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Félix Guattari militant

Publié dans le cadre d’un dossier sur Félix Guattari dans "Politique la revue "
Mise en ligne le samedi 22 mai 2004

Retracer la vie militante de Félix, la complexité de ses interactions, la multiplicité de ses facettes, demanderait un livre qui d’ailleurs est encore à l’état virtuel. Quelques réunions ont eu lieu après sa mort, à l’initiative de Gabriel Cohn-Bendit, qui sous le titre de « I’arbre à palabres » nous ont permis de prendre la mesure de notre méconnaissance, notamment de la période avant 68. Le texte qui suit reste donc partiel et évoque seulement son activité inlassable dans l’élaboration de dispositifs de liaison, d’agencements créateurs de complicités, de réseaux aptes à suivre les fils de la division, non pour les renouer, mais simplement pour les comprendre et aider à la vivre. La décennie 68 en Italie a connu un fort rebondissement avec le mouvement de 1977 et le surgissement des « Indiens métropolitains ». La Révolution molésulaire s’y est alors plus lue que l’Anti-Œdipe, auquel elle a ouvert la route. Pourtant, les catégories politiques de Félix étaient assez « tradition-nelles ». Fidèle au marxisme plutôt que marxien, il a développé une conception du capitalisme mondial intégré, intel-ligente mais plutôt classique, comme d’ailleurs était classique sa fidélité à la référence sartrienne. I1 concevait le mouvement de la valeur, la composi-tion de classes, le travail et sa critique, la constitution matérielle et les rap-ports de capital, de manière peut-être moins radicale que les courants italiens définis par les Anglo-Saxons comme marxistes, ou néomarxistes, auto-nomes. Et pourtant, il a su dérouler devant certains d’entre eux le fil d’une écoute qui les a amenés au Cinel ( ), puis du côté des Verts en passant par Radio Tomate, pour s’ajouter à cette diversité hétérogène de strates histo-riques successives rassemblées dans « l’arbre à palabres ».

Félix militant ne peut être isolé de ses autres sphères d’activité et d’inno-vation permanentes, telles la psycho-thérapie institutionnelle ou l’écriture philosophique. Dans tous les domaines, il a manifesté le même talent de mise en relation, de fabrication d’interac-tions, de confection de passerelles, d’expression inhabituelle d’une force de vivre tout g la fois au dehors et dans le monde, cette force qu’il a appelée trans-versalité. Face à chaque situation il s’efforcait de découvrir en priorité comment la penser dans sa nouveauté. Sa spécificité tient notamment à la capacité extraordinaire d’avoir toujours réussi à échapper aux alternatives dichotomiques qui peuplent les énon-cés politiques, d’avoir proposé concrè-tement de casser la malédiction du politique, d’avoir allié réformisme et révolution. Les molécules de bonheur ne pêchent pas contre le sacrifice mili-tant et uice versa. Le présent ne s’éva-nouit pas devant l’introuvable et ne constitue pas un mur qui bouche l’ho* zon. Marx rencontre Freud et le rouge dialogue avec le vert, et sans jamais se perdre, sans concessions, dans le côtoiement chatoyant d’intensités surgissantes et multiples, de valeurs différentes, et de légitimités semblables. Félix ne s’est pourtant jamais comporté comme un médiateur ou comme un diplomate. Renvoyant chaque individu qui l’approçhait à sa propre mise en réseau existentielle, au tracé de sa propre ligne de fuite, il provoquait aussi la constitution des groupes comme lieu de mise en scène des différences, de reconnaissance des lignes de fuite au sein desquelles pouvait s’expérimenter du commun provisoire, telle la candidature Coluche aux élections présidentielles. Il était en général exempt de toute attitude prescriptive ou pire encore culpabilisante. Son repère fondamental était l’absence de croyance en une santé mentale, ou une conviction politique de référence, ce qui ne l’empêchait pas d’avoir ses propres préférences. Chacun auprès de lui poursuivait sa propre chimère, personne n’avait le droit à ce titre de prendre pouvoir sur l’autre. I1 combattait résolument le ressentiment eble mépris comme manifestation d’impuissance. En agitant continûment les molécules, les groupuscules, il pouvait espérer retarder la prise en masse, le refoulement du désir, de ceux qui le côtoyaient si nombreux.

DU CÔTÉ DE L’AUTRE

Félix avait retiré de la multiplicité de ses insertions, où le professionnel et le militant étaient indissolublement liés, un souci très particulier pour ce qu’il a appelé « les microfascismes » et « les racismes » tapis en chacun de nous. Les combattre de front c’était se livrer à la rivalité mimétique et agonistique caractéristique des organisations d’extrême gauche. Félix a proposé au contraire sans relâche d’aller voir du côté de l’autre, ou plutôt des autres, dans leur diversité et leurs différences concrètes : ouvriers, fous, Algériens, anarchistes, maoïstes, kotskistes, psychiatres, femmes, homosexuels, pédophiles, Italiens, Brésiliens, Chiliens, fous de radio, machineurs cybernétiques, Verts, philosophes, Japonais, Palestiniens, Indiens, aborigènes, juges, architectes... Ia ligne de désir était pour lui infinie. Félix s’est ainsi intéressé à toutes sortes de dissidents, aux minoritaires partout où ils émergeaient. Le militantisme politique consiste normalement à faire centre plus qu’à accompagner. Mais Félix s’est toujours attaché au développement d’une position subjective autonome et non représentative, différente pour chacun. I1 ne s’agissait en aucun cas de représenter les ouvriers, les vendeurs, les paysans, les fous, ou qui que ce soit et d’expliquer leurs misères à un pouvoir supérieur, même celui de l’opinion publique. La conquête du pouvoir, fait partie des aspirations microfascistes à la distinction, de l’obtention de ce petit plus visà-vis des autres qui les rend à la fois semblables et subordonnés. Autant il est agréable de construire des machines de guerre au cœur de l’Etat, de déstabiliser les hommes en son sein, autant faffiil se garder d’en profiter pour s’installer, s’assujettir à son fonctionnement. Félix a toujours souri de ceux qui voulaient jouir d’un pouvoir aussi minime soit-il. Dans tous les groupes successifs à l’institutionnalisation desquels il a participé, où dont il a soutenu les efforts de vie, il a cherché à proposer des voies de dérivation auz forces dépressives qui s’emparent des mouvements après l’action ou aux forces paranoïaques qui les saisissent quand ils se croient les maîtres.

NOUS SOMMES TOUS DES GROUPUSCULES

Son action têtue ne fut pas étrangère au désintérêt rapide des militants de 1968 pour les idéologies et les pratiques qui s’autodéfinissent comme lutte armée. Alors que la gauche prolétarienne tentait de fondre intellectuels et ouvriers dans une nouvelle résistance dépourvue d’occupants à faire déguerpir mais féconde dans sa redécouverte du travail ouvrier, le travail de Félix et de ses amis les plus proches a porté sur la défense active des militants, sur l’analyse collective des chemins individuels vers le militantisme, sur les voies possibles d’une professionnalisation critique. Autant de tentatives conjoncturelles pour faire émerger des groupes sujets, explorer des champs d’investissement de désir. Présence de certaines femmes du groupe au mouvement de libération des femmes, venue au Centre d’études, de recherches et de formation institutionnelles (Ceffi) ( ), de membres du Front homosexuel d’action révolutionnaire, rédaction du numéro de Recherches « Trois milliards de pervers », activités de solidarité internationale : 1973, moment heureux pour beaucoup d’entre nous d’une pratique politique et intellectuelle autonome et multiforme, moment d’échappée vers les Etats-Unis pour lui. A partir de 1975 le tissage du professionnel et du politique a dû changer de forme, comme déjà en 1967 à la clinique de La Borde. Félix a ouvert de nouveaux lieux de solidarité, de parole, a maintenu envers et contre tout son i nterrogation constante sur le langage que nous tenons pour parler de l’adversité. Au Cinel, à l’Arc-en-ciel, au groupe Dissensus, contre l’a guerre du Golfe, et dans bien d’autres lieux non connus de nous, on n’employait pas de langue de bois. Tous ces groupes multiples ont été sans prophètes et sans lendemains. Il ne s’agissait pas d’avoir raison avant l’heure. Mais le modèle pragmatique et théorique de l’agencement collectif d’énonciation s’est répandu, comme mise en interactions d’individus portés par des institutions qu’ils ne représentent pas, sans mandat impératif et sans fonction de mobilisation, sans visée militante. Faire de la politique, critiquer la politique, pratiquer la micropolitique, sans « militer »... un rêve auquel Félix a donné corps dans son rôle d’ami auprès de nombreux groupes et individus, aux options souvent contradictoires . Ces dissensions, il les voyait plutôt comme des « catastrophes » du mental social, des plis, dans une surface politique contemporaine. Il ne s’agissait pas de défaire ces plis mais de comprendre le mouvement dont ils étaient l’affleurement, de se détacher de leurs expressions les plus figées pour dégager la terre propice à des formes artistiques ou à des agencements sociaux nouveaux. Opposant de longue date au sein du parti communiste jusqu’à son exclusion en 1968, Félix s’est intéressé à toutes les activités qui y mobilisaient des militants à la marge, sur les loisirs, sur la solidarité avec l’Algérie, puis le Viêt-nam et Cuba, puis la Chine. Les Neuf Thèses de l’opposition de gauche, rédigées avec quelques amis en 1966, parodiaient les publications léninistes pour souligner la faillite du socialisme réel et son intégration potentielle au sein du capitalisme triomphant. La guerre des étoiles y était anticipée comme un gigantesque leurre, nouvelle forme de collaboration vertigineuse à l’échelle de la plaIlète. Une anticipation réalisée avec la guerre du Golfe contre laquelle Félix a été l’un des premiers à lutter.

LA RÉSISTANCE AUX MICROFASCISMES

Cet humour noir et cette lucidité ne l’empêchaient pas de rester attentif aux militants déconcertés. En tricotant « réformisme et révolution » dans tous les secteurs de l’activité intellectuelle et en organisant des « pratiques de solidarité concrète », il a aidé à mettre en place des dispositifs d’accueil et de soutien aux militants désemparés et à donner quelques repères à la résistance contre la médiatisation, les nouvelles religiosités et les inquisitions en tout genre. Dans l’espace aimanté par Félix, on a continué de travailler à comprendre les raisons de l’affaiblissement et de l’évidement de la démocratie, tout en suivant le développement des nouveaux mouvements nationalitaires et écologistes. On a construit des lignes et des espaces de résistance face au sauvequi-peut généralisé, stigmatisé dans son livre les Années d’hiver. Suivant les multiples lignes d’un « rhizome » qu’il fabriquait par interconnections successives, Félix distribuait de l’énergie dans toutes les directions. C’est ainsi qu’il a pratiqué la double et pluri-appartenance, fidèle à son refus des injonctions binarisantes. Il a participé à des groupes-sujets, tangentiels aux organisations, groupes-sujets où chaque individu était porteur d’un projet et le réalisait avec le concours des autres. Auprès de lui l’investissement militant consistait à prendre à bras-le-corps tel ou tel segment attracteur d’activité pour, dans un agencement collectif, en produire des effets, des modifications de subjectivité, abandonner notamment le microfascisme à tendance mimétique qui nous habite tous. Face à l’autre dans sa singularité concrète, dans ses problèmes existentiels, la solidarité se doit d’être pratique certes, mais d’abord respectueuse de l’autonomie, des agencements collectifs où est pris chacun. L’humanité ne se construit pas comme communauté des singularités au détriment de la réalité quotidienne mais à partir d’elle, déplacement imperceptible et jouissance de ce déplacement microscopique. Il ne s’agit pas de faire la guerre a sol-meme, m aux aulres, mals de produire du commun, de devenir « communiste » ou, comme le disait la radio italienne de Bologné, Radio Alice, de « conspirer, c’est-à-dire, respirer ensemble ».

L’ÉCOLOGIE MENTALE

L’homme communiste a-t-il encore un avenir alors qu’il a été longtemps une des plus grandes catastrophes du mental ? Des millions d’hommes ont cru dans le communisme alors que le pays du socialisme réel était déjà dénoncé comme celui du mensonge déconcertant. La culture gauchiste est restée bien silencieuse, alors qu’elle ne se gêne pas pour critiquer radicaleme la psychologique fasciste ou nazie. Le génocide pratiqué par des méthodes industrielles, sur des critères ethniques et religieux et sur des êtres sans défense abolit la notion d’espèce humaine, d’une égalité de droits de tous les êtres humains. De nouvelles circonstances historiques voient resurgir la même remise en cause, et les mêmes amalgames justificateurs d’un éventuel ignoble. Le microfascisme condamne dans l’autre ce qui ressemble à soi. La démocratie des minorités est à construire comme un bien commun, une confédération de désirs et non comme la prise de la moitié du pouvoir par la moitié des humains, ou de la totalité du pouvoir par un groupe majoritaire qui prétend valoir pour le tout. Félix ne nous a pas donné de recettes pour nous battre aux grandes échelles de l’action politique dominante, mais il nous a soutenus les uns et les autres dans toutes les actions de harcèlement où nous avons fait valoir une intensité minoritaire. Avec lui nous avons tenté des coups, fait des percées, vécu en pirates, savouré brièvement le plaisir de nos incursions pour en recommencer de nouvelles. Nous avons appris avec passion à vivre nos infélicités, à tirer notre bonheur de nos singularités. Nous avons cessé de chercher la normalité et d’imposer aux autres nos travers. Et nous avons ruminé à quelques-uns le nouveau mot d’ordre communiste : « Unissez-vous passagèrement et souvent. »