Chacun a entendu
parler de la CIA et de
son échec de la « Baie
des Cochons », mais
que sait-on du rĂŽle
joué par le JCS (cor-
respondant approxi-
mativement Ă notre
Etat-Major des
Armées) et tout parti-
culiĂšrement par son
chef, le général Lem-
nitzer, dont le nom
mĂȘme est inconnu du
public français ? Et
des missions de la
NSA (National Secu-
rity Agency) ? Exploi-
tant des sources amé-
ricaines non publiées
en France, nous avons
tenu Ă respecter leur
présentation des faits
et des idées, ce qui ne
signifie pas approba-
tion. Le lecteur juge-
ra.
TĂŽt au matin du
20 janvier 1961,
Washington se réveil-
lait sous une Ă©paisse
couche de neige qui
lui faisait comme une
couverture blanche.
La capitale fédérale
avait été surprise par
une vague de froid
provenant des régions
arctiques, et qui, via
les Ătats du nord-est,
avait apporté des pré-
cipitations glacées.
Dans toute la région,
les Ă©coles, bureaux et
usines, étaient fermés,
et le trafic aérien
Le prĂ©sident Kennedy sâadresse Ă ses
compatriotes pour les informer de la
présence de missiles soviétiques à Cuba.
Page précédente, le site des missiles de
San Cristobal (en haut) et les canons de
défense antiaérienne (en bas). Le point
dâorgue de la crise avec Cuba et Moscou.
NNoorrtthhw
wooooddss
QQuuaanndd llââUUSS AArrm
myy
vvoouullaaiitt pprraattiiqquueerr
llee tteerrrroorriissm
mee aavveeuuggllee
Lâouverture rapide des archives est une des vĂ©ritables leçons de dĂ©mocratie que
nous donnent les Etats-Unis. Nous dĂ©voilons aujourdâhui, probablement pour
la premiĂšre fois au grand public francophone, le contenu du plan
Northwoods oĂč lâarmĂ©e amĂ©ricaine prĂ©conisait au prĂ©sident Kennedy
dâorganiser des attentats sur le sol amĂ©ricain attribuĂ©s Ă Castro pour trouver
un prétexte pour envahir Cuba. La mort de citoyens américains devait
conduire lâopinion Ă accepter cette guerre. Un plan qui fait froid dans le dos.
Washington. Le bùtiment était situé sur
une hauteur aux flancs abrupts oĂč sâĂ©levait
le Fort Myer, prĂšs dâArlington. Le gĂ©nĂ©ral
se tenait dans la salle de séjour au parquet
Ă©tincelant, un manteau gris-souris recou-
vrait son uniforme bleu de cérémonie et
une Ă©charpe blanche dissimulait sa cravate.
Sur le mur, entre le drapeau des Etats-Unis
et son fanion de commandement, une pein-
ture Ă lâhuile le reprĂ©sentait, plus grand que
nature et hiératique. En dessous de lui, la
ville ressemblait Ă lâun de ces monuments
miniature dans un globe de verre, sur les-
quels on fait tomber une neige artificielle
en les secouant. Au premier plan, le Poto-
mac gelé à la couleur gris-acier entourait
lâagglomĂ©ration comme un ruban argentĂ©
lâaurait fait dâun cadeau de NoĂ«l. En fond
de tableau le général pouvait aisément dis-
tinguer le lourd dĂŽme blanc du Capitole
oĂč devait le conduire sa voiture officielle.
Dans quelques heures, John Fitzgerald Ken-
nedy serait intronisé trente-cinquiÚme pré-
sident des Etats-Unis. Un aspect militaire
de la cérémonie était peu connu du public :
outre ses gardes du corps du Secret Service,
le nouveau président serait protégé lors-
quâil se trouverait sur lâestrade par un cor-
don de sécurité composé de deux douzaines
de membres des forces armées, et le cortÚ-
ge se rendant Ă la Maison Blanche serait
précédé de véhicules militaires.
Un coup dâĂtat militaire Ă Washington ?
En regardant les chars et les missiles traver-
ser la ville et se mettre en place pour le défi-
lĂ© accompagnant les cĂ©rĂ©monies dâinvesti-
ture, on pouvait croire Ă la prĂ©paration dâun
coup dâĂtat militaire. Les Etats-Unis Ă©taient
Aventures de lâhistoire
5
dĂ©tournĂ©. CâĂ©tait lâhiver le plus rigoureux
depuis un quart de siĂšcle.
DĂšs lâaube, la machine militaire sâĂ©tait
mise en marche : une armĂ©e de plus dâune
centaine dâengins Ă©quipĂ©s dâĂ©traves, vrilles,
pelles, traversait la ville pour attaquer les
congĂšres et murs de glace. Une centaine de
soldats portant des brassards rouges for-
mait un cordon autour des bĂątiments du
Capitole. Un millier dâautres Ă©tait rĂ©parti le
long de lâavenue de Pennsylvanie tandis que
seize ambulances occupaient les points clef
pour secourir dâĂ©ventuels blessĂ©s.
Depuis un poste de commandement
temporaire situé au nord-ouest de la ville,
le général de division C. K. Gailey dirigeait
les opérations. A travers les tourbillons de
neige, de lourds véhicules de transport fran-
chissaient les ponts sur le Potomac en direc-
tion du Capitole. A lâarriĂšre de ceux-ci poin-
taient des missiles Pershing pourvus de leurs
ogives militaires. Suivaient des colonnes de
chars, obusiers et véhicules blindés trans-
port de troupe. Des milliers de soldats, avia-
teurs, marins et Marines (1) vérifiaient leurs
armes en prenant position aux endroits
désignés autour de la Maison Blanche. Des
noms-code étaient attribués : « tapis rouge »
pour le réseau radio, « myrtille » pour la
télévision en circuit fermé, « batterie » pour
les zones de regroupement et « Groenland »
pour celles de dispersion.
Depuis la grande baie qui sâouvrait sur
la façade du Quartier n°1, résidence de
fonction du chef dâĂ©tat-major des ArmĂ©es,
le général à cinq étoiles Lyman L. Lemnit-
zer observait ses troupes en train dâinvestir
la capitale. Le général Lemnitzer jouissait
probablement du meilleur panorama sur
Aventures de lâhistoire
4
Il est difficile de trouver des photographies du général Lemnitzer. On le voit ici à gauche,
au second plan, au cours dâune cĂ©rĂ©monie Ă Tokyo en 1956 oĂč le gĂ©nĂ©ral Magruder fĂ©licite
un officier australien pour son rÎle durant la guerre de Corée.
Le 22 avril 1961, quelques semaines aprÚs la passation de pouvoir, le vieux général Eisenhower
rencontre à Camp David son frais et sémillant successeur, John Kennedy. Un passage
du flambeau qui ne fut pas du goût de certaines hautes hiérarchies militaires.
1) LâUS Marine Corps constitue une « quatriĂšme
armée » pourvue de son propre commandement.
NSA. En octobre 1960, alors que ses
troupes sâapprĂȘtaient Ă voter par corres-
pondance, il leur conseilla de préalable-
ment consulter le « Guide électoral » de la
trÚs conservatrice « Association des Améri-
cains pour lâaction constitutionnelle ». Le
gĂ©nĂ©ral Walker, qui se prĂ©sentait lui-mĂȘme
comme « ultra patriote », avait mĂȘme mis
en place une ligne téléphonique pour « gui-
der » les soldats dans leur vote. De plus,
dans de nombreuses allocutions, il mettait
en garde les militaires et leurs familles contre
les dangers de la subversion communiste et
laissait circuler les documents de propa-
gande la « John Birch Society », mouvement
considĂ©rĂ© comme dâextrĂȘme droite. Un
journal diffusé parmi les troupes améri-
caines stationnĂ©es en Allemagne, « Lâheb-
domadaire dâoutre-mer », prĂ©tendait que le
général Walker aurait qualifié Eleanor Roo-
sevelt et Harry Truman (3) de « quasi-
rouges » et les journalistes Murrow, Cron-
kite et Sevaried de « pro-communistes ».
A Fort-Smith
dans lâArkansas,
dans un cycle de
« conférences straté-
giques », les audi-
teurs ont pu
entendre que « dans
89 % des cas, vos
élus ont voté des
mesures favorables
au Parti communis-
te ». Le général de
division Bullock,
commandant terri-
torial, a fait en sorte
de convaincre la
chambre de com-
merce de Little Rock
de patronner une
réunion similaire
dans la capitale de
lâĂtat. A la base de
Pensacola en Floride,
un film a été projeté
dans le cadre de « Project Alert » oĂč les mani-
festations étudiantes dirigées contre le trÚs
anticommuniste « Comité des activités
anti-américaines » étaient présentés comme
inspirées et dirigées par des communistes.
Durant la période de mise en place de
la nouvelle administration, le vice-amiral
en retraite Wilson Brown, président du
Bureau maritime amĂ©ricain, sâest trouvĂ© en
situation dĂ©licate du fait dâun projet de dis-
cours Ă lâAmerican Legion (anciens com-
battants) oĂč il proposait un dĂ©barquement
à Cuba. Il se plaignit que « dans ce systÚme,
on nâa pas le droit dâĂ©voquer la Guerre Froi-
de ou un conflit limité en prenant en comp-
te la réalité de la menace soviétique ».
Pourquoi pas un coup dâĂtat ?
Cette ambiance a amené certains à croire
quâun coup de force militaire Ă©tait Ă envi-
sager. Sâinspirant de la tension entre les
gĂ©nĂ©raux « dâextrĂȘme droite » et la nouvelle
administration, deux
Ă©crivains esquissĂšrent
un roman de politique-
fiction. Finalement
intitulé
Sept jours en
mai
il présentait un
coup dâĂtat militaire
dirigé par un chef
dâEtat-major des
armées aux opinions de
droite (interprété par
Burt Lancaster dans la
version cinématogra-
phique) convaincu
quâun prĂ©sident libĂ©ral
(lâacteur Fredric
March) collaborait avec
les ennemis de lâAmĂ©-
rique.
A 10 h 25 le géné-
ral Lemnitzer montait
dans sa voiture de fonc-
tion, une longue
Cadillac noire dont les
Aventures de lâhistoire
7
alors dans une pĂ©riode dâincertitudes. De
nombreux militaires avaient perdu confian-
ce dans le pouvoir civil. Si bien que certains
officiers de haut rang allaient jusquâĂ pen-
ser que les dirigeants du pays avaient eux
mĂȘmes Ă©tĂ© contaminĂ©s par lâidĂ©ologie com-
muniste. Cet Ă©tat dâesprit Ă©tait confortĂ© par
lâĂ©lection de Kennedy, appartenant au Parti
démocrate et considéré comme de gauche.
« La prĂ©sence Ă la Maison Blanche dâun
général populaire et modéré avait eu un
effet apaisant sur lâopinion publique et
rĂ©duit lâaudience de lâextrĂȘme droite » disait
un rapport de lâĂ©poque « tandis que lâĂ©lec-
tion de John F. Kennedy excitait ses peurs ».
Dans lâensemble des implantations de
lâarmĂ©e amĂ©ricaine de par le monde, les
hauts responsables répandaient le bruit que
des militants communistes occupaient des
postes importants dans le gouvernement
fĂ©dĂ©ral. Lâun des plus en vue aurait Ă©tĂ© le
prĂ©sident de la Cour SuprĂȘme, Earl War-
ren. A lâoccasion dâun dĂ©bat tĂ©lĂ©visĂ© concer-
nant les cas de crise (« Project Alert »), un
ancien Marine titulaire de la médaille de
lâHonneur (2) devenu responsable dâun
mouvement anti-communiste, le colonel
Paige, déclara devant le public que le prési-
dent Warren devait ĂȘtre tout simplement
pendu.
Avant lâĂ©lection prĂ©sidentielle, certains
chefs militaires sâĂ©taient efforcĂ©s de
convaincre leurs subordonnés de « bien
voter ». Parmi ceux-ci le général de division
Walker, en garnison Ă Augsbourg en Alle-
magne de lâOuest, oĂč se trouvait Ă©galement
lâun des principaux centres dâĂ©coute de la
Aventures de lâhistoire
6
Dans lâEast Room de la Maison Blanche, les membres du cabinet du prĂ©sident Kennedy
prĂȘtent serment devant Earl Warren, prĂ©sident de la Cour suprĂȘme
Le président Roosevelt décore le vice-amiral
Wilson Brown Ă la Maison Blanche
le 28 avril 1942.
2) DĂ©coration quâil est permis dâassimiler Ă notre
LĂ©gion dâhonneur.
3) Respectivement ancien prĂ©sident et veuve dâun
ancien président des Etats-Unis.
importance : le président Kennedy aurait
décidé de nommer le général en retraite
James M. Gavin secrĂ©taire dâĂ©tat pour lâAr-
mée. Cette idée mettait Eisenhower en rage :
Gavin avait quitté le service sur un coup de
colÚre, étant opposé à la politique spatiale
dâEisenhower, et avait Ă©crit un livre criti-
quant son gouvernement. Trois autres géné-
raux avaient demandé leur mise à la retrai-
te pour des raisons semblables et Ă©galement
rĂ©digĂ© des textes dĂ©rangeants pour lâAdmi-
nistration Eisenhower. Celui-ci Ă©tait telle-
ment furieux quâil demanda au chef dâEtat-
major des ArmĂ©es dâĂ©tudier la possibilitĂ© de
rappeler ces officiers gĂ©nĂ©raux Ă lâactivitĂ©
pour les faire passer en cour martiale. Ce
qui aurait Ă©tĂ© mal perçu dans le cas mĂȘme
oĂč ce nâĂ©tait pas carrĂ©ment illĂ©gal.
Et maintenant, un individu quâil consi-
dĂ©rait comme fĂ©lon allait se trouver Ă la tĂȘte
de lâArmĂ©e de Terre, son armĂ©e ! Il deman-
da au général Lemnitzer de trouver un
moyen de torpiller discrĂštement la nomi-
nation de Gavin. CâĂ©tait une requĂȘte Ă la
fois étrange et déshonorante : le président
sortant poussait le plus haut responsable
militaire Ă saboter la nomination dâun civil
par son successeur. Mais avant que Lem-
nitzer ait pu entreprendre quoi que ce soit,
Kennedy avait changĂ© dâavis, nommant
Gavin ambassadeur Ă Paris et Elvis J. Stahr,
Jr., Ă lâArmĂ©e de terre. Lemnitzer restait
néanmoins une charge à retardement pla-
cĂ©e dans lâadministration Kennedy.
Vingt-cinq minutes aprÚs avoir quitté
le Quartier n°1, Lemnitzer était déposé par
son chauffeur devant le SĂ©nat. CâĂ©tait un
trajet quâil avait frĂ©quemment effectuĂ© pour
présenter la politique militaire devant des
commissions du SĂ©nat ou de la Maison
Blanche. Le gĂ©nĂ©ral nâavait jamais fait tota-
lement confiance au CongrĂšs, avec pour
conséquence quelques libertés prises avec
la vĂ©ritĂ©. Ainsi il avait Ă©crit Ă son frĂšre « Jâai
été sur la sellette dans plusieurs réunions
pénibles avec plusieurs commissions⊠il
Aventures de lâhistoire
9
ailes arriĂšre Ă©voquaient des sabres. Elle lâem-
mena rapidement au Capitole. Souvent pré-
sentĂ© comme ressemblant Ă un ours, plus Ă
cause de ses Ă©paules puissantes et de sa voix
grondante que par sa taille qui nâatteignait
pas le mĂštre soixante-quinze, le gĂ©nĂ©ral dâar-
mĂ©e Ă©tait prĂ©cĂ©dĂ© dâune bonne image de
marque : « Travailleur, présentant bien »
Ă©crivait un journal. Cependant il nâavait
suivi les cours de West-Point que durant
deux ans, du fait des besoins en officiers
pour la premiĂšre guerre mondiale. Mais
celle-ci sâĂ©tait terminĂ©e alors quâil venait
juste de quitter lâAcadĂ©mie militaire. Au fil
des annĂ©es il sâĂ©tait acquis une rĂ©putation
de planificateur et lors du second conflit
mondial il Ă©tait Ă lâEtat-major londonien
du général Eisenhower avant de rejoindre
Patton pour la campagne de Sicile. Eisen-
hower le considérait comme son protégé et
le nomma sous-chef dâEtat-major de lâAr-
mée de terre. Et en 1957, une fois Prési-
dent, en fera le chef dâEtat-major en titre.
Enfin, aprĂšs seulement quelques mois dans
cette fonction, Eisenhower propulsa Lem-
nitzer Ă la tĂȘte des forces armĂ©es amĂ©ri-
caines. « Le poste militaire le plus impor-
tant au monde a été confié la semaine der-
niÚre au général Lyman L. Lemnitzer,
nommĂ© chef dâEtat-major des ArmĂ©es »
lisait-on dans un Ă©ditorial du
Los Angeles
Times
. Deux jours avant les cérémonies
dâinvestiture, le chef dâEtat-major offrait
un grand dĂźner en lâhonneur dâEisenhower.
« Il était manifestement ravi » écrivit Lem-
nitzer Ă sa fille. En cette occasion, et selon
un observateur, le regard du général était
« plein de respect » pour le président sor-
tant : avec lui Eisenhower gardait un pied
dans la nouvelle administration.
A lâissue dâun entretien avec Robert S.
MacNamara, nouveau ministre de la
DĂ©fense, Lemnitzer faisait parvenir Ă Eisen-
hower un renseignement de premiĂšre
Aventures de lâhistoire
8
Robert McNamara, photographiĂ© quelques annĂ©es plus tard, en pleine guerre du ViĂȘt-nam.
Les leçons du fiasco de Cuba ne lui ont pas permis dâĂ©viter lâengrenage viĂȘt-namien.
Au cours des premiers mois de 1961, les mémorandums sur la situation à Cuba, comparant
les chances de succĂšs des anti-castristes avec les arguments en faveur dâune intervention
amĂ©ricaine se sont multipliĂ©s entre lâEtat-Major et la Maison Blanche.
formation, quelquâun que le gĂ©nĂ©ral
connaissait peu et comprenait encore
moins. « Voici un président sans aucune
expérience militaire » devait-il dire ulté-
rieurement avec dérision en parlant pour-
tant dâun homme qui avait failli perdre la
vie en sauvant ses marins lors dâun combat
naval. « Une espÚce de modeste skipper de
patrouilleur de la Seconde Guerre mondia-
le dans le Pacifique ».
On défilera bientÎt à La Havane
Lemnitzer nâĂ©tait pas seul de son avis.
AuprĂšs de lui se tenait celui quâil avait choi-
si pour le remplacer comme chef dâEtat-
major de lâarmĂ©e de Terre, le gĂ©nĂ©ral dâar-
mée George H. Decker. « Je pensais que les
grands chefs militaires se sentaient mieux
avec le président Eisenhower » se rappela-t-
il plus tard « Car câĂ©tait lui-mĂȘme un mili-
taire ». Burke, le chef des Opérations
navales, nâavait pas plus confiance dans les
nouveaux pensionnaires de la Maison
Blanche. « CâĂ©tait presque tous des gens
pleins dâenthousiasme mais sans aucune
expérience du commandement, Président
compris. Il Ă©tait depuis toujours membre
du CongrĂšs et nâavait jamais occupĂ© de
poste de responsabilité⊠Ils ne connais-
saient rien aux méthodes classiques de com-
mandement, la nécessité de moyens de
communication et de chaßne hiérarchique ».
Vers 14 h 15, aprĂšs la prestation de ser-
ment et le grand déjeuner au Capitole, le
général Lemnitzer grimpa dans une déca-
potable Oldsmobile modĂšle 1961 pour
rejoindre la tribune face Ă la Maison
Blanche dâoĂč il assisterait Ă la parade accom-
pagnant lâinvestiture prĂ©sidentielle. Le prĂ©-
sident Kennedy lâavait personnellement
invité dans sa tribune pour voir défiler les
fanfares des grandes Ă©coles et la colonne
interminable des troupes marchant trÚs pré-
cisément à 120 pas de 0,91 m à la minute.
BientÎt, espérait le général, certaines de
ces troupes défileraient dans les rues ombra-
gées de palmiers de La Havane, et Castro
serait mort ou derriĂšre les barreaux. Comme
la plupart des militaires de droite, il consi-
Aventures de lâhistoire
11
faut ĂȘtre trĂšs prudent dans les dĂ©clarations
faites Ă ces diverses commissions, et en
mĂȘme temps Ă©viter les incidents avec lâad-
ministration ».
Le gĂ©nĂ©ral passa sous la voĂ»te de lâesca-
lier du SĂ©nat et prit lâascenseur qui le mena
Ă la salle de rĂ©union. LĂ il retrouva dâautres
chefs de grands services ainsi que des diplo-
mates et des ambassadeurs qui attendaient
quâon les guide jusquâĂ leur place Ă la tribu-
ne présidentielle. La Marine était représen-
tĂ©e par lâamiral Burke, ancien de la Seconde
Guerre mondiale aux cheveux poivre et sel.
Il était le chef des Opérations navales du
président Eisenhower dans les années pré-
cédentes. La nomination de Lemnitzer à la
tĂȘte des forces armĂ©es lui avait fait tirer un
nez de plusieurs pieds de long.
Le général Lemnitzer fut guidé vers le
siÚge n°1 de la rangée G, 2° section de la
tribune présidentielle, sorte de gradins ins-
tallés sur les escaliers de la façade orientale
des bĂątiments du Capitole. Ses mains
étaient protégées par des gants noirs régle-
mentaires, mais le froid colorait ses bajoues.
En contrebas, des milliers de spectateurs
sâagglutinaient sur lâesplanade couverte de
neige.
Astiquer les souliers
et punir lâindiscipline
Alors quâil se levait pour voir le prĂ©sident
de la Cour suprĂȘme, Earl Warren, recevoir
le serment du président John F. Kennedy
vĂȘtu de lâhabit noir et du pantalon rayĂ© de
circonstance, le cadre de référence du
CEMA se mit Ă vaciller. Il se sentait comme
un marin dont le compas nâindiquait plus
le nord. Pendant huit ans le pays avait été
dirigĂ© par un gĂ©nĂ©ral dâarmĂ©e, un ancien
Ă©lĂšve de West-Point comme lui, incarnant
la discipline, lâordre et la tradition. On
saluait le drapeau, astiquait les souliers, et
lâindiscipline Ă©tait punie. DĂ©sormais celui
qui avait été son mentor et son chef dans la
majeure partie de sa longue carriĂšre avait
pris sa retraite dans une ferme de Gettys-
burg. Eisenhower était remplacé par un
homme dâune autre Ă©poque et dâune autre
Aventures de lâhistoire
10
Le 26 juillet 1961, le prĂ©sident Kennedy dĂ©core lâamiral Arleigh Burke de la Distinguished
Service Medal. DerriÚre, au second rang à droite, le général Lemnitzer.
Page suivante : photographiés par Stanley Tretick pour
Look Magazine,
le président Kennedy
et le secrétaire général Nikita Khrushchev se rencontrent à Vienne le 4 juin 1961.
La guerre froide atteindra son paroxysme dans le conflit entre ces deux hommes.
lancer une attaque contre la base navale
américaine de Guantanamo située sur le
territoire cubain, puis de dénoncer cette
voie de fait en lâattribuant Ă Fidel Castro.
Alors convaincu que Cuba sâĂ©tait livrĂ© Ă
une agression injustifiée, le naïf public amé-
ricain aurait soutenu cette nouvelle guerre
des CaraĂŻbes. AprĂšs tout, quâauraient valu
au niveau international les dénégations de
Castro face aux accusations du Pentagone ?
Aventures de lâhistoire
13
dĂ©rait que le communisme dissolvait lâes-
sence mĂȘme de la sociĂ©tĂ© amĂ©ricaine, telle
une force malfaisante qui corrompait les
valeurs profondes de son pays et quâil fallait
neutraliser. « Je vous suggÚre de lire attenti-
vement la derniĂšre Ă©dition du programme
du Parti communiste » écrivait-il à un pro-
fesseur de lâenseignement supĂ©rieur dans
un échange épistolaire au sujet de Cuba « Si
vous Ă©tudiez ce document, je pense que
vous ne pourrez vous empĂȘcher de
conclure avec ses auteurs que
lâidĂ©ologie communiste a pour
vocation de détruire notre civi-
lisation et de tout ce Ă quoi
nous attachons du prix.
Notre héritage de liberté
ainsi que les aspirations et
les valeurs que lâhu-
manité a dévelop-
pées sur des
milliers dâan-
nées sont ainsi
mis en péril.
Une réponse
adaptée à cette
menace doit ĂȘtre
trouvée, non
seulement par
les pouvoirs
publics, mais par
chaque citoyen ».
L e m n i t z e r
pensait que seul
lâemploi massif de
moyens militaires
pourrait détruire le
communisme Ă Cuba.
Aussi restait-il scep-
tique vis-Ă -vis du plan
secret Ă©tabli par la CIA qui consistait Ă infil-
trer moins dâun millier de partisans anti-
castristes sur lâĂźle. Le succĂšs de cette opĂ©ra-
tion préparée dans les derniÚres années de
lâadministration Eisenhower supposait
quâelle dĂ©clenche un soulĂšvement gĂ©nĂ©rali-
sé qui renverserait le régime de Castro.
Deux jours seulement avant lâinvestitu-
re du nouveau président, le général de bri-
gade David W. Gray, représentant de Lem-
nitzer auprÚs du corps expéditionnaire anti-
castriste, enfonçait encore le clou pour la
CIA : « Les 200 000 miliciens cubains, cha-
cun porteur dâun pistolet-mitrailleur,
constituent une force suffisamment dissua-
sive sâils se contentent de rester en place et
dâappuyer sur la dĂ©tente de leur arme ». Le
général Lemnitzer et son Etat-
major poussaient au contrai-
re à une guerre véritable
menée par le Pentagone et
qui aboutirait Ă lâinvasion
de Cuba par des forces
aériennes, maritimes et
terrestres.
Tromper
lâopinion
Ils savaient
quâune opĂ©ration
militaire dirigée
contre un pays
voisin entraĂźne-
rait une réproba-
tion à la fois inté-
rieure et interna-
tionale, et serait
assimilĂ©e Ă lâinva-
sion de la Hongrie par
les Soviétiques en
1956. Aussi
lâEMA allait-il
Ă©laborer un plan tenu
secret visant Ă faire
croire Ă lâopinion
publique américaine
et internationale que câĂ©tait au contraire
Cuba lâagresseur.
Selon certains documents (4) Lemnit-
zer et son Etat-major auraient proposé de
Aventures de lâhistoire
12
Castro est devenu hostile aux Etats-Unis
en raison dâune calamiteuse politique
de Washington Ă son Ă©gard.
Ci-dessus : les exilés cubains remettent une médaille de reconnaissance au ministre
de la Justice Robert Kennedy. De gauche Ă droite : Roberto San Roman, Manuel Artime,
Ramon Ferrer, R. Kennedy, Enrique Ruiz-Williams, Pepe San Roman et Erneido Oliva.
Ci-dessous : John F. Kennedy reçoit le drapeau de la Brigade dâassaut anti-castriste
et promet de le rendre dans une Havane libérée.
4) Les sources américaines ne citent aucune référen-
ce précise pour ces documents.
nait pour une mission de bombardement ».
Dâautres rapports indiquaient que Cuba
venait de recevoir un minimum de 30 000
tonnes de matériel militaire récent en pro-
venance de Tchécoslovaquie.
Introduire la guerre civile Ă Cuba
Lemnitzer chercha Ă amener le prĂ©sident Ă
ses vues : « La solution serait de constituer
un gouvernement en exil, puis de débar-
quer quelques troupes et de déclencher une
guérilla. A partir de là , nous pourrions inter-
venir pour soutenir les Cubains libres. Des
plans sont dĂ©jĂ prĂȘts pour cette Ă©ventuali-
té . Le temps travaille contre nous ».
Trois jours plus tard, dans le salon ovale
de la Maison Blanche, Kennedy réunissait
les principaux responsables de la défense,
dont le général Lemnitzer et Allen Dulles,
Directeur de la CIA. Les responsables du
Pentagone dĂ©clarĂšrent quâaucune des
actions prĂ©vues jusquâici ne pourrait Ă©bran-
ler le régime castriste. Le président deman-
da alors au Pentagone et à la CIA de réétu-
dier les différents projets visant à introdui-
re des forces anti-castristes Ă Cuba. Il exigea
aussi que lâon y mette des gants afin que les
Etats-Unis ne puissent pas ĂȘtre impliquĂ©s
officiellement. Il prévenait : « Je ne veux
pas ĂȘtre accusĂ© dâavoir montĂ© une affaire de
Hongrie Ă lâamĂ©ricaine ».
Durant ses huit ans de présidence,
Eisenhower avait travaillé en étroit contact
avec la CIA. Il connaissait les forces et les
faiblesses des plans concernant Cuba, car il
avait aidé la CIA à les mettre au point depuis
presque un an. Et Kennedy, en fonction
depuis tout juste une semaine et occupĂ© Ă
mettre en place son nouveau gouverne-
ment, Ă©tait pressĂ© dâadopter un projet aven-
tureux Ă©laborĂ© par un homme quâil ne
connaissait pas et un service qui restait mys-
tĂ©rieux pour lui. Dulles lui assura quâune
fois le débarquement effectué, une insur-
rection générale se déclencherait et renver-
serait rapidement Castro.
Sans doute savait-il lui mĂȘme quâil men-
tait. Castro restait un héros pour la majori-
tĂ© des Cubains quâil avait libĂ©rĂ©s de la dic-
tature sanglante du président Batista seule-
ment deux ans plus tĂŽt. On peut lire dans
un rapport de la CIA longtemps tenu secret :
« Les renseignements détenus par le Service
ne permettent pas dâaffirmer quâun nombre
significatif de Cubains pourrait ou vou-
drait se joindre aux forces débarquées, ni
quâil existe de mouvement de rĂ©sistance
organisé dirigé par qui que ce soit ». Le
mĂȘme rapport concluait quâau moment oĂč
se déroulait la réunion à la Maison Blanche
« Le Service avançait dans le brouillard sans
savoir avec précision quelles seraient les
conséquences des actions envisagées ».
Le général Lemnitzer avait le souci du
dĂ©tail. Une fois nommĂ© chef dâEtat-major
des Armées, il avait diffusé une note éta-
blissant avec précision les conditions dans
lesquelles les chefs dâEtat-major subordon-
nés devaient apposer leur autographe sur
les photos de groupe â ils devaient signer
juste en dessous de lui, en respectant la
mĂȘme inclinaison. Ni sa voiture, ni son
avion ne pouvaient bouger sans son autori-
sation. Il était trÚs fier de sa réputation de
planificateur méticuleux. Dans une biogra-
phie de huit pages destinée au CongrÚs, il
était à plusieurs reprises désigné comme un
« planificateur imaginatif » et mis en valeur
ses « talents de planificateur ».
Les faiblesses du plan de la CIA
De mĂȘme que les chefs dâEtat-major des
différentes armées, ce planificateur avait
certainement relevé les faiblesses du plan
mal bùti élaboré par la CIA. Des années
plus tard, dans un document autographe
de cinquante-deux pages, il dĂ©taillera lâim-
plication de lâEMA dans lâopĂ©ration de la
Baie des Cochons. Il qualifiera celle-ci de
« débùcle cubaine », puis se claquemurera
jusquâĂ sa mort. De ce mĂ©moire il ressort
clairement que lâEMA et Lemnitzer ont vu
Aventures de lâhistoire
15
Les plus hauts responsables militaires amé-
ricains proposaient ainsi de déclencher une
guerre qui devait entraĂźner la mort de
nombre de leurs subordonnés en la basant
sur un montage et une provocation. Le 19
janvier, quelques jours avant quâEisenho-
wer quitte ses fonctions, le général Lemnit-
zer approuvait le projet. Au fil du temps, ce
plan allait devenir la partie Ă©mergĂ©e dâun
Ă©norme iceberg couvert par le secret.
Le général effectua le salut militaire tout
en souriant largement lorsque la fanfare et
la police montĂ©e de son Ătat natal, la Penn-
sylvanie, défilÚrent devant la tribune prési-
dentielle.
A 17 h 45, lâancien prĂ©sident Eisenho-
wer et son Ă©pouse, assis Ă lâarriĂšre dâune
limousine Chrysler, franchissaient le poste
de sĂ©curitĂ© du Secret Service situĂ© Ă lâentrĂ©e
de la route privée menant à leur ferme de
Gettysburg. Pour la premiĂšre fois depuis
huit ans, le bĂątiment Ă©tait sombre et vide.
Quarante-cinq minutes plus tard, le
premiĂšre classe Bomer, chauffeur de Lem-
nitzer, lâaccompagnait jusquâĂ sa voiture et
dans lâobscuritĂ© le ramenait au Quartier
n°1 tandis que les troupes du général retrai-
taient derriĂšre le Potomac.
Le 25 janvier, le président Kennedy se
réunissait pour la premiÚre fois avec le géné-
ral Lemnitzer et lâEtat-major des ArmĂ©es.
Il déclara avoir le souci de rester en contact
étroit avec celui-ci, et de rencontrer fré-
quemment son chef Ă lâoccasion des
réunions du Conseil national de sécurité.
Puis le prĂ©sident demanda quelle devait ĂȘtre
la conduite Ă tenir vis-Ă -vis de Cuba. Lem-
nitzer critiqua dâabord le projet de la CIA,
faisant valoir que les moyens prévus étaient
insignifiants par rapport aux forces cas-
tristes. Puis il parla Ă Kennedy de rapports
récents et inquiétants provenant de la NSA.
Huit jours plus tĂŽt, dans son blockhaus
dâAllemagne de lâOuest, lâopĂ©rateur chargĂ©
dâintercepter les communications de lâar-
mĂ©e de lâAir tchĂ©coslovaque avait eu une
surprise en affichant la fréquence 114,25
Mhz : au lieu des Ă©changes radio habituels
entre pilotes sâexprimant en tchĂšque ou en
slovaque, il entendait un aviateur Ă lâen-
traĂźnement parler en espagnol ! « Câest le
premier pilote hispanophone entendu sur
lâaĂ©rodrome de Trencin » Ă©crivait-il dans
son compte rendu dâĂ©coute, lequel fut rapi-
dement transmis au QG de la NSA. Il ajou-
tait : « Il est possible que ce pilote sâentraĂź-
Aventures de lâhistoire
14
Dans cette photographie de 1966, on voit le président Johnson en réunion avec Allen Dulles
et dâautres personnes qui ont jouĂ© un rĂŽle dans la crise de Cuba.
ration. Lemnitzer, prévoyant le désastre,
accrocha le secrĂ©taire dâĂtat aux Affaires
Ă©trangĂšres Thomas C. Mann avant la
réunion pour lui faire valoir que le choix de
Zapata nâĂ©tait pas bon, et que les chefs
dâEtat-major des diffĂ©rentes armĂ©es ne vou-
laient pas dâun dĂ©barquement trop prĂšs de
La Havane. Mann, déstabilisé par la
brusque volte-face du général, récusa ses
objections, et fit valoir que le président avait
déjà pris sa décision.
Lorsque Kennedy eut ouvert la séance,
Lemnitzer resta silencieux. Lâhomme placĂ©
Ă la tĂȘte du plus puissant appareil militaire
de la planĂšte, disposant dâassez dâarmes
nucléaires pour y anéantir toute vie, crai-
gnait de contredire son chef. CâĂ©tait lâins-
tant de vérité. Il préféra fermer les yeux,
garder la bouche close et attendre que se
déclenche le fracas des armes. Il savait, et
cela depuis le dĂ©but, que lâopĂ©ration tour-
nerait Ă la catastrophe, que beaucoup
Aventures de lâhistoire
17
le plan de la CIA comme devant aboutir Ă
un désastre. Il écrivait, se référant à une
analyse interne effectuĂ©e par lâEMA :
« Compte tenu de la rapide montée en puis-
sance des forces militaires et para-militaires
cubaines, et lâabsence de mouvement de
contestation prévisible à terme, les chances
de succÚs de ce plan aux moyens réduits
sont minces » (souligné dans le texte).
Mais bizarrement, Lemnitzer soutenait
le projet quelques jours plus tard devant le
ministre de la DĂ©fense MacNamara. « LâĂ©tu-
de du plan proposé aboutit à des conclu-
sions positives⊠quant Ă la probabilitĂ© dâun
succĂšs militaire initial » Ă©crivait-il « LâEMA
estime que lâexĂ©cution ponctuelle de ce plan
devrait aboutir à un succÚs définitif, et que,
mĂȘme si tous les rĂ©sultats espĂ©rĂ©s ne sont
pas obtenus dans lâimmĂ©diat, il devrait
contribuer à la chute ultérieure du régime
castriste ». Le ministre de la Défense devait
approuver ces conclusions, du moins ver-
balement.
Il se peut que lâEMA, irritĂ© par lâintru-
sion de lâarrogante CIA dans un domaine
quâil considĂ©rait comme le sien, espĂ©rait
que la baudruche se dégonfle au contact
des réalités. Ce service se trouvant alors mis
en échec, les « pros » du Pentagone seraient
alors appelés à la rescousse et prendraient la
direction dâune opĂ©ration dâenvergure qui
chasserait Castro. Les militaires recouvre-
raient ainsi le monopole des actions de
force. Mais il Ă©tait Ă©vident que Kennedy
savait ce quâil faisait en exigeant que lâopĂ©-
ration soit menĂ©e dans lâombre.
Le choix du lieu de débarquement
Initialement, il était prévu que les anti-cas-
tristes débarqueraient prÚs de la ville cÎtiÚ-
re de Trinidad. Mais la Maison Blanche sây
opposa. DâaprĂšs les notes personnelles du
général Lemnitzer, Kennedy voulait que le
dĂ©barquement sâeffectue discrĂštement de
nuit afin de laisser croire quâil sâagissait
dâune opĂ©ration purement cubaine. Sur-
tout, comme le releva Lemnitzer, il ne devait
pas y avoir intervention des forces armées
américaines.
Conformément aux ordres du prési-
dent, les planificateurs de la CIA présentÚ-
rent au groupe de travail de lâEMA une liste
de cinq points de débarquement au choix.
Ce nombre fut ensuite réduit à trois. Le
groupe de travail sĂ©lectionna lâoption III,
un lieu situé dans la péninsule marécageu-
se de Zapata appelé la Baie des Cochons.
AprĂšs une discussion dâune vingtaine de
minutes â Ă peine le temps dâune pause-
cafĂ© â Lemnitzer et les chefs dâĂtat-major
des différentes armées adoptÚrent la propo-
sition du groupe de travail.
« Des différentes options », relate le
compte rendu de lâEMA, « la troisiĂšme est
la plus aisément réalisable et susceptible de
permettre dâatteindre lâobjectif de lâopĂ©ra-
tion ».
Lemnitzer choisit de se taire
Le général Lemnitzer était depuis le début
trĂšs dubitatif vis-Ă -vis de lâensemble de
lâopĂ©ration envisagĂ©e par la CIA, mais il le
garda pour lui et approuva le plan sans plus
attendre. La Baie des Cochons Ă©tait beau-
coup plus proche de La Havane que Trini-
dad, ce qui impliquait une intervention
plus rapide des troupes cubaines, et comme
il nây avait quâun itinĂ©raire pour accĂ©der Ă
la zone de débarquement ou en sortir, toutes
les conditions étaient réunies pour que
celui-ci aboutisse Ă un massacre. Les forces
cubaines pourraient facilement isoler les
troupes débarquées qui auraient alors le
choix entre mourir sur place ou ĂȘtre reje-
tées à la mer.
Le général Lemnitzer avait une derniÚ-
re opportunitĂ© de tirer le signal dâalarme
avant que le train lancĂ© ne puisse plus ĂȘtre
arrĂȘtĂ©. Le 4 avril 1961, le prĂ©sident Kenne-
dy se réunissait avec ses principaux
conseillers au ministĂšre des Affaires Ă©tran-
gĂšres pour faire le dernier point sur lâopĂ©-
Aventures de lâhistoire
16
Pepe San Roman et dâautres volontaires anti-castristes saluent le drapeau cubain
Ă bord du navire qui les conduit vers leur Ăźle natale. Un triste sort les attend.
Blanche et les autres services spéciaux se
trouvÚrent encore plus dépendants des
Ă©coutes radio de la NSA.
Lâantenne de la CIA a Miami recevait la
copie des messages interceptés intéressant
Cuba, mais ne disposait pas dâun dĂ©tache-
ment de liaison de la NSA pour lâaider Ă les
interprĂ©ter. CâĂ©tait une grave lacune, car en
lâabsence dâune analyse objective des ren-
seignements par les spécialistes de la NSA,
les va-t-en-guerre de la CIA se trouvaient
obligés de recourir à leur propre jugement,
forcément subjectif car influé par leur désir
de voir lâopĂ©ration aboutir. Câest lâune des
raisons majeures de la surestimation des
forces intĂ©rieures dâopposition Ă Castro.
Comme le dira aprĂšs coup un membre de
la CIA : « En retour, cette estimation a été
lâun des Ă©lĂ©ments dĂ©terminants dans la dĂ©ci-
sion de poursuivre lâopĂ©ration ».
De plus, en lâabsence de liaison avec la
NSA, lâantenne de Miami ne pouvait ni
recevoir ni envoyer de messages « Flash » en
cas de difficultés avec le débarquement. « La
NSA nâa guĂšre fait dâefforts » devait dĂ©cla-
rer un officiel de lâAgence qui travaillait
alors au service en charge de Cuba. Lâune
des principales sources de renseignement
sur Cuba Ă©tait un navire de lâUS Navy qui
avait été discrÚtement transformé en plate-
forme dâĂ©coutes radio. Depuis fĂ©vrier lâ
USS
Perry
, contre-torpilleur Ă©quipĂ© dâantennes
spéciales et de récepteurs radio adaptés croi-
sait au large de Cuba, recueillant toutes les
informations possibles.
Tandis que la préparation du débarque-
ment se poursuivait avec ardeur, la NSA
continuait de porter une grande attention
aux mouvements des navires soviétiques.
En mars, un opérateur de la NSA de la sta-
tion dâĂ©coute de KaramĂŒrsel en Turquie
découvrait que le
Nikolaj Burdenko
Ă©tait en
train de charger au port de Nikolaiev une
cargaison
Yastrebov,
nom de code soviétique
Aventures de lâhistoire
19
dâhommes allaient mourir inutilement,
mais il préféra se taire. Il avait du aussi se
rendre compte que le Pentagone ne rece-
vrait jamais lâautorisation du prĂ©sident pour
intervenir militairement et retourner la
situation. A la fin de la réunion, Kennedy
demanda qui Ă©tait pour la poursuite du pro-
jet de débarquement. Le général Lemnitzer
leva mollement la main. Bien plus tard,
dans son mémoire, il devait avouer sa
défaillance, mais sans tenter de la justifier.
La NSA en premiĂšre ligne
A lâĂ©poque de la prise de lâinvestiture du
président Kennedy, la mission de rensei-
gnement sur Cuba confiée à la NSA prit
une importance nouvelle. Jusque-lĂ , le
poste de la CIA Ă La Havane et son anten-
ne à Santiago avaient constitué des nids
dâespions. Mais en prĂ©vision de lâopĂ©ration,
et juste avant de quitter ses fonctions, le
président Eisenhower avait rompu les rela-
tions diplomatiques avec Cuba. Avec la fer-
meture de lâambassade de La Havane et du
consulat de Santiago, les agents « légaux »
de la CIA opérant sous couverture diplo-
matique ou consulaire se trouvĂšrent obli-
gés de regagner les Etats-Unis. En prévi-
sion de ceci, les officiers traitants en poste
à Cuba avaient mis en place des agents « illé-
gaux » pourvus de couvertures à toute
épreuve. Le réseau se composait de quelque
vingt-sept personnes, une quinzaine char-
gées du recueil des renseignements et les
autres des liaisons radio et de lâachemine-
ment du courrier. Mais ceux qui avaient
une mission de renseignement, ainsi quâun
opérateur radio, étaient de nationalité amé-
ricaine, et Ă ce titre tenus Ă lâĂ©cart des infor-
mations importantes â en particulier dans
le domaine militaire qui Ă©tait alors primor-
dial. PrivĂ©s de sources de renseignement Ă
Cuba mĂȘme, la CIA comme la Maison
Aventures de lâhistoire
18
Le contre-torpilleur
USS Perry
avait reçu des systĂšmes dâĂ©coute sophistiquĂ©s pour croiser
au large des cĂŽtes de Cuba tout en surveillant les communications et les signaux radar.
Les forces cubaines avaient reçu un important soutien logistique de lâUnion soviĂ©tique
et des pays satellites. Ici un affût quadruple antiaérien.
pour dĂ©signer lâarmement. Ce vieux cargo
de 5840 tonnes appareilla le 21 mars. Les
opérateurs de la NSA le suivirent dans sa
navigation en exploitant ses messages quo-
tidiens et en le localisant Ă lâaide dâantennes
directionnelles.
Lâinterception dâun message rĂ©vĂ©la que
le navire « arriverait probablement dans un
port cubain tard au soir du 7 avril ou tĂŽt le
matin du 8 avec une cargaison
Yastrebov
non
prĂ©cisĂ©e ». CâĂ©tait la
quatriĂšme mention
de bateaux soviétiques
spécifiquement dési-
gnés comme chargés
de «
Yastrebov
for
Cuba ». La tension
monta Ă la Maison
Blanche.
Alors que le
Bur-
denko
, lourdement
chargé, touchait le
port de La Havane, un
avion-espion U-2 sur-
volait lâĂźle Ă lâaltitude
de 20 000 mĂštres.
Depuis le 6 avril, les
U-2, décollant du
Texas, avaient accom-
pli quinze missions
dâobservation sur
Cuba, en vue de la
préparation finale du
débarquement organisé par la CIA.
LâopĂ©ration, dĂ©clenchĂ©e Ă lâaube du
lundi 17 avril 1961, tourna rapidement au
dĂ©sastre. Tandis que lâarmĂ©e de lâAir cubai-
ne ainsi que dâautres forces militaires
convergeaient vers la zone du débarque-
ment, les opérateurs de radio-téléphonie de
la NSA recevaient des appels désespérés
provenant des exilés cubains. « Nécessité
dâappui aĂ©rien dans les heures qui viennent
ou serons balayés ». Le commandant des
troupes Pepe San Roman suppliait :
« Sommes soumis à de violentes attaques
aériennes par MiG et terrestres par chars
lourds ». La Marine proposa de lâĂ©vacuer
avec ses hommes, mais ils refusĂšrent. Ils
allaient se battre jusquâau bout.
Pourquoi le secours nâarrivent-ils pas ?
Dans la mesure oĂč les troupes dĂ©barquĂ©es
nâavaient pas Ă©tĂ© pourvues de moyens pour
communiquer avec la NSA, les Ă©coutes de
celle-ci se rĂ©vĂ©lĂšrent de peu dâusage. Tout
ce que pouvaient faire
les analystes de
lâAgence Ă©tait dâĂ©cou-
ter les appels sans
espoir des anti-cas-
tristes qui se battaient
sur la plage et de leurs
partisans de lâĂźle.
« Envoyer de lâarme-
ment en urgence »
disait lâun « Nous
avons rempli nos
engagements. Pas
vous. Si vous avez
décidé de nous aban-
donner, dites-le ». Un
autre déclarait à la
radio « Nous avons
compromis des cen-
taines de paysans avec
leurs familles. Si vous
ne pouvez pas nous
soutenir nous
devrons lancer un ordre de démobilisation.
Votre responsabilité⊠nous vous croyons
sincÚres ». Un autre plaidait : « Tous les
groupes sont démoralisés⊠se considÚrent
trahis nâayant pas reçu lâĂ©quipement, lâar-
mement et lâargent promis ». Enfin un der-
nier message : « Impossible de continuer le
combat, nous allons mourir, hommes sans
armes ni équipements. Dieu nous aide ! »
« Nous ne pouvions rien faire de plus que
de relever les messages et les appels Ă lâai-
de⊠» devait dire un membre de la NSA.
« Je ne rembarquerai pas » déclara fiÚre-
ment San Roman « nous nous battrons jus-
Aventures de lâhistoire
21
Aventures de lâhistoire
20
En haut : un avion espion U-2 photographié au-dessus de San Francisco.
Les avions espions américains ont ramené une moisson importante de renseignements comme
cette photographie dâun cargo en route vers Cuba prise par un appareil de la Marine.
Le valeureux Pepe San Roman fait
prisonnier par les castristes. Il peut
désormais méditer à loisir sur la
bienveillance du gouvernement américain.
la Maison Blanche. La veille, le président
en avait convoqué les membres : il voulait
que le problÚme cubain soit réglé. Son frÚre
sâapprĂȘtait Ă chercher des solutions. Robert
Kennedy fit face aux assistants et leur pré-
senta Edward G. Lansdale, général de bri-
gade aérienne spécia-
liste de la contre-gué-
rilla, qui sâassit hiĂ©ra-
tique sur une chaise
capitonnée de cuir
noir.
LâopĂ©ration
mangouste
Grand, un physique Ă
la Errol Flynn, le
général Lansdale était
lâadjoint du chef du
Service des Opéra-
tions Spéciales du
Pentagone. Dissimulé
derriĂšre la porte
3E114, le SOS avait
la NSA sous son auto-
rité. Kennedy déclara
que le traitement de
lâaffaire cubaine pas-
sait de la CIA au Pen-
tagone sous lâappella-
tion d⫠Opération
Mangouste ».
Les généraux Lansdale et Lemnitzer
considĂ©raient lâopĂ©ration Mangouste
comme une aubaine, une opportunité pour
les militaires de « jouer les gros bras » en
rĂ©ussissant lĂ oĂč avaient si misĂ©rablement
échoué les « amateurs » des services spé-
ciaux. Lâespoir dâun soulĂšvement interne
sâĂ©loignant, les deux gĂ©nĂ©raux entreprirent
dâĂ©tudier mĂ©thodiquement les possibilitĂ©s
de jouer le scĂ©nario quâils avaient envisagĂ©
dÚs le début : lancer une opération militai-
re Ă grande Ă©chelle.
Depuis que lâadministration Kennedy
était entrée en fonctions, la frange droitiste
de lâarmĂ©e sâĂ©tait renforcĂ©e numĂ©riquement
et se faisait de plus en plus entendre. En
avril 1961, le ministre de la DĂ©fense Robert
MacNamara fit tomber le couperet : le géné-
ral Walker, accusé de diffuser parmi ses
troupes la propagande de la John Birch
Society, recevait un
blĂąme officiel et Ă©tait
relevé de son com-
mandement. A la
suite de quoi, de nom-
breux éléments
conservateurs repro-
chĂšrent au gouverne-
ment Kennedy de
vouloir museler les
anti-communistes.
En réaction le
général Walker démis-
sionna et continua,
cette fois en tant que
civil, à dénoncer le
danger représenté par
les infiltrations com-
munistes. Il mettait
en particulier en cause
la surveillance exercée
par le pouvoir civil sur
lâappareil militaire :
« Le principe du
contrĂŽle des militaires
par les civils a été per-
verti pour prendre la forme dâune inquisi-
tion sâexerçant aux dĂ©pens des principaux
échelons du commandement » déclara-t-il.
En septembre, il se rendait Ă Oxford dans
le Mississipi, pour protester contre lâadmis-
sion dâun Ă©tudiant noir Ă lâuniversitĂ© dâĂtat.
Robert Kennedy lança un mandat dâarrĂȘt
contre lui pour conspiration, insurrection
et rébellion. Le général fut incarcéré cinq
jours durant lesquels il se présenta comme
prisonnier politique.
Selon un rapport rédigé par un membre
du cabinet du ministre de la DĂ©fense, les
sĂ©minaires qui se tenaient Ă lâEcole de Guer-
re de Washington tournaient parfois « à un
Aventures de lâhistoire
23
quâau bout sâil le faut ». Sur la plage, quasi-
ment Ă court de munitions pour leurs armes
légÚres et leurs mortiers, ses troupes lancÚ-
rent une contre-attaque désespérée face aux
soldats castristes qui les refoulaient impla-
cablement. « Nous nous battons désormais
sur la plage » lança le commandant des
troupes Ă la radio « Sâil vous plaĂźt, aidez-
nous, nous ne pouvons plus tenir ».
« Sommes dans lâeau. Sans munitions.
Lâennemi nous talonne. Il nous faut de lâai-
de ». San Roman était bref et désespéré. Il
nây avait pas de possibilitĂ© de fuir. Entre
eux et les casques verts des castristes qui se
rapprochaient il nây avait que les corps de
leurs camarades dont le sang se mĂȘlait Ă
lâeau de mer lorsque les vagues dĂ©ferlaient
sur la plage. « Quand arriveront les secours ?
De quoi seront-ils constitués ? » La voix du
commandant se faisait plus faible, sans
espoir tout en voulant néanmoins espérer :
« Pourquoi les secours nâarrivent-ils pas ? »
On voyait maintenant les visages sous
les casques, les armes aux mains des soldats,
et les jambes qui se mouvaient. Il en venait
de partout, les balles frappaient lâeau, le
sable, les hommes.
Les opérateurs radio de la NSA enten-
dirent le dernier message : « Je détruis les
équipements et le matériel radio. Les chars
sont en vue. Je nâai plus rien pour me battre.
Je vais tenter dâatteindre la forĂȘt. Je ne peux
ni répéter ni vous attendre ».
A 15 h 20, alors quâil Ă©tait encore au-
delĂ de lâhorizon, le convoi dâĂ©vacuation en
route pour la cĂŽte recevait le message final :
« Retirez-vous à vitesse maximum ».
La légende vivante de la CIA
Le voile pudique jeté sur la CIA à la suite
du dĂ©barquement manquĂ© nâavait pas
dĂ©tournĂ© lâadministration Kennedy de sa
fixation sur le régime castriste. Par un
sombre samedi dâautomne au dĂ©but
novembre, dĂšs deux heures de lâaprĂšs-midi,
le procureur général Robert F. Kennedy
présidait une réunion dans le salon ovale de
Aventures de lâhistoire
22
Le général Lansdale a fait les quatre cents
coups au service de la CIA. Un physique
de sĂ©ducteur et une Ăąme dâaventurier.
Un des canots de débarquement des anti-castristes capturés dans la baie des Cochons.
York Times
et le reporter de la chaĂźne de
télévision CBS Bernard Eisman, écrivaient :
« Il apparaĂźt quâun militarisme belliciste et
incontrÎlé représente
un danger Ă©norme
pour les Etats-Unis,
car le mĂ©lange dâesprit
de rĂ©volte et dâidĂ©olo-
gie a entraĂźnĂ© dâautres
nations dans le fascis-
me ou la dictature. La
crise provoquée en
France par les efforts
de militaires rebelles
pour renverser le
cours de la politique
algérienne du gouver-
nement constitue un
autre exemple du dan-
ger quâil y a Ă laisser
lâidĂ©ologie pĂ©nĂ©trer
l â i n s t i t u t i o n
militaire ».
Apparemment, le
général Lemnitzer res-
tait irréprochable.
Mais intérieurement
il rageait contre la
Maison Blanche ver-
sion Kennedy. Il se
sentait Ă©tranger Ă une
nouvelle culture qui
semblait tourner le
dos aux traditions
militaires. Presque
aussitĂŽt, il Ă©tait deve-
nu cliniquement
paranoïaque, et il commença à exprimer en
privĂ© ses griefs Ă dâautres chefs militaires.
Un peu plus dâun mois aprĂšs lâinvestiture
de Kennedy, il écrivait au général Norstad,
commandant en chef des forces américaines
en Europe, et à plusieurs autres généraux
occupant des postes de responsabilité. Crai-
gnant que lâadministration prenne connais-
sance de ses correspondances, il précisait :
« Jâavais envisagĂ© de vous adresser ces infor-
mations par voie de courrier Ă©lectronique,
mais compte tenu de leur nature je vous les
envoie par lettre afin quâelles restent confi-
dentielles ». Ces cour-
riers étaient expédiés
sous enveloppe cache-
tée, à ouvrir par le des-
tinataire en personne.
Dans ses corres-
pondances, le général
prévoyait une détério-
ration des relations
avec les autorités
civiles. Lemnitzer
avait peu dâestime
pour celles-ci. Il
considĂ©rait quâelles
sâimmisçaient dans les
affaires proprement
militaires. « La hiérar-
chie civile nâĂ©tait pas
seulement handica-
pée par son inexpé-
rience » devait-il écri-
re plus tard « mais
aussi par un complexe
de supériorité qui lui
faisait ignorer la limi-
te de ses compé-
tences⊠elle refusait
tout simplement de
tenir compte de lâavis
des militaires ». Pour
Lemnitzer, les choses
seraient allées beau-
coup mieux si les mili-
taires les avaient prises
en main.
Pour ceux dâentre eux qui avaient
jusque-là ménagé la chÚvre et le chou,
lâĂ©chec du gouvernement Kennedy dans
lâaffaire de la Baie des Cochons Ă©tait la gout-
te dâeau qui avait fait dĂ©border le vase. Selon
un rapport de lâĂ©poque : «⊠le prĂ©sident
Kennedy était présenté par les ultra-
patriotes comme un perdant⊠LâextrĂȘme
droite déversait un flot de propositions issu
Aventures de lâhistoire
25
renouveau de chasse aux sorciĂšres et Ă la
diffusion de calomnies par des éléments
dâextrĂȘme droite » ainsi que de « prĂ©senta-
tion partiale des faits
visant à accréditer un
danger exclusivement
intérieur ».
La commission
des Affaires Ă©trangĂšres
du SĂ©nat, dans un rap-
port consacré aux élé-
ments dâextrĂȘme droi-
te dans lâarmĂ©e, aver-
tissait dâun « danger
considérable » entraß-
nĂ© par « lâactivisme
idéologique des per-
sonnels militaires »
qui « avait pour thÚme
principal lâampleur
sinon le caractĂšre
exclusif du danger
reprĂ©sentĂ© par lâinfil-
tration communiste
dans le pays ».
Parmi les cibles
préférées des extré-
mistes, la commission
citait la politique
sociale de lâadminis-
tration Kennedy que
de nombreux ultra-
conservateurs prĂ©sentaient comme dâinspi-
ration communiste. Le rapport avertissait
que « la thÚse de la menace communiste
était développée en assimilant la législation
sociale au socialisme, puis au marxisme. »
La plupart des projets législatifs tels que
lâaugmentation de lâimpĂŽt sur le revenu,
lâextension des aides sociales (en particulier
lâaide mĂ©dicale), les subventions fĂ©dĂ©rales Ă
lâenseignement, etc., Ă©taient considĂ©rĂ©s
comme « une avancĂ©e en direction dâun
systĂšme de type communiste ». De mĂȘme
« Cette vision de la menace communiste
aboutit Ă considĂ©rer les aides Ă lâĂ©tranger,
les échanges culturels, les négociations en
vue du désarmement et autres programmes
internationaux comme du gaspillage sinon
de la subversion ».
Le rapport de la
commission sénato-
riale se terminait par
la mise en garde
contre une possible
action de force du
h a u t - c o m m a n d e -
ment, du type de celle
présentée par le film
Sept jours en mai.
Pour
prouver que cette
hypothĂšse nâĂ©tait pas
farfelue, le document
donnait comme
« exemple de lâabou-
tissement du proces-
sus » le récent putsch
des généraux français
opposés à la politique
algérienne de leur
gouvernement. « Les
militaires, quâils
soient français ou
américains, ont cer-
tains traits communs
du fait de leur profes-
sion » déclarait le rap-
port « et il y a de par
le monde de nom-
breux militaires qui ont le doigt sur la déten-
te ».
En conclusion, la commission montrait
du doigt le général Lemnitzer et demandait
une enquĂȘte sur ses relations avec les chefs
dâEtat-major des diverses armĂ©es et les mou-
vements dâextrĂȘme droite. Parmi les
membres de la commission les plus achar-
nés contre le général et les autres chefs
dâEtat-major, on trouvait le sĂ©nateur Albert
Gore Sr., du Tennessee (pĂšre du futur vice-
président Al Gore).
Cette prĂ©occupation nâĂ©tait pas sans
fondements. Dans leur livre
la Droite extrĂȘ-
me,
publié en 1963, Donald Janson du
New
Aventures de lâhistoire
24
Le sénateur Albert Gore, pÚre du futur
vice-président, photographié ici au cours
de ses jeunes années, était un adversaire
décidé des militaires en général
et de Lemnitzer en particulier. Les hommes
en uniforme le lui rendaient bien
en lâaccusant dâavoir partie liĂ©e avec
des milieux proches des Soviétiques.
La premiÚre page du célÚbre dossier
Northwood qui contient les rapports fournis
par lâEtat-Major Ă la Maison Blanche
sur les moyens dâintervenir Ă Cuba.
Il est amusant de constater quâil se trouve
conservĂ© dans le fonds dâarchives appelĂ©
officiellement « Assassination Records ».
le gĂ©nĂ©ral Lemnitzer. Mais lui-mĂȘme se
trouvait comme ses homologues frustrés
par le refus de Kennedy dâaccepter leur plan,
et irrité que Castro ne lui ait pas fourni le
prĂ©texte dâune invasion.
La goutte dâeau qui devait faire dĂ©bor-
der le vase était tombée le 26 février 1962,
lors dâune rĂ©union Ă la Maison Blanche :
considĂ©rant que les diffĂ©rents projets dâac-
tions illégales du général Lansdale dans le
cadre de lâopĂ©ration Mangouste Ă©taient
dangereux et menaient Ă une impasse,
Robert Kennedy lui enjoignait de sus-
pendre toute activité anti-castriste. Par
contre, il lui était demandé pour les trois
mois Ă venir de se consacrer uniquement Ă
rassembler des renseignements sur Cuba.
CâĂ©tait un Ă©chec humiliant pour Lansdale.
Comme les frĂšres Kennedy semblaient
mettre subitement « la pédale douce » au
sujet de Cuba, le général Lemnitzer voyait
sâĂ©loigner ses projets dâinvasion de lâĂźle. Les
tentatives de provoquer un soulĂšvement de
la population se révélaient vaines, et Castro
ne semblait malheureusement pas dĂ©cidĂ© Ă
se livrer Ă une quelconque action violente
contre les Etats-Unis ou leurs intĂ©rĂȘts. Lem-
nitzer et les autres chefs militaires nâavaient
plus quâune solution pour avoir leur guer-
re : faire en sorte que lâopinion amĂ©ricaine
et internationale Ă©prouve une telle haine
pour Cuba que non seulement elles accep-
teraient leur action, mais y pousseraient.
Un document classifiĂ© Ă©manant de lâEMA
dĂ©clarait : « Lâopinion mondiale comme les
Nations Unies seraient favorablement
impressionnĂ©es si lâon prĂ©sentait sur la scĂšne
internationale le gouvernement cubain
comme agressif et irresponsable, et consti-
tuant une menace dangereuse et imprévi-
sible pour lâhĂ©misphĂšre ».
Exploiter la mort de John Glenn
LâopĂ©ration Northwoods devait dĂ©clencher
une guerre qui aurait provoqué la mort
inutile de nombreux patriotes américains
comme dâinnocents Cubains - ceci pour
satisfaire lâego de gĂ©nĂ©raux retors planquĂ©s
Ă lâarriĂšre et confortablement installĂ©s dans
Aventures de lâhistoire
27
de ses frustrations et formulées au nom de
lâanti-communisme⊠Des chefs militaires
en position dâactivitĂ© accueillaient des
réunions anti-communistes dans le ressort
de leur commandement, et assistaient par-
fois Ă des manifestations dâextrĂȘme droi-
te ».
Cependant, personne au CongrĂšs ne
semblait informé de cette situation, aussi
Lemnitzer et lâEMA ont-ils surfĂ© sur la
vague.
Semer la terreur par des attentats
Selon des documents longtemps gardés
secrets, lâEMA aurait alors prĂ©parĂ© ce qui
constitue sans doute le plan le plus machia-
vélique soumis au gouvernement améri-
cain. Au nom de lâan-
t i - c o m m u n i s m e ,
lâEtat-major proposa
de déclencher de san-
glantes actions terro-
ristes contre son
propre pays, ceci afin
dâamener lâopinion
publique amĂ©ricaine Ă
approuver la guerre
boiteuse quâil voulait
faire Ă Cuba.
Sous le nom code
Northwoods, ce plan
qui avait obtenu lâac-
cord manuscrit du
CEMA et de tous les
chefs dâEtat-major
subordonnés, pré-
voyait dâabattre des
passants innocents
dans les rues des villes
américaines, de cou-
ler en haute mer des
bateaux chargés de
réfugiés cubains, de
mener de violentes
actions terroristes Ă
Washington, Miami
et ailleurs. On accuserait des suspects
dâactes criminels quâils nâauraient pas com-
mis, on détournerait des avions. En utili-
sant de fausses preuves ceci serait impliqué
au gouvernement Castro. Ainsi le général
Lemnitzer et ses complices pourraient-ils
justifier leur guerre vis-Ă -vis de lâopinion
publique américaine et internationale.
LâidĂ©e a pu germer au temps du prĂ©si-
dent Eisenhower, vers la fin de son mandat.
Alors que la Guerre Froide sâintensifiait et
que le rĂ©cent scandale de lâU-2 Ă©tait dans
toutes les mémoires, le vieux général dési-
rait quitter la présidence sur un succÚs. Il
voulait Ă tout prix envahir Cuba avant lâin-
vestiture de son successeur. Le 3 janvier, il
avait déclaré à Lemnitzer et à ses collabora-
teurs quâil agirait contre Castro avant la
cérémonie, pourvu
que les Cubains lui
fournissent un bon
prétexte. Puis, le
temps pressant, une
idĂ©e lui Ă©tait venue Ă
lâesprit : si Castro ne
lui offrait pas un motif
de lâattaquer, peut-
ĂȘtre que les Etats-Unis
pourraient-ils créer
eux-mĂȘmes le
casus
belli
. Il pensait Ă une
provocation telle que
b o m b a r d e m e n t ,
attaque terrestre ou
acte de sabotageâŠ
qui serait réalisée
secrĂštement par les
Etats-Unis contre les
Etats-Unis. Le but
Ă©tant de justifier le
dĂ©clenchement dâune
guerre.
Bien que ce projet
nâait pas Ă©tĂ© rĂ©alisĂ©,
lâidĂ©e nâavait pas Ă©tĂ©
perdue pour tout le
monde, en particulier
Aventures de lâhistoire
26
Gary Powers photographiĂ© par lâagence Tass
durant son procĂšs Ă Moscou. Ce pilote de
U-2 avait Ă©tĂ© abattu au-dessus de lâUnion
soviĂ©tique au cours dâun vol dâespionnage
ordonné par Eisenhower.
Les militaires avaient imaginĂ© dâattribuer aux Cubains la mort de lâastronaute John Glenn
(deuxiĂšme Ă gauche) si jamais celle-ci devait se produire au cours du vol de retour sur terre.
enjeu. A la suite de la catastrophe, plus dâun
million dâAmĂ©ricains sâĂ©taient portĂ©s volon-
taires pour le conflit. Lemnitzer et son Etat-
major présentÚrent un plan similaire :
« Nous pourrions faire sauter un navire amé-
ricain basé à Guantanamo et en accuser
Cuba » proposÚrent-ils « la publication par
la presse nationale de la liste des victimes
dĂ©clencherait un mouvement dâindigna-
tion irrésistible ».
Abattre un avion de ligne en vol !
Leur fanatisme semblait sans limites :
« Nous pourrions lancer des opérations ter-
roristes imputées aux communistes
cubains, qui toucheraient Miami, dâautres
villes de Floride et mĂȘme Washington » Ă©cri-
vaient-ils. « Ce terrorisme impliquerait des
agents infiltrĂ©s parmi les rĂ©fugiĂ©s cubainsâŠ
Nous pourrions aussi couler (ou simuler la
destruction) dâun « boat-people » cubain se
dirigeant vers la Floride⊠simuler des
attentats visant des réfugiés cubains instal-
lés aux Etats-Unis et les médiatiser ».
Dâautres propositions Ă©taient formu-
lées :
â Plasticage dâobjectifs soigneusement
sĂ©lectionnĂ©s, suivis de lâarrestation de sup-
posés agents cubains et de la mise en circu-
lation de documents démontrant la culpa-
bilitĂ© de leur gouvernement, que lâon prĂ©-
senterait comme irresponsable.
â Exploitation de la susceptibilitĂ© de la
RĂ©publique Dominicaine en ce qui concer-
ne la violation de son espace aérien : des
bombardiers de type B-26 supposés cubains
accompliraient des raids nocturnes et lâon
découvrirait des matériels incendiaires pro-
venant des pays de lâEst. Ceci pourrait ĂȘtre
doublé par des messages radio « cubains »
destinés aux réseaux communistes de la
RĂ©publique Dominicaine. De mĂȘme des
cargaisons dâarmes « cubaines » seraient
découvertes ou interceptées sur les plages.
Lâutilisation dâavions de type MiG pilotĂ©s
par des Américains ajouterait à la confu-
sion.
â Des dĂ©tournements de navires ou
dâavions seraient prĂ©sentĂ©s comme des
actions de harcÚlement organisées par le
gouvernement cubain.
Parmi les projets les plus sophistiqués
figurait celui de « provoquer un incident
Aventures de lâhistoire
29
leurs véhicules et logements de fonction.
Lâune des hypothĂšses envisagĂ©es se rap-
portait Ă la mission de John Glenn, pre-
mier AmĂ©ricain Ă devoir ĂȘtre mis sur orbi-
te autour de la terre pour un périple histo-
rique. Le décollage de sa fusée était prévu
pour le 20 février 1962 à partir de Cap
Cañaveral en Floride. Ce vol devait porter
avec lui toutes les vertus américaines : véri-
té, liberté et démocratie qui allaient ainsi
faire le tour de la planĂšte. Mais Lemnitzer
et ses collaborateurs voyaient ceci avec
dâautres yeux. Ils proposĂšrent Ă Lansdale,
dans le cas oĂč la fusĂ©e exploserait et que
Glenn périrait «⊠de prouver de maniÚre
irréfutable la culpabilité des communistes
et de Cuba dans la catastrophe ». Ce qui
serait réalisé «⊠en mettant en lumiÚre les
preuves dâune intervention imputable aux
Cubains ». Ainsi, alors que la NASA prépa-
rait lâenvoi du premier AmĂ©ricain dans lâes-
pace, lâEMA sâapprĂȘtait Ă instrumentaliser
la mort de lâastronaute pour dĂ©clencher une
guerre contre Cuba.
Mais John Glenn entra dans lâhistoire
sans incident, laissant Ă Lemnitzer et Ă ses
chefs dâEtats-major la tĂąche dâimaginer de
nouveaux montages pour les mois Ă venir.
Parmi les actions envisagées « une série
dâincidents provoquĂ©s dans et Ă proximitĂ©
de la base de lâUS Navy de Guantanamo ».
Ceci supposait dâĂ©quiper des agents cubains
dâuniformes castristes et de leur faire
« dĂ©clencher des Ă©meutes prĂšs de lâentrĂ©e
principale de la base. Dâautres seraient prĂ©-
sentés comme des saboteurs infiltrés dans
celle-ci. On ferait sauter des munitions,
allumerait des incendies et saboterait des
avions. Des tirs de mortiers seraient déclen-
chés contre les installations de la base pour
y provoquer des dommages ».
Tuer des marins de lâUS Navy
Certains projets Ă©taient encore plus crimi-
nels : lâun prĂ©voyait de renouveler le « coup »
de fĂ©vrier 1898 oĂč une explosion Ă bord du
croiseur Maine en rade de La Havane entraĂź-
na la mort de 266 marins américains. Bien
que la cause de lâexplosion soit restĂ©e indĂ©-
terminée, la conséquence en a été une guer-
re hispano-américaine avec Cuba pour
Aventures de lâhistoire
28
LâEtat-Major avait envisagĂ© dâattaquer la base amĂ©ricaine de Guantanamo pour faire croire
à une agression cubaine. Ici, le président Truman visite la base en 1948.
Un des plans proposés par le général Lemnitzer consistait à simuler la destruction en plein vol
un avion de passagers afin que la mort tragique de ces victimes innocentes rĂ©volte lâopinion
publique amĂ©ricaine et justifie ainsi lâinvasion de Cuba.
dait que son pouvoir soit accru par lâattri-
bution Ă lâEMA de lâexĂ©cution de North-
woods et la conduite du débarquement. Il
écrivait : « Il est souhaitable que la direction
des opérations militaires soit officiellement
confiĂ©e Ă lâEtat-major des ArmĂ©es ».
Les politiques refusent Northwoods
A 14 h 30, dans lâaprĂšs-midi du mardi 13
mars 1962, Lemnitzer arrĂȘtait les derniers
dĂ©tails dâexĂ©cution de lâopĂ©ration North-
woods avec celui qui la dirigeait officieuse-
ment, le général de brigade William H.
Craig. Puis il signait lâordre dâopĂ©ration. Il
se rendit alors à une « réunion extraordi-
naire » dans le bureau de MacNamara. Une
heure plus tard, il rencontrait le conseiller
militaire du président Kennedy, le général
Maxwell Taylor. On ignore ce qui sâest exac-
tement passé durant ces entretiens. Mais
trois jours plus tard, Kennedy faisait savoir
Ă Lemnitzer quâil nây avait pratiquement
aucune chance pour que les Etats-Unis
usent ouvertement de la force contre Cuba.
Cela ne découragea pas le général ni
son Etat-major, qui allĂšrent jusquâĂ exiger
quâon leur donne le feu vert pour une inva-
sion de Cuba. Environ un mois aprĂšs avoir
présenté en vain le plan Northwoods ils se
réunissaient dans le « bunker », comme on
appelait la salle de confĂ©rences de lâEMA,
et dĂ©cidaient dâadresser au ministre de la
Défense un mémorandum sans équivoque :
« LâEtat-major des ArmĂ©es estime que le
problĂšme cubain doit ĂȘtre rĂ©solu dans un
futur proche » Ă©crivaient-ils, « si lâon tarde,
il faudra renoncer Ă lâespoir de voir renver-
ser le régime communiste, que ce soit par
soulĂšvement interne ou manĆuvre poli-
tique externe, comme par voie de pressions
Ă©conomiques ou psychologiques. Aussi
lâEMA considĂšre comme nĂ©cessaire une
intervention militaire des Etats-Unis pour
renverser le régime castriste ».
Lemnitzer Ă©prouvait une haine rabique
pour le communisme en général et Castro
en particulier. « LâEMA estime que les Etats-
Unis peuvent entreprendre une action mili-
taire contre Cuba sans entraĂźner de guerre
généralisée » poursuivait-il « Cette inter-
vention pourrait ĂȘtre menĂ©e avec assez de
rapidité pour ne pas laisser le temps aux
communistes dâentreprendre une action
auprÚs des Nations Unies ». En fait, ce que
suggĂ©rait Lemnitzer nâĂ©tait pas de libĂ©rer le
peuple cubain, qui soutenait largement
Castro, mais de le contrĂŽler par la mise en
place dâune administration militaire amĂ©ri-
caine : « Les forces armĂ©es sâassureront rapi-
dement le contrÎle des activités cubaines »
Ă©crivait-il, « ce qui suppose lâattribution de
pouvoirs de police ».
Dans sa conclusion, le général ne
mĂąchait pas ses mots : « LâEtat-major des
Armées demande que les Etats-Unis optent
pour une politique dâintervention militaire
Ă Cuba. Il souhaite que cette intervention
ait lieu le plus tÎt possible et de préférence
avant le retour dans leurs foyers des réser-
vistes et membres de la Garde Nationale
actuellement rappelés ».
Oui Monsieur le ministre
Le ministre de la DĂ©fense MacNamara
accordait peu de confiance Ă ses chefs mili-
taires et rejetait presque systématiquement
toutes les propositions que le général lui
adressait. Cela avait pris une telle allure de
routine, comme dira un des anciens
membres de lâEtat-major de Lemnitzer, que
celui-ci avait fini par dire au général que
cette situation mettait lâautoritĂ© militaire
en porte-à -faux. Mais Lemnitzer répliquait :
« Je suis le militaire le plus élevé en grade, et
câest mon devoir de dire ce qui me paraĂźt
opportun de faire, comme câest celui de
ministre de répondre par oui ou par non ».
« Lâarrogance de MacNamara Ă©tait Ă©pous-
touflante » dira lâadjoint de Lemnitzer, qui
nâĂ©tait pas au courant de Northwoods. « Il
ne laissait au général aucune marge de
manĆuvre et le traitait comme un gamin.
Aventures de lâhistoire
31
prouvant sans Ă©quivoque quâun appareil
cubain avait attaqué et abattu un avion civil
de type « charter » allant des Etats-Unis Ă
La JamaĂŻque, au Guatemala, Ă Panama ou
au Venezuela : la destination définitive serait
choisie pour que le plan de vol passe par
Cuba. Les passagers pourraient ĂȘtre les
Ă©lĂšves dâun lycĂ©e partant pour des vacances
Ă lâĂ©tranger ou tout autre groupe suscep-
tible dâĂȘtre intĂ©ressĂ© par un vol charter. ».
Une opération trÚs sophistiquée
Lemnitzer et les autres chefs dâEtats-major
avaient mis au point un montage particu-
liÚrement élaboré :
Un avion de la base dâElgin serait
repeint et numĂ©rotĂ© en rĂ©plique exacte dâun
appareil civil appartenant à une société
dépendant de la CIA et située aux environs
de Miami. Au moment convenu on effec-
tuerait la substitution des appareils, le
« double » embarquant des passagers sous
une fausse identité, mais dûment enregis-
trĂ©s. Lâappareil dâorigine serait transformĂ©
en « drone » (avion sans pilote) et le décol-
lage des deux engins minutĂ© afin quâils se
rencontrent au sud de la Floride.
A partir de lĂ lâappareil transportant les
passagers descendrait au ras des flots pour
rejoindre discrĂštement un terrain annexe
de la base dâElgin oĂč lâĂ©quipage sâĂ©vanoui-
rait dans la nature, et lâavion retournerait Ă
sa destination premiĂšre. Pendant ce temps
le drone continuerait sa route conformé-
ment au plan de vol. Lorsquâil survolerait
Cuba, il transmettrait sur la fréquence
dâalerte un message de dĂ©tresse « May Day »,
se disant attaqué par des MiG. Ce message
serait interrompu par lâexplosion de lâappa-
reil déclenchée par radio. Ainsi les stations
radio de lâOrganisation Internationale de
lâAviation Civile de la rĂ©gion feraient savoir
ce qui Ă©tait censĂ© sâĂȘtre passĂ©, tandis que les
autorités américaines chercheraient offi-
ciellement à « dissimuler » lâincident.
Un dernier projet consistait à « prouver
quâun MiG cubain avait attaquĂ© et abattu
sans raison un avion de lâUS Air Force dans
lâespace international ».
A la fin de la lettre à MacNamara pré-
conisant ces opérations, Lemnitzer deman-
Aventures de lâhistoire
30
Fin politique, le gĂ©nĂ©ral Taylor nâaimait guĂšre le va-t-en-guerre Lemnitzer.
Du fait de la disparition de nombreux
documents, il est difficile de déterminer
combien de hauts responsables militaires
étaient au courant. Comme il a été dit, le
plan avait été approuvé et signé par Lem-
nitzer et les autres chefs dâEtat-major, et
envoyĂ© au ministre de la DĂ©fense pour quâil
lâapprouve Ă son tour. On ne sait pas sâil est
passé entre les mains du ministre, du pro-
cureur général, ni du président.
Susciter la guerre entre
Cuba et ses voisins
AprĂšs le dĂ©part de Lemnitzer, lâEMA conti-
nua Ă Ă©tablir des plans dâopĂ©rations « pro-
voc » jusquâen 1963 au moins. Parmi ceux-
ci, le projet de créer délibérément un conflit
entre Cuba et un certain nombre dâĂtats
voisins dâAmĂ©rique latine. Ce qui aurait
procuré un prétexte aux Etats-unis pour
intervenir aux cÎtés des ennemis de Cuba,
et se débarrasser du régime castriste. « Il
pourrait ĂȘtre simulĂ© une attaque de Cuba
contre un membre de lâOrganisation des
Etats Américains » était-il proposé « et le
pays agressĂ© serait amenĂ© Ă prendre dâur-
gence des contre-mesures et Ă demander
lâaide des Etats-Unis et de lâOEA, les Etats-
Unis obtenant alors certainement la majo-
rité des deux-tiers requise pour une inter-
vention de lâOrganisation des Etats AmĂ©ri-
cains contre Cuba ». Parmi les pays dont
lâattaque simulĂ©e Ă©tait envisagĂ©e se trou-
vaient la JamaĂŻque et Trinidad-Tobago.
Tous deux Ă©taient Ă©tant membres du Com-
monwealth, ainsi, grĂące Ă une provocation
permettant dâaccuser Cuba dâagression, les
Etats-Unis pouvaient espérer entraßner le
Royaume Uni dans la guerre contre Castro.
Le document précisait : « Les opérations
spéciales envisagées ci-dessus étant trÚs ris-
Aventures de lâhistoire
33
Celui-ci se tenait quasiment au
garde-Ă -vous dĂšs quâil Ă©tait dans
son bureau, les Ă©changes se
limitant Ă âOui monsieur
le Ministre, non Monsieur
le ministreâ ».
Dans les
mois qui suivirent,
on refusa de reconduire
le général Lemnitzer
dans ses fonctions de chef
dâEtat-major des armĂ©es amĂ©-
ricaines, et on lâexpĂ©dia en
Europe comme com-
mandant de lâOTAN. Des
années plus tard, Gerald
Ford ayant accédé à la
présidence des Etats-
Unis plaça Lemnitzer, le
chouchou de la droite républi-
caine, Ă la tĂȘte du Service
du Renseignement exté-
rieur. Celui quâil avait chargĂ©
du la direction de lâopĂ©ration
cubaine, le général de briga-
de Craig, était lui aussi muté.
Promu général de division, il
passa trois ans comme
chef de lâArmy Secu-
rity Agency, le bras
armé de la NSA.
Flinguer Lemnitzer
Du fait de son carac-
tÚre secret et illégal, le
dossier de lâopĂ©ration Northwoods est restĂ©
fermé durant quarante ans. Lemnitzer a pu
croire que tous les exemplaires des docu-
ments compromettants avaient été
dĂ©truits : il nâĂ©tait pas du genre Ă laisser
traĂźner des piĂšces Ă conviction. Par exemple,
Ă lâissue de la dĂ©route de la Baie des
Cochons, il avait donnĂ© lâordre au gĂ©nĂ©ral
Gray, prédécesseur de Craig comme direc-
teur du projet dâinvasion de Cuba Ă lâEMA,
de dĂ©truire toutes les notes traitant de lâac-
tion de lâEtat-major ainsi que
les procĂšs-verbaux des
réunions concernant la
période en cause. Selon
Gray, Lemnitzer crai-
gnait une enquĂȘte du
CongrĂšs et voulait faire
disparaĂźtre les preuves.
Celles-ci détruites,
Lemnitzer avait les mains
libres pour abuser le CongrĂšs.
Lorsquâune com-
mission sénatoria-
le lui demanda,
dans une audi-
tion Ă huis clos, sâil
avait eu connaissan-
ce dâun quelconque
plan du Pentagone
en vue dâune inva-
sion de Cuba, il
répondit que non.
Cependant, des plans
détaillés avaient été
Ă©tablis par
l â E M A
dans cette optique, et cela
mĂȘme avant lâinvesti-
ture de Kennedy. Et
des projets complé-
mentaires avaient été
élaborés depuis. Le
planificateur che-
vronnĂ©, lâhomme qui
avait le souci du détail
devenait Ă©vasif, ayant
soudain de grandes difficultés à se remé-
morer les principaux aspects de lâopĂ©ration,
comme sâil avait Ă©tĂ© absent du pays durant
cette pĂ©riode. CâĂ©tait un spectacle affli-
geant. Le sénateur Gore réclamait que le
général soit « flingué » : « Il faut faire le
mĂ©nage Ă lâEMA » disait-il, « il faut nom-
mer impérativement un nouveau chef
dâEtat-major et de nouveaux membres ».
Personne au CongrĂšs nâavait soupçonnĂ©
lâexistence du plan Northwoods.
Aventures de lâhistoire
32
Résistant à toutes les accusations portées
en sous-main contre lui par les militaires
et relayées par les milieux de droite,
le sénateur Gore poursuit Lemnitzer
dâune haine tenace et dit publiquement
quâil faudrait le flinguer.
Le site soviétique de missiles balistiques de San Cristobal à Cuba en octobre 1962.
malheureusement pour le Pentagone, au
lieu de tirs elle ne dĂ©clencha quâune protes-
tation.
Un extrĂ©miste Ă la tĂȘte de lâEtat-Major
Lemnitzer était un dangereux extrémiste
placĂ© Ă un poste clĂ© durant une pĂ©riode Ă
hauts risques. Mais lâopĂ©ration North-
woods avait reçu aussi le soutien des chefs
dâEtat-major des diffĂ©rentes armĂ©es, et
mĂȘme Nitze, qui occupait un poste Ă©levĂ©
au Pentagone, Ă©tait favorable Ă un conflit
provoquĂ© avec Cuba. Le fait que lâensemble
du haut commande-
ment Ă©tait aussi
déconnecté de la réa-
lité, et avait à ce point
perdu le sens du
devoir, a été dissimulé
durant quatre décen-
nies.
En revanche, les
documents enfin dis-
ponibles permettent
de suivre les méandres
de la pensée des prin-
cipaux responsables
militaires. Ayant
échoué dans leur pro-
jet dâentraĂźner lâAmĂ©-
rique dans une guerre contre Cuba, ils se
sont rattrapĂ©s avec le ViĂȘt-nam. Cinquante
mille Américains et plus de deux millions
de Vietnamiens y laisseront la vie.
On a longtemps pensĂ© que lâincident
survenu en 1964 dans le golfe du Tonkin,
et qui a eu pour consĂ©quence lâentrĂ©e en
guerre des Etats-Unis, avait Ă©tĂ© le fruit dâune
manipulation sinon dâune provocation
visant Ă obtenir du public et du CongrĂšs
lâapprobation de lâengagement amĂ©ricain.
Au fil des ans, les questions du public, des
anciens combattants se sont multipliées au
sujet de cette soi-disant attaque de deux
contre-torpilleurs américains par des
vedettes nord-vietnamiennes. Mais les par-
tisans du Pentagone ont toujours soutenu
que de hauts gradĂ©s nâauraient pas admis
une pareille manipulation.
Abuser lâopinion : une pratique
normale pour lâUS Army
Aujourdâhui, Ă la lumiĂšre du dossier Nor-
thwoods, il apparaĂźt que le fait dâabuser
lâopinion pour lâentraĂźner dans une guerre
voulue, était considéré comme un moyen
dâaction normal par les plus hautes ins-
tances de la DĂ©fense. Lâaffaire du golfe du
Tonkin semble la simple mise en pratique
de ce qui avait été pla-
nifié dans le cadre de
Northwoods : « Nous
pourrions faire sauter
un navire américain
dans la base de Guan-
tanamo et accuser
Cuba (âŠ) la publica-
tion de la liste des vic-
times dans la presse
provoquerait un
mouvement dâindi-
gnation irrésistible ».
Il suffit de remplacer
« baie de Guantana-
mo » par « golfe du
Tonkin » et « Cuba »
par « Nord ViĂȘt-nam ». Que cet incident ait
été ou non une provocation, on sait du
moins que les autorités du Pentagone de
lâĂ©poque en Ă©taient capables.
Il est étonnant que les auteurs améri-
cains, ayant Ă©tabli ce parallĂšle en 2001,
nâaient pas eu la hardiesse dâĂ©voquer une
autre « Guerre du Golfe » bien plus proche
dans lâespace et le temps.
Pour en savoir plus
Body of Secrets, Anatomy of the ultra-secret
National Security Agency,
de James Bram-
ford, New York, mai 2001. Disponible sur
Amazon. com
Aventures de lâhistoire
35
quĂ©es dans notre systĂšme dĂ©mocratique oĂč
la conservation du secret est difficile, il
importe, sâil devait ĂȘtre donnĂ© suite Ă ces
projets, de nây associer que des personnels
pourvus des habilitations de sécurité les
plus Ă©levĂ©es. Ceci implique lâimpossibilitĂ©
de faire appel Ă des formations militaires
constituées ».
Il était envisagé de soudoyer un membre
du gouvernement cubain pour lancer une
agression contre les Etats-Unis. « Une hypo-
thĂšse serait de corrompre un haut-respon-
sable cubain afin quâil fasse attaquer la base
de Guantanamo ». Autrement dit pousser Ă
une trahison.
Faire abattre un avion de lâUS Air Force
En mai 1963, le vice-ministre de la DĂ©fen-
se, Paul H. Nitze, faisait parvenir Ă la Mai-
son Blanche un plan qui proposait « un scé-
nario oĂč une attaque contre un avion de
reconnaissance américain serait exploitée
au maximum jusquâĂ ce quâelle entraĂźne la
chute du régime castriste ». Pour que les
Cubains attaquent effectivement un U-2,
le plan projetait de faire accomplir Ă des
pilotes américains des missions à basse alti-
tude, aussi dangereuses que militairement
inutiles, dans lâespoir quâun appareil soit
abattu, ce qui aurait déclenché le conflit.
Mais Nitze nâavait pas envie de prendre les
commandes de lâun de ces avions.
Une autre idée était de faire survoler
lâĂźle par des avions de combat menant des
« reconnaissances de harcÚlement », en espé-
rant que les Cubains perdent leur sang froid
et réagissent brutalement. « Ainsi » disait le
plan « si les Cubains faisaient mouche, lâex-
ploitation de la destruction dâun avion de
reconnaissance pourrait aboutir Ă lâĂ©viction
de Castro, peut-ĂȘtre mĂȘme au dĂ©part des
militaires soviĂ©tiques prĂ©sents sur lâĂźle, et Ă
lâinstallation dâune commission de contrĂŽ-
le ». Un mois plus tard, une de ces missions
à basse altitude était lancée sur Cuba, mais
Aventures de lâhistoire
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En 1963, Paul H. Nitze (Ă gauche, au ViĂȘt-nam en compagnie du lieutenant-colonel Wood)
faisait encore des plans pour envahir Cuba.
Cruelle ironie de lâhistoire.
Le général Lemnitzer est mort et enterré
alors que son ennemi juré Fidel Castro
est toujours Ă la tĂȘte de Cuba.