Tom Regan,
"The Case for Animal Rights",
in Peter Singer (éd.), In Defence of Animals, Oxford, Blackwell, 1985.

-Traduit de l'anglais par Eric Moreau. Paru dans les Cahiers antispécistes, n°5, (déc. 1992). Disponible au
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DU DROIT ANIMAL

Je me considère comme un militant pour les droits des animaux - comme faisant partie du mouvement pour les droits des animaux. Ce mouvement, tel que je le conçois, est dédié à un certain nombre de buts parmi lesquels :

- l'abolition totale de l'utilisation des animaux dans les sciences ;

- l'élimination totale de l'élevage à des fins commerciales ;

- l'interdiction totale de la chasse pour le sport et le commerce ainsi que l'interdiction du piégeage.

Je suis conscient qu'il existe des gens qui disent défendre les droits des animaux et qui ne soutiennent pas les buts énoncés ci-dessus. Pour eux, l'élevage industriel est mauvais - car il est en contradiction avec les droits des animaux - mais ils estiment que l'élevage traditionnel n'est pas condamnable. Pour eux, les tests de toxicité de cosmétiques sur les animaux vont à l'encontre des droits de ceux-ci, mais les grands programmes de la recherche médicale - comme, par exemple, la recherche sur le cancer - ne violent pas ces mêmes droits. L'abattage des bébés phoques est intolérable, mais pas celui des phoques adultes. Il fut un temps où je comprenais ce raisonnement. Plus maintenant. Il est impossible de changer des institutions injustes en se contentant de les améliorer.

Ce qui est mal - fondamentalement mal - dans la manière dont sont traités les animaux, ce ne sont pas les détails, qui varient d'un cas sur l'autre. C'est le système dans son ensemble qui est mauvais. La misère du veau élevé pour la viande est pitoyable, écœurante. La douleur intense que ressent le chimpanzé dont le cerveau est implanté d'électrodes est répugnante. La lente agonie du raton laveur pris à la patte par un piège est insupportable. Mais ce qui est mal, ce n'est pas la douleur, la souffrance ou la privation. Tous ces éléments font partie d'un tout qui est mauvais. Parfois, souvent même, tous ces éléments rendent le tout encore pire, bien pire. Mais ces éléments ne sont pas le mal fondamental.

Le mal fondamental est le système qui nous permet de considérer les animaux comme nos ressources, à notre disposition, pour être mangés, subir des expériences chirurgicales ou encore pour être exploités pour l'argent ou le sport. Dès lors que l'on accepte de considérer les animaux comme nos ressources, les conséquences sont aussi prévisibles que regrettables. Pourquoi se lamenter sur leur solitude, leur douleur ou leur mort ? Puisque les animaux existent pour nous - pour que nous en tirions un profit quelconque - ce qui leur nuit n'est pas un problème - ou ne commence à être un problème que si cela nous préoccupe ou nous met légèrement mal à l'aise lorsque nous mangeons notre escalope de veau. Dans ce cas, faisons en sorte que le veau ne soit plus maintenu dans l'isolement, qu'il ait plus d'espace, un peu de paille et quelques compagnons. Mais qu'on ne nous enlève pas notre escalope !

Cependant, ce n'est pas un peu de paille, plus d'espace ou quelques compagnons qui élimineront, ni même allégeront, le mal fondamental qui reste attaché au fait que nous considérions et traitions les animaux comme nos ressources. Un veau est considéré et traité comme une simple ressource quand il est élevé dans l'isolement pour être tué puis mangé. Mais c'est aussi le cas du veau qui est élevé (comme on dit) « plus humainement ». Ce n'est pas simplement en rendant « plus humaines » les méthodes d'élevage que nous corrigerons nos torts envers les animaux d'élevage. Pour les corriger, il n'y a pas d'autre solution que de faire disparaître purement et simplement l'élevage à fins commerciales.

Y arriverons-nous ? Arriverons-nous aussi, dans le cas des animaux de laboratoire, à l'abolition de leur utilisation ? Si oui, comment y arriverons-nous ? Il s'agit là dans une large mesure de questions politiques. Les gens doivent changer de convictions avant qu'ils ne changent leurs habitudes. Il faut qu'il y ait un nombre suffisant de gens, et plus particulièrement parmi ceux qui sont élus avec un mandat publique, qui croient au changement - et qui le désirent - avant que des lois ne soient votées pour protéger les droits des animaux. Ce processus de changement est très compliqué, très exigeant, très épuisant et nécessite l'effort conjugué de personnes qui travaillent dans l'éducation, la publicité, les organisations politiques. Toutes les bonnes volontés sont nécessaires, y compris celles des gens qui colleront les timbres et les enveloppes. En tant que philosophe de formation et de profession, ma contribution au mouvement est limitée, mais, je crois, importante. Ce qui a de l'importance en philosophie, ce sont les idées - leur signification et leur fondement rationnel, non pas les rouages du processus législatif, par exemple, ou les détails de l'organisation de la communauté. Telle est ma mission depuis les dix dernières années ou presque dans mes essais et mes conférences, et, plus récemment, dans mon livre, The Case for Animal Rights2. Je pense que les conclusions essentielles auxquelles j'arrive dans cet ouvrage sont vraies parce qu'elles sont soutenues par le poids des meilleurs arguments. Je crois que l'idée des droits des animaux a la raison, et non pas seulement l'émotion, pour elle.

Dans les quelques pages dont je dispose ici, je ne peux qu'ébaucher dans leurs grandes lignes certains des aspects principaux de mon livre. Les sujets principaux qu'il traite - et cela n'est pas surprenant - impliquent de poser et de répondre à des questions morales profondes, à des questions de fondement, à la fois sur la définition de la moralité, sur la manière dont elle doit être comprise, et sur le choix, tout bien pesé, de la meilleure théorie morale. J'espère pouvoir rapporter ici ce que je crois être les grandes lignes de cette théorie. Il s'agit, pour reprendre les propos d'un ami critique, d'un exercice cérébral, peut-être trop cérébral. Mais cela peut être donner une fausse impression. Mes sentiments concernant la manière dont sont parfois traités les animaux sont aussi profonds et intenses que ceux de mes compatriotes moins pondérés. Les philosophes - pour utiliser le jargon à la mode - ont bien une partie droite du cerveau. Cependant, si c'est avec la partie gauche que nous participons, c'est parce que c'est là que se trouvent les talents que nous pouvons avoir.

Comment procéder ? Nous commencerons par nous demander comment le statut moral des animaux a été interprété par les penseurs qui refusent d'accorder des droits aux animaux. Ensuite, nous mettrons à l'épreuve la substance de leurs idées en examinant comment elles résistent à la pression d'une critique loyale. Si nous procédons de la sorte, nous découvrirons rapidement que certaines personnes croient que nous n'avons pas de devoirs directs envers les animaux, que nous ne leur devons rien et que rien de ce que nous pouvons leur faire ne peut constituer une injustice à leur égard. Ou plutôt, il est possible de commettre des actes injustes qui impliquent les animaux, et par conséquent nous avons des devoirs dans les situations dans lesquelles ils sont impliqués, mais pas envers eux. Une telle conception des choses peut être qualifiée de « conception des devoirs indirects ». Illustrons cette théorie avec l'exemple suivant : supposons que votre voisin frappe votre chien. Votre voisin a donc fait quelque chose de mal. Mais pas à votre chien. Le mal qui a été fait l'a été envers vous. Après tout, il est mal d'ennuyer les gens, et le fait que votre voisin ait frappé votre chien vous ennuie. C'est donc vous qui subissez un préjudice, pas votre chien. Ou encore : en battant votre chien, votre voisin porte atteinte à votre propriété. Et comme il est mal d'endommager la propriété d'autrui, le voisin vous a fait quelque chose de mal - à vous, pas à votre chien. Votre voisin ne commet pas plus une injustice envers votre chien qu'il n'en commettrait envers votre voiture s'il en cassait le pare-brise. Les devoirs de votre voisin qui impliquent votre chien sont des devoirs indirects envers vous. D'une manière générale, tous nos devoirs envers les animaux sont des devoirs indirects que nous avons les uns envers les autres - envers l'humanité.

Comment est-il possible de défendre un tel point de vue ? Certains diront peut-être que votre chien ne ressent rien et que, par conséquent, il est impossible qu'il ait été blessé par le coup que lui a porté votre voisin ; ils diront que votre chien ne se soucie guère de la douleur puisqu'il ne peut la ressentir - qu'il est aussi inconscient que votre pare-brise. Certains tiendront peut-être ces propos, mais pas les gens qui ont un esprit rationnel, puisque, entre autres considérations, une telle vision des choses conduit ceux qui la soutiennent à déclarer que les humains non plus ne souffrent pas - et que les êtres humains ne se soucient pas non plus de ce qui leur arrive. D'autres personnes vous diront que l'être humain et le chien sont affectés lorsqu'ils sont frappés, mais que seule la souffrance humaine importe. Là encore, aucune personne animée d'un esprit rationnel ne peut défendre cette hypothèse. La douleur reste la douleur, où qu'elle se produise. Si la douleur que vous cause votre voisin est mauvaise à cause de la douleur provoquée, il est impossible, d'un point de vue rationnel, d'ignorer ou de rejeter la pertinence morale de la douleur qu'éprouve votre chien.

Les philosophes qui soutiennent la thèse des devoirs indirects - et ils sont encore nombreux - ont compris qu'ils doivent éviter les deux écueils que nous venons de citer, à savoir : l'idée que les animaux ne souffrent pas et l'idée que seule la souffrance humaine a une pertinence morale. Le point de vue qui prévaut actuellement chez ces penseurs est une forme ou une autre de ce que l'on appelle le « contractualisme ».

Voici, très grossièrement, l'idée principale de cette théorie : la moralité se compose d'un ensemble de règles que des individus décident librement de respecter, de la même manière que lorsque nous signons un contrat (d'où le nom de « contractualisme »). Ceux qui comprennent et acceptent les termes du contrat sont directement couverts. Ils ont des droits créés, reconnus et protégés par le contrat. Les contractants peuvent aussi stipuler que la protection soit étendue à d'autres qui - même s'ils sont incapables de comprendre ce qu'est la moralité, et, par conséquent, de signer eux-mêmes un contrat - sont aimés ou chéris par les signataires du contrat. Ainsi, les jeunes enfants, par exemple, ne sont pas capables de signer un contrat et n'ont pas de droits. Mais, néanmoins, ils sont protégés par le contrat grâce aux intérêts sentimentaux des signataires - en premier lieu, de leurs parents. Ainsi, nous avons des devoirs dans lesquels les enfants sont impliqués, des devoirs qui les concernent, mais pas de devoirs envers eux. Dans ce cas, nos devoirs sont des devoirs indirects envers d'autres humains, en l'occurrence envers leurs parents.

Quant aux animaux, puisqu'ils sont incapables de comprendre ce qu'est un contrat, il est évident qu'ils ne peuvent pas en signer. Et comme ils ne peuvent pas signer, ils n'ont pas de droits. Cependant, tout comme les enfants, certains animaux sont l'objet d'un intérêt sentimental de la part de certaines personnes. Vous aimez peut-être, par exemple, votre chien ou votre chat. Ainsi, ceux des animaux dont assez de gens se soucient (les animaux de compagnie, les baleines, les bébés phoques, les ours des Pyrénées...), même s'ils n'ont pas de droits eux-mêmes, seront protégés en raison de l'intérêt sentimental que leur portent les gens. Par conséquent, selon le contractualisme, je n'ai pas de devoir direct envers votre chien ni envers aucun autre animal, même pas le devoir de ne pas leur causer de la douleur ou de la souffrance. Mon devoir de ne pas causer de mal à un animal est un devoir que j'ai envers les gens qui se préoccupent du sort de cet animal. Quant aux autres animaux, à l'égard desquels l'intérêt sentimental est très faible voire inexistant, par exemple les animaux d'élevage ou les rats de laboratoire, les devoirs que nous avons envers eux s'amenuisent au point peut-être de disparaître. La douleur et la mort que ces animaux supportent, même si elles sont réelles, ne sont pas moralement condamnables si personne ne s'en soucie.

Au niveau du statut moral qu'il accorde aux animaux, le contractualisme pourrait être un point de vue difficile à réfuter s'il représentait une approche théorique satisfaisante du statut moral des êtres humains. Cependant, cette théorie n'est pas satisfaisante sur ce dernier point, ce qui rend tout à fait discutable son caractère satisfaisant en ce qui concerne les animaux. En effet : la moralité, selon la version élémentaire de la théorie contractualiste que j'ai énoncée, se définit comme un ensemble de règles que des gens décident de respecter. Quels gens ? Eh bien, un nombre suffisant de gens pour avoir, collectivement, le pouvoir de faire respecter les règles définies dans le contrat. Tout cela est très bien pour les signataires, mais pas pour ceux à qui l'on n'a pas demandé de signer. Et il n'y a rien, dans la forme de contractualisme dont nous parlons, qui garantisse que chacun aura une chance de participer de manière égale à l'élaboration des règles de la moralité. Par conséquent, cette approche de l'éthique pourrait cautionner les formes les plus flagrantes d'injustice sociale, économique, morale ou politique, que cela prenne la forme d'un système de castes répressif ou d'une discrimination raciale ou sexuelle systématique. Selon cette théorie, le droit est effectivement celui du plus fort. Les victimes de l'injustice peuvent bien souffrir. Cela n'a pas d'importance tant que personne - c'est-à-dire, aucun signataire, ou pas assez d'entre eux - ne s'en soucie. Une telle théorie est à vous couper le souffle moral... L'apartheid ne serait alors plus une injustice en Afrique du Sud si trop peu de Blancs sud-africains s'en indignaient... Une théorie qui a si peu à son actif au niveau de l'éthique à observer envers nos semblables humains ne peut certainement pas avoir quoi que ce soit de plus à son actif quand il s'agit de l'éthique à observer envers nos semblables animaux.

La version de contractualisme que nous venons d'examiner est, comme je l'ai indiqué, une version élémentaire, et, pour être justes envers ceux qui adhèrent au contractualisme, nous devons faire remarquer qu'il en existe des variantes beaucoup plus raffinées, subtiles et ingénieuses que celle que venons d'analyser. Par exemple, John Rawls, dans sa Théorie de la justice3, propose une version de contractualisme qui oblige les signataires du contrat à faire abstraction des caractéristiques accidentelles d'un être humain, par exemple, du fait d'être noir ou blanc, homme ou femme, un génie ou un individu intellectuellement peu doué. Selon Rawls, ce n'est qu'en faisant abstraction de ces caractéristiques qu'il est possible de garantir que les principes de justice sur lesquels les contractants tomberont d'accord ne soient pas fondés sur un parti pris ou une injustice. Malgré le progrès que représente la conception de Rawls par rapport aux autres variétés plus grossières de contractualisme, elle reste encore insuffisante. En effet, sa théorie nie systématiquement que nous ayons des devoirs directs envers ceux des êtres humains qui n'ont pas le sens de la justice - envers les jeunes enfants, par exemple, ou envers beaucoup d'humains handicapés mentaux. Et cependant, il semble raisonnablement certain que si nous torturions un enfant ou un vieillard handicapé mental, nous commettrions à son égard une injustice, et non pas un acte qui ne serait un mal que dans la mesure où d'autres humains dotés, eux, d'un sens de la justice s'en émouvaient. Et puisque cela est vrai dans le cas des humains handicapés, il est impossible rationnellement de ne pas admettre qu'il en est de même en ce qui concerne les animaux.

Les théories indirectes des droits, y compris les meilleures d'entre elles, n'arrivent donc pas à gagner notre adhésion rationnelle. C'est pourquoi, quelle que soit la théorie éthique que la rationalité nous indique d'accepter, elle doit reconnaître au moins que nous avons certains devoirs directs envers les animaux, tout comme nous en avons les uns envers les autres. Les deux théories dont je vais parler maintenant tentent de répondre à cette exigence.

J'appellerai la première de ces théories la conception de la « cruauté-gentillesse ». Cela veut dire, en bref, que nous avons un devoir direct de gentillesse envers les animaux ainsi qu'un devoir direct de ne pas être cruel à leur égard. Malgré le côté famillier et rassurant de ces idées, je ne pense pas qu'une telle conception offre une théorie adéquate. Pour clarifier les choses, voyons ce qu'il en est de la gentillesse. Quelqu'un de gentil agit à partir d'un certain genre de motifs, la pitié ou la préoccupation, par exemple. Et cela est une vertu. Mais il n'y a aucune garantie comme quoi un acte gentil est un acte juste. Si, par exemple, je suis un raciste généreux, je serai tenté d'agir de manière généreuse envers les membres de ma race, en mettant leurs intérêts au dessus de ceux des autres. Ma gentillesse serait alors réelle et, considérée isolément, bonne. Mais, de toute évidence, mes actes gentils ne seraient pas au-dessus de tout reproche moral, et peuvent être, en fait, positivement condamnables parce que fondés sur une injustice. Ainsi, la gentillesse, nonobstant son statut de vertu qu'il convient d'encourager, ne suffit pas à elle-même pour fonder une théorie de l'action juste.

Et il en va de même pour la cruauté. Les gens ou leurs actes sont cruels s'ils affichent soit un manque de sympathie, soit, pire encore, de la satisfaction à voir souffrir autrui. La cruauté sous toutes ses formes est une mauvaise chose, un tragique manquement des humains. Mais, de même qu'une personne animée par la gentillesse n'agit pas forcément bien, l'absence de cruauté ne garantit pas qu'elle évite de faire le mal. Les personnes par exemple qui pratiquent des avortements ne sont pas des êtres cruels et sadiques. Mais ce fait à lui seul ne résout pas la question terriblement difficile de la justesse morale de l'avortement. Il en va de même lorsque nous examinons l'éthique de notre attitude envers les animaux. Donc, oui, soyons pour la gentillesse et contre la cruauté. Mais n'en concluons pas que le fait d'être pour l'un et contre l'autre permet de répondre aux questions concernant ce qui est moralement bon ou mauvais.

Certaines personnes pensent trouver dans l'utilitarisme la théorie que nous cherchons. Un utilitariste accepte deux principes moraux. Le premier est celui de l'égalité : les intérêts de chacun comptent et les intérêts similaires doivent être pris en compte avec le même poids et la même importance. Qu'il s'agisse d'un Blanc ou d'un Noir, d'un Américain ou d'un Iranien, d'un humain ou d'un animal, la douleur ou la frustration de tous importe, et elle importe de manière égale, quelle que soit l'être qui la ressent. Le second principe admis par un utilitariste est celui de l'utilité : nous devons choisir l'acte qui conduira au meilleur solde possible de satisfaction et de frustration chez tous ceux qui sont affectés par les conséquences de l'acte.

Donc, en tant qu'utilitariste, voici la manière dont j'aborde le problème de décider de ce que moralement je dois faire : je dois me demander qui va être affecté si je choisis de faire une chose plutôt qu'une autre, combien chaque individu va être affecté et quel choix conduira aux meilleurs résultats - autrement dit, quel choix est susceptible de provoquer le meilleur solde de satisfaction et de frustration. Ce choix, quel qu'il soit, est celui pour lequel je dois opter. C'est là que réside mon devoir moral.

L'attrait majeur de l'utilitarisme se trouve dans son égalitarisme intransigeant : les intérêts de chacun comptent, et ils comptent autant que les intérêts identiques de n'importe qui d'autre. La discrimination odieuse que certaines formes de contractualisme peuvent justifier - la discrimination fondée sur la race ou le sexe, par exemple - ne semble pas permise, par principe, par l'utilitarisme, tout comme le spécisme, discrimination systématique fondée sur l'appartenance à une espèce.

L'égalité telle que la conçoit l'utilitarisme n'est cependant pas celle qu'un défenseur des droits des animaux ou des humains doit avoir en tête. L'utilitarisme ne laisse pas de place pour l'égalité des droits moraux des différents individus parce que dans cette doctrine il n'y a pas de place pour l'égalité de leur valeur inhérente. Ce qui a de la valeur pour un utilitariste, c'est la satisfaction des intérêts de l'individu, et non pas l'individu lui-même dont ce sont les intérêts. Un univers dans lequel vous satisfaisez votre désir de boire, de manger, et d'avoir chaud est, toutes choses égales par ailleurs, meilleur qu'un univers où il n'est pas possible de satisfaire ces désirs. Et il en va de même pour un animal qui a des désirs similaires. Mais ni vous ni lui n'avez de valeur par vous-mêmes. Seul ce que vous ressentez a de l'importance.

Voici une analogie qui permettra d'éclaircir le point de vue philosophique utilitariste : une tasse peut contenir différents liquides, parfois doux, parfois amers, parfois un mélange des deux. Ce qui a de la valeur, ce sont les liquides : plus ils sont doux et moins ils sont amers, mieux c'est. La tasse, qui est le récipient, n'a pas de valeur. Ce qui a de l'importance, c'est le contenu, et non le contenant. Pour un utilitariste, vous et moi sommes comme la tasse ; nous n'avons pas de valeur en tant qu'individus, et, par conséquent, nous n'avons pas de valeur égale. Ce qui a de la valeur est ce qui nous remplit, ce à quoi nous servons de récipient ; nos sentiments de satisfaction ont une valeur positive, tandis que nos sentiments de frustration ont une valeur négative.

L'utilitarisme se trouve face à de sérieux problèmes lorsqu'on se rappelle que cette doctrine nous demande de choisir l'acte ayant les meilleures conséquences. Qu'est-ce que cela implique donc ? Il ne s'agit pas des meilleures conséquences pour moi seul, pour ma famille ou pour mes amis, ni pour aucune autre personne considérée individuellement. Non, ce que nous devons faire, en gros, est la chose suivante : nous devons additionner (comment donc ?...) les satisfactions et les frustrations de tous les individus susceptibles d'être affectés par notre choix, en mettant les satisfactions dans une colonne, et les frustrations dans une autre. Nous devons alors faire le total de chaque colonne, et ceci pour chaque possibilité qui se présente à nous. C'est en cela que l'on peut dire qu'il s'agit d'une théorie agrégative. Et nous devons alors choisir l'option dont on peut attendre qu'elle offre le meilleur solde entre la somme des satisfactions et la somme des frustrations. Quel que soit l'acte qui aboutit à ce meilleur solde, c'est celui-là que nous avons l'obligation morale de choisir. C'est cet acte-là qui correspond à notre devoir moral. Et, bien entendu, cet acte n'est pas obligatoirement le même que celui qui produirait les meilleurs résultats pour moi, pour ma famille, pour mes amis ou pour un animal de laboratoire. Le meilleur résultat agrégé pour l'ensemble des individus n'est pas pas forcément le meilleur résultat pour chaque individu.

L'objection majeure qui peut être faite à l'utilitarisme est qu'il s'agit d'une théorie agrégative - différentes satisfactions ou frustrations concernant un individu sont additionnées, ajoutées. Considérons ma tante Béa : elle est âgée, inactive. C'est une personne maniaque, aigrie, même si, physiquement, elle n'est pas malade. Elle préfère continuer à vivre. Elle est par ailleurs plutôt riche. J'ai une occasion de me faire une fortune si je mettais la main sur son argent, qu'elle a l'intention de me donner de toute façon lorsqu'elle mourra. Mais elle refuse de me le donner de son vivant. Pour éviter qu'une grosse partie de mes profits n'aillent dans les caisses du Trésor Public, j'ai l'intention de faire don d'une coquette somme à un hôpital pour enfants de ma région. Un très grand nombre d'enfants profiteront de ma générosité et il en résultera beaucoup de joie pour leurs parents, leur famille et leurs amis. Mais si je n'obtiens pas cet argent rapidement, tous mes projets seront anéantis. J'aurai raté l'occasion, une occasion qui ne se présente pas deux fois dans une vie. Alors pourquoi ne tuerais-je point Tante Béa ? Oh, bien sûr, je cours le risque d'être pris. Mais comme je ne suis pas stupide et que, en plus, je peux compter sur la collaboration de son médecin (en effet, il est lui aussi intéressé par le même projet que moi et, en outre, je connais pas mal de choses sur son passé obscur). La chose peut donc être commise... d'une manière professionnelle, si je puis dire. Il y a très peu de chances pour que nous soyons découverts. Et quant à mes problèmes de conscience, je suis plutôt du genre à ne pas trop m'en faire et je saurai tirer assez de satisfaction - allongé sur la plage d'Acapulco - du fait d'avoir fait quelque chose de bien à des tas de gens.

Imaginez que Tante Béa soit assassinée et que la suite du scénario se déroule comme prévu. Aurais-je fait quelque chose de mal ? Quelque chose d'immoral ? Il nous semblerait bien que oui. Mais pas pour les utilitaristes. En effet, comme ce que j'ai fait a créé le meilleur solde possible entre le total des satisfactions et celui des frustrations de tous ceux qui étaient impliqués, mon action n'est pas mauvaise. Et même, en tuant Tante Béa, le médecin et moi-même avons fait notre devoir.

Ce genre d'argumentation peut être repris dans toutes sortes de situations, illustrant à chaque fois le fait que la position utilitariste mène à des conséquences que les gens impartiaux trouvent brutales et moralement condamnables. Il est mal, et non pas juste, de tuer Tante Béa au nom de la maximisation de la satisfaction que cela apportera à d'autres. Une bonne fin ne justifie pas de mauvais moyens. Toute théorie morale sensée doit être en mesure d'expliquer pourquoi. Comme l'utilitarisme est une théorie inacceptable pour les raisons que nous venons de donner, ce n'est pas la théorie à laquelle nous adhérerons.

Que faire ? Par où faut-il reprendre le problème ? Il convient de commencer, je crois, par la conception utilitariste de la valeur de l'individu - ou plutôt de son absence de valeur. À la place, supposons que nous considérions que vous et moi avons une valeur en tant qu'individus - ce que nous appellerons valeur inhérente. Affirmer que nous avons une telle valeur revient à dire que nous sommes davantage, que nous sommes autre chose, que de simples récipients. En outre, pour nous assurer que nous n'ouvrons pas la voie à des injustices comme l'esclavage ou la discrimination sexuelle, nous devons penser que tous ceux qui ont une valeur inhérente l'ont de manière égale, indépendamment de leur sexe, de leur race, de leur religion, de leur lieu de naissance, etc. De même, les caractéristiques propres à chaque individu, qu'il s'agisse de ses talent, de ses connaissances, de son intelligence, de sa richesse, de sa santé ou encore de sa personnalité, de l'admiration ou du mépris dont il est l'objet, doivent être rejetées comme non pertinentes. Le génie et l'enfant handicapé mental, le riche et le pauvre, le neurochirurgien et le marchand de fruits, Mère Thérésa et le vendeur de voitures d'occasion le moins scrupuleux, ont tous une valeur inhérente. Ils la possèdent tous de manière égale et ont tous un droit égal à être traités avec respect, traités d'une manière qui ne les réduise pas au statut de choses, comme s'ils n'existaient qu'en tant que ressources pour les autres. Ma valeur en tant qu'individu est indépendante de l'utilité que je peux avoir pour vous. Votre valeur ne dépend pas de l'utilité que vous pouvez avoir pour moi. Si je vous traite, ou vous me traitez, d'une manière à qui il manque de montrer un respect pour la valeur indépendante de l'autre, alors j'agis ou vous agissez de manière immorale et en violation des droits de l'autre.

Certaines des vertus rationnelles de cette conception - que j'appelle la théorie des droits - sont évidentes. Contrairement, par exemple, au contractualisme dans sa forme élémentaire, la conception des droits refuse, par principe, de tolérer moralement une quelconque forme de racismeou de discrimination sexuelle ou sociale, et, contrairement à l'utilitarisme, cette conception refuse, par principe, que nous puissions justifier des résultats bons en ayant recours à des moyens mauvais qui violent les droits d'un individu. Cette conception refuse, par exemple, qu'il puisse être moral de tuer Tante Béa pour en tirer des conséquences bénéfiques pour d'autres. Cela reviendrait à cautionner le traitement irrespectueux de l'individu au nom du bien social, ce qui, pour la théorie des droits, ne sera et ne pourra jamais être en aucun cas toléré.

Je pense que la théorie des droits est, d'un point de vue rationnel, la théorie morale la plus satisfaisante. Elle dépasse toutes les autres théories dans sa capacité à éclairer et à expliquer le fondement des devoirs que nous avons les uns envers les autres, c'est-à-dire le domaine de la moralité humaine. De ce point de vue, la théorie des droits dispose des meilleures raisons et des meilleurs arguments. Bien entendu, s'il était possible de démontrer que seuls les droits des humains sont justifiés par cette théorie, alors quelqu'un comme moi, qui croit aux droits des animaux, serait obligé de chercher ailleurs.

Mais les tentatives pour limiter la portée de cette théorie aux humains ne peuvent qu'être rationnellement défectueuses. Aux animaux, il est vrai, manquent beaucoup des facultés que possèdent les humains. Ils ne peuvent pas lire, s'adonner aux mathématiques supérieures, construire une étagère ni encore faire frire des beignets. C'est aussi le cas de bien des êtres humains, et pourtant, nous ne disons pas (et ne devons pas dire) que ces humains ont ainsi moins de valeur inhérente, moins le droit d'être traité avec respect, que les autres. Ce sont les ressemblances entre ceux des humains qui de la façon la plus claire ont une telle valeur (entre les lecteurs de ce texte, par exemple), et non pas leurs différences, qui sont les plus importantes. Et la ressemblance vraiment cruciale et fondamentale est simplement la suivante : chacun d'entre nous est le sujet d'une vie dont nous faisons l'expérience, une créature consciente possédant un bien-être individuel qui nous importe indépendamment de notre utilité pour autrui. Nous désirons et préférons des choses, nous croyons et ressentons des choses, nous nous rappelons des choses et nous nous attendons à d'autres. Et toutes ces dimensions de notre vie, - y compris le plaisir et la douleur, la joie et la souffrance, la satisfaction et la frustration, la poursuite de notre existence ou notre mort prématurée - toutes ces dimensions font la différence pour la qualité de notre vie telle qu'elle est vécue, éprouvée par nous en tant qu'individus. Comme il en va de même pour les animaux qui nous concernent (ceux qui sont mangés ou piégés, par exemple), eux aussi doivent être considérés comme des sujets d'une vie dont ils font l'expérience, comme possédant leur propre valeur inhérente.

Il y a des gens qui refusent d'admettre l'idée que les animaux ont une valeur inhérente. « Seuls les humains ont une telle valeur », disent-ils. Comment est-il possible de défendre un tel point de vue limité ? Est-il possible de dire que seuls les humains disposent d'assez d'intelligence, ou d'autonomie, ou de raison ? Il y a cependant une multitude d'humains qui ne répondent pas à ces critères et qui sont pourtant raisonnablement considérés comme ayant une valeur qui dépasse leur utilité pour les autres. Est-il possible de proclamer que seuls les humains appartiennent à la bonne espèce, à l'espèce Homo sapiens ? Ce serait du spécisme flagrant. Est-il alors possible de dire que les humains, et eux seuls, ont une âme immortelle ? Dans ce cas, nos opposants ont du pain sur la planche. Moi-même ne suis pas hostile à l'idée qu'il existe des âmes immortelles et, personnellement, j'espère profondément en avoir une. Mais je ne voudrais pas fonder ma position éthique au sujet d'une question controversée sur la réponse à la question encore plus controversée qui est de savoir qui ou quoi a une âme immortelle. Ce serait s'enfoncer encore plus plutôt que de se hisser hors du trou. D'un point de vue rationnel, il est préférable de résoudre les problèmes moraux sans faire plus qu'il ne faut de suppositions sujettes à controverse. La question de savoir qui a une valeur inhérente est une question de ce genre. C'est un problème que l'on résout plus rationnellement sans introduire l'idée de l'immortalité de l'âme.

Certains diront peut-être que les animaux ont une certaine valeur inhérente, mais que celle-ci est inférieure à la notre. Là encore, on peut montrer que les tentatives pour défendre ce point de vue manquent de justification rationnelle. Sur quoi peut bien être fondée l'affirmation que nous avons plus de valeur inhérente que les animaux ? Sur leur manque de raison, d'autonomie ou d'intellect ? Nous pouvons raisonner de cette manière seulement si nous sommes prêts à raisonner de même à propos des humains qui ont les mêmes déficiences. Mais il est faux que ces humains - les enfants handicapés mentaux, par exemple, ou les aliénés - ont moins de valeur inhérente que vous ou moi. Il n'est donc pas possible non plus de soutenir rationnellement que les animaux qui leur sont comparables en tant que sujets d'une vie dont ils font l'expérience ont moins qu'eux de valeur inhérente. Tous ceux qui ont une valeur inhérente l'ont d'une manière égale, qu'ils soient des humains ou non.

Ainsi, la valeur inhérente appartient de façon égale à tous ceux qui sont les sujets d'une vie dont ils font l'expérience. Que cette valeur inhérente appartiennent aussi à d'autres - aux pierres, aux rivières, aux arbres ou aux glaciers, par exemple - nous ne le savons pas et ne le saurons peut-être jamais. Mais d'un autre côté il n'est pas nécessaire de le savoir pour pouvoir défendre les droits des animaux. De même que, par exemple, il n'est pas nécessaire de savoir combien de gens ont le droit de voter aux prochaines élections présidentielles pour savoir si j'ai ce droit moi-même. Ainsi nous n'avons pas besoin de savoir combien d'individus ont une valeur inhérente pour pouvoir savoir si certains en ont une. S'agissant des droits des animaux, ce que nous devons donc savoir c'est si ceux des animaux qui dans notre culture sont, entre autres choses, quotidiennement mangés, chassés et utilisés dans les laboratoires, nous ressemblent en ce qu'ils sont les sujets d'une vie. Et nous savons cela. Nous savons pertinemment qu'un très grand nombre - littéralement des milliards et des milliards - d'animaux sont les sujets d'une vie dans le sens donné plus haut, et que donc ils ont une valeur inhérente si nous-mêmes en avons une. Et, puisque nous devons, afin d'arriver à la meilleure théorie des devoirs que nous avons les uns envers les autres, reconnaître notre égale valeur inhérente en tant qu'individus, la raison - et non les sentiments ni l'émotion - nous oblige à reconnaître à ces animaux la même valeur inhérente, et donc un droit identique au nôtre à être traités avec respect.

Voilà très grossièrement les grandes lignes de l'argumentation pour les droits des animaux. La plupart des détails qui l'étayent n'ont pas été abordés. On les trouvera dans le livre dont j'ai parlé plus haut. Ces détails resteront donc ici en suspens, et je dois, pour terminer, me limiter à quatre derniers points.

Le premier point est que la théorie qui sous-tend les droits des animaux montre que le mouvement qui les défend, loin de s'opposer au mouvement pour les droits des humains, en est partie intégrante. La théorie qui fonde d'une manière rationnelle les droits des animaux fonde aussi les droits des humains. Ainsi, les personnes qui sont engagées dans le mouvement pour les droits des animaux sont les partenaires de celles qui luttent pour garantir le respect des droits des humains - des droits des femmes, par exemple, ou des minorités ou des travailleurs. Le mouvement pour les droits des animaux est fait de la même substance morale que ces autres mouvements.

Deuxièmement, après avoir défini les grandes lignes de la théorie des droits, je peux maintenant expliquer pourquoi ses positions par rapport à l'élevage et à l'expérimentation animale, entre autres domaines, sont à la fois claires et intransigeantes. Pour ce qui est de l'utilisation des animaux pour la science, la théorie des droits est catégoriquement abolitionniste. Les animaux de laboratoire ne sont pas nos goûteurs ; nous ne sommes pas leurs rois. Parce que ces animaux sont sans cesse et systématiquement traités comme si leur valeur était réductible à leur utilité pour autrui, ils sont sans répit et systématiquement traités avec un manque de respect, et ainsi leurs droits sont systématiquement et quotidiennement violés. Ceci est vrai lorsque les animaux sont utilisés pour des recherches futiles, déjà faites, inutiles ou malavisées, comme cela l'est encore lorsqu'ils sont utilisés pour des recherches qui laissent espérer de réels bienfaits pour les êtres humains. Il est impossible de justifier le fait de léser ou de tuer un être humain (Tante Béa, par exemple) pour ce genre de motifs. Nous ne pouvons non plus justifier cela même d'une créature aussi modeste qu'un rat de laboratoire. Ce n'est pas une amélioration ou une réduction qui est demandée, ce n'est pas des cages plus grandes ou plus propres, ni l'utilisation plus généreuse d'anesthésiques ou l'élimination de la chirurgie multiple. Ce n'est pas une remise en ordre du système qui est exigé. C'est son remplacement complet. La meilleure chose à faire concernant l'utilisation des animaux de laboratoire est de ne pas les utiliser. Voici quels sont nos devoirs, selon la théorie des droits.

En ce qui concerne l'élevage, la théorie des droits adopte là encore une position abolitionniste. Le mal moral fondamental dans ce domaine n'est pas le fait que les animaux soient maintenus enfermés dans un isolement stressant, ou que leur douleur ou leur souffrance, leurs besoins ou leur préférence soient ignorés ou considérés comme sans importance. Bien sûr, tous ces éléments sont des maux, mais ils ne sont pas le mal fondamental. Ils ne sont que les symptômes et les effets d'un mal plus profond et plus systématique, celui qui permet que les animaux soient considérés et traités comme des êtres sans valeur indépendante, comme des ressources à notre disposition, comme des ressources même renouvelables. Ce n'est pas en donnant plus de place, un environnement plus naturel ou plus de compagnons aux animaux d'élevage que l'on redressera le tort fondamental, pas plus qu'en donnant plus d'anesthésiques ou des cages plus grandes ou plus propres aux animaux de laboratoire. Ce n'est rien de moins que l'abolition totale de l'élevage à des fins commerciales qui permettra d'éradiquer le mal à sa racine, de même que, pour des raisons similaires que je ne peux développer ici, la moralité n'exige rien de moins que l'élimination totale de la chasse et du piégeage à des fins commerciales et sportives. Comme je l'ai déjà dit, les positions de la théorie des droits sont donc claires et intransigeantes.

Les deux derniers points que je souhaite aborder concernent la philosophie, qui est ma profession. Bien évidemment, la philosophie ne se substitue pas à l'action politique. Mes écrits ici et ailleurs ne changeront rien du tout en eux-mêmes. C'est ce que nous faisons avec les pensées que les mots expriment - nos faits et nos actes - qui changent les choses. Tout ce que la philosophie peut faire, et tout ce que j'ai essayé de faire, consiste à offrir une vision de ce vers quoi doivent tendre nos actes. Et à dire le pourquoi. Mais pas le comment.

Enfin, je me souviens d'un critique attentionné, celui que j'ai mentionné plus haut, qui me reprochait d'être trop cérébral. Certes, j'ai été cérébral : la conception des devoirs indirects, l'utilitarisme, le contractualisme... - bref, ce n'est pas vraiment la matière dont sont faites les passions profondes. Cependant, je me souviens aussi de l'image qu'un autre ami me montra un jour - l'image d'une danseuse de ballet - comme étant l'expression de la passion disciplinée. De longues heures passées à transpirer et à travailler dur, de longues heures de solitude et d'entraînement, de doute et de fatigue : tout cela est la discipline de l'art de la danse. Mais la passion aussi est là, le désir sauvage d'excellence, de s'exprimer à travers son corps, de le faire de façon juste, et de marquer notre esprit. C'est l'image que j'aimerais vous laisser de la philosophie : une image non pas trop « cérébrale », mais plutôt de passion disciplinée. Nous avons assez parlé de la discipline ; voyons maintenant la passion : il y a des fois, souvent même, où les larmes me viennent aux yeux quand je vois, je lis ou j'entends parler du sort misérable des animaux aux mains des humains. Leur douleur, leur souffrance, leur solitude, leur innocence, leur mort. Colère. Rage. Pitié. Chagrin. Dégoût. La création tout entière gémit sous le poids du mal que nous humains imposons à ces créatures muettes et sans défense. C'est aussi notre coeur, et pas seulement notre raison, qui demande la fin de tout cela, qui exige que nous surmontions, pour eux, les habitudes et les forces qui sont la cause de leur oppression systématique. Il a été dit que tous les grands mouvements passent par trois étapes : celle du ridicule, celle de la discussion et celle de l'adoption. C'est la réalisation de la troisième étape, l'adoption, qui exige notre passion, notre discipline, nos coeurs et nos esprits. Le sort des animaux est entre nos mains. Que Dieu nous accorde d'être à la hauteur de la tâche.