Le président géorgien a rendu, malgré lui, un grand service à la Russie
Par Hélène Carrère d’Encausse, secrétaire perpétuel de l’Académie française.
La guerre russo-géorgienne qui marquera l’été 2008 est certes un conflit traditionnel entre deux États autour d’un enjeu apparemment clair, le sort de l’Ossétie du Sud, mais elle découle, avant
tout, de la volonté impitoyable des deux parties de remettre en cause les équilibres géopolitiques existants depuis près de vingt ans. Pour comprendre l’événement, et ce qui pèsera sur les
efforts de pacification, il n’est pas inutile d’en revenir aux origines - ou au prétexte - de la guerre. En investissant l’Ossétie du Sud, le président Saakachvili a revendiqué son droit à
rétablir l’intégrité territoriale de son pays. Or celle-ci avait, dès 1990, volé en éclats. Les peuples minoritaires - ossètes, abkhazes, adjars, etc. - avaient reçu en 1922 de Lénine et Staline,
soucieux de briser le sentiment national géorgien, un statut d’autonomie culturel et administratif au sein de la République. Ce statut n’était pas une simple fiction et il leur a permis de
développer leur langue et surtout d’affirmer leur identité culturelle. La fin de l’URSS a sonné le glas de cette Géorgie multiethnique. Les petits peuples ont entendu l’appel de Boris Eltsine à
« prendre autant d’indépendance qu’ils en voulaient », et surtout ils ont été confrontés à la politique ultranationaliste du premier président de la Géorgie indépen¬dante,
Gamsakhourdia, qui récusait toute différence nationale sur le sol géorgien.
La réponse des Ossètes et des Abkhazes à cette volonté unificatrice a été la sécession et la guerre. Au terme de ces guerres, ces peuples se sont installés dans une indépendance contestée par la
Géorgie, ignorée par la communauté internationale, mais que la Russie a progressivement confortée dans une nouvelle variante de l’entreprise lénino-stalinienne pour tenter de réduire l’hostilité
géorgienne à son égard.
Depuis l’arrivée au pouvoir en 2003 de Saakachvili, la crise latente entre Moscou et Tbilissi est devenue une véritable confrontation. Le président géorgien a affiché une double ambition :
restaurer l’autorité géorgienne sur la totalité du territoire, et surtout s’imposer aux États-Unis comme leur meilleur allié au Caucase, pour leur permettre d’en éliminer la Russie.
Cette seconde ambition est la toile de fond et la vraie cause du conflit armé d’août 2008. Le sort des Ossètes et des Abkhazes importe peu, en définitive, à la Russie, même si elle y a attisé le
feu du séparatisme pour affaiblir Saakachvili et son zèle atlantiste. Mais il s’agit ici des leviers de l’action russe et non de la logique de son action. Ce qui est au cœur du conflit pour
Moscou, c’est la puissance perdue il y a près de vingt ans, l’humiliation d’un pays privé d’Empire et qui a essayé vainement de construire avec ses anciennes possessions une communauté d’un type
nouveau, tandis que ses partenaires potentiels se dressaient contre lui et se tournaient vers l’Occident, les États-Unis, avant tout.
De plus, il a été insupportable à la Russie que les États-Unis, qui dominaient seuls la scène internationale, s’emploient à l’éliminer de ses terrains traditionnels en Asie centrale et au
Caucase. Pendant près de vingt ans, la ¬Russie a dû faire face à ce déclin de puissance, à l’élargissement de l’Otan à ses frontières, à un jeu international où elle n’était plus entendue, même
si elle conservait son statut de membre permanent du Conseil de sécurité. La popularité de Vladimir Poutine, au terme de deux mandats présidentiels, tient à ce qu’il incarne le sursaut russe et
le refus du déclin.
Dans cette tentative d’écarter la Russie de la scène internatio¬nale, la Géorgie a tenu une place particulière. C’est dans ce contexte que l’on doit situer le pari auquel le président Saakachvili
vient de sacrifier fort légèrement les intérêts de son pays. Depuis 2003, il a joué la carte américaine contre la Russie, convaincu qu’il serait, en toute hypothèse, soutenu par les États-Unis et
que la Russie ne réagirait pas ou trouverait en face d’elle un président Bush déterminé à défendre son petit allié. C’est dans cette certitude que ¬Saakachvili est passé du discours sur la
nécessité de restaurer l’autorité géorgienne sur l’Ossétie à l’épreuve de force.
Et il a négligé, au passage, deux données : l’engagement croissant de la Russie dans les régions séparatistes, par la distribution notamment de passeports russes à leurs habitants, et la
reconnaissance par les États-Unis et quelques pays européens de l’indépendance du Kosovo, au mépris des protestations russes, ce que la Russie n’avait pas manqué d’invoquer comme précédent
possible à une future reconnaissance de l’Ossétie et de l’Abkhazie. Saakachvili a enfin et surtout surestimé le poids de la Géorgie dans la situation géopolitique mondiale, oubliant qu’à l’heure
des comptes elle pourrait peser moins dans les calculs américains que le nécessaire soutien russe face à l’Iran. À ce pari imprudent d’un président qui y risque sa légitimité, la réponse russe a
été, sans aucun doute, disproportionnée. Une guerre punitive contre un petit État est aussi un pari dangereux pour celui qui l’engage. Mais la Russie a mis à profit l’occasion que lui offrait
Saakachvili pour arrêter l’érosion de ses positions et lancer un signal clair au monde, indiquer qu’il existait des limites aux entreprises destinées à l’affaiblir, au Caucase surtout.
Ce signal s’adresse, avant tout, aux pays que la Russie tient pour proches d’elle. Et il est significatif que l’Ukraine qui, avec la Géorgie, tente de forcer les portes de l’Otan, soit restée
plutôt silencieuse dans ces jours de crise. Elle n’est pas moins hostile à la Russie que la Géorgie, mais ses responsables semblent avoir entendu la leçon. C’est à l’heure de la négociation qu’il
importe de prendre en compte l’arrière-plan de la guerre que le conflit a, d’une certaine façon, dissimulé, et qui va peser sur le résultat final. Si le président Medvedev, opportunément revenu
sur le devant de la scène, a annoncé tout de go qu’il mettait fin aux hostilités, s’il s’est dit prêt à accepter le plan de paix qui lui était proposé, c’est que son accord porte sur la réalité
existante et non sur les apparences, c’est-à-dire sur la fiction de l’intégrité territoriale géorgienne.
La vision russe part de ce qui est acquis : la Géorgie à genoux, ses troupes chassées des territoires séparatistes, la perspective d’un débat international sur l’avenir de ces deux petits
États non reconnus mais dont le désastre géorgien pourrait accélérer la reconnaissance. On peut parler à loisir de retour au statu quo, la Russie y consent parce que cela signifie seulement le
retour à la situation militaire antérieure à l’équipée de Saakachvili, c’est-à-dire à l’absence de troupes géorgiennes en Ossétie et en Abkhazie. La Russie accepte sans mal de s’engager à
respecter la souveraineté géorgienne, car l’époque des annexions est révolue, mais il en va tout autrement d’un engagement sur l’intégrité du territoire géorgien car ce problème est plus ou moins
dépassé.
Les Ossètes et les Abkhazes refuseront, plus que jamais, de s’incorporer à la Géorgie. La guerre qui, officiellement, ne visait que l’Ossétie a eu, pour effet, d’ouvrir la question abkhaze.
Enfin, en dépit des protestations de la Géorgie, le sort de ces deux mini-États, même si cela n’est pas clairement dit, ne relève plus de sa seule souveraineté. Si, moralement, la Russie a
quelque peu perdu à déployer sa force, politiquement elle a gagné sur deux tableaux. À terme, elle a montré que son appui pouvait aider des peuples à disposer de leur destin, alors qu’il y a
quelques mois, à peine, la reconnaissance de l’indépen¬dance du Kosovo contre sa volonté semblait démontrer le contraire. Elle a aussi affaibli la Géorgie, non seulement militairement mais sur le
plan international, diminué ses chances d’entrer rapidement dans l’Otan, et par là, mis un frein à l’éviction russe programmée du Caucase du Sud. Ce qui n’était pas la moindre de ses
préoccupations.
Cette guerre confirme, en définitive, le retour de la Russie sur la scène internationale, une Russie sûre d’elle-même, affichant ses intérêts nationaux sans complexe et, c’est nouveau,
l’acceptation par la communauté des nations de traiter avec cette Russie-là et non avec un État diminué.
Saakachvili, dans son projet fou de défier la Russie, lui aura rendu probablement le plus grand des services qu’elle ait connus au cours de ces dernières années.