Article publié in :
Patrick Pharo (éd.),
L'homme et le vivant.
Coll. Science histoire et société,
PUF, 2004. Toute citation de cet article doit comporter ses références.
La xénogreffe : enjeux et questions
Par Michèle Fellous
La perception du monde animal est indissolublement liée à l’idée d’une hiérarchie : celle
d’une différenciation entre espèce humaine et espèces animales, et celle de l’évolution des
espèces au sommet de laquelle se situerait l’homme. Une spécificité échoit à l’homme du fait
de ses capacités langagières, sa conscience réflexive et son aptitude à se donner des lois.
L’homme fait figure d’être singulier, face à l’animal qui lui n’est pas individualisé: il est
vecteur d’une histoire et inscrit dans une généalogie qui le font exister. Cette spécificité est
inscrite dans le monothéisme, où, dès l’origine, le Créateur sépare les éléments et les espèces,
et donne à l’homme le monde en gérance.
Cependant, la frontière de l’homme et de l’animal est règulièrement controversée : on parle de
cultures animales ; l’homme partage avec l’animal une communauté organique ; l’art, la
littérature, le cinéma ont présenté, à de multiples reprises l’animal en miroir de l’ homme.
Cette frontière est fragile, hantée par les possibles et les interdits ; elle doit sans cesse être
réaffirmée. Chaque époque la redessine
,
la notre oscille entre deux pôles :
« La fin du xxème
siècle désigne l’animalité comme territoire ouvert, de croisement où s’assimilent les
comportements humains et animaux que seules la souffrance et la mort liaient dans la pensée
classique. Les textes de Deleuze et Guattari dessinent une condition post-humaine plutôt que
post-moderne, où l’humain trouve un avenir en glissant dans le devenir animal, tandis que
Derrida, démarquant la philosophie de Levinas, définit l’animal comme celui qui, face à
l’homme, se présente comme l’altérité véritable, constitutive de l’humanité. C’est bien
l’humain que cet animal donne à lire »
1
.
Le débat prend aujourd’hui une acuité particulière du fait des récents progrès du génie
génétique. Les fantasmes de mélange et d’hybridation prennent chair. Depuis quelques années
des laboratoires tentent de mettre au point un projet de greffes d’organes et de tissus animaux
sur des humains. Cette ambition a pu faire figure de scandale. Vu comme un possible
1
Françoise Cohen :
L’hypothèse animale
in le catalogue de l’exposition
« La part de l’autre »
Actes Sud / carré
d’art 2002
mélange des espèces humaine et animales, elle menacerait la spécificité de l’humain, les
repères à partir desquels se constitue son identité : « Dans le cas d’une xénogreffe, cette
participation animale à la survie de la personne implique le passage d’une frontière au delà de
laquelle il devient difficile d’imaginer ce qui attend l’économie psychique du sujet de l’autre
coté de cette expérimentation. Quel peut-être le miroir social tendu pour refléter une pareille
métamorphose de la personne ( métamorphose qui n’est pas sans évoquer l’expérience
cauchemardesque de Grégoire Samsa, personnage de Kafka dans le récit intitulé justement
La
Métatamorphose
) ? Si le changement de sexe obéit toujours, en droit, à l’obligation d’une
réinscription légale de l’état civil, soit de se resituer par rapport à l’Etat, à l’imago paternelle,
comment fonder symboliquement un changement de nature du soi biologique qui, par
transplantation, maintient en vie ou permet une seconde naissance ? »
2
s’inquiète un juriste
originaire du Québec, pays où la perpective de réaliser des xénogreffes sur des humains
semblait, il y a peu de temps, imminente.
Je commencerai par définir plus précisément la xénogreffe, en m’attachant plus
particulièrement aux greffes d’organes. J’en ferai l’historique et analyserai ensuite, à partir
d’une recherche menée auprès de médecins, chercheurs, acteurs et patients potentiellement
concernés
3
, les questions soulevées par ce projet qui enflamme les imaginaires.
Une définition
La xénotransplantation vise à suppléer à une déficience d’organes, de tissus ou de cellules par
un transplant vivant d’une autre espèce Les greffes de tissus non vascularisé, comme
l’insertion de valves porcines (qui se pratiquent couramment ) pas plus que les produits
d’origine animale ( comme l’insuline bovine et porcine utilisée pendant un siècle par les
diabétiques) ne sont considérés comme xénogreffe. Les greffes de tissus et cellules animales
existent déjà de façon expérimentale. Les greffes d’organe sont plus problématiques. Dans ce
cas, l’organe du donneur animal, modifié génétiquement pour éviter un rejet suraigu, est
transplanté chez un receveur d’une autre espèce par anatosmose des vaissaux de l’organe du
donneur aux vaissaux du receveur ; il en résulte une perfusion de l’organe par le sang du
receveur. L’organe transplanté devrait assurer toutes les fonctions de l'organe qu'il remplace.
Données comme tel, le projet de transplantations d’organes animaux a suscité et
2
Christian Saint-Germain : «
La technologie médicale hors limite ; le cas des xénogreffes »
Pressses de
l’université du Quebec 2001
3
Recherche sur « L’aceptabilité psychosociale de la xénotransplantation » à la demande de l’Etablissemnt
Français des Greffes 2001-2003
suscite encore des engouements puis des réserves, au point qu’on a pu le comparer à une
arlésienne. Ces greffes mobilisent
de grands espoirs . En effet, disposer d’organes autant et
quand nécessaire, permettrait de pallier à la pénurie d’organes récurrente, évitant ainsi de
nombreux décès
4
; elles permettraient de disposer des organes souhaités au moment voulu,
alors que les équipes opèrent toujours dans l’urgence et les patients qui, devant s’attendre à
être opérés à tout moment, vivent en état d’alerte permanente. Ces greffes soulageraient aussi
du questionnement éthique qui ne peut manquer de surgir du fait de la conscience des
bénéficiaires de devoir leur survie à la mort d’un autre ; elles soulageraient des tensions
intrafamiliales pouvant surgir au détour du don entre parents vivants. On pourrait espérer
qu’elles pallient aux traffics d’organes en tous genres existant au bénéfice des pays riches et
au détriment des pays pauvres . Les espoirs mis dans la xénogreffe ont été suivis de
déconvenues aussi massives lorsque apparurent les échecs et les risques potentiels que ces
greffes sont susceptibles d’engendrer. L’engouement varie aussi en fonction de l’avancée des
autres posssibles en matière de greffe, comme les organes artificiels, les dons entre vivants et,
plus récemment, les espoirs mis dans les thérapies cellulaires qui mobilisent actuellement les
aspirations.
Un vieux projet
Depuis longtemps des essais visant à transplanter des organes, tissus ou cellule d’origine
animale à l’homme ont été tentés. On rapporte qu’en 1862, un noble russe blessé au combat
aurait reçu un morceau de crâne de chien pour pallier une perte de substance, mais la menace
d’une excommuication immédiate aurait nécessité son retrait. Vers 1800 des chirurgiens
britanniques auraient utilisé, aux Indes, de la peau de grenouille pour traiter les grands brulés.
Houze d’Haulnois, en 1875, rapporte avoir réussi à greffer 5 personnes avec de la joue de
lapin. En 1905, à Lyon Mathieu Jaboulay tenta une greffe de rein de chèvre sur une jeune
accouchée. Cette tentative résultait de la mise au point récente de la suture de vaisseaux.
L’organe fut rapidement rejeté. Entre 1920 et 1939, un chirurgien d’origine russe, Serge
Voronoff se fit une spécialité de greffer des testicules de singe à des hommes désireux de
4
En France, selon des estimations de l’Etablissement Français des Greffes, on compte plus de 10000 personnes
en attente d’organe en 2002 : 6348 personnes restaient inscrites sur la liste d’attente au 31 décembre 2001
auxquelles viennent s’ajouter les 4449 nouveaux inscrits au cours de l’année 2002. 3632 greffes, dont 155 à
partir de donneur vivant, ont été pratiquées en 2002. 227 personnes inscrites sur la liste d’attente sont décédées
avant une greffe en 2002
retrouver leurs facultés défaillantes
5
. Chaque avancée dans le domaines des greffes ( progrès
dans les anastomoses vasculaires, nouveaux immunosuppresseurs) a suscité de nouvelles
tentatives expérimentales de xénogreffe d’organe. Dans les années 60 des xénogreffes furent
tentées aux Etats-Unis à partir de reins de chimpanzés ou de babouins ; un patient survécut 9
mois après son intervention. Un coeur de chimpanzé fut greffé à un homme en 1964, par
James Hardy. Il fut rejeté au bout de 2 heures. En 1985 un bébé prématuré, nommé Baby Fae
par les médias, porteur d’une malformation cardiaque, survécut 20 jours avec un coeur de
babouin. Les echecs de xénogreffe étaient patents
6
.
Le projet de réaliser des xénogreffes s’estompa jusqu’à ce que la biologie moderne lui
redonne corps. Depuis 20 ans, la génétique moléculaire inventorie les homologies entre les
ADN des différentes espèces. On découvrit que 98,5% des séquences génétiques sont
communes entre l’homme et le singe, suivies de près par le porc. On réussit à greffer par le
génie génétique un ou deux gènes humains dans des embryons de chèvre et de lapine. Il
s’avère ainsi possible de transférer des gènes d’une espèce à l’autre. La fabrication d’animaux
transgéniques rendait possible le controle du rejet suraigu, qui survient immédiatement lors
de greffe entre des espèces très éloignées du point de vue de l’évolution. Les capitaux
affluèrent dans les laboratoires, car la xénogreffe sembla un marché prometteur.
Alors qu’une mise en place des premiers essais cliniques s’annoncait, un questionnement
éthique apparut, quant aux risques réels et potentiels, individuels et collectifs, impliqués par
les xénogreffes . Le contexte sanitaire actuel, ébranlé par l’épidémie du sida, la maladie de la
vache folle, favorise l’inquiétude. Un moratoire a été préconisé aux Etats-Unis en 1998. En
France, le Comité National d'Ethique, dans son rapport émis en juillet 1999
7
, tout en
approuvant l'intèrêt du projet, recommandait une prudence classique et une prudence nouvelle
du fait de la spécificité des risques potentiels majeurs liés à cette technique. Au nom du
principe de précaution, il se prononça pour une poursuite des recherches avant de passer à la
phase clinique. Il s’interrogeait fortement sur les risques psychosociaux immanquablement
afférents aux xénogreffes : risque psychologique existentiel pour les patients potentiellement
concernés du fait de la particularité de l’organe greffé; risque social lié à la particularité du
consentement requis auprès de ces candidats ; questionnement du fait de la réification de
l’animal que cette technique implique.
5
Cf Jean Julvez :
Les xénogreffes, évolution possible des pratiques médicales ; problématiques des risques
microbiologiques ; propositions pour un encadrement de ces pratiques
Etablissement Français des Greffes
septembre 1998
6
Cf jean Julvez
Opus cité
Les risques
Les soignants et les chercheurs distinguent usuellement les risques sanitaires individuels
comme les risques de rejet de l’organe animal et le risque d’incompatibilité physiologique, et
les risques collectifs, tels les risques de transmission virale. On pourrait dire qu’en cas de
rejet de la greffe ou non fonctionnement de l’organe greffé, le patient seul est en péril. Par
contre les risques collectifs existant du fait de la transmission possible d’agents infectieux de
l’animal à l’homme, non seulement aux malades, mais aussi à leurs proches contacts,
éventuellement à la collectivité, suscitent un émoi, à la mesure de la hantise habitant les pays
échaudés par des épidémies qui ont décimés, et déciment encore, des couches entières de
population.
1)
le risque de rejet
le greffon d’une espèce différente peut être rejeté par l’organisme qui l’identifie comme
« étranger ». Nous possédons en effet des anticorps qui nous protègent dès notre naissance
contre les agents étrangers de notre environememnt . On distingue trois types de rejet : le rejet
hyperaigu ( l’organe est rejeté en quelques minutes ou quelques heures) ; le rejet aigu :
l’organe est rejeté 6 à 10 jours plus tard ; le rejet chronique enfin, qui se produit à plus long
terme. La phase de rejet suraigu est actuellement dépassée, la phase de survie possible étant
de 10 à 30 jours.
Deux stratégies sont possibles pour juguler le risque de rejet :
- on peut agir sur l’homme en modifiant son système immunitaire afin qu’il tolère un
organe de porc en lui greffant des extraits de thymus porcin, avant de lui greffer un organe
animal
- ou bien on peut agir sur l’animal en « l’humanisant ». Cette opération se fait soit en
modifiant le pronucléus de l’embryon de porc par génie génétique (on lui enlève le gène
qui commande le sucre alphagal incompatible avec l’organisme humain) ;soit en créant un
7
Les cahiers du Comité Consultatif National ,d’Ethique pour les sciences de la vie et de la santé N° 21/octobre
1999
porc transgénique exprimant une protéine humaine capable d’inhiber la protéine qui
détruit les cellules étrangères. Les animaux sont ensuite miniaturisés afin d’obtenir des
organes de taille compatible avec celle des humains. Ils sont ensuite clonés afin de
permettre une reproduction de donneurs d’organes, qui pourrait alors être illimitée.
La société Immerge, filiale de la société américaine Biotransplant et du groupe suisse
Novartis tâche de combiner ces deux techniques ; elle a annoncé avoir déjà obtenu quatre
petits porcs clonés
Ces stratégies sont cependant balbutiantes : il faut injecter 100 embryons pour obtenir un porc
transgénique. Le coût en est très élevé, chaque porc transgénique revenant à 22300 euros
(sans compter les frais de porcherie). On a mis en avant le luxe que représentaient de tels
investissements ; on s’est interrogé sur le bien fondé de telles dépenses qui se feraient au
détriment d’une prévention des maladies dont souffrent les patients en attente de greffe.
2)
Le risque physiologique
La xénogreffe est un défi à l’évolution : en greffant un organe de porc sur un humain, on
essaie de faire fonctionner ensemble des systèmes qui ont divergé il y des millions d’années.
Une inconnue existe sur leur compatibilité. De plus si certains organes semblent plus
« simples » ( le coeur par exemple), d’autres organes sont infiniment plus complexes : on
compare ainsi le foie à une « usine » métabolique, pour lequel une xénogreffe est
difficilement pensable .
3)
Le risque infectieux
Il existe un risque de maladie virale, du fait de virus inconnus ou mutants, qui seraient
transmis par le greffon animal à l’homme. Ce risque est d’autant plus grand que l’organisme
humain qui acceuillerait ce greffon, aurait reçu un puissant traitement immunosuppresseur,
diminuant ses défenses afin de ne pas rejeter l’organe étranger. En 1997 on annonça la
découverte d’un retrovirus porcin endogène qui avait infecté in vitro des cellules humaines.
Cette découverte déclencha de vives réactions chez les chercheurs ; il est possible que
d’autres virus, encore inconnus, franchissent la barrière des espèces. Dans un premier temps
le receveur serait alors susceptible de contacter une maladie infectieuse, qu’il pourrait
transmettre à ses différents contacts, qu’il s’agisse des soignants, de sa famille ou de son
entourage. On pourrait imaginer que la transmission se propage ensuite et constitue une
« nouvelle maladie émergente » pour laquelle il n’existe pas de remèdes. Nous avons ainsi
connu le VIH, issu du singe, à
l’origine de la pandémie du sida ; plus récemment
l’Encéphalite Spongiforme Bovine dont le passage à l’humain a été avéré et qui se paya d’une
hécatombe animale. La production d’animaux exempts d’organismes pathogènes (EOPS) et
de virus pourraient pallier au risque viral, ( comme il s’en produit dans la ferme de Ploufragan
en France) mais une inconnue demeure.
Même faible, le risque existe, et il serait très grave,
puisqu’il serait susceptible de toucher les collectivités.
Plusieurs questions se posent alors :
-: Est-il moralement acceptable de faire courrir de tels risques potentiels à l’humanité, pour le
bénéfice d’un nombre relativement restreint de personnes ?
- Compte tenu des risques potentiels afférents à la xénogreffe, à qui sera t’il pensable de
proposer les premières transplantations ? Les soignants s’accordent pour dire que ce ne
pourrait être qu’à des patients en situation critique ou d’urgence, qui n’auraient plus rien à
perdre. Le consentement de ces patients devra être particulièrement éclairé du fait du
caractère expérimental du traitement, des risques encourrus, mais ausi du haut niveau de
responsabilité requis. En effet le patient ayant reçu une xénogreffe devra accepter de rester en
quarantaine, comme personne porteuse du risque de diffusion d’une maladie épidémique ; elle
deva accepter, ainsi que son entourage de se plier à une surveillance accrue tout sa vie ; elle
devra signaler ses déplacements , on lui demandera de se protéger lors de rapports sexuels, on
lui recommandera de ne pas avoir d’enfants ; elle ne pourra pas faire don de subtances
corporelles. De plus l’abaissement de son systèmes immunitaire augmentera les risques de
cancer ; les traitements augmenteront le risque de problèmes rénaux, de diabète. Il sera
demandé au patient de s’engager par contrat auprès des soignants.
Un contrat si despotique ne peut manquer de soulever des questions morales du fait du degré
d’intrusion dans la vie privée des malades qu’il implique. Des moralistes se sont inquiétés
des risques de surmédiatisation des patients porteurs d’un organe animal, du fait de l’étrangeté
de l’intervention qui risque d’être surmédiatisée, mettant les patients en posture de bête
curieuse ; les risques dont ils sont porteurs sont susceptibles de provoquer évitement, voire
rejet ou haine de la part d’autrui, comme celà s’est avéré pour les malades du sida.
8
8
cf :
James Z. Appell, IanP.J.Alwayn, DavidK.C.Cooper
: Xenotransplantation : the challenge to curent
psychosocial attitude
in
« Progress in transplantation Vol 10, N°4, December 2000 » ; K. Reemtsma :
Ethical
aspect of xenotransplantation
in « Transplantation Proceedings, Vol22, N°3, (June) 1990 ; Florence Burgat :
le
point aveugle de l’éthique
in Les Cahiers du Comité Consultatif National d’Ethique pour les sciences de la vie et
de la santé N° 21 / Octobre 1999
L’animal réifié
« Le choix de l’animal comme source potentielle d’organes, de tissus ou cellules fait
actuellement l’objet d’un consensus international, clairement affirmé au Royaume-Uni et aux
Etats-Unis . Les primates les plus proches de l’homme, tels que les chimpanzés, les gorilles et
les orangs-outangs sont exclus pour des raisons multiples, éthiques, techniques et pratiques.
Un élevage dans des conditions d’isolement strict est en effet imposssible avec des espèces
dont le degré de socialisation est important, comparable à celui de l’homme. La distinction
entre l’homme et ces primates non-humains est formelle et parfois contestée. Par ailleurs, ces
primates supérieurs, dont la reproduction est lente, font actuellement l’objet de mesures de
protection compte tenu de leur rareté. D’autres primates par contre, tels que les babouins, ne
risquent pas de disparaitre et ils supportent facilement la captivité. Mais les spécimens
sauvages ne peuvent être exempts de virus et la reprodution d’individus sélectionnés serait
longue et peu productive. D’un point de vue technique les primates posent également d’autres
problèmes. Leur proximité phylogénétique avec l’homme fait craindre le passsage d’un virus
qui, plus adapté à l’homme qu’un virus d’une espèce plus éloignée, pourrait se révéler
spontanément virulent. Mais l’un des arguments majeurs quant à la non utilisation des
primates supérieurs reste aussi le problème physiologique de la taille des organes qui ne
permet pas de greffer d’autres sujets que des enfants. L’usage des primates doit donc être
réservé, dans le cadre de la recherche scientifique, à celui de receveur d'autres organes
animaux. Le porc est l’animal qui semble le mieux à même de répondre aux besoins de la
xénogreffe essentiellement en raison de la taille de ses organes, de la facilité de sa
reproduction, de connaissances acquises dans le domaine de l’agroalimentaire en ce qui
concerne la production de lignées exemptes d’organismes pathogènes spécifiés et de son coût
de production relativement faible » explique une brochure de l’Etablissement Français des
Greffes
9
. Ce sont donc les porcs qui fourniront les organes et tissus ad hoc pour les humains.
Une série d’interrogations ont été soulevées quant à la nature des manipulations auxquelles
s’autorisent les hommes sur les animaux « donneurs » d’organes. Les hommes se sont
toujours donné le droit d’élever les animaux et de les mettre à mort, pour assurer leur propre
perpétuation, au moins dans les cultures occidentales et monothéistes. Les animaux jouissent
dans nos sociétés d’un capital de sympathie. Ils n’ont pas le statut juridique de sujet, mais ont
9
Entante Mars 1998 n°8
droit au respect et à la protection des humains. Comment alors ne pas réifier l’animal, au
risque d’être considéré comme un barbare, mais aussi, comment ne pas l’humaniser, au risque
de ne pouvoir l’utiliser comme substitut thérapeutique humain ? Le débat moral ne peut être
esquivé. La manipulation génétique d’animaux en vue de greffes est-elle une suite
comparable à la mise à mort d’animaux pour notre nourriture et aux processus courants
utilisés dans l’expérimentation animale pour la mise au point de thérapeutiques ? On peut
dénoncer les processus de réification, la prérogative que s’arrogent les humains sur ceux-ci
.
On peut estimer que la manipulation du génome animal, et la « fabrication » d’animaux pour
le bénéfice exclusif des humains, constitue un pas outrancier dans la chosification de
l’animal . Le Comité National d’Ethique, interpellé sur cette question, avait estimé légitime
l’opération, à condition de respecter l’animal, de ne pas le faire souffrir inutilement : « Dans
nos sociétés où le sacrifice animal est admis depuis tout le temps pour des usages divers, le
développement d’un nouvel usage, celui des xénogreffes, ne saurait constituer un obstacle
important. En revanche, la conformité à de bonnes conditions d’élevage et de mise à mort ,
implique que celles-ci soient considérées comme inhérente à la pratique de xénogreffes. Le
respect de l’humanité implique des devoirs et le respect envers les animaux, pas
nécessairement un droit des animaux » estimait-il dans son Avis sur la xénotransplantation
10
.
C’est une position qui sera largement exprimée par les chercheurs et les soignants et qui se
retrouvera, comme en miroir, également dans la très large majorité des patients interrogés;
comme s’il y avait, selon les uns et les autres, une sorte d’ « ordre naturel » conférant une
supériorité, de fait, de l’homme sur l’animal. L’usage d’animaux aux fins de xénogreffes est
alors considéré comme une suite naturelle du fait de les manger et de les utiliser, ainsi que
celà se fait dans l’expérimentation animale. L’expérimentation animale est en effet jugée
acceptable et obligée : toutes les nouvelles techniques et thérapeutiques sont préalablement
testées et mises au point sur des animaux ; on a de nos jours couramment recours à la
transgenèse dans les laboratoires pour créer des modèles qui permettront d’étudier l’évolution
d’une maladie. Les chercheurs tendent à minimiser la manipulation génétique des animaux
dans les xénogreffes, rejetant ainsi l’accusation d’une atteinte plus grave à l’animal. Ainsi
Jean Julvez, spécialiste de xénotransplantation à l’Etablissement Français des Greffes écrit-
il : « La manipulation génétique est infime par rapport au capital génétique, n’entraîne qu’une
altération minime ; elle ne modifie ni l’apparence externe originelle ni son comportement et ,
10
Ethique et xénotransplantation
in « Les cahiers du Comité National Consultatif d’Ethique pour les sciences de
la vie et de la santé » N° 21 octobre 1999
à ce titre elle est éthiquement acceptable »
11
. Il n’existe, selon la plupart des chercheurs, pas
de différences entre ces manipulations et celles que l’homme a de tout temps pratiquées pour
sélectionner les races animales afin d’améliorer le cheptel ou créer des nouvelles races plus
résistantes, comme le mulet, qui est une totale création humaine, ou plus familèrement encore
les chiens et chats qui nous entourent. Ils estiment seulement, en cas de xénogreffe, le suivi
des animaux indispensables ainsi que l’application d’un « principe de prudence ».
Les généticiens interrogés souhaitent démystifier la prétendue « humanisation » des
animaux. Une ambiguité existe dans cette expression dénommant les animaux génétiquement
manipulés, ayant reçu un gène humain afin de juguler le risque de rejet suraigu : «
Même si
les animaux transgéniques expriment des molécules humaines, ils n’en sont pas plus
humains pour autant et leurs éleveurs et utilisateurs sont tenus seulement, mais
complètement, au respect de ces règles. Il est impossible de trop humaniser un porc : plus il
est humanisé, moins il est porcin, moins il est viable
» déclare un généticien de l’INRA
12
. De
même, greffer un organe ou un tissus animal sur un homme ne revient pas à créer un homme
« nouveau » ni « animalisé » : l’intervention est circonscrite ; on ne touche pas au génome
humain, on n’introduit aucune modification susceptible de se diffuser ni de se transmettre à sa
progéniture, affirment praticiens et chercheurs.
Ils dénoncent l’idolatrie dont la nature fait l’objet de nos jours, surtout de la part des
opposants aux organisme génétiquement modifiés ; ils dénoncent leur insensibilité aux fléaux
qui ravagent la planète, aux risques majeurs auxquels sont davantage confrontés les pays
pauvres. Ces chercheurs estiment ne faire que poursuivre ce que l’homme a toujours fait en
adaptant son environnement à ses besoins et ce que la nature elle même a toujours fait, mais
de manière aléatoire. De fait, énoncent les chercheurs, généticiens et immunologistes surtout,
l’introduction volontaire d’un gène n’est qu’une poursuite de l’oeuvre de
l’évolution.. Les
chercheurs en biologie moléculaire sont convaincus que la maitrise de l’évolution est à leur
portée : ils estiment être bientôt en mesure de dicter le cours du développement naturel ; ils
peuvent alors se targuer de « faire » eux- même l’évolution : « Il est incontestable que la
capacité qu’a un chercheur d’introduire un gène étranger dans un animal ou une plante peut
donner l’impression que cet expérimentateur posssède un outil particulièrement puissant. Il
réalise à sa façon – et dans une certaine mesure- la même chose que l’évolution depuis quatre
11
Colloque «
Aspects scientifiques et socioculturels des xénogreffes
» Etablissement Français des Greffes29-30
octobre 1998
12
Institut National de la Recherche Agronomique
milliards d’années. Un jour viendra surement où le transfert de quelques gènes bien choisis
suffira à créer une nouvelle espèce »
13
Ces thèses s’articulent à une nouvelle vision du vivant et de place de l’homme dans l’univers
Les avancées scientifiques récentes, la génétique en particulier, en ont bouleversé la
perception. Les chercheurs estiment faire figure de « désenchanteurs » en révélant la
continuité existant entre la chose, l’animal et l’homme. Contrairement aux théories postulant
une rupture entre le règne humain et le règne animal, ils élaborent une cosmogonie où
l’homme, doté de son cerveau, ne manifeste, de fait,
qu’un degré de plus de complexité par
rapport au reste du vivant.
La génétique, en révélant l’universalité du code génétique ( à un triplet de nucléotides
correspond toujours le même acide aminé), relativise la barrière qu’on s’imagine exister d’une
espèce à l’autre: « Parfois, la transgenèse transgresse la barrière des espèces et utilise un gène
d’une espèce pour l’introduire dans un spécimen d’une autre espèce. Dans l’esprit de
beaucoup, prendre un gène humain et le mettre dans une souris revient, dans une certaine
mesure, à fabriquer une chimère homme-souris. Or un gène isolé n’a pas de caractère
spécifiquement humain, murin ou autre... Certains gènes sont identiques dans différentes
espèces comme le porc et l’homme par exemple, notamment ceux qui commandent une
fonction commune à tous les animaux. L’important pour le succès de la transgenèse est le bon
fonctionnement du gène transféré dans son hôte...La barrière des espèces n’a donc qu’une
signification toute relative. »
14
. Cette cosmogonie élimine la notion d’intégrité de l’espèce.
Les êtres vivants ne sont plus perçus comme des entités individuelles, des oiseaux, des
poissons, des chiens , des souris, mais comme faisceaux d’informations génétiques. Le gène
n’est pas une entité vivante, c’est un collier de nucléotides que l’on pourra découper à souhait
et transposer dans un autre vivant. La nature est constamment remodelable dans de nouvelles
formes et de nouveaux contextes. Allant plus loin encore, la nature est conçue comme un
ensemble de réséaux informatiques :« Les gènes d’un organisme supérieur peuvent être
comparés à autant de micro-ordinateurs possédant chacun des données propres, et
interconnectés de multiples manières pour former un réseau... le génie génétique, et plus
particulièremùent la transgenèse consiste à ajouter consciemment dans le réseau un micro-
ordinateur qui renferme une information connue pour l’essentiel »
15
. D’un organisme à un
autre on fait, comme on le pratique couramment sur son ordinateur, des « coupés –collés ».
13
Louis Marie Houdebine :
OGM : le vrai et le faux
Edition Le Pommier 2000
14
Louis Marie Houdebine
opus cité
15
Luis Marie Houdebine
opus cité
Les être vivants sont des messages abstraits. La vie devient un code en attente d’être
déchiffrée .
L’enjeu économique
Le projet de réaliser les xénogreffes est porteur d’une grande ambition, car il s’agit de réaliser
de telles greffes non seulement à titre provisoire ( en attendant un greffon humain par
exemple) mais bel et bien d’en faire une utilisation routinière, comme l’est devenue
l’allogreffe, ou greffe entre humains. Ces recherches occasionneraient également des
avancées
dans
la
compréhension
d’autres
domaines
comme
les
mécanismes
immunologiques
16
. Or, les recherches en matière de xénogreffes nécessitent des moyens très
importants, les projets ne peuvent être financés par les équipes universitaires et doivent pour
celà s’allier à des groupes industriels. Ces mêmes groupes ont fait de gros investissements
dans la xénotransplantation, y voyant un marché prometteur, faisant miroiter à leur tour une
solution radicale à la pénurie de greffons humains. Le marché qui s’ouvre en effet est énorme:
on estime aux USA par exemple à 77000 le nombre de patients en attente, alors que 23000
personnes étaient gréffées
17
. « On trouve des évaluations qui vont, pour l’ensemble du
monde, de 1,4 milliards à 6 milliards de dollars. Des auteurs ont avancé que dans les
prochaines annnées 50000 coeurs de porcs et 40000 reins de porcs pourraient être transplantés
chaque année à l’homme. » constate pour sa part le Comité National d’Ethique, et il
poursuit : « En conséquence on constate que la plupart des laboratoires qui travaillent dans le
domaine de la xénotransplantation sont appuyés sur de puissantes firmes technologiques au
Royaume-Uni et aux USA. Ces mêmes firmes commmercialisent les immunosuppresseurs
dont l’utilisation serait amenée à croître considérablement en cas de succès de
xénogreffes »
18
. Ainsi la société Immerge, filiale de Biotransplant ( basée à Boston ) et
Novartis ( groupe suisse) a investi 10 millions de dollars par an sur 3 ans dans ce projet ; cette
société a obtenu la modification de gènes du porc miniature . D’autre firmes sont investies
16
Jean Julvez (Opus cité) précise que la xénogreffe est aussi susceptible de permettre le développement de
nouvelles indications de thérapeutiques substitutives, concernant de larges parties de la population ( maladies
récidivantes, cancers, stade terminal des maladies chroniques, personnes agéees, etc...
17
cf Corinne Bensimon
De l’homme et du cochon
Libération 14 avril 2002
18
Opus cité
dans la xénotranplantation comme l’écossais PPL ( qui a conçu la brebis Dolly), Nextran, et
Alexion
19
.
Cette dépendance des laboratoires aux firmes industrielles n’est pas sans conséquences sur la
recherche. Ces firmes financent les laboratoires, mais exercent une pression à la mesure des
lois du marché auxquelles toute entreprise, en toute logique, doit répondre : rapidité des
résultats, opacité entourant les résultats à cause des brevets, loin de la transparence à laquelle
se doit la recherche universitaire. Le principe des brevets destinés à protéger juridiquement
une découverte a des effets pervers : la création de monopoles sur l’identification d’un gène
et les fonctions futures qui lui seront trouvées ; des monopoles sur l’utilisation d’un gène à
des fins médicales, agronomiques ou biotechnologiques. Il y a ainsi apppropriation du vivant
par des firmes industrielles : Novartis a investi sur les porcs transgéniques, Diacrin et
Genzyme ont investi dans les cellules foetales porcines pour traiter les maladies de parkinson
et Huntington, Circé biomédical s’est concentré sur les foies bioartificiels. Les lois de la
concurrence entre firmes créent également des courses de vitesse et un usage problématique
des médias : ainsi le 3 janvier 2002 le journal Science a publié un article décrivant la
naissance quelques mois plus tôt des porcs modifiés d’Immerge. Mais, la veille, un
concurrent, l’écossais PPL prit de court la société bostonienne en annonçant avoir réussi le
même clonage, le jour de Noel , dans son laboratoire de Virginie. Avec un sens commercial
de la communication, PPL avait invité la presse à photographier les porcelets qui furent
baptisés : Noel , Angel, Star, et Joy.
Il existe, de fait, une congruence entre l’entrée en force des groupes industriels dans le
domaine des biotechnologies et la perception du vivant, qu’il soit végétal, animal ou humain,
comme un matériau. Si le vivant est ramené à un ensemble de réactions biochimiques et le
gène conçu comme un objet mécanique, ou stocks d’information, rien ne s’oppose à ce que
ces objets soient brevetables, soumis aux lois du marché comme n’importe quelle matière
première. Le droit des brevets distingue la découverte, ou description d’un élément du monde
naturel (non brevetable), de l’invention qui, elle, est brevetable. Une confusion s’est instaurée
du fait de l’assimilation du gène isolé à une molécule chimique « inventée ». C’est le statut du
vivant, humain et non humain, qui est en question. « Selon le Comité consultatif d’Ethique, la
brevetabilité des gènes interroge les principes de non- commercialisation du corps humain, de
libre accès à la connaisance du gène et de partage de connaissance. Dès 1994, les lois
françaises de bioéthique avaient exclu de la brevetbilité «
le corps humain, ses éléments et ses
produits, ainsi que la connaissance totale ou partielle d’un gène humain en tant que tels
».
19
cf Corinne Bensimon
opus cité
Pourtant, l’ambivalence de cet énoncé a permis que les brevets incluant des séquences
génétiques soient déposés. La brevetabilité des séquences géniques est-elle compatible avec le
statut juridique du corps humain qui est inaliénable ? Le CCNE reconnait que la jouissance
d’un brevet industriel, n’est pas, en soi, synonyme d’un droit de propriété sur la réalité
brevetée, mais met en avant le fait de considérer le gène comme un produit banal pourrait
«
fragiliser la règle qui met le corps humain hors commerce »
et induire un risque
d’instrumentalisation du corps humain...Si les brevets ne doivent pas, à eux seuls, polariser
toutes les questions qui accompagnent l’essor des biotechnologies, ils sont propulsés au coeur
d’un débat de société. Considère t’on que le vivant requiert des lois différentes de celles qui,
jusqu’à présent régissent la propriété industrielle ? Doit-on, au contraire agir sur les critères de
brevetabilité pour éviter les dérives ? Ou alors les systèmes de régulation actuels offrent-ils
suffisamment de possibilités pour une régulation équilibrée, avec notamment le recours
possible aux licences obligatoires ou d’office ? »
20
L’identité du (xéno)greffé
Un questionnement ne peut manquer de surgir quant à l’acceptabilité du point de vue des
patients, d’un organe animal : Comment sera vécue une telle greffe, n’y a t’il pas un risque
pour la cohérence de l’identité ?
Plusieurs études ont souligné la difficulté d’intégration pour les personnes greffées d’un
organe venant d’un autre humain. Le philosophe Jean-Luc Nancy, lui même greffé du coeur, a
décrit dans un court texte
21
, la mise à l’épreuve métaphysique que constitue l’acceptation d’un
organe « intrus » en soi et la radicale étrangeté à soi même vécue par le greffé. La greffe est
une expérienc extrême, en rupture avec les évidences sur lesquelles sont ancrées notre monde
commun : l’unicité d’un sujet incarné dans un corps singulier, parcourant une temporalité
orientée de la naissance à la mort. Le greffé doit survivre en résolvant une série de dilemnes
qui sont des défis à la logique des sociétés développées : être un et multiple en même temps,
porter en soi un mort vivant, devoir sa vie à la mort concrète et immédiate d’un autre, revenir
d’une mort prochaine annoncée. Nombreux sont ceux qui disent : «
Il faut l’avoir vécu pourt
le comprendre
». Cette expérience bouscule l’identité du malade qui, une fois greffé, doit se
reconstituer une identité cohérente et apaisée. Cette reconstitution est le résultat d’une
négociation intérieure intense au terme de laquelle la personne devra reconstruire son schéma
20
Brevet sur le vivant : enjeux pour la santé
in « Repères » juillet 2002 INSERM
21
L’intrus
Edition Galilée 2000
corporel en ayant fait le deuil de l’organe perdu, et en intégrant « l’autre » non assimilable.
Même s’elle le voulait, la baisse de son système immunitaire, la prise - toute sa vie durant - de
médicaments anti-rejets, sont un rappel à son état. On pourrait s’inquiéter, à juste titre, de la
perception de son corps que développera une personne porteuse d’un organe d’origine
animale, et de sa cohérence identitaire.
Une étude menée auprès d’une centaine de patients greffés ou en attente de greffe de cœur, de
rein ou rein-pancréas, et de foie, dans le cadre d’une recherche plus large sur « l’acceptabilité
psychosociale de la xénotransplantation », permet d’émettre certaines hypothèses quant à
l’acceptabilité psychique d’une xénotransplantation.
Ces résultats sont à prendre avec précaution, parce que l’on ne peut vraiment présumer de ce
que sera un comportement dans une situation extrême, comme l’est celle où se trouvent
plongés les patients greffés ou en attente de greffe. De même, on peut s’interroger sur le
libre arbitre de patients confrontés à l’urgence et au désarroi de la mort .On peut cependant
déduire des entretiens effectués des profils de positionnement vis à vis d’une greffe animale,
des processus psychiques qui permettraient d’accepter une telle greffe, des conséquences en
terme plus généraux que cette pratique pourrait entraîner.
Trois profils émergent des entretiens :
- Ceux qui acceptent sans condition l’idée d’une xénotransplantation, 45 sur 100 patients
interrogés
-
Ceux qui refusent radicalement , 30 sur 100
-
Ceux qui posent des conditions à une éventuelle xénogreffe, 25 sur 100
.
1)
L’acceptation
Deux positions s’ébauchent ici :
- Certains pour qui l’urgence extrême de la situation barre la question : entre une greffe
animale ou une mort certaine, le choix ne peut se poser. Comme si la proximité de la mort
ôtait tout libre arbitre au patient ou qu’il était dans une impasse
- Ceux qui banalisent la transplantation d’organe en en faisant une pièce mécanique, comme
la pièce d’un moteur usagé qu’il faudrait changer pour remettre l’ensemble en état de marche.
Il y a alors désinvestissement de l’organe greffé, qu’il soit humain, animal ou artificiel
.
Les uns comme les autres disent leur confiance dans la médecine. Cette confiance devient
pour certains soumission : comme s’il y avait une inéluctabilité aux avancées scientifiques, et
que, de toutes les façons, ce type d’intervention se fera.
2)
Le rejet
Le rejet est radical pour les patients qui posent une radicale différence entre l’espèce humaine
et les espèces animales : ce sont des groupes séparés que l’on ne saurait mélanger. A ce titre
l’organe animal serait plus difficilement intégrable physiquement, psychologiquement, au
regard des autres. Le corps, selon eux est coextensif de la personne. L’organe donné et reçu
reste inaliénable parce que quelquechose du donateur reste à l’intérieur. Contrastant avec les
patients de la catégorie précédente, l’organe, pour ceux-ci, n'est pas une pièce mécanique,
anonymement échangeable.
Contrairement à ce que l’on pourrait penser, cette position est plus éthique que religieuse,
même si elle est adoptée par quelques patients qui s’affirment très croyants et pratiquants ; on
la retrouve chez des athés résolus. De même on trouve dans la première catégorie acceptant
sans contestation l’idée d’une xénogreffe, des personnes affirmant une foi et une pratique
religieuse : elles font alors de la greffe une intervention purement technique qui n’interfère
pas avec leur foi. Ces assertions démentent l’opinion commune qui ferait des religions
(enparticulier juives et musulmanes) un obstacle idéologique majeur à l’acceptation de la
greffe animale
Les patients de cette catégorie demandent à ce que l’on reste entre humains, qu’un effort se
poursuive et s’améliore pour accroître la solidarité entre humains afin d’augmenter les dons.
Ils énoncent la nécessité de prendre le temps avant et après la greffe pour réévaluer leur vie,
la présence de l’autre à travers l’organe dont ils sont à présent porteur
3)
Les conditions posées
Les patients de cette catégorie - 25 sur 100 - énoncent qu’il est difficile de se prononcer hors
situation : «
C’est une situation à vivre, on ne peut savoir comment on réagirait
» disent-ils.
On n’a aucun référent pour anticiper leur vécu. (Il est faux en effet de banaliser une
xénogreffe en la comparant aux valves d’origine porcine couramment utilisées : dans ce cas
les patients gardent leur organe, l’intervention est mécanique). Ils insistent sur une
préparation avant et après la greffe. Ils formulent ce souhait à partir de leur propre expérience
de greffé et du trajet qu’ils ont du accomplir, seuls le plus souvent. En toute état de cause, ils
posent des conditions à la xénotransplantation : N’y a t’il vraiment pas d’autre choix ? A t’on
épuisé toutes les alternatives ? Ils pèsent les avantages et les questionnements qui ne
manqueraient pas de surgir à partir des xénogreffes. Ils se montrent confiants mais critiques
envers la science, exprimant une crainte de dérive utopiste. Ils avancent des arguments des
deux catégories précédentes et demandent davantage d’information.
Quelques traits sont communs à toutes les personnes interrogées :
-
La plupart ignorent tout des organismes (plantes ou animaux ) génétiquement modifiés,
ignorant de ce fait la nature des éventuelles xénogreffes, pour lesquelles ils ont
potentiellement donné leur accord ; ignorant de ce fait la nature et la mesure des risques
encourus, comme si le risque majeur en matière de greffe était le risque de rejet de
l’organe greffé autre ; les risques infectieux, les risques liés à la baisse du système
immunitaire – qui serait en cas de xénogreffes plus bas encore –sont occultés.
- Un risque existe de banalisation de la greffe d’un organe provenant d’un animal, donnant
l’illusion que les patients puissent être dispensés d’une réflexion sur le « tremblement de
terre », comme ils le disent, que constitue une greffe d’organe : celle d’une rencontre frontale
avec la mort, d’une vie à reconstruire à partir d’autres valeurs, la trahison du corps, la
reconstruction d’un schéma corporel acceptant « l’autre » en soi, qui est un processus long et
demande à être accompagné avant et après la greffe.
- Un risque existe de désinvestissement du don d’organes humain si les xénotransplantations
se banalisaient. En effet nous avons montré dans notre étude que, loin d’être seulement un
organe vital, l’organe humain greffé est accepté comme un don volontaire d’un humain à un
autre humain, et à ce titre précieusement investi. Réduit à une matière vivante animale, il
simplifiera certainement les dilemmes que le patient greffé et son entourage doivent résoudre
( en particulier, du fait du secret entourant l’origine de l’organe, l’impossibilité où ils se
trouvent de pouvoir remercier celui et ceux à qui ils doivent leur survie). Nous avons
cependant remarqué que la recherche d’une solution à ces dilemmes induisait une solidarité et
l’activation d’un échange ; les patients greffés sont les meilleurs militants du don d’organes :
ils incitent d’autres au don, leur entourage se porte souvent volontaire après-coup et eux-
mêmes font souvent don de leur corps à la science, à défaut de pouvoir faire don de leurs
organes. On peut se demander si la xénotransplantation ne sera pas perçue comme un soin,
nécessitant une extrême compétence, certes, mais qui, à long terme affectera le geste solidaire
de faire don de ses organes. Les anthropologues qui se sont penchés sur le don comme
phénomène social (Mauss, Malinovski, Levi-Strauss, Godelier…) ont décrit celui-ci comme
un terme d’un ensemble plus large, donner-recevoir-rendre, le don appelant toujours le contre
don, en compensation du bien reçu et pour se départir de l’intrusion déstabilisante de l’autre à
travers son don, comme si le bien ou l’objet donné portait la trace indélébile du donateur,
ébranlant ainsi l’identité de celui qui reçoit . Le cycle don-reception-contre don, suscite un
échange permanent entre les parties, vivifiant ainsi les liens sociaux. L’organe animal, non
plus donné, mais acquis, au terme d’une transaction marchande effectuée par le service
médical au bénéfice d’un patient, sera neutralisé et aliéné à la personne en propre. On
passerait ainsi d’une logique du don à une logique marchande.
Conclusion
La xénogreffe a pu être présentée comme une solution radicale à l’attente des patients
souffrant de la pénurie de greffons humains. Les laboratoires de recherche ont été stimulés par
la perpective d’une production industrielle de porcs transgéniques. Les praticiens ont été
séduits par cette disponibilité rendant possible l’opération tous les demandeurs, en temps
voulu et programmable. Ni les praticiens, ni les chercheurs, ni le public potentiellemnt
concerné, ne s’opposent à la perspective de « fabrication » et de mise à mort de ces animaux
pour le bien-être des humains. Cete pratique parait en continuité avec nos usages alimentaires
et les pratiques d’expérimentation dans la recherche, tacitement acceptées à partir du moment
où l’homme en est le bénéficiaire. La question fait sourire les chercheurs interrogés. A leurs
yeux, le seul problème méritant reflexion et poursuite des travaux – voire suspension
provisoire comme le moratoire de 1998 l’a préconisé – est celui des risques de rejet et risques
infectieux potentiels. La question morale réside pour eux uniquement dans les risques
infectieux collectifs encourrus. Ils affirment que tous les problèmes s ‘évanouiront lorsque
ces risques auront disparu, lorsque la xénogreffe deviendra une pratique courante, comme
l’est devenue la greffe elle même : celle-ci, à ses débuts, semblait soulever des problèmes
moraux incontournables : «
C’est de la foutaise ; ce sont des discussions de gens qui n’ont
rien à foutre dans la vie et qui se posent des questions là où il n’y en a pas ; en 20 ans de
greffes, je n’ai jamais vu de gens qui se posaient des questions métaphysiques de ce genre »
(un chirurgien du coeur) . Nous avons vu cet argument trouver un écho chez les patients.
Notre étude laisse à penser que les patients acceptant la xénogreffe élaboreront une perception
de leur corps comme plus « mécanique », parmi les processus mis en oeuvre pour reconstruire
leur intégrité vécue ; l’organe greffé serait alors perçu comme une pièce de remplacement,
permettant à l’ensemble de fonctionner. Nous sommes ainsi dans une perspective morale
utilitariste, où la valeur de la vie humaine prime sur celle de l’animal. Un choix ne se pose
même pas car l’animal ne semble possesseur d’aucun droit, sauf celui qui lui est concédé de
ne pas avoir à souffrir inutilement. Le paradoxe est que les chercheurs, pour légitimer la
xénogreffe font état d’une continuité de l’animal à l’homme, mais c’est une continuité qui
profite exclusivement aux humains. Les biologistes, généticiens en particulier, pour justifier le
transfert de gène entre humains, animaux, végétaux, déconstruisent la notion d’espèce,
mettant en avant l’unité du vivant. Mais, tout en récusannt la notion d’espèce, ils jugent
légitime que les humains s’arrogent le droit de décider qui possède des droits et qui n’en
possède pas, qui fait partie de leur communauté morale et en est exclu. Ils réintroduisent de
fait le critère de non appartenance, ou éloignement de l’espèce humaine, comme facteur de
discrimination.
Le projet de greffer des organes animaux aux humains interpelle de prime abord la frontière
homme/animal. Il semble, à travers notre étude, voir la question se déplacer vers une nouvelle
vision du vivant engendrée par le génie génétique. Il y a un empiètement croissant de la ligne
de partage homme/animal/chose. On a souvent parlé de la désacralisation du corps opéré par
la médecine, alors qu’elle tend à présenter le corps humain comme assemblage de pièces de
rechange. Un cran de plus est franchi avec la génétique qui conçoit le vivant comme agrégat
de gènes : « Nous sommes des sacs à gènes... Les individus sont des artifices inventés par les
gènes pour se reproduire » déclare le biologiste Pierre-Henri Gouyon
22
. Nous avons souligné
comment la perception du gène comme ensemble de molécules biochimiques allait de pair
avec une réificationdu vivant : ramené à l’état de matériau, celui-ci est instrumentalisé par les
firmes industrielles et perd toute valeur intrinsèque. Les biotechnologies sont données comme
un prolongement des techniques crées par l’homme pour agir sur le monde extérieur ; elles
s’en démarquent pourtant par le raffinement de leur niveau d’intervention, leur degré de
controle et leur articulation omniprésente à l’industie.
Des logiques contradictoires s’opposent pour réguler, mettre des limites aux prouesses
techniques de la biologie. La décision de la limite de ce qui serait acceptable engage
inévitablement la subjectivité et les valeurs de ceux qui se prononcent. Si bien que
l’élaboration des critères permettant de juger de l’acceptabilité d’une technique risquée
constitue un enjeu éthique majeur. De fait différent critères se confrontent autour de la
22
«
Les harmonies de la Nature à l’épreuve de la biologie ; évolution et biodiversité
» Sciences en question
INRA éditions 2001
xénogreffe, dans la mesure où cette technique implique une série d’instances qui, chacune, ont
leur logique et leur perception des risques acceptables
- les soignants qui évaluent les risques comparativement à ceux émergeant dans les
alternatives thérapeutiques à leur disposition ou en recherche, jaugeant pour chacune les
risques encourus, les résultats, la durée de ces résultats, les objectifs visés.
- les chercheurs,( essentiellement biologistes, généticiens, immunologistes) qui, soucieux de
faire avancer leurs travaux, estiment nécessaire leur liberté de manœuvre pour que les
connaissances s’affinent et que les thérapeutiques progressent, prêts à prendre des risques qui
peuvent paraître téméraires
- les politiques cadrés par le principe de précaution et rendus vigilants par l’épidémie du sida
et la maladie de la vache folle, s’arment d’une prudence extrême qui peut paraitre paralysante
- les groupements industriels qui ont investi massivement dans les xénogreffes, y voyant un
marché prometteur, prêts à envahir le marché, faisant miroiter une solution radicale à la
pénurie de greffon. Ils financent à cette fin les laboratoires, mais exercent une pression à la
mesure des lois du marché auxquelles toute entreprise, en toute logique doit répondre.
-
le public peu ou mal informé,contradictoire, méfiant vis à vis des scientifiques comme des
politiques, manipulés par les médias, mais soucieux de prendre part à des décisions qui
engagent son quotidien.
Théoriquement aucune de ces instances ne peut avoir le monopole de la décision du risque
acceptable : nous vivons en démocratie, et le propre de celle-ci est, théoriquement, qu’aucune
autorité n’ait le pouvoir de d’imposer sa vision du Bien. Il importe dès lors de débattre, de
mettre en place des espaces de confrontation, de prendre la mesure de toutes les alternatives
possibles. La seule position éthique raisonnable de nos jours, alors qu’il n’y a pas de repères
objectifs partagés, serait celle qui s’est construite autour d’un débat, enrichie des objections
mutuelles échangées. La xénogreffe a pu être présentée comme une technique miraculeuse,
susceptible de reculer au loin les limites de la mort. Nos reflexions tendent à montrer qu’il n’y
a pas de solution systématique qui lèveraient les incertitudes auxquelles sont inévitablement
confrontés les patients comme les praticiens. On ne peut que comparer dans chaque cas les
possibles techniques existant et, d’une façon générale multiplier les alternatives et options de
recherche autour desquels, à chaque fois, se redistribueront les termes du débat et les
questionnements éthiques engageant la responsabilité des uns et des autres.
Michèle Fellous
Chargée de recherches au CNRS
Membre du centre de Recherhes Sens Ethique et Société