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En Tunisie, le malaise de la génération Ben Ali
Les plus qualifiés, laissés-pour-compte du dynamisme économique, revendiquent.
Envoyée spéciale en Tunisie
NADIA HACHIMI ALAOUI
QUOTIDIEN : lundi 28 avril 2008
Petit à petit, ils s’organisent. A Tunis, à Sfax, ou Kairouan, devant les universités ou les ministères, leur voix, encore timide, se fait entendre. Depuis quelques mois, dans les rues propres et policées de Tunisie, les diplômés chômeurs bravent les interdictions. «Depuis novembre, nous avons organisé 146 manifestations», notent Cherif, 28 ans et Folla, 32 ans, tous deux membres fondateurs de la toute jeune Union des diplômés chômeurs. Avec sa maîtrise en sciences de la vie, Folla alterne, depuis sa sortie de l’université il y a cinq ans, stages et petits boulots pour à peine 150 dinars (82 euros) par mois, quand Cherif, bac + 6 en histoire, vit grâce au soutien financier de ses parents.
Laissés pour compte du miracle économique tunisien, ils ont décidé, il y a un peu plus d’un an, avec une dizaine de diplômés chômeurs de l’université de Tunis, de se regrouper en association pour dénoncer «la précarité de leurs conditions». Depuis, l’Union des diplômés chômeurs grossit : les petits rassemblements d’une vingtaine de personnes sont passés à 30 puis aujourd’hui à 40, et mercredi une section locale de l’association, la quatrième du genre, s’ouvrait à Sidi Bouzid, sous l’égide de Cherif, coordinateur des unions régionales. «Calmants». L’Union est tolérée jusque-là par les autorités. «Il est quand même arrivé, fait remarquer Cherif, que certains d’entre nous soient arrêtés dans des cafés sans aucune raison puis relâchés. Mais ça ne fait rien, on n’a pas d’autre choix.» Avec un taux de chômage de 20 %, contre une moyenne nationale de 14 %, le phénomène des diplômés chômeurs en Tunisie est de plus en plus difficile à contenir. De 1997 à 2007, leur nombre a été multiplié par trois (passant de 121 000 à 336 000), et dans certaines filières, le taux de chômage frôle les 60 %, rapporte une enquête de la Banque mondiale. Avec ses 5 % de croissance en moyenne, l’économie n’a pas réussi à grossir au même rythme que le formidable effort de formation de ces quinze dernières années. Résultat, avec l’arrivée massive aujourd’hui de la génération Ben Ali sur le marché du travail, le modèle économique tunisien se fissure. «Les diplômés chômeurs sont le point noir de l’économie et sont surtout un sujet d’interrogation pour l’avenir», note un diplomate en poste à Tunis. Conscient des enjeux, l’Etat a multiplié ces derniers mois les incitations fiscales pour attirer les entreprises européennes, permit la cession au dinar symbolique de centaines d’hectares aux investisseurs du Golfe, et tente par ailleurs de gagner du temps avec les étudiants. Prolongations de cursus universitaires permettant de retarder l’entrée sur le marché du travail, contrats d’insertion professionnelle subventionnés par l’Etat : «le gouvernement nous donne des calmants espérant éviter les crises, mais ce n’est pas suffisant, il faut des réformes en profondeur», s’enflamme Cherif. C’est dans le bassin minier de Gafsa, au sud-est du pays, que la crise a éclaté en janvier. Dans cette région pauvre où le taux de chômage des jeunes oscille entre 30 et 40 %, la compagnie de phosphates de Gafsa y est le principal employeur. Le 5 janvier, la publication des résultats du concours d’entrée dans l’entreprise a mis le feu aux poudres. Le recrutement de jeunes ingénieurs du nord du pays au détriment de ceux de la région a fait descendre dans les rues, pendant plusieurs semaines, ouvriers, étudiants, mères de familles et chômeurs, convaincus d’une connivence entre le gouvernement et la centrale syndicale et dénonçant «les fraudes, et le népotisme». Inflation. «Le gouvernement a mis du temps avant de réagir. Trois ministres ont fini par faire le déplacement, promettant pour calmer le jeu de futurs investissements dans la région», raconte Rachid Khechana, rédacteur en chef du journal d’opposition Al Mawkef, seul quotidien tunisien à avoir rapporté les événements de Gafsa. «Une semaine plus tard, en l’absence d’annonce officielle plus convaincante, les manifestations ont repris de plus belle.» Et cette fois, la réponse fut policière. Du 6 au 9 avril, la ville de Redeyef, à 60 km de Gafsa, a été encerclée par les forces de sécurité, et une quarantaine de personnes ont été interpellées puis relâchées. Des dizaines de familles ont fui vers l’Algérie pour échapper à la répression. La flambée des prix alimente un peu plus la grogne. Avec une inflation de 6 % en un an, et la stagnation des salaires, les Tunisiens se plaignent de voir leur pouvoir d’achat s’éroder. Et dans la Tunisie de Ben Ali, d’habitude si silencieuse, les langues se délient. (Lire également page 32.) |
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