Quelles sont les conditions nécessaires pour l’émergence de multiples récits du monde ? Penser le revenu garanti à travers l’histoire des luttes des femmes et de la théorie féministe

Mise en ligne le jeudi 27 décembre 2007
Dans une perspective critique du discours sur le revenu garanti, je dessine ici les traces d’un parcours me conduisant à en percevoir quelques limites. Le revenu garanti comme problème. Comme objet à questionner. En même temps, en traversant les frontières des disciplines, et notamment dans un au-delà de l’économie politique et de sa critique, je retrouve au sein de la théorie féministe les traces d’un autre parcours qui me conduit à affirmer la thèse suivant laquelle le revenu garanti est une condition nécessaire, bien que, certes, non suffisante. Le revenu garanti comme arme mentale de déplacement des catégories binaires qui nous gouvernent : emploi-chômage, actifs-inactifs, employables-inemployables. Mais aussi, le revenu garanti comme condition nécessaire (mais pas suffisante) pour que d’autres récits du monde, d’autres formes de vie puissent exister.

Elles parlaient de moi, mais en même temps, elles m’ignoraient. Elles me rayaient de la carte des humains. J’étais un non-être. Un invisible. Plus invisible que les invisibles, car eux au moins détiennent un pouvoir que chacun redoute. Tituba, Tituba n’avait plus de réalité que celle que voulaient bien lui concéder ces femmes.
Maryse Condé, Moi, Tituba sorcière

La revendication d’un revenu dissocié de l’emploi n’agit pas comme facteur de convergence des mouvements sociaux. Revendiqué en France par le mouvement des chômeurs de 1997-98, « Un revenu garanti individuel permettant de vivre dans la dignité, sans aucune discrimination d’âge, de sexe, d’origine ou d’autre type » est, certes, la première revendication des Marches européennes des chômeurs et précaires. Cependant, il est loin de constituer un horizon commun des luttes, le plus petit dénominateur commun pour des réalités de mouvement fort hétérogènes, mais qui expriment toutes, chacune avec ses propres outils de lutte forgés dans des pratiques concrètes et singulières, la résistance aux logiques néolibérales de gouvernement.
Dans une perspective critique du discours sur le revenu garanti, je dessine ici les traces d’un parcours me conduisant à en percevoir quelques limites. Le revenu garanti comme problème. Comme objet à questionner. En même temps, en traversant les frontières des disciplines, et notamment dans un au-delà de l’économie politique et de sa critique, je retrouve au sein de la théorie féministe les traces d’un autre parcours qui me conduit à affirmer la thèse suivant laquelle le revenu garanti est une condition nécessaire, bien que, certes, non suffisante. Le revenu garanti comme arme mentale de déplacement des catégories binaires qui nous gouvernent : emploi-chômage, actifs-inactifs, employables-inemployables. Mais aussi, le revenu garanti comme condition nécessaire (mais pas suffisante) pour que d’autres récits du monde, d’autres formes de vie puissent exister.

De la bioéconomie au biorevenu

Dans un article daté de 2002, et cosigné avec Maurizio Lazzarato, le revenu garanti, conçu comme processus constituant, était pensé à partir de l’hypothèse d’un déplacement du rapport capital/travail, vers un rapport capital/vie. Cette hypothèse traduisait ce qui nous apparaît comme central dans le capitalisme contemporain : au cœur de la valorisation capitaliste il y a tous les champs de l’activité humaine consacrée à la reproduction de la vie biologique et sociale, la production des corps (santé, biotechnologie, génétique, etc.) et du corps social (éducation, recherche, communication, culture, loisirs, etc.). Le revenu garanti était alors défendu, en cohérence avec une certaine tradition marxiste dans laquelle s’est forgée la catégorie revenu garanti, comme « reconnaissance » du « travail de la vie », comme contrepartie d’une productivité découlant du simple fait de vivre.
Mais l’histoire du capitalisme est toujours une histoire économico-institutionnelle, et le déplacement dont nous parlions ne peut pas être saisi sous un angle strictement économique, et pas non plus sous le seul angle de l’exploitation. C’est dans l’agencement entre l’économie et ses institutions, entre économie, société et politique que se préfigure un nouveau rapport entre capital et vie.
Dans l’œuvre de Foucault, notamment dans les cours au Collège de France de 1978-1979, nous trouvons des éléments pour interpréter ces agencements dans le concept de biopolitique. La possibilité de saisir ce qu’est la biopolitique, explique Foucault, impose au préalable une compréhension de ce qu’est le régime de gouvernement appelé libéralisme. Foucault distingue le libéralisme du néolibéralisme. Le néolibéralisme, ce n’est pas la société marchande, la politique néolibérale n’a rien à voir avec le laisser-faire du premier libéralisme ; le néolibéralisme implique au contraire une intervention permanente et généralisée dans tous les champs de la vie. Ce que l’on peut définir avec Foucault comme le néolibéralisme américain est l’extension de la rationalité du marché à tous les champs non immédiatement « économiques » (la famille, la natalité, la délinquance, etc.). Il y a en ce sens une véritable mutation de la conception libérale héritée du 18e siècle, quelque chose de radicalement nouveau. En cohérence avec la définition du champ de l’économie donnée par Robbins, l’objet d’investigation de l’économie est « le comportement rationnel humain ». Les institutions néolibérales garantissent, quant à elles, les techniques de gouvernement des humains. Les interventions ne visent plus les marchés (et leurs déséquilibres), mais directement la population, la vie. Le sujet du néolibéralisme n’est plus, comme le rappelle Valérie Marange, l’homo œconomicus qu’on « laissait faire », mais, je dirais, le « créateur œconomicus » contraint à la virtuosité, créateur, entrepreneur de lui-même, contraint à se singulariser, à être mobile, flexible comme la jeune branche d’un arbre.
Depuis la fin des années 1970, lorsque Foucault tenait ses cours, notre rapport à la vie et au corps, pris entre l’économie et la biopolitique, n’a cessé d’être ré-interrogé. Biotechnologie et informatique reconfigurent les dispositifs de contrôle des « organismes vivants », elles sont au centre de ce que Foucault a appelé biopouvoir. Mais les intuitions de Foucault sur la biopolitique doivent être repensées dans un contexte où, comme le démontre Donna Haraway, les nouvelles technologies confondent les frontières entre « naturel et artificiel », entre « corps et esprit ». Le pouvoir (comme biopouvoir) fonctionne à travers des connexions multiples, à travers des relations entre corps prosthétiques en train de se faire.
Dans un ouvrage publié en 2006, intitulé Biocapital : the Constitution of Postgenomic Life, Kaushik Sunder Rajan parle de biocapital, pour désigner un régime émergent de co-production de sens, de valeurs et de corps, en saisissant ainsi la relation capital/vie.
Technologies de production des corps, technologies de gouvernement des populations, valorisation capitaliste par la mise au travail de la vie dans la production de la vie, c’est donc dans un contexte de mutations permanentes de la (bio)économie et de la biopolitique que le revenu garanti devient, sous la plume de Christian Marazzi, biorevenu. Un revenu qui « reconnaît » la puissance productive de la vie dans un processus de production de l’homme par l’homme, une sorte de modèle de production qui généralise la reproduction, en effaçant les frontières entre production et reproduction.

Production-reproduction et luttes féministes pour le (bio)revenu

Pour une femme de ma culture, il n’y avait que trois directions vers lesquelles se tourner : vers l’église comme religieuse, vers la rue comme prostituée, ou vers la maison comme mère. De nos jours, certaines d’entre nous, très peu nombreuses, avons une quatrième possibilité : nous intégrer dans le monde à travers l’éducation et la carrière professionnelle, pour nous convertir en personnes autonomes.
Gloria Anzaldua, « Movimiento de rebeldia y las culturas que traicionan »

Dans « Amortissement du corps machine », Christian Marazzi saisit, dans les luttes des femmes des années 1970, la première revendication d’un revenu garanti comme biorevenu, sous la forme d’un salaire ménager, « reconnaissance » d’un travail (de reproduction) que les femmes font dans le cadre du « foyer familial » sans contrepartie salariale, tout en contribuant à l’accumulation capitaliste.
En 1972, l’ouvrage Le Pouvoir des femmes et la subversion sociale de Mariarosa Dalla Costa et Selma James, traduit dans plusieurs langues, avait jeté les bases théoriques pour un féminisme marxiste qui visait une extension du concept de classe et qui revendiquait la « reconnaissance » du travail invisible fait par les femmes. Un travail qui serait à la fois matériel et immatériel (le travail de l’affect), qui définirait aussi la « condition commune » à toutes les femmes du monde. Geneviève Fraisse, philosophe et historienne qui a consacré la plupart de ses ouvrages à la question des femmes, repère dans les revendications de « reconnaissance monétaire » de la valeur du travail domestique de reproduction le caractère subversif de ces analyses féministes : en démontrant l’analogie entre production et reproduction, ces analyses dévoilent la gratuité du travail domestique et son caractère fonctionnel à l’accumulation capitaliste.
Cependant, comme le souligne Donna Haraway, dans ces approches féministes marxistes, l’unité des femmes est fondée sur une épistémologie qui se base sur la structure ontologique du travail. Et c’est dans cette structure ontologique du travail (et de son analogue qu’est l’activité des femmes) que repose l’essentialisation. S’il n’y a pas de « nature » des femmes qui fonderait leur unité par identité, la construction de l’unité est pensée à partir du sujet-travail.
En 1979, nous retrouvons la revendication d’un revenu ménager dans Jamais contentes !, le journal des femmes autonomes édité en France. Le contexte est déjà différent : que cela relève d’une stratégie d’émancipation par le travail ou d’une stratégie de survie (contrainte monétaire), ce qui se produit est un véritable bouleversement de la société, porté par la féminisation de la population « active », ou plus précisément du salariat. En France, entre 1968 et 2000, on compte cinq millions de femmes en plus, alors que la population active masculine reste pratiquement stable. C’est donc dans ce contexte que la revendication d’« un salaire femme contre le travail ménager » s’articule à une dénonciation de la double journée de travail, mais aussi à une critique de la libération des femmes par le travail : « ça commence à se savoir que le travail libérateur ne libère que la plus-value ».
Une catégorie, celle de travail, d’autant plus problématique que la culture occidentale porte en soi toute l’ambiguïté de l’énoncé : « le travail c’est la liberté ». L’ambiguïté repose sur le fait que le travail (et l’accès des femmes au travail salarié) est une condition de l’émancipation et, en même temps, un facteur d’asservissement (en tant que travail salarié). Ainsi, dans l’histoire des femmes, l’accès au travail (entendu dans son acception moderne, donc comme travail salarié), à savoir la conquête d’un droit au travail (donc à un emploi), serait ce qui permet à la fois de s’assurer les moyens de subsistance, donc la conquête d’une indépendance économique, et de s’émanciper, au sens de la possibilité d’accéder à l’autonomie. Autonomie et indépendance vis-à-vis de l’institution de la famille, quoique au prix de l’asservissement à l’entreprise. C’est dans ce sens, et dans ce sens seulement, celui de la conquête d’une autonomie et d’une indépendance, qu’il est alors possible de comprendre le sens positif d’un énoncé aussi ambigu et dérangeant que « le travail, c’est la liberté ».
Pourquoi les stratégies d’émancipation par le travail ont-elles effacé la revendication d’un salaire ménager, d’un biorevenu ?

Le pouvoir n’est pas dans un seul lieu

« En résumant toutes les oppositions sociales en termes de lutte de classes seulement, Marx et Engels ont réduit tous les conflits à deux termes. Il s’agit là d’une opération de réduction qui a fait l’économie de toute une série de conflits qui pouvaient être rangés sous l’appellation marxiste d’. Le racisme, l’antisémitisme et le sexisme ont été mis hors champ par la réduction marxiste. Et pourtant la théorie du conflit à laquelle ces « anachronismes » ont donné naissance pourrait être décrite comme un paradigme d’oppression transversal à toutes les marxistes. »
Monique Wittig, « Homo sum »

Chez Marx, le travail, dans la mesure où il s’exerce dans une situation historique déterminée (le capitalisme), a été rendu « autre chose » que ce par quoi se réalise la vie de l’homme. Et s’il défendait l’idée que l’émancipation des femmes passe par le travail, c’est que le travail garde ce double visage : facteur d’aliénation, mais aussi facteur d’émancipation. Pour les femmes, comme le souligne encore Geneviève Fraisse, cette tension n’opère pas à l’intérieur de la sphère de la production, comme pour les hommes, mais entre les deux sphères de la production et de la reproduction. Et dans la sphère de la reproduction, ce qui est en jeu, c’est la liberté des femmes. C’est pourquoi l’analogie entre production et reproduction, fondement théorique d’un certain féminisme marxiste revendiquant la « reconnaissance » du travail invisible, ne tient pas, ou ne tient qu’en partie.
Si, dans la sphère de la production, le salariat comporte la cession au capital de la force de travail, d’une disponibilité au travail, d’un temps de la vie mis à la disposition de l’entreprise, dans la sphère de la reproduction il n’y avait pas seulement un travail non rémunéré, il n’y avait pas seulement l’exploitation : le corps de la femme, lui, appartenait à son mari.
Les luttes féministes, dans l’Europe des années 1960 et 1970, ne se sont pas portées sur l’obtention d’un salaire ménager, il ne s’agissait pas de revendiquer la reconnaissance monétaire d’une richesse produite, mais bien plutôt de conquérir les conditions de la liberté, y compris à travers le travail salarié. Il ne s’agissait pas de revendiquer la reconnaissance (monétaire) du travail ménager : il fallait sortir de la maison ! En tuant l’« ange du foyer », les mouvements féministes des années 1970 ont déstabilisé le compromis institutionnel noué autour du Welfare State et qui agençait l’entreprise capitaliste, l’État, et la famille.
Ainsi, s’il est vrai que l’émancipation des femmes par le travail renforce la norme du salariat et la culture du travail, cette culture par laquelle notre socialisation se fait par le travail, elle bouleverse en même temps l’ordre institué au XIXe siècle, ordre fondé sur l’opposition privé-public, famille-entreprise.
De ces mouvements de l’histoire occidentale, un nouveau rapport entre production et reproduction se configure. Les frontières entre production et reproduction semblent s’estomper, comme si la production devenait reproduction de la vie, ou la reproduction de la vie devenait production (capitaliste). Peut-on analyser la reproduction de la vie en transférant par analogie les catégories élaborées pour analyser le procès de travail dans l’usine ? Comment analyser l’activité de reproduction dans la bioéconomie globalisée en s’éloignant suffisamment des hypothèses abstraites, mystifiantes et universalisantes/essentialisantes sur la « nature » humaine sexuée et colorée et sur la « nature »de son activité ?
Je ne développerai pas ici ces questions, j’indiquerai ceux qui m’apparaissent comme des chemins possibles pour tenter de les aborder :
1/ La reproduction comme modèle : la reproduction, non moins que la production, est historiquement mais aussi localement déterminée : préfigurer un modèle unique, une forme qui se prétendrait paradigmatique, abstraire l’analyse des pratiques concrètes, des formes singulières et situées suivant lesquelles s’organisent, se distribuent et s’effectuent les tâches relèverait encore de la prétention universalisante du discours occidental, incapable de reconnaître sa partialité irréductible.
2/ Le travail du care : la « libération » des femmes de l’enfermement dans l’oikos et la mutation du rapport entre production et reproduction ne signifie pas le dépassement de la division du travail. Au contraire, elle se dédouble aujourd’hui de la division du travail entre femmes. Le travail de reproduction, le travail du care, du « souci des autres », pour reprendre le titre de l’ouvrage coordonné par Patricia Paperman et Sandra Laugier, est un travail sous-traité suivant l’ordre symbolique de la hiérarchie des activités. La division raciale du travail est la forme que prend la division du travail dans le travail de reproduction sous-traité. Tout comme la division sexuelle du travail ne repose pas sur la prétendue différence naturelle des sexes, mais constitue bien plutôt un dispositif (bio)politique de production de l’ordre binaire du masculin et du féminin, la division raciale du travail est immédiatement politique.
3/ La fabrique des corps : les corps, écrivait Donna Haraway dans The Biopolitics of Postmodern Bodies, ne naissent pas, on les fabrique : « nature for us is made, as both fiction and fact. If organisms are natural objects, it is crucial to remember that organisms are not born ; they are made in world-changing technoscientific practices by particular collective actors in particular times and places. » La fabrication médicale des corps sexués n’est pas, comme le rappelle Elsa Dorlin, une métaphore. Le corps, l’organisme vivant issu des technologies de la vie et des technologies informatiques est un ensemble complexe fait d’organique et de machinique. Et l’on pourrait s’interroger sur ce qu’il advient de la catégorie marxienne de « travail vivant » à l’époque de la fabrication technoscientifique des corps prosthétiques.
4/ La production de la vie : les vies n’ont pas toutes la même valeur. Dans les systèmes biopolitiques de production de la vie, il existe une hiérarchie, et pas seulement de classe. La distribution des fonds consacrés aux différents champs de la recherche médicale est un indicateur majeur de la hiérarchie des vies qui comptent. La précarité des vies a un sexe, une couleur, pas toujours un travail.

Salarisation et précarisation de la vie

Où il y la peur, il y a du pouvoir.
Dicton des sorcières
Si le féminisme occidental des années 1970 a montré que les dominations de genre et de sexe traversent la classe, il a dû lui-même faire face à la contestation interne portée par les « femmes de couleur », par les chicanas, tout comme par les lesbiennes, les transgenres et les transsexuels. Il a dû faire les comptes avec la présence de relations de pouvoir qui ne pouvaient pas être appréhendées par les concepts de genre et de différence sexuelle. « Simultanéité des oppressions » (Barbara Smith), croisement / superposition des relations de pouvoir, « transversalité de l’oppression » (Beatriz Preciado), la catégorie « femme » est aussi gênante (Monique Wittig) qu’instable (Teresa de Lauretis). La théorie féministe est alors amenée à définir les figures de la subjectivité féministe par une série non exhaustive de qualificatifs renvoyant à la classe, à la couleur, à l’ethnie, à la sexualité, etc. La liste n’est jamais bouclée, disait Judith Butler.
Sous les coups de la théorie politique féministe et de la critique postcoloniale, l’unité du sujet de l’humanisme occidental s’émiette. Les subjectivités fragmentées qui émergent de processus historiques et politiques situés sont irréductibles au sujet-travail et à toute autre tentative de totalisation. Une construction n’est jamais totale.
Comme le souligne Beatriz Preciado, la construction de la subjectivité politique s’est déplacée des catégories traditionnelles de la classe, du travail et de la division sexuelle du travail vers d’autres constellations transversales : le corps, la sexualité, la race, la nationalité, la langue.
C’est en parcourant ce chemin, depuis la revendication du salaire ménager jusqu’aux nouvelles subjectivités fragmentées agissantes dans les luttes ici et ailleurs, hier et aujourd’hui, que j’ai cru pouvoir trouver quelques limites du discours, comme métadiscours, sur le revenu garanti fondé sur le sujet-travail et sur le principe de « reconnaissance » d’une productivité étendue et invisible.
Cependant, si le travail ne fonde pas notre ontologie, nous subissons tous la contrainte monétaire du salaire : le présent est celui d’une salarisation croissante à l’échelle mondiale, une salarisation détruisant toute forme d’organisation de l’activité qui lui résiste. Mais une salarisation qui procède du même pas que la précarisation : l’extension du salariat comme mode de production de la dépendance, la précarisation comme dispositif de gouvernement par la peur. Ce qui est en jeu c’est la précarisation de la vie. Mais il ne s’agit plus de sortir de la maison, et pas non plus de l’usine, il s’agit de se réapproprier la vie.
Est-il possible de construire une autre politique du revenu garanti, une politique des affinités, « une politique relationnelle » pour reprendre les termes d’Avtar Brah, une politique d’alliances dans la discontinuité et construite de manière partielle autour du revenu garanti ?
Dans « Manifeste cyborg », Donna Haraway voyait dans l’« informatique de la domination » un régime de précarisation généralisée de la vie et, dans une sorte de revenu garanti, le lieu d’une alliance mineure et pourtant nécessaire : « Many more women and men will contend with similar situations, which will make cross-gender and race alliances on issues of basic life support (with or without jobs) necessary, not just mice. »


Le biorevenu comme condition nécessaire

En agençant le féminisme bourgeois anglais du début du 20e siècle et le féminisme postcolonial de la fin du siècle, je voudrais tracer ici un autre chemin pour penser le revenu garanti comme biorevenu, mais en ce sens : un revenu pour se réapproprier la vie en se soustrayant collectivement à la contrainte et à la peur.
Le lien est donné par Une chambre à soi de Virginia Woolf, œuvre que Gayatri Spivak relit dans le deuxième chapitre de son livre Death of a Discipline consacré à la constitution de la collectivité.
Pour Virginia Woolf, l’émancipation des femmes passe par l’écriture. Il n’y pas chez Virginia Woolf « la femme », mais des femmes, une population contrainte, assujettie, à qui on donne ce nom de « femme ». Un nom que l’on peut avoir marre de porter : « Les femmes… mais n’êtes-vous pas lasses jusqu’à l’écœurement de ce mot ? Je peux vous garantir que je le suis, moi. »
Mais pourquoi n’y a-t-il pas de femmes écrivains ? Telle était la question que se posait Virginia Woolf. Sa réponse était claire : les femmes n’ont jamais pu accéder aux conditions nécessaires pour pouvoir écrire des poèmes, pour pouvoir écrire des œuvres.
« Quelles sont les conditions nécessaires à la création d’œuvres d’art ? (…) Il est nécessaire d’avoir cinq cents livres de rente et une chambre dont la porte est pourvue d’une serrure si l’on veut écrire une œuvre de fiction ou une œuvre poétique. »
Un revenu, mais comme revenu ex-ante, ex-nihilo, comme condition préalable, « nécessaire mais pas suffisante » pour pouvoir écrire.
« Je pense aussi que vous pouvez me reprocher d’avoir fait la part trop grande aux choses matérielles (...) Ce sont des faits terribles, mais regardons-les en face. Il est certain – bien que ce soit déshonorant pour nous comme nation – que par suite de quelque défaut dans notre communauté, le poète pauvre n’a pas de nos jours, et n’a pas eu depuis deux cents ans, la moindre chance de réussite (...) Un enfant pauvre en Angleterre n’a guère plus d’espoir que n’en avait le fils d’un esclave à Athènes de parvenir à une émancipation qui lui permette de connaître cette liberté intellectuelle qui est à l’origine des grandes œuvres. C’est cela même. La liberté intellectuelle dépend des choses matérielles. La poésie dépend de la liberté intellectuelle ».
En rompant radicalement avec l’image romantique qui liait souffrance corporelle, misère et esprit du génie, ce qui est en jeu ici ce sont les conditions matérielles de la liberté intellectuelle. Qu’en est-il de notre liberté, et de notre liberté intellectuelle en particulier, lorsque nous sommes pris par la contrainte et par la peur ? Entre la contrainte du salariat et la peur de la précarisation ? La précarité est l’état que nous décrit Virginia Woolf :
« Auparavant, je gagnais ma vie en mendiant d’étranges travaux aux journaux, en faisant ici un reportage sur une exposition de baudets, là un reportage sur un mariage ; je touchais quelques livres, en écrivant des adresses, en faisant la lecture à des vieilles dames, en fabriquant des fleurs artificielles, en enseignant l’alphabet aux petits enfants dans un jardin d’enfants…Je veux vous parler de ce que ces jours ont laissé en moi, de ce sentiment pire que le poison de la peur et de l’amertume qu’ils ont fait naître en moi. Et tout d’abord ce travail que l’on fait comme un esclave en flattant ou en s’abaissant par des flatteries, parfois peut-être inutiles, mais qui semblent nécessaires parce que les enjeux sont par trop importants pour qu’on risque quoi que ce soit… »
« Auparavant » renvoie à un événement qui s’est produit : la tante de cette femme dont nous parle Virginia Woolf, et qui se nomme Mary Beton, lui a laissé en mourant un héritage. Elle apprend la nouvelle le soir même où vient d’être adoptée la loi qui donne le droit de vote aux femmes. Des deux nouvelles, la première lui semble bien plus importante.
Autonomie subjective ou représentation collective ? La question d’un revenu garanti ne va pas de soi, mais elle peut être l’occasion d’un questionnement nouveau sur le sens que nous donnons au mot démocratie dans un contexte de précarisation, de nouvelles hiérarchisations et d’exclusions, tout comme sur les formes institutionnelles que l’on donne à la démocratie.
Et il est peut-être difficile de penser la démocratie lorsque nous sommes gouvernés par la peur et que nos vies n’ont pas toutes la même valeur.
« Vraiment, pensais-je, glissant la pièce dans ma bourse et me souvenant de l’amertume des jours passés, quels changements un revenu fixe peut opérer dans un caractère ! Aucune puissance de ce monde ne peut m’enlever mes cinq cents livres : nourriture, maison et vêtements, je les possède à jamais. C’est pourquoi il n’est plus question d’effort et de peine, mais aussi de haine et d’amertume. Je n’ai plus besoin de flatter qui ce soit ; personne ne peut plus rien me donner (…) ma peur et mon amertume disparurent et je connus cette délivrance majeure qu’est la liberté de penser aux choses en elles-mêmes. »
Gayatri Spivak va analyser un autre aspect : mais où s’est donc constituée cette rente dont va bénéficier Mary Beton ? La tante de Mary Beton, qui porte le même nom, est morte en tombant de cheval à Bombay, et s’il n’y avait pas eu deux guerres (la guerre de Crimée et la guerre d’Europe), la possibilité d’obtenir cette rente aurait été très faible. La Mary Beton qui hérite de la richesse de sa tante, observe Gayatri Spivak, reconnaît alors que cette rente lui vient de l’impérialisme. Gayatri Spivak, se référant de manière critique au féminisme transnational américain, saisit dans cette « clause » de Virginia Woolf la critique de tout discours politique faisant de l’unité (la classe, la « femme ») une donnée en soi. Il n’y a aucune unité qui serait naturelle, fondée sur une essence commune ; les relations de pouvoir traversent la classe, tout comme les relations entre femmes du Sud et du Nord du monde, et au sein même du Sud et du Nord du monde. Toute politique qui se veut constitutive de la collectivité doit prendre en compte toujours la clause de Virginia Woolf.
Je voudrais enfin développer un dernier point sur lequel Gayatri Spivak attire notre attention : la sœur de Shakespeare dont nous parle Virginia Woolf. La sœur de Shakespeare, la poétesse morte très jeune et qui n’a jamais écrit le moindre mot.
« Or, j’ai la conviction que cette poétesse, qui n’a jamais écrit un mot et qui fut enterrée à ce carrefour, vit encore. Elle vit en vous et en moi, et en nombre d’autres femmes qui ne sont pas présentes ici ce soir, car elles sont en train de laver la vaisselle et de coucher leurs enfants. Mais elle vit (…) Car voici ma conviction : si nous vivons encore un siècle environ – je parle ici de la vie réelle et non pas de ces vies séparées que nous vivons en tant qu’individus – et que nous ayons toutes cinq cents livres de rente et des chambres qui soient à nous seules ; si nous acquérions l’habitude de la liberté et le courage d’écrire exactement ce que nous pensons… alors se présentera l’occasion pour la poétesse morte qui était la sœur de Shakespeare de prendre cette forme humaine à laquelle il lui a si souvent fallu renoncer… je vous assure qu’elle viendrait si nous travaillions pour elle et que travailler ainsi, même dans la pauvreté et dans l’obscurité, est chose qui vaut la peine ».

« Travailler pour elle »… pour qu’elle puisse revenir et nous raconter son histoire, une autre histoire de soi et du monde. Travailler pour s’approprier tous les technologies de production du savoir.
Mais le mot travail, observe Gayatri Spivak, est ici clairement utilisé pour signifier quelque chose qui ne renvoie pas à sa dimension économique (ce par quoi on accède à la monnaie), et elle nous invite à travailler le mot « travailler ». De manière provisoire, elle va appeler « recherche sur le champ à projet ouvert » ce qu’elle fait dans les structures associatives dans le Sud du monde. Nous avons besoin d’un autre mot pour signifier ce que nous faisons, suivant d’autres désirs que le besoin d’accéder aux moyens monétaires de survie. Nous avons d’autres rendez-vous avec la société que l’emploi, avec ses hiérarchies et ses exclusions, avec ses mythes du créateur œconomicus.



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