De la supercherie wiki





Ce qu'il faut détruire


Il est sur l'Internet une façon polie de s'amuser, donnant également prestance et rose aux joues à qui s'y prête, car ce dernier concourt mine de rien à l'édification d'un avenir radieux et, putain merde ça n'est pas rien !  Il s'agit de cette façon de passer le temps et de servir-la-démocratie qui s'appelle « faire du wiki ».  Les gens qui font du wiki, contrairement à ceux qui font la queue, sont des écrivains et des philanthropes.  C'est pour cela qu'on leur donne des « Wiki Bonbons », et aussi un nom de clique, en plus des peintures guerrières un peu partout sur le thorax.  On les appelle les « wikistes ».


:)


Bizarrement, tous les wikis contiennent une page qui explique pourquoi les wikis fonctionnent et sont bien et marchent et apportent du bonheur et édifient les masses.  Si on prend la peine de l'expliquer, c'est que cela ne doit pas aller de soi.  Mais, que cela aille de soi ou pas, cela est-il vrai, tout simplement ?  Regardons de plus près.


Le propos du wiki est au départ de permettre à tout un chacun de modifier un jeu de pages déjà existantes, ou de l'augmenter (ou de le diminuer...).  Et cela vite, de surcroît, c'est-à-dire sans avoir à investir dans un long « apprentissage » de la chose (= de l'outil, des pratiques...).  C'est l'origine du mot « wikiwiki » :  il veut dire vite en hawaiien.


On pourra résumer ces qualités du wiki par la phrase suivante :  « Un wiki est un site thématique dont n'importe qui peut être rédacteur en chef, ce qui évite la production de bruit, parce que l'on y travaille de manière collaborative :  c'est un gain formidable; et comme chacun peut rectifier les erreurs, et que les limites des médias classiques sont dépassées, on produit collectivement de la pensée et du vrai, dans une sorte de cénacle de penseurs hors du temps, d'une manière rapide et efficace, et sans se laisser instrumentaliser par un groupe ou une idéologie. »


Nous allons étudier successivement toutes les parties de ce « résumé » de ce qu'est le merveilleux wiki.



1)  « Un wiki est un site thématique... »


La première chose que l'on apprend au novice, en entrant sur le site, c'est que relax, mec, c'est cool, « ce site est un site dont n'importe qui peut modifier toutes les pages, et en créer éventuellement de nouvelles ! ».  Cette annonce est suffisamment importante pour venir toujours en premier, avant même toute autre considération.


Cette profession de foi du wiki place d'entrée de jeu l'intérêt du site sur un plan « politique », car c'est du pouvoir qu'il est question.  On « annule » en quelque sorte les privilèges d'une « caste » perçue négativement, —— celle des ignobles rédacteurs « en chef », celle de ceux qui pourraient décider mieux qu'un autre de quoi il devrait être question, ou qui serait plus à même de juger de la pertinence d'une contribution. Or on sait que ce sont là les signes irréfutables de l'esprit du « chef », du « cheffisme ».  Le wiki se base sur un principe de « misarchisme » (= haine du chef).


Cet objectif (« annuler le chef ») est tellement important qu'il prime sur tous les autres, par exemple celui qui consisterait à définir le contenu.  Forcément d'ailleurs, parce que celui qui définirait un contenu se comporterait comme... un chef.  De fait, sur les pages d'accueil, on commence par dire que n'importe qui peut écrire n'importe quoi, et ensuite seulement on parle de ce que devrait être, préférentiellement, le contenu.  Ceci prouve bien que le projet politique passe en premier, et le contenu thématique —— en second.


Il est d'ailleurs surprenant de constater que, dans le même temps, les adeptes du wiki se vantent de posséder un outil « peu engageant », qui « rebutera les téléphages ».  En effet, il faut maîtriser un minimum de « syntaxe wiki » pour entrer des pages qui ne sont pas « wysiwyg » :  et ceci prouve, disent-ils, que l'outil privilégie l'expression de la pensée par-delà la fioriture, « le fond plutôt que la forme ».


Or, comment peut-on à la fois se soucier si peu de contenu que la mécanique de l'outil passe avant tout, et en même temps dire que le fond compte plus que la forme ?  La solution de cette apparente contradiction réside dans le fait que « le fond » et « la forme » dont il est question sont surtout un fond et une forme évalués à l'aune de la syntaxe wiki, c'est-à-dire... une affaire de logiciel.


Et cela peut se comprendre par le fait que la majorité des wikistes sont des informaticiens ou des geeks.  Et les créateurs de moteurs wiki sont toujours des informaticiens (si toutefois on peut qualifier d'informatique une cuisine aussi peu glorieuse) qui, parce que leurs sujets de prédilection sont peu nombreux et bien balisés, comptent surtout sur les usagers pour enrichir le topos, de sorte que ce n'est jamais un ensemble de textes qu'ils nous donnent, mais la possibilité d'un ensemble de textes.


Et pour cette raison, tout ce qui concerne le contenu est déprécié, au profit de la discussion sur l'outil.[1]  Cela explique encore pourquoi la moitié d'un wiki est toujours constituée, non pas de discussion sur des objets du monde, mais de discussion sur le wiki lui-même, celui-ci ou bien les autres ou encore le wiki en général.


C'est le nombrilisme du wiki, une de ces choses qui rendent le site triste à mourir.  Et qui manifeste de manière imparable que le propos du wiki n'est jamais de traiter d'un thème, mais juste de propager « une certaine façon d'écrire ».  Un wiki n'est donc pas, au sens propre, un site thématique.



2)  « dont n'importe qui peut être le rédacteur en chef... »


Cependant, on dira que le « chef » a disparu, et que chacun peut effectivement assumer la fonction de rédacteur, en entrant ce qu'il veut, sans avoir à montrer patte blanche de quelque manière que ce soit.


« Rédacteur » peut-être. Mais certainement pas « rédacteur-en-chef », comme les wikis le prétendent.


Quelle est la tâche d'un rédacteur-en-chef ?  C'est celle de discriminer, parmi les articles proposés, ceux qui sont « dans la ligne éditoriale », et ceux qui n'y sont pas.  Les premiers, exit !  Les seconds ont droit seuls à l'existence.


Or, justement, sur un wiki, il y a une ligne éditoriale.  Certaines choses sont « dans le sujet », et certaines autres, « hors sujet ».  Fort frileusement, parfois, certains sujets sont évités, proscrits à jamais.  Il y a aussi des « styles » autorisés, et d'autres qui vous valent un immédiat et quasi unanime bannissement.  Comment oser dire, dans ces conditions, qu'un wiki n'a pas de « ligne éditoriale » ?


Et qui décide de cette ligne éditoriale ?  Le créateur du wiki, en général, ou sa clique.  Il est donc un « Roi Dieu », ou bien un chef plus ou moins dissimulé, plus ou moins paré d'acolytes.  Dans le dernier cas, on parlera (pudiquement) de « Cabale Cachée ».


Que peut vouloir dire encore, dans de telles conditions, que « chacun soit rédacteur-en-chef » ?  Uniquement ceci :  que chacun peut, d'un clic de souris, effectuer le « Wiki Ménage » qui abonde dans le sens de l'équipe dirigeante qui dit ce dont on peut parler et comment on a le droit d'en parler.  Ainsi, être rédacteur-en-chef, c'est juste faire le boulot du chef-qui-ne-se-donne-pas-comme-tel, sans reconnaître l'existence de cette autorité, mais tout en bossant pour elle et même à sa place...  quelle excitante perspective, vraiment !


Tout cela n'est pas très sérieux :  les choses seraient beaucoup plus saines si c'était dit ouvertement, et dès le départ.  Mais que le wiki mente d'entrée de jeu, en faussant les véritables rapports de pouvoir derrière une phraséologie iréniste et sympatoche, fait partie du bidule.  En tout cas, il est faux de dire que tout le monde est « rédacteur-en-chef ».



3)  « ce qui évite la production de bruit... »


Mais au moins, dira-t-on, les gens à qui la clique dirigeante délègue sa tâche de « Wiki Ménage » (i.e. fliquage) du site font quelque chose d'utile et de gratifiant, car ils collaborent à une grandiose œuvre collective, et notamment ils éliminent tout ce qui est du bruit, la mauvaise herbe, l'ivraie de ce bas monde, le travail des forces des ténèbres, les fameux « trolls ».


Voyons ce qu'il en est.


Tout d'abord, entendons-nous sur ce qu'est un troll.  On pourra consulter l'article de Lirresponsable, Pascale Louédec et ARNO* à ce sujet. Disons, pour fixer les idées, qu'un troll est soit la personne qui vient apporter du bruit dans une discussion sur Internet, soit le processus malin par lequel ce bruit devient prépondérant, au point de saboter ladite discussion.  C'est bien en ces deux sens qu'on parle de « Wiki Troll ».


Or, avant même de voir ce qu'il en est pour de bon (car ceci reste une catégorie abstraite, que l'on plaque sur la réalité afin de « nommer un rôle » ou « décrire ce qui se passe »), constatons d'emblée la chose suivante :  il est des formes de discussion qui ne connaissent pas le troll.


Ainsi, dans un aréopage (conseil de sages), ou dans un cénacle de philosophes, le respect entre les participants et la maîtrise des jeux de langage sont tels que, ou bien le troll n'advient pas, ou bien, s'il advient, c'est vidé de tout ce qu'il pourrait avoir de négatif, et transmuté, directement, en une sorte de style provocateur qui, bien qu'un peu abrupt, sert le débat.  Nous avons, dans l'histoire des idées, des gens qui parfois se déchirent littéralement par livres interposés, mais sans que cela porte préjudice ni à leur réputation, ni à la marche de la pensée au total.  Et la raison en est que ces gens ne sont pas « le premier venu », qui ne peut pas se retenir d'exprimer des idées qu'il estime, à tort, absolument neuves, terriblement personnelles, et indispensables à la démocratie.  Savoir se contenir fait partie d'une éducation de l'écriture et de la pensée, mais qui demande... du temps.  Le contraire du « vite, vite ! » que le wikiwiki met en avant, tellement en avant que son nom vient de là.


Ainsi, là où c'est le « vite pensé, vite dit » qui triomphe, c'est-à-dire sur les forums du web, sur Usenet, et sur les wikiwikis, on assiste à une sorte d'incontinence verbale spontanée.  « Incontinence », parce qu'il est absolument impossible de se contenir, et « spontanée » parce qu'elle apparaît quoi qu'on fasse pour l'éviter.  Mais si elle est spontanée, il ne faut donc pas en voir la raison dans des circonstances particulières, mais dans des raisons de structure, c'est-à-dire :  ou bien la nature humaine, ou bien la nature de l'outil, ou bien les deux.


Pour ce qui est de la nature humaine, je crois venir de démontrer qu'elle était évidemment fautive, et que savoir discuter, débattre, penser, est quelque chose qui ne vient pas tout seul mais qui s'apprend, et pour lequel il est même possible qu'il faille des « éducateurs ».  Quant à penser que ces éducateurs peuvent être la communauté dans son ensemble, chacun rectifiant tous les autres, c'est quelque chose qu'il ne faut pas trop espérer (chaque jour le démontre) aussi longtemps que l'outil lui-même n'encourage pas à une certaine retenue, à une certaine manière de « prendre son temps ».


Or, un outil qui permet à tout un chacun d'écrire ce qui lui passe par la tête sur-le-champ et sans délai ne va pas favoriser le contrepouvoir de la prudence et de l'intellect.  Donc, l'outil aussi est fautif, car il permet à l'humain de céder à la facilité.


La qualité d'un outil de collaboration ne devrait-elle pas, en conséquence, se mesurer à sa capacité à « filtrer » les comportements néfastes de ses usagers, plus qu'à des histoires de « rapidité » ou « lenteur » de maîtrise des composants techniques dudit outil ?  Sans aucun doute !  Et sans aucun doute aussi, le wikiwiki à cet égard a failli.


Nous concluons que le principe du wikiwiki, loin d'éviter le « bruit », au contraire l'encourage puisqu'il ne saurait y avoir de bruit sans gens qui parlent à côté.  Les procédés qui sont à la base même du wikiwiki n'évitent pas les trolls, mais les créent sans cesse, et en créent même bien plus que si le site se donnait des moyens de « modération » sans doute pas aussi sympatoche à donf, mais plus proche d'un idéal de raison claire et distincte.  Le wikiwiki ne filtre pas les trolls, il en crée même davantage.



4)  « parce qu'on y travaille de manière collaborative : c'est un gain formidable... »


Mais —— « qu'importe le bruit pourvu qu'on ait l'ivresse ! »  En effet, même s'il y a des trolls (et, c'est-la-vie-on-fera-avec), il reste la perspective exaltante de se dire qu'on va être une petite fourmi apportant son petit caillou pour l'édification de la Grande Fourmillière !  Certes !  Certes !  Alors, voyons cela aussi.


Tout est contenu dans la notion de « travail collaboratif ».  Jusqu'à présent, quand on avait une certaine tâche à accomplir, cela représentait pour une personne A un certain travail W.  Et bien entendu, cela faisait suer A, d'autant que l'Éternel nous a bien dit qu'on devrait gagner notre pain à la sueur de notre front, depuis qu'Adam et Ève ont fait les cons dans le jardin d'Eden.


Or, mes amis, voyez, en vérité, en vérité, je vous le dis, la malédiction qui pesait sur l'espèce humaine est révolue et le Paradis est proche, car voici que l'Hinformatique nous apporte une idée nouvelle et absolument révolutionnaire :  on va se partager le travail.


Admettons qu'on coupe le travail W en 100 parties égales, et admettons que A trouve 99 copains prêts à se payer une bonne tranche de rigolade en faisant une partie de son boulot à sa place.  Alors, chacun fait désormais le centième du travail initial, soit W/100, et, youpi, le problème est résolu.


—— Bien entendu, ce calcul est parfaitement naïf.  D'abord, il fait fi de tout ce qui concerne les modalités suivant lesquelles on se répartit le travail.  Tous les travaux ne sont pas susceptibles d'être charcutés en 100 parties égales, et même à supposer qu'ils le soient, tous ne sont pas susceptibles d'une répartition des tâches qui soient exempte de toute hiérarchie.  Quelques travaux très particuliers mis à part, il faudra, la plupart du temps, décider au préalable de comment on va procéder et se répartir le travail, plus ou moins, et s'assigner des prérogatives mutuelles.  Ce qui veut dire, fatalement, dialogues interminables, jeux de pouvoir, politique, rhétorique, clans et cliques, engueulades, scissions, etc.  Et au final, tout cela peut suffire à annuler complètement le petit gain que l'on réalisait en segmentant le travail.


—— Et d'autre part... même en accordant que la tâche soit répartie, et équitablement, sans dispute, etc., qu'y gagne-t-on ?  Je vais prouver que l'on n'y gagne absolument rien.


Soit en effet une personne qui dispose de tout un temps T (une demi-journée, ou un mois, par exemple) pour faire telle tâche W.  Si elle trouve 99 copains sympatoches avec lesquels faire un centième de la tâche seulement chacun, soit W/100, que lui arrive-t-il alors ?


Hé bien, son temps T, au lieu d'être totalement utilisé pour faire W, est juste un petit peu utilisé (utilisé au centième, en fait), pour faire W/100.  Au lieu de faire W dans le temps T, elle fait W/100 dans le temps T/100, et, abstraction faite du temps qu'il faudra pour recoller les centièmes de tâche de tout le monde (temps de recollage que nous supposons généreusement nul), notre bonhomme se retrouve avec 99% de son temps de libre.  Il lui reste 99/100 × T de temps libre.


Va-t-il passer ce temps libre à se reposer ou s'amuser, comme le voudrait une saine sagesse ?  Non, car notre bonhomme est lui-même le copain sympatoche des 99 autres qui ont fait le même calcul, et qui requièrent de lui qu'il apporte son petit centième de travail dans leurs tâches à eux ! Ce qui fait que, au lieu de faire W/100 comme le donnerait un calcul rapide mais erroné, notre travailleur malgré lui fait (W/100 + X/100 + Y/100 + Z/100 + ...), une parenthèse où il y a une centaine de termes.


Autrement dit, il a juste remplacé un travail personnel complet le concernant, par une centaine de petits centièmes de travaux qui concernent en majorité les autres...  Et, bien entendu, cela représente au final la même quantité de travail, si bien qu'il n'a, quantitativement parlant, rien gagné dans l'affaire !  Certainement pas du « temps libre », en tout cas !


[Et c'est logique : s'il avait vraiment gagné du temps libre, cela voudrait dire qu'un quantum de travail réel se serait évaporé dans la nature... comment serait-ce possible ?  Il y a, dans l'argument du « gain individuel » une arnaque similaire dans sa logique à celle des chaînes de bonheur, ou des « avions ».]


—— Pire :  non seulement notre bonhomme n'a rien gagné au change, mais on peut même juger qu'il y a beaucoup perdu, car il échange un temps de travail T consacré à une seule tâche dans laquelle il est compétent, créateur et « seul maître à bord », contre un temps de travail T de même durée, mais dispersé en une nuée de petites retouches insignifiantes, que lui apporte aux autres et que les autres lui apportent, d'une manière dont on peut dire par avance qu'elle est sans maîtrise, puisqu'il renonce à sa qualité de spécialiste de son sujet, pour laisser intervenir des gens qui peuvent manquer de compétence.


Ainsi, il abdique son individualité au bénéfice d'un groupe, dont on peut dire, étymologiquement, qu'il l'aliène.  On ne niera donc pas qu'il y ait « collaboration », mais c'est une aberration que de présenter cette collaboration comme un gain pour l'individu (quoique ce soit bien sympatoche).


« Il est une innocence dans le mensonge qui est le signe d'une foi profonde dans une cause. » (PBM 180)



5)  « et comme chacun peut rectifier les erreurs... »


De surcroît, les calculs précédents faisaient généreusement grâce de tout le temps mort propre à un travail de groupe (i.e. rassembler les morceaux, discuter, se mettre d'accord), plus, ce qui est encore pire, les aspects négatifs d'un tel travail.


En effet, si des personnes B, C, D... apportent leur centièmes de tâche à la personne A, il s'en faut de beaucoup que tous ces centièmes soient à compter comme des contributions positives.  On verra souvent, au contraire, des gens apporter des erreurs, commettre des sottises, s'attarder dans des considérations stériles, etc., et le pire des cas est celui où le fautif est à la fois buté et de bonne foi.


Mais, en disant cela, on en reste à une coupe du problème au niveau de l'« individu ».  La chose prend une tournure plus déplaisante encore si l'on songe que l'erreur est un phénomène social.


Que se passe-t-il, par exemple, quand un groupe est « dans l'erreur » par rapport à un autre groupe entier.  Nous admettons pour l'occasion qu'il existe une « erreur » objective, non pas nécessairement la Vérité Absolue, bien entendu, mais simplement, une divergence de pratiques.  Si, par exemple, j'entends faire un site « collectuel » où l'on traite d'évolution et de génétique, et si je suis darwiniste, que faire si un tiers des contributeurs qui prétendent m'aider sont en fait des lamarckiens, des adeptes de Lyssenko, ou encore des créationnistes ?  Si j'accepte la discussion, c'est à n'en plus finir.  Si je fais un fork, l'intérêt du wiki (i.e. le partage du travail) disparaît.  Et si je régule à la dure, il n'y a plus de wiki du tout.


Et que dire des erreurs qui sont des erreurs de fond, socialement acceptées, et contre lesquelles luttent un petit nombre de savants ?  Imaginons un wiki traitant d'astronomie au Moyen-Âge, quel serait à votre avis le bénéfice que pourrait retirer Copernic d'une telle structure ?  Combien de minutes avant que son site ne devienne totalement inutilisable ?


Et les incompétents qui polluent un site à proférer des inepties, on en voit malheureusement en permanence.  On pourrait même dire que c'est la règle, et la parole sensée, l'exception. Mais, dans la mesure où c'est « le collectif » qui juge de sa propre pertinence, les gens qui sont dans l'erreur se donnent mutuellement des notes tout à fait positives, et les savants s'en vont...  C'est ainsi que les wikis servent la science !


Je connais même une pratique qui consiste à utiliser les encyclopédies collaboratives pour y pondre des articles faux.  Une personne l'a fait une fois sur un certain de ces sites, et l'article est passé (il y est toujours).  Cela montre 1° la naïveté des concepteurs du site, 2° le manque de probité intellectuelle des administrateurs, 3° l'absence de fiabilité de tels sites pour une recherche sérieuse.


Aussi a-t-on raison de dire qu'un wiki est un site sur lequel « n'importe qui peut écrire n'importe quoi ».  Car, en pratique, c'est bien ce qui se passe : c'est n'importe qui qui écrit, et il écrit n'importe quoi.



6)  « et que les limites des médias classiques sont dépassées... »


On voit aussi des gens tout contents de nous expliquer que, grâce aux wikis ou même au Web en général, les limitations des vilains médias classiques qui nous abrutissaient sont dépassées, —— ces vilains médias où nous sommes récepteurs passifs tandis que eux sont émetteurs centraux de leur réseau étoilé.


On chantait déjà cette « quatrième églogue » en 1994, et avant de la chanter pour le Web (je le signale à ceux dont j'aurais pu changer les couches), on le chantait pour les Radios Libres, on le chantait pour l'Art dans la Rue, pour les Télévisions Locales, pour le Minitel, pour les Journaux Indépendants, pour la Presse, pour les Placards, pour l'Imprimerie, pour les Libelles, pour les Aèdes, etc.


Mais si l'on y regarde de plus près, la « révolution du Web » a certes promu un type de média différent, mais a-t-elle atteint la représentation que nous nous faisons des médias elle-même, —— surtout le caractère de médiateur nécessaire qu'on leur prête tant ?  Y a-t-il un atome de réflexion et de recul quant à ce fétichisme des médias et de la culture, un zest de remise en question de la nécessité du médiateur pour la Vie RéelleTM ?


Pas le moindre.  Il est plus important de se tenir à l'avant-garde du grand mouvement plein de vide de la Technique-En-Marche, et l'air qui passe dans nos cheveux nous donne un de ces airs rebelles qui ne se dément pas.  On peut aussi en faire un billet sur son blog.


Et au niveau de la transparence, ça n'est pas plus brillant. Nous avons déjà noté qu'il y avait, en dépit de tout ce que l'on prétend à ce sujet, une ligne éditoriale et une clique dirigeante sur les wikis.  Mais, de ce que cela n'est jamais avoué bien que tout le monde le sache, c'est dire encore qu'à l'ineptie [= il n'est pas vrai que tout le monde soit rédacteur en chef] s'ajoute l'hypocrisie [= il n'est pas permis de le dire à voix haute, c'est comme de toucher aux vases sacrés].  Décidément, nous sommes dans la représentation au carré...


Les principales limites du médiatique demeurent intactes.



7)  « on produit collectivement de la pensée et du vrai... »


D'ailleurs, non seulement le caractère « sacré » du médiateur obligatoire n'est nullement remis en cause par le wikiwiki (propagateur du lieu commun quant à cet aspect des choses), ce qui diminue la qualité de la « pensée » qu'on pourrait exercer en ce lieu, mais il n'est même pas exact que le wikiwiki soit un lieu de pensée tout court.  Et voici pourquoi.


Prenons le cas d'un individu à qui il vient une certaine idée, originale ou non.  Il éprouve le besoin d'en parler sur une page du wiki.  Immédiatement, il vient des lecteurs qui se sentent la mission de rectifier tout ce qui, dans cette page, selon eux ne va pas.  Bien entendu, ils le font de la manière nuancée que l'on sait, et avec leurs propres moyens (qui sont, forcément, à la hauteur de leur ambition).  Quoi qu'il en soit, cela dégénère en castagne générale.


Puis, comme par l'effet d'un coup de baguette magique, cette dispute générale se calme, et laisse place à un « résumé », ou plus exactement une « refactorisation », où la pensée du contributeur originel a disparu, celle des contradicteurs aussi, mais en lieu et place on trouve une « pensée collective » qui prétend dire le fin mot de l'histoire.


Déjà, la pensée de voir que l'on fournit un effort personnel pour présenter les choses selon une certaine perspective, avec un certain style et une certaine cohérence de pensée, juste pour que des gens charcutent le texte et que, au final, ce qui était cohérent devienne magma informe... cette pensée déprime quelque peu.


Ce n'est pas pourtant qu'un site collectif empêcherait une forme de pensée réelle et soucieuse des individualités.  Simplement, il faudrait pour cela des gens entre eux disciplinés, ayant un soupçon de pratique dialectique, et cherchant la contradiction, mais non pas la confrontation.  Or, cela demande entre autres une certaine ascèse, qui n'est pas le lot commun.  Et cela demande d'autres « règles » que celles que l'on trouve sur le modèle de wiki dominant.


On peut même citer des choses plus affligeantes encore.  Tel l'exemple d'un paragraphe qui énonce des idées structurées selon un certain système de pensée, auquel quelqu'un répond par des critiques agencées selon un autre système de pensée.  Alors déboule un wikiste sympatoche qui... résume le tout en virant toutes les connexions logiques, en faisant disparaître les lignes de scission idéologiques, les domaines de compétence, et aussi bien entendu tout ce qui était citation tacite mais qu'il n'était pas en mesure de reconnaître comme tel !


Alors, on invente un « Mode Prosopopée » en se disant que les usagers vont comprendre quelles sont au juste les limites de l'édition lorsqu'elle s'applique à quelque chose qui est du ressort de la pensée pure.  L'idée est que l'on usera de noms connus pour donner des « coordonnées conceptuelles » aux divers moments structuraux d'un raisonnement.  Cela a-t-il été compris ?  Hé bien, oui car les gens s'en servent pour faire prononcer des blagues à Michel Audiard...  Rideau.


—— En fin de compte, le propos des wikis n'a jamais été la pensée, mais c'est plutôt autre chose que nous appellerions volontiers la décision.  Le mot de « décision » doit être pris en un sens très général :  il ne s'agit pas seulement de voter telle ou telle chose, mais aussi de montrer que nous-le-groupe, on a telle opinion sur tel sujet, et puis voilà.  Les choses alors sont claires.  On peut tolérer du jeu, de la contradiction futile, on peut aussi faire des forks, mais dans tous les cas, on ne « pense » pas, on « décide ».


La pensée n'a jamais voulu effacer l'individualité.  Elle a besoin d'elle.  Elle n'a jamais voulu en finir avec les contradictions.  Elle s'en nourrit.  Elle n'a jamais renoncé aux hérésies et aux chemins de traverse.  Ils lui sont indispensables.  Elle n'a jamais voulu nier les caractères unique et irréductible des penseurs.  Elle n'existerait pas sans eux.


C'est pourquoi la « pensée » est une activité qui est aux antipodes de la « décision » qui, elle, s'acharne à produire des concrétions collectives, unifiées, réglementaires, i.e. , au sens premier du terme, grégaires.


Bien souvent, la personne qui découvre le wikiwiki croit que c'est un endroit où l'on pense, et elle écrit des pages exposant son système concernant tel ou tel objet.  Puis, d'autres personnes interviennent, et la pensée originelle devient obscure, méconnaissable, puis disparaît totalement, au profit de l'opinion du groupe. Le contributeur découvre alors qu'ici on ne pense pas, on décide, ce qui est différent.


Mais en général, il s'en accomode facilement, car il y a dans l'homme un petit ressort qui le fait tressauter de plaisir chaque fois qu'il lui apparaît que, ce qu'il est en train de faire, beaucoup d'autres gens le font aussi.  Et, chatouillé par ce petit ressort, notre bonhomme est tout content de participer à ce grand mouvement, et de porter sa petite goutte d'eau dans le torrent de l'œuvre collective, ou sa petite note de musique dans la grande symphonie, —— quitte à oublier qu'on ne profite plus de la saveur de la goutte et que la note s'est perdue dans une symphonie qui peut n'être qu'un grand boucan.


Et tout ceci ne serait peut-être pas si grave si les wikis n'étaient qu'un truc de geeks, mais ils menacent d'être un outil incontournable pour faire la politique de demain (déjà, des communes les adoptent).  Or, en pratiquant la décision seule, au détriment de la pensée, en éclipsant totalement l'une par l'autre, c'est un avenir sombre qui se prépare, celui où toutes les approches différentes de l'intellection seront, je ne dis même pas « hors la loi », mais tout simplement « invisibles » :  on aura oublié qu'il existait cette manière particulière de conduire cette discussion, on ne sera plus capable de la voir.


En tous les cas, le propos des wikis n'est pas la pensée, mais son exact opposé.  Et ce n'est pas le vrai, mais l'opinion.



8)  « dans une sorte de cénacle de penseurs hors du temps... »


Certes, me dira-t-on, mais si ce n'est pas la « pensée pure » des philosophes (et d'abord, qui sont-ils, ces philosophes, pour m'imposer leur façon de penser ?), au moins s'agit-il de quelque chose d'un peu intemporel, qui confronte les idées et les idées seulement, sans tenir compte du pays d'origine, du sexe, de la couleur de la peau, etc. de l'intervenant.  Une sorte de nec plus ultra du débat, qui se passe dans un partout-et-nulle-part, maintenant-et-tout-le-temps de l'Internet, fantastique.


D'abord je voudrais dire que les philosophes n'entendent pas vous dire comment penser (ou comment ne pas penser), et d'ailleurs il n'y en a pas deux qui pensent pareil.  Ils entendent juste vous montrer que vous ne pensez pas quand vous croyez penser, et c'est plutôt un service qu'ils vous rendent alors, vous devriez leur en être reconnaissants.  Mais passons.


« À l'état de révolte doit succéder l'état de résignation; et cette résignation postérieure sera, au contraire de l'abjection, la puissance même. » (Robert Gilbert-Lecomte, Le Grand Jeu)


Ce qui est dit plus haut au sujet des wikis, sur leur sorte de mission de débat serein et intemporel est tout aussi faux que les autres choses qu'on a démontées auparavant.  La mission de débat serein et intemporel a un nom dans la « littérature wiki », on l'appelle l'« Instant Wiki », ou encore le « Wiki Maintenant ».  Si l'on se permettait un jeu de mots érudit et un rien pédant, on pourrait l'appeller le « wik et nunc ».[2]


Or déjà il est faux de dire que le « wik et nunc » fait fi de la personnalité de l'intervenant pour se concentrer uniquement sur ce qu'il dit.  On a vu des intervenants valides rejetés de certains wikis uniquement parce qu'ils opéraient sous pseudonyme.  Et dans le même temps, les wikis qui encouragent l'usage des vrais noms vivent très bien de propos remarquablement inconséquents de personnes signant sous leur identité patronymique, mais qui ne savent tout simplement pas de quoi elles parlent.


D'autre part, engagez une discussion sur la violence conjugale ou bien les pratiques sexuelles, et vous verrez si l'on se moque ou pas de savoir quel est votre sexe.  Engagez une discussion sur un sujet relatif à l'économie, et vous verrez si l'on se moque vraiment de savoir de quelle manière vous gagnez votre vie.  Engagez une discussion sur un sujet de politique, et vous verrez si vous n'avez pas des comptes à rendre d'un côté ou de l'autre.


Et puis... on dit que la discussion est comme suspendue dans cet « Instant Wiki » un rien éthéral, et on a l'impression que tout y flotte doucement, y glisse sans heurt et de manière quasi spectrale.  Or, cela ne fait que dissimuler des lignes de scission qui sont tout sauf « gentilles ».  Cela ne fait que donner une apparence fausse à des contradictions, elles, des plus réelles.


Et encore :  tout le travail de logique dialectique à l'œuvre dans une discussion, un dialogue ou (plus rarement) un débat, est perdu dans l'« Instant Wiki », car en général les différentes couches ne sont plus accessibles, ayant subi sédimentation féroce, puis laminage impitoyable.  Comme on le remarquait plus haut au sujet du Mode Prosopopée (et de l'échec total de cette tentative), les caractères de « moments constitutifs » de la pensée sont perdus.  C'est logique, puisque lorsqu'on « décide », seul le consensus final compte, et pas les étapes.  Alors que la « pensée », elle, est toute processus, toute potentialité : dans la pensée, une question a plus de valeur que les réponses qu'on lui donne.


Aussi, l'« Instant Wiki », dès qu'il s'adresse à autre chose que de la décision pure, est pure supercherie.



9)  « d'une manière rapide et efficace... »


Heureusement, à défaut de penser des choses valables, il nous reste le fait qu'on écrit vite !  Ouf, l'essentiel est sauvé !  Car ce monde, c'est la vitesse, et la vitesse, c'est la vie !


En effet, wikiwiki est un mot qui veut dire « vite », et cette réputation-là, au moins, n'a pas l'air usurpée.  On apprend vraiment très vite le wiki, il suffit de deux ou trois règles et puis, hop, c'est dans la poche !  Le monde est beau, quand même !


Oui mais... abstraction faite du très grand nombre de moteurs wiki chacun avec une syntaxe différente (si bien que l'on perd un temps considérable à tout réapprendre à chaque fois, et à se surveiller pour saisir la bonne syntaxe), on peut se demander si l'on apprend vraiment quoi que ce soit de rapidement dans cette histoire, —— et même s'il est possible d'apprendre quoi que ce soit de manière rapide, en ce monde...


Car, je suis prêt à accorder qu'il ne faut que quelques minutes pour comprendre que le lien hypertexte se met entre tel type de crochets, et le gras, entre tant de fois un caractère « souligné », les listes à puces avec un étoile, etc.  Mais une fois ceci accordé, croyez-vous qu'il ne va pas falloir beaucoup de temps avant que l'usager ne comprenne les usages « sociaux » du site ?  Avant qu'il ne se fasse au caractère de chaque intervenant ?  Avant qu'il ne soit capable d'interagir « avec fruit » dans les discussions où il a son mot à dire, et avant bien entendu qu'il n'acquière la sagesse de repérer de lui-même quelles sont les discussions en question ?


Tout cela demande du temps, beaucoup de temps, même.  N'est-il pas quelque peu ridicule, alors, de tant vanter les deux heures que l'on gagne à enseigner comment faire une liste à puce, quand il y aura de toute manière deux mois de perdus, de toute manière, du côté de l'interaction sociale, pour régler des problèmes de fond (au sens propre comme au figuré) ?


De surcroît, on a montré plus haut que cette rapidité d'utilisation desservait le but de rationnalité du wiki (en admettant que c'est bien un des buts du site, ce qui n'a pas l'air si évident, en fin de compte).


Si bien que, au final, cette prétendue rapidité est soit réelle et nuisible, soit inutile et trompeuse.



10) « et sans se laisser instrumentaliser par un groupe ou une idéologie. »


Puisque nous avons successivement démontré que le wiki n'était pas ce qu'il prétendait être, ne produisait pas ce qu'il prétend produire, et n'engage pas les personnes qu'il prétend engager, il reste à savoir quelle est, au moins, la valeur des usages qu'il met en pratique.  C'est là une question qui revient, plus ou moins, à se demander s'il y a une « idéologie » sous-jacente à l'outil, un « ghost in the shell ».


À vrai dire, il semble même que le « ghost » en question soit un « Holy Ghost » (en anglais : « le Saint-Esprit »), car les apôtres du wiki, quand ils ne parlent pas de syntaxe, expliquent avec délectation quels sont les usages qu'il faut suivre (si on ne les suit pas, on n'est pas un vrai wiki).  Et pourtant, dans le même temps, on proclame que les wikis sont des espaces d'expression qui ne véhiculent par eux-mêmes aucune idéologie en particulier, autres que celles qu'y mettraient leurs contributeurs, bien entendu.


Peut-être le débat est-il ici obscurci par le fait que les gens pensent, usuellement, que « idéologie » signifie « de droite » ou « de gauche », « libéral » ou « communiste », ou « fasciste », etc.


La réalité est plus complexe :  ce qu'on entend ici par idéologie, c'est un système de catégories agissantes (en général, à notre insu), que la pratique d'un groupe qui se ferait le représentant de l'outil propage activement.  Une telle idéologie n'a aucune raison, d'ailleurs, de se donner pour telle, ni même d'avoir conscience de son existence. C'est ce qu'on appelle la « mauvaise conscience » d'une idéologie.


Mais, pour celui qui a le « mauvais œil » à l'égard de ce genre de choses, l'affaire est claire, et même depuis longtemps.  Tout cela sera même d'autant plus facile à mettre à nu qu'il y a deux aspects par lesquels « l'idéologie wiki », qui refuse de se donner pour telle, se trahit néanmoins de la manière la plus bruyante, la plus manifeste, —— la moins agréable aux narines aussi ——, qui soit.


Premièrement, il s'est créé, en l'espace de quelques années, un véritable « code moral » du wikiste, une sorte de « wikitiquette ».  Ceux qui dérogent à ce code moral sont de telles ordures qu'il n'est même pas question de prêter attention à ce qu'ils pourraient dire :  ce sont des « Wiki Trolls », et on n'en parle plus.


La permanence de ce code moral, son intrusion au cœur même de la pratique sautent immédiatement aux yeux de tout intervenant détaché de la dynamique prenante du Wiki, donc, disposant d'un certain recul.  Cela n'est évidemment pas possible aux gens qui sont « en dehors » du wiki, puisque, ne participant pas, ils ne savent pas de quoi il retourne.  Cela n'est pas plus possible à ceux qui sont pleinement intégrés, la clique dirigeante ou bien ceux qui suivent docilement :  leur position les insensibilise à une telle réflexion.  Mais cela est plus que perceptible pour ceux que les aleas de leur pratique a doté d'une position à mi-chemin, comme qui dirait au bord du groupe social, à demi dedans et à demi dehors.


« Les camarades du WikiMaintenant martèlent la cause du TravailCollaboratif de leur PointPuissant !
Bientôt les CyberRéactionnaires de la PenséeLinéaire qui ne parlent pas LangageDeFormes seront relégués dans la CorbeilleDeLordi ! »


Le propre de cette permanence est que, comme toutes les constructions sociales du réel (c'est-à-dire, du licite), elle se donne des moyens de se valider elle-même qui tuent dans l'œuf tout ce qui pourrait réfuter la démarche.  Il y a « une foi » dont découle « un rite », et en accomplissant « ce rite », on accroît le prestige et la validité de « la foi ».


On est un peu dans la situation où des gens (les wikistes dominants) n'auraient dans leurs mains que des marteaux (les usages dominants).


N'ayant sur eux que des marteaux, tout ce qu'ils voient finit par ressembler à des clous.


Tapant frénétiquement sur ces objets divers, ceux qui sont des clous sont comblés dans leur nature.  Et ceux qui ne sont pas des clous deviennent des clous.


Si donc, on veut engager la discussion avec un de ces praticiens, pour dire qu'il existe aussi, mettons, des tournevis et des vis, il commencera par exiger que la discussion se fasse à coups de marteaux.  Puis, une fois qu'on lui aura « rivé le clou », et qu'on voudra enfin sortir quelques vis, on constatera que ces dernières auront perdu leur filetage !  Marteler, ça abime...


Ce qu'un tournevis et des vis pourraient être, ce sont d'autres usages du logiciel wiki, qui mettent en avant la lenteur au détriment de la vitesse, la contradiction au détriment du consensus, l'individu au détriment du groupe, la pensée au détriment de la décision...  Mais un tel usage serait à ce point opposé à l'usage dominant qu'il faudrait sans doute appeler le site résultant un... nonquinonqui.


Quoi qu'il en soit, on peut se demander si le logiciel contient en soi une morale, et, si oui, si cette morale est celle que les marketeux du wiki vendent avec la syntaxe. Cela paraît douteux !


L'autre aspect par lequel une idéologie transparaît, c'est l'usage d'expressions toute faites, en général des groupes nominaux écrits sous forme de chamots.  Ces petites locutions figées forment ce que leurs adeptes appellent un « Langage de Formes » (ou « de Motifs »).


À en juger par leur forme autant que par leur destination, on devrait plutôt les appeler une novlangue.


De quoi s'agit-il en effet pour ce qui est de la forme, sinon d'une manière extrêmement condensée de « ramasser en une formule toute faite » et comme qui dirait « prête à l'emploi » une sorte de jeu de concepts, —— ou plutôt : de pratiques ——, auquel on donne une sorte de « permanence » ou « réalité de foi » (cette foi s'appuyant sur une pratique rituelle concomittante) ?


Ainsi, on aura l'habitude de traiter d'une certaine manière un certain type de débordements (c'est là la « pratique »), et on baptise cette pratique « Pardonner Et Oublier ».  Après cela, permet d'écrire des résumés de pages qui tiennent en deux chamots seulement : « PardonnerEtOublier MachinTruc ». Efficace !


[Parfois, les mots choisis sont plus pudiques :  on parle du « DroitDePartir » pour désigner quelque chose qui n'est pas vraiment un droit, mais plutôt un devoir.  (Quand une foule hostile me montre ses piques et ses gourdins, dira-t-on qu'elle me permet d'exercer le « droit de partir » ?)  Cette hypocrisie n'est pas sans son pendant politique pratique : elle est utile.][3]


LeGroupe PardonnerEtOublier LeIndividu dans l'InstantWiki.
LaLicenceLibre de LeIndividu est LogicielLibre de WikiLibre FrontDeLibérationDeSoftware et FairePartirLesIndésirables.
Vive TravailCollaboratif et ModeBrainstorming pour CréerContenu PointPuissant AvancerTechnologie LaGrandeSoupe DoublePlusBon.
C'est PourquoiWikiFonctionne.


Mais comment appelle-t-on, d'ordinaire, un langage qu'une certaine catégorie de « gestionnaires » utilisent pour machiner des pratiques bien définies, langage constitué d'expressions toute faites et aboutables à volonté ?  D'ordinaire, on appelle cela des « slogans », des « mots d'ordre », de la « phraséologie de bureaucrate », et même parfois de la « propagande ».


Parce qu'il est quasi-machinal [on sort son chamot plus vite que son six-coups], et parce qu'il refuse l'analyse [le groupe d'unités linguistiques est fusionné en un tout qui n'est plus décomposable], le LangageDeFormes s'oppose à la pensée claire et distincte, celle, rationnelle, d'un esprit libre.  Ce qui est quasi-machinal exige une réponse immédiate et fait fi de ma capacité à délayer la réponse, à exercer la pensée.  Ce qui n'est pas analysable devient un jeu d'unités transcendant contre lesquelles je me brise si je me mesure à elles :  impossible de faire acte de finesse.


Inutile d'en dire plus :  nous renvoyons le lecteur à ce qu'a pu dire Orwell à ce sujet, c'est tout à fait en rapport.  Mais il doit être clair à présent qu'un certain profil idéologique sous-jacent, non pas au contenu du wiki (qui est d'ailleurs indifférent !)... mais à sa pratique (qui est ici le centre et le cœur du problème)... ne saurait plus être mise en question.  Donc, ultime destruction du machin : le wiki n'est pas un média neutre, mais le support et le propangandiste actif d'une certaine idéologie niant l'expression de la pensée libre et individuelle.


Mais ne soyons pas négatif :  si le wiki détruit « à l'usure » la pensée individuelle, il réussit parfaitement, en revanche, à faire croire qu'il s'y exprime des pensées individuelles. C'est là une prouesse qui mérite d'être saluée !



Conclusion


En vérité, je ne frapperai pas du poing en clamant :  « Delenda Webcrao est. », car il n'est question ici ni d'individus ni même de groupes particuliers, mais plutôt d'une espèce de tendance qui se dessine vaguement au fil du temps, et qui prend une certaine ampleur.  Mon jugement peut également avoir été faussé par le fait que les premiers wikis que je fréquentai se contrefoutaient passablement de l'arsenal impressionnant de « tu-dois » dont est maintenant muni le moindre site.  Parce qu'il n'y avait pas non plus de volonté de se fondre dans un « moule » particulier, et encore moins de « définir des standards », ces expériences ont manifesté en une seule année plus de richesse qu'aucune communauté au cordeau n'en manifestera jamais en dix.  Il y a un moment où il faut choisir entre l'efficacité marketing et la créativité individuelle.  Et d'ailleurs, les critiques ici formulées n'ont de valeur que pour autant que le wiki vise un autre but que la répétition ad nauseam d'idées convenues et la production de mousse sociale et sympatoche.  Si, en effet, ce sont là les buts qu'il se propose, la voie dans laquelle il s'est engagée est plus qu'adaptée.  Il revient donc à chacun de voir si l'édification du lecteur est un objectif qui vaille que tous les sites ne soient pas destinés à la « brève de comptoir ».  Et cela ne saurait être, encore moins, un argument contre le blog, puisque le but du blogueur ou de la blogueuse, quand bien même il prendrait comme pseudonyme le nom d'un philosophe, n'est pas de lier commerce avec son lectorat, mais de lui expliquer le nom de son chat, de lui exposer par le menu comment il s'est fait plaquer, ou de lui raconter les dernières aventures de son petit orteil.


Escape



1.  Mécanique qui, à son tour, ne facilitera pas le déport du groupe vers la population des non-geeks, mais cela n'est pas, au fond, le but désiré.  [^]


2.  Les mots hic et nunc signifient « ici et maintenant » en latin.  En écrivant « wik » au lieu de « hic », on remplace le mot latin qui veut dire « ici » par un mot inexistant mais qui est le raccourci pour dire « wiki ».  Ainsi, le « wik et nunc » serait l'« ici et maintenant » propre aux wikis.  [^]


3.  On n'objectera pas sérieusement que de telles expressions sont humoristiques, car l'humour se caractérise par la distance à son objet; or des expressions telle que « tu vas exercer ton DroitDePartir » sont dites avec le plus grand sérieux qui se puisse concevoir; c'est une des pièces les moins brillantes du dossier...  [^]



LIENS CONNEXES

* Notes sur « De la Supercherie Wiki », ajoutées le 26 Nov 2007