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Un philosophe en exil: José Ortega y Gasset

entre la Guerre Civile espagnole et la Seconde Guerre mondiale (1936-1945)
Eve Giustiniani
p. 129-141

Résumés

L’article présente le parcours biographique et intellectuel du philosophe espagnol José Ortega y Gasset pendant l’exil (1936 -1946), du début de la Guerre civile jusqu’à son retour dans l’Espagne franquiste. Le propos déconstruit la thèse officielle du «  silence politique » de cet intellectuel libéral, en proposant une lecture contextualisée de ses écrits. Ortega opte d’abord pour le camp franquiste: bien que privé, ce choix transparaît dans ses essais et lui vaut un isolement public en France puis en Argentine. Il rectifie vite sa position en critiquant, d’un point de vue philosophique, les régimes dictatoriaux. Surveillé par les autorités franquistes, critiqué par les républicains exilés, Ortega maintient sa stratégie du silence comme mesure de protection. Depuis le Portugal, il prépare son retour en Espagne, où il espère retrouver sa place de leader culturel et contribuer à une ouverture du régime.

The article presents the biographical and intellectual career of José Ortega y Gasset during his exile (1936-1946), in order to refute the official hypothesis of his “political silence”. Ortega firstly approves General Franco’s uprising: despite the fact he keeps it secret, this position appears through his essays and causes his isolation in France and Argentina. He rectifies then his opinion criticising dictatorial regimes in his philosophical essays. Watched over by franquist authorities, criticized by the Republicans in exile, he maintains his strategy of silence as a way to protect himself. From Portugal, he prepares his return to Spain, where he hopes to recover his position of cultural leader, and contribute to liberalize the regime.

El artículo presenta el recorrido biográfico e intelectual de José Ortega y Gasset durante el exilio (1936-1946). Se desconstruye la tesis oficial de su “silencio político”, mediante una lectura contextualizada de sus escritos. Ortega apuesta primero por el bando franquista: aunque privada, esta posición transparece en sus ensayos y le vale cierto aislamiento en Francia y en Argentina. Rectifica luego su posición criticando los regímenes dictatoriales en sus ensayos filosóficos. Vigilado por las autoridades franquistas, criticado por los exiliados, mantiene su estrategia del silencio como medida de protección. Desde Portugal, prepara su regreso a España, donde espera recuperar su posición de líder cultural y contribuir a una apertura del régimen.

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Texte intégral

Cet article contitue un exposé de la première partie d’une thèse de doctorat d’Études Romanes, dirigée par Paul Aubert, portant sur la philosophie et la politique chez Ortega y Gasset (1936-1955).

Introduction : un silence politique paradoxal  

1José Ortega y Gasset (1883-1955), intellectuel espagnol qui a embrassé les carrières de philosophe, d’essayiste, de publiciste, d’éditeur et d’homme politique, est non seulement un personnage historique de premier plan mais encore une référence culturelle dans l’Espagne actuelle. Figure majeure de la « génération de 1914 », il incarne un genre nouveau d’intellectuel, moins préoccupé par le diagnostic de la décadence que par la recherche de moyens de communication, de voies d’action et de solutions concrètes pour la réforme des mœurs et des institutions1.

  • 1  Voir à ce sujet Paul AUBERT, Les intellectuels espagnols et la politique dans le premier tiers du X (...)

2Son œuvre, dense et polymorphe —qui fut toujours publiée dans la presse avant d’être éditée sous forme d’ouvrages—, a rythmé, commenté, et théorisé toute la vie publique espagnole du premier tiers du XXe siècle. L’auteur de la célèbre Révolte des masses (1930) a en effet connu successivement le régime parlementaire de la Restauration monarchique (1876-1931), le directoire militaire du général Primo de Rivera (1923-1931), la seconde République et la Guerre civile (1931-1939), puis la dictature de Franco (1939-1975).

  • 2  Le développement qui suit est la synthèse d’un mémoire de DEA, dirigé par Paul Aubert, intitulé L’E (...)
  • 3  Les œuvres d’Ortega seront citées d’après la nouvelles édition de ses Obras Completas, Madrid, Fund (...)

3Toute son activité publique et intellectuelle peut être comprise comme un vaste projet pédagogique de modernisation culturelle de l’Espagne2. Ce projet se développe sur tous les fronts : la création d’organes de presse (El Sol, 1917, Crisol, 1932), de revues culturelles (España, 1915, Revista de Occidente, 1923), d’une maison d’édition (Revista de Occidente, 1924), de partis politiques (Liga de Educación Política, 1914, Agrupación al Servicio de la República, 1930), et surtout la publication d’innombrables d’essais visant à actualiser les références culturelles des espagnols et à éveiller leur conscience philosophique3.  

4C’est en 1933 que le philosophe, après avoir siégé à l’Assemblée constituante de la Seconde République, décide de se retirer de la vie politique. Déçu par la radicalisation politique du régime, estimant qu’il ne possède pas les qualités de l’homme d’action, il décide de se consacrer pleinement à la philosophie. La Guerre civile espagnole —qu’il fuit en se réfugiant en France, en Argentine, puis au Portugal— consolide le vœu de silence politique du penseur, qui n’a dès lors plus jamais pris de position publique sur les événements politiques espagnols.

5Aussi le « silence » d’Ortega s’est-il peu à peu converti en un mythe solide, fort peu questionné par la critique. Si l’étude de son œuvre politique a fait l’objet d’une abondante bibliographie, cette littérature critique prend quasi unanimement pour limite l’année 1933. L’hypothèse du silence a paradoxalement été alléguée aussi bien par les disciples d’Ortega que par ses détracteurs, les uns démontrant que ce silence est une preuve de responsabilité intellectuelle, voire d’une condamnation tacite du régime de Franco, et les autres estimant au contraire qu’il est le signe d’une sorte de collaboration passive vis-à-vis du régime en place. La question de la position politique d’Ortega après la Guerre civile espagnole est donc devenue un sujet de plus en plus « tabou », et plus encore après la publication de travaux démontrant de façon irréfutable qu’Ortega a opté, durant la guerre, pour le camp franquiste. Malgré cela, les dernières œuvres d’Ortega n’ont pas encore été soumises à un réexamen critique : la thèse du silence a tenu bon.

  • 4  Pendant la Guerre civile, Ortega écrit ainsi un article critiquant le pacifisme européen (« En cuan (...)
  • 5  Le concept d’idéopraxie tel qu’il est formulé notamment par Lucien Jaume, peut être défini comme un (...)

6Il semble néanmoins fort peu probable qu’un homme qui a passé les trente premières années de sa carrière immergé dans la vie publique quotidienne cesse, du jour au lendemain, de s’intéresser à la politique. Notre recherche part donc de l’hypothèse inverse à celle qui prédomine dans la bibliographie existante : c’est à travers le développement de sa pensée philosophique qu’Ortega développe, entre les lignes, une théorie du politique en lien étroit avec la réalité politique espagnole et européenne4. Son silence politique —geste qui constitue déjà, en creux, une certaine forme de pratique— ne signifie donc pas une absence d’opinion, et encore moins une absence d’action : ses ouvrages et allocutions publiques pourraient être conçus comme des « pensées en action », des textes d’intervention politique5 —cette intervention fût-elle indirecte, envisagée comme une action culturelle, et non une intervention directe.

7Le travail entrepris consiste donc à effectuer une lecture politique, contextualisée, des dernières œuvres de l’intellectuel espagnol, sur une période qui recouvre les dix ans de l’exil consécutif à la Guerre civile espagnole, et les dix années passées dans l’Espagne franquiste. La démarche impose d’envisager indissociablement l’œuvre du philosophe, son parcours biographique, et son contexte historique. La bibliographie existante présente en effet une lacune essentielle : les travaux historiographiques le concernant, et tout particulièrement pour la période d’après-guerre (fort mal connue par ailleurs), n’envisagent que les aspects biographiques, sans tenir compte du système d’idées; et réciproquement, les exégèses de sa philosophie en ignorent les conditions de production et de réception. Il s’agit donc de surmonter la dichotomie entre pensée et pratique, de confronter textes et contexte, afin d’évaluer la portée publique de l’activité intellectuelle du dernier Ortega, en veillant à éviter l’instrumentalisation idéologique qui a biaisé nombre d’inteprétations de son œuvre. Du point de vue méthodologique, l’analyse des textes et des manuscrits s’appuie sur l’étude parallèle de sources et d’archives historiques, qui permettent d’établir une contextualisation spatio-temporelle de l’acte d’écriture et de ses conditions de réception.

8Après avoir présenté brièvement le parcours public d’Ortega, nous exposerons ici les grandes problématiques et les premiers résultats de notre recherche, pour la période correspondant à l’exil d’Ortega. Cet exil s’étend, significativement, du début de la Guerre civile espagnole à la fin de la Seconde guerre mondiale, et comprend trois phases successives : l’exil en France (1936-1939), la période argentine (1939-1942), et le refuge au Portugal (1942-1945).

L’évolution conservatrice d’un philosophe libéral

9Le retrait politique officiel d’Ortega y Gasset date de 1933. Le philosophe vient alors de siéger, pendant un an et demi, à l’Assemblée constituante de la Seconde République, en tant que député de la Agrupación al Servicio de la República (ASR). Ce petit parti d’intellectuels, fondé fin 1930, a contribué par une campagne médiatique à la chute du régime monarchique de la Restauration6. Ortega s’est en effet illustré, tout au long des années dix et vingt, par un engagement politique ponctué de phases de retrait. Ainsi, après une phase de militance active durant les années 1914-1919, il expérimente sa première désillusion politique avec la triple crise économique, sociale et institutionnelle que connaît le régime de la Restauration autour de 1917. Il devient de plus en plus critique vis-à-vis de la situation politico-sociale espagnole, qu’il juge menacée le phénomène des « particularismes » : mouvement ouvrier, « nationalismes périphériques », velléités interventionnistes de l’armée7. En 1923, date du coup d’État du général Primo de Rivera, Ortega annonce donc son premier retrait de la vie publique pour se consacrer au développement de son système philosophique8.

  • 6  Sur la fondation et l’activité de l’ASR, voir Margarita MÁRQUEZ PADORNO, La Agrupación al Servicio (...)
  • 7  La publication de l’ouvrage España invertebrada (1922, III, 423-513), où sont exposées ces réflexio (...)
  • 8  Ortega développe le concept de « raison vitale » afin de dépasser l’idéalisme rationaliste des Temp (...)
  • 9  Sur ce sujet, voir Ángeles BARRIO ALONSO, El sueño de la democracia industrial, Santander, Servicio (...)

10Ce retrait annoncé n’empêche pas le philosophe de se pencher sur des questions politiques : dans ses articles de presse des années 1924-1926, il élabore un programme fondé sur la décentralisation administrative, la revalorisation du pouvoir législatif, et la participation des instances économiques aux décisions politiques —à la façon du « parlementarisme industriel » alors en vogue9. C’est là l’essentiel du programme conservateur et modéré, d’inspiration britannique, qu’il porte à l’Assemblée de 1931, une fois élu député de l’ASR. Mais cet enthousiasme militant, une fois de plus, fait long feu : Ortega est rapidement déçu par le tour radical que prennent les débats constituants ; il ne voit dans la politique de la gauche, comme dans celle de la droite, qu’incurie, archaïsme, et nivellement par le bas. Fin 1933, à cinquante ans, Ortega annonce ainsi de nouveau son retrait de la vie politique, cette fois-ci définitif.

  • 10  Courant où se sont illustrés des auteurs comme Gustave Le Bon et Karl Mannheim, en passant par T.S. (...)

11Ce désenchantement républicain ne manque pas de cohérence vis-à-vis du cheminement intellectuel d’Ortega. Les fondements socio-culturels de son idéologie politique se trouvent pour l’essentiel dans son ouvrage de 1930 La Rebelión de las masas. Cet essai —qui emprunte autant à la sociologie qu’à la psychologie, et s’inscrit dans un courant européen d’interprétation de la société de masses10— montre la méfiance croissante d’Ortega à l’encontre des masses. Celles-ci tendent à ne plus reconnaître l’autorité morale des élites intellectuelles, et à vouloir transposer le principe démocratique à tous les ordres de la culture, ce qui mène au « plébéisme » et au nivellement par le bas. Bolchevisme et fascisme sont selon Ortega la traduction politique de la société de masses : par nature révolutionnaires, ils utilisent le « politicisme intégral » comme moyen de socialisation. L’étatisation massive est un palliatif à l’amenuisement de la liberté et de la responsabilité individuelles —fondements de la doctrine éthico-politique libérale d’Ortega.

  • 11  Cette analyse a fait l’objet d’une communication intitulée « De l’éthique du héros à l’esthétique d (...)

12L’élitisme ortéguien, de par sa définition éthique, trouve donc difficilement sa traduction politique. Au tournant des années trente, il semble se produire une radicalisation conservatrice chez le penseur. Afin de confirmer l’hypothèse de ce « virage à droite » idéologique, nous avons analysé l’influence d’Ortega sur idéologues de la Phalange Espagnole —en particulier sur José Antonio Primo de Rivera, son fondateur, qui se proclamait disciple d’Ortega11. Cette influence est sensible dans les nombreux emprunts philosophiques, politiques et même lexicaux des phalangistes à sa pensée. Néanmoins, ils n’en n’ont récupéré que ce qu’ils ont pu soumettre à une interprétation, fascisante, comme l’éloge de l’esprit guerrier et de l’éthique aristocratique, ou sa proposition de créer un grand parti national, surmontant l’opposition entre droite et gauche, pour générer une « nouvelle politique » fondée sur l’unité nationale et la participations des travailleurs aux décisions économiques de l’État.

13Si la relecture phalangiste d’Ortega ne prouve pas que celui-ci soit un fasciste en puissance —il a par ailleurs très clairement condamné la violence et l’illégitimité des régimes fascistes (II, 608-615)—, elle démontre néanmoins une propension conservatrice dans sa promotion de l’ordre et de la hiérarchie, et sa volonté de dépasser le libéralisme. Le désenchantement républicain, associé à un anticommunisme viscéral —alimenté par la révolution des Asturies, en 1934— sont les principaux facteurs expliquant le choix du camp franquiste pendant la guerre civile. Même s’il s’agit vraissemblement davantage d’un choix par défaut que du résultat d’une véritable conviction.

Ortega pendant la guerre civile : l’exil parisien (1936-1939)

14Lors du soulèvement du 18 juillet 1936, Ortega se trouve à Madrid. Il est gravement malade. Il se réfugie, avec plusieurs autres intellectuels, à la Residencia de Estudiantes. Un groupe de jeunes républicains s’y introduit et tente de lui faire signer un Manifeste pro-républicain. Ortega le signe —sous les menaces, suivant ce qu’il confessera plus tard, ce qui n’est d’ailleurs pas confirmé par d’autres témoins de la scène12. Cet épisode scelle néanmoins sa décision de fuir l’Espagne au plus vite. Ortega sait qu’il est persona non grata dans les deux camps : chez les républicains, car il est trop conservateur à leur goût ; et chez les nationaux, car il est l’un des artisans de la République et, chose aggravante, notoirement laïc.

  • 12  « ... en Madrid los comunistas y sus afines obligaban, bajo las más graves amenazas, a escritores y (...)

15En août 1936, Ortega et sa famille fuient par la mer et débarquent à Marseille, d’où ils gagnent Grenoble, puis Paris. Seize personnes s’installent dans un petit appartement de la rue Gros. Ortega a tout laissé derrière lui ; un monde s’est effondré. Les années de l’exil à Paris sont marquées par la pauvreté, la solitude, et la maladie : le penseur doit être opéré de la vésicule et frôle la mort. Néanmoins, un petit cercle de sociabilité composé d’exilés espagnols s’est reconstruit à Paris ; écrivains, médecins ou musiciens exilés au début du conflit se réunissent lors de tertulias informelles où l’on discute les nouvelles venues d’Espagne, dans des courriers au langage parfois tellement codé qu’il en devient incompréhensible.

  • 13  Cette correspondance a été partiellement publiée dans le supplément culturel du quotidien ABC : « P (...)

16La correspondance d’Ortega avec ses disciples privilégiés (Manuel García Morente, Julián Marías), ou ses amis intimes (comme Victoria Ocampo, María de Maeztu, le Comte et la Comtesse de Yebes), ne laisse cependant aucun doute sur la sympathie d’Ortega y Gasset pour le camp des généraux soulevés. À l’instar des « blancs » de Paris, il a d’emblée choisi ce qu’il estime être le camp de l’ordre, contre celui de la révolution. Ses fils se sont engagés au front, du côté franquiste. Le penseur cherche à développer tous ses contacts dans l’Espagne nationale pour obtenir un peu d’aide matérielle, des laisser-passer, des recommandations. Les lettres échangées avec Marañón et Pérez de Ayala13 montrent que les trois fondateurs de l’ASR attendent impatiemment la victoire de Franco, espérant pouvoir par la suite revenir en Espagne et, éventuellement, contribuer à la création d’un nouvel État.  

  • 14  Le texte, intitulé « En cuanto al pacifismo », était destiné à être publié dans The Times. Trop lon (...)

17Cependant, le tour que prennent les décisions prises à Burgos, où s’est installée l’administration franquiste, ne rassure pas le philosophe sur le type de régime qui s’annonce ni sur la position qu’y auront les intellectuels. Inquiet d’avoir à rendre compte de ses « responsabilités politiques » —une loi de répression étant décrétée par les nationaux dès 1938—, Ortega se renseigne et entretient une correspondance préventive avec les agents franquistes de Londres ou de Lisbonne. Il accepte finalement de servir discrètement la cause nationale et de briser son silence, en rédigeant un article destiné à la propagande pro-franquiste en Angleterre14. Ce texte, quoique rédigé de façon délibérément ambiguë, nous permet de déchiffrer sa position politique.

  • 15  Outre cet essai sur le pacifisme, Ortega rédige pendant la guerre un prologue à La rebelión de las (...)
  • 16  On trouvera un développement du parcours biographique d’Ortega et une analyse des textes écrits pen (...)

18L’analyse de cet essai et des autres textes écrits pendant cette période15 montre en effet que la stratégie du silence élaborée par Ortega n’empêche pas des allusions implicites au conflit espagnol16. Pourtant, dans ces essais destinés à encadrer et réactualiser des traductions d’ouvrages antérieurs, le penseur défend à quiconque d’extrapoler de ses lignes sa position par rapport à la Guerre civile : « ni moi ni ce volume ne sommes politiques », écrit-il à propos La rebelión de las masas (IV, 115). Cependant, en réactualisant ou approfondissant quelques idées de ce texte de 1930, il se charge lui-même de livrer entre les lignes une opinion, conservant ainsi le contrôle de son « silence », ou plus exactement de la publicité de son opinion.

  • 17  C’est par exemple l’interpétation qu’en fait l’exilé espagnol José BERGAMÍN, « Carta abierta a Don (...)

19Il serait aisé de faire d’Ortega un apologue du soulèvement franquiste, à la lecture de ses paragraphes vindicatifs envers les Anglais. Il leur reproche d’abord de déformer ou de ne pas écouter ses propos d’intellectuel espagnol, mépris dont témoignent ses difficultés à publier ses articles en Angleterre. Mais il désapprouve surtout leur ingérence dans le conflit espagnol, sous couvert d’un pacifisme qui masque mal une inclinaison pro-républicaine. Cette double condamnation du communisme et du pacifisme a été interprétée à l’époque comme un soutien sans fard à Franco17. Si effectivement Ortega apporte sa pierre à la propagande nationale, c’est à sa façon sybilline, bien plus nuancée que cela. Il dit écrire dans un style fidèle au « génie anglais », celui de « l’insinuation » (IV, 503). Partant, le lecteur est chargé de décoder ses propos. Que révèle ce décodage ?

20On trouve dans les textes de la guerre civile un contrepoint au timide pro-franquisme d’Ortega : la promotion d’un modèle politique basé sur la liberté, le pluralisme et la continuité des institutions. Une lecture adéquate de ces textes doit en effet les situer dans leur contexte philosophique, celui de la raison historique, qui sert de fondement à toute la doctrine politique ortéguienne. La critique du pacifisme n’est qu’un point de départ contextuel pour développer une « polémologie », c’est-à-dire une analyse de la guerre comme forme de socialisation entre pays européens. Selon lui, la guerre n’a pas empêché ces derniers, au cours de l’histoire, de partager une communauté de destin. Celle-ci se voit définie d’abord comme une communauté de valeurs morales, et donc d’usages sociaux. De cette coexistence naissent naturellement des instances politiques. La crise des valeurs et des usages qui fondent la coexistence socio-politique conduit à un processus de « désocialisation ». Cette désocialisation, selon Ortega, est manifeste dans l’Europe de 1937 : la méconnaissance mutuelle entre États génère un climat de guerre latente ; les conflits idéologiques entre anciennes normes et nouveaux principes, qu’illustre la crise du modèle parlementaire et de l’État-nation, débouchent sur des régimes autoritaires.

21Le philosophe semble lucide sur la nature des régimes fascisants qui s’implantent en Europe et sur le conflit mondial qui menace. Il reste un libéral, bien qu’il émette des propos qui prêtent à confusion pour ses contemporains. Il parie ainsi sur les effets à long terme d’une sorte de dialectique de la politique européenne : « Le “totalitarisme” sauvera le “libéralisme”, en déteignant sur lui, en l’épurant, grâce à quoi nous verrons bientôt un nouveau libéralisme tempérer les régimes autoritaires » (IV, 528). Le penseur s’est manifestement trompé dans son évaluation de la figure et des intentions de Franco, comme des autres dictateurs européens.

  • 18  Ortega loue la « discipline civile » des britanniques, la flexibilité de leur droit et la continuit (...)

22Mais ce point de vue n’empêche pas la défense d’une modèle politique qui pourrait tenir dans la devise « liberté, pluralisme, continuité » : liberté de l’individu, pluralisme de la société, continuité des institutions18. Trois fondements qui se trouvent à l’opposé de l’étatisme oppressant et destructeur caractéristique de toute entreprise révolutionnaire, qu’elle soit de droite ou de gauche. Enfin, Ortega est un ardent défenseur, depuis ses plus jeunes années, de la construction européenne. Il la conçoit comme unique remède aux logiques nationalistes, et même comme leur aboutissement logique, en tant que l’Europe est une « ultra-nation ». Il pense que l’unité européenne, qui existe déjà de par la communauté de valeurs, d’usages et de normes qui homogénéise culturellement le continent, débouchera à terme sur la construction d’instances juridico-politiques.

23L’ambiguïté de ces textes d’Ortega tient sans doute à sa volonté de ne pas rompre, au moins en surface, le silence qu’il a proclamé, de plus en plus difficile à maintenir, mais qui présente d’abord l’intérêt de le protéger. Ses allusions cachées et l’ambivalence générale de ses propos peuvent d’autre part être expliquées par l’hypothèse d’une sorte de double jeu : Ortega donnerait au camp national quelques preuves de « bonne volonté » (afin d’éviter la persécution), tout en ne prenant jamais explicitement parti pour le franquisme (pour sauver son honneur de libéral). Au tournant entre deux guerres, la civile et la mondiale, le philosophe sera néanmoins contraint de revoir son optimisme à la baisse.

L’amer épisode argentin (1939-1942)

24Ortega y Gasset entretient des liens d’amitié profonde avec Victoria Ocampo, éminente femme de lettres argentines, qui l’a aidé financièrement pendant la guerre civile, et lui a fait des invitations répétées à se réfugier à Buenos Aires, qu’Ortega a d’abord repoussées. Mais tandis que la situation politique en Europe montre des signes évidents de tension, le philosophe prépare son départ de France. Quelques propositions académiques et un projet de direction de collection dans la maison d’édition Espasa-Calpe Argentina, dirigée par son ami Manuel Olarra, achèvent de le convaincre. Ortega embarque pendant l’été 1939 pour ce pays qu’il connaît bien, car il y a séjourné deux fois, en 1916 et en 1928. Il est sûr d’y retrouver le public enthousiaste acquis au cours de ses deux précédents séjours. Mais l’accueil que lui réserve l’intelligentsia argentine n’est malheureusement pas à la hauteur de ses espérances.

25Les milieux intellectuels argentins de l’époque sont fortement politisés et très concernés par les événements européens, et ce d’autant plus que de nombreux républicains espagnols se sont réfugiés en Argentine. Malgré le soin apporté par le penseur à maintenir secrète sa position politique, ses textes publiés pendant la guerre civile et ses nouvelles fréquentations parlent pour lui. Lorsqu’Ortega arrive à Buenos Aires, il prend en effet contact avec des cercles intellectuels de tendance réactionnaire, pro-franquiste, voire philofasciste. Manuel García Morente, l’un de ses disciples qui s’est installé en Argentine deux ans auparavant, vient alors de se convertir au catholicisme, et de publier un essai manifestement réactionnaire, Idea de la hispanidad.  

  • 19  Sur le projet Espasa Calpe, voir Marta CAMPOMAR, « Ortega y el proyecto editorial Espasa-Calpe Arge (...)

26Les relations d’Ortega, associées à ses lignes contre le pacifisme, achèvent de le classer « à droite », et l’excluent de fait des milieux intellectuels pro-républicains et démocrates. Ortega rompt avec les collaborateurs de la revue Sur, dirigée par Victoria Ocampo, et son projet de collaboration avec Espasa-Calpe échoue rapidement19. Il expérimente pendant ces années une réelle solitude, en plus de problèmes financiers et de santé ; il décrit cette période, dans sa correspondance, comme la plus difficile et la plus sombre de sa vie.

  • 20  Nous avons présenté, sur ce sujet, une communication intitulée « Intellectualité, intellectualisme (...)

27Les textes écrits durant l’exil argentin —feuilletons pour le quotidien portègne La Nación, cours et conférences— n’ont jusqu’à présent jamais été interprétés en fonction de ce contexte personnel et politique. La mise en contexte de ces textes se révèle pourtant fructueuse. Ainsi, Ortega développe durant ces années une surprenante théorie de l’intellectuel, à contre-courant de la tendance à l’engagement observable à cette époque, et contraire aussi à des lignes qu’il a pu écrire dans les années vingt. Il définit en effet le penseur comme un prophète qui développe sa pensée visionnaire dans l’intimité du recueillement, et que ses visions condamnent à la solitude. Ne peut-on pas comprendre cette définition de l’intellectuel « en général » comme une tentative d’auto-légitimation, a posteriori, de son propre isolement vis-à-vis des milieux académiques argentins 20?

28Parallèlement, Ortega publie dans La Nación une série d’articles intitulée « De l’Empire romain » (1941, VI, 83-133). À partir d’une analyse des concepts cicéroniens de concordia et libertas, il y dresse un tableau de la crise de la république romaine, au temps des guerres civiles. Face au chaos social et au risque de révolution engendrés par la « discorde » civile, écrit-il, la société a volontiers recours à un expédient : la dictature. Solution conçue comme provisoire aux premiers temps de la république romaine, elle s’institutionnalise sous l’Empire. Ortega décrit alors l’État autoritaire, cette dictature qui dure, comme une machine de contrainte et d’oppression, la solution la plus opposée qui soit à l’épanouissement de la liberté humaine.

  • 21  L’étude de cet essai a fait l’objet de la communication « Sobre el silencio político de Ortega: Una (...)

29Il est difficile de ne pas rapprocher cet inquiétant tableau des circonstances politiques de sa rédaction : la victoire de Franco en Espagne, et les prémisses du péronisme en Argentine. Cet essai peut ainsi être interprété comme un véritable « discours en action »21. L’auteur y déploie une stratégie qui articule trois intentions majeures : celle, d’abord, d’éclaircir son point de vue sur la guerre d’Espagne, qui a substantiellement changé ; ensuite, celle de légitimer sa position face à son lectorat argentin, qui l’isole et le rejette précisément à cause de ses prises de position tacites sur le conflit ; et enfin, celle « d’avertir » les argentins qu’un danger semblable les menace, s’ils ne prennent pas soin de créer des institutions à leur mesure, sans « copier » les modèles européens. La stratégie discursive consiste à maintenir un apparent silence politique, paradoxe résolu grâce à l’utilisation du paradigme de l’histoire romaine, qui masque des allusions codées à la situation politique du présent.

30Une lecture attentive de cet essai montre donc qu’un texte de nature a priori exclusivement théorique peut avoir des effets de sens tout à fait concrets et pragmatiques vis-à-vis du contexte où il est rédigé et publié. Malheureusement, les propos d’Ortega n’ont pas été interprétés dans ce sens. Le philosophe a du faire face à l’hostilité croissance des milieux intellectuels argentins et exilés. Dès 1941, empli de nostalgie, il songe à retourner en Europe.

Le Portugal : un observatoire sur l’Espagne (1942-1945)

31Dans l’Europe de 1942, la Guerre mondiale fait rage ; et le régime franquiste est dans sa phase la plus totalitaire et répressive. Le choix d’Ortega de retourner sur le vieux continent est donc à première vue peu compréhensible. Il s’explique en fait essentiellement par des facteurs d’ordre personnel. La lecture de la correspondance montre son besoin profond d’être plus proche des siens et de sa terre natale. À cause de son exil, Ortega n’a pu assister aux obsèques de sa sœur, au mariage de son fils, à la naissance de son premier petit-fils.

  • 22  Guillermo DE TORRE, « Sobre una deserción. Carta a Alfonso Reyes », Cuadernos Americanos [Mexico], (...)

32Ortega choisit donc une terre d’exil point trop éloignée de l’Espagne et de sa famille, mais qui se situe à l’écart des conflits, et qui constitue un bon observatoire sur la situation espagnole : le Portugal. On peut s’interroger sur la pertinence de ce choix, étant donné que le Portugal est alors gouverné par Salazar, allié de Franco et artisan d’un régime autoritaire traditionaliste. En tant qu’espagnol, le penseur sait néanmoins qu’il pourra y jouir d’une relative liberté de mouvements. Pourtant, son retour en Europe est vécu comme une trahison par certains exilés espagnols : son ancien ami Guillermo de Torre, critique artistique exilé au Mexique, publie une lettre ouverte condamnant sévèrement ce choix22. Ortega ne se soucie pas d’y répondre et s’installe à Lisbonne, dans un appartement qui sera sa résidence officielle jusqu’à la fin de sa vie.

33Au Portugal, Ortega retrouve la santé, la joie de vivre et la productivité intellectuelle, comme en témoignent les photographies conservées dans ses archives, l’inventaire de ses publications et la correspondance entretenue avec ses amis espagnols. Il prologue de nombreux ouvrages, donne un semestre de cours sur la « Raison historique » à l’Université de Lisbonne, et monte un petit séminaire de philosophie avec des étudiants portugais. Il lit et travaille énormément —la Fondation Ortega conserve les longues listes d’ouvrages qu’il commande au Portugal, en Espagne, en France ou en Allemagne. Il rédige d’épais manuscrits qui, s’ils ne seront publiés qu’à titre posthume, sont aujourd’hui considérés comme des pièces majeures de son système philosophique, comme Origen y epílogo de la filosofía (OC 83, IX, 374-433), ou La idea de principio en Leibniz (OC 83, VIII, 61‑356).

  • 23  Informe Reservado du Canciller Halcón du 4 janvier 1943, adressé à la Direction Générale des Relati (...)

34De fait, Ortega aspire à retrouver sa place perdue de leader culturel et, peut-être, à devenir le promoteur d’une ouverture, sinon politique, du moins intellectuelle, dans les pays ibériques. Il monte ainsi son premier projet culturel d’envergure depuis la Guerre civile : une nouvelle maison d’édition, baptisée Azar, basée à Lisbonne, qui publierait en espagnol des ouvrages et des traductions dédiés essentiellement aux sciences humaines, diffusés dans la Péninsule et en Amérique latine. Le premier volume de la collection « Connaissance de l’homme » paraît en 1943 : il s’agit d’Homo Ludens, un ouvrage de Johan Huizinga, vieil ami d’Ortega, qui l’a invité à plusieurs reprises à donner des conférences en Hollande, notamment en 1937. Mais cet ouvrage sera le premier et le dernier qu’Azar publiera. Pour diverses raisons, économiques et matérielles —la pénurie de papier pendant la guerre, par exemple— mais aussi institutionnelles, le projet a avorté. Un rapport confidentiel sur le sujet, rédigé par le Chancellier du Consejo de la Hispanidad et conservé aux archives du Ministère espagnol des Affaires Étrangères, explique en partie cet échec : bien que l’auteur du rapport et le président de l’Institut du Livre s’y soient montrés très favorables, le Ministre des Affaires Étrangères, le Comte de Jordana, a porté au crayon, sur le rapport, une note indiquant que « son excellence le generalísimo [Franco] a mal accueilli le projet »23.

  • 24  Voir Lorenzo DELGADO, Diplomacia franquista y política cultural hacia Iberoamérica (1939-1953), Mad (...)

35Ce type de document illustre bien la surveillance dont Ortega est l’objet durant toutes les années de son exil. De nombreux rapports d’Ambassade rendent compte de ses publications, de ses conférences ou de ses projets. Ils montrent que la figure du philosophe est utilisée à des fins politiques : on en fait un représentant éminent de « l’Hispanité » à l’étranger, une pièce dans le mécanisme de propagande impérialiste lancé par le régime afin de légitimer, à l’intérieur, sa politique nationaliste24. Mais ces mêmes sources montrent aussi le revers de la médaille : étant données sa réputation publique, son assise et son indépendance intellectuelles, Ortega est considéré comme un individu à surveiller.

  • 25  En particulier José Luis ABELLÁN,  Ortega y Gasset y los orígenes de la transición democrática, Mad (...)
  • 26  Il s’agit du cours de douze leçons donné dans le cadre de l’Instituto de Humanidades, centre de cou (...)

36À la fin de la Guerre mondiale, le penseur semble en effet manifester le désir de renouer avec l’engagement public. Durant ces années il se tient au courant de l’évolution du conflit mondial et des grandes questions de géopolitique internationale, comme le montrent les coupures de presse qu’il a conservées, pour beaucoup issues du journal anglais The Times. Il demande à ceux de ses anciens disciples qui se sont intégrés au régime — Alfonso García Valdecasas, José Antonio Maravall, Luis Díez del Corral, par exemple— de l’informer sur l’évolution de la situation politique et sociale en Espagne. Parmi ses fréquentations au Portugal, on compte aussi plusieurs des monarchistes espagnols qui militent pour la Restauration auprès de Don Juan de Borbón; comme Pedro Sáinz Rodríguez, auteur et politique que connaissait et fréquentait déjà Ortega dans les années vingt. D’après le témoignage de ce dernier, le philosophe se serait longuement entrenu avec Don Juan. La conversation, sans nul doute, a porté sur des thèmes politiques ; certains auteurs en concluent, quelque peu hâtivement, qu’Ortega est activement impliqué dans la cause monarchiste25. En 1948, une fois de retour en Espagne, il est vrai que le penseur expose une longue légitimation historique de la Monarchie, dans un cours donné à Madrid26. Cependant, aucune source ne nous a encore permis d’établir avec certitude qu’Ortega ait participé activement à la résistance monarchiste.

37Par ailleurs, il ne manque aucune occasion de converser avec des personnalités politiques : à Lisbonne, il fréquente Nicolás Franco, Ambassadeur et non moins frère du dictateur ; il rencontre les Ambassadeurs anglais et américain au Portugal, ou encore le futur Ambassadeur d’Espagne aux Etats-Unis alors de passage à Lisbonne. Les comptes-rendus, directs ou indirects, de ces entretiens, montrent une constante dans l’attitude d’Ortega : la volonté de ne pas prendre position ouvertement, de garder, en quelque sorte, un maximum d’atouts dans son jeu. Il ne souhaite pas s’attirer l’animosité du régime de Franco, car il désire manifestement retourner en Espagne. Aussi se montre-t-il relativement « tolérant » sur la politique intérieure de l’Espagne lorsqu’il parle avec les officiels espagnols. En revanche, ses conversations avec les anglos-saxons montrent qu’il souhaite vivement voir s’opérer une ouverture libérale du régime, tant au plan institutionnel qu’au plan culturel.

38La Seconde Guerre mondiale touche alors à sa fin. Ortega retourne pour la première fois en Espagne, de façon très discrète, pour passer quelques jours en famille au mois d’août 1945. Il prépare en fait son véritable retour, qui aura officiellement lieu en mai 1946. Le penseur a compris le remodèlement géopolitique qu’impliquerait la fin du conflit mondial : il sait que l’Espagne, sous la pression des puissances alliées, devra montrer des signes d’ouverture pour se dédouaner de sa collaboration avec l’Axe et compter dans ce « nouvel ordre mondial ».

39Qu’il pense bénéficier de cet augure de libéralisation, ou songe à y contribuer par sa présence et son activité culturelle, son choix de retourner en Espagne à la fin de la guerre n’est certainement pas dû au hasard. Une fois de plus, et pour les dix ans qu’il lui reste à vivre, la biographie du philosophe entrecroise les dimensions personnelle, intellectuelle et politique.

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Notes

1 Voir à ce sujet Paul AUBERT, Les intellectuels espagnols et la politique dans le premier tiers du XXe siècle, thèse de doctorat d’État, Bordeaux, 1996.
2 Le développement qui suit est la synthèse d’un mémoire de DEA, dirigé par Paul Aubert, intitulé L’Espagne confrontée à la modernité : « El tema de nuestro tiempo » de José Ortega y Gasset (1923), soutenu à l’Université de Provence en 2003.
3 Les œuvres d’Ortega seront citées d’après la nouvelles édition de ses Obras Completas, Madrid, Fundación Ortega y Gasset/ Ediciones Taurus, 2004-2006, 6 vols. Dès que posible, la référence sera précisée dans le texte, en chiffres romains pour le volume, en chiffres arabes pour la page. Pour les ouvrages posthumes, nous citerons l’édition antérieure des Obras Completas, Madrid, Revista de Occidente, 1983, 12 vols., suivant la même norme, en précisant « OC 83 ».
4 Pendant la Guerre civile, Ortega écrit ainsi un article critiquant le pacifisme européen (« En cuanto al pacifismo », 1938, IV, 499-528). Après la victoire de Franco, il analyse l’émergence de l’Empire romain dans le contexte de la crise de la République (Del Imperio Romano, 1941, VI, 83-133) ; lorsqu’il revient en Espagne, après dix ans d’exil, il donne des cours sur la typologie historique des institutions politiques, la formation de l’État (Una interpretación de la historia universal, 1948, OC 83, IX, 11-242), ou les caractéristiques de la vie sociale (El hombre y la gente, 1949, OC 83, VII, 69-273). Et dans la seconde moitié des années cinquante, où il donne de nombreuses conférences en Allemagne, en Angleterre, aux États-Unis ou en Suisse, il défend un projet de construction européenne qu’il conçoit comme la seule façon de dépasser les logiques nationalistes (par exemple, De Europa Meditatio Quaedam, conférence à Berlin, 1949, OC 83, IX, 247-315).
5 Le concept d’idéopraxie tel qu’il est formulé notamment par Lucien Jaume, peut être défini comme un « texte d’intervention politique », qui incite ses destinataires à l’action en jouant sur l’image de la communauté à laquelle il s’adresse et sa culture politique. L’action politique peut donc consister à exposer une thèse, à convaincre le destinataire, ou à légitimer une pratique. On ne peut ainsi comprendre un texte politique en dehors de ses conditions concrètes de formulation et de réception : il faut en analyser l’intentionnalité et la stratégie discursive, du point de vue de l’auteur ; puis, du point de vue du destinataire, les effets de sens qu’il acquiert et son impact en tant « qu’incitation à l’action ». Voir Lucien JAUME, “El pensamiento en acción: por otra historia de las ideas políticas”, dossier Historia de los conceptos, Ayer [Madrid], 2004,  n°53, pp. 109-130.
6 Sur la fondation et l’activité de l’ASR, voir Margarita MÁRQUEZ PADORNO, La Agrupación al Servicio de la República. La acción de los intelectuales en la génesis de un nuevo Estado, Madrid, Fundación José Ortega y Gasset/ Biblioteca Nueva, 2003, 269 p.
7 La publication de l’ouvrage España invertebrada (1922, III, 423-513), où sont exposées ces réflexions, est généralement considéré comme un point de basculement dans la pensée politique d’Ortega. Son libéralisme initial l’a auparavant amené à s’intéresser au socialisme et au réformisme, bien qu’il n’ait jamais adhéré au credo marxiste. En 1914, il crée un petit parti d’intellectuels, la Liga de Educación política (LEP), dont la devise est : « la pédagogie sociale comme programme politique ». La Ligue est dissoute peu après mais Ortega continue de militer, à travers ses articles de presse, pour une modernisation des institutions, un perfectionnement des mécanismes représentatifs, et la formation d’une élite politique professionnalisée. Après la crise de 1917, Ortega devient de plus en plus pessimiste quant à la possibilité d’un amendement des mœurs politiques espagnols, et ses penchants élitistes et conservateurs s’accentuent. Voir Xacobe BASTIDA, « Ortega ante el Estado », El Basilisco [Oviedo], 2ª  época, n°24, 1998, p. 51-62 ; Antonio ELORZA, La razón y la sombra. Una lectura política de Ortega y Gasset (2° ed.), Barcelone, Anagrama, 2002, 252 p. et Pedro Carlos GONZÁLEZ CUEVAS, « Ortega ante las derechas españolas », Revista de Estudios Políticos (nueva época) [Madrid], n°133, 2006, p. 59-116.
8 Ortega développe le concept de « raison vitale » afin de dépasser l’idéalisme rationaliste des Temps modernes. Il s’agit d’intégrer aux mécanismes de la raison la catégorie du devenir, indispensable à une compréhension réaliste du monde. Se déployant dans et par l’histoire, la raison vitale se donne comme « raison historique ». Celle-ci a pour but de dégager, au-delà de la contingence des événements et des faits historiques singuliers, la rationalité du processus historique. Malgré le détachement de la politique qu’il prône —indispensable selon lui à la réflexion philosophique—, Ortega n’en appelle pas moins ses contemporains à prendre en charge leur « destin historique », tâche dans laquelle la raison vitale est conçue comme un outil capable de transformer en profondeur les productions culturelles et les pratiques sociales et donc, à terme, les institutions politiques. La théorie de la  raison vitale et historique s’articule avec une doctrine sociologique fondée sur la distinction entre élites et masses, et une définition de l’intellectuel comme intermédiaire entre le corps national et les institutions étatiques. La philosophie de l’histoire d’Ortega est très nettement destinée à constituer un outil d’orientation pour le présent; autrement dit, son objectif implicite n’est autre que la mise en œuvre d’une raison politique. Ces aspects sont développés dans notre article « De la raison vitale à la raison historique. La philosophie de l’histoire au secours de la politique chez Ortega y Gasset (1923-1930) », Transitions politiques et culturelles en Europe méridionale (xixe-xxe siècle), Paul Aubert (coord), Dossier des Mélanges de la Casa de Velázquez. Nouvelle série, n°36 (1), 2006, p. 83-106.
9 Sur ce sujet, voir Ángeles BARRIO ALONSO, El sueño de la democracia industrial, Santander, Servicio de Publicaciones de la Universidad de Cantabria, 1996, 170 p.
10 Courant où se sont illustrés des auteurs comme Gustave Le Bon et Karl Mannheim, en passant par T.S. Eliot, Theodor Adorno ou Erich Fromm. Pour Ortega, le contrepoint au « plébéisme » de « l’homme-masse » est constitué par la prégnance sociale des élites, dans un sens que l’on retrouve chez les italiens Pareto et Mosca ou chez Max Weber. Cet élitisme doit aussi beaucoup à la pensée libérale de Stuart Mill et Tocqueville, comme à l’anthropologie philosophique de Nietzsche. Pour une analyse des sources et de la genèse de La Rebelión de las masas, voir l’introduction de Thomas MERMALL à son édition de La Rebelión de la masas, Castalia, Madrid, 1992, p. 7-84. Sur l’élitisme ortéguien, voir Ignacio SÁNCHEZ CÁMARA, La teoría de la minoría selecta en el pensamiento de Ortega y Gasset, Madrid, Tecnos, 1986, 235 p.
11 Cette analyse a fait l’objet d’une communication intitulée « De l’éthique du héros à l’esthétique de la violence : l’élitisme ortéguien et sa relecture phalangiste au début des années trente », Ortega y Gasset. L’art de dire, entre politique et avant-gardes (Le Mans, 17-18 mai 2006), Actes du colloque à paraître.
12 « ... en Madrid los comunistas y sus afines obligaban, bajo las más graves amenazas, a escritores y profesores a firmar manifiestos, a hablar por radio, etcétera » (IV, 504). D’après le témoignage de sa fille, les jeunes républicains n’auraient même pas pénétré dans sa chambre de malade, et c’est elle-même qui aurait négocié avec eux la signature du Manifeste (Soledad Ortega Spottorno, Ortega y Gasset : Imágenes de una vida, 1883-1955, Madrid, Ministerio de Educación y Ciencia/ Fundación Ortega y Gasset, 1983, p. 47-48).
13 Cette correspondance a été partiellement publiée dans le supplément culturel du quotidien ABC : « Palabras cruzadas sobre la tragedia española (Cartas inéditas de Ortega, Marañón y Pérez de Ayala) », El Cultural, 4 avril 2001.
14 Le texte, intitulé « En cuanto al pacifismo », était destiné à être publié dans The Times. Trop long et trop théorique pour ce journal, une version abrégée traduite par Antonio Pastor en est finalement publiée dans la revue londonienne The Nineteenth Century and After (n°737, juillet 1938, p. 20-34), par l’entremise de l’agent franquiste à Londres Juan Mata et du journaliste Luis Calvo. La correspondance entre ces hommes et le penseur, conservée à la Fondation Ortega, a notamment été étudiée par Antonio ELORZA, op. cit., p. 243-244.
15 Outre cet essai sur le pacifisme, Ortega rédige pendant la guerre un prologue à La rebelión de las masas (« Prólogo para franceses », 1937, IV, 349-372), destiné à la traduction française parue chez Stock en 1937, et un épilogue au même ouvrage prévu pour sa traduction anglaise (« Epílogo para ingleses », 1938, IV, 501-505). Les deux textes figurent dans les éditions argentines de La Rebelión de las masas avant même leur parution en France et en Angleterre ; le public hispanophone a donc pu les lire dès les années 1937-1938.  
16 On trouvera un développement du parcours biographique d’Ortega et une analyse des textes écrits pendant cette période dans notre article « Ortega y Gasset pendant la guerre d’Espagne (1936-1939): l’ambiguïté au service de la continuité », Bulletin d’Histoire Contemporaine de l’Espagne, n°37-42, juin 2004-décembre 2006, p. 301-326.
17 C’est par exemple l’interpétation qu’en fait l’exilé espagnol José BERGAMÍN, « Carta abierta a Don José Ortega y Gasset », España Peregrina [Mexico], n°1, février 1940.
18 Ortega loue la « discipline civile » des britanniques, la flexibilité de leur droit et la continuité de leurs institutions dans l’article « El derecho a la continuidad. Inglaterra como estupefaciente » (V, 412-415), paru initialement dans le quotidien La Nación [Buenos Aires], le 2 mai 1937.
19 Sur le projet Espasa Calpe, voir Marta CAMPOMAR, « Ortega y el proyecto editorial Espasa-Calpe Argentina », Revista de Occidente, n°219, mai 1999. Plus généralement, sur les circonstance de ce dernier séjour d’Ortega en Argentine, voir Tzvi MEDIN, « Ortega y Gasset en la Argentina: la tercera es la vencida », Estudios Interdisciplinarios de América Latina y el Caribe, 1991, vol. 2. n°2, p. 25-38. [En ligne: http://www.tau.ac.il/eial/II_2/medin.htm, page consultée le 26. VI. 2006].
20 Nous avons présenté, sur ce sujet, une communication intitulée « Intellectualité, intellectualisme et intelligence : Ortega y Gasset vers 1940, un intellectuel en quête de légitimité », lors de la Journée d’études de l’UMR Telemme « Comment les élites fondent-elles leur légitimité ? », le 20 mai 2005.
21 L’étude de cet essai a fait l’objet de la communication « Sobre el silencio político de Ortega: Una lectura contextualizada de Del Imperio Romano », Congreso Internacional Ortega, medio siglo después (Madrid, 18-20 octobre 2005).
22 Guillermo DE TORRE, « Sobre una deserción. Carta a Alfonso Reyes », Cuadernos Americanos [Mexico], n°3, 1942.
23 Informe Reservado du Canciller Halcón du 4 janvier 1943, adressé à la Direction Générale des Relations Culturelles, Archives du Ministères des Affaires Étrangères, section « Archivo Renovado », liasse R-2461, dossier 77.
24 Voir Lorenzo DELGADO, Diplomacia franquista y política cultural hacia Iberoamérica (1939-1953), Madrid, CSIC, 1988, 294 p.
25 En particulier José Luis ABELLÁN,  Ortega y Gasset y los orígenes de la transición democrática, Madrid, Espasa-Calpe, 2000, p. 150-153.
26 Il s’agit du cours de douze leçons donné dans le cadre de l’Instituto de Humanidades, centre de cours et conférence indépendant fondé par Ortega et Julián Marías en 1948, dissous en 1950 : En torno a Toynbee. Una interpretacion de la Historia universal (1948-1949), OC 83, IX, 11-242.
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Pour citer cet article

Référence électronique

Eve Giustiniani, « Un philosophe en exil: José Ortega y Gasset », Rives méditerranéennes [En ligne], Jeunes chercheurs 2007, mis en ligne le 15 octobre 2008, Consulté le 29 octobre 2010. URL : http://rives.revues.org/1023

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Auteur

Eve Giustiniani

Agrégée d’espagnol, diplômée de l’Institut d’Études Politiques et licenciée en Philosophie, Eve Giustiniani prépare un doctorat d’Études Romanes à l’Université de Provence. Elle est membre de la Casa de Velázquez depuis septembre 2006.

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