Dimanche 12 mars 2006
            
          
TROIS NUITS

 


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L’homme est le rêve d’une ombre

Pindare
 
 
 
 
 
 

On devait se passer quinze jours de vacances au soleil. Qu’ils disaient. Là-bas, au Lavandou, dans une résidence, quand on en sort, on a déjà les pieds dans la mer. Il vaut mieux d’ailleurs, il n’y a plus de place sur la plage… Alors je me suis dit qu’il fallait éviter les déboires de l’année dernière, ce genre de détails qui souillent les meilleurs souvenirs : je suis descendu à la pharmacie m’acheter un déodorant pour pieds, une version tellement efficace qu’on pourrait en assécher une mer. Et puis des capotes aussi car il y a toujours un fond d’espoir qui nous submerge en août. C’est certainement les orages. Mais problème. Je n’aime pas acheter des préservatifs, je suis un grand timide. Face à la pharmacienne ça n’a pas loupé, j’étais rouge comme une tomate, incapable d’assumer mes pulsions estivales, mais j’ai vite retrouvé une contenance en demandant le déodorant… Je n’avais plus qu’à finir en beauté et balancer une petite plaisanterie pour reprendre l’avantage. C’est elle qui m’en a donné l’occasion, elle me demande : « Il vous fallait autre chose ? » Je lui réponds que non, que j’ai tout ce qu’il faut pour les vacances. C’est elle qui était rouge à présent, mais déjà je sortais, savourant quelques secondes mon triomphe. Soudain une vibration dans ma poche arrière de pantalon… Le téléphone, on m’appelait, je décroche. C’est Didier : il m’annonce qu’on ne part plus en vacances, que le plan est tombé à l’eau. Et moi, comme un con devant la pharmacie avec mon déodorant pour pied. Lassitude. Les préservatifs, j’allais bien trouvé comment m’en servir.  

Didier était désolé, ça se sentait, surtout qu’il en avait besoin de ces vacances lui aussi. Il faisait des études d’ingénieur, une manière constructive de se bourrer la gueule en somme, puis durant une partie de l’été il travaillait pour renflouer son compte en banque. En matière de petit boulot il avait comme un don, un sixième sens, pour gagner de l’argent en trimant comme un forçat. Une année j’ai tenté de le suivre dans un emploi de magasinier en entrepôt frigorifique à -30°. Il y est resté deux mois, j’ai tenu sept jours. Je ne sais pas comment il a fait pour supporter des conditions pareilles. Une autre année, je crois que ce fut son plus beau coup, son chef d’œuvre, il a nettoyé des cuves à schnaps. Car ce n’est pas du tout propre l’alcool, comme beaucoup de chose dont on voit la fin sans se soucier du processus… Mais cette année il lavait les bus. Cool qu’il disait.

Didier n’avait pas eu le temps de se lamenter, c’était l’heure pour lui de se rendre au boulot. Il m’avait chargé de prévenir Christophe qu’on ne bronzerait pas cette année. Enfin c’est beaucoup dire, car pour moi le bronzage restait une énigme, un trip ésotérique, une option ignorée de mon génome. Il faut dire que le soleil me faisait un peu peur. Une fois, sur la côte, j’avais débarqué à la plage en chemise à manches longues, pantalon noir et lunettes de soleil. Les deux autres se foutaient de ma gueule en m’appelant le CRS, parce que j’avais l’air martial et donc forcément stupide. Je les ai arrêtés rapidement en invoquant la clause thérapeutique, des allergies pas possibles et pas très vraies… Quand Christophe a appris le fiasco estival, il s’est mis à brailler des jurons dans le téléphone, à son habitude, puis il s’est calmé pour finalement m’inviter à dîner. Il avait la manie de la gastronomie alsacienne. En plein été, une choucroute ! Heureusement, j’avais ramené assez de bière pour un régiment. On a tout bu, plus une bouteille de blanc. La soirée aurait pu se terminer sur cet exploit, mais, sans qu’on sache vraiment qui c’est, l’un de nous deux a proposé qu’on dépense dans les bars l’argent des vacances. On se croyait parti à la conquête des plus belles filles de Strasbourg. Rapidement, on fut en chemin, Christophe roula un joint ; à proximité du consulat américain un type se faisait sucer par une pute. La nuit commençait.

Pour savourer la chaleur de la nuit, je proposai de nous arrêter quelques instants sur les marches de l’église St Paul, celle de l’ancienne garnison allemande. C’est un monument néogothique qui n’a rien de bien original. Il fait partie de ce « nouveau Strasbourg » construit par les Allemands entre 1870 et 1914, lorsque la région fut arrachée à la France. La cicatrice est encore visible, surtout dans les esprits. Je gardais cette réflexion pour moi, car Christophe venait de reprendre la route, sans dire un mot. Quand on fut devant le Jimmy’s il me dit : « On commence là ? » C’est fou comme tout s’accélère dans le monde moderne, car à peine avais-je dit oui qu’une bière atterrissait entre mes doigts étonnés. Christophe affirma qu’il fallait la boire cul sec, et on vit que cela était bon, car le joint donne soif, c’est connu. La serveuse avait des seins énormes, un cul superbe et le sourire enjôleur ou commercial, elle se déhanchait merveilleusement devant nous les mains pleines de cucarachas en feu. Christophe lance : « On se fait un mètre ! » Mais j’ai refusé, car je ne pouvais plus en supporter la vue sans avoir la nausée, à cause d’une abominable soirée à la fin de laquelle j’avais bien failli me perdre près de chez moi. Nous en resterions donc à la bière. Les nichons de la serveuse m’hypnotisaient, tellement qu’elle dû s’en apercevoir : elle m’offrit une bière. Une bière… J’étais presque ému.

On a dû quitter le Jimmy’s à 2 grammes, pas plus. Vitesse de croisière. Christophe avait l’œil du prédateur et il me dit : « En route pour les Aviat’ ! » Les Aviateurs, LE bar de Strasbourg où on pouvait se trouver une fille. Enfin, il faut le dire vite, car en général il y avait une gonzesse pour trois mecs. Et parmi ces quelques courageuses, la moitié au moins était prise. Je n’en avais pas levées beaucoup de filles aux Aviat’, à part une pétasse de droit, en demi-teinte, un peu inerte.

Une fois devant l’entrée du bar on essayait de présenter notre meilleur visage, c’est-à-dire entre 1 et 1,5 gramme plutôt que 2. Il hésitait le videur, Victor, un colosse de l’Est, pas certain qu’on était bon pour l’image de l’établissement, mais certain qu’on ne nuirait pas au chiffre d’affaire. Avec la tête, cet analphabète nous fit signe qu’on pouvait entrer. On prit un air conquérant, fier, nous frayant un chemin à travers la transpiration et la fumée de cigarette. Direction le fond du bar, près des toilettes. Il est beau ce bar, un « bar américain », c’est-à-dire un couloir où l’on sert à boire. Sur les murs et au plafond, des affiches des années 80 et 90 qui vous signalent qu’ici il y a un esprit, une patine, qui justifient les vingt francs demandés pour une bière aqueuse.

L’amusant avec Christophe, c’est qu’on n’a pas le choix de boire ou non. A peine a-t-il descendu une bière qu’il en cherche deux autres qu’on devine qu’il serait impoli de refuser et qu’on ingurgite par courtoisie… La soirée s’anima rapidement. On se mit à danser, pour montrer qu’on était là pour passer un bon moment et pas du tout pour tirer un coup. Il faisait chaud, je fumais clope sur clope. Des nanas et des mecs commençaient à danser sur le bar, complètement bourrés et parfois, un ou une se prenait une pale de ventilateur dans la tête et tombait sur la clientèle. Pas loin de moi, j’avais repéré une petite allumeuse, vêtue de noir, qui se dandinait en affectant d’ignorer qu’elle était bandante. J’entrepris de faire comme si moi-même je n’avais rien remarqué et lui lançais un superbe sourire qu’elle me rendit. Christophe fit un signe approbateur, qui voulait dire : « Vas-y, tu peux te la faire ». La première fois qu’il me fit ce signe, je me suis senti pousser des ailes, mais au bout du dixième râteau, c’était moins porteur. D’un coup, une musique inespérée retentit, un rock, et je me sentis des guiboles de Travolta. Je tends la main à la fille pour l’inviter à danser, car j’avais appris quelques rudiments de cette danse à la con. On commence, pas perdu le rythme, une main dans le dos, elle tourne, je la rattrape, je tourne, je la colle, je la décolle, l’étreint, elle sent bon, elle est contente qu’un mec la fasse danser, une autre passe, ça y est, j’y suis, je l’emballe, voilà que me vient une émotion depuis longtemps oubliée, je suis content de danser pour danser, je ne suis plus là pour rencontrer quelqu’un, plus là pour la baise, plus là pour boire, je suis devenu aussi con qu’une gonzesse… On change de disque. De la techno, putain, c’est pas vrai, chacun danse à nouveau dans son coin, j’essaie de lui parler, mais le charme est rompu, elle a compris que je suis complètement bourré. Fait chier.

Je reviens vers Christophe, effondré. Il me dit que cette fille c’est rien de toute façon, qu’on n’est pas là pour se farcir une débile, de la viande froide, on veut une battante, une… Il bouscule quelqu’un dans le passage, il s’excuse, il commence à parler, il m’oublie, c’est une meuf : à lui maintenant ! Son talent, ce n’était pas la danse, mais le verbe. Un technicien froid et calculateur. Il pouvait intéresser la pire des poufiasses en lui racontant des banalités mais surtout : « pas-de-politique ». Si tu commences à parler politique, qu’il disait, tu ne t’en sors plus, parce que les filles aiment bien évoquer ce genre de questions quand elles sentent qu’on ne s’intéresse qu’à leur cul. Moi-même j’étais sous le charme, je me disais que quand même, c’était un peu, enfin comment dire, bref qu’il était temps de commander une bière.

Il y a toujours un moment éthylique où l’on se met à philosopher. Du moins c’est mon cas. C’est le meilleur de l’alcool. Le monde semble tourner au ralenti et offrir un visage différent. Pendant quelques minutes j’avais l’impression de ne plus faire partie de cette assemblée grotesque de gens murgés. Je regardais une fille dansant à moitié nue sur le bar. Elle était heureuse de se faire reluquer par tous ces types au sale regard, le mépris naissant sur les lèvres et je me mis à maudire cet endroit. C’est que j’en aurais presque chialé si une connaissance ne m’avait fait l’honneur de me saluer. Gaëlle. Gaëlle la blonde pâle, Gaëlle l’effacée, l’insipide, l’incroyablement discrète, le sourire inachevé, mais Gaëlle suçait bien, dit-on. Je l’avais déjà plus ou moins draguée un soir sans lune. Un baisé volé. En la voyant je me dis que cette fois-ci elle passerait à la casserole mais déjà, elle me présentait son mec… Expédié cette formalité elle me dit à quel point cela lui faisait plaisir de me voir et qu’elle tenait absolument à ce qu’on mange ensemble le lendemain. Pardon ? Elle m’invitait chez elle, pour un tête à tête, et son mec derrière qui buvait une bière, cocu, en direct-live. Je n’ai pas cherché à comprendre, j’ai accepté, bien content de cette occasion inespérée de tirer un coup. Entre temps Christophe avait fait chou blanc ; il me lance : « Tu as l’air d’avoir fait une bonne prise… » Oui et non, je ne la sentais pas trop cette affaire, dans une sorte d’intuition de l’échec à venir, comme si je ne pouvais conclure qu’en cinq minutes : le temps joue contre le dragueur à la sauvette, elle se méfient les gonzesses, elles se doutent bien qu’on a remarqué leur imbécillité, qu’on sert les dents pour ne pas bailler quand elles évoquent leur envie irrépressible de voyager. Bon, il faut être honnête, Gaëlle était dentiste, mais à bien y regarder c’est un boulot débile : on peut estimer qu’au moins 20% de la clientèle ont mauvaise haleine, sans parler de ceux qui présentent des pathologies ignobles. Un dentiste, c’est un peu un laveur de chiottes qui serait hautement qualifié… Et puis embrasser une dentiste, c’est comme sauter sa psy : malgré soi on se sent examiné, jaugé, diagnostiqué.

J’en étais là de mes réflexion quand Christophe me fit signe qu’il était temps de quitter les Aviat’. Il était deux heures du matin, on marchait droit encore, mais pas tout à fait. Christophe s’accouda le long de la passerelle de l’Abreuvoir. C’est l’un des lieux les plus romantiques de Strasbourg, avec l’Ill qui s’écoule en dessous en courbant le dos, et le long des quais éclairés, des voitures qui passent en trombe, de la musique sortant des portières, deux blondes se dandinant. Un black s’approche, il connaît le Kung Fu : à un couple sur la passerelle il montre qu’il peut lever la jambe à la verticale. Un authentique idiot. Christophe me dit : « Surtout ne le regarde pas, il cherche la bagarre ». Le gars s’approche avec un regard mauvais et moi bien sûr je croise son regard. L’alcool ça donne le sens de la bravoure, mais là c’était téméraire. Pour me castagner avec quelqu’un j’aurais pu choisir autre chose que l’équivalent africain de Bruce Lee. Le black était saoul lui aussi et il a vite saisi l’aubaine. Je ne pourrais plus dire comment on en est arrivé là, mais quelques minutes plus tard je faisais un combat souple avec ce connard. Un combat souple consiste à se taper sur la gueule de manière gentille, sans porter les coups. Mais le black, il me balance un pin en pleine poire. Je lui dis, c’est pas cool mec, tu as porté le coup ! Le pire c’est qu’il s’est excusé ce fourbe ce qui ne l’a pas empêché de m’en mettre une de plus dans la tronche. Alors j’ai compris, enfin, qu’il était temps de partir en accordant la victoire à ce bouffon. Christophe jouait les médiateurs en disant je ne sais plus quelles conneries, j’étais bourré et j’entendais ce black évoquer je ne sais quelle ex-colonie pour établir un rapport fragile avec le fait qu’il allait nous casser la tronche. Nous fuîmes.

Le début de soirée était donc riche d’enseignements quant aux rapports humains. Une leçon pour l’existence. Je disais à Christophe : « On aurait dû lui taper sur la gueule, on s’est barré comme des lâches, putain ! » Lui me rétorque qu’on s’en fout d’un mec comme ça, que tout ce qu’il sait faire dans la vie c’est se battre. On n’a rien à voir avec ce débile ! C’était pris au pied du bon sens… C’est vrai que si on doit se battre en duel avec tous les cons de la terre, on n’a pas fini. Nous, on a fait des études, pas besoin de muscles, vive la non violence ! On trouvera toujours plus fort que nous de toute façon. Viens, qu’il me dit, allons boire une bière à l’Elastic. Ce n’était pas loin l’Elastic, une sorte de bar étudiant qui sent la clope et la pisse. En haut un baby-foot, des peintures affreuses sur les murs et en bas un caveau, c’est-à-dire une piste de danse infâme et glissante où les amateurs de techno gesticulent en adulant un DJ. Je me souviens d’un gars qui était là, un bob sur la tête, avec son pote tout mince, bien dans l’ambiance. On s’est mis à danser à côté d’eux, si je peux dire, car s’était plutôt dur d’en être loin. Il y avait un rasta géant aussi, et plein d’autres gens qu’on ne remarquait pas, le liant de toute soirée, ceux qui sont là pour meubler : des nanas sans style, des types insipides qui occupent une chaise et auquel parfois on daigne demander une cigarette. Ces gens sont absolument nécessaires pour que les fêtards s’amusent vraiment, un peu comme la farine dans la sauce, c’est sans goût, juste pour la consistance. Une soirée sans eux c’est comme une montée des marches sans foule à Cannes : les stars ne viendraient pas.

Alors on a continué à danser, dans le trip, avec une bière à la main, un joint dans l’autre que j’ai partagé avec le rasta. Le DJ, il se déchaînait à présent, il mélangeait tout les sons de l’univers, des mélodies prenaient leur autonomie, les basses me naissaient comme de l’intérieur du corps. J’étais bien. Mais Christophe, alors qu’on atteignait le point d’orgue, il a commis une grave erreur, certainement à cause de tout cet optimisme que produisait la musique, il s’est un peu cru à une soirée d’assos’ ou dans un bar autogéré… Le serveur s’était grièvement éclipsé et je vois mon pote, derrière le bar, suspendu à la tireuse avec un rictus d’ivrogne. C’est qu’il se servait une bière ! Et puis il m’en a offert une, normal j’étais son pote. Il n’y avait pas de raison qu’il en refuse une au rasta non plus. Ni au danseur avec le bob, et à son pote, le tout mince, et ainsi de suite, il a invité tout le monde, les demis défilaient, les gens se précipitaient, le serveur qui ne revenait pas, le rasta géant, mais géant, il a pris une bouteille de tequila et il s’en est jeté un bon coup, quant à Christophe il s’est mis à distribuer des bouteilles de whisky de derrière ! Une vraie folie.

Le serveur est revenu.

J’avais beau être raide, je l’avais aperçu de l’autre côté, au bas de l’escalier et il ne comprenait rien à cette soudaine effervescence. J’ai dit à Christophe : « Viens, on se barre ». Il me répond : « Ben quoiiiiii ! On n’est pas bien ici ? » Je lui crie : « Si tu veux payer cinq mille balles de conso’, tu peux rester, mais moi je me casse ». C’est surprenant, mais le sens de l’argent, c’est vraiment ce qui reste quant on a tout perdu… Il s’est ramené sans traîner et on s’est volatilisé par l’autre sortie. Avec le rasta. Géant. Plus sa bouteille de tequila.

Une fois loin du bar, on s’est présenté. Sans rire, il se faisait appeler Bob, le rasta. En partageant la tequila il nous a dit qu’il s’était rarement marré comme ça et qu’on était super cool. On longea les quais pour rejoindre un banc au bord de l’Ill et Christophe fit remarquer qu’il était seulement trois heures et demie. Bob nous roula un joint avec du pollen. Au-dessus, il y avait des étoiles, plus que d’habitude ; on avait de quoi fumer, on avait une bouteille, on avait aussi le temps pour tout faire encore… et bien, je peux le dire, je crois qu’on était heureux, Christophe, moi et notre frère d’un soir. L’Ill s’écoulait sous nos yeux et quelques cygnes dormaient non loin, le cou replié sur leur plumage d’un blanc lugubre. Je finis la bouteille de tequila puis m’avançait d’un pas de funambule. J’envoyai à un cygne la bouteille en pleine tête. Les deux autres étaient médusés. On ria bien cinq minutes avec de temps en temps un regard pour le pauvre cygne qui sombrait au centre de paresseux remous. Dans ma tête, caché des autres, je me demandais si ce n’étais pas une blessure de trop dans la nuit, comme un cri qui jaillit de ce qu’il y a de plus dégueulasse en nous, qui aime tout détruire pour rire. J’ai dit : « Venez, on passe par les Rohan ! Il est mort le cygne maintenant. »

C’était un rituel de fin de soirée, passer par le palais des Rohan. Le monument est séparé de l’Ill par une terrasse ouverte au public la journée mais fermée par des grilles infranchissables la nuit. Pour les contourner il faut faire quelques acrobaties entre le pont et les balustrades. Le seul danger étant de tomber dans l’eau. Le seul intérêt de passer par là c’est de braver l’interdit… On est tous passés sans encombre. Mais il a fallu que les flics passent au même moment. Ils nous ont gentiment demandés de partir, sans plus de formalités. Ils ont juste un peu toisé Bob, à cause de son style ou de sa couleur, mais comme nous on avait de bonnes tronches de classe moyenne et qu’en plus on leur donnait du « monsieur », pas de problème, c’est tout juste s’ils ne nous ont pas souhaités une bonne soirée.

Il était quatre heures du matin. A cette heure, Strasbourg connaît un phénomène singulier : les bars se referment, il devient impossible de boire un bière. Certains ignorent ce que c’est que d’être privé de bière au cœur de la nuit. Cela n’a pas seulement à voir avec l’alcoolisme ; c’est aussi une question de rythme, de tempo. A Strasbourg les fêtard font face alors à une cruelle alternative : soit rentrer chez eux, soit patienter, languir jusqu’à cinq heures du matin et l’ouvertures des after. En attendant on continu la nuit en roue libre, on se déverse dans la ville comme des âmes perdues, parce qu’on n’a pas sommeil, pas sommeil du tout et soudain on trouve une connerie à faire. Christophe nous dit, à Bob et à moi : « Vous savez que peu de gens ferment leur voiture le soir ? J’ai remarqué ça une fois avec un pote… » Alors on s’est mis à essayer d’ouvrir les caisses, pas loin de la place St Thomas, et bien sûr aucune n’était ouverte. On a poursuivi quand même parce que Christophe ne pouvait pas se dire qu’il avait tort…

Au bout de la rue s’avançait une silhouette décidée. Le type, balaise, avait comme une allure de mexicain, je ne pourrais pas vraiment définir. Christophe, ça l’a figé alors qu’il tentait une portière de plus. L’homme était à trente mètres. Christophe, il nous dit, je m’en souviendrai toute ma vie : « Oh putain un chico, oh putain le chico des familles, venez on se barre ! » On est passés par une ruelle sur la gauche, en courant, en riant comme des gamins. Je me suis toujours demandé ce qu’il avait pensé le soi-disant chico en voyant trois types s’enfuir, dont un rasta géant… De là on a rejoint les quais en direction de la Krutenau, sous la lumière jaune des réverbères, mi-errant mi-discutant, et c’est alors qu’on a appris ce que Bob faisait dans la vie : rien. Il survivait vaguement, dealant à l’occasion juste pour assurer sa conso’. Pas de diplôme. Pas de relation. Pas de motivation. Il y avait entre nous une irréductible différence : Christophe serait un jour ingénieur, moi prof. Un jour on arrêterait nos conneries pour se marier, travailler et élever nos beaux enfants. On leur apprendrait à bien dire bonjour, que fumer et boire c’est mauvais pour la santé, qu’il ne faut pas faire comme leurs potes rasta de l’école (s’ils existent encore), qu’il faut étudier…. Je le regardais Bob, il me rappelait le visage des mauritaniens. Un beau peuple. Je ne savais pas comment il était venu en France, s’il y resterait, s’il avait des problèmes, s’il était content d’être rasta, si même il savait qu’il était rasta, s’il avait peur de le vie, s’il avait peur de la rater. Peut-être qu’il s’en foutait d’ailleurs. C’est courageux de se foutre de ce qu’on va devenir. Je me suis rendu compte que je serais toujours un enfant de la classe moyenne, moi. Cette classe hanté par la promotion sociale. Bien sûr que j’avais des rêves, je pouvais partir autour du monde, louer un voilier, m’engager comme mercenaire au service des talibans ou des américains, porter des sacs de farine pour les somaliens, m’enfermer dans le QG d’Arafat, militer avec ATTAC, m’inscrire au PS, voter à droite, quoique je fasse, quoique je pense, je serais toujours un enfant de la classe moyenne qui DOIT réussir sa vie. Je ne peux que construire sur ma parcelle de destin. Je ne comprenais pas ce que c’était que d’être rasta, d’être noir, de supporter le racisme, les blagues tendancieuses mille fois par an. Peut-être que lui il aurait voulu être nous. Pas être exotique, pouvoir endosser l’habit de quelqu’un de sérieux, pouvoir dire que ses ancêtres aimaient la choucroute. Bob nous dit, comme s’il avait lu dans mes pensées : « C’est quand même plus facile la vie à Strasbourg quand on est avec des blancs, vous êtes comme un laissez-passer ». Lentement, une communauté de vue s’installait dans notre trio, qui balayait les mauvais esprits de la région : des terres éloignées se lançaient des filins pour suturer l’humanité. Dans les âmes on pansait les plaies des siècles passés et les tourbillons de l’Ill recrachèrent un cygne qui vint planer au-dessus de la ville.

On a fini la soirée en marchant au bord le l’Ill pour voir si jamais on ne le retrouverait pas ce cygne. C’était Christophe qui avait lancé l’idée, je ne sais pourquoi. C’est vrai qu’il m’avait dit un jour : « Tu ne regardes pas les documentaires sur les animaux ? J’adore regarder les animaux, c’est sympa. » Ensuite, chacun est rentré chez soi, avant les after, et plus jamais on ne le revit Bob, le rasta géant. Noyé dans l’humanité éternelle.


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Dimanche 12 mars 2006

C’est sûr que pour une soirée qui devait déjanter on s’était plutôt rentrés à l’heure des grand-mères. Un petit cinq heures du matin. Pourtant, en me réveillant peu avant midi, ce n’est pas ce qui me frappait le plus. J’avais très mal aux cheveux. Je dois avouer d’ailleurs que sur le chemin, devant l’église St Paul, j’avais dû vomir. Christophe n’avait pas tardé à suivre en me voyant cracher mes boyaux, suspendu à la rambarde. Mais bon, c’était fait maintenant, mon crâne me faisait souffrir, j’ai pris de l’aspirine, 1000 milligrammes.

Dix minutes plus tard j’appelais Christophe pour voir s’il partageait mon analyse de la situation. Il confirmait à 100%. « J’ai la casquette, qu’il me dit, je me suis traîné jusqu’aux chiottes pour aller pisser, c’est pas possible, je veux plus me bourrer la tronche comme ça. C’est fini. » On connaît la rengaine. J’ai proposé qu’on mange ensemble, avec Didier peut-être, il ne travaillait pas aujourd’hui. Je l’ai appelé. Il a dit oui. Une heure plus tard, nous étions réunis chez Christophe. Il habitait un grand studio quai Rouget de Lisle. Didier nous prit en pitié quand il nous vit. Sa nuit avait été plutôt calme, il était frais comme un gardon. Alors forcément il a fait la bouffe. Nous, on buvait du coca pour se remettre l’estomac… On regardait le journal télévisé de treize heures, en mangeant des chips. Les gros titres nous étaient passés sous le nez, plus rien, uniquement des sujets sur les bouseux.

Nous avions prévenu Didier de notre intention de ne pas boire d’alcool pendant le repas. Nous voulions un peu nous désintoxiquer. De l’eau accompagnerait le poulet rôti… Mais Didier n’avait pas de raison de se priver, il ouvrit donc une bouteille de rouge et se servit un verre. Devant nous, avec un œil moqueur. Après quelques instants, je lançai : « Un petit verre ne peut pas faire de mal, cependant… »

Je ne veux pas dire une fois de trop qu’on a fini bourré, mais complètement, vers le milieu de l’après-midi... Fortement imprégné d’optimisme, je leur ai crié, leur rappelant mon rendez-vous pris la veille : «  Ce soir je vais baiser Gaëlle ! » Et je suis parti pour me préparer. Il fallait absolument que je me lave car je tiens à être propre quand je suis au lit avec une fille. Il n’y a rien de plus incommodant qu’une odeur parasite lorsqu’on connaît mal les gens ; ça détourne l’attention. Ensuite je me suis brosser les dents à me décoller l’émail, pour ne surtout pas avoir mauvaise haleine. Et dire que je n’avais même pas de lavabo : cet appartement avenue de la Forêt Noire, ne me coûtait presque rien mais des fois je n’en pouvais plus de vivre dans ma propre promiscuité. L’immeuble était quasiment insalubre, des fils électriques pendaient dans la cage d’escalier et je ne parle pas des cafards.

J’étais prêt pour mon rendez-vous. Bien rasé, un slip propre, les chaussures cirées, trois chewing-gums dans la bouche… et la tête de travers à cause de mes excès. Mais pour ça, je ne pouvais rien faire. Je n’allais quand même pas investir dans une crème de jour, non ?! Gaëlle avait fort délicatement proposé de venir me chercher en voiture. C’est gentil. Bien sûr, elle était en retard et je n’en pouvais plus de tourner autour de mon cendrier. J’avais très envie de la voir. Pour patienter, je me serais bien rouler un joint Ce que je fis, le dosant léger, juste pour l’ambiance intérieure. Puis je l’ai fumé à petites bouffées. J’ai ensuite esquissé une chorégraphie zen ou quelque chose de vaguement yoga, enfin le genre de chose qu’on fait pour se sentir proche du cosmos. On klaxonna en bas. Surpris et ne voulant pas la faire attendre je me suis précipité dans les escaliers, putain ! brusquement je glisse et je me cogne contre une porte d’entrée. Le genou me faisait atrocement souffrir. Vraiment, ça m’a coûté de ne pas montrer à Gaëlle que j’avais mal. Elle me dit : « Salut, ça va ? Je n’ai pas eu le temps d’acheter à manger, alors je t’invite au resto. On se fait un chinois ? » Moi, pour baiser, j’aurais même été au Mac Do.

Le chinois en question s’appelait le Mandarin, il se trouvait non loin de l’Ancienne Douane. Ce qu’on allait manger m’était complètement indifférent, tout autant que ce qui allait faire le sujet de notre conversation. Je n’avais qu’un seul objectif : l’amener à penser qu’elle veut ma queue ce soir et pas un autre moment. Un seul angle d’attaque : après quelques verres, commencer à parler de cul. Alors on s’installe, chic, je lui tiens la chaise, tous les clichés en somme. Je commençais à me demander ce qu’on pourrait prendre comme apéro. Un Picon, pour changer… Je m’appuie, toujours guindé, sur la table joliment décorée. Elle est bancale ! A chaque mouvement les verres vacillent, les yeux de Gaëlle prennent des mines effrayés. Bien sûr, ce n’est pas elle qui aurait l’idée de confectionner une cale pour stabiliser ce foutoire. Il faut faire un sacrifice insoutenable et que d’avance je demande aux fumeurs de me pardonner : j’ai utilisé un ticket de transport qui devait servir à faire le filtre d’au moins trois joints ; il est à tout jamais supplicié sous un pied de table au premier étage d’un restaurant chinois. A peine avais-je montré mes indéniables compétences techniques, que le serveur vient nous demander ce qu’on voulait comme entrée. Gaëlle répond qu’elle prendra je ne sais quel rouleau. « Et l’apéritif ? », que je dis. Mon indignation dut se sentir car elle rectifia, niaise : « Ha ouiii, j’avais oublié. » Le temps que le serveur revienne avec mon verre et le cocktail « maison » de la demoiselle, je me mis en tête de débuter la conversation : « C’était comment ta journée ? » Elle commença alors à partir dans des histoires de prothèse, de plombages, me décrivit la super ambiance qui régnait dans le cabinet où elle bossait. Je songeais : « C’est dur mon gars, mais si tu veux baiser, faut que t’en passes par là. » Pendant ce long monologue, j’eus le temps de prendre deux verres. Spasmodiquement je posais une question technique, du genre : « Mais il paraît qu’il y a une vive controverse en ce moment à propos des plombages. Ils seraient dangereux pour la santé, mais pourquoi ? » En fait je connaissais tout de l’histoire : les plombages, les dentistes appellent ça des amalgames, c’est un mélange de plomb et de mercure, en principe indissociable. Mais il se pourrait que se soit un peu toxique quand même. En tout cas, Gaëlle était toute contente de pouvoir m’instruire dans ce domaine, un sujet qui doit faire office de questionnement métaphysique dans le milieu dentaire. Elle m’expliqua tout sans se rendre compte du quasi miracle qui se déroulait sous ces yeux : je parvenais à ne pas éclater de rire. Ce calvaire connu une pause avec l’arrivée des entrées. Il fut rapidement évident que ma chère amie ne savait pas se servir des baguettes. Je vis que c’était le moment de commencer à la tripoter un peu. « Regarde, dis-je en lui prenant les mains, il faut placer les baguettes de cette façon, il n’y en a qu’une qui bouge etc, etc. » Elle était vraiment impressionnée la petite. Elle me dit, ravie : « C’est un peu comme faire un détartrage finalement, sauf qu’il y en a deux ! » Elle ne parvenait donc pas à quitter la perspective bucco-dentaire… Pour chauffer l’ambiance il me vint l’idée de lui demander si elle connaissait les boules chinoises. On ne sait jamais, peut-être qu’elle allait faire également une association d’idées ? Ça m’était sorti sans y réfléchir. Elle a ri un peu, avec un air faussement scandalisé. Elle avait légèrement rougi aussi. Je bandais. Pour se donner une contenance ou parce qu’elle avait faim, elle entreprit de se saisir d’un nem. Elle réussi à me le balancer sur ma chemise toute neuve, un cadeau de ma mère. Elle se disait désolée, sans rire ? Je la rassurais, c’est pas grave, c’est rien… Non, bien sûr que ça ne me dérange pas, tu parles, une tâche irrécupérable. Passons.

Il y a un moment, il faut se lancer, changer de braquet, parce jusqu’à présent on avait plutôt mouliné dans ce jeu de la séduction. Mais, dans le même temps, je trouvais étrange qu’elle m’ait proposé ce resto dans le dos de son mec. Quelque chose clochait. Alors je lui demande, comme ça, mine de rien, ce que fait son mec au même moment… « Il dîne avec une de ses ex. » Le coup de poignard en plein cœur ! dans ma tête, ça n’a fait qu’un tour. La salope. Quelle infamie ! Quelle ignominie ! Oser m’inviter pour rendre son mec jaloux. Les femmes auront toujours une longueur d’avance sur nous. Je décidai de ne rien faire et d’attendre tout simplement qu’elle paie l’addition pour me sauver. Je n’ai pas pris les plats les moins chers. Comme tout était perdu je me suis rabattu sur l’alcool.

Au bout d’une heure de ce repas « entre amis », j’étais à nouveau sur orbite. Gaëlle n’était plus très sobre non plus et se permettait de commencer à m’allumer. Je sentais ma conviction faiblir, à mesure que je m’apercevais qu’elle commençait à se dire qu’éventuellement, en y réfléchissant bien, la perspective de coucher avec moi l’avait effleurée toute la journée. Intérieurement j’étais pris de lassitude, me remémorant que depuis toujours je n’étais tombé que sur de l’indécise, de la j’sais pas si j’veux, de la nana sans âme qui attend son prince charmant, mais qui n’a pas la gagne, la hargne de se battre. Je ne suis pas le seul. Certaines diront que c’est de notre faute, que nous ne sommes pas assez romantiques. Je rêve ! On ne va quand même pas arriver en armure sur notre destrier, à la porte d’un château pourri où habite une pétasse, sans blague ?! C’est fini l’amour courtois. Les femmes se sont émancipées depuis les Précieuses, il y a eu Simone, le droit de vote, la pilule, l’avortement, le divorce, le secteur tertiaire, l’armée même ! Ici ou là on entend dire qu’un gars connaît un type dont le frère a un ami qui a rencontré une femme extraordinaire. Qu’il a vu la galaxie en plein jour. Une femme qui avait tellement de chose à donner, un charme que je ne pourrais même pas décrire, des attitudes incroyables ; bref, on dit qu’il avait oublié qu’elle était belle. Il s’en fichait. Même qu’il voulait un gosse. Je vous jure. Mais pourquoi a-t-on ce sentiment que cet homme est aussi chanceux qu’un gagnant du loto ?

Gaëlle sentait que ses révélations m’avaient refroidi. Probablement c’est ce qui l’excita, car elle commença à faire des allusions sur le fait qu’on pourrait terminer la soirée chez elle. Pour prendre le dessert… A ce propos, soyons honnête, les chinois ne sont pas les meilleurs en la matière. Mais pour faire payer ma princesse, j’en avais pris un. C’est mesquin, ça fait du bien. Naturellement, après qu’elle ait payé l’addition je la suivit chez elle oubliant ma résolution précédente. Là-bas, elle me proposa quelques liqueurs qui achevèrent de me mettre en rut : j’en redevins entreprenant et Gaëlle joua à nouveau les distantes. Pourquoi était-elle si débile ? Cela restera à tout jamais une énigme. J’émis alors l’hypothèse de mon départ pour cause de sommeil. Elle me dit : « Mais non, si tu veux, reste dormir ici, j’ai un canapé-lit. » La femme est bien celle à qui l’on doit notre renvoi du Paradis, la preuve était là, devant moi. Elle voulait me faire endurer les pires tourments d’une nuit où je me serais demandé : « J’y vais, j’y vais pas ? » Je pris alors la fuite en promettant de la rappeler ce que, naturellement, je ne fis jamais.

En partant je me demandais ce que j’allais bien pouvoir raconter à Christophe et Didier à propos de cet acte manqué… bien malgré moi. Peut-être que l’essentiel c’était de les retrouver et de bien me bourrer la gueule pour oublier. Il était une heure trente. Vu le rythme de l’après-midi, ils devaient avoir pris beaucoup d’avance et je les retrouveraient aux Aviat’. Comme d’habitude. Je pris le pont du Corbeau, puis la place du Cochon de lait, m’approchant de la masse sombre de la cathédrale, qui n’était plus éclairée. C’est banal, pour un strasbourgeois, de dire qu’on aime la cathédrale. Tout le monde l’aime. Mais il y a plusieurs façons de l’aimer. Il y a la façon de Didier par exemple, qui disait que la cathédrale c’est le phare des ivrognes : « Grâce à elle t’es jamais perdu. » Je passais devant la façade quand la flèche me fit l’effet d’un phallus se dressant ce qui acheva de me déprimer. Mon téléphone sonna. Didier m’appelait. Il riait, étonné que je ne sois pas au lit avec Gaëlle. Je n’avais pas envie de m’expliquer, du coup il enchaîne : « On te voie espèce de con… T’es place de la cathédrale… » J’ai commencé à regarder partout à l’entour, mais ces fourbes se cachaient bien. Ce n’était vraiment pas le moment de se foutre de ma gueule, même si ça me remontait un peu le moral. Dix mètres devant moi j’entendis un bruit énigmatique, comme celui que ferait… ha, les saligauds ! ils me crachaient dessus, du haut de la flèche, je commençais à les entendre se marrer. « Bande de cons », que je leur crie, mais Didier me dit au téléphone de ne plus attirer l’attention, de passer par les échafaudages, à droite, et de les rejoindre.

Il était rigoureusement interdit de se livrer à cette escalade, sous peine d’amende. Il faut l’avoir fait une fois dans sa vie… J’eus du mal à les rejoindre, mais le spectacle en valait la peine et ils me laissèrent quelques minutes pour en profiter. Puis il fallut leur raconter mon histoire ; ils n’en pouvaient plus de se fendre la gueule. Et c’est vrai qu’elle était risible cette histoire. Ils me disaient : c’est pas vrai, comment tu as fait pour ne pas la sauter, tu connais les gonzesses, elles attendent d’être à poil pour admettre qu’elles en ont envie. Ah bon, que je disais, vous êtes sûr ? Oui on est sûr, enfin sûr, avec ce genre de fille, c’est comme ça qu’il faut faire…

Je pris une bière. Il y avait plein d’étoiles au-dessus de Strasbourg, pas de nuage, pas de bruit. J’étais avec mes amis, j’étais heureux, je n’étais même pas conscient des risques qu’on courait. Et d’un coup je l’aperçu qui venait de l’Est, d’un blanc lugubre dans la nuit. Ses ailes émettaient un vrombissement. Un cygne, le cygne, il passa au-dessus de nos têtes comme un bombardier, c’était beau, il fit le tour de la flèche, magnifique. On le regardait hébétés, heureux d’assister à cette merveille. Je sentis un impact sur mon front. Les deux autres me regardaient sans rien dire. Mais… il m’a chié dessus ce con de cygne ! De la merde, il y en avait même dans ma bière. Inutile de dire que les deux autres se foutaient de ma gueule une fois encore et brusquement ils se sont arrêtés. Je venais de lancer la bouteille de bière en direction du grand oiseau blanc. Elle ne l’atteignit jamais bien sûr mais s’écrasa avec un bruit énorme sur le parvis. Nous avions quelques minutes pour descendre.

Avant de fuir le secteur, j’ai jeté un coup d’œil pour vérifier si un clodo ne s’était pas pris la bouteille. Non. Avec notre caisse de bière, ça nous faisait une drôle de dégaine. On est retourné sur le même banc que la veille avec Bob. Pour ouvrir les bières Christophe avait une technique toute particulière, il se servait d’un briquet. La capsule, il fallait voir, elle partait des fois à quinze mètres, avec un bruit de bouchon de champagne. Didier a commencé à sortir de quoi s’en rouler un, avec de la bonne herbe. Il avait coincé deux feuilles sous le paquet de cigarettes. Mais je le voyais qu’il cherchait quelque chose. Christophe lui demande : «  T’as pas de filtre ? » « Non. T’aurais pas un ticket de transport, toi ? », qu’il me demande. J’y repensais à mon ticket, qui servait de cale désormais. Je ne leur ai pas raconté. J’ai proposé de faire un marocain. Didier s’en chargea fort bien. Lui, c’est un type, question soirée et défonce, il est assez facile à cerner : il est plus. Il est plus bourré que tout le monde, il tient plus longtemps que tout le monde, il est plus lourd, il est plus gentil, il est plus sensible, il est plus chiant. Il n’attend qu’une chose, c’est de pouvoir faire de la surenchère. Un jour il mourra à cause de la bière de trop… Quant au joint qu’il venait de rouler, c’était criminel. On s’est tous regarder pour être bien sûr : après un seul tour, nous étions tous déchirés. A ce moment, une gonzesse est passée devant nous, une grosse, tellement que ce n’était pas croyable. Et les fringues qu’elle se trimballait, même chez Tati il ne te laisse pas sortir avec ça. Alors forcément, on a eu un fou rire. Un fou rire normal. Il y a juste Didier qui a dit, qui a chuchoté le mot « boudin ». Vraiment pas fort. Elle l’a pourtant entendu. Et puis il a fallu que ça dérape…

Elle s’est retournée avec un regard mauvais la grosse. Je n’y ai même pas vu un peu de peine. Rien que du sombre, de la rancune qui avait besoin de jaillir. « C’est moi que tu traites de boudin ? » Didier continuait à se marrer, mais Christophe et moi, on a tout de suite vu venir l’embrouille. C’était comme le black-ninja de la veille. On a essayé de dire qu’on ne se foutait pas de sa gueule, qu’on riait pour un autre truc, mais elle n’a rien voulu savoir, elle a reposé la même question à Didier. Et lui qui continuait à rigoler, à pousser des cris pas possibles, le rire d’un gars défoncé en somme. La gonzesse, alors, s’est approchée de lui. Je ne peux pas dire vraiment ce que j’ai vu à ce moment, des fois ce n’est pas facile de mettre un mot sur les choses. Le malheur des gens, c’est comme l’enfer de la Bible, on se doute bien que ce n’est pas drôle, mais on ne s’en fait qu’une idée abstraite. Cette fille, cette femme, elle était révoltée contre la biologie, elle ne comprenait pas pourquoi elle n’était pas jolie. Pourquoi elle était si grosse, au point de ne plus avoir moyen de se camoufler. Didier, il ne pouvait plus s’arrêter de rire, sauf quand il l’a vue sortir un calibre de son sac à main et le mettre contre son front. Il a blêmi presque autant que nous. J’ai tout de suite cherché un moyen pour nous en sortir sans dommage. Mais c’est Didier qui a eu la meilleure idée. D’un geste fou, il lui a saisi le poignet pour dévier l’arme et le coup est parti dans la portière d’une voiture. Il fallait vraiment que je sois bourré pour ne pas avoir chier dans mon froc. Christophe a mis une grosse claque à la grosse et elle s’est effondrée en même temps qu’elle lâchait l’arme. Je la pris et la balança dans l’Ill.

La gonzesse, elle gisait par terre maintenant. Avec le nez en sang. On avait encore trop peur pour avoir pitié. On la regardait sans rien dire. En attendant je ne sais quoi. Christophe parla le premier : « Venez, on se casse. » Mais on n’y arrivait pas. On avait failli mourir et du coup on se retrouvait sans but. « Allez, venez ! on se casse, putain ! » Mais la fille restait sur le sol, elle a commencé à chialer en disant : « Pourquoi personne ne veut me baiser ? J’ai 28 ans et je ne me suis jamais faite baiser. » C’est ça la nuit, ça établit des évidences qui mettent quinze ans à aboutir chez le psy. Tous les trois on s’est regardé sans pouvoir commenter l’être qui se disséquait devant nous. Et puis coucher avec elle ç’était au-dessus de nos forces. Elle n’osa pas nous le demander. Mais Didier a senti le premier que nous ne pouvions en rester là : il lui proposa de finir la soirée avec nous. Fallait y penser.

Son nom, c’était Sarah. C’est jolie Sarah. Didier lui demande : « Pourquoi t’avais un flingue ? » Elle lui a répondu que c’était un pistolet d’alarme, parce qu’elle n’en pouvait plus des insultes. Je crois qu’on avait bien compris son point de vue… De temps en temps je l’observais du coin de l’œil, des fois qu’elle ait des beautés cachées. Mais rien. Un vrai thon. Nous arrivions à notre destination.

Le videur des Aviat’, il ne croyait pas ce qu’il avait devant lui. Les trois buveurs habituels plus un pachyderme. Comme je l’ai déjà dit, à chaque on était pour lui un dilemme : il devait choisir entre l’image de l’établissement et le chiffre d’affaire. Ce soir, il y avait quelque chose de nouveau, un véritable cas de conscience : une grosse. Une énorme. Habillée à la mode réfugiés. Je suppose qu’il nous a laissés entrer car il a senti que quelque chose d’incroyable se tramait, quelque chose d’absolument nécessaire, quelque chose de grand, ou gros. Le bar était plein à craquer, de la fumée comme pour un incendie, de la bière partout, de la sueur, des pétasses. Une orgie. On ne passerait jamais. Si. Les gens se poussaient sans difficulté devant Sarah. Dix secondes pour traverser le bar, un record. Christophe a commandé quatre mojito. Quatre mojito. En dix ans de sortie il n’avait jamais commandé autre chose que de la bière.

On discutait un peu chacun son tour avec elle, de ce qu’elle faisait dans la vie – étudiante en socio -, ce qu’elle aimait comme musique – un peu de tout -. C’est vers le quatrième verre qu’on s’est tous mis à danser, en souriant. Le plus incroyable, c’est que notre quatuor était devenu une véritable attraction, intriguant une foule conformiste. Une telle grosse aux Aviat’, ça avait le charme de la nouveauté. Une qui dansait en plus, qui ne se cachait pas, qui n’avait pas honte. Et, anatomiquement, ça ne semblait pas possible. Qu’elle ait le rythme. Pour être honnête, je trouvais plutôt qu’elle ondulait. J’ai cherché d’autres mojito. Quatre.

Sucre et alcool, ça monte vite à la tête. Sarah est même parvenu à danser avec nous, les bras tendus, le pas mal assuré. Sur le bar, des filles dansaient pour qu’on les regarde. L’une d’elle était vraiment belle. Une grande brune, avec des formes guerrières, des ongles obscènes. Je l’aimais déjà, bien au-delà de ma volonté. Alors que je méditais sur le labyrinthe qui me séparait d’elle, je vis Sarah qui se hissait elle aussi sur le bar, à côté de la brune. Un ange passa. Comme un cygne. Une seconde ou deux, bien longues. Et la soirée reprit sa respiration normale, avec Sarah qui dansait, heureuse. On lui tendait d’autres verres, on est même monté sur le bar avec elle, je l’ai même embrassée, elle a ri, s’est décalée sur la droite, une pale de ventilateur l’a frappée au visage, tout le monde s’est écarté en la voyant perdre l’équilibre, en la voyant tomber si lentement, la tête la première, par terre. Morte. Personne ne bougeait. Morte avec une telle évidence. Personne ne parlait. Les gens étaient mal à l’aise lorsque le videur s’est approché pour comprendre. Ils avaient honte de ne pas être triste, pas assez. Ils faisaient des efforts pour avoir l’air triste, mais ils ne l’étaient pas. Des évidences comme ça, ça vidange le siècle des Lumières. On est resté pour attendre le Samu et laisser nos adresses. Puis on est rentré.

Sur le chemin, Christophe a fait un discours. Généralement, il avait toujours une idée sur tout, des phrases à l’emporte-pièce, mais parfois il se permettait de longs développements, une tirade, pour rappeler des vérités bien profondes. Mais cette nuit, un petit discours ne pouvait pas nous faire de mal, quelque chose qui rendrait normal la mort de Sarah. Humaine. « Les gars ! c’est triste, je suis d’accord, mais on n’y peut rien. C’est pas l’un de nous qui l’a poussée, non ?! Et puis je vous signale qu’elle a failli mettre un pruneau dans la tronche de Didier ! Je dis pas, elle avait du malheur dans sa vie, les grosses s’est toujours tristes, ça ne plaît à personne ! On l’emmène danser et elle chute du haut d’un bar. Je sais pas quoi vous dire, sinon que c’est la faute à pas de chance… » Didier s’est mis à pleurer. On était devant l’église de la veille. Sous les projecteurs. Christophe et moi, on a le barrage qui a cédé nous aussi. On a fumé des joints jusqu’au bout de la nuit. Impossible de dormir tout de suite.

 
*
Dimanche 12 mars 2006

Finalement, on était tellement bouleversé qu’on a décidé de dormir dans l’appartement de Christophe. Au bord de l’Ill. Pas loin d’un magnolia. L’un des deux a poussé un cri dans son sommeil : « Tombe pas Sarah ! » A cet instant, j’en ignore la raison, je me suis mis à penser que c’était la vie et qu’au bout du compte je n’en avais plus rien à faire. Je venais sans doute de me réveiller dans un monde sans alcool… Un monde qui avait de nouveau un sens : il fallait se lever, se laver, dire bonjour à mes deux potes et acheter de quoi déjeuner. Il était treize heures. Comme j’étais debout le premier, j’ai pris sur moi de faire les courses. Initiative inhabituelle. En général, je me faisais plutôt servir. Christophe me dit : « Prends ma voiture pour y aller. » Je n’avais pas de voiture, ça me faisait plaisir de prendre le volant de temps en temps.

Le supermarché était surpeuplé, je n’y croyais pas. La première chose qui me vint à l’esprit, ce fut d’acheter de la bière. A chaque fois la même erreur : au lieu de prendre la boisson en dernier, je me trimbale un panier de dix kilos pour le reste des courses… Ensuite j’ai acheté une palette à la diable, une salade et un munster. J’en ai eu pour super cher ! La caissière était bandante, ça m’a fait moins mal de lui donner mon fric.

Revenir chez Christophe, c’était tout un bordel, il fallait passer par derrière, éviter les culs-de-sac. Je roulais assez vite et je n’ai pas vu la priorité à droite, ouf, heureusement que la gonzesse a freiné sinon je pliais la caisse. Je crois que Christophe en aurait fait un arrêt cardiaque. Je ne lui ai jamais dit. En arrivant, j’ai constaté qu’ils ne s’étaient pas remis de la veille : ils trempaient sans y croire leurs lèvres dans un café. Je n’ai rien dit. J’ai commencé à préparer la bouffe. Au bout de dix minutes j’ai ramené la bière et les chips. J’ai servi trois verres, mais rien ne les déridait. Ils iraient mieux après le repas. Forcément.

Pour la suite de l’après-midi, Didier proposa qu’on aille se promener au bord du Rhin. L’idée me parut excellente. Mais j’ai immédiatement précisé : « Du côté allemand. » Seul ce côté était correctement aménagé, avec une piste cyclable bordée de grands arbres. De temps en temps j’allais m’y ressourcer, assis sur un banc.  Là, sous mes yeux, l’eau s’écoulait lentement vers Mayence, vers Rotterdam, vers la mer du Nord ; ça me faisait rêver. De me sentir si proche. Et je regardais la France.

En arrivant, brisant mon enthousiasme, ces deux cons faisaient les blasés, prétextant qu’ils étaient déjà venus, que l’Allemagne ça avait un côté chiant. Il valait mieux ne pas insister. On a marché, le long du Rhin, à contre-courant, en direction du barrage, tout en parlant des péniches amarrées et de leurs occupants occupés. Débordant de santé, des gens couraient dans la chaleur de l’après-midi, d’autres s’émerveillaient de voir leur enfant faire leurs premiers pas. La vie normale, la vie bien et monotone. Sur l’herbe, des filles bronzaient : finalement, il y avait un parfum de ces vacances qu’on n’aurait pas au Lavandou.

Il fallait qu’on soit un peu triste quand même pour avoir marché autant. On est allé jusqu’au barrage, puis jusqu’au petit port de plaisance. Au moins cinq bornes. Dans ce coin, il y a un verger en devenir, c’est-à-dire pas beaucoup d’ombre. Il faisait une de ces chaleurs ! Mais on n’en pouvait plus, il fallait qu’on s’en fume un, tout de suite, au calme. C’était bon de se reposer. Une fois que le joint a fini de tourner, chacun s’est mis sous un petit arbre, à la recherche d’un peu d’ombre tout de même. Didier a reparlé de ce qui c’était passé la veille, en disant qu’il n’arrivait pas à effacer Sarah de sa mémoire. Sans savoir pourquoi, il a rajouté qu’il avait envie d’être avec une gonzesse en ce moment. Une gonzesse qu’il aimerait. Ben oui, tu n’es pas le seul qu’on lui a répondu. Il était cinq heures de l’après-midi.

On s’est tous les trois approchés de la rive. J’imaginais toutes ces molécules d’eau qui voyageaient vers les Pays-Bas. Quelle était la probabilité que l’une d’elle s’évapore avant pour former les nuages ou simplement participer à l’humidité de l’air ? Le destin de cette multitude me fit songer que j’avais soif. Immensément soif. « Vous n’avez pas soif, les gars ? » Oh oui, comme ils avaient soif eux aussi. D’un coup, sans prévenir, il fallait se désaltérer, il n’y avait plus que ça d’important. Je leurs proposais de nous rendre à Marlen, un village où j’avais repéré un jour un petit troquet, mais ça nous éloignait encore un peu plus. Sur le chemin, une vieille copine a appelé Didier, pour nous proposer de manger chez elle le soir. Il y aurait deux de ses amies. Un signe de la Providence ! Après concertation, il a vivement accepté. Génial, trois filles, statistiquement au moins l’un de nous allait baiser…

En arrivant à Marlen, le troquet était l’une des choses qu’on voyait en premier.  En fait de troquet, il s’agissait probablement du pecnot du coin qui avait transformé un bout de sa maison en bistrot, avec pour seul ombre sur la terrasse deux ou trois parasols publicitaires… Mais dans les circonstances du moment, c’était pour nous comme arriver au paradis… On commanda immédiatement une bière qu’on descendit cul sec. Ça nous a sorti de notre torpeur : rien de tel que d’alterner les drogues pour se maintenir en éveil. On s’en fit servir une deuxième. J’ai posé une question anodine en apparence : « Qui a du liquide ? » Personne naturellement. Ils ont eu la délicatesse de ne pas me reprocher d’avoir oublié cet aspect des choses. J’ai appelé le patron pour lui demander si on ne pouvait pas payer par carte, à tout hasard… Il m’a répondu que non, qu’il ne prenait pas la carte. J’ai ensuite demandé s’il y avait un distributeur : non plus. Alors j’ai tenté de lui expliquer que la voiture était loin, qu’on était fatigués etc. Il n’a rien voulu savoir. Il est rentré, bougon. On a choisi ce moment pour se barrer en courant.

Au bout de cinquante mètres, on avait les Allemands aux trousses, comme en 40, et ils n’étaient pas contents. C’est un peuple respectueux des lois. Mais la peur, ça fait courir plus vite que le civisme, malgré la bière. Ils ont dû penser qu’ils nous auraient à l’usure, et puis sur la digue, même avec deux cents mètres d’avance on a l’air tout proche. La poursuite a duré cinq kilomètres, j’entendais Didier me dire qu’il n’en pouvait plus, qu’il allait se rendre. Je lui lançai : « Faut avoir le courage de fuir jusqu’au bout, pas comme nos aïeux ! » Cinq cents mètres plus tard on vit enfin la voiture. Sauvés. Il était sept heures.

Nous étions invités pour neuf heures. En attendant on a pris l’apéro. Aux Stadtwappe, place Gutenberg. Les Picons y sont les meilleurs de la ville, à ma connaissance. Je l’aime bien cette brasserie. C’est sans prétention, touristique. Il faisait toujours aussi chaud, on s’est donc mis en terrasse, pour mater les filles. Elles sont bandantes l’été, c’est incroyable. Les plus belles, on les accueillait avec des sifflements. La patronne est venue nous demander de nous calmer ; de toute les manières nous partions, pour retrouver nos promises… Avec entrain. L’amie de Didier s’appelait Aurore. Elle ne me plaisait pas.

En bas de l’immeuble on bouillait d’impatience. Lorsque la porte s’ouvrit au quatrième étage, c’est moi qui entra le premier : « Salut Aurore. » Mais déjà je me pressais pour voir à quoi ressemblaient ses deux copines. Putain ! Les moches ! Il y en a une qui était minuscule, incroyable, et l’autre, un garçon manqué, des attitudes de rugbyman, tenant sa cigarette entre le pouce et l’index. Bref, le stéréotype de la gouine. Je me retourne vers les deux autres, dépité. Ils n’avaient pas des mines réjouies. Christophe a tout de suite commencé à raconter qu’on était super fatigués. Didier avait le souffle coupé. Parce qu’on ne pouvait décemment pas filer avant minuit sous peine d’être impolis. Les boules.

Le repas était passable. Des bolognaises. J’aime bien les pâtes, mais après une journée pareille, où on avait quasiment dû fuir devant la Wehrmacht, j’aurais apprécié un dîner plus raffiné. Pendant que nous mangions, j’observais le garçon manqué, Patricia qu’elle s’appelait. Ses manières étaient vulgaires, même pour un homme : elle buvait la bière à la bouteille, celle de 75cl. Christophe et Didier n’en revenaient pas. On a tous les trois demandé un verre ; c’est souvent comme ça qu’on s’améliore dans la vie, en regardant les défauts des autres. On ne veut pas leur ressembler. Quoiqu’ils puissent servir d’excuse aussi, ça dépend… L’autre fille s’appelait Nadine. Elle était très agréable et souriante, c’était déjà ça. En plus, son visage était même plutôt joli, j’avais été dur, je n’aimais pas les femmes petites. J’avais soif et me resservais sans cesse de la bière.

Finalement cette petite soirée prenait forme et j’entendais Christophe et Didier engager la conversation. Patricia, la gouine, leur racontait sa passion pour le karaté, « une discipline du corps et de l’esprit, tu vois… Quand j’ai les nerfs, et bien je vais au club et je me défonce ; ensuite je me sens mieux. » De fil en aiguille, la conversation s’est muée en débat et forcément on a parlé de la différence homme/femme. C’est idiot ce genre de controverse qui reviennent à chaque fois que les gens ont un peu bu. Alors on entend des phrases du style : « A compétences égales les femmes sont moins payées que les hommes. » Dans le débat qu’on avait ce soir-là, il y avait une fille qui n’avait pas de manières ; je voyais bien que Christophe voulait lui rabattre son caquet. Elle disait qu’un jour les femmes prendraient le pouvoir et qu’elles ne feraient pas les mêmes erreurs que les hommes. Les hommes, elles disaient qu’ils avaient tout détruit, foutu la merde sur toute la planète, qu’ils iraient même la mettre sur la lune et Mars. Christophe ne put en supporter davantage, il prit la parole comme s’il l’avait arrachée, j’ai vu qu’il allait faire un discours, un de ses grands discours radicaux. Didier était bourré, un peu plus que les trois filles. Moi aussi. Christophe s’est servi une bière et il est parti : « Mais j’y crois pas ! Tu te rends compte des conneries que tu dis ? On n’a pas foutu la merde les mecs, pas plus que les gonzesses, toujours dans l’ombre. Qui a fait ce monde, hein ? C’est une gonzesse qui a inventé la bagnole ? C’est une gonzesse qui a découvert l’Amérique ? C’est une gonzesse qui s’est fait crucifier ? Non, c’est un mec ! Aussi loin que tu remontes… tiens, je ne prends qu’un exemple, les Egyptiens, c’est une gonzesse qui a construit les pyramides ? Non, c’est Imhotep, le premier des grands architectes… C’est pas vrai les gars ? Alors que les femmes, tout ce qu’elles ont réussi quand elles se sont mises au boulot, c’est attraper le cancer comme Joliot-Curie. Faut pas être académicien pour s’apercevoir que les gonzesses, depuis la nuit des temps, à part se faire tringler et passer leur temps à intriguer, elles n’ont rien branler, que dalle ! C’est trop facile de critiquer les hommes et de vivre dans ce qu’ils ont bâti ; à part quelques exceptions, tout ce que tu vois, tu utilises, jusqu’au papier toilettes, c’est un putain de mecs aux grosses couilles qui l’a inventé ! Tiens, cite moi une gonzesse qui a pensé au XVIIIème siècle… Personne, bien sûr, per-sonne ! Alors, je dis que les hommes ont créé ce monde, ils l’ont construit. Oui, c’est les Hommes, avec un grand H ! Les gonzesses on attend encore de voir ce qu’elles vont faire… »

C’était son plus beau discours, son chef d’œuvre. Dès qu’il eut finit, Didier a levé son verre en criant : « Ouaiiis ! Les gonzesses, on leur pisse à la raie ! » La gouine, ça a été la goutte d’eau. Avec le recul, j’ai honte pour ce qu’on lui a fait supporter. Toujours est-il qu’elle s’est levée d’un bond vers Didier et elle lui a mis un coup de pied en pleine tronche. Comme ça. Il n’avait même pas fait le discours. Le verre de bière a valsé sur Nadine. Didier gueulait : « Putain ! Je me suis fait ruiner le nez par une gouine, putain ! » Alors, dans ma tête, tout m’est remonté, je transpirais de haine et dans un éclair j’ai vu le black qui m’avait humilié, fallait que ça passe sur quelqu’un. J’ai envoyé un bon bourre-pif à la fille et elle s’est écroulée KO sur le fauteuil club. J’ai bien regardé Christophe dans les yeux en lui disant pour l’éternité : « Elles auront beau avoir la technique, elles n’auront jamais la puissance. »

                Bon, après ce coup d’éclat on est parti sans dire un mot de plus, un peu couillon et honteux. Didier disait que normalement c’était bon, que son nez n’était pas cassé. J’ai proposé qu’on aille se boire une bière dans un bar tranquille, place Kléber, au Schutzenberger. Le bar est sympa, c’est un grand architecte qui l’a créé, contrairement à la place Kléber, qui est l’exemple typique de ce qu’on peut faire de merdique dans une ville. Pas de style vraiment identifiable ou novateur, que du faux futuriste. Ils avaient cru bon de faire une sorte de ligne de lumière, avec des diodes vertes, mais rapidement tout a foiré. Les lampadaires, eux, je préfère passer en les ignorant tellement ils sont une insulte au bon goût et à nos impôts. Je me faisais une nouvelle fois la réflexion alors qu’on croisait un mec en train de se rouler un pétard, un grand gabarit, cheveux blond, style néerlandais. « J’en ai marre de me farcir l’herbe des Suisses », a dit Didier. Sur le coup, il n'a pas songé qu'il venait de prononcer une phrase-clef, et qu'elle le poursuivrait jusqu'à la fin de ses jours, comme un écho perpétuel :

    - A quoi tu penses, que je lui demande, elle ne te plaît plus ?

    - J'en ai marre de fumer des somnifères, ce que je veux c'est le véritable envol, la destination vers le nouveau.

    - Ben voyons, que lui dit Christophe, et tu comptes te procurer ça comment ?

    - Justement, c'est là que tu interviens, on prend ta caisse direction Amsterdam, on y est dans sept heures.

    - !?

    - !!!

                Il y a des moments de l'existence où l'alternative est simple : soit on choisit l'aventure, soit on commence à mettre de côté pour la retraite. C'est à des moments comme ça que l'on voit ce que les gens ont dans le ventre, parce que partir à Dam, à minuit, bourrés, c'était fou, téméraire, mortel, il ne fallait pas se surestimer, il y aurait du grabuge, putain ! la vie sortait de ses rails, et on ignorait encore tout de ce qui arriverait quand on passa le col de Saverne ; ce n’était pas plus clair à Luxembourg ; ni lorsqu'on traversa Liège, un joint faisant la ronde, nos paupières devenant lourdes, mais nos yeux brillant de fierté, de cette certitude qu'on avait choisi, pas fait comme les autres ; de la musique plein la bagnole, on refaisait le monde, la route défilait, éclairée de jaune-orange en Belgique, par le soleil levant à Maastricht ; Eindhoven, Utrecht, des digues, des moulins, des tulipes, l'herbe verte. Une sortie d'autoroute… On décide de prendre un café dans une station non loin d'Amsterdam. Il est sept heures. Fatigués. Cent mètres avant la station, un bâtiment en béton. Une femme est accroupie. Une brune, le sourire carnassier. On passe au ralenti, elle est en porte jarretelle, elle pisse, sourit bêtement, on a l'air plus stupide qu'elle encore, on sourit aussi. Cette scène est absurde. J'y est réfléchi plus tard, à tête reposée, et je crois que c'est Amsterdam qui nous est apparu sous l'apparence de cette femme : plein de jeunes arrivent dans cette ville, sortent de leur voiture, fument un joint puis regardent béatement une pute dans une vitrine et ce disent qu'ils ne comprennent rien, rien à rien.

 

                Dans les yeux des autres j'ai bien vu que l'enthousiasme du départ avait un peu disparu, après une nuit à rouler. On n'avait plus rien à fumer. Il fallait faire le plein. Mais avant, on voulait voir la mer, bleue, avec les mouettes qui volent au-dessus. Didier a dit : « Allons sur la grande digue ». Il y a une grande digue au nord d'Amsterdam, longue de presque trente bornes, qui ferme une sorte de lac intérieur. Le genre d’astuce qui évite au hollandais d'avoir de l'eau salée jusqu'au menton.

 
Il était sept heures et quart.
 

                Pour s'orienter, on avait seulement un atlas mondial des années 80. On ne voulait pas investir. A l'instinct. On est parti de la station. Il commençait à faire chaud, malgré les fenêtres ouvertes. Christophe avait cédé le volant à Didier. Le contournement d'Amsterdam s'est fait sans problème, malgré l'envie qu'on avait sans cesse de prendre les sorties direction centre ville. Sur le paysage qu'on a traversé je n’ai que des platitudes à dire. En fait, je me rappelais plutôt l'importance de ce pays dans l'histoire de l'Europe, son avant-gardisme dans le domaine de la tolérance. Et aussi, qu'il n'y a pas qu'un lien fluvial entre Amsterdam et Strasbourg, mais un lien spirituel, un courant de pensée commun, le protestantisme. Au bout de quelques méditations brumeuses de ce genre, j'ai vu la grande digue, c'est à dire une route avec la mer des deux côtés. C'est beau. C'est rectiligne. C'est monotone et on s'est vite fait chier. On avait une putain d'envie de dormir et de fumer. Mais plus d’herbe. Donc on a dormi, sur une aire, on pouvait presque toucher l’eau. Malgré la chaleur étouffante on s’est assoupi, j’ai fait un drôle de rêve. Nous étions tous les trois sur une petite colline, une grosse butte, d’où on voyait tout à la ronde. On s’était mis là pour voir une éclipse de soleil. La température chuta brusquement et un vent inquiétant se mit à souffler. Le soleil avait presque disparu, jusque là rien de surprenant, c’était comme l’éclipse de 1999, le même lieu, celui qu’on avait choisi pour pouvoir profiter d’un merveilleux spectacle. Mais dans mon rêve juste une différence, presque anodine … le disque lunaire est repassé dans l’autre sens, comme ça, sans autre cataclysme, sans manifestation particulière, sauf que je savais que la chose était impossible et je lisais la même interrogation sur le visage des autres, l’effroi dans leur regard… Quelle force colossale avait mû cet astre. Pourquoi ? Un avertissement ? Des prémisses ? Je ne le savais pas encore mais mon rêve était prémonitoire. Je me suis réveillé brutalement. La bouche pâteuse. La peur au ventre. Des lectures me revinrent à l’esprit, celles qui vous décrivent la panique des gens au Moyen-âge à chaque phénomène céleste, quand ils craignent que Dieu ait appuyé sur le bouton de l’Apocalypse, pour passer une bonne soirée, voir les gens se faire cramer comme des poulets, se faire dépecer par les justes cavaliers au cris stridents. Vive Dieu ! Vive Dieu ! L’Etre parfait et infiniment miséricordieux ! Vive Dieu et son cortège de malheurs ! Quand on lit la Bible et ses mises à jour successives, quand on voit la réalité du monde, la merde dans laquelle on est obligé de vivre, les menaces dressées par la Providence sur notre destin, on se dit que Dieu est vraiment l’Etre le plus malfaisant qui existe, on se dit qu’on pourrait attendre des milliards d’années, on ne verrait jamais une ordure pareille. La voie de l’humanité, ce n’est pas la soumission à Dieu, c’est sa destruction, pour enfin ouvrir les vannes de l’espérance. DIEU N’EXISTE PAS. Je m’emballais, je parlais haut et ça réveilla les autres. « Ho, putain ! marmonna Christophe, de quoi tu parles, t’as des visions ? Ta gueule merde ! »

 

                    Ce n’était pas des philosophes mes potes. Peu après on est reparti dans l’autre sens, vers Amsterdam, avec une seule idée en tête : fumer. Sur la route, l’ennui aidant, Didier s’est mis à narguer les autres automobilistes, leur faisant des grimaces, des vraies conneries de gamin, il a même sortit son cul par la fenêtre de la voiture, on lui disait d’arrêter mais ça le faisait tellement rire… Des fois, des mecs devenaient agressifs alors il se calmait, pour quelques minutes et puis il recommençait… Enfin, on vit la ville, avec ses alentours un peu moches comme pour toute grande ville, ses autoroutes urbaines aux innombrables panneaux de merde. Paumés ! Toutes nos tentatives pour accéder au centre échouaient de manière quasi mystérieuse, comme une ultime mise en garde. La tension dans la voiture montait rapidement. Dans ces cas-là, il vaut mieux se taire et ne pas donner de conseils au conducteur, mais j’ai quand même finit par dire : «  Et si on demandait ? » Il a d'abord dit que s'était inutile, Christophe, et au bout de dix minutes il a pilé à côté d'un junky pour qu'il nous indique la route. Solidarité.

 

                    Une fois arrivé au centre, ce fut une véritable galère pour trouver une place… gratuite. Et à voir le nombre de sabots aux roues des voitures le message de la police était clair : « Tu payes ou ta voiture est bloquée ici ». Il a fallu céder. Mettre du fric dans un horodateur. On s’est ensuite mis en quête d’un coffee shop, parce que faire autrement c’était risquer de casser l’ambiance. Ouah ! le choc de la première bouffée ! elle est vraiment meilleure là-bas. Aucun doute. On s’est ensuite promené au hasard des canaux, avec une vague idée de ce qu’on voulait visiter, sans plus y penser, rapidement intéressé par ce qui ce faisait dans le coin comme style de gonzesse. Forcément, il y avait beaucoup de blonde, de ce côté pas de surprise, mais le mythe de la belle hollandaise en a pris un coup ou alors toutes les bonasses se faisaient sauter la rondelle à St Trop’… Pour résumer, il y avait beaucoup de boudins. Et la langue ! on aurait dit de l’allemand parlé avec l’accent belge. On décida de ne pas se buter sur ces détails pour se reconcentrer sur l’essentiel : être défoncé, marcher pour s’oxygéner, visiter pour ne pas se faire chier. On n’a pas pu échapper au discours de Christophe sur le thème « Strasbourg c'est quand même mieux, même si ici c'est pas mal, sauf qu'il y a beaucoup de junkies ». D'ailleurs, l'un d'entre eux nous a proposé du LSD et Didier lui en a acheté sans hésiter. Ce fut la décision de sa vie. Il ne le savait pas encore. Question drogues dures, il faut avouer qu’on était plutôt sous expérimenté, je ne dis pas que personne n'avait jamais rien essayé, mais sans plus. Mais ici, on se faisait comme un devoir…

 

                Les effets se firent attendre pendant quelques temps, juste ce qu'il faut pour que je les emmène voir les Rembrandt au Rijksmuseum. Vu notre état, j'espérais qu'on pourrait parler aux personnages des tableaux… Ça me rappelle un crétin que j'avais rencontré un jour, en haut de Grendelbruch, dans les Vosges, au milieu d'un champ arpenté par une dizaine de personnes ramassant des champignons hallucinogènes. J'en cherchais aussi. Le type commence à me raconter ses différentes expériences : « Tu vois, qu'il me dit, une fois j'en ai pris un max ! l'hallu', j'ai tripé grave, les gens que j'croisais, ils avaient tous des têtes de porc… » En entendant ce malade, ça m'a un peu coupé l'envie, parce que se faire un trip pour voir les gens encore plus moches, ce n’est pas le but. Pour revenir à Amsterdam, nous entrions dans le musée et c'est alors que le LSD décida d'intervenir pour Christophe ; il répétait sans cesse : « Putain les nichons de la caissière, putain les nichons de la caissière… » On se marrait. Didier n’était pas encore parti, moi je ne savais pas bien faire la différence d'avec le pétard, à part que j'éprouvais une légère sensation de chaleur se répandre. Etrange. Nous avons monté les marches, dans le désordre, puis on fut dedans, en plein dedans, un trip énorme, en crescendo, le musée est devenu un temple, les tableaux des êtres vivants, je serrais des mains que seul je voyais, je parlais à des signatures de grands maîtres, puis je vis le plus beau tableau du monde, je n’ose même pas décrire, même pas dire de qui il est, parce que vous ne pourriez pas comprendre, imaginez la plus belle chose que vous ayez vu, multipliez par dix ou vingt, et vous comprendrez ce que j'ai contemplé. Il y avait un ciel immense dont les nuages avaient dû être peints par Dieu lui-même, un jour de bonté. Je restais là, stupéfait, bouleversé, méditatif. Je ne savais plus très bien quoi faire à part que je désirais que ce moment dure des heures ou des jours. Les autres, j’ignorais où ils en étaient et honnêtement je n'en avais pas grand chose à foutre. Je suis resté un moment comme ça. Soudain, j'ai senti une main sur mon épaule : « Qu'est-ce que tu fais ? Viens, je vais te montrer un truc délirant, sur un Rembrandt, il s'appelle La compagnie du capitaine machin, ça me fait triper depuis une heure déjà, il est trop beau ce tableau… » Je l'ai suivi, brusquement très intéressé. Le tableau en question était gigantesque, une bande de types habillés en soldat semblait sur le point de partir, dans une lumière étrange, un peu celle d'un clair de lune. On s'est planté devant. Soudain, il m'est revenu que j'avais déjà vu ce tableau, que je le connaissais même très bien, puisque que je savais que Rembrandt y avait mis sa tronche, ou du moins un petit œil malin dissimulé derrière le groupe de miliciens. Je me suis dit que c'était peut-être l'autoportrait le plus vivant que l'artiste avait laissé de lui-même, comme s'il était là pour surveiller quel effet aurait son tableau sur le spectateur, siècle après siècle. Cette moitié de visage se mis à me faire des clins d'œil ; je n'en fus pas surpris outre mesure, car je compris qu'il voulait me montrer quelque chose : il lorgnait vers le personnage habillé d'or, certainement le lieutenant du capitaine machin. Mais je ne comprenais pas ce que Rembrandt voulait que je regarde… Certes le lieutenant était bien fringué et puis ça lance avait la classe, une lance avec assez d'or et de pierreries pour financer une expédition de la Compagnie des Indes. Rembrandt, il avait l'air de se marrer… Didier aussi. Je lui ai demandé pourquoi il riait. Il me dit : « Regarde le bout de la lance, ça lui fait comme un sexe ! ». Sacré Rembrandt, je me suis pensé, il a fait une bite en acier au lieutenant, c'est que ça devait vraiment être le plus balaise de la compagnie, sexe d'acier ! C’était drôle surtout, parce que personne ne l'avait vu ou que personne ne voulait le voir, sauf nous que le peintre avait jugé digne parce que suffisamment défoncé pour une révélation si puissante, si cocasse. Christophe nous a rejoint, attiré par nos rires. Il vit le sexe d'acier lui aussi, nos rires devinrent énormes, obscènes, on voyait la même chose, cette queue qui maintenant n'était plus du tout en acier mais qui s'agitait au milieu du tableau et que le lieutenant branlait frénétiquement, en criant : « C'est moi le plus fort ! C'est moi le plus fort ! » Didier a dit : « Moi aussi j'ai une grosse bite ! » Il a sorti son membre et s'est branlé, on n'a pas tardé à le suivre, au milieu du musée ou du tableau, je ne sais plus, et les visiteurs qui n’osaient pas nous déranger ou croyant à un happening. Rembrandt me dit : « Fuyez, la sécurité arrive ! » C'était vrai, à droite du capitaine un type chargeait son arquebuse, j'ai crié à Rembrandt : « Mais il veut nous tuer ce con ! » « Non ! C'est la sécurité du musée qui rapplique, rangez vos queues et cassez-vous ! » Il fallait encore se sauver en courant, une de plus, en bousculant un groupe de visiteurs fatigués, pas le temps de demander pardon, ou peut-être que Didier l'a fait, je ne sais plus, je crois que Christophe a eu un coup de pied au cul d'un vigile, mais ça ne suffisait pas, alors ils nous poursuivirent pendant un kilomètre, des mecs balèzes, mais pas rapides. Ouf ! Une fois semés ces connards, nous avons cherché asile dans un Coffee. Je transpirais.

 

                    Bien que conscient des effets puissants du LSD, je fus tout de même très surpris lorsque Rembrandt nous demanda ce qu'il pouvait nous servir. On choisit de se rouler un gros pétard, mais je crois qu'au point où nous en étions, c'était comme de boire un panaché après un litre de whisky. Didier se chargea de la basse besogne et m'offrit d'allumer le joint, ce que je fis, tirant dessus impatiemment, résolument. Mais très vite, j'eus des nausées. Ce fut, je crois, l'instant décisif de mon existence.

 

                    Je fis comprendre à mes deux potes qu'il me fallait prendre l'air. En sortant du coffee, je traversai la rue et allai m'accouder sur la rambarde longeant le canal, en face, résistant de toutes mes forces à une sérieuse envie de vomir. Pour me distraire en attendant que ça passe, j'observais l'eau presque stagnante, quelques détritus y flottant et qui me semblait beau, finalement, pourquoi pas… Il faisait très chaud à nouveau et le besoin de me rafraîchir devint rapidement urgent ; je plongeais. Inexplicablement. Je me sentais bien dans l'eau du canal, si fraîche, si maternelle, je m'en remplissais les poumons avec bonheur, le ciel se brouillant comme à la surface d'une marre. Des voix étrangement paniquées m'appelaient sans me convaincre et je trouvais facilement refuge au fond de l'eau, porté par un tendre courant.

 

                    Un con de plongeur me ramena à la surface ; au bord du canal régnait une formidable agitation que je ne compris pas tout de suite, une ambulance, des badauds, des plongeurs, mes potes. Ils pleuraient, surtout Didier. J'essayais de les appeler, en me foutant de leur gueule, mais aucun ne se déridait, alors j'ai bien fini par comprendre ; putain ! j'étais mort. Je vis le reflet de mon cadavre dans la vitrine, misérable. Je n’en revenais pas. Je ne pourrais plus jamais baiser. C'était le coup dur. La dernière image que je vis des deux autres était pitoyable : Didier chialait de manière outrancière et Christophe dégueulait tout ce qu'il pouvait, vraiment ils me faisaient honte. Ensuite, on me mit dans l'ambulance avec une sorte d'infirmière, une bonasse, ses seins me narguèrent pendant tout le trajet, je me suis dit que je devais être en enfer, puni de ma misogynie, ou alors cette ambulance me servirait de purgatoire pendant mille ans. Angoissé, je me surpris à dire : « Dieu, tu m'excuses si je t'ai traité de connard pendant toute ces années. Il va sans dire que c'était de l'humour… » Peu après je pris mes quartiers à la morgue de l'hôpital. On se fait vite chier dans un frigo. Durant tout ce temps je pensais à mes obsèques, au fric que mes parents devraient lâcher pour rapatrier mon corps, la tronche des gens à ma crémation... A ce propos, je me félicitais d'avoir dit un jour à mes vieux que s'il m'arrivait quelque chose, j'aimerais qu'on balance mes cendres du Guirbaden, un château en ruine pas loin de chez nous, dont les remparts offrent une vue magnifique.

 

                    Les quelques jours qui précédèrent mon incinération furent un véritable supplice : seul vint me tirer de cette ennui le petit quart d'heure où le médecin se fit pomper royal par une infirmière quelconque. Je l'entendis pousser un râle tout à fait indécent, certainement dû à l'accent de cette contrée. Enfin, on me ramena en Alsace et mes obsèques furent l'occasion de mesurer ma popularité : tous mes amis étaient là, toute la famille et une ribambelle de rombières que je n'avais jamais vu ou du moins jamais regardé. Pour être honnête, ce fut une belle cérémonie, notamment quand on parla un peu de moi… Ça fait chaud au cœur quand même. Mais le passage par le four fut terrible ; il y faisait une chaleur incroyable et puis cette sensation bizarre, inédite, d'éparpillement. Je me sentais une multitude, en cendre certes, mais une multitude. On mis ensuite mes restes dans une urne, mais, détail navrant, ils  avaient mal raclé le four avant de me mettre dedans, je me suis alors retrouvé mélangé avec les cendres de quelqu'un d'autre. Je sentais une présence par endroit. Stupeur.

 

                Ils ont mis un certain temps avant d'atteindre les remparts du Guirbaden, en procession, transpirant à grosses gouttes, parce que ce n'était guère possible de s'y rendre en bagnole. Enfin, on jeta mes cendres : ce fut grandiose, un tourbillon fou, je crois que chacun a dû en respirer une bonne dose, mais voilà, c'était fait, tout le monde chialait, surtout mes parents, ils s'étaient faits chier pour m'élever et j'avais fini apnéiste en Hollande, ils ne pouvaient pas se faire une raison. Quant à moi, je me demandais ce que j'allais bien pouvoir foutre maintenant. Plus de bière, plus de shit, plus de meuf, la déprime totale.

 

                Je ne dis pas qu'au début, je n'ai pas essayé de comprendre ce qui m'arrivait, tout ce cirque, le fait que je ne sois ni au paradis, ni en enfer, ni vraiment mort, rien quoi, pas un indice. Puis je me suis fait une raison, me disant qu'à bien y regarder la mort c'était comme la vie, pas d'explication, pas de sens, le mystère qui continuait finalement. Mes cendres ont rapidement alimenté toutes les plantes du secteur et bientôt je me sentis éminemment utile, participant de ce fragile biotope. Une partie de mes cendres étaient retombés sur le rempart, dont les pierres dataient du Moyen Age. Ces pierres, elles en avaient sur le cœur, elles conservaient la mémoire de ce lieu riche d’évènements en tout genre. C'est comme ça que j'appris que Didier nous avaits fait des cachotteries. Il ne nous avait jamais dit qu'il avait culbuté une gonzesse sur les remparts, quelques années auparavant, un boudin, par une chaude soirée de juillet…

 

                Un jour de profond ennui, j’écoutais à nouveau les pierres qui me livrèrent une bien curieuse histoire. Je fis un bond dans le temps pour me retrouver en 1871, un jeune homme buvait de la bière assis sur les remparts et passait une soirée mémorable, regardant au loin son village en fête. Il s'appelait Hans. Ce qui me frappa, c'est la raison qui l'avait amené ici plutôt que de se bourrer la gueule avec ses potes. Il fallait qu'elle soit sérieuse :

Dimanche 12 mars 2006

            Hans vivait dans le petit village de Dinsheim, à l’entrée de la vallée de la Bruche, en contrebas d’une colline, appelée Schiebenberg, sur laquelle se dresse une statue dorée de la Vierge, érigée par les villageois en remerciements pour les services rendus. Car elle avait tiré le maire d’une bien sale affaire : une malheureuse coïncidence entre le son des cloches et une attaque de francs-tireurs lui avait attiré les foudres des prussiens. Il fut disculpé… Et on érigea une belle statue, donc. La salle communale n’eut pas cette chance : une partie de la toiture fut détruite par la chute d’un obus. Et ce qui arriva ensuite, même la Providence ne l’avait pas prévu.

                Tous les ans une fête célébrait la fin des moissons, fête dont le moment fort était une pièce de théâtre, mais pas de Molière ou Marivaux, non, du théâtre populaire alsacien, dont le principal ressort est le mariage contrarié. La pièce d’octobre 1871 n’avait rien d’original : la jeune fille éconduit le prétendant (un allemand) que veulent lui imposer ses parents sous le prétexte futile qu’elle l’aime moins qu’un jeune parisien rencontré au cours d’un dîner en ville. Bref, pas de quoi affoler les veuves et les demoiselles. Un problème cependant : la salle communale, toujours pas réparée un an plus tard, n’avait plus que la moitié de son toit, les intempéries (éventuelles) menaceraient donc une partie du public. En bon politicien, le maire pressentit que se serait une source de trouble, un détail qui transformerait une simple fête en baston générale : il était plus sage d’attribuer les places à l’avance pour éviter la cohue le jour de la représentation. Là, il eut une idée digne d’un polytechnicien : « Mes chers concitoyens, dans un esprit égalitaire, j'ai décidé que l'attribution des places se ferait au cours d'un grand jeu de chaises musicales. Les femmes, les hommes, les vieux, les jeunes, tous, je dis bien tous, pourront et devront y participer. Les règles seront simples : deux cents chaises seront agencées en circuit le long duquel vous marcherez ; lorsque la fanfare cessera de jouer chacun devra essayer de s'asseoir. Nous donnerons un billet à chaque personne assise. Quant à celles encore debout, elles assisteront à la pièce sans la protection du toit dont la réparation aura lieu l'été prochain. » 

                Un grand jeu de chaises musicales, le tout dans un esprit égalitaire… Il fallait oser une connerie pareille… Le plus incroyable, c'est que la population a adhéré ; la guerre a vraiment des propriétés délitescentes. Du coup, puisque personne n'y trouvait rien à redire, les employés municipaux se coltinèrent deux cents chaises, les portant, les plaçant, pour assurer la circulation d'environ six cents personnes, toutes bien décidées à poser leur cul à la place de celui d'un autre. Tout devait être prêt pour la fin septembre, la fête se déroulant le premier dimanche du mois d'octobre. Et Hans dans tout ça ? Hans n'en avait pas grand-chose à foutre de la pièce, mais il trouvait le jeu amusant, alors pourquoi pas… A 17 ans on est ouvert sur pas mal de nouveauté. En général.

                Hans, ce n’était pas vraiment un héros, il voulait seulement reprendre la ferme de son père. La guerre avait plutôt été un choc pour lui. En août-septembre 1870, il montait de temps en temps au Guirbaden et, assis sur les remparts, il observait Strasbourg au loin, à 30 kilomètres. La vache ! ça défouraillait dur pendant le siège de la ville… Une nuit, du 23 au 24 août, il en eut les larmes aux yeux, en imaginant la détresse de ces gens de la ville, terrés dans des abris précaires, redoutant le feu, terrorisés à l'idée d'être ensevelis vivants, nuit et jour sous un orage d'acier ; et la cathédrale ! elle fut blessée la grande dame, outragée, et la rumeur qui accusait les prussiens de viser la croix au sommet de la flèche... Un concours d'artilleurs en somme. Avec les canons de l'époque, on en n’était pas encore aux frappes chirurgicales… Le pire pour moi, c'était de me dire que Hans ignorait que cette première guerre franco-allemande n'était qu'une manche, un gallo d'essai, une mise en bouche. 14-18, ça serait la plus grande des guerres, la plus belle de toute, celle qui mettrait fin à la civilisation : bâtir est beau, mais détruire est sublime !

                En Alsace, l'année qui suivit la défaite il fallut se dire qu'on était allemand maintenant, comme ça, sans préavis, parce que Bismarck voulait une unité élargie, surtout si ça veut dire annexer une région prospère.... Bien sûr, on avait le choix de partir si l'on voulait rester français, mais ce n’est jamais facile comme décision. Aujourd’hui, ce qui reste de cette défaite, c'est surtout le traumatisme de la séparation, résumé deux guerres mondiales plus tard par le monument aux morts de Strasbourg, place de la République : une mère tient les cadavres de ces deux fils, l'un tourné vers l'Est, l'autre vers l'Ouest… Une tragédie. Hans n’a pas vu l'histoire jusqu'au bout, il s’est arrêté au deuxième épisode, en 1919, tué par la grippe espagnole.

                   Bon, on ne va pas se mettre à chialer, c'est la vie, d'autres sont morts qui valait bien mieux que lui. D'ailleurs il n'a pas à se plaindre, car l'existence lui a offert de voir l’humanité en miniature, en un résumé génial, il fallait juste être assez intelligent pour ne pas passer à côté. Pour comprendre, je dois revenir à ces jours d'octobre 1871, les chaises étaient en place et le village au grand complet se préparait au jeu des chaises musicales ; Hans, il se voyait déjà assis sur une chaise, triomphant. C'était amusant d'observer l'enthousiasme de la population, les gens en avaient gros sur le cœur depuis la guerre. Il semblait vouloir en découdre à nouveau… Attention ! le maire donna le signal, le cortège s'ébranla en rythme sur une musique toute légère, chacun se prenant au jeu, un œil devant, un œil derrière. Hans était entre deux solides gaillards, mais pas rapides, il le savait, fallait avoir un peu de chance, c'est tout, ne pas se retrouver trop loin d'une chaise au moment où la musique cesserait. La musique cessa. Ce fut une ruée incroyable de culs impolis, sinon belliqueux, des femmes étaient bousculées, des enfants piétinés, bref les hommes vigoureux s'étaient taillés la part du lion, normal ! c'est les plus forts. Hans, malgré une douleur assez vive au pied, avait sa place. Ces deux voisins fulminaient, se faire humilier par un jeunot, ça faisait mal…

                Les gagnants s'accrochèrent à leur chaise en attendant la confirmation qu'ils auraient une place de choix pour assister à la pièce. Il y avait bien quelques contestations, une femme de notable qui se rappelait soudain qui elle était et trouvait cette mise en scène tout à fait scandaleuse et grotesque. Les humbles du village toisèrent malicieusement le médecin ou le gros Fritz, le plus riche des paysans ; le maire se demandait peu à peu s'il ne venait pas de faire une grosse erreur, mais il était trop tard pour reculer. Il s'inquiétait pour rien le maire, il ne tarderait pas à découvrir qu'au bout du compte tout s'arrange… Quant à Hans, il paradait maintenant, narguant sa sœur et sa mère à quelques vingt mètres de lui, en leur montrant son billet ; elles ne semblaient guère plus agacées que ça, même plutôt contentes pour lui, alors il rejoignit le petit groupe de jeunes qui venait de se former, tapant dans le dos d'à peu près tout le monde, avec un petit regard complice pour Michel, le meilleur de ses amis, dont le billet dépassait de sa poche de pantalon. Michel était fils de paysan, comme Hans, et ils se croisaient souvent sur le chemin des champs, à l'ouest du Schiebenberg, lorsqu'ils accompagnaient leur père pour les aider, surtout à la fin du mois d'août au moment de la moisson. En un mot, ils se connaissaient depuis la petite enfance et avaient fait les quatre cents coups, forcément ça rapproche. Hans n'aurait jamais pensé que quelques années plus tard ils se perdraient de vue, Michel décidant alors de se lancer, à l'instar de nombreux alsaciens, dans l'aventure algérienne. Seule sa famille lui donnerait des nouvelles de temps en temps, juste de quoi apprendre qu'il avait monté une exploitation là-bas, sous le soleil de la Méditerranée. Des Alsaciens en Algérie, ça paraît impossible aujourd'hui, mais il faut croire que les peuples envahis, ça s'expatrie toujours bien…

            Ils quittèrent ensemble la place du village, riant encore de la manière dont les choses s'étaient déroulées. Puis Michel prit un ton moins badin :

     - Tu as vu, tout le monde était là, ils y ont tous participé ! Moi, c'est quand même la femme du maire que j'ai bousculée pour m'asseoir, j'étais pas à l'aise… Elle ne disait rien mais ça se voyait qu'elle pensait pas que j'oserais…

C'est vrai qu'il avait osé, sans en voir l'enjeu. Hans lui répondit :

      - Tu sais à quoi je pense ? Je pense qu'ils vont lui trouver une place à la femme du maire, je parie qu'ils vont trouver une solution, c'est sûr.

      - Peut-être, mais tu crois qu'ils vont risquer de…

      - Risquer quoi ? Je vais te dire une chose, je ne sais pas ce qui lui est passé par la tête au maire, mais c'est sûr que s'il ne trouve pas de place aux riches, ils ne viendront pas… Tu imagines le gros Fritz au fond de la salle, alors qu'il est depuis toujours au premier rang ?! Jamais, il préfèrerait crever… Enfin, on verra bien demain soir.

            Disant cela il cueillit une pomme ; elle était pleine de vers. Immangeable. Il la balança sur Michel, en pleine tronche, qui fut vraiment surpris de se faire avoir comme ça, en traître. C'était toujours Hans qui commençait les hostilités, mais au bout de quelques minutes, c'était bien dur de savoir qui en avait reçu le plus. Les pommes, c'était en automne, les projectiles suivaient les saisons, le moment le plus difficile étant le printemps : plus de boules de neige, pas encore de fruits, c'était donc les mottes de terre. Ou le fumier. Parfois, les autres jeunes du village se joignaient à eux et ça dégénérait encore plus vite, de véritables batailles rangées, un jour certains ont fini dans la rivière, la Bruche, et il ne faisait pas très chaud. Les jeunes faisaient déjà bien les cons à l'époque, il faut croire que ça a peut-être toujours existé… Quoique, à l'époque du servage et des disettes, se faire une bataille de pommes, même pourries, c'était sûrement pas la priorité. Quand on pense qu'en France, il y a trois cents ans, 90 % de la population se composaient de paysans, qu'ils crevaient la dalle, et que grosso modo tous les français sont leurs descendants (j'exclue bien sûr de cette catégorie les ruines encore fumantes de notre aristocratie dégénérée), on revient de loin, de très loin, et ça jette une lumière assez étrange sur les pourfendeurs de la mal-bouffe, tout ces prétendus paysans qui veulent produire comme avant, des bonnes choses comme à l'époque, alors qu'il suffit de se pencher sur le passé pour se rendre compte qu'on a jamais aussi bien mangé qu'aujourd'hui. Pouvoir déjeuner au Mac Do, c'était même pas de l'ordre du rêve il y a quelques siècles.

           Son repas préféré à Hans, ce n’était pas la choucroute, non, à l'époque on la servait généralement avec un peu de lard et des pommes de terre, pas de quoi rêver. Comme rien n'est parfait dans la vie, c'est justement ce que sa mère avait préparé pour le soir. Ils étaient cinq à table, ses parents, sa sœur, le petit dernier et lui. La discussion tourna autour du principal événement de la journée, chacun racontant comment il l'avait vécu, surtout le père de Hans, qui n'en finissait pas de décrire comment il avait fait basculer le gros Fritz pour lui prendre sa place, son regard étonné, la terre sur ses vêtements. Il dit : « Je ne suis pas jaloux de Fritz, mais parfois il m'agace à trop vouloir montrer qu'il possède plus que les autres. Et bien cette fois je serai mieux placé que lui dans la salle. » Il se trompait cependant. Car les places n'en étaient qu'à leur première distribution, une sorte de première donne, chacun n'ayant pas encore bien trouvé sa place pour le spectacle. Sa juste place. La seule certitude, c'était leur nombre : deux cents. Il y avait en tout et pour tout deux cents places à couvert pour six cents spectateurs et cela on ne pouvait le changer, quoiqu'il arrive, quelques soient les surprises, les petites magouilles, les accords de dernières minutes, les pressions.

On frappa à la porte.

Le père de Hans alla ouvrir, surpris d'une visite si tardive. Surpris de voir une femme à la porte, Suzel, la servante du gros Fritz, l'air assez gênée. « Qu'est-ce que tu fais là, Suzel ? », lui demande-t-il. Elle lui expliqua sans détour pourquoi elle venait le voir, que le gros Fritz l'avait envoyée pour lui demander un service, une petite chose de rien du tout mais qu'il apprécierait qu'on fasse pour lui, c'est-à-dire qu'il voulait lui acheter sa place. « Ma place ?! », qu'il s'écria, « et puis quoi encore, il ne veut pas que je vienne lui servir à manger non plus ? Tu lui diras non. Bonne nuit Suzel. » Il lui claqua presque la porte au nez et revint s'asseoir au milieu des siens. Hans fut doublement surpris. D'abord par la réaction de son père, ensuite par un sentiment étrange qui naissait en lui, dont il avait certes déjà entendu parler mais jamais expérimenté. Le sens de l'honneur. C'était fort comme émotion. Quelque chose dont les raisons et les fins semblent dépasser les limites de notre être et nous agrège à l'assemblée des hommes libres. Il y avait quelque chose de différent aussi, une autre prise de conscience, la découverte de l'importance de ce jeu pour les gens, pour ses parents et la découverte non moins importante que lui n'en avait rien à foutre. Il n'aimait pas le théâtre, il n'avait pas de fierté mal placé, trop jeune peut-être. Il se disait qu'il devait donner cette place à quelqu'un d'autre, à sa mère, pour qu'elle soit avec son père demain, que pour une fois ils aient une bonne place tous les deux. Il dit : « Maman, tu veux ma place ? je n'en ai pas besoin, je n'aime pas le théâtre, ça vous permettra d'être ensemble… » Elle fit mine de refuser bien sûr, c'était normal. Puis elle accepta, souriante, en le remerciant. C'était beau. Je ne pouvais pas pleurer, bien sûr, j'étais mort, mais je trouvais ça beau, de là où j'étais à me faire chier sur les remparts, écoutant les pierres me raconter la vie de Hans.

                Le lendemain, en ouvrant les volets, une surprise l'attendait : le temps était splendide, un magnifique soleil d'automne, il faisait presque chaud, les cigognes étaient toujours là. Il ne pleuvrait donc pas ce soir. Le jeu avait été inutile. Tout le monde allait certainement se débarrasser de ses billets, c'est le gros Fritz qui serait content, plus besoin d'envoyer d'émissaire… Hans entendit du bruit en bas, dans la cuisine. Toute la famille se préparait pour aller à la messe, il devait se dépêcher, vite, mettre ses habits du dimanche, un coup de peigne et voilà. L'église n'était pas loin, ils leur suffisaient de traverser la rue pour s'y rendre, une bâtisse assez laide, néo-je-ne-sais-plus-quoi, même pas gothique, une honte en Alsace. Une agitation inhabituelle attira tout de suite son attention, plusieurs dizaines de paroissiens discutaient vivement sur les marches de l'église, des choses s'échangeaient de la main à la main, on voyait des sourires, des tapes dans le dos, bizarre, pourquoi toute cette effervescence ? Hans croisa le regard du gros Fritz, content de lui visiblement, un billet à la main, il venait de l'acheter pour quelques sous, et il n'était pas le seul, beaucoup de ceux qui avaient un peu de bien lançaient des appels à la ronde : « Je cherche un billet pour ce soir ! Je cherche un billet pour ce soir ! »

            Hans fut songeur pendant toute la messe, il faillit oublier de s'agenouiller à plusieurs reprises, quelque chose le tracassait en effet, il ne comprenait pas pourquoi les gens continuaient à vouloir des places devenues inutiles. Il se doutait que certains en faisaient une affaire de prestige, ça il pouvait le comprendre, mais pourquoi tout le monde semblaient tellement jouer le jeu, c'était un vrai mystère pour lui. Quelqu'un aurait dû dire ceci : « La pièce est mauvaise et c'est idiot de se battre pour avoir une place protégée de la pluie alors qu'on est sûr qu'il ne va pas pleuvoir ». Il le chuchota à sa mère, mais elle lui répondit que ça n'avait pas d'importance, sa sœur aussi, puis ses amis lorsqu'ils sortirent de l'Eglise, même Michel. Tout le monde trouvait ça normal. Sauf lui. Il lui fallait résoudre cette contradiction ou qu’elle s'exprime à travers quelque chose. C'est alors qu'il décida qu'il n'irai pas au théâtre ce soir-là, il prendrait de la bière, il monterait au Guirbaden avant le couchant, seul face à la plaine d'Alsace, scrutant l'horizon à la recherche de la silhouette trouble de la cathédrale. Il venait de franchir le Rubicon. C'est du moins ce que je me suis dit en entendant les pierres, car naturellement il n'avait jamais entendu parler de ce cours d'eau.

                Il en a chié pour monter jusqu'en haut, c'est quand même à plus de 700 mètres d'altitude le Guirbaden et depuis Dinsheim, il y a bien dix bornes. Quand il arriva, le soleil se couchait sur les Vosges, les remparts rendaient peu à peu la chaleur emmagasinée pendant la journée, puis il fit soudain assez frais et la nuit l'enveloppa. Au loin, il voyait le village et plus particulièrement une concentration de lumières scintillantes. Hans distinguait assez nettement l'ouverture béante que l'obus avait fait dans la toiture, il croyait même entendre une clameur en sortir de temps en temps. Là se jouait le spectacle de la vie, auquel il avait refuser de participer, préférant le froid et la solitude, une expérience réservée aux plus grands. Une chose étrange cependant : son regard ne parvenait pas à se détacher du village.

            Quand les pierres eurent fini de me parler, je me dis que c'était tout à fait ça la vie, on peut prendre une place, on peut aussi la céder, mais quoi qu'on fasse quelqu'un l'occupera. Et si vraiment on refuse de jouer le jeu on n'est pas plus avancé. Je me faisais souvent cette réflexion en voyant les clodos dans la rue, l'hiver, lorsqu'ils utilisent leurs dernières forces pour se saouler. C'est impossible de ne pas se demander comment ils ont fait pour dégringoler si bas et de se dire qu'avec un minimum d'effort ils devraient s'en sortir. Mais les happy ends sont rares. Cependant, c'est le point de vue individuel du problème. D'un point de vue plus collectif, voire sociologique, éventuellement d'une certaine gauche, on peut dire qu'une société crée des places de mendiants (ou plus exactement des places pour ceux qui ne trouvent pas leur place) et qu'en définitive la société, par sa logique même, fait que ces non-places sont pourvues. Aucun destin n'est déterminé, on a toujours sa chance, mais quand on prend une place c'en est une de moins pour les autres, implacablement. C'est statistiques, un peu comme les accidents de la route : chaque année c'est le suspens, on ne sait pas sur qui ça va tomber, mais on est sûr que plusieurs milliers d'entre nous ne vont pas s'en sortir.

            Quant à moi, je commençais vraiment à m'emmerder. J'avais certes essaimé tout autour des remparts, nourrissant la plupart des végétaux du secteur, puisque servir d'engrais était la seule tâche que semblait m'avoir assigné la Providence. C'est ce que je croyais en tout cas. Car un jour, au printemps suivant, alors que j'assistais ému à l'éclosion d'un bourgeon (pour être précis, l'un des anciens atomes de mon fémur droit se rendait utile quelque part dans une nervure), un cerf vint tendrement me brouter. Passons sur les détails assez outrageants de ces moments, disons simplement que j'ai fini ma course au milieu d'une puanteur extrême. Heureusement que j'étais devenu une multitude et qu'il m'était permis de faire ailleurs l'expérience de milliards d'autres choses bien plus agréables. Je mentionne pourtant cette péripétie scatologique car elle fut à l'origine de mon premier départ du Guirbaden, puisque les jours suivants, la larve d'un quelconque diptère, en vérité une mouche à merde, décida fort opportunément de m'ingérer. Rapidement je fus en l'air, tournoyant, virevoltant, le Guirbaden enfin visible du ciel. Je me faisais une idée différente de ce château, plus grande ruine d'Alsace, qu'un passionné ou un promoteur avait commencé à restaurer, abandonnant en cours de chantier : le site est à nouveau la proie des plantes... Les remparts forment une sorte d'ellipse qui fait trois cents mètres dans sa plus grande longueur, avec à l'est le donjon. Il y a aussi une chapelle plus récente où les promeneurs se réfugient quand il pleut, certains y faisant même du feu dans l'un des coins au risque d'embraser la charpente. Toutes sortes de gens viennent au Guirbaden : des amoureux de la nature, des junkies, des familles et même des paramilitaires… J'ai vu un jour des types avec des couteaux se préparer des pièges pour simuler une attaque commando de nuit. On entendait des petites détonations de temps en temps, quand l’un d’eux se faisait prendre...

                Finalement, c'est sympa d'être une mouche, sauf au moment de passer à table, nous n’avons pas les mêmes valeurs ; je me demandais où tout ça allait me conduire quant soudain elle se fit gober par un moineau. Génial. Je passais du drone à la patrouille de France. Au bout de quelques minutes le volatile descendit en direction de la vallée, au lieu-dit Floessplatz, ce qui me changea franchement les idées moi qui depuis un an n'avait vu que le Guirbaden, un séjour à vous dégoûter d'être châtelain. Le moineau se posa juste à côté d'une gonzesse, vraiment bonne, je criais au moineau : « Va sous sa jupe, va sous sa jupe ! ». Bien sûr ce con ne pouvait rien entendre, et s'il l'avait pu il n'aurait rien compris de toute façon… J'avais l'énergie du désespoir. Je m'époumonais ainsi pendant plusieurs minutes quand il s'envola à nouveau puis se posa, sur une branche cette fois, juste au-dessus d'un ruisseau dans lequel il laissa tomber une fiente sans plus de manières. Par chance, j'étais du voyage…

                Le moment me semble opportun d'évoquer ici ce qu'est un bassin hydrographique : une zone où convergent toutes les eaux de ruissellement vers un même cours d'eau. Pour moi, c'était l'assurance de pouvoir passer à Strasbourg, parce que le ruisseau ne pouvait se jeter que dans la Bruche et la Bruche dans l'Ill. Vu sous cet angle, ça a l'air simple, j'aurais pu me retrouver à Strasbourg en quelques jours, mais pas du tout ! J'ai galéré pendant un mois dans un tourbillon, du genre de ceux qui se forment de temps en temps aux abords des écluses. Je tournais, je tournais, rien pour me sortir de ce cycle infernal, jusqu'au moment où est arrivée une feuille de saule qui me servi de radeau jusqu'à la Ville, ma ville, celle que j'aime de tout mon cœur. J'en profitais pour passer sous les ponts couverts, au couché du soleil. Des amoureux s'embrassaient sur les bancs publics, des badauds profitaient du retour des beaux jours, bref tout le monde se marrait sans moi, injuste ! Au moment critique où il me sembla qu'une pucelle avait pour la première fois une langue au fond du gosier, je me retrouvais sur le plumage d'un cygne. Il s'envola, au meilleur moment ! C'était reparti pour un tour dans les airs, après le drone et la patrouille de France je faisais un voyage en Concorde, il faut avouer que ce fut beau, Strasbourg et son dédalle de rue piétonne, la place Gutenberg où j'aimais boire mon Picon, que de bons souvenirs. A cause du vent, le pauvre atome que j'étais ne tarda pas à se détacher des ailes, planant au gré des courants ; au bout de quelques minutes j'atterrissais enfin, près des Aviat', la boucle était bouclée... Plus précisément je me trouvais à l'intersection de la rue des Soeurs et de la rue du Chapon. Le début d’une expérience unique.

                Après quelques temps à cet endroit, j'eus un sentiment étrange de pullulation. Des millions de choses s'étaient produites ici, des millions de rencontres, de disputes, souvent du bonheur, presque toujours des histoires banales, quelques tragédies. En comparaison, les pierres du Guirbaden me semblaient soudainement muettes… On pourrait remplir la bibliothèque nationale de ce dont ce lieu avait été témoin et quelques beaux volumes d'histoires extraordinaires. Une me toucha plus que les autres, je ne sais comment dire… c'est une histoire d'amour, mais il faut avouer que devant l'entrée des Aviat' ce n'est pas très original… En fait, pour résumer, c'est l'histoire d'un homme qui tombe amoureux d'une femme ; à la fin il lui écrit une lettre, lettre que je retranscris ici :

Dimanche 12 mars 2006
Camille,
 
 
 
 
 

Je suis arrivé à New York hier, en fin de soirée. Par avion. La navette de l’aéroport, celle qu’on prend à plusieurs, m’a conduit à mon hôtel près de Central Park. Je ne pensais plus qu’à une chose, dormir, mais impatient de me réveiller. Et la nuit fut courte, je suis brusquement sorti de mon sommeil aux environs des six heures, découvrant une chambre grise. Ce n’était pas encore New York. La ville m’attendait avec ses premiers rayons de soleil dès ma sortie de l’hôtel.

Notre rencontre n’étant prévu qu’en fin d’après-midi, toute la journée j’ai pu visiter Manhattan. Je me suis senti coupable d'être si heureux dans cette ville martyre, désolé vraiment.

Je t'avais donnée rendez-vous au pied du Seagram Building, 375 Park Avenue. Ce n'est pas un hasard. J'adore ce bâtiment, symbole de modernité, de rationalité. Un endroit idéalement sobre pour une rencontre amoureuse. Mais j'avais pris des risques. Je te faisais la surprise d'être ici. Une petite astuce m'avait permis de te faire venir sans que tu soupçonnes ma présence. En arrivant à cinq heures du soir, tu aurais dû m’apercevoir sous ce building, adossé au deuxième pilier en partant de la gauche. Tu aurais dû te jeter dans mes bras, heureuse, fier de ton amant. Mais ce fus complètement différent : tu ne m’as même pas remarqué. Tu ne me connaissais pas. Tu fus presque effrayée que je t’adresse la parole.

Pourtant il y a quinze jours, je t’ai dit à quel point tu me manquais, qu’il fallait absolument que je te voie. De ton côté, tu m’as dit que tu ne pouvais pas, à cause de ton fiancé, que si je venais à New York, ce serait terrible. Alors j’ai imaginé quelque chose. J’ai proposé qu’on se donne rendez-vous sur Internet. Comment ? En te faisant croire qu’une webcam filmait le Seagram Building en permanence et qu’ainsi je pourrais te voir depuis Strasbourg. Naturellement, je n'ai pas voulu de ce pis-aller. Alors je suis venu. Tout simplement. Pour l’exploit, pour la gloire, pour te voir, parce que je t’aime, pour l’humanité, pour l’espoir, pour Tout.

Mais ce soir nous étions des étrangers l’un pour l’autre, c’était gravé sur ton visage. Je ne comprends pas comment une chose pareille est possible Camille, mais il est sûr qu’il existe un autre monde dans lequel tu sais qui je suis et dans lequel tu m’aimes. Je sais que tu me crois, pas vraiment à cause de ce que je sais de ta vie, de ton corps, de ton âme, mais parce qu’un autre mystère te pousse à me croire : tu es incapable d’expliquer ce que tu faisais aujourd’hui, 2 novembre, à cinq heures cinq, devant le Seagram Building. Quelle force inconnue t’a poussée à venir jusque là, sans raison ? Tu sens bien que je suis le seul à détenir une partie de la réponse. N’est-ce pas pour ça que tu m’as donné rendez-vous vers Central Park, quelques heures à peine après cette rencontre énigmatique ?

Je te demande pardon de ne pas être présent à ce second rendez-vous. Je n’ai pas la force de te revoir. J’ai compris que tu étais une autre, ou l’une des multiples possibilités de la même personne ou tout ce que tu voudras bien imaginer… Je m’en fiche. J’en ai juste le tournis. Où est ton autre à présent ? Celle que j'aime. Peut-être cherche-t-elle vainement à contacter mon double qui ignore lui aussi son existence. Je ne sais plus. Je me sens privé de recours.

Mais voici ce qui aurait pu être notre histoire. Il y a six mois, le soir du 21 avril 2001, tu es sortie à Strasbourg en compagnie d’une amie. Vous avez bien dîné puis bu quelques verres. Vous êtes ensuite rentrées tranquillement à Fribourg. Non. C’est ici que toi et l’autre avez pris des chemins différents. Vos destinées ont bifurqué. En sortant du restaurant, avec ton amie, vous cherchiez votre chemin parmi les ruelles. A ce moment je vous ai croisées et j’ai eu l'étrange et vague sensation de t’avoir déjà vue, mais pas en ville ou dans un bar, non, une sensation familière, une réminiscence. L'impression que tu m'étais proche. Nous avons fait connaissance. J’ai eu le coup de foudre pour toi. Ton regard était franc avec l’iris comme un arc-en-ciel. Voilà pour notre rencontre, à la fois extraordinaire et banale.

La suite n’est pas originale non plus et tu la trouveras dans la littérature bon marché bien mieux décrite qu’ici. Ce que je veux te dire, c’est ce monde qui c’est un jour ouvert pour nous deux, lorsqu’entre nos yeux il n’y avait plus de place. Tu m’as aimé Camille. Tu m’as aimé comme tu n’osais l’imaginer. De cet amour dont on ne doute pas et qui fane nos sentiments ultérieurs. Tu m’écrivis un jour : « Je me sens en vie ». Ou encore : « Merci. Merci de m’aimer. Merci de me faire aimer. Merci de m’avoir donner des ailes et de m’avoir ouvert une dimension que je ne suspectais pas ». Vois ce que tu aurais pu être...

Je vais quitter New York, dès demain. Adieu. J’espère que mon double ne m’attend pas à Strasbourg. Je pars et j’arriverai seul avec mon histoire et pour maigre consolation d’avoir réalisé un vieux rêve de l’humanité : savoir ce qu’il se serait passé si… Si. Les caprices du destin tiennent en deux lettres dans ma langue et dans la tienne. Si un jour une autre occasion se présente, plus facile, tu te sais capable d’aimer Camille, sans nuance. Mais peut-être préfèreras-tu mener une vie choisie, à l’ombre des souvenirs.

Dimanche 12 mars 2006

                    Certains ne connaissent pas leur chance. Une histoire d’amour. A New York. J’étais mort sans en avoir vécu une seule. C’est vrai que celle-ci se termine mal, mais les miennes commençaient mal… Par ailleurs je ne crois pas qu’il ait vécu ce qu’il prétend, qu’il ait vraiment rencontré une autre femme ce jour-là. Cette femme, Camille, n’était pas une autre, ce serait presque trop simple, c’était elle le soir du rendez-vous, mais sous un autre jour. Et son amant ne lui a écrit cette lettre élégante que pour lui faire ce vif reproche : « Qu’est devenu la femme qui m’aimait ? Est-elle morte ? Est-elle une autre pour ne plus m’aimer comme avant ? » C’est le lot de beaucoup d’histoires d’amour. De toutes les histoires d’amour.

              Je me suis longtemps demandé pourquoi un sentiment si fort pouvait être si fragile. Il paraît que ça vient de l’inconscient. Ou des hormones. Ou ni l’un ni l’autre, car je l’avoue, malgré mon état il m’arrivait d’en pincer pour certaines demoiselles qui me marchait dessus, du moins l’atome qui me servait d’éclaireur. A force de vivre l’amour des autres, mes goûts s’étaient précisés, raffinés, je devenais romantique. Si. Hormis mon décès, ce fut la chose qui m’étonna le plus. J’appréciais désormais la grâce d’une silhouette, le timbre d’une voix, l’originalité d’un visage. Ce n’est pas tout. Un jour je voulus tomber amoureux. Et je voulus qu’on m’aime, qu’on me trouve unique, en dépit de ma mort, en dépit de ma multitude… Mais comment faire ? Je ne pouvais communiquer avec les vivants et n’avais rien à offrir, si ce n’est de l’amour. A la fois peu et beaucoup, donc. La pluie se mis à tomber, à grosses gouttes, chargées des nouvelles du ciel : des parapluies s’ouvrirent dans la rue. Sur le sol, les gouttes rebondissaient comme de minuscules billes, éclaboussant les passants à revers, puis un bruit résonna, très différent : celui que feraient des talons aiguilles. Une brune insolente avançait depuis le haut de la rue et fonçait droit sur moi, avec une démarche fatale. La décrire plus en détails serait pire qu’inutile, ce serait la jeter en pâture aux goûts changeants des individus et des époques. Qu’il me suffise de dire qu’elle était belle pour l’éternité que durèrent ces instants, ces quelques dizaines de mètres qu’elle parcourut comme peu de femmes, j’en suis sûr, sont capable de le faire. Elle m’écrasa de son talon droit. Ce moment dura une demi seconde. Pour une horloge du moins, mais ni pour elle ni pour moi.

                    J’avais ralenti le temps. Moi, simple atome. Par amour en plus. Mais pour plaire je ne valais plus les autre hommes, je ne pouvais plus que rêver notre histoire et la faire partager. Cette femme voudrait-elle seulement de mon rêve ? Je risquais d’être éconduit… Alors ce rêve je le façonnais autant que possible, prenant le parti de lui dire qui j’étais, combien j’avais été ignoble, mais aussi combien je n’avais jamais perdu espoir, l’ayant attendu toute ma vie, jusqu’à ce jour où il ne m’était permis de l’aimer que depuis le royaume des morts. Mais elle n’entendit rien. Nos univers ne communiquaient pas. Cependant, l’amour n’est-il pas plus fort que la mort ? Mobilisant une énergie considérable je pus émettre une particule chargée de mon rêve qui aussitôt irradia tout son être. Dans un soupir elle prononça mon nom. Rien que mon nom. Puis le temps reprit son cours normal, nous séparant pour toujours. Ce fut mon histoire d’amour.

                Mais je n’eus pas le temps de savourer ce moment : un homme à la démarche précipitée me marcha dessus et m’emmena avec lui, emprisonné sous sa chaussure. Un évènement grave se préparait. Son père, mourrant, le demandait. Une ultime chose à lui dire. Une chose de la plus haute importance. Il hâta encore le pas.

                    Denis Klein n’était pas très proche de son père, François Klein, ancien professeur de philo au Lycée Fustel de Coulanges, à Fustel comme on dit, un bâtiment du XVIIIème siècle, style régence, collé à la cathédrale. Il y avait terminé sa carrière à 60 ans en 1992. Son plus mauvais élève avait été son fils, invariablement attiré par tout ce qu’on trouve au rayon « ésotérisme » des grandes librairies : la parapsychologie, le New Age, les mystères de l’Egypte antique, les Roses Croix, la Kabbale… Ça ne l’avait pas empêché de devenir médecin, d’avoir une femme et des enfants. Il cherchait seulement une réponse, une vérité cachée, une raison d’espérer. Il ne voulait pas du doute paternel, trop angoissant et inefficace quant il s’agit de réconforter un malade qui se sait condamné. Denis avait vu la mort de trop près. Récemment il pensait avoir enfin trouvé sa famille spirituel : le bouddhisme. A chaque fois il commettait l’erreur d’en parler à son père et la réponse prenait toujours la même forme, la critique : il l’accusait de céder à la mode et lui parlait de ces éminents précurseurs, certaines stars hollywoodiennes… Denis ne capitulait pas :

- Tu verras, rétorquait-il, quand tu seras proche de la fin, tu te poseras enfin les vraies questions. Aujourd’hui tu es en bonne santé, alors tu peux dire que tu sais que tu ne sais rien… Je les vois arriver les agnostiques dans mon cabinet, aussi arrogants que toi, jusqu’à ce qu’on leur annonce qu’ils ont un cancer en phase terminale : ils se précipitent à l’église…

- Voilà les fondements de tes croyances ! répondait son père. La peur. Voilà tout ce qui te motive… Moi aussi j’ai peur de mourir. Moi aussi je me pose mille questions. Bien sûr qu’au dernier moment je risque de flancher, de me renier, trois fois même...

Denis ne remarqua pas l’allusion. Son père poursuivi son envolée :

- Avoir peur de mourir ne me donne pas le moindre indice sur ce qu’il faut croire. S’il n’y avait qu’une religion, ave un dogme bien établi, pourquoi pas. Je serais troublé. Mais ce n’est pas le cas. On ne sait que choisir. Tous prétendent détenir la vérité, alors comment choisir, sur quel critère ? Dis-moi comment choisir entre le christianisme et l’islam, entre le bouddhisme et le judaïsme, entre le chamanisme et la réincarnation. Les choix sont innombrables et ton parcours me donne raison : à chaque fois tu prétends avoir trouvé et quelques mois ou années plus tard… Aurais-je dû te suivre à chaque étape ? Le plus agaçant, c’est que mes objections non rien d’originale, j’ai tout pris chez les sceptiques grecs… Lis-les !

- La différence entre toi et moi, c’est que tu as renoncé à chercher. Je cherche une réponse. Je ne perds pas espoir. Tu as perdu l’espoir, c’est ce qui nous rendait tristes maman et moi…

          La femme de François Klein était enseignante également. Elle ne s’était jamais tout à fait remise d’un voyage en Inde au milieu des années 60. Elle méditait parfois des heures. Elle se soignait avec des plantes, mangeait rarement de la viande. Au début des années 90, elle apprit qu’elle était atteinte d’un cancer des poumons dû à la consommation régulière d’une variété de solanacée, plante médicinale utilisée fréquemment aux Antilles, plus connue en France sous le nom de tabac. Malgré son aversion peu commune pour la médecine occidentale « qui ne soigne que les symptômes », elle suivit scrupuleusement le traitement qu’on lui avait prescrit ; elle mourut en quelques mois malgré tout. La raison est parfois impuissante… Son mari fut particulièrement marqué par son décès mais, comme il le faisait remarquer à chaque fois à son fils, ce ne fut pas une raison suffisante pour qu’il bascule dans la religion. Au contraire.En marchant en direction de la rue du Faisan, Denis se rappelait ces conversations sans fin avec son père. Elles étaient devenues rares depuis quelques temps. La maladie le frappait à son tour, un cancer. Sa force moral frappait son fils auquel il répétait inlassablement : « Je sais que je ne sais rien ». Curieusement, depuis quelques semaines, alors que son état s’aggravait, il semblait de plus en plus s’afférer. Denis essayait de le raisonner en lui disant que dans son état il ne faisait qu’accélérer l’échéance. Mais il ne l’entendait pas. Lors de leur dernière entrevue son père lui avait soudain déclaré en sortant de son sommeil : « Les temps sont proches ». Il n’avait pas voulu s’expliquer davantage. Puis ce soir il y avait eu cet appel téléphonique à son cabinet médical, l'infirmière le pressant de venir au plus vite car son père, sur le point de mourir, voulait lui dire une ultime chose. Il avait prié ses patients de l'excuser, expliquant qu'une affaire urgente l'obligeait à sortir et il s'était précipité dans la rue. C'est là qu'il m’avait marché dessus…

           Quand il vit son père, allongé sur son lit, quasiment immobile, il sut que c'était pour ce soir. L'infirmière les laissa tous les deux, précisant qu'elle patienterait dans le salon à côté. Son père ne semblait pas effrayé, il avait le visage grave. D'une voie traînante il lui dit :

- Denis, vérifie que la porte de ma chambre est bien fermée et que l'infirmière ne peut nous entendre.

- Pardon ? Pourquoi, que veux-tu me dire ?

- Les temps sont proches, mon fils. Ne discute pas. Fais ce que j'ordonne !

Il prononça cette dernière phrase avec une telle autorité que Denis s'exécuta immédiatement. Il vérifia que l'infirmière se trouvait à bonne distance et ferma soigneusement la porte de la chambre. Il retourna auprès du mourrant :

- Que voulais-tu me dire de si important ?

- As-tu déjà entendu parler de Julien l'Apostat ?

- C'était un empereur romain, non ?

- Oui. Le dernier qui fut digne de porter ce titre. Le dernier à avoir tenter de sauver l'Antiquité du christianisme. Les forces me manquent pour te parler de lui ; tu trouveras facilement sa biographie dans les livres d'histoire. Mais tu ne trouveras pas ce que je vais te dire maintenant. Ce que je vais te dire est un secret vieux de plus de seize siècles. J'en suis le gardien. Je suis le Gardien des Livres.

          Denis retenait son souffle. Que voulait dire son père ? Instantanément toute cette littérature qu'il dévorait depuis des années lui revint à la mémoire, tous ces prétendus mystères, ces secrets, ces trésors que des auteurs mythomanes affirmaient avoir dévoilé. Mais jamais il n'avait entendu parler du Gardien des Livres… Pourtant, son père semblait tout à fait sain d’esprit. Il continua :

- Julien n'était pas encore empereur qu'il dut lutter contre les barbares qui franchissait le Rhin, aux environs de Strasbourg, Argentorate à cette époque. Les romains y avaient construit un camp pour surveiller la frontière et c'est ce camp qui est à l'origine de notre ville. Il correspond aujourd'hui plus ou moins au quartier de la cathédrale. C'est ici que Julien…

          Denis voyait que son père puisait dans ses dernières forces pour lui faire ce récit. Il semblait devoir perdre connaissance à tout moment, chaque seconde comptait. Sa voix était presque inaudible :

- C'est ici que Julien a caché les Livres. Je ne peux t'expliquer les choses en détails mais sache que l'essentiel du savoir antique s'y trouve, notamment les œuvres ésotériques de Platon. Profondément enfoui sous terre, dans une bibliothèque de roche, ce savoir est protégé depuis presque deux millénaires. Il te revient désormais de prendre en charge ce patrimoine.

- Mais, l'interrompit Denis, pourquoi moi ? Je te fais rire depuis des années avec mes lectures, je…

- Tu as raison. Tu n'es pas le candidat idéal. Ce n'est pas toi que j'avais choisi pour me succéder. Mais j'ai appris une terrible nouvelle il y a à peine une heure, le nouveau Gardien des Livres a été découvert, j'ignore comment, mais ils savent qui il est. Par chance il a pu me prévenir juste avant de se donner la mort.

- Il s'est suicidé ?!

- Bien sûr ! La mort n'est rien comparée au tourment de la Secrète Inquisition. Mais ne m'interrompt plus désormais. Je vais mourir… La Secrète Inquisition est l'institution la plus clandestine de l'Eglise ; elle nous pourchasse depuis mille ans, depuis que l'un des nôtres a parlé durant son sommeil. Elle sait que nous savons. Elle sait que nous détenons la correspondance mutilée de Ponce Pilate, proconsul de Judée, qui lève tous les doutes sur la véritable identité de Jésus, victime inconsciente de Paul de Tarse. Voilà ta mission mon fils. Tu ne pourras sauver les livres, mais tu dois sauver cette correspondance, pour le bien de l'humanité… Il te faut…

          Denis voyait son père lutter désespérément contre l'issue funeste, mais paradoxalement il semblait encore animé d'une détermination surhumaine. Une ultime phrase parvint encore à se faufiler entre ses lèvres desséchées :

-Derrière les tables de la synagogue aveuglée...

         Il ne put continuer, la mort lui coupant la parole. Denis regardait le corps soudain inerte de son père. Il était tout à la fois triste, terrorisé et stupéfait. L'espace autour de lui semblait déjà grouillant de conspirateurs, l'infirmière elle-même devenait suspecte, il ne pouvait plus se fier à quiconque. En quelques phrases sa vie venait de basculer de l’autre côté du miroir, de ce côté où l’on devient soi-même un acteur du mystère. Il regarda encore son père, ce père qui ne l’avait jamais vraiment respecté, qui avait toujours été condescendant. Ils ne s’étaient pour ainsi dire jamais rencontrés et il lui fallait faire le deuil de cet inconnu, le deuil d’un homme appartenant tout entier à une cause, le deuil du Gardien des Livres...

Denis était complètement désorienté. Il essaya de se représenter la mission qui reposait désormais sur ces épaules : depuis le IVe siècle, des hommes avaient consacré leur vie à protéger la Raison des attaques de la foi, génération après génération ils avaient protéger un patrimoine. Ce n’était donc pas un hasard si son père avait étudié la philosophie ; ce n’était pas un hasard non plus si pendant toutes ces années il avait essayé d’inculquer la Raison à son fils, en vain. Peut-être aurait-il souhaité faire de Denis son successeur ? Mais au bout du compte il avait dû en choisir un autre, plus digne de cette tâche… Denis comprenait maintenant quel fossé avait pu se creuser entre eux et il était bien décidé à le combler désormais. Mais pour l’instant il lui fallait agir vite. Il appela l’infirmière et lui demanda de prévenir l’hôpital. Elle lui présenta d’abord ses plus professionnelles condoléances puis saisit le combiné. Alors qu’elle composait le numéro de téléphone, il cédait progressivement à la paranoïa, l’imaginant prévenant un mystérieux interlocuteur, un complice à la solde de la Secrète Inquisition. Pourtant, rien ne permettait de soupçonner cette infirmière banale, au contraire, elle faisait son travail consciencieusement sans la moindre hésitation. « Justement, pensa Denis Klein, tout me semble trop normal ».

De retour chez lui, il dut régler un autre problème : faire accepter à sa famille qu’il avait besoin de s’isoler dans son bureau. Cela ne lui ressemblait pas. C’était pourtant un impératif absolu : il ne voulait pas perdre un instant pour comprendre la dernière phrase de son père : « Derrière les tables de la synagogue aveuglée ». L’indice était mince. Pourquoi tant d’imprécision ? Pourquoi cette formulation énigmatique ? Pourquoi une synagogue ?! Parce qu’il était évident que la synagogue de Strasbourg, d’une construction moderne, située avenue de la Paix à la périphérie du centre ville, ne pouvait cacher une entrée secrète. La bibliothèque de Julien l’Apostat ne pouvait se trouver que dans le sous-sol de l’ancien camp romain et accessible depuis un très ancien édifice. Partant de là, Denis pensa naturellement à la cathédrale, un passage dissimulé dans la crypte par exemple. Mais la première étape semblait passer par la synagogue : le plus urgent était de pouvoir y pénétrer et de l'inspecter, et notamment derrière « les tables ». Un détail était encore plus curieux que tout le reste. Que signifiait le qualificatif « aveuglée » ? Que venait faire cette appréciation dans la bouche de son père qui semblait reprendre la rengaine chrétienne sur les Juifs et leur prétendu aveuglement au message de Jésus ? Il n’y avait qu’un seul moyen pour le savoir : se rendre sur place.

Sa première impulsion fut de pénétrer l’édifice par effraction, la nuit même. Très mauvaise idée qu'il abandonna immédiatement : la synagogue est un des lieux les plus surveillés de Strasbourg, notamment par tout un système de caméra. Et il y avait beaucoup plus simple en réalité, c'est-à-dire suivre une banale visite guidée, ne serait-ce que pour découvrir les lieux. Il alluma son ordinateur. Il était deux heures du matin. Il fallait commencer par le plus facile, utiliser internet, trouver les horaires des visites à partir d'un moteur de recherche. C'était la meilleure méthode, il en était sûr, et surtout ne pas se laisser entraîner par l'enjeu, garder son sang-froid, avec la Raison pour seule guide. Il entra les mots-clés suivant : strasbourg synagogue visite. Le résultat s'afficha sur son écran et il le parcouru rapidement des yeux à la recherche de la moindre occurrence ; une phrase attira son regard plus que les autres. On pouvait lire : « … A la cathédrale de Strasbourg, les figures de l'Eglise et de la Synagogue, celles du Pilier … »

Le site en question était consacré à la cathédrale de Strasbourg, aucun rapport avec la synagogue donc. Mais loin de le décourager cela lui sembla plutôt une très intéressante coïncidence. La suite devait lui montrer que son intuition était la bonne. A gauche de l'écran en effet, il pouvait voir la photographie d'une belle statue du XIIIe siècle, un chef d'œuvre de la sculpture gothique, décorant le portail du transept sud : une femme élancée, les cheveux longs, tenait dans sa main droite une lance brisée et dans sa main gauche les Tables de la loi, comme si elle allait les lâcher. Le plus saisissant n'était pas là cependant : les yeux de cette femme était bandées et sous le tissu Denis devinait les paupières fermées, virtuosité assez rares chez un sculpteur de cette période. « C'est étrange, pensa Denis, que la plus belle statue de la cathédrale représente en fait la Synagogue aveuglée, allégorie du peuple juif ignorant le message de son dieu… » Il savait donc où chercher à présent : ne voulant perdre aucune seconde, il se leva comme en sursaut, pris sa veste, une lampe de poche et n'oublia pas de prévenir sa femme qu'il avait besoin de prendre l'air pendant une demi-heure. A nouveau il parcouru les rues du centre ville, le pas décidé, en direction de la cathédrale.

En marchant, il fut pris d'une violente attaque de paranoïa, se sentant soudain menacé par des forces obscures et les rares personnes qu'ils croisaient lui semblaient autant d'ennemis potentiels. L'un d'eux s'approcha pour lui demander une cigarette. Il l'écarta sans ménagement. Encore quelques minutes et il serait sur place. Durant ce court moment il prit le temps de repenser à son père, à sa carrière, au fait que l'entrée du lycée Fustel de Coulanges n'était qu'à une vingtaine de mètres de la statue. Il s'imagina cette vie entière passée à veiller un trésor maudit, sans pouvoir se confier à sa famille, tremblant à chaque instant que la Secrète Inquisition ne le démasque.

A peine arrivé sur les lieux que se posait déjà un problème : la statue était perchée deux ou trois mètres au-dessus du sol, juste assez pour qu’on ne puisse l’atteindre. Une sage précaution des architectes. Avec l’intrépidité que cause l’impatience, Denis tenta d’escalader les minces colonnes, sans succès. Il se sentait ridicule. Il aurait dû prévoir ce contretemps, venir avec une échelle ou un escabeau, mais il s’était précipité au risque de tout faire échouer. Sur le côté il aperçu un vélo cadenassé mais qui n’était pas accroché. Ce fut sa chance. Il le plaça contre la colonne, posa un premier pied sur le pédalier, le deuxième sur le cadre et réussit enfin à atteindre le socle de la statue. Se hissant tant bien que mal à sa hauteur, il s’accrocha à elle pour ne pas tomber. Cette soudaine intimité avec cette femme de pierre le troubla quelques instants : elle semblait en vie, en vie sous la pierre. Ce fut très fugitif : des cris se faisaient entendre depuis la place de la cathédrale. Un groupe de jeunes semblait se rapprocher, puis tourna en direction de la place Gutenberg. Fausse alerte.

Mais cela le poussa à se hâter, il prit la lampe de poche et inspecta le rectangle de pierre que tenait la statue et qui symbolisait les Tables de la loi. Il n’y avait rien. Rien de gravé sur la pierre, rien de collé, rien. Il essaya de bouger le bras de la statue en espérant actionner un quelconque mécanisme comme l’ouverture d’une trappe ou l’apparition d‘un objet. Rien. Il ne voulait pas abandonner, prenant toujours plus de risque, oubliant le monde extérieur. Une voix l’interpella, à quelques mètres de lui, une jeune femme : « Ça va bien monsieur ? Que faites-vous là-haut ? C‘est dangereux. Vous cherchez quelque chose ? » La situation devenait grotesque. Il fit tout son possible pour ne pas perdre sa constance, en essayant de lui faire croire qu’il voulait voir la statue de plus près et que maintenant il allait descendre. Une fois en bas il se crut obligé de rajouter :

- Je n’étais pas en train de la vandaliser évidemment. Mais je comprends votre inquiétude, j’aurais fait la même chose à votre place. Je vous laisse, je vais rentrer maintenant.

- Je peux reprendre mon vélo alors ? », suggéra-t-elle malicieusement. « Je vous donne juste un conseil avant de partir : si vous voulez voir cette statue de près, allez plutôt en face au musée de l’Oeuvre Notre-Dame, parce que ce soir vous avez pris des risques pour n’admirer qu’une simple copie. Bonne nuit monsieur. »

Elle partit aussitôt. Il bredouilla un « au revoir » sans conviction puis rentra chez lui, penaud. Il aurait pu la soupçonner de faire parti du complot, mais il choisit de lui faire confiance même si le hasard était plutôt curieux. Demain il irait au musée pour voir la sculpture originale.

Il mit la nuit à profit pour se renseigner sur la sculpture médiévale, la cathédrale de Strasbourg, les horaires du musée, les visites guidées mais aussi l’histoire ancienne et plus particulièrement la vie de Julien l’Apostat. Peu à peu, il pris conscience de la rupture que fut la fin de l’Antiquité, la rupture avec le rationalisme grec, la rupture avec une certaine liberté de penser. Le Moyen-âge fut une longue nuit. Malgré toutes les tentatives faites pour le réhabiliter il n’en demeure pas moins qu’il fut une longue nuit, une nuit de mille ans. Cela semble inouï que l’humanité ait pu régresser à ce point. C’est effrayant. Denis repensa à toutes ces années qu’il avait perdu à courir après des chimères, participant à un recul plus global de la Raison, sans jamais écouter son père. Il ne le réalisait que maintenant, que trop tard. En lui, c’est vrai, il y avait une question que partage tous les êtres humains : « Quel est le sens de ma vie ? ». Cette question se combine à une autre qu’on peut considérer comme équivalente : « Est-ce que je vais mourir ? » Ces deux questions sont légitimes. Seules les réponses ne le sont pas au sens kantien du terme. Non qu’il soit illégitime de tenter de répondre, au contraire. Mais il n’est pas légitime de prétendre qu’on a répondu. Et ceci n’est pas une simple nuance, c’est un fossé, un gouffre. C’est un peu la différence qu’il y a entre les régimes totalitaires et la démocratie. Une véritable différence de nature. Il était huit heures du matin. La femme et les enfants de Denis se réveillaient. Aujourd’hui il saurait.

Le musée de l'œuvre Notre-Dame n’ouvrait qu’à onze heures. Denis était arrivé en avance pour être sûr de pouvoir entrer le premier et être dérangé le moins possible lorsqu’il examinerait la statue. Par une fenêtre du bâtiment il aperçut la jeune femme de la veille ; il pensa : « Méfie-toi de tout le monde. Elle peut faire partie de la Secrète Inquisition. C’est elle qui m’a envoyé ici. Prudence. Tu es peut-être attendu. » Mais la jeune femme ne faisait que traverser la place. Juste une coïncidence.

Il trouva facilement la statue de la Synagogue, placée contre un mur du musée, dans une grande salle : sa lance n’était pas complète, mais les Tables de la loi était en excellent état. Il vérifia que personne ne l’observait, puis il inspecta l'arrière des Tables. Il n’y avait rien d’inscrit de particulier, mais en passant sa main il sentit un relief suspect, pas plus gros qu’une pièce de monnaie. Quelque chose était collée, c’était l’évidence, et cette chose était camouflée grossièrement avec un enduit couleur de pierre. Il sortit un couteau de poche pour décoller l’objet. Il le prit sans le regarder et se dirigea lentement vers la sortie, impatient. Il avait l’impression que des dizaines d’yeux le suivaient partout, c’était insoutenable. Une fois dehors il put enfin regarder ce qu’il n’avait pas cessé de tâter dans sa poche. Dans la main, il avait une chose incroyable ou disons plutôt qu’il avait tout imaginé sauf ça : une carte SIM.

Par chance il avait son téléphone portable sur lui. Il mit la carte SIM qu’il venait de trouver à la place de la sienne. Puis il compris qu’il lui manquait une chose essentiel : le code. Le téléphone lui demandait le « code PIN ». Il avait une chance sur dix milles. Autant dire qu’il valait mieux réfléchir un peu avant. Pourquoi son père ne lui avait-il pas dit le code la nuit de sa mort ? C’était idiot, à moins qu’il lui ait transmis sans le dire, dans le courant de la conversation, et qu’il espérait qu’il s’en souvienne. Non, c’était idiot aussi. Il y avait une autre solution. S’il ne lui avait pas clairement dit c’est qu’il fallait se tourner vers la solution la plus simple, c’est-à-dire composer le code de toute les cartes SIM qui sortent d’usine : 0000. Il essaya. Le téléphone s’initialisa, tout fonctionnait, quelle chance ! Au bout de quelques secondes une icône indiqua qu’il y avait un message sur le répondeur. Denis se mit à espérer que les choses allait désormais s’éclaircir rapidement et que s’en était finit de ce jeu de piste compliqué. Il entendit la voix de son père :

« Bonjour Mathieu. Tu dois trouver cette mise en scène un peu grotesque. C’est compréhensible. J’ai trouvé qu’il valait mieux que je t’indique l’entrée de la Bibliothèque de manière indirecte. On ne sait jamais… »

Denis n’en revenait pas. C’était donc vrai. Son père s’adressait à un certain Mathieu, c’est-à-dire son propre successeur, celui qui avait préféré se donner la mort plutôt que de tomber aux mains de la Secrète Inquisition. Le message continuait :

« La Bibliothèque se trouve à une profondeur de trente mètres sous la cathédrale. Pour être plus précis, elle est sous la façade, sous le portail de droite. Tu remarqueras que c’est justement au-dessus de cette partie de la façade qu’aurait dû s’élever la deuxième flèche de la cathédrale. Cette flèche manquante a fait la renommée de Strasbourg et elle est devenu le symbole le plus fort de la ville. Mais ce n’est pas un hasard si les architectes se sont arrêtés là : la présence de la Bibliothèque a fragilisé le sol qui n’aurait pu supporter le poids de la flèche en plus de la façade.

« Maintenant, je vais te guider pour que tu trouves l’entrée de la Bibliothèque. Elle se situe dans les caves de la maison Kammerzell, place de la cathédrale. Il faut bien avouer que c’est le pire endroit pour mettre une entrée, à cause notamment du restaurant qui génère une agitation permanente. Fort heureusement nous avons toujours su y placer l’un des nôtres, le Passeur, dont l’unique tâche est de permettre l’accès à la Bibliothèque. Il guidera toute personne qui aura respecté minutieusement ces trois codes : d’abord réserve une table pour une personne dans le salon Léo Schnug pour 20h33 très précisément. C’est le premier code. Ensuite habille-toi complètement en noir. Deuxième code. Enfin, lorsque tu seras là-bas, tu reconnaîtras le Passeur au bracelet rouge qu’il porte : dirige-toi vers lui et appelle-le « Julien », troisième et dernier code. Alors, le Passeur te fera pénétrer dans la Bibliothèque. Une fois dedans tu recevras des informations supplémentaires.

« Mathieu, j’ai consacré ma vie à cette cause, mais l’heure est venu pour moi de quitter ce monde. Tu es le nouveau Gardien des Livres. Adieu. » Denis ne pouvait plus douter maintenant. Il n’avait plus qu’à patienter, la peur au ventre.

Denis réserva une table pour le soir même. A 20h33, dans le salon Léo Schnug. Il avait eu une femme au téléphone. Le plus difficile maintenant était de rester en vie jusqu’au soir et de trouver un prétexte crédible pour expliquer son absence à sa femme. Il lui expliqua qu’il avait besoin d’être seul. C’était à la fois crédible et vrai. Il s’enferma ensuite dans son bureau et compta les minutes, passant le plus clair de son temps à fantasmer sur ce qu’il trouverait dans la Bibliothèque. Elle devait être sombre, humide, avec des centaines de mètres de rayonnage se détachant des parois rocheuses. Quelle excitation malgré la fatigue qui commençait à se faire sentir. Après l’après-midi le plus long de son existence, l’horloge indiqua enfin 20h00. Il partit.

Il fut à la maison Kammerzell un peu en avance, mais cela n’avait pas d’importance. A peine entré, il sentit une vague d’angoisse envelopper tout son corps, comme si la Secrète Inquisition allait surgir pour l’emmener au bûcher. Il reconnu quelqu’un : la jeune femme de la veille. Celle qui l’avait mis sur la bonne piste. C’était elle le Passeur ?! En tout cas elle le reconnut et lui fit un joli sourire, puis lui demanda s’il avait réservé. Il lui dit son nom. Elle comprit qu’il avait réservé à 20h33 et son visage devint grave. Blanc. Livide. A son poignet droit un bracelet rouge. Elle s’approcha de lui et chuchota autant qu’elle pu, pourtant ses phrases semblaient des cris :

- Ils savent. Ils savent que vous êtes ici. Ils vont bientôt arriver. J’ai ceci pour vous… Prenez-le et partez… Partez ou vous allez mourir !

- Mais comment savent-ils ?

- Ils sont partout. Partez ! Sauvez votre vie ! Adieu…

Elle remonta précipitamment dans les étages. Denis hésita encore une seconde puis il s’enfuit à toutes jambes vers son domicile, avec l’enveloppe qu’elle venait de lui remettre. Il avait atrocement peur, imaginant qu’ils étaient déjà chez lui, torturant sa femme et ses enfants pour leur arracher ce qu’ils savaient.

Il arriva enfin devant son immeuble. La lumière était allumée dans son appartement, tout semblait normal, il entra. Sa femme vit tout de suite que quelque chose n’allait pas et il tenta de la rassurer en disant qu’il ne se sentait pas bien. Malgré ses protestations, elle ne put l’empêcher de s’enfermer à nouveau dans son bureau. Là, il examina l’enveloppe : elle contenait un simple CD-ROM. Denis se sentait complètement dépassé par les évènements. Il plaça le CD-ROM dans le lecteur de l’ordinateur puis inspecta son contenu, qui se limitait à un fichier unique : gardien_des_livres.mpeg . C’était un fichier vidéo ; il double-cliqua dessus pour en lancer la lecture. L’image de son père apparu sur le moniteur, une vidéo qui datait vraisemblablement de ces derniers jours. Il souriait en tenant une coupe de champagne à la main. Puis il lança : « Poisson d’avril !!! » Il riait sans pouvoir s’arrêter, malgré sa maladie. Denis était effondré, atterré, anéanti. Son père s’était foutu de sa gueule, c’était ça son héritage spirituel. Le saligaud ! Il recommença à parler :

« Mon fils, comment as-tu pu croire une histoire pareille ? Ce n’est pas une plaisanterie que j’ai voulu te faire, c’est plutôt ma dernière leçon, un testament que je laisse avant de te quitter pour toujours. Pour commencer, sois convaincu de ceci : la Raison est effectivement en danger. Depuis toujours elle subie les assauts des forces de l’Ombre. Ces forces ont failli l’emporter définitivement à la fin de l’Antiquité : peux-tu croire que la Raison a connu une éclipse de presque mille ans ? Elle a bien failli disparaître. A l’avenir, nous ne devrons plus permettre qu’une telle chose se reproduise, quel qu’en soit le prix. La première des luttes est de ne pas succomber nous-même à la tentation du mystère, en n’allant pas au-delà de ce que la Raison peut légitimement connaître, écueil que tu n’as jamais su éviter. Au contraire, tu as même perdu la raison en tombant dans le piège que je t’avais tendu. Tu m’as fait confiance, diras-tu. Ce n’est pas une excuse valable : la Raison n’accorde sa confiance à rien ni personne… D’après toi, quel aurait été l’intérêt de retrouver cette correspondance de Ponce Pilate, même si elle avait existé ? Aucun ! Avons-nous vraiment besoin d’un tel ouvrage pour nous convaincre que Jésus n’était ni le fils de Dieu, ni le messie, ni autre chose qu’un simple illuminé tel que l’humanité en suscite périodiquement ? Non. Notre doute, notre savoir, se fonde sur des raisons bien plus profondes, à commencer par celle-ci : c’est eux qui ont la charge de la preuve. Et depuis deux mille ans ils n’ont rien montré. Ce serait à mourir de rire s’il n’y avait pas eu tant de souffrances causées par leur démence. Ils ont brûlé des gens ! Ce n’est pas une déviance, une dégénérescence ou une maladie qui aurait atteint une pensée saine : l’oppression est consubstantielle à la foi. La foi, c’est le totalitarisme. Alors cultive la Raison, mon fils, transmets-la à tes enfants, c’est par elle que nous vaincrons les forces de l’Ombre qui ne devrons jamais plus se retrouver en mesure de la renverser.

« Ne pense pas que je sois matérialiste. Je crois qu’il y a un mystère. C’est la Raison le mystère. Pourquoi pensons-nous, pourquoi vivons-nous ? Ce mystère ne doit pas être élucidé, il doit être accompli. Nous devons l’accomplir par la réflexion ininterrompue de l’humanité sur elle-même et sur le monde. Voilà notre combat. »

L’atome que j’étais en fut tout retourné. Pouvait-on mieux souligner les limites de l’intelligence, mieux affirmer que la Raison demeure indépassable ? Non. Et c’est bien ce qui m’embarrassait… J’aurais bien aimé une réponse là où je me trouvais à présent. Pendant quelques semaines, j’eus tout le temps d’apprécier la semelle de Denis Klein, juste assez pour constater que son père avait réussi son coup. Il avait pris tous ses livres d’ « ésotérisme » pour les jeter à la poubelle. Peut-être était-il tombé dans un autre excès, mais de loin préférable…

Ensuite il me perdit dans la poussière de son appartement, aux abords d’une prise téléphonique, prélude à l’un de mes plus beaux voyages. Je néglige les détails pour aller à l’essentiel : un microscopique arc électrique emporta l’un de mes électrons sur le réseau téléphonique et j’échouais peu de temps après sur le disque dur d’un internaute quelconque, au beau milieu d’un film porno. Parfois, des évènements scabreux sont l’occasion de belles découvertes… Je m’explique. Pour me distraire je lisais régulièrement les emails de mon hôte, rien de bien original certes, sauf qu’un jour, au début de l’été, il reçut le plus étrange des chainmails. Habituellement un chainmail est un message qui se répand sur le web en quelques semaines, selon le mode du « fais passer à ton voisin », et sollicite une aide quelconque, souvent de l’argent, au profit d’un enfant leucémique ou d’une cause généreuse. Au début on se fait avoir et puis ensuite on fait comme tout le monde, on s’en fout. Mais celui-ci attira mon attention. La demande n’était pas habituelle. Le titre en était : Pour l’éternité. Quelqu’un devait être sauvé, mais ce quelqu’un était déjà mort. Un homme voulait sauver une femme. Cet homme avait bon espoir, et ceci le prouve : 

Dimanche 12 mars 2006

« Ce chainmail ne vaut que par l’espoir qu’il soulève. Je cherche à sauver celle que j’aime. Propagez ce récit afin qu’il en subsiste toujours une trace. Dans les lignes qui suivent je raconte notre histoire.

Nous nous sommes rencontrés, Sophie et moi, peu avant Noël 2001. En fait se sont nos bouches qui se rencontrèrent à ce moment, nouant nos destins pour toujours, mais nos premiers regards dataient déjà de plusieurs mois. Au début, elle ne me plaisait pas. Je n’aimais pas son style ou plutôt sa façon de se vêtir sans style qui semblait moins un manque de goût qu’une sorte de réticence à en avoir. Cette année-là je travaillais dans une bibliothèque, à une place qui se transforma vite en observatoire : je rhabillais les femmes pauvres en beauté ou ignorantes de celle-ci et démasquais certaines tromperies trop évidentes. J’ai dit que Sophie ne m’avait pas plu au début. Ce n’est pas exact. La première fois qu’elle m’apparut, un enfant l’accompagnait (qui n’était pas le sien ainsi que je l’apprendrais plus tard) et par une association d’idée son visage me sembla la féminité même. Une seconde plus tard je la rhabillais des pieds à la tête tout en maudissant un tel gâchis. Qu’on me permette ici de ne pas la décrire davantage, elle pourrait en prendre connaissance un jour ; j’ajouterai seulement ceci : elle était vraiment jolie, jolie de partout.

Nous étions en mai 2001 et les mois d’été ne firent que retarder l’échéance. Elle réapparut en novembre et se jeta littéralement sur moi, quoiqu’elle ait toujours soutenu que j’avais fait le premier pas en la renseignant fort opportunément sur l’emplacement d’un ouvrage ; n’était-ce pas mon devoir ? Son enveloppe textile n’ayant pas changée, je pris le parti de me laisser courtiser, ravi qu’elle persévère ainsi dans le féminisme, si ce n'est dans la féminité. Bientôt, j’eus le loisir de sourire innocemment à chacune de ses apparitions, de la laisser poliment engager la conversation qu’elle faisait tout pour rendre intéressante et, reconnaissons-le, le doux plaisir d’être sollicité me gagna progressivement. Je le fis durer un peu trop longtemps peut-être, car un beau jour on me poussa dans mes retranchements, à cette case du jeu de l’amour où chacun met carte sur table et dit « tapis ». Mes explications furent d’abord assez incohérentes, puis timorées et pour finir, lâches : je lui dis non. Le surlendemain elle revint une dernière fois, habillée et maquillée comme jamais, la féminité prédatrice, et je m’entendis lui proposer de nous revoir un soir. Elle m’embrassa. Baisé hésitant, baisé tendre qui effaça tous les autres, baisé d’ange qui me rendit l’envie d’aimer.

Je ne lui dis pas tout de suite que je l’aimais, par méfiance, elle était solide. Surtout, je le sus vite, elle était la femme de ma vie, et ce mot amour je voulais lui épeler tout au long de notre existence commune au lieu de l’user prématurément dans ma bouche ; je serrais donc les dents pour ne pas trop en dire, peureux de mettre un terme à cette passion naissante que le doute (réciproque) ne faisait qu’accroître. Elle ne pouvait pas me voir ? J’avais du travail. Je regardais les autres femmes ? Elle me parlait d’un autre. Heureusement, de temps en temps, elle avouait que je lui manquais, qu’elle avait pensé à moi toute la semaine.

Un soir on se querella. Il faut l’avouer, c’était vraiment de sa faute, mais peu importe, rien ne parvenait plus à briser la glace. Las d’essayer de la faire sourire je me déguisais de sa mauvaise humeur et j’attendis. Il ne se passa rien, sinon que peu à peu nos regards se recroisèrent pour finalement ne plus se quitter pendant deux heures, sans une parole, au milieu d’un bar qui ne fut pas dupe. Enfin dehors, nous nous sommes embrassés follement, sans pudeur et dans le froid, en marchant, en courant, jusqu’à chez elle, avec des yeux d’amants impatients. Et on fit l’amour.

Je ne voudrais pas faire croire, à cause d’un récit partiel, qu’on ne sut pas s’aimer simplement malgré notre passion, passion qui aurait pu nous dévorer. On doit toujours savoir pourquoi on s’aime. Aussi, les beaux jours revenus, nous avons souvent contemplé le soleil couchant, enlacés comme des enfants heureux au centre du monde, et chacun avait pour l’autre une attention délicate ou un geste de pure tendresse, comme lorsque je battais des cils sur sa joue. Un peu plus tard, au cœur de l’été, nous avons embarqué pour la Méditerranée, un peu inquiet de passer autant de temps ensemble, mais ces quinze jours furent merveilleux et encore aujourd’hui je ne peux les évoquer sans émotions. Au retour des vacances, le destin lui envoya le pire des émissaires, lorsqu’un banal contrôle médical fit surgir la mort, hideuse, au milieu de nos vies et de nos rêves. La voyant sortir accompagnée du médecin, en pleurs, j’appris qu’elle était atteinte d’un cancer foudroyant.

Je ne vais pas maintenant décrire ce que la pudeur des mots rend ineffable. Mais il est temps que je dise ce que je conçus ce jour-là pour la sauver des griffes du néant et, peut-être, lui offrir une deuxième vie… Je veux que tu dises lecteur, autour de toi, je veux que tu l’écrives également dans les livres, sur les murs, que tu l’annonces, que tu proclames que Sophie et son amant ne connurent pas d’obstacle à leur amour, qu’ils surent s’aimer de toutes les façons et cela sans artifice. Qu’ils n’eurent pas de morales à transgresser, que personne ne leur mis de barrière, qu’aucun événement extérieur ne vint les gêner. Non, ils n’eurent pas tout ça. Je ne demande qu’une chose, lecteur : offre la postérité à cette femme dont le souvenir vivra des siècles, des millénaires, pour ne plus jamais s’éteindre dans les mémoires. Alors, si tu ne sais pas quoi dire un matin, raconte cette histoire ; si tu vois des livres brûler, sauve nos pages des flammes. Quant tu voyageras loin n’emmènes qu’elles et inscris les sur ce que tu jugeras bon. Et si tu rencontres des êtres inconnus, témoigne de cette histoire pour qu’eux aussi en perpétuent la mémoire jusqu’au jour magnifique où le miracle surviendra.

Avant de connaître ce miracle, sache encore ceci lecteur : moi, son amant, je ne demande pas à être sauvé - la vie ne me fut pas injuste - mais je veux que ma bien-aimée connaisse la vieillesse car cela sied à celle qui a tant donné d’amour. Voici mon espérance : qu’un jour, au seuil de l’Eternité, mon histoire parvienne à une civilisation généreuse dont les êtres miraculeux maîtriseraient les rouages du Temps. Dis-leur bien qu’il exista un jour où une femme fut tellement aimée de son amant, qu’il appela à l’aide à travers les Âges avec le fol espoir d’être exaucé. Qu’il imagina qu’un ange du bout du temps viendrait la chercher au seuil de la mort et l’emmènerait pour la rendre heureuse. »

 
 

C’est beau. Sûr qu’il devait être très accroché pour écrire une chose pareille. Quelques temps avant ça m’aurait paru impossible qu’une femme puisse nous faire cogiter à ce point. Nous, les hommes. A croire que la sagesse vient avec la mort… C’est surtout la fin qui m’a plu, cet espoir qui semble se dessiner dans les dernières lignes, sa bien-aimée sauvée par les inventeurs de la machine à remonter le temps. Je me suis dis tout suite : pourquoi réserver cette invention à une seule personne ? On pourrait l’étendre à l’humanité entière… En voilà de quoi donner un sens à la vie, au progrès, à l’Histoire ! L’humanité se sauverait par ses propres moyens, construirait un monde meilleur et ramènerait du passé ceux qui étaient morts, sans exception. Le paradis à portée de l’Homme.

Pendant quelques jours cette idée fut une véritable obsession. Je pensais avoir trouvé une solution pour mettre un terme à notre tragédie. Deux obstacles se révélèrent insurmontables cependant : d’abord j’étais mort, ce qui m’empêchait de communiquer la bonne nouvelle aux autres ; ensuite ma situation actuelle n’avait, de près ou de loin, aucun rapport avec cette utopie. Peu importe. L’aspect fondamental de cette idée, c’est qu’elle nous donne de bonnes raisons d’espérer que le génie humain viendra un jour à bout de nos souffrances et de nos craintes. Nous pouvons raisonnablement compter sur nous-mêmes, mais cela veut dire aussi que nous pouvons échouer, nous autodétruire, nous égarer, en un mot continuer à aller à la messe…

Après cette révélation, la nuit se fit plus profonde. Je continuais certes à me répandre, mes atomes poursuivant leur rôle d’éclaireur, mais le cœur n’y était plus, j’étais las de tout savoir, car je savais tout… sauf l’essentiel. J’avais toujours un œil sur la vie de mes deux potes, qu’ils menaient de bon cœur, mangeant, buvant et voyageant. Didier ne m’oubliait jamais complètement, il culpabilisait de m’avoir entraîner à Amsterdam. Christophe lui répétait que ce n’était la faute de personne, et de temps en temps, ils venaient tous les deux me rendre un petit hommage en pissant du haut des remparts du Guirbaden. Ça me rappelait les conneries de ma jeunesse… Car les années passaient, même pour moi ; assez curieusement je sentais que j’évoluais vers des niveaux de perception plus élevés. Je m’explique : un jour je fus frappé par un flux de particules en provenance d’un turbulent quasar qui semait la confusion au centre de la Galaxie. D’habitude je n’aurais prêté aucune attention à ce genre de phénomènes mais cette fois le flux était chargé d’une étrange vibration. Je ne pouvais pas encore mettre un mot dessus, mais il était évident que je n’avais jamais rien ressenti d’équivalent. Je ne saisissais que des images fugitives, un peu comme si j’avais perçu le rêve d’un autre ; mais les images se firent de plus en plus précises, je voyais des planètes qui ne pouvaient être la Terre, des hommes qui ne nous ressemblaient plus, des technologies éblouissantes. Je voyais le futur. Aux alentours de 2400. Le monde construit par l’humanité semblait heureux, les guerres n’avaient plus cours. Soudain, la silhouette de la cathédrale m’apparut. Cela me mit du baume au cœur de voir qu’elle était toujours debout, au vingt-cinquième siècle, aussi belle qu’au premier jour. Mais la ville semblait vide, privée de tous ses habitants. Seule une machine énorme se trouvait à la périphérie. Ce n’est pas un abus de langage de dire que cette machine était énorme, elle était plus haute que tout ce que j’aurais pu imaginer d’une construction humaine, son sommet atteignant trois kilomètres d’altitude. Strasbourg semblait à flanc de montagne. La machine était équipée de broyeuses démentielles, de plusieurs centaines de mètres de diamètre chacune et tout le reste était à l’avenant. Une catastrophe se préparait. Ce que des hommes avaient mis tant d’énergies et de passion à édifier semblait sur le point de disparaître. La machine s’avançait depuis le nord de la ville dans un vacarme assourdissant, laissant derrière elle des centaines de kilomètres annihilés. A l’évidence, Strasbourg vivait ses derniers instants. La cathédrale fut aussi facilement broyée qu’une libellule par une tondeuse. Le passage de la machine aplanissait tout, lissait tout, de notre passé ne restait plus que du sable… Elle continua sa course sans s’arrêter en direction du sud, rasant Colmar puis Mulhouse. Aucun signe n’était visible sur les flancs métalliques de la machine. L’entreprise de destruction se voulait anonyme, entreprise qui ne se limitait nullement à l’Alsace, bien au contraire, des centaines de machines labouraient sans relâche la Terre en suivant les méridiens, alignées les unes à côtés des autres comme le font les tracteurs dans les vastes domaines agricoles. Tout était détruit, broyé, lissé. Les villes, les vallées, les montagnes, rien ne leur résistait, ni même les ralentissait, notre planète devenait une sphère parfaite.

Je savais qui était responsable. Nous le savons tous. Il s’agit toujours des mêmes. Il s'agit des ces hommes qui veulent que le monde se plie à leur volonté. Que le monde soit calqué sur l'idée qu'ils se font de la perfection. Mais nous n'avons pas la recette de la perfection, car la perfection entre en conflit avec l'idée que nous avons de la liberté : on ne peut créer un monde parfait, c'est-à-dire un monde ultra-normé, avec des hommes libres, avec des hommes qui ont la possibilité de transgresser cette norme. Créer un monde parfait, c'est se lancer dans une entreprise totalitaire, une entreprise d'uniformisation qui a porté différents noms dans l'histoire de l'humanité. Chaque fois le monstre réapparaît, l'idée semble neuve et suscite de l'espoir : au XXVe siècle le monde devait être trop heureux, c'est dur de savoir, mais certains trouvèrent qu'on célébrait le passé, la mémoire, tout devenait patrimoine, la moindre parcelle d'univers avait quelque chose de sacré, on ne pouvait plus construire. Exagération sans aucun doute. Mais il germa cette idée qu'il fallait tout recommencer à zéro. Ce groupe d'hommes, groupe que nous appellerons la secte de l'Oubli par commodité, imagina d'abord de détruire l'ensemble du savoir, savoir qui se trouvait depuis longtemps numérisé dans différentes bases de données. Mais ceci ne leur paru pas suffisant : rien ne devait subsister, pas même le relief. Alors ils prirent le pouvoir pour arriver à leur but. On ne sut jamais qui ils étaient, ni comment ils avaient réussi : le fait est qu'un siècle plus tard ils furent battus mais que tout avait disparu. Ce lien que nous avions patiemment maintenu depuis l'invention de l'écriture était rompu. L'humanité dut se reconstruire à partir de rien. Certes, ici ou là, on retrouvait des bribes d'informations, des indices, qui suggérèrent aux survivants qu'il y avait eu avant eux quelque chose d'important. 

Le flux de particules continuait de me dévoiler le futur, ce qui me permit de voir ce qui se passa le millénaire suivant. L'humanité s'était reconstruite, avait su retrouver le chemin de la Raison, la science renaissait, notamment une forme d'histoire ou plutôt d'archéologie (car il ne restait plus rien de nous, si ce n'est des traces) et qui cherchait, assez vainement on doit le dire, à reconstituer le passé. Je pus lire un texte qui parlait du XXe siècle et, malheureusement, rempli de contre sens. C’est ce qui me frappa le plus : j’étais moins intéressé par le futur que par le compte rendu qu’il faisait du passé, de notre histoire, de nos actions. Nous avions disparu de la mémoire des hommes. Cela me rappela l'angoisse que j'éprouvai un jour en lisant les Vies des douze Césars de Suétone, un auteur latin né en 70 apr. J.-C. Dans cet ouvrage, qui nous est parvenu quasiment en entier, Suétone écrit la biographie des Césars, c'est-à-dire des douze empereurs qui ont dirigé Rome depuis Jules César à Domitien. Voilà comment Suétone décrit Jules César dans son ouvrage : «  Il avait dit-on, une haute stature, le teint blanc, les membres bien faits, le visage un peu trop plein 107 […]. » Naturellement je me référais à la fin de l'ouvrage pour lire la note 107 et connaître le commentaire de l’éditeur : « Ce trait est en contradiction avec l'image de César que nous révèlent ses statues ». C'est à première vue un détail, puisqu'il s'agit de la description d'un homme et que cette information n'est pas vital pour la connaissance de l'histoire romaine, pourtant, c'est très grave, car il est inexplicable que Suétone, un auteur cultivé et familier de Rome, ait pu commettre un telle erreur. Cela jette une suspicion sur son ouvrage. Il n'a pas pu ne pas voir les statues de Jules César ou s'être renseigné sur sa physionomie ou alors les statues sont fausses. Ou peut-être est-ce l'erreur d'un copiste ? On ne saura jamais. Ce problème en fait surgir immédiatement un autre, plus grave : Jules César a-t-il existé ? Cette question n'est pas purement théorique. Nous savons que Jules César a existé parce qu'un nombre important de sources historiques et archéologiques témoigne de son existence passée. C'est une bonne raison, donc. Mais on ne peut s'empêcher de douter parfois, d'avoir cette angoisse que tout le matériel dont nous disposons nous décrit une réalité qui n'a peut-être jamais été. Que des erreurs se soient glissées partout. D'ailleurs je me suis permis plus haut d'écrire une grossière approximation en sous-entendant que Jules César fut empereur. Ce qui n'est pas exacte. Jules César ne fut jamais empereur au sens où nous l'entendons aujourd'hui. Et de là à imaginer que mon texte sera utilisé un jour pour écrire l’histoire romaine… J’en rougis de honte ou de plaisir.

Une autre inquiétude peut aussi apparaître : que restera-t-il de nous ? Ce qui reste de nous au quatrième millénaire est négligeable, principalement contenu dans un texte rédigé peu d’années avant le passage de la secte de l’Oubli, au XXVe siècle. Une femme a écrit ce texte, mais ce n’est pas un livre d’histoire, non, simplement le récit de sa vie quotidienne et de quelques évènements sans importance. Un journal intime en somme. C'est une manière de réaliser que le point de vue est essentiel en histoire : d’abord le point de vue de l'auteur du journal intime qui écrit sans savoir que son texte sera un jour une telle référence, le point de vue de l'archéologue du quatrième millénaire qui a écrit la préface et qui considère le texte comme un témoignage exceptionnel. Mon point de vue enfin… Ce texte s'intitule Fragments : comme beaucoup de textes il n'a pas pu traverser le temps sans blessure.

Dimanche 12 mars 2006

 Préface aux Fragments

 
 
 
 

Emblème nostalgique, ultime témoignage d'une période qui allait disparaître brutalement dans la nuit, les Fragments ont eu le destin de nombre d'œuvres qui ne visaient pas si haut. Quelle surprise ce serait pour leur auteur d'apprendre que les pages qui nous sont parvenues sont aujourd'hui l'objet de querelles de tant d'exégètes, certains ayant même mis en doute leur authenticité, nous y reviendrons. Les préfaces s'étant muées en figures imposées au fil des rééditions il nous est apparu plus intéressant de fournir au lecteur actuel certaines précisions quant au cadre général de cette œuvre dont la recherche récente a modifié, sinon confirmé certains aspects.

Qu'on nous permette, avant toute chose, de nous insurger contre la persistance de la légende entourant la découverte des Fragments, légende que rien ne permet d'étayer et qui, ici ou là, continue d'alimenter les discussions des profanes ; rappelons-la en quelques mots : le libérateur Dhund'ar Cee, faisant relâche au bord de la Mare Moscoviense peu avant sa campagne victorieuse, fut intrigué par un attroupement de soldats car « l'un d'eux semblait déclamer un texte à haute voix, tenant dans ses mains quelques feuillets très mutilés »[1]. C'est ici que l'irrationnel a pris le relais et créé le mythe ; en effet, le célèbre soldat précise un peu plus loin que ses « hommes [l]'avaient bien eu, en lui faisant croire qu'ils avaient mis la main sur quelque chose d'intéressant. Ce n'était qu'un vulgaire manuel de bord qu'ils avaient pris soin de pasticher. »[2] Les Fragments, M. Paltocki en a depuis longtemps fourni la preuve, furent ramenés d'une des premières expéditions archéologiques de moissonnage interstellaire, une centaine d'années plus tard ! En réaction à la légende et au mythe, d'autres se sont égarés sur les chemins douteux de l’hypercritique en dénonçant cette œuvre comme apocryphe, position devenue intenable grâce à une découverte majeure faite ces dernières années : en effet, l'œuvre évoquait un personnage que la recherche la plus minutieuse avait tenté, en vain, d'identifier. C'est désormais chose faite depuis la découverte d'un fragment de note ou d'exercice retrouvé lors du XXVIIe moissonnage interstellaire et que nous vous livrons tel quel : « Kupka Frantisek, sculpteur (1871-1957)[3] ». L'historicité des Fragments est donc avérée. En outre, cette précision capitale a permis de jeter une lumière nouvelle sur le peu d'informations dont nous disposions sur l'art du Ve siècle avant notre ère : à cette époque, selon toute vraisemblance, il y eut un certain engouement pour la sculpture polychrome sans que l'on sache vraiment la forme exacte qu'elle pouvait prendre. Art mural ou bas-relief encadré ainsi que le laisserait entendre les propos du mineur fou ? On ne sait.

Le succès de ce texte, qui ne se dément pas, a des raisons beaucoup moins mystérieuses et tient d'abord à sa longueur exceptionnelle, plusieurs pages, permettant une identification impossible à ressentir avec les fragments habituels. La poésie de ces derniers, généralement constitués de quelques mots, ne semble être due qu'à leur existence hors de tout contexte et contribue à régaler toujours plus de passionnés. Au contraire, avec les Fragments (qui tire leur nom d'une époque où l'on ne pensait pas qu'ils deviendraient un jour le plus long témoignage des temps préhistoriques), l'ébauche d'une civilisation naît sous nos yeux, des personnages s'esquissent, le passé prend vie.Un autre élément explique la postérité de cette œuvre : elle fut rédigée quelques années seulement avant le déferlement de la secte de l'Oubli. Or, l'absence de toute allusion à cette dernière dans les pages qui nous sont parvenues excite visiblement l'imagination de beaucoup de lecteurs qui y voient le signe que la secte est dans l'ombre, couve, prête à renouveler son entreprise nihiliste. Nous ne pourrons malheureusement pas les rassurer. A notre avis néanmoins, tout ce qui précède compte finalement peu face à la puissance évocatrice de la dernière phrase des Fragments, sentence archétypale d'un monde inconscient d'être au bord de l'effondrement, note lapidaire d'un jour comme les autres qui n'annonce rien, ni intuition, ni prémonition mais ces quelques mots : « Cette nuit, j’ai rêvé en couleur ».

 
 
 
 
FRAGMENTS
 
 
 

[... ] très fatiguée. Je me suis couchée de bonne heure.

 

Jeudi, 12 octobre 2427

 

Quel après-midi ! Nous l'attendions depuis des semaines cette double éclipse[4], surtout les enfants qui avaient préparé tout le matériel nécessaire. Il paraît que les premiers qui la virent, il y a 86 ans, furent pris d'effroi et se précipitèrent vers les vaisseaux où les attendaient le commandant de la base ; il mit une heure pour leur faire admettre que tout était normal : le temps que passe l'éclipse... Il faut bien admettre que deux éclipses à quelques minutes d'intervalles, cela a de quoi surprendre ! Heureusement nous étions prévenus cette fois et vers la fin de la journée nous avons escaladé un petit promontoire, celui où quelques mois auparavant Anna avait eu la jambe arrachée par un lézard-tigre. Une semaine plus tard elle se tenait de nouveau debout, mais quelle frousse ; par prudence j'avais emmené mon neutralisateur.

A mesure que l'heure fatidique approchait, la tension devenait perceptible tout autour de nous, ici un mouvement, là-bas un son, qui semblaient annoncer les bouleversements imminents. La nuit tomba vite, après une longue agonie de la pénombre, et la première éclipse a débuté. Dans la voûte étoilée on distinguait nettement un disque noir, l'astre de la seconde éclipse. C'était extraordinaire, mais nous n'avions encore rien vu. La nuit retomba après une courte réapparition du soleil et à cet instant, comme s'ils n'avaient pu contenir plus longtemps une sourde terreur, une nuée d'oiseaux de lumière est montée dans le ciel. La soirée est bien fade ...

 

Samedi, 14 octobre 2427

 

Ce soir, Layla est passée. Elle est toujours aussi belle.

 

Mercredi, 18 octobre 2427

 

Je me sens un peu déprimée ces jours-ci. Vivement ce week-end que les enfants aillent un peu chez leur père, surtout Jean qui n'a jamais été aussi insupportable. Je crois qu'il grandit. Je pense passer ces deux jours de liberté avec Layla.

 

Jeudi, 19 octobre 2427

 

Tout à l'heure, j'allais quitter mon poste quand deux véhicules de la sécurité civile sont arrivés à la mine. Il en est sorti une bonne dizaine d'agents armés de plastogel et alors que j'approchais pour leur demander ce qui se passait ils m'ont sèchement rabrouée. J'en saurais plus dans cinq jours.

 

Vendredi, 20 octobre 2427

 

Ce soir j'ai mangé avec mes parents. Visiblement ils en ont assez du système Magellan au climat ingrat. Ils ont promis de me rendre physiquement visite l'été prochain.

 

Mercredi, 25 octobre 2427

 

Mon week-end avec Layla a été fantastique. Surtout que j'ai pu le prolonger, la mine étant fermée jusqu'à nouvel ordre à cause d'une émeute de mineurs qui refuse qu'une galerie soit exploitée. Ils se sont retranchés au sous-sol 36M avec des vivres et des neutralisateurs en réclamant la médiation du conservateur du patrimoine. Bref, je ne comprends rien à cette histoire mais il paraît que la presse est sur le coup.

 

Jeudi, 26 octobre 2427

 

C'est une histoire de fous ! Ce matin, XPO m'a préparée un dossier sur cette étrange affaire et voilà ce que j'apprends : trois mineurs ont exigé il y a quelques jours la condamnation d'une galerie pour l'incroyable motif qu'elle contiendrait l'œuvre d'un artiste, Kupka Frantisek. Pourtant, l'œuvre en question, un tableau au titre énigmatique d'Ordonnance sur verticales en jaune n'a pas bougé du musée qui l'expose sur terre depuis la fin du XXe siècle : il s'agit d'un tableau abstrait composé, comme son nom l'indique, d'une série de verticales à dominante jaune, grise et noire. C'est vrai qu'on l'imagine bien au fond d'une mine.

 
Vendredi, 27 octobre 2427
 

Je me répète : c'est une histoire de fous. Mais de fous géniaux. En effet, le leader du groupe a lancé cette revendication sur le réseau que je reproduis intégralement (l'événement fait le tour de la fédération) :

 

« Nous exigeons que la galerie Kupka (ex-36M27) soit protégée de toute altération, pour les raisons suivantes :

1° Le tableau Ordonnance sur verticales en jaune, est l'exacte réplique d'une partie de la galerie.

2° Cette partie rectangulaire est parfaitement intégrée au reste de la galerie, les deux formant donc un tout indissociable. »

 

Le médiateur a été autorisé à inspecter l' « œuvre » en question, ce qui lui a pris la bagatelle de cinq heures au bout desquelles il est ressorti blanc comme un linge en balbutiant que les mineurs avaient mis la main sur quelque chose d'inouïe. Apparemment, les parois de la mine sont colorées à cause des différentes roches et les mineurs s'amusent souvent à les comparer à des oeuvres abstraites. Il n'y a bien entendu aucune chance que ces tableaux ressemblent à quelque chose de connu. Pourtant, c'est ce qui vient de se produire, le hasard des forages à travers les couches géologiques est à l’origine d’une coïncidence fabuleuse : les parois sont identiques au tableau de Kupka éxécuter il y a plusieurs siècles et à des années lumières de distance. Les mineurs estiment qu'ils ne peut s'agir d'un hasard.

 
 

Samedi, 28 octobre 2427.

 
11h50

Aujourd'hui on apprend que le médiateur a été remplacé par un autre, un certain Jones, qui a exigé l'évacuation de la galerie. Pour lui « la réplique n'est pas exacte mais seulement très ressemblante », ce qui n'est pas tout à fait la même chose. Il leur a accordé vingt-quatre heures, après quoi il fera donner l'assaut.

 
14hl5

Voici la réponse des mineurs au médiateur :

« M. Jones a la sensibilité artistique d'une foreuse. Très ressemblante est une raison suffisante pour accéder à notre demande. En effet, l'artiste ne recherche pas forcément la copie conforme lorsqu'il crée, mais livre son interprétation, sa vision du monde. En l'occurrence, la vision du monde qu'a eue Kupka Frantisek se trouvait ici à des années lumières de la Terre, dans ce sous-sol, qu'un hasard extraordinaire a permis de découvrir. D'autre part, signalons cette injustice : si l'on avait trouvé le David de Michel Ange[5] tout le monde aurait crié au miracle. Mais il faut regretter une fois de plus le désintérêt qu'a le grand public pour le non-figuratif alors que nous tenons ici la preuve, dans cette galerie, que cette opposition n'avait pas lieu d'être : en un sens, tout œuvre abstraite est figurative mais représente la réalité sous un angle inhabituelle. Aussi nous appelons une ultime fois à la raison les pouvoirs publics, qui prennent le risque de détruire un patrimoine unique, concernant l'humanité en entier, pour lequel nous sommes prêts à donner notre vie. »

 
20h00

Visiblement le nouveau médiateur a infléchi sa position : il propose désormais de sauver la partie de la galerie qui a été reproduite par Kupka. On trouverait ainsi un juste milieu. Ce sont les dernières informations, je vais voir Layla.

 

Dimanche, 29 octobre 2427

 

Ils ont donné l'assaut aujourd'hui après le refus des trois mineurs de se rendre. Leur réponse au médiateur avait été celle-ci : « Cette galerie est une chance pour les amateurs d'art de comprendre le contexte d'une œuvre : comparer la partie de la galerie qui entoure l'œuvre aux années qui ont vu naître le tableau de Kupka nous semble un exercice des plus jubilatoires [...] terminé ».

 

Vendredi, 10 novembre 2427

 

Ils ont fini les travaux de récupération dans la galerie : la mine est réouverte. Quant à Layla, elle [...]

 
Partie très mutilée
 
Jeudi, 23 décembre 2427
 
Cette nuit, j'ai rêvé en couleur.
 
 
 
 
 
 
 

Voilà l'essentiel de ce qui a subsisté de nos cinq mille ans d'histoire. Le reste, comme l'a écrit l'auteur de la Préface, n'est constitué que de micro-fragments ; le flux de particules m'en a amené quelques uns, par exemple celui-ci, très énigmatique : « Avis de tempête sur la côte Atlantique… » Ou encore : « Beau duplex, 100 m2, séjour, deux chambres, vue dégagée, balc… ». On ne choisit pas ce que le passé nous envoie. L'histoire se cuisine avec les restes.

Le flux de particules s'est tari mais j'en avais assez vu. C'est terrible de connaître le futur. Je me sentais seul, car le temps avait passé. Mes parents étaient morts, puis mes potes suivirent et enfin mon frère. Il ne me restait rien. J'aurais pu faire comme au cinéma, m'identifier à certaines personnes comme on le fait pour les acteurs et suivre leur existence, mais tout me semblait indifférent, sentiment étrange qui n'appartient qu'au sage acceptant toute chose : je devenais impassible au monde des hommes. Une question me taraudait cependant : qu'est-ce que la mort ? Je persistais à considérer que ma situation était absurde et je me demandais combien nous étions à vivre la même expérience post-mortem. Car je n'avais rencontré personne dans mon état ; je ressentais certes de nombreuses choses, pour ne pas dire toutes les choses, je lisais dans les pensées des vivants comme dans un livre ouvert mais jamais je n'avais rencontré un mort dans la même situation. Sentiment pénible. Et j'avais peur de mourir paradoxalement, sans savoir ce qui m'attendait. Un jour, j'eus un début de réponse, m'apercevant que j'avais depuis toujours considéré le problème par le mauvais bout, regardant invariablement devant. Nous étions en 2114, en été, et l'un de mes atomes logeait depuis peu dans l'index d'un septuagénaire. Il écrivait quelque chose d'important. Le récit d'un larcin commis le 18 septembre 2077, qui n'avait pas eu de conséquence judiciaire sur son existence, disons plutôt que celui-ci avait radicalement modifié sa vision des choses. Voici ce qu'il en dit :



[1] Dhund’ar Cee : Voie Lactée, p 132

[2] ibid, p 133
[3] - 562 / - 476

[4] Un seul système connu correspond à cet évènement : B412

[5] Artiste inconnu
Dimanche 12 mars 2006

                Je savais peu de choses de M. Hicks. De temps à autre, sa silhouette de vieillard apparaissait au bord de sa terrasse. Nous échangions parfois quelques mots aimables dans l’ascenseur, sans nous écarter des lieux communs d’un voisinage froid et courtois. Il n’était pas secret pourtant ; régulièrement je le voyais s’entretenir avec M. Basarslan dans le parc non loin de notre immeuble, tous deux assis à l’ombre d’un chêne aux racines puissantes. Les arbres semblaient leur sujet favori et je les surpris un jour en train de s’émerveiller de la floraison d’un cerisier japonais, posant vulgairement leurs narines sur les fleurs tout en évoquant je ne sais quelle correspondance. Une autre fois se fut un magnolia, puis plus tard une essence dont j’ignore le nom, et ainsi de suite à mesure qu’avançaient les saisons. Une manière comme une autre de vivre la fin de sa vie.

                La vie de M. Hicks m’indifférait complètement. Malgré ce que je sais maintenant, malgré sa mort insigne, il continue de m’indifférer, lui qui vient de laisser au monde une œuvre inestimable. A ce titre, il est à rapprocher de certains Anciens qui n’ont pas cru bon de nous en faire savoir davantage sur leur compte.

Cette œuvre, je l’ai recueillie peu avant la fin de l’été par une nuit sans nuage. Sans y voir un présage je dois bien admettre que c’est au cours de cette même nuit que s’effondra le grand chêne du parc, dans un lointain fracas. Une amie me tira de méditations inutiles pour me prévenir que M. Hicks ne bougeait plus de sa terrasse depuis des heures (elle logeait en face) et qu’il lui était certainement arrivé quelque chose. Je me précipitai dans l’escalier et en quelques secondes je fus sur son palier. Il n’avait pas fermé la porte. J'entrai.

Un courant d’air me glaça le visage. Au fond du couloir, une forme indéfinissable s’agitait avec une légère palpitation. Ma respiration se figea plusieurs secondes puis mes doigts explorèrent le mur à la recherche de l’interrupteur. La lumière me rassura. Aucun fantôme en vue à part le rideau barrant le début de la terrasse qui dansait avec le vent ; je l’écartai de mon bras et découvris M. Hicks allongé dans un fauteuil sévère, en cuir noir. Il n’était pas endormi, ni évanoui, mais simplement mort après avoir longuement vécu. Mort en écrivant. Il tenait encore le cahier dans lequel il venait de noter ses derniers instants : de son stylo toujours appuyé s’écoulait l’encre en une noire auréole. Un cahier, quelle drôle d'idée, pourquoi pas une tablette de cire… Face à lui se tenait un superbe bonsaï dont j’appris plus tard par M. Basarslan qu’il s’agissait d’un if de forme battu par les vents. Malgré l’évidence de sa mort je contactai les urgences.

Attendant les secours j’étais bien évidemment intrigué par ce manuscrit que tenait encore dans ses mains le défunt : je commis le sacrilège de m’en saisir. Discrètement. C’était un cahier luxueux, d’un genre qui n’autorisait pas les banalités, les pages étant épaisses et la reliure soignée. Je supposais qu’il l’avait acquis pour l’occasion, occasion que je pus déduire de la première page : M. Hicks fêtait un anniversaire. Pas exactement celui de sa naissance car il avait 102 ans depuis le 28 avril dernier et nous étions le 18 septembre. En réalité, il fêtait son plus vieux souvenir, l’événement le plus reculé de sa mémoire, une petite chose qui s’était produite le 18 septembre 1977 et qu’un siècle n'avait pas réussi à effacer. J’imagine à peine quelle excitation s'empara de lui en cette fin d’après-midi. Qu’est-ce qu’un siècle en effet ? Il dut se dire qu'il avait vécu une partie non négligeable de l'histoire de l'humanité. Qu'il avait eu le temps d'assister à la disparition de certaines choses que sa génération avait cru éternelle, comme l'écriture manuscrite par exemple ou bien le papier et les livres. Il était certainement de ces gens qui regrettent les bibliothèques poussiéreuses et qui rechignent à utiliser les livres électroniques. Ce cahier m'intriguait, donc. Mais voilà qu’arrivaient les secours que j’avais moi-même sollicités. Je dissimulai le cahier sous ma chemise …

Je ne le cache pas, j’ai honte d’avoir subtilisé un écrit qu’on ne me destinait pas. Pas assez peut-être… Après quelques formalités, je laissai l’équipe médicale et me rendis dans mon appartement, d’un standing nettement inférieur, pour enfin parcourir ces quelques dizaines de pages. Stéphanie, l’amie qui m’avait prévenu, rappela pour me proposer de passer chez elle, tout simplement pour bavarder sous le prétexte que je devais être choqué. Je craignais, un peu tardivement, qu'elle m'ait vu malgré ma prudence, mais elle ne semblait pas s’être aperçu de mon forfait. Je fus plutôt expéditif. Le combiné tremblait dans mes mains, les mots cognaient dans ma bouche, la sueur apparaissait sur mon front : je me débarrassais d’elle. Sur la table basse, le cahier attendait de tout me livrer, de succomber à ma convoitise, celle d’un voleur d'âme et je l’ouvrais de mes doigts avides. Je me suis laissé allé ce soir-là au plaisir d'avoir enfreint l'interdit avant d’apprécier et de prendre réellement conscience de ce que j’avais sous les yeux. Car jamais je n'avais lu une chose pareille. Résumons. Il avait d'abord noté consciencieusement la date de cet événement dans le coin supérieur droit de la première page : le 18 septembre 2077. Puis il avait débuté son récit par la même date, mais d’un siècle plus ancienne : «  Le 18 septembre 1977, je me souviens, Laurent eût un camion rouge … »

Quel délicieux parfum de nostalgie. Un camion rouge. « Laurent le faisait évoluer sous mes yeux, dans la cour où nous avions l'habitude de jouer, et ses grosses roues noires m'hypnotisaient. J'étais jaloux. Quand il le comprit, son entrain redoubla et le camion accéléra sa marche, ses grosses roues soulevant la poussière et lui qui faisait broum broum. Il n'y avait que nous dans la cour. Nos parents se reposaient de l'autre côté de la maison, à l'ombre d'un platane et la chaleur qui s'élevait des graviers me faisait transpirer. Quand je lui demandai de me prêter son cadeau il refusa aussi sec. Mes mains d'enfants saisirent quelques-unes de ces petites pierres… » En lisant ces premières lignes, il me vint à l'esprit qu'on ne choisissait pas son premier souvenir, en l'occurrence une banale querelle à propos d'un jouet. M. Hicks ne pouvait jouer avec ce camion rouge, pas de quoi être traumatisé. Mais un détail assaillit brusquement ma mémoire : dans le couloir qui menait à la terrasse où gisait M. Hicks, dans ce corridor où s’accumulait de nombreux souvenirs de voyage (en passant j’avais remarqué son intérêt particulier pour le Maroc), se trouvait posé sur un meuble le camion de son frère, un camion rouge !

Je craignais maintenant de lever le voile sur la suite du récit, pressentant un malheur au verso de la page que je tournai prudemment comme s'il avait pu en jaillir quelque chose. Il se battit avec Laurent, son frère. Parce qu'il n'avait eu que le camion jaune, ce camion jaune que lui avaient offert les amis de ses parents, un camion jaune parce que ce n'est pas un rouge, parce qu’on n'offre pas les mêmes choses à des jumeaux. Il l'entraîna du côté du grand escalier, celui qu'ils avaient tant de mal à gravir et qu'il ne fallait pas laisser sans surveillance. Les parents se reposant dans le jardin. Le soleil si fort… « Je poussai mon frère dans un accès de fureur enfantine et il dégringola en bas. Il ne bougeait plus, et moi qui le regardait sans expression en attendant qu'il se relève, qu'il remonte ou au moins qu'il pleure. J'AI TUÉ MON FRÈRE ! J'AI TUÉ MON FRÈRE ! » Je refermais le cahier, terrassé.

M. Hicks fut inhumé quelques jours plus tard dans un cimetière aux arbres gigantesques. Je ne pus faire autrement que de m'y rendre. On y pleura peu. Quant au cahier, je l'avais rapidement parcouru et la suite me semblait complètement incohérente et inintéressante. Seules les conséquences de ce tragique accident, car comment le qualifier de crime quand il implique un enfant de deux ans et demi, continuait de m'intriguer. Je me demandais si quelqu'un d'autre connaissait cet épisode car peut-être que tous avaient cru à cet accident, à commencer par M. Hicks lui-même, et tout lui était soudain revenu à la mémoire en lui brûlant la cervelle, le laissant mortellement blessé par cette révélation. Un crime refoulé pendant cent ans. Un cas d'école pour un psychanalyste. C'est à l'occasion de l'enterrement que j'eus avec M. Basarslan la conversation mentionnée plus haut, au cours de laquelle il me présenta à la fille du défunt, Mika. Elle avait dû être belle, ses yeux scintillaient encore. Je lui appris les circonstances du décès de son père, mort durant sa sieste au soir de l'été, un stylo dans la main mais sans papier pour écrire… On ne s'attarda pas sur ce paradoxe, car qui aurait pu me soupçonner d'avoir voler un cahier quand il suffisait d'accuser le naufrage de la vieillesse. J'attendais beaucoup de cette entrevue avec sa fille. J'espérais qu'elle pourrait répondre à cette question qui me brûlait les lèvres : quelqu'un savait-il ce qui s'était passé le 18 septembre 1977 ? Je demandai perfidement : « N'avait-il pas de frères et sœurs ? » On me répondit qu'ils étaient morts. « Depuis longtemps ? », dis-je en tentant ma dernière chance. On me dit non. Ce n'était pas possible, j'allais rester dans l'ignorance, j'en resterais à de stériles hypothèses, je ne pouvais m'y résoudre ; mais j'eus de la chance. Un camion de pompier passa au loin. Je fis remarquer à Mika que son père avait le même, mais en beaucoup plus ancien. « Oui, répliqua-t-elle, il tenait beaucoup à ce camion ». J'eus l'intuition d'un remord séculaire. Elle poursuivit : « Un jour il me dit que c'était peut-être l'objet auquel il tenait le plus, loin devant ses bonsaïs. Mais il m'avoua que la raison de cet attachement ne lui était pas très claire. Je n'ai pas voulu creuser la question davantage. Quelques années plus tard c'est avec ma tante que nous avons évoqué le sujet et ce que j'appris fut stupéfiant. Même lui l'ignorait. Voici les faits en quelques mots : le 28 avril 1975 ma grand-mère eut deux jumeaux, Laurent et Brice. » A cet instant je me fis la remarque que je n'avais jamais su le prénom de M. Hicks. Il s'appelait Brice. C'est incroyable à quel point on peut se désintéresser de ses voisins, même après les avoir volés. Elle poursuivit : « Un jour il y eut un grave accident. Son frère jumeau fit une chute mortelle. Mon père a toujours cru ce que lui avait dit ses parents : son frère était tombé du haut des escaliers, ceux qui conduisaient à la cour de leur maison secondaire. Mais ma tante m'a un jour tout dévoilé : les parents qui somnolaient ont entendu les deux garçons se chamailler, férocement, et le temps qu'ils arrivent le calme régnait à nouveau. Dans la cour, mon père jouait paisiblement avec son camion rouge ». A cet instant, j'ai senti que quelque chose commençait à mal tourner. Comment avait-elle pu dire que le camion rouge était à son père ? Mais déjà elle enchaînait : « Ils ont vite découvert les raisons de cette soudaine quiétude : l'autre était mort. Je pense qu'il faut chercher ici le profond attachement de mon père à ce camion rouge. Ce n'est d'ailleurs pas un hasard s'il a voulu se faire enterrer aux côtés de son frère, presque un siècle plus tard, tenez, regardez, ils sont l'un à côté de l'autre maintenant, n'est-ce pas merveilleux ? Mais… Ho ! Je ne l'avais pas vu tout de suite, c'est, c'est incroyable ! Ils sont morts le même jour, le 18 septembre ! Venez tous ! Regardez ! C'est fou ! » Mais moi, au milieu de cette petite foule qui s'assemblait, ce n'est pas la coïncidence des dates que j'observais, car elle ne m'était évidemment pas inconnu. Non, ce n'était pas ça. Perdu dans mes rêveries durant la cérémonie, je n'avais prêté aucune attention au tombes environnantes. Maintenant je les contemplais et tout devint clair, monstrueusement clair et j'essayais de faire passer mon abattement pour l'équivalent de la surprise qu'éprouvait les autres. On me disait: « C'est inouïe, hein, cette coïncidence ? » Ce à quoi je répondais mollement. Ce que je voyais, ce n'était pas la date du 18 septembre 1977 sur la tombe du pauvre gosse, mais le prénom : Brice. Et j'étais le seul au monde à savoir ce que cela signifiait. Que M. Hicks, ce jour fatidique, tua son frère Laurent et qu'il prit sa place dans la cour, jouant avec le camion rouge. Et lorsque ses parents prirent Brice dans leur bras en l'appelant Laurent, il ne montra aucune surprise, au contraire, tout le monde avait reconnu en lui son frère. Pourquoi diable leurs parents ne leur avaient-ils pas acheté des habits différents ?

En rentrant je me sentis soudain minable en prenant conscience que le seul élément sordide de cette aventure était que j'avais volé ce cahier, d'une extrême importance pour cette famille et à moi complètement inutile. Mais j'ai conservé le silence jusqu'à maintenant, jusqu'à ce jour où moi-même devenu vieux je puis enfin révéler les secrets que ce manuscrit m'a fait connaître. Ces choses que j'ose à peine évoquer dans certaines alcôves de ma conscience, le soir avant de m'endormir, lorsque je contemple moi aussi ma vie et sa longue traîne.

Des années durant je ne me souciais plus de ces quelques pages qui encombraient désormais le fond d'un tiroir, bien cachées sous les nombreuses factures d'appareils électroménagers ainsi que quelques photographies. Un jour que je voulais en raviver le souvenir, glissant une main amnésique à leur recherche je fus surpris par une sensation tactile impossible à attribuer : le cahier… Un sentiment de lecture inachevée m'importuna. Car j’avais peut-être hâtivement estimé que le récit suivant la mort de son frère n’était qu’un charabia sénile. Je me mis à relire quelques passages plus attentivement que la première fois, lentement, en essayant de leur donner un sens ou d'y découvrir une structure dissimulée. Ainsi, au milieu d'une page on pouvait lire ceci :

 

Poussière de miel au creux voguant de l'avenir

 

Sur le moment je rapprochai ce vers de la poésie hermétique et plus précisément me vint à l'esprit cet alexandrin de Mallarmé :

 
Le noir courroucé que la bise le roule
 

La ressemblance est évidente. Ils ne veulent rien dire. Naturellement, il est toujours possible de forcer l’interprétation pour donner du sens à des vers qui n’en eurent jamais, si ce n’est le nôtre. Je voyais alors mon esprit s’éblouir lui-même de ce qu’il pouvait produire, mais sur M. Hicks : rien !

Cette deuxième tentative pour comprendre des vers qui s'étaient épanchés d'une séculaire, mais abondante mémoire, faillit avorter. Certes, leurs timbres savoureux résonnait dans mon âme, au détour d'une quelconque méditation. Qu'on me laisse évoquer celui-ci, qui évoque une pluie aveugle et grouillante :

 

Frêles pâles feuillus lignés le long de nul' part

 

Je n'ai généralement retenu que ceux qui respectaient les règles syntaxiques élémentaires. D’autres épuisent tous les essais de reconstruction intelligible. Par exemple :

 

L'an faire nez pas rond flanc d'eux qu'à d'havres et pars

 

Mon erreur avait été de vouloir les interpréter, les serrer de si près qu'un sens divin aurait dû en sortir, me donnant la clef de tout le livre. J'en étais là en effet de mes réflexions quant me revint cette phrase d'Aragon : « Ce qui les frappe, c'est ce pouvoir, qu'ils ne se connaissaient pas ». Les surréalistes me sauvaient. Je me pris la tête dans les mains en me maudissant de n'avoir pas vu plus tôt ce cas flagrant d'écriture automatique : tout s'éclairait. M. Hicks avait commencé par une prose assez classique, puis au fil des phrases le style évoluait, s'adaptant aux circonstances et pour finir il avait laissé son inconscient diriger le stylo. Ce qu'on écrit au hasard n'est pas tout à fait le fruit du hasard… Dans ce cas particulièrement : au moment où il s'était souvenu d'avoir tué son frère tout était remonté. Mais M. Hicks n’était pas mort parce qu’il s’était souvenu d’avoir tué son frère, non, ce choc lui avait ouvert les portes de l’inconscient. C'est pour ça qu'il était si dur à comprendre : il était le premier à remonter aussi loin.

Je repris une dernière fois le récit du vieil homme, mort il y a si longtemps maintenant. Je relus ce vers :

 

Mère ! Et tu ne dis pas que tu ne vois rien venir!

 

Oui, j’avais été aveugle. Du plus profond de la mémoire était remonté quelque chose. Une chose qui entraînait des mots dans son sillage. Le cahier était comme un rivage sur lequel s’échouent les débris d’un naufrage. Telle bouée, tel morceau de coque n’ont rien à nous apprendre sur eux-mêmes, ils ne disent rien, mais nous sentons les tourments qui les ont amenés : ils témoignent de la violence de la mer. L'écriture de M. Hicks témoignait de sa gestation, des origines de son être. Par exemple : Pries Patrocle ! Par ce point passe mon patronyme. A l'évidence il s'agit des premiers battements de son cœur dont le rythme est rendu par la répétition du son [p]. C'est de cette manière que j'ai vu la vie conter à rebours. Il m'avait juste manqué la clef. Ainsi j’ai lu dans le cahier de M. Hicks qu’il rejoignait le ventre de sa mère, que ses doigts, ses bras s’amenuisaient, mais aussi son visage, ses traits qui s’effaçaient peu à peu. Son corps ne fut bientôt plus qu’une ébauche car tout son être fondait, mot après mot, ligne après ligne, page après page. Soudain, sous la peau translucide le sang se fit rare, plus de bras, plus de jambe, aucun regard, il revenait au néant, non, pas encore : deux lettres contraires x et y furent réunis dans un même mot : oxymore. C'était là le début de son être, le début de la lumière. Au-delà de la lumière, il était mort ou, ce qui est la même chose, il n'existait pas encore. Suivant son exemple, j’ai moi aussi essayé de remonter à la source et, pourquoi pas, franchir ce mur devant lequel il avait échoué. En vain naturellement ; ceci éclaira dramatiquement mon existence en me dévoilant ce qui m’attendait. J’ai peur.

Alors si toi aussi tu veux connaître l’après, si toi aussi tu questionnes le futur pour trouver un quelconque espoir, voici ce qu’il m’a été permis de savoir : pour connaître la fin j’ai regardé mes origines, mais je n'y ai vu que le néant, si loin de moi, si effrayant et si vrai. Fais comme M. Hicks. Fais comme moi : souviens-toi de la mort.

Dimanche 12 mars 2006

Ce récit rempli de terreur l’atome que j’étais. Je compris que j'avais toujours su ce qu'était la mort puisque d'une certaine manière j'en avais le souvenir. M. Hicks était remonté jusqu'aux limites de l'existence, limites au-delà desquelles il n'y a rien, là où la conscience n'est pas.

Je venais de comprendre qu’avant ma naissance je n’étais rien, j’étais mort sans avoir encore vécu… Mais pourquoi avais-je vécu ? Je ne trouvais pas de raison pour justifier mon existence. Bien sûr je connaissais ce qui précède l'existence biologique d'un être humain : des millions de spermatozoïdes foncent vers un ovule qui les attend, mais la majorité ne trouvera jamais le chemin, perdue dans la matrice. Un groupe réduit d'élus assiège ensuite l'ovule et l'un d'entre eux parvient, unique, à le féconder. Miracle. Pourquoi celui-ci plutôt qu'un autre ? Cette question donne le vertige. Si l'on examine, même à grands traits, les causes qui ont entraîner une conception, c'est à devenir fou : il n'y a rien de moins probable que la naissance d'un être humain. Le moindre détails a son importance, ne serait-ce que les quelques minutes précédant la fécondation. Ne parlons pas des grands évènements… Je ne serais pas là si Louis XIV n'avait pas révoqué l'Edit de Nantes. Je ne serais pas là si les Grecs avaient perdu à Marathon, ni si Guillaume II avait dîné à Paris en 1914. Je dois louer chaque événement qui a précédé mon existence, si petit soit-il car sans lui je ne serais pas. Je ne peux donc déplorer la 1ère Guerre Mondiale sans mécaniquement tomber dans les contradictions, car c'est regretter implicitement mon existence. Je ne peux donc rien regretter de ce qui me précède. Est-ce moralement condamnable ? Cette question n'a pas de sens. Ce qui importe c'est de voir que nous aurions pu ne pas être, que notre existence est le résultat du plus improbable enchaînement de causes. C'est une idée effroyable et inacceptable. Alors on a inventé Dieu.

Dieu est cet être absolument nécessaire, à l'origine de toute chose et de tout être. Celui qui croit en Dieu ne pense pas que sa vie a tenu à un fil, à un enchaînement heureux de circonstances, car Dieu n'a fait qu'insuffler son âme dans un corps au moment de la conception. Le corps n'est qu'un réceptacle, standard en quelque sorte, les âmes attendant depuis toujours dans le giron de Dieu qu'Il veuille bien les incarner. Les psychologues disent qu'un enfant à besoin de sentir qu'il a été désiré, qu'il est le résultat de l'amour réciproque de ses parents. Dieu, c'est-à-dire Dieu le père, remplit cette fonction à une échelle métaphysique : nous voulons croire qu'un être supérieur nous a désiré, de toute éternité, et qu'en quelque sorte notre venu au monde ne doit rien au hasard mais était nécessaire. Si Alexandre le Grand avait préféré mener une vie tranquille plutôt que de se lancer à la conquête de l'Orient, je serais quand même né, dans un autre monde et dans un autre corps certes, mais je serais là quand même. C'est ce que certains pensent du moins. Et moi je n'en sais rien.

Une forme d’apathie fut désormais mon lot, les années et les siècles passaient et je ne me souciais plus des hommes ; j'attendais, du fond de mon purgatoire. Pourtant mes cendres s'étaient répandues dans l'univers entier au hasard de rayonnements que j'avais pus capter, un peu comme on prend un train en marche. Ils me transportèrent dans une multitude de galaxies, me plongèrent au centre des trous noirs, me firent frôler les limites du cosmos. Mais rien ne me touchait plus, sinon cette unique question : pourquoi ?

Alors que beaucoup de temps avait passé, des milliers d'années en fait, quelque chose d'étrange se produisit. Il n'y avait plus d'hommes. Peu à peu l'élan vital de notre espèce s'était atténué, atrophié, puis ils ne furent plus que quelques uns lassés de continuer le combat. L'univers se figea pour longtemps et plus rien n'apparut. Un jour, la date n'a aucun sens, mes cendres furent soudain animées d'un mouvement surnaturel, filant à des vitesses vertigineuses et convergeant vers un point unique, le lieu où elles avaient été dispersées et il m'arriva un peu ce qu'a merveilleusement décrit Agrippa d'Aubigné : 

 

Comme un nageur venant du plus profond de son plonge,

Tous sortent de la mort comme l'on sort d'un songe.

 

Hébété, je restais assis un long moment sur les remparts du Guirbaden, observant Strasbourg au loin. Mes poumons se gonflaient d’un air dont ils avaient été privés depuis si longtemps, mes doigts saisissaient de minuscules cailloux, je caressais les feuilles des plantes, tout m’avait tant manqué… J’étais vivant ! Il est vrai, un peu surpris de retrouver ce lieu tel que je l’avais laissé au XXe siècle, bien avant que tout ne soit rasé par la secte de l’Oubli. La seule explication qui me vint fut de me croire enfin au paradis, et le paradis pouvait-il ne pas ressembler à mon paysage favori ? Il ne me manquait qu’une chose, une chose qui demeurait cachée, qui semblait depuis toujours hors d’atteinte : l’explication. Mais je n’appris rien ce jour-là ; surpris par la nuit je décidai de m’allonger sur les remparts et, pour la première fois depuis une éternité, je dormis.

Je fus réveillé par le lever du soleil. Une lumière douce-orange se répandait comme une onde sur la plaine, baignant les champs, infiltrant les sous-bois, frappant les façades des maisons. Je me mis en route, espérant voir d’autres rescapés ; je voulais voir Strasbourg aussi. Prudemment je descendis du donjon et en quelques minutes je fus hors de l’enceinte du château, empruntant le sentier en direction de la vallée de la Bruche. Cela me prit une petite heure, je n’étais pas pressé de toute façon, puis je fus à une centaine de mètres d’une gare, la gare de Mollkirch-Heiligenberg. Je m’approchais, ne sachant pas quoi chercher, espérant une présence humaine. Personne. Ni dans la gare, ni sur le quai. Pourtant tout semblait en état de marche, les néons grésillaient, le distributeur de billets était en fonction, un peu comme si tout le monde avait disparu peu avant mon arrivée. Sur la voie, je vis qu’on avait jeté un journal, un journal daté du jour de mon décès. Mystère…

Puis il arriva. Le train rouge. J’aime ce train, qui évoque immanquablement la campagne française. Il s’arrêta le long du quai, sans chauffeur, sans passager ; je le pris. Je ne voulais plus m’étonner de rien… Montant dans le wagon de tête je fus assailli par l’odeur caractéristique de ces trains, un mélange assez désagréable de graisses de moteur, de tabac froid et de fauteuil en skaï qui semble tout imprégner, laissant comme un film gras sur les mains courantes. Je m’aperçus combien j’adorais cette atmosphère, que d’innombrables souvenirs s’y rattachaient. Le train démarra avec un petit à-coup et m’emmena vers Strasbourg sans manquer une seule gare en chemin, mais personne ne monta, à mon grand regret. 

La température de l’air était agréable. Le paysage que j’avais observé tout au long du trajet était conforme à ce que j’avais connu, du moins rien ne m’avait choqué : les éléments principaux étaient en place, des champs jusqu’aux zones industrielles. En passant devant l’aéroport d’Entzheim je me levai d’un coup pour voir si une activité quelconque y régnait, mais rien, absolument rien, les avions étaient cloués au sol. Puis, vers onze heures, le train arriva en gare de Strasbourg, le voyage avait duré une petite demi-heure, j’étais impatient de poser les pieds sur le sol de ma ville ; je sautai du wagon en marche. Connaissant bien la gare je pus en sortir rapidement pour aller à l’essentiel, c’est-à-dire me rendre au centre mystique de Strasbourg, au bas de sa flèche dressé vers le ciel… La cathédrale. Je fus rapidement à ses pieds, écrasé par sa silhouette de grès rose recouverte d’une dentelle de pierre, seul avec elle, absolument seul, ce qui me rendis entreprenant : je décidai de monter à son sommet.

Du haut de la flèche je dominais toute la ville, sentiment magique. Un vent puissant mais agréable fouettait mon visage et je contemplais la région entière. Rapidement mon regard partit à la recherche d’une présence humaine, même indirecte, mais je persistais bien deux heures sans résultat. Dans la rue Mercière, celle qui fait face à la cathédrale, je remarquai soudain plusieurs taches noirâtres sur le sol, taches qui n’existaient pas à mon époque, cela m’intrigua vivement, mais de si haut je n’arrivais pas à bien distinguer ces formes. Les formes bougèrent. Mon cœur tressaillit. Ces formes noires bougeaient, elles s’avançaient vers le portail, cent cinquante mètres plus bas. C’étaient des ombres, des ombres d’hommes, mais je ne voyais aucun corps, il n’y avait que ces silhouettes noires qui glissaient sur le sol, presque maléfiques. Incapable de réagir, je m’effondrais, demeurant prostré pendant plusieurs minutes au sommet, de plus en plus angoissé. Les ombres venaient-elles me capturer ? Tout mon corps craignait de les voir bientôt se hisser comme des serpents au sommet de la flèche, j’étais pris d’effroyable tremblement. Mais une clameur naissait en bas…

Trouvant le courage de me pencher pour regarder, je vis un spectacle inouï : la place de la cathédrale grouillait d’ombres, elles affluaient de toute part, par milliers, par millions, je n’aurais pu le dire, mais elles semblaient sourdre de la ville. La clameur augmentait sans cesse, assourdissante, montant vers le ciel, c’était un cri ou plutôt un grondement, l’addition de millions d’interrogations. Toutes semblaient demander : « Pourquoi ?».

Quant à moi, je me posais une autre question : pourquoi ne suis-je pas une ombre ? Le mystère ne dura pas longtemps, peu de temps après une ombre fut à quelques pas de moi, en haut, immobile pendant plusieurs minutes, minutes très longues. Puis, prudemment, je fis une tentative pour toucher le corps invisible qui était à l’origine de l’ombre mais sans succès, mon bras ne rencontrait aucune résistance, pourtant à chaque passage l’ombre semblait effrayée. Elle aussi elle essaya de me toucher, en vain, je voyais ses mouvements sur le sol. Sur le sol… Il me vint une idée en tâtant ma poche qui contenait une petite pierre du Guirbaden, un outil inespéré pour graver quelques signes sur le sol en grès. J’écrivis : « Vous n’êtes que des ombres.» J’avais tracé les lettres lentement, espérant que ma langue serait comprise. Mon astuce avait fonctionné, car l’ombre s’était déplacée pour mieux voir. Des doigts invisibles se saisirent ensuite de la pierre pour me répondre : « Nous sommes tous des ombres ». Ils me voyaient donc comme je les voyais, j’étais comme eux, j’étais une ombre.

Peu à peu la clameur se tue, remplacé par un épais silence. Nous attendions tous. Il était quinze heures, aucun nuage ne troublait le ciel et le soleil pouvait tranquillement brûler le sol. Je ne voulais pas engager davantage la conversation avec mon nouveau voisin car je sentais qu’il ne m’apprendrait rien de plus et d’ailleurs il ne fit rien non plus en ce sens. Il ne se passa plus rien pendant une heure, puis quelque chose frémit à l’horizon, le ciel commença à se charger de nuages qui avaient une couleur très sombre, presque noire, un peu comme celle qui annonce les orages. Mais ces nuages n’amenaient pas la pluie, j’en avais la profonde intuition, ils apportaient quelque chose d’horrible et progressivement le ciel entier s’assombrit. Des éclairs rouges parcouraient l’intérieur des nuages, très rapidement, et à chaque fois l’angoisse augmentait parmi les ombres, je ne savais que faire, perdu, désespéré, terrorisé par ce qui se préparait.

L’ignorance de ce qui nous attendait rendait ces moments particulièrement pénibles, car aucun de nous ne pouvait se sentir irréprochable, d’autant que chacun devait se demander quelle loi serait appliquée. La clameur reprit. Je vis au loin quelque chose sortir des nuages, quelque chose qui ressemblait à un oiseaux, très gros, et qui volait vers nous. J’avais du mal à estimer sa taille, plusieurs mètres ou plusieurs dizaines de mètres, impossible à dire, d’autres oiseaux apparaissaient maintenant, l’horizon en fut bientôt plein, ils fondaient sur nous, que se passait-il ? La réponse était perché juste derrière moi, sur la nef : ce que j’avais pris pour un oiseau avait en fait une envergure d’environ cinquante mètres, c’était une bête répugnante avec des yeux terrifiants qui pénétraient les âmes, sa peau écaillée était brune et luisante, ses serres étaient d’acier. Sur son dos, j'aperçus un cavalier en armure noire et au cimier blanc qui la chevauchait fermement, les rennes dans une main, une hache de feu dans l'autre, son regard balayant le sol en provoquant l'effroi et scintillant d'une énigmatique lumière noire. Bientôt ils furent des centaines comme lui autour de nous, comme des rapaces, dans quelques instants se serait l’assaut.

Ils attrapaient les ombres de leurs serres et les emmenaient dans les nuages puis revenaient sans elles. Je me cachais autant que possible au sommet de la flèche mais l’issue était inéluctable. Quelques uns d’entre nous avaient cru bon de se réfugier dans la cathédrale en la prenant pour un sanctuaire mais les cavaliers n’hésitèrent pas à détruire la toiture pour les débusquer. Je n’osais plus regarder ces scènes atroces où des ombres se débattaient désespérément pour se dégager de l’emprise des bêtes, d’autres pensaient se réfugier dans les maisons alentour mais rien ne pouvait les sauver. Mon voisin fut emmené : je sentais son être secoué par des convulsions, mais il ne se révolta pas et laissa la bête se saisir de lui. Pris de folie je me mis en tête de m'agripper à ses jambes pour que la bête le libère mais aussitôt le cavalier me frappa de sa hache, ce qui me fit lâcher prise. Bien que terrassé par la douleur je lançais ce cri vers lui : « Pourquoi ? » Il répondit, sans appel : « Ici il n'y a pas de pourquoi. »

Ce balai dura plusieurs jours, jusqu’à ce qu’il n’y ai plus personne, plus personne sauf moi. Faux espoir. Le cavalier revint une dernière fois et je me laissai capturer sans résistance. La pression des serres sur mon corps misérable me fit beaucoup souffrir, mais la peur que je ressentais était pire encore. Nous avons ensuite traversé l’épaisse couche de nuage sombre puis je vis le terme de mon voyage : on me débarqua sur un quai gigantesque suspendu dans les airs, au milieu des autres. Nous ne pouvions toujours pas communiquer. Très vite je compris ce qui se tramait sur ce quai sordide : nous étions entourés par des gardes armés de fouets dont ils se servaient à tout instant et sans raison, ils nous faisaient avancer en colonne, chaque colonne faisant face à un juge tenant un livre ; nous passions à tour de rôle devant lui pour que s’accomplisse ce qui a été écrit :

 

Les morts furent jugés d'après ce qui était écrit dans les livres, selon leurs œuvres

 

Après quoi le juge indiquait l’un des deux côtés du quai. Curieusement, la sentence était invariablement la même, le juge indiquant le côté gauche. Ce fut bientôt mon tour et on ne me donna pas l’occasion de me défendre, d’ailleurs on ne me dit même pas ce qu’on me reprochait, pas un mot, juste un geste de la main…

Il n’y avait qu’un homme du côté droit du quai, un seul homme. Le seul qui n’était pas une ombre. Ainsi s’accomplissait la prophétie :

 

Et il ne reste qu’un petit nombre d’hommes

 

Je criais mais personne ne m’entendis ou ne voulut m’entendre : « Qui est cet homme qui mérite d’être sauvé ? Ne nous abandonne pas, inconnu, dis-nous ce qu’il fallait faire !» Les gardes m’imposèrent violemment le silence. Je me tue, en pensant que c’était pour toujours. Une tristesse immense m'envahit. Je pensais : comment peuvent-ils nous faire du mal ainsi, quel est notre crime ? Je n'ai pas été parfait, mais rien ne peut justifier ce qui se déroule sous mes yeux. Rien. Les lois humaines avaient été plus justes que ce à quoi on nous soumettait. Etait-il possible que Dieu ne fût pas miséricordieux ? Où était passé ce Dieu censé n'être qu'amour ? Il me vint du plus profond de l'âme une révolte que je ne suspectais pas, car ce qui se passait était inacceptable : aucun être humain ne méritait de séjourner en enfer, le pardon devait s'appliquer à tous et brusquement me revint cette phrase d'un pape de mon temps : « N'ayez pas peur, entrez dans l'espérance ».

            Soudain les cieux s'éclaircirent et Dieu apparut dans toute Sa puissance : les ombres s'évanouirent devant Sa lumière et chacun prenait la mesure de ce qu'il était par rapport à Celui qui est tout. Lentement Il prit forme humaine et descendit sur le quai, vraisemblablement pour s'adresser à nous. Son visage était celui de tous les hommes. Mais nous n'étions plus que des ombres, tournés vers Lui et espérant sa mansuétude. L'homme de l'autre côté du quai semblait serein. Etrangement, il n'avait aucun regard pour nous. Les Cavaliers, les juges et les gardes s'étaient assemblés autour de Dieu, formant sa cour. Enfin, Il nous parla : « Je vais dire pourquoi ». Tous nous allions enfin comprendre le sens de l'univers, savoir comment l'injustice et la souffrance avaient été possibles dans un monde créé par l'Être suprême. La question que se posait tout homme recevrait une réponse. Il continua : « Je ne suis pas juste. Je ne suis pas miséricordieux. Je suis à la fois juste et injuste, vengeur et miséricordieux. Je suis le principe de ce monde, Je suis Tout et vous devrez souffrir une éternité pour que s'accomplisse ce qui a été écrit :

 

Les malheureux seront dans le Feu

où retentiront des gémissements et des sanglots;

ils y demeureront immortels,

aussi longtemps que dureront les cieux et la terre

 

Alors qu'Il prononçait ces paroles le soleil s’approcha de la terre à une vitesse miraculeuse jusqu’à être très proche de nous, on n’en voyait plus la courbure, il formait un vaste océan suspendu. Les cavaliers se saisirent de milliers d'entre nous et les entraînèrent vers le soleil. La fournaise nous attendait tous pour une raison qui me semblait incompréhensible. Je ne voulais pas me laisser confondre par des paroles aussi abstraites, je ne voulais pas succomber au désespoir comme la plupart de mes compagnons d'infortune. Mais les temps étaient proches, les flammes du soleil embrasaient le ciel et dans quelques instants les premiers suppliciés y seraient précipités. J'en faisais partie. Je ne pouvais croire à cette échéance. Je regardais une dernière fois le quai avec ses innombrables ombres qui attendaient terrorisées, je pensais à mes amis, à ma famille, et je ne comprenais pas comment Dieu pouvait détruire tout ces êtres qui avaient au moins à un moment de leur existence fait quelque chose de bien, au moins une fois. Puis mon regard se porta sur l'autre côté du quai, où l'on ne distinguait qu'un homme, un seul, voilà tout ce qui serait sauvé de l'Humanité, un seul avait trouvé grâce aux yeux du Créateur. Les cavaliers allaient me jeter dans quelques instants dans le brasier éternel, je m'adressai à l'homme en désespoir de cause : « Toi, pourquoi ne fais-tu rien ? Tu es homme et rien de ce qui est humain ne t'es étranger. Vas-tu rester ainsi sans rien dire ? Sauve-nous de l'enfer, intercède en notre faveur. » Contre toute attente il me répondit :

-         Pourquoi ? Dieu n'acceptera jamais.

-         Si, objecté-je, car il est écrit :

 

Les malheureux seront dans le Feu

où retentiront des gémissements et des sanglots;

ils y demeureront immortels,

aussi longtemps que dureront les cieux et la terre

à moins que ton Seigneur ne le veuille pas

car ton Seigneur fait ce qu'il veut.

 

Apparemment il en fut troublé car il hésita pendant quelques instants avant de répondre, instants qui me parurent les plus longs de mon existence. Il dit :

-         Cavalier, ramène cet homme. 

-         Pourquoi me sauve-tu, demandai-je

-         C'est ta foi qui t'a sauvé.

Et immédiatement je fus ramené par le cavalier sur le quai, du côté de mon bienfaiteur, redevenu homme comme lui. Ma joie était immense. Je ne fus pas le seul, car les ombres elles aussi retrouvaient leur apparence humaine, la félicité se lisait sur les visages et je ne fus nullement surpris car ainsi s'accomplissait ce qui est écrit :

 

Quiconque sauve un homme, sauve tous les hommes

 
 
 
 
 
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