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Le pélerinage tunisien de Sarcelles

De la tradition à l’hédonisme contemporain
Laurence Podselver

Texte intégral

1Parmi les nombreux pèlerinages que pratiquent les juifs du Maghreb sur les tombes des Saints, celui d’El Hamma situé dans le sud de la Tunisie et célébré à la mémoire de Rebbi Yossef El Maarabi est aujourd’hui transposé à Sarcelles, dans la banlieue nord de Paris. Si la tombe située à El Hamma demeure un lieu de vénération, la masse des pèlerins tunisiens exilés se retrouvent chaque année depuis seize ans à Sarcelles. C’est une une journée de célébration dans laquelle le plaisir d’être ensemble et plus particulièrement pour ceux de la région de Gabès compte tout autant que l’aspect strictement religieux. Aussi est-il difficile de déterminer la part du sacré dans l’accomplissement du rite. S’agit-il d’un groupe nostalgique procédant à son auto-célébration, au point que l’on peut se demander si ce n’est pas justement la présence communautaire qui porte en elle la part du sacré ? La journée, marquée par une suite de gestes rituels, par l’évocation d’un passé proche, perpétue-t-elle un rite auquel tout le monde adhère ? Les croyances antérieures sont-elles toujours vivaces ? Dans les gestes du passé et ceux qui sont inventés, entre la tradition et l’innovation, entre ferveur et plaisir, entre l’évocation du passé et l’utilisation de ce passé à des fins mercantiles, quelle est la part du religieux et du social, et faut-il justement « faire la part des choses » ?

  • 1  Notamment dans Le pèlerin et le converti, la religion en mouvement, Paris, Flammarion, 1999.

2L’observateur qui voudrait rendre compte de cet aspect contemporain éprouve un sentiment d’insatisfaction comme si, finalement, son objet d’étude se dérobait, ainsi que l’analyse Danièle Hervieu-Léger à propos des formes contemporaines du religieux dans un univers sécularisé1. Ces formes, loin d’être résiduelles, sont constamment réinterprétées, voire même recons-truites par-delà des frontières autrefois séparant le sacré du profane. Ces nouvelles modalités d’expression nous conduisent à considérer la présence sociale du religieux et la sacralité toujours différée dans une même dynamique. S’il est difficile de nommer ce qui appartient au domaine du religieux stricto sensu, c’est que celui-ci, loin d’être une figure réifiée de la tradition, est en mouvement et s’accomplit sans que nous puissions le caractériser de manière définitive. Quant à la notion de sacralité, elle demande aussi à être envisagée dans un contexte particulier et mouvant. La figure même du pèlerin historiquement ancrée dans les traditions, notamment chrétiennes est, ainsi que nous le constaterons, étonnement moderne parce qu’elle se dégage de la pratique régulière et des institutions régulatrices. Ceux qui se rassemblent ce jour à Sarcelles ne sont pas les plus pratiquants. Ils se disent attachés à la coutume sans que celle-ci soit fondée par l’étude. De plus, les pèlerinages sont aujourd’hui tolérés par le judaïsme consistorial sans toutefois être encouragés. Pourtant ces pratiques sont historiquement fondées, même si elles se situent aux marges du judaïsme et sont considérées, en ce qui concerne le Maghreb, comme appartenant à cette religion « domestique » exprimant un ancrage dans un environnement particulier.

De la tradition

3Les pèlerinages antiques des Hébreux à pessah (pâque), à chavouot (Pentecôte), à souccoth (fête des cabanes), fêtes originellement agricoles concernaient, non pas des personnages vénérés, mais des moments historiques, fondateurs d’Israël. C’est au Temple de Jérusalem, lieu saint par excellence, que se rendaient les juifs du royaume d’Israël, puis ceux de la diaspora. Les pèlerinages qui s’accomplissaient trois fois par an consistaient en offrandes et en sacrifices qui, après la destruction du Temple, se transformèrent en rite de deuil et de lamentations mais aussi en dîme pour que l’étude des textes sacrés puissent toujours se faire en terre d’Israël. Il fut toujours d’usage de prier sur les ruines du Temple (le mur occidental) et sur les sépultures des prophètes dès la période talmudique2.

  • 2  A. Ben Jacob, Quebarim qedoshim be Bababel (Lieux saints en Irak), Jérusalem, 1973, cité par I. Ben(...)
  • 3  Tels ceux du Baba Salé, tzaddik marocain à Netivot ou de Haïm Houri, rabbin djerbien, dans le Négue(...)

4Plus tard au XVIIe siècle les rabbins de l’école de Safed en Galilée multiplièrent les visites sur les tombes des sages et initièrent l’usage de l’allumage des bougies et des vœux formulés dans les sanctuaires. Au trente-troisième jour du mois d’Omer (Lag Ba Omer), la fête célébrant la fin d’une épidémie au cours du soulèvement des juifs contre Rome (132-135) est associée à la célébration de la montée de l’âme (hiloula) de l’auteur présumé du Zohar, Shimon Bar Yohaï. Le pèlerinage sur sa tombe à Méron, non loin de Safed, qui rassemblait autrefois étudiants et disciples des écoles influencées par la tradition de la Kabbale fait aujourd’hui converger plus de cent cinquante mille personnes, et les grands rassemblements de population sur les tombes en Israël vont s’amplifiant. Cette expansion récente du phénomène est sans aucun doute liée à la position sociale et religieuse récemment conquise par les Marocains en Israël qui, de la périphérie, ont acquis au fil des ans un rôle plus central notamment par l’appropriation des lieux traditionnels de pèlerinage et la création de nouveaux sites3.

  • 4  P. Sebag et M. Attal, La hara de Tunis, Paris, 1958.

5Rappelant leur passé en Tunisie les historiens écrivent : « La nuit venue, de toutes les maisons de la hara sortent en procession les familles. Hommes, femmes et enfants portant cierge à cinq branches et chandeliers ornés de fleurs se rendent à la synagogue parée à cette occasion de guirlandes et de lampions. Là, à la lueur de mille bougies, au parfum capiteux des narcisses et des roses s’élève des poitrines l’hymne joyeuse à Bar Yohaï4. »

6La date anniversaire du décès de Shimon Bar Yohaï est aussi choisi pour célébrer un grand nombre de hiloulot de défunts vénérés dont on ne connaît pas avec exactitude la date de décès. Ce qui permet dans d’autres cas aussi d’accomplir deux fois la célébration. Ainsi le pèlerinage du Maarabi a lieu le dernier jour du mois de Tevet (jour de son décès) et pour lag Ba Omer, jour de célébration « collective » des sages et des rabbins miraculeux, les tzadikim. Cette prégnance de Shimon Bar Yohaï témoigne, selon H. Goldberg, de la familiarité des populations du Maghreb avec le livre du Zohar qui très souvent était conservé dans les maisons comme une amulette protectrice alors que la Torah demeure dans la synagogue et que son élaboration par un scribe, plus onéreuse qu’un livre imprimé, en réduit considérablement le nombre. D’autre part la diffusion du Zohar et son succès s’expliquent, selon une thèse proche de celle de Gershom Sholem concernant la diffusion de la Kabbale, par le messianisme et sa dimension rédemptrice après l’expulsion des juifs d’Espagne. A cette date, le recentrement sur Eretz Israël qui instaure un grand nombre de pèlerinages s’accompagne en Afrique du Nord de cultes locaux en liaison avec la tradition mystique « noble » du judaïsme. Ils sont à la fois des preuves d’unité du peuple juif dans l’attente imminente du Messie après la catastrophe que constitue l’exil, mais aussi, dans un deuxième temps, ils témoignent d’enracinements multiples.

  • 5  On doit ces informations au professeur Robert Attal de l'Institut Ben Zvi de Jérusalem.
  • 6  Notamment par le rabbin Houari Demri dans un petit livre en hébreu et en judéo-arabe : Yossef Haï ((...)
  • 7  A l'exception notoire de la famille Abu Atsera.

7Le Maarabi, littéralement « l’homme de l’Occident » dont l’identité est connu dans le monde savant5 sous le nom de Yossef Ibn Teboul, disciple du kabbaliste Isaac Luria, quitte Safed en Galilée pour le Maroc, d’où il serait originaire. La mort l’aurait surpris en route, à El Hamma, selon la tradition orale rapportée par les habitants de Djerba et de Gabès et les légendes hagiographiques restituées6 : « Un vendredi soir, sur le point de mourir, [El Maarabi] exigea d’être enterré avant shabat. Or le soleil suspendit sa course, la nuit tarda à tomber, laissant aux fidèles le temps de respecter les dernières volontés du saint. » Son pouvoir est reconnu par tous. C’est ce consensus qui lui confère ce statut de saint hors de toute filiation quand il décède. Contrairement aux saints musulmans ou aux rabbins miraculeux dans le monde hassidique ashkénaze, la filiation pour les « saints juifs » en terre d’Islam n’est pas un critère central7. C’est généralement à sa mort que le saint est reconnu comme tel. Aussi s’agit-il alors de rites centrés sur la mémoire collective même si elle demeure parfois ténue.

  • 8  Le culte des saints dans l'islam maghrébin, Paris, Gallimard, 1954.

8A la question posée aujourd’hui aux participants du pèlerinage sur la personnalité du Maarabi, il est invariablement répondu : « C’était un grand sage, un lettré. Il aide ceux qui sont en difficultés. » On fait alors le récit des miracles, du plus lointain au plus récent, qui concerne, justement, la fin d’une grève qui a permis que se tienne le pèlerinage à Sarcelles... La construction de la mé-moire du saint recourt au registre de la fondation et de la perpétuation. Le lieu originel, dans l’oasis ombragée près d’une source thermale d’eau chaude, appartient aux topos déclinés par E. Dermeghem lorsqu’il recense les lieux des sanctuaires et leurs caractéristiques dans le monde maghrébin8. Le sanctuaire d’El Hamma fut constitué d’abord par un amas de pierre situé non loin du cimetière. Aujourd’hui la tombe de ciment construite sur deux niveaux et surmontée d’une construction métallique en forme de coupole a pris un aspect monumental qui est encore l’objet d’une polémique. Pour certains cette configuration nouvelle va à l’encontre de la mémoire du saint qui aurait exprimé le souhait que seul un amas de pierre rappelle sa présence. Un journaliste américain se rendant sur les lieux en 1920 écrit :

  • 9  La Tunisie illustrée, 1er mars 1920.

 « Ce fameux tombeau n’était rien moins qu’un tas de boue d’environ cinq pieds de haut entouré à la base de quelques pierres. A main droite le sol était noirci par le feu que l’on y faisait régulièrement depuis un millier d’années9. »

9Ce qui explique aussi que les musulmans désignent le saint comme « Youssef Ben Hajar », le fils de la pierre. Ici nous nous trouvons confronté à la fois à la fidélité et à la réélaboration d’un lieu sous l’influence des constructions érigées pour les marabouts musulmans, dont les sanctuaires reprennent la forme et l’organisation du bâti avec les salles de repos et de prières attenantes, et la nécessité de « donner à voir » et de satisfaire la curiosité des visiteurs qui cherchent un « monument ».

  • 10  Recherche menée par l'Université hébraïque de Jérusalem.

10Quant au terme de pèlerinage, il suscite quelques méfiances aux regards des tenants de la tradition historique du judaïsme. La vénération des saints tzadikim aussi bien en Europe orientale qu’au Maghreb a été l’objet de virulentes critiques de la part des autorités rabbiniques qui y voyaient une forme d’idolâtrie. Cependant cette forme populaire de dévotion semble avoir été très présente en Afrique du Nord puisque I. Ben Ami dresse la liste des six cent cinquante-deux cultes des Saints pour le seul Maroc, pays où ils furent certainement les plus nombreux10. Il remarque que ces cultes – très proches de ceux pratiqués par les musulmans qui vénèrent aussi les saints juifs, alors que les juifs ne se rendaient pas sur la tombe des marabouts – surprenaient aussi bien des voyageurs du XVIIIe siècle que ceux de nos jours. Ils montrent combien les frontières entre les religions sont dans les pratiques populaires perméables et parfois même indistinctes.

  • 11  Entre Dieu et les Hommes. Lettrés saints et sorciers au Maghreb (17ème siècle), Paris, Ed de l’EHES(...)

11En ce qui concerne notre aire géographique, les cultes juifs et musulmans ont été dénoncés par les deux traditions religieuses qui, contrairement au christianisme, n’ont pas mis en place des procédures de canonisation ou reconnu ces cultes qui, selon elles, frôlent l’hérésie. Pour ces deux traditions, seul Dieu peut être vénéré et sa personnification par des intermédiaires est impossible. Cependant la qualité de thaumaturge étant admise, les visites sur les tombes et les demandes d’intercession étant largement répandues dans la culture populaire, le judaïsme, tout comme l’islam, admettent ces pratiques sans les favoriser, mettant constamment en garde contre des tentations déviantes. A l’opposition entre religion scripturaire et religion populaire analysée pour l’islam par H. Touati11 fait écho cette religion :

  • 12  Cette religiosité populaire est rappelée in Jacques Taiëb, Sociétés juives du Maghreb moderne (1500(...)

 « Des masses populaires et des femmes qui croyaient obstinément aux pouvoirs d’intercesseurs de nombreux rabbins dont les sépultures attiraient les pélerins (...). Cette piété affective, spontanée, s’écartait de la religiosité plus intellectuelle des clercs, les embarrassait, d’où leur attitude de prudence et de discrétion à l’égard de ces manifestations12 ».

12La liminarité de ces rites, dans le sens que prône V. Turner, permet d’évaluer la force des cultures populaires et les relations avec les religions instituées qui les temporisent ou qui, après les avoir jugées archaïques, les intègrent finalement.

13A El Hamma le pèlerinage est une « visite » dans la tradition maghrébine de la ziyara, qui s’effectue selon un déroulement codifié : visite au souk de la ville, achats très attendus par les marchands musulmans, bains aux thermes de la ville qui associent bien-être et sentiment de purification (mais il ne s’agit pas ici de purification rituelle). Puis, alors que l’on s’approche du sanctuaire, des musiciens de Djerba accompagnés d’un luth et de dârbukas entonnent des chants pour le Maarabi. Une fois sur le sanctuaire, le rabbin s’installe au-dessus de la tombe sur une avancée de béton tandis que les enfants et les femmes allument un feu sur la tombe. Peu à peu, les femmes assises près du feu prient et formulent des vœux. D’autres installent des braseros où cuiront des brochettes de viandes, certaines distribuent des fruits secs et de l’alcool de figue. Les familles se regroupent pour un déjeuner ponctué de chants et de prières de visites d’amis et tout se passe dans une atmosphère de fête sous le soleil déclinant de l’hiver méditerranéen.

De la Tunisie à Sarcelles

14Dans un tout autre contexte, le pèlerin sarcellois tente, hors du sanctuaire, de réitérer ces mêmes gestes. L’emploi du terme « pèlerinage » affiché sur des calicots dans toute la ville intrigue les participants qui perçoivent dans cette traduction/trahison une « concession », un emprunt au monde chrétien permettant de légitimer un événement, de le rendre plus familier pour évoquer le caractère visible et quasi public d’une manifestation religieuse hors des espaces habituels et circonscrits que sont les synagogues ou les lieux d’études. Ce pèlerinage sans déplacement vers un lieu supposé en représenter un autre, la tombe d’El Hamma, appelle la mémoire et le passé dans un jeu de transposition qui manifeste la présence d’une communauté. Le sud tunisien et la tombe deviennent les lieux fondateurs, Sarcelles et l’école juive des lieux de rassemblement.

15Alors qu’une pluie glaciale embourbe le chemin menant à l’école Torah Temet, (une construction de béton, déjà vieillie entourée de préfabriqués et située au milieu d’un terrain vague), la foule des pèlerins accompagne dans la bonne humeur l’orchestre oriental (c’est ainsi qu’il se nomme) s’efforçant de se souvenir du chant que l’on entonnait pour le Maarabi. A l’extérieur, des bâches (prêtées par la mairie) ont été installées pour abriter les stands de bricks à l’œuf, brochettes, gâteaux à la pâte d’amande et au miel. Dans le vestibule d’entrée de l’école, des associations tunisiennes présentent leurs activités, et le travail de mémoire se décline à voix haute en groupe, entre amis, en famille. Personne n’est étranger, et le plaisir d’exister pour chacun se lit sur les visages des plus « anonymes », de ceux que l’exil et la pauvreté insurmontable ont isolés à ceux que l’on présente comme l’exemple d’une intégration réussie, avocats, médecins, hommes d’affaires. Tout semble se passer comme si, pour quelques heures, les frontières sociales étaient abolies et la diversité des passés estompée dans le halo d’une Tunisie heureuse.

  • 13  Poèmes liturgiques hébreux.

16Le Sud, avec ses coutumes, ses croyances et sa résistance à l’occidentalisation s’érige en symbole global d’une origine imaginaire où l’on vient se ressourcer. Hommes et femmes allument des fioles symbolisant l’âme des rabbins miraculeux du Maghreb ainsi que celle du Maarabi plus particulièrement invoquée, et prononcent bénédictions et vœux, tandis qu’un jeune homme se met à chanter les piyoutim13 du Maarabi. Plus tard, aux heures des prières quotidiennes dans une salle de classe transformée pour l’occasion en salle de prières, les hommes apporteront la Torah d’El Hamma enveloppée de velours rose brodé d’or.

17Les femmes très présentes parce qu’exclues du judaïsme savant, n’ayant pas eu accès aux textes et fréquentant peu la synagogue, tiennent en lieu sûr les objets liturgiques rapportés de Gabès. Parlant presque exclusivement le judéo-arabe, elles  sont, par leur rôle nourricier et les vœux centrés sur la famille et la fertilité, au centre du rituel. Elles font passer de grands plateaux de couscous dont la consommation est associée à une participation active pour que les vœux soient exaucés. Préparer le couscous en l’honneur du saint c’est manifester sa foi et en attendre les bienfaits en retour. La semoule aux grains innombrables, les fruits secs tombant comme la manne symbolisent l’abondance et la multitude associées à la fécondité, renforçant le caractère féminin de la cérémonie. La fécondité est aussi rappelée quand les femmes distribuent une ficelle qui entourait le chandelier d’El Hamma et qu’elles noueront autour de leur ventre. Ce rite féminin autrefois décrié et tenu au rang des pratiques superstitieuses est aujourd’hui admis d’autant que ce « judaïsme populaire » devient fédérateur puisqu’il permet de réunir, au-delà des appartenances sociales voire même géographiques, des juifs partageant une histoire commune qui s’approprient aujourd’hui une culture autrefois dévalorisée par l’emprise coloniale. Accomplir des actes religieux, allumer des bougies du kandil d’El Hamma, prier sur le Sepher Torah de la synagogue d’El Hamma (ouvrage aujourd’hui conservé à la synagogue Beth shalom de Sarcelles), faire un feu en plein air pour y jeter des chandelles matérisalisant des vœux matérialisés, sont des moments de ferveur intense où se perpétuent et se transmettent des coutumes locales et l’affirmation d’une culture particulière au sein du judaïsme. Par ces pratiques, affirmant une différence des origines au sein même d’une culture minoritaire, redouble la spécificité juive très visible à Sarcelles.

18Le retour des particularismes, qui instaure des liens de socia-bilité nouveaux, n’est cependant pas contradictoire avec une insertion dans la cité. Dans la soirée, alors que tous se réuniront dans le réfectoire de l’école pour écouter les chants du registre judéo-tunisien, le maire et les conseillers municipaux de Sarcelles diront combien ils apprécient l’accueil chaleureux que leur fait la communauté juive. Le rabbin de la synagogue de Sarcelles saluera cette initiative fédératrice même si le judaïsme consistorial regarde avec quelques hauteurs bienveillantes de telles pratiques.

19Le succès de ce rite « transposé » qui apparaît tardivement après l’immigration est l’une des formes récentes d’affirmation de l’identité illustrée par la formation d’une association autour du pèlerinage et du patrimoine juif tunisien. Il illustre l’attachement de la communauté à des valeurs que l’immigration n’a pas effacées mais aussi la compatibilité, trente ans après l’installation en France, des cultures minoritaires et de la culture française que la grande majorité des juifs du Maghreb revendiquaient et avaient faite leur. Ici, comme dans de nombreuses villes de la Région parisienne, les associations se multipliant, les instances de dialogue entre la municipalité et les administrés s’accroissent, entraînant aussi des conflits de représentativité et de légitimité. Ainsi émergent de nouveaux leaders dont l’action et la visibilité sociale perturbent les instances plus traditionnelles, c’est-à-dire le judaïsme consistorial ou les structures communautaires depuis longtemps établies.

20Sur le mode paradoxal, par-delà de l’intégration sociale et économique, le pèlerinage montre que certains aspects religieux résistent au modèle français du judaïsme incarné par le Consistoire central : un judaïsme « discret » en harmonie avec les valeurs républicaines, respectant la « confessionalisation » du sentiment identitaire et réduisant son expression aux espaces privés ou religieux qui ont été consentis. En mettant en scène un particularisme culturel le pélerinage mêle à la fois le religieux et l’ethnique. Il est aussi l’aboutissement d’un processus d’atomisation des structures et des références religieuses puisque tout se passe en dehors des grandes institutions. C’est un moment très intense d’affirmation du lien social et des solidarités fondées sur l’interconnaissance plus que sur l’organisation hiérarchique officielle. Le culte des saints, très marginalisé par la culture savante tant au Maghreb qu’en France, est réactualisé au moment où le religieux devient plus central dans les modèles d’identification.

21« Unité significative, d’ordre matériel ou idéel, dont la volonté des hommes ou le travail du temps a fait un élément symbolique du patrimoine mémoriel d’une quelconque communauté », le pèlerinage est aussi « un lieu de mémoire ». Patrimoine que l’on emporte, transpose ou que l’on retrouve et que l’on se réapproprie, le pèlerinage renoue aussi avec la Tunisie et le lieu d’origine du pèlerin. Car si l’on emporte les objets du culte (le luminaire, le kandil, le Sepher Torah), les souvenirs et les légendes sur le rabbin, si on transpose le sanctuaire en banlieue parisienne, on le retrouve en Tunisie et on le reconstruit par des quêtes financières pour réhabiliter le sanctuaire, le rénover, l’entretenir et y bâtir une synagogue. Ainsi on reprend contact avec la Tunisie pour que le pèlerinage ait lieu aussi en terre d’islam.

22Au printemps, alors que l’on fête Lag Ba Omer, de nombreux juifs originaires de Tunisie se rendent en vacances à Djerba. Ils associent plaisir balnéaire et pèlerinage à la Ghriba puis à El Hamma depuis qu’une agence de voyage propose un hôtel trois étoiles kasher et des visites de sanctuaires. Ces voyages sont, à leur manière, des pèlerinages séculiers. Les vacanciers retournent sur les lieux de leur passé : maison aux volets fermés, porte peinte en bleu, ruelle, bruits du chaudronnier, odeur du café maure, appels du vendeur de beignets. Retrouver la langue que l’on parlait, se baigner sont des moments de reviviscence du passé que l’on « consomme ». Les vacances, tout comme le pèlerinage, sont hors du temps, une parenthèse hors du quotidien. La fusion communautaire ou du groupe des vacanciers constitue le fondement autour duquel s’organisent le souvenir, le plaisir, la fête non pas tant commémorative mais qui inscrit chacun à nouveau au sein d’une communauté. De Sarcelles aux bords de la Méditerranée, le pèlerinage mêle le religieux au communautaire, le festif au sacré. Il abolit les frontières du présent, du sacré et du profane. Règne alors le sentiment confus de l’entre-deux, du mélange. Il ethnicise le religieux : cultuel et culturel se confondent. Il devient aussi un objet de consommation, un loisir qui voudrait avoir du sens. Il appelle à un hédonisme qui chercherait une fin autre que lui-même, qui donnerait un contenu symbolique à la consommation.

23Si le pèlerinage puise dans la tradition historique du judaïsme antique, il nous révèle aussi, dans le cas présent, l’influence des pratiques religieuses de la société environnante, avant l’immigration en France. De plus sa transposition en exil inscrit le pèlerinage dans une rhétorique qui, au-delà de la nostalgie, exprime les besoins d’un groupe social particulier. La multiplication des pèlerinages, tant en France qu’en Israël, témoigne sinon de la vitalité des croyances, du moins de l’attachement aux cultures locales. Quand l’exil perdure, et malgré l’éloignement, la coutume est transposée.

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Notes

1 Notamment dans Le pèlerin et le converti, la religion en mouvement, Paris, Flammarion, 1999.
2 A. Ben Jacob, Quebarim qedoshim be Bababel (Lieux saints en Irak), Jérusalem, 1973, cité par I. Ben Ami, Le culte des saints et pélerinages judéo-musulmans au Maroc, Paris, Maisonnneuve et Larose, 1990.
3 Tels ceux du Baba Salé, tzaddik marocain à Netivot ou de Haïm Houri, rabbin djerbien, dans le Néguev.
4 P. Sebag et M. Attal, La hara de Tunis, Paris, 1958.
5 On doit ces informations au professeur Robert Attal de l'Institut Ben Zvi de Jérusalem.
6 Notamment par le rabbin Houari Demri dans un petit livre en hébreu et en judéo-arabe : Yossef Haï (Yossef vivant), publié à Djerba, 1945, et plus récemment le livre : Haïm Yossef, publié à Lod en Israël, 1995.
7 A l'exception notoire de la famille Abu Atsera.
8 Le culte des saints dans l'islam maghrébin, Paris, Gallimard, 1954.
9 La Tunisie illustrée, 1er mars 1920.
10 Recherche menée par l'Université hébraïque de Jérusalem.
11 Entre Dieu et les Hommes. Lettrés saints et sorciers au Maghreb (17ème siècle), Paris, Ed de l’EHESS, 1994.
12 Cette religiosité populaire est rappelée in Jacques Taiëb, Sociétés juives du Maghreb moderne (1500-1900), Paris, Maisonneuve et Larose, 2000, p.183.
13 Poèmes liturgiques hébreux.
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Pour citer cet article

Référence électronique

Laurence Podselver , « Le pélerinage tunisien de Sarcelles », Socio-anthropologie [En ligne], N°10 | 2001, mis en ligne le 15 janvier 2003, Consulté le 21 mai 2013. URL : http://socio-anthropologie.revues.org/index157.html

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Auteur

Laurence Podselver

EHESS-Centre d’études juives

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Droits d'auteur

© Tous droits réservés

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