spécieux selon lesquels il serait préférable pour « Eux » de ne pas être admis sur notre territoire, ceci afin qu’ils puissent contribuer au développement de leurs propres pays, ou bien être accueillis dans des régions plus proches de leur lieu d’origine, ou bien alors, comble du cynisme, afin de leur épargner le racisme rampant - des quartiers populaires (bien entendu) - dans nos pays. Et quelles que soient les entraves à l’immigration et les restrictions en droits et en libertés dont les immigrés sont victimes, de telles mesures sont toujours représentées comme « fermes, mais justes ».
Le sujet principal de préoccupation, ce sont les problèmes causés par les immigrés, mais pratiquement jamais les innombrables problèmes auxquels Eux sont confrontés, et dont Nous sommes la cause, allant des multiples formes de discrimination au harcèlement administratif des permis de séjour et autres problèmes bureaucratiques fastidieux.
La presse, qui à cause de son état de symbiose avec la politique nationale et les partis qui prescrivent la plupart de son contenu, suit presque toujours le mouvement, avec quelques minimes variantes reflétant le clivage entre centre gauche et extrême droite en politique - la vraie gauche ayant pratiquement été éliminée en Europe (à l’exception de pays pauvres comme le Portugal). Quel que soit le type d’événement à caractère ethnique, c’est toujours la personnalité politique, le maire, l’officier de police, le professeur ou tout autre « expert » - tous blancs en général - qui se trouve invitée, interviewée, et donc citée. Les groupes issus de minorités, leurs organisations et porte-parole, qui manquent en général de relais de presse auprès des officines de relations publiques, n’ont pas ce genre d’accès. Dans nos travaux sur le terrain, nous avons fréquemment observé que les communiqués des associations de minorités sont par définition soupçonnés d’être partisans (alors que les sources « blanches » sont tenues pour « objectives ») et qu’ils finissent généralement à la corbeille.
À côté des institutions politiques et médiatiques, les institutions d’enseignement sont les agents principaux de la reproduction des représentations sociales en général, et des stéréotypes et préjugés en particulier. Les manuels scolaires sont les véhicules par excellence du « savoir officiel », idéologie dominante du moment incluse. Les manuels sont également bien connus pour leurs bonnes dispositions à l’égard du pays, voire leur nationalisme flagrant : la geste nationale est magnifiée, et les fautes et les crimes édulcorés ou tout simplement omis. Ainsi, peu de livres de classe européens s’étendent sur les exactions esclavagistes et les atrocités coloniales.
Les manuels scolaires, en Europe et dans d’anciennes possessions européennes (Amériques, Australie, Nouvelle Zélande), représentent d’ailleurs les minorités dans la métropole de manière assez similaire à la représentation des peuples non-européens au niveau international. La dernière décennie a vu malgré tout une certaine amélioration de cet état de choses déplorable. Quelques pages des manuels sont désormais consacrées aux immigrés et aux minorités, et il y est fait quelques références au colonialisme, à la discrimination, ou même au racisme - mais jamais en des termes qui impliqueraient un système global de domination ethnique, omniprésent dans tous les domaines et à tous les niveaux de la société, et notamment parmi les élites.
En dépit de cette situation générale, l’enseignement et la recherche restent l’un des rares secteurs où des points de vue différents, ainsi que des principes et des orientations alternatives, peuvent se manifester. Grâce aussi à la pression exercée par un nombre croissant d’étudiants « étrangers » dans les salles de cours des villes européennes, un multiculturalisme modeste commence à s’épanouir, sur le papier tout du moins, dans les lois sur l’enseignement, les programmes et les manuels.


La sortie du racisme

L’analyse de débats parlementaires et d’autres formes de discours politique montre d’une part que le racisme est officiellement rejeté, mais que de l’autre, le discours des élites représente de plus en plus les immigrés en termes de menaces pour l’État providence, la culture occidentale, et bien sûr, pour « notre » supériorité économique, politique et sociale.
Avec l’arrivée de nombreux étudiants étrangers, qui forment des minorités ethniques à l’université, les institutions liées à l’enseignement ont joué un rôle important et novateur dans le développement d’une société pluriculturelle, par exemple dans le domaine de l’apprentissage des langues et dans certains aspects du programme éducatif. Cependant, ici aussi, l’on trouve maintes traces d’une longue histoire de programmes à caractère raciste et sexiste, reposant sur les formulations des spécialistes en sciences sociales et en sciences naturelles des générations précédentes. Bien que des progrès aient été accomplis au cours des dix dernières années, l’analyse des manuels scolaires révèle que l’enseignement de la société pluriculturelle est au mieux fragmentaire, contenant encore bien peu d’informations et encore beaucoup de stéréotypes et de préjugés en ce qui concerne les minorités ethniques et leurs pays ou continents d’origine.
En résumé, il semblerait que les élites et les institutions en Europe allient une doctrine officielle non raciste à la pratique quotidienne plus que fréquente de la discrimination liée à des idéologies racistes et ethnicistes. Quand elles sont exprimées et reproduites dans les discours des élites qui dominent la société, de la politique aux médias, et de l’enseignement à la recherche, ces diverses manifestations du racisme des élites affectent sérieusement le bien-être et les droits civiques des immigrés, des minorités et des réfugiés. En mettant l’accent sur l’immigration illégale, les problèmes liés à l’intégration, le crime, la violence, le terrorisme, le manque d’éducation, et, en général, toutes les qualités négatives attribuées à l’Autre, le discours des élites est à même de produire, de diffuser et de renforcer les préjugés et idéologies courants qui, à leur tour, engendrent et légitiment la discrimination au quotidien dans les domaines du droit au séjour, à l’emploi, à l’habitat, à la vie politique, à l’éducation, à la sécurité, à la santé, à la culture.
Le racisme discursif des élites ne se limite donc pas à de simples « mots » ou « idées », mais il constitue une pratique sociale envahissante et influente qui donne lieu, pour les minorités, à des formes concrètes d’inégalité ethnique et de subordination dans la vie de tous les jours. Il existe une voie majeure pour contrer ce racisme des élites : que des intellectuels et des groupes, issus des minorités ethniques aussi bien que de la majorité, émettent des discours dissidents, antiracistes, consistants et critiques. Le futur d’une Europe pluriculturelle et pacifique dépend de l’existence de discours d’élites alternatives, et de la façon dont ils parviendront à influencer les institutions. Dans le monde contemporain, en Europe et ailleurs, il n’y a pas d’alternative à une société pluriculturelle et pluriethnique, débarrassée du racisme. Seuls un discours et une idéologie résolument antiracistes des élites en faveur d’une telle société seront à même de la rendre possible.

Traduit de l’anglais par Patrice Riemens, révisé par Anne Querrien



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