TROIS NUITS
bo01e@yahoo.fr
L’homme est le rêve d’une ombre
On devait se passer quinze jours de vacances au soleil. Qu’ils disaient. Là-bas, au Lavandou, dans une résidence, quand on en sort, on a déjà les pieds dans la mer. Il vaut mieux d’ailleurs, il n’y a plus de place sur la plage… Alors je me suis dit qu’il fallait éviter les déboires de l’année dernière, ce genre de détails qui souillent les meilleurs souvenirs : je suis descendu à la pharmacie m’acheter un déodorant pour pieds, une version tellement efficace qu’on pourrait en assécher une mer. Et puis des capotes aussi car il y a toujours un fond d’espoir qui nous submerge en août. C’est certainement les orages. Mais problème. Je n’aime pas acheter des préservatifs, je suis un grand timide. Face à la pharmacienne ça n’a pas loupé, j’étais rouge comme une tomate, incapable d’assumer mes pulsions estivales, mais j’ai vite retrouvé une contenance en demandant le déodorant… Je n’avais plus qu’à finir en beauté et balancer une petite plaisanterie pour reprendre l’avantage. C’est elle qui m’en a donné l’occasion, elle me demande : « Il vous fallait autre chose ? » Je lui réponds que non, que j’ai tout ce qu’il faut pour les vacances. C’est elle qui était rouge à présent, mais déjà je sortais, savourant quelques secondes mon triomphe. Soudain une vibration dans ma poche arrière de pantalon… Le téléphone, on m’appelait, je décroche. C’est Didier : il m’annonce qu’on ne part plus en vacances, que le plan est tombé à l’eau. Et moi, comme un con devant la pharmacie avec mon déodorant pour pied. Lassitude. Les préservatifs, j’allais bien trouvé comment m’en servir.
Didier était désolé, ça se sentait, surtout qu’il en avait besoin de ces vacances lui aussi. Il faisait des études d’ingénieur, une manière constructive de se bourrer la gueule en somme, puis durant une partie de l’été il travaillait pour renflouer son compte en banque. En matière de petit boulot il avait comme un don, un sixième sens, pour gagner de l’argent en trimant comme un forçat. Une année j’ai tenté de le suivre dans un emploi de magasinier en entrepôt frigorifique à -30°. Il y est resté deux mois, j’ai tenu sept jours. Je ne sais pas comment il a fait pour supporter des conditions pareilles. Une autre année, je crois que ce fut son plus beau coup, son chef d’œuvre, il a nettoyé des cuves à schnaps. Car ce n’est pas du tout propre l’alcool, comme beaucoup de chose dont on voit la fin sans se soucier du processus… Mais cette année il lavait les bus. Cool qu’il disait.
Didier n’avait pas eu le temps de se lamenter, c’était l’heure pour lui de se rendre au boulot. Il m’avait chargé de prévenir Christophe qu’on ne bronzerait pas cette année. Enfin c’est beaucoup dire, car pour moi le bronzage restait une énigme, un trip ésotérique, une option ignorée de mon génome. Il faut dire que le soleil me faisait un peu peur. Une fois, sur la côte, j’avais débarqué à la plage en chemise à manches longues, pantalon noir et lunettes de soleil. Les deux autres se foutaient de ma gueule en m’appelant le CRS, parce que j’avais l’air martial et donc forcément stupide. Je les ai arrêtés rapidement en invoquant la clause thérapeutique, des allergies pas possibles et pas très vraies… Quand Christophe a appris le fiasco estival, il s’est mis à brailler des jurons dans le téléphone, à son habitude, puis il s’est calmé pour finalement m’inviter à dîner. Il avait la manie de la gastronomie alsacienne. En plein été, une choucroute ! Heureusement, j’avais ramené assez de bière pour un régiment. On a tout bu, plus une bouteille de blanc. La soirée aurait pu se terminer sur cet exploit, mais, sans qu’on sache vraiment qui c’est, l’un de nous deux a proposé qu’on dépense dans les bars l’argent des vacances. On se croyait parti à la conquête des plus belles filles de Strasbourg. Rapidement, on fut en chemin, Christophe roula un joint ; à proximité du consulat américain un type se faisait sucer par une pute. La nuit commençait.
Pour savourer la chaleur de la nuit, je proposai de nous arrêter quelques instants sur les marches de l’église St Paul, celle de l’ancienne garnison allemande. C’est un monument néogothique qui n’a rien de bien original. Il fait partie de ce « nouveau Strasbourg » construit par les Allemands entre 1870 et 1914, lorsque la région fut arrachée à la France. La cicatrice est encore visible, surtout dans les esprits. Je gardais cette réflexion pour moi, car Christophe venait de reprendre la route, sans dire un mot. Quand on fut devant le Jimmy’s il me dit : « On commence là ? » C’est fou comme tout s’accélère dans le monde moderne, car à peine avais-je dit oui qu’une bière atterrissait entre mes doigts étonnés. Christophe affirma qu’il fallait la boire cul sec, et on vit que cela était bon, car le joint donne soif, c’est connu. La serveuse avait des seins énormes, un cul superbe et le sourire enjôleur ou commercial, elle se déhanchait merveilleusement devant nous les mains pleines de cucarachas en feu. Christophe lance : « On se fait un mètre ! » Mais j’ai refusé, car je ne pouvais plus en supporter la vue sans avoir la nausée, à cause d’une abominable soirée à la fin de laquelle j’avais bien failli me perdre près de chez moi. Nous en resterions donc à la bière. Les nichons de la serveuse m’hypnotisaient, tellement qu’elle dû s’en apercevoir : elle m’offrit une bière. Une bière… J’étais presque ému.
On a dû quitter le Jimmy’s à 2 grammes, pas plus. Vitesse de croisière. Christophe avait l’œil du prédateur et il me dit : « En route pour les Aviat’ ! » Les Aviateurs, LE bar de Strasbourg où on pouvait se trouver une fille. Enfin, il faut le dire vite, car en général il y avait une gonzesse pour trois mecs. Et parmi ces quelques courageuses, la moitié au moins était prise. Je n’en avais pas levées beaucoup de filles aux Aviat’, à part une pétasse de droit, en demi-teinte, un peu inerte.
Une fois devant l’entrée du bar on essayait de présenter notre meilleur visage, c’est-à-dire entre 1 et 1,5 gramme plutôt que 2. Il hésitait le videur, Victor, un colosse de l’Est, pas certain qu’on était bon pour l’image de l’établissement, mais certain qu’on ne nuirait pas au chiffre d’affaire. Avec la tête, cet analphabète nous fit signe qu’on pouvait entrer. On prit un air conquérant, fier, nous frayant un chemin à travers la transpiration et la fumée de cigarette. Direction le fond du bar, près des toilettes. Il est beau ce bar, un « bar américain », c’est-à-dire un couloir où l’on sert à boire. Sur les murs et au plafond, des affiches des années 80 et 90 qui vous signalent qu’ici il y a un esprit, une patine, qui justifient les vingt francs demandés pour une bière aqueuse.
L’amusant avec Christophe, c’est qu’on n’a pas le choix de boire ou non. A peine a-t-il descendu une bière qu’il en cherche deux autres qu’on devine qu’il serait impoli de refuser et qu’on ingurgite par courtoisie… La soirée s’anima rapidement. On se mit à danser, pour montrer qu’on était là pour passer un bon moment et pas du tout pour tirer un coup. Il faisait chaud, je fumais clope sur clope. Des nanas et des mecs commençaient à danser sur le bar, complètement bourrés et parfois, un ou une se prenait une pale de ventilateur dans la tête et tombait sur la clientèle. Pas loin de moi, j’avais repéré une petite allumeuse, vêtue de noir, qui se dandinait en affectant d’ignorer qu’elle était bandante. J’entrepris de faire comme si moi-même je n’avais rien remarqué et lui lançais un superbe sourire qu’elle me rendit. Christophe fit un signe approbateur, qui voulait dire : « Vas-y, tu peux te la faire ». La première fois qu’il me fit ce signe, je me suis senti pousser des ailes, mais au bout du dixième râteau, c’était moins porteur. D’un coup, une musique inespérée retentit, un rock, et je me sentis des guiboles de Travolta. Je tends la main à la fille pour l’inviter à danser, car j’avais appris quelques rudiments de cette danse à la con. On commence, pas perdu le rythme, une main dans le dos, elle tourne, je la rattrape, je tourne, je la colle, je la décolle, l’étreint, elle sent bon, elle est contente qu’un mec la fasse danser, une autre passe, ça y est, j’y suis, je l’emballe, voilà que me vient une émotion depuis longtemps oubliée, je suis content de danser pour danser, je ne suis plus là pour rencontrer quelqu’un, plus là pour la baise, plus là pour boire, je suis devenu aussi con qu’une gonzesse… On change de disque. De la techno, putain, c’est pas vrai, chacun danse à nouveau dans son coin, j’essaie de lui parler, mais le charme est rompu, elle a compris que je suis complètement bourré. Fait chier.
Je reviens vers Christophe, effondré. Il me dit que cette fille c’est rien de toute façon, qu’on n’est pas là pour se farcir une débile, de la viande froide, on veut une battante, une… Il bouscule quelqu’un dans le passage, il s’excuse, il commence à parler, il m’oublie, c’est une meuf : à lui maintenant ! Son talent, ce n’était pas la danse, mais le verbe. Un technicien froid et calculateur. Il pouvait intéresser la pire des poufiasses en lui racontant des banalités mais surtout : « pas-de-politique ». Si tu commences à parler politique, qu’il disait, tu ne t’en sors plus, parce que les filles aiment bien évoquer ce genre de questions quand elles sentent qu’on ne s’intéresse qu’à leur cul. Moi-même j’étais sous le charme, je me disais que quand même, c’était un peu, enfin comment dire, bref qu’il était temps de commander une bière.
Il y a toujours un moment éthylique où l’on se met à philosopher. Du moins c’est mon cas. C’est le meilleur de l’alcool. Le monde semble tourner au ralenti et offrir un visage différent. Pendant quelques minutes j’avais l’impression de ne plus faire partie de cette assemblée grotesque de gens murgés. Je regardais une fille dansant à moitié nue sur le bar. Elle était heureuse de se faire reluquer par tous ces types au sale regard, le mépris naissant sur les lèvres et je me mis à maudire cet endroit. C’est que j’en aurais presque chialé si une connaissance ne m’avait fait l’honneur de me saluer. Gaëlle. Gaëlle la blonde pâle, Gaëlle l’effacée, l’insipide, l’incroyablement discrète, le sourire inachevé, mais Gaëlle suçait bien, dit-on. Je l’avais déjà plus ou moins draguée un soir sans lune. Un baisé volé. En la voyant je me dis que cette fois-ci elle passerait à la casserole mais déjà, elle me présentait son mec… Expédié cette formalité elle me dit à quel point cela lui faisait plaisir de me voir et qu’elle tenait absolument à ce qu’on mange ensemble le lendemain. Pardon ? Elle m’invitait chez elle, pour un tête à tête, et son mec derrière qui buvait une bière, cocu, en direct-live. Je n’ai pas cherché à comprendre, j’ai accepté, bien content de cette occasion inespérée de tirer un coup. Entre temps Christophe avait fait chou blanc ; il me lance : « Tu as l’air d’avoir fait une bonne prise… » Oui et non, je ne la sentais pas trop cette affaire, dans une sorte d’intuition de l’échec à venir, comme si je ne pouvais conclure qu’en cinq minutes : le temps joue contre le dragueur à la sauvette, elle se méfient les gonzesses, elles se doutent bien qu’on a remarqué leur imbécillité, qu’on sert les dents pour ne pas bailler quand elles évoquent leur envie irrépressible de voyager. Bon, il faut être honnête, Gaëlle était dentiste, mais à bien y regarder c’est un boulot débile : on peut estimer qu’au moins 20% de la clientèle ont mauvaise haleine, sans parler de ceux qui présentent des pathologies ignobles. Un dentiste, c’est un peu un laveur de chiottes qui serait hautement qualifié… Et puis embrasser une dentiste, c’est comme sauter sa psy : malgré soi on se sent examiné, jaugé, diagnostiqué.
J’en étais là de mes réflexion quand Christophe me fit signe qu’il était temps de quitter les Aviat’. Il était deux heures du matin, on marchait droit encore, mais pas tout à fait. Christophe s’accouda le long de la passerelle de l’Abreuvoir. C’est l’un des lieux les plus romantiques de Strasbourg, avec l’Ill qui s’écoule en dessous en courbant le dos, et le long des quais éclairés, des voitures qui passent en trombe, de la musique sortant des portières, deux blondes se dandinant. Un black s’approche, il connaît le Kung Fu : à un couple sur la passerelle il montre qu’il peut lever la jambe à la verticale. Un authentique idiot. Christophe me dit : « Surtout ne le regarde pas, il cherche la bagarre ». Le gars s’approche avec un regard mauvais et moi bien sûr je croise son regard. L’alcool ça donne le sens de la bravoure, mais là c’était téméraire. Pour me castagner avec quelqu’un j’aurais pu choisir autre chose que l’équivalent africain de Bruce Lee. Le black était saoul lui aussi et il a vite saisi l’aubaine. Je ne pourrais plus dire comment on en est arrivé là, mais quelques minutes plus tard je faisais un combat souple avec ce connard. Un combat souple consiste à se taper sur la gueule de manière gentille, sans porter les coups. Mais le black, il me balance un pin en pleine poire. Je lui dis, c’est pas cool mec, tu as porté le coup ! Le pire c’est qu’il s’est excusé ce fourbe ce qui ne l’a pas empêché de m’en mettre une de plus dans la tronche. Alors j’ai compris, enfin, qu’il était temps de partir en accordant la victoire à ce bouffon. Christophe jouait les médiateurs en disant je ne sais plus quelles conneries, j’étais bourré et j’entendais ce black évoquer je ne sais quelle ex-colonie pour établir un rapport fragile avec le fait qu’il allait nous casser la tronche. Nous fuîmes.
Le début de soirée était donc riche d’enseignements quant aux rapports humains. Une leçon pour l’existence. Je disais à Christophe : « On aurait dû lui taper sur la gueule, on s’est barré comme des lâches, putain ! » Lui me rétorque qu’on s’en fout d’un mec comme ça, que tout ce qu’il sait faire dans la vie c’est se battre. On n’a rien à voir avec ce débile ! C’était pris au pied du bon sens… C’est vrai que si on doit se battre en duel avec tous les cons de la terre, on n’a pas fini. Nous, on a fait des études, pas besoin de muscles, vive la non violence ! On trouvera toujours plus fort que nous de toute façon. Viens, qu’il me dit, allons boire une bière à l’Elastic. Ce n’était pas loin l’Elastic, une sorte de bar étudiant qui sent la clope et la pisse. En haut un baby-foot, des peintures affreuses sur les murs et en bas un caveau, c’est-à-dire une piste de danse infâme et glissante où les amateurs de techno gesticulent en adulant un DJ. Je me souviens d’un gars qui était là, un bob sur la tête, avec son pote tout mince, bien dans l’ambiance. On s’est mis à danser à côté d’eux, si je peux dire, car s’était plutôt dur d’en être loin. Il y avait un rasta géant aussi, et plein d’autres gens qu’on ne remarquait pas, le liant de toute soirée, ceux qui sont là pour meubler : des nanas sans style, des types insipides qui occupent une chaise et auquel parfois on daigne demander une cigarette. Ces gens sont absolument nécessaires pour que les fêtards s’amusent vraiment, un peu comme la farine dans la sauce, c’est sans goût, juste pour la consistance. Une soirée sans eux c’est comme une montée des marches sans foule à Cannes : les stars ne viendraient pas.
Alors on a continué à danser, dans le trip, avec une bière à la main, un joint dans l’autre que j’ai partagé avec le rasta. Le DJ, il se déchaînait à présent, il mélangeait tout les sons de l’univers, des mélodies prenaient leur autonomie, les basses me naissaient comme de l’intérieur du corps. J’étais bien. Mais Christophe, alors qu’on atteignait le point d’orgue, il a commis une grave erreur, certainement à cause de tout cet optimisme que produisait la musique, il s’est un peu cru à une soirée d’assos’ ou dans un bar autogéré… Le serveur s’était grièvement éclipsé et je vois mon pote, derrière le bar, suspendu à la tireuse avec un rictus d’ivrogne. C’est qu’il se servait une bière ! Et puis il m’en a offert une, normal j’étais son pote. Il n’y avait pas de raison qu’il en refuse une au rasta non plus. Ni au danseur avec le bob, et à son pote, le tout mince, et ainsi de suite, il a invité tout le monde, les demis défilaient, les gens se précipitaient, le serveur qui ne revenait pas, le rasta géant, mais géant, il a pris une bouteille de tequila et il s’en est jeté un bon coup, quant à Christophe il s’est mis à distribuer des bouteilles de whisky de derrière ! Une vraie folie.
Le serveur est revenu.
J’avais beau être raide, je l’avais aperçu de l’autre côté, au bas de l’escalier et il ne comprenait rien à cette soudaine effervescence. J’ai dit à Christophe : « Viens, on se barre ». Il me répond : « Ben quoiiiiii ! On n’est pas bien ici ? » Je lui crie : « Si tu veux payer cinq mille balles de conso’, tu peux rester, mais moi je me casse ». C’est surprenant, mais le sens de l’argent, c’est vraiment ce qui reste quant on a tout perdu… Il s’est ramené sans traîner et on s’est volatilisé par l’autre sortie. Avec le rasta. Géant. Plus sa bouteille de tequila.
Une fois loin du bar, on s’est présenté. Sans rire, il se faisait appeler Bob, le rasta. En partageant la tequila il nous a dit qu’il s’était rarement marré comme ça et qu’on était super cool. On longea les quais pour rejoindre un banc au bord de l’Ill et Christophe fit remarquer qu’il était seulement trois heures et demie. Bob nous roula un joint avec du pollen. Au-dessus, il y avait des étoiles, plus que d’habitude ; on avait de quoi fumer, on avait une bouteille, on avait aussi le temps pour tout faire encore… et bien, je peux le dire, je crois qu’on était heureux, Christophe, moi et notre frère d’un soir. L’Ill s’écoulait sous nos yeux et quelques cygnes dormaient non loin, le cou replié sur leur plumage d’un blanc lugubre. Je finis la bouteille de tequila puis m’avançait d’un pas de funambule. J’envoyai à un cygne la bouteille en pleine tête. Les deux autres étaient médusés. On ria bien cinq minutes avec de temps en temps un regard pour le pauvre cygne qui sombrait au centre de paresseux remous. Dans ma tête, caché des autres, je me demandais si ce n’étais pas une blessure de trop dans la nuit, comme un cri qui jaillit de ce qu’il y a de plus dégueulasse en nous, qui aime tout détruire pour rire. J’ai dit : « Venez, on passe par les Rohan ! Il est mort le cygne maintenant. »
C’était un rituel de fin de soirée, passer par le palais des Rohan. Le monument est séparé de l’Ill par une terrasse ouverte au public la journée mais fermée par des grilles infranchissables la nuit. Pour les contourner il faut faire quelques acrobaties entre le pont et les balustrades. Le seul danger étant de tomber dans l’eau. Le seul intérêt de passer par là c’est de braver l’interdit… On est tous passés sans encombre. Mais il a fallu que les flics passent au même moment. Ils nous ont gentiment demandés de partir, sans plus de formalités. Ils ont juste un peu toisé Bob, à cause de son style ou de sa couleur, mais comme nous on avait de bonnes tronches de classe moyenne et qu’en plus on leur donnait du « monsieur », pas de problème, c’est tout juste s’ils ne nous ont pas souhaités une bonne soirée.
Il était quatre heures du matin. A cette heure, Strasbourg connaît un phénomène singulier : les bars se referment, il devient impossible de boire un bière. Certains ignorent ce que c’est que d’être privé de bière au cœur de la nuit. Cela n’a pas seulement à voir avec l’alcoolisme ; c’est aussi une question de rythme, de tempo. A Strasbourg les fêtard font face alors à une cruelle alternative : soit rentrer chez eux, soit patienter, languir jusqu’à cinq heures du matin et l’ouvertures des after. En attendant on continu la nuit en roue libre, on se déverse dans la ville comme des âmes perdues, parce qu’on n’a pas sommeil, pas sommeil du tout et soudain on trouve une connerie à faire. Christophe nous dit, à Bob et à moi : « Vous savez que peu de gens ferment leur voiture le soir ? J’ai remarqué ça une fois avec un pote… » Alors on s’est mis à essayer d’ouvrir les caisses, pas loin de la place St Thomas, et bien sûr aucune n’était ouverte. On a poursuivi quand même parce que Christophe ne pouvait pas se dire qu’il avait tort…
Au bout de la rue s’avançait une silhouette décidée. Le type, balaise, avait comme une allure de mexicain, je ne pourrais pas vraiment définir. Christophe, ça l’a figé alors qu’il tentait une portière de plus. L’homme était à trente mètres. Christophe, il nous dit, je m’en souviendrai toute ma vie : « Oh putain un chico, oh putain le chico des familles, venez on se barre ! » On est passés par une ruelle sur la gauche, en courant, en riant comme des gamins. Je me suis toujours demandé ce qu’il avait pensé le soi-disant chico en voyant trois types s’enfuir, dont un rasta géant… De là on a rejoint les quais en direction de la Krutenau, sous la lumière jaune des réverbères, mi-errant mi-discutant, et c’est alors qu’on a appris ce que Bob faisait dans la vie : rien. Il survivait vaguement, dealant à l’occasion juste pour assurer sa conso’. Pas de diplôme. Pas de relation. Pas de motivation. Il y avait entre nous une irréductible différence : Christophe serait un jour ingénieur, moi prof. Un jour on arrêterait nos conneries pour se marier, travailler et élever nos beaux enfants. On leur apprendrait à bien dire bonjour, que fumer et boire c’est mauvais pour la santé, qu’il ne faut pas faire comme leurs potes rasta de l’école (s’ils existent encore), qu’il faut étudier…. Je le regardais Bob, il me rappelait le visage des mauritaniens. Un beau peuple. Je ne savais pas comment il était venu en France, s’il y resterait, s’il avait des problèmes, s’il était content d’être rasta, si même il savait qu’il était rasta, s’il avait peur de le vie, s’il avait peur de la rater. Peut-être qu’il s’en foutait d’ailleurs. C’est courageux de se foutre de ce qu’on va devenir. Je me suis rendu compte que je serais toujours un enfant de la classe moyenne, moi. Cette classe hanté par la promotion sociale. Bien sûr que j’avais des rêves, je pouvais partir autour du monde, louer un voilier, m’engager comme mercenaire au service des talibans ou des américains, porter des sacs de farine pour les somaliens, m’enfermer dans le QG d’Arafat, militer avec ATTAC, m’inscrire au PS, voter à droite, quoique je fasse, quoique je pense, je serais toujours un enfant de la classe moyenne qui DOIT réussir sa vie. Je ne peux que construire sur ma parcelle de destin. Je ne comprenais pas ce que c’était que d’être rasta, d’être noir, de supporter le racisme, les blagues tendancieuses mille fois par an. Peut-être que lui il aurait voulu être nous. Pas être exotique, pouvoir endosser l’habit de quelqu’un de sérieux, pouvoir dire que ses ancêtres aimaient la choucroute. Bob nous dit, comme s’il avait lu dans mes pensées : « C’est quand même plus facile la vie à Strasbourg quand on est avec des blancs, vous êtes comme un laissez-passer ». Lentement, une communauté de vue s’installait dans notre trio, qui balayait les mauvais esprits de la région : des terres éloignées se lançaient des filins pour suturer l’humanité. Dans les âmes on pansait les plaies des siècles passés et les tourbillons de l’Ill recrachèrent un cygne qui vint planer au-dessus de la ville.
On a fini la soirée en marchant au bord le l’Ill pour voir si jamais on ne le retrouverait pas ce cygne. C’était Christophe qui avait lancé l’idée, je ne sais pourquoi. C’est vrai qu’il m’avait dit un jour : « Tu ne regardes pas les documentaires sur les animaux ? J’adore regarder les animaux, c’est sympa. » Ensuite, chacun est rentré chez soi, avant les after, et plus jamais on ne le revit Bob, le rasta géant. Noyé dans l’humanité éternelle.
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