Javais
en effet lhonneur de présider lAcadémie, et je touchais
au terme assigné par son règlement à mes fonctions,
quand la mort, frappant coup sur coup dans ses rangs, lui enleva M.
Étienne. À la douleur que nous ressentions tous, il vint
se joindre pour moi le pénible et personnel regret de ne pouvoir
conduire à sa dernière demeure celui auquel vous succédez
aujourdhui, et dont vous venez de raconter la vie avec ce charme de
narration qui se fait remarquer dans vos nombreux écrits. Mais
souffrez, Monsieur, que pour un moment je minterrompe. Auprès
des places encore vides de MM. Étienne et Soumet, jen aperçois
une autre devant laquelle une amitié de trente années
a besoin de faire entendre sa tristesse et ses regrets. La France et
lAcadémie les partagent. Elles déplorent la perte dun
homme quelles ne remplaceront pas, parce quil a été
le dernier de ceux qui lui ressemblent ; dun homme qui est mort ainsi
quil avait vécu, respecté de tous les partis. Il nétait
pas de notre temps, et le respect qui nen est pas non plus, sétait
retrouvé pour lui. Bientôt des voix dignes de leur mission,
viendront célébrer ici la mémoire de M. Royer-Collard.
On me pardonnera, je lespère, davoir saisi loccasion de déposer
sur cette tombe, qui semble avoir voulu se dérober à nos
hommages, le tribut dune affection qui senorgueillissait de la sienne,
et de cette déférence à laquelle lintimité
même ne faisait jamais quajouter.
Vous,
Monsieur, vous navez pu connaître ces hommes qui vous ont devancé
de si loin. Vous avez même peu connu M. Étienne. Vous navez
pu jouir comme nous de cette égalité dhumeur, de cette
politesse bienveillante et nuancée, de ces entretiens si instructifs
où se retrouvaient cette fine raillerie, ce langage si flexible,
si élégant, si concis et si pur, que vous venez dapprécier
avec tant de justesse dans son théâtre et dans sa polémique.
Son esprit sétait évidemment formé aux leçons
de Voltaire et des meilleurs écrivains du dix-huitième
siècle ; et pour parler comme on parle maintenant, jajouterai
quil était exclusivement de leur école. Je ne voulais
pas vous enlever une illusion agréable ; mais, malgré
laccueil plein dobligeance que vous a fait M. Étienne, et la
justice quil sest plu à vous rendre, il a été
fidèle jusquà la fin aux mêmes traditions littéraires.
Il était, en un mot, de ceux qui sabreuvent, au moins timidement,
à ces sources régénératrices dont vous vous
applaudissiez tout à Iheure davoir ouvert les écluses
avec laide de vos amis.
Je
ne saurais ton plus passer sous silence cette représentation
de lIntrigante, à laquelle vous avez attaché une
importance quelle ne comportait pas, et qui vous a fait donner à
M. Étienne des éloges quil naurait certainement point
acceptés. M. Étienne et moi nous navons pas connu ces
familles françaises se dérobant par la fuite à
des firmans qui envoyaient, comme récompense, une jeune, esclave
à un janissaire. (Expression, Monsieur, que vous venez de
retirer à linstant et qui se trouvait dans le discours auquel
jai dû répondre.) Il a pu constater et déplorer
comme moi, cette époque, les abus de la puissance lorsquil y
en a eu ; et aussi, et plus encore, quil se trouvât des pères
et des mères à qui lambition ou le soin de leur fortune
faisait marier leurs filles selon le gré présumé
du maître, plutôt que selon leur penchant. Mais jamais il
ny a eu parmi nous alors, ni jeunes esclaves, ni janissaires ; jamais
M. Étienne naurait reconnu sous ce nom les soldats ou les généraux
de Marengo, dAusterlitz et dIéna. Chacun, Monsieur,
a le devoir de défendre son temps contre la réaction des
partis, ou lexagération à laquelle les écrivains
les plus distingués, dailleurs, se laissent quelquefois entraîner.
Vous aimez lanecdote, et vous savez la généraliser habilement
pour en faire sortir des tableaux aussi imposants que dramatiques. Permettez
à un homme qui, en 1813, vivait bien près de celui dont
vous aimez peu la gloire, de rétablir ici les faits, tels du
moins que sa mémoire les lui rappelle. Dans lIntrigante,
lauteur, dont la verve comique ne ménageait aucun ridicule,
aucun abus, même ceux dont la critique aurait pu porter quelque
ombrage au pouvoir, représente une femme intrigante, se vantant
dun crédit quelle na pas, promettant et menaçant, au
nom du souverain, pour contraindre sa nièce à épouser
un homme de la cour. Mais le père de la jeune fille va droit
à lautorité suprême et sur-le-champ lintrigante
reste impuissante et confondue. Un tel dénoûment, Monsieur,
est de lhistoire. Il est conforme à tous mes souvenirs. Toutefois,
je nhésite pas à le reconnaître, lopinion publique,
en 1813, nétait plus la même que sous le Consulat et les
premières années de lEmpire ; la nation épuisée
commençait à se demander où sarrêteraient
ses sacrifices et une ambition qui semblait ignorer les limites du possible.
Elle commençait à juger celui quelle navait fait quadmirer
jusque-là, et prêtait même loreille aux suggestions
de ses éternels détracteurs. Les bruyants applaudissements
du parterre, et les sifflets qui leur répondirent, donnèrent
tout de suite à lIntrigante une portée que navait
pas prévue lauteur. Le tumulte se renouvelait à chaque
représentation ; la pièce ne fut plus jouée. Quant
à cette autre représentation à Saint-Cloud, dont
vous nous avez parlé avec autant démotion que si vous
y aviez assisté, je nai pu quadmirer cette puissance merveilleuse
de limagination et du talent, qui donne consistance et vie à
tout ce quelle touche, se transporte à travers le temps face
à face de ce quelle veut peindre, et supplée à
la réalité par la magie des couleurs. Heureusement,
vous lavez remarqué, M. Étienne ne perdit aucune de ses
places. Lorsquen 1814 il refusa de livrer sa pièce à
ceux qui voulaient sen servir contre le prisonnier de lEurope à
lîle dElbe, il crut rester fidèle, et non, comme vous
lavez dit, se montrer généreux. Permettez-moi de défendre
encore sa mémoire dun reproche que tous ceux qui lont connu
repousseront avec moi. Il exerça, dites-vous, contre la Restauration
une vengeance lente et sûre, celle dune opposition qui dura
seize années. M. Étienne ne songea jamais à
se venger. Lopposition quil fit au gouvernement de la Restauration
tenait sa source dans ses opinions véritables. Jai le droit
de le dire, puisque cette opposition ne fut jamais la mienne, et quil
mattaqua même quelquefois dans ses lettres sur Paris, étincelantes
de talent et de verve, et qui eurent tant daction sur les esprits.
Depuis 1830, M. Étienne ne cessa de siéger
dans nos grands corps politiques ; il y apporta tous les fruits dune
longue expérience, et cette sagesse que donne le maturité
de lâge à ceux qui, exempts de haines, dillusions et
denvie, ne sont plus attirés que par la justice et la vérité.
Sa vie entière a été littéraire et politique
comme ses écrits. La vôtre, jusquici, a été
tout adonnée aux lettres, et vous devez votre entrée dans
nos rangs à léclat de vos succès littéraires.
En admettant dans son sein toutes les écoles et leurs représentants
les plus honorables, lAcadémie a laissé au temps, qui
fait justice de tous les engouements, et dont on ne peut calculer les
retours, à prononcer entre elles. Vous lavez louée vous-même
de ne pas se laisser entraver par les applaudissements et les transports
publics. lI y a en effet, entre les écrivains et le public
dune époque, dindéfinissables rapports. Les premiers
affectés comme le second, subissant les mêmes influences,
respirant, pour ainsi parler, le même air, échauffés
du même soleil, provoquent, sans sen rendre compte, des applaudissements
qui nattendaient que loccasion pour éclater. Le public charmé
de se sentir aidé à descendre en lui-même, à
y chercher je ne sais quelle satiété, ou quels désirs
de nouveauté quil nosait encore se proférer, flatté
de voir élever à la hauteur dune théorie ce quil
ressentait confusément et timidement, éclate en transports,
en satisfactions vives, et prodigue, comme les rois, ses faveurs à
ceux qui le reflètent et justifient jusquà ses faiblesses.
Cest ainsi que se forment toutes les écoles, que se succèdent
toutes les poétiques ; chacune à son tour saluée
à sa naissance par les mêmes transports. Cest ainsi que
les écrivains qui suivirent le siècle dAuguste, ceux
même de la décadence des lettres latines, furent aussi
applaudis de leur temps, que Virgile et Horace, Tite-Live et Cicéron
lavaient été de leurs contemporains. Et pourtant, nous
ne devons pas loublier, lalliance de lhomme avec le beau ne saurait
dépérir. Il y a entre le beau et notre nature morale,
une relation indestructible, que chaque nation est appelée à
faire ressortir quand son tour est venu de marcher à la tête
de la civilisation humaine, comme la nuée lumineuse guidait Israël
dans le désert ; après les Grecs et le siècle de
Périclès, les Latins et le siècle dAuguste ; après
les Latins la Renaissance, puis la France et notre siècle de
Louis le Grand. Serait-ce une infirmité infligée par la
main de la Providence à notre espèce, de ne pouvoir nous
maintenir longtemps dans la possession la plus complète et le
sentiment le plus pur du beau dans les lettres et dans les arts ; et
ne devons-nous atteindre le faîte que pour aussitôt en descendre ! Tout nest pas su, tout nest pas dit sur ces grandes questions. Ceux
qui viendront après nous y répandront de nouvelles lumières.
Je reconnais avec vous lessor que prirent à la fois, après
la chute de lEmpire, plusieurs jeunes écrivains, parmi lesquels,
Monsieur, vous venez de nous marquer votre place, et dont quelques-uns
sont rangés aujourdhui parmi ceux dont la France et lAcadémie
se font gloire. Mais quil me soit permis de compléter le tableau
en réparant une omission sans doute involontaire. Longtemps auparavant,
quinze années en arrière, un homme avait apparu : il venait
venger le christianisme des dédains et des outrages du dix-huitième
siècle. Admirateur passionné de Racine et de Molière,
de la langue de Pascal, de la Bruyère, de Bossuet et de Fénelon,
il ne parlait que la sienne. Ce que le passé avait eu dexclusif
et de trop restreint, il le rejetait ; à la place du culte des
règles il avait mis celui du beau. Son style semblait séclairer
à la fois des splendeurs du passé et des vives clartés
dun nouvel avenir. Cet homme, ce grand écrivain, Monsieur, vous
lavez déjà nommé, il sappelle Châteaubriand.
Il avait fait tomber les barrières : on en profita pour sélancer,
non sur ses traces, mais dans les espaces où, à côté
des beautés naturelles quon y cherchait, pouvait se rencontrer
le mirage qui trompe le voyageur dans les solitudes de lOrient.
On dirait, Monsieur, que vous lavez compris ; car au lieu de vous livrer
exclusivement à votre imagination si riche et si féconde,
vous avez presque toujours emprunté à lhistoire du passé
ou à lhistoire contemporaine les faits et les caractères
dont vous avez su tirer des compositions qui vous sont propres, et ont
tout le mérite de 1originalité.
Cest ce que vous appelez, si je ne me trompe, la
vérité dans lart, paroles qui renferment tout un
système, et dont vous avez fait lexposition dans un petit traité.
Cette vérité dans lart, si jai su la comprendre,
nest autre chose que ce que nous appelons, nous simples lecteurs, le
roman historique dans sa plus grande extension. Jai peu de goût,
il faut bien que je le confesse, pour ces atteintes si profondes portées
à la vérité, et par conséquent à
la moralité de lhistoire. Mais je mempresse de lajouter, le
roman historique peut les éviter. Rien ne captive davantage,
nintéresse plus vivement que leffort du talent ou du génie
sappliquant à faire revivre le passé et à placer
tout le drame de la vie humaine au milieu dinstitutions et de murs
qui ont cessé dexister. Nest-ce pas là ce que Walter
Scott a fait, Monsieur, surtout dans lun de ses plus beaux ouvrages,
les Puritains ? Tel na pas été votre dessein dans
Cinq-Mars. Cest lhistoire elle-même arrangée avec
art, mais arrangée en roman. Tous les faits y sont empruntés
à nos annales, et il en est bien peu auxquels votre imagination
si fertile et si brillante ait laissé toute leur identité.
Quant à vos personnages, ils sont assurément les plus
considérables de lépoque. Si vous vous étiez contenté
de faire revivre, pour le besoin du drame, le père Joseph, mort
quatre ans auparavant, de prendre pour votre héros Cinq-Mars,
ce favori de vingt-deux ans, présomptueux et vain, rival étourdi
autant que téméraire de Richelieu, et qui, pour se débarrasser
du premier ministre, voulait livrer la France aux étrangers,
je vous demanderais seulement si ce nest pas étendre un peu
loin le programme ou les droits de la vérité dans lart ! Mais réduire à de telles proportions lun des plus grands
hommes dÉtat des temps modernes, un ministre dont limmense
ambition neut jamais dautre but que la puissance et lélévation
de la France, dont luvre immortelle fut de nous doter de lunité
nationale, tout en constituant lautorité royale sur des bases
inébranlables ; qui oublia trop sans doute que la clémence
est souvent le meilleur conseiller des rois, comme la bonté est
toujours lhabileté de leur justice ; mais qui, en détruisant
toutes ces grandes existences rivales du trône, fit le premier,
de lespace pour les petits, et travailla pour les desseins de la Providence,
déjà écrits au-dessus de sa tête dans des
régions inaccessibles à ses regards ; de pareils hommes,
Monsieur, appartiennent à la vérité plus quà
lart. Les mêler à des fictions, les plier à des
combinaisons ingénieuses et romanesques, cest risquer de les
amoindrir sans les peindre. Vous trouverez naturel, sans doute, quau
sein de cette compagnie dont il a été lillustre fondateur,
il sélève une voix pour rappeler la gloire et défendre
au besoin la mémoire du cardinal de Richelieu.
Il est un autre personnage que vous avez représenté,
fait parler, agir dans lun de vos plus intéressants ouvrages,
votre Canne de jonc, et envers lequel vous me reconnaîtrez,
jen suis sûr, le devoir de combattre, non les justes reproches
que la postérité peut lui adresser, mais le dénigrement
et la rancune des partis.
Je
défierais, je vous le jure, quiconque aurait approché
de lempereur, fût-ce son plus mortel ennemi, de ne pas éprouver
un peu de ce que jai ressenti en lisant cette scène, cette prétendue
conversation à Fontainebleau entre lui et le vénérable
Pie VII. Au surplus, je vais au-devant de votre réponse ; la Canne de jonc nest quune création, un jeu de votre
imagination. Vous navez pas entendu la donner pour autre chose. Vous
naimez, je le sais, ni nestimez ladmiration. Vous faites dire à
votre capitaine Renaud : « Je déteste ladmiration,
elle est un sentiment corrompu et corrupteur. » De
là vient, sans doute, que votre esprit proteste si souvent contre
les plus grandes renommées de notre histoire, et se complaît
à rabaisser ceux devant lesquels les générations
se sont inclinées. Je vais vous livrer tout le secret
peut-être de la dissidence qui, à mon grand regret, se
rencontre sur quelques points, entre vous et moi. Jaime à admirer
avec passion ; pour moi, cest la vie élevée à
sa plus haute puissance. Cest par ladmiration que la créature
remonte à son créateur, que lhomme se console de ne pas
égaler ce qui le surpasse. Elle le porte à imiter tout
ce que sans elle, peut-être, il naurait su quenvier ; enfin
si ,comme vous len accusez, elle entraîne à sa suite quelques
illusions, la faute en est à sa généreuse nature ; cest que ladmiration, cest lamour et le culte de tout ce que Dieu
a fait de plus beau, de meilleur et de plus grand.
Quil me soit permis de hasarder ici une réflexion.
Au milieu de cette multitude de romans historiques, de mémoires
supposés, de biographies contemporaines qui ont paru depuis un
quart de siècle, il deviendrait impossible, je le déclare,
de savoir la vérité sur rien, ni le vrai sur personne.
Mais heureusement il se fait aussi de savants et laborieux efforts pour
défendre et maintenir la vérité historique. Je
nen voudrais pour garantie que cette histoire du Consulat et de lEmpire,
que la France et lEurope lisent avidement, et dont un livre consacré
au Concordat offre le tableau le plus complet et le plus fidèle
des négociations et des rapports de lempereur avec le pape.
La Canne de jonc, Monsieur, nest quun chapitre
du volume intitulé : Grandeur et servitude militaire.
Ce volume fait éprouver le regret quun talent aussi incontestable
et sachant si bien captiver, entraîner ses lecteurs, se soit laissé
entraîner lui-même surtout dans le Cachet rouge,
au delà sans doute des véritables intentions de lauteur
en accusant de la servilité la plus aveugle et la plus barbare
nos officiers et nos soldats.
Jarrive
maintenant à lapplication la plus illimitée du système
de la vérité dans lart. Cest dans votre livre de Stello
que je la rencontre. Votre docteur noir, pour distraire son malade,
lui raconte les scènes les plus terribles des prisons et des
échafauds de 1794 : « Cest une doctrine qui mest
particulière, lui dit-il, quil ny a ni héros
ni monstres. » Dès lors vous ne deviez pas choisir
le docteur pour historien dun pareil temps, car les victimes ont été
héroïques, et le nom de monstres est le seul pour désigner
leurs bourreaux. Je les ai connues ces victimes, et il ne ma
manqué quune ou deux années pour prendre rang parmi elles
à côté de mon père. Cest en leur nom comme
au nom de leurs enfants que je viens repousser de toutes les forces
de mon âme et de mes souvenirs tout mélange impie de leur
mémoire infortunée à de frivoles scènes
de coquetterie et damour, et plus encore à des récits
où les mères de famille les plus respectées, où
les hommes les plus respectables se livrent à des jeux hideux,
et dont le moindre effet serait denlever à leur mort toute sa
dignité, à leur malheur tout son prestige. Jai connu,
honoré, Monsieur, ceux qui sont cités par le docteur et
vous serez heureux de lapprendre, il sest incroyablement trompé.
Il existe encore quelques uns de ces détenus que le 9 thermidor
trouva vivants à St-Lazare, et qui vous le confirmeraient au
besoin, avec plus démotion et dautorité que moi.
Vous êtes placé trop haut dans lestime
de tous ceux qui vous connaissent, et, souffrez que je lajoute, dans
la mienne, pour que je mexcuse ici de la chaleur avec laquelle je mexprime.
Je viens de lire vos ouvrages, et lintérêt que vous avez
su y répandre na pu empêcher mes souvenirs de se réveiller
en foule, mes vives impressions de se faire jour. Que vous importent
dailleurs les impressions dun lecteur solitaire, si vous vous reportez
à vos constants succès ? Il y a au surplus, dans Stello
même, de quoi les expliquer ; nest-ce pas là que vous
avez placé cette déchirante histoire de Chatterton qui
vous a fourni le sujet dun drame que ses spectateurs si nombreux ne
sauraient oublier ? Vous avez voulu rendre sensible, par les émotions
du théâtre, cette idée quil y a des êtres
autour desquels il se crée une sorte de nécessité
de mourir, soit que leur organisation trop faible, trop fine et trop
délicate, ne puisse supporter les froissements et les mécomptes
de chaque journée, soit quun concours de circonstances accablantes
leur fasse de lexistence un trop pesant fardeau ; idée,
jai besoin de le dire, qui blesserait mes plus chères et plus
profondes convictions. Si Chatterton, si ce jeune homme de dix-huit
ans meût laissé lire au plus profond de lui-même,
ne croyez pas que je me fusse borné comme le lord maire, ou lord
Talbot, à lui ouvrir une bourse : non ; son âme souffrait
plus que son corps, cest elle quil fallait arracher au poison dont
elle se nourrissait, au charme énervant et corrupteur de ses
vagues et mélancoliques rêveries ; il fallait lui montrer
sur la terre cette vie pratique dans laquelle nous marchons tous, et
au dessus de sa tête quelque chose de plus élevé,
de plus poétique que sa propre poésie ; lui dire que lamour
et la foi retiennent également le faible tenté de fuir
dans le tombeau. Son cur si noble, sa jeunesse si pure se serait
bientôt rappelé que celui de qui nous tenons le souffle
de vie a seul le droit de nous le retirer un jour, et quil ne nous
refuse jamais à la fois le soulagement de nos misères
et le courage de les supporter. Quoi quil en soit, Monsieur, les deux
caractères de Chaterton et de Ketty Bell sont une création
pleine dart et de charme que vous appartient entièrement. Rien
ne leur ressemble, pas même ce qui les rappelle, comme Gilbert,
Werther, René lui-même, et toute cette famille, hélas ! si attachante dâmes et desprits malades qui remontent jusquà
J.-J. Rousseau. Au delà du dix-huitième siècle
on ne retrouve plus leur trace. Ils appartiennent, croyez-moi, à
des générations amollies, à une civilisation énervée,
où lhomme sabsorbant en lui-même et sapitoyant sur sa
propre destinée, sisole de ses semblables, et concentre toute
son existence dans un stérile et plaintif orgueil.
Mais joublie trop, je le crains, la fatigue de cette
assemblée ; le temps me manque pour nommer tous vos écrits ; je le regrette, car il nen est aucun qui nai reçu du public
un accueil favorable. Je ne saurais cependant omettre les traductions
du Maure et du Marchand de Venise, où vous avez
montré que le génie de Shakspeare peut sans trop de dommage
être traduit en français. Dans lavant-propos et la lettre
qui les précèdent, vous avez prodigué à
Racine et aux écrivains de son école de dédaigneuses
rigueurs. Le moment nest-il pas venu de mettre un terme à ces
disputes ? À quoi serviraient-elles désormais ? Que ceux
qui regrettent ces règles respectées de nos pères,
les observent encore, quils restent plus délicats que leur temps
sur lillusion de la scène et les conditions de la vraisemblance,
cest leur droit. Maintenant quen toute chose le système
préventif est abandonné, cest aux contemporains dabord,
et à la postérité ensuite, que la répression
est confiée ; cest à eux de juger les uvres que
le génie de lhomme aura conçues et exécutées
dans sa pleine et entière liberté. Ainsi donc, que lécrivain,
que lartiste se mette à luvre en écoutant la voix
intérieure qui lui parle, que chacun consulte en lui-même
cette image du beau quil a apportée en naissant, mais que la
manière dont il a su garder et gouverner son âme, a pu,
quil ne loublie pas, conserver pure, ou dénaturer et obscurcir.
Que dautres diffèrent autant quils le voudront dun passé
quils se sentent la force de mépriser ; mais que lorgueil dinnover
sache se préserver au moins de la tentation dimiter. On nest
original quà son insu. Le moindre effort pour le paraître
empêche nécessairement de le devenir. lI ny a de nouveauté,
doriginalité inépuisable que dans le naturel, que dans
lhomme tel quil est. Je voudrais, je 1avouerai, voir adopter le programme
du classique moins les entraves ; du romantique, moins le factice, laffectation
et lenflure. Les hommes semblent sentendre dun bout de la civilisation
à lautre pour recueillir en ce moment tous les fruits que la
liberté peut produire. Les institutions, les murs, les
lettres, les arts, tout y concourt, tout y participe à la fois ; et ce qui prouve plus que tout le reste les vues de la Providence,
cest le prince quelle tenait en réserve pour leur accomplissement.
Né près du trône, il navait aucun des préjugés
que donnent souvent à ceux qui y montent leur naissance et leur
éducation. Au niveau de son temps dont il na que les lumières,
il le comprend, il le dirige sans jamais sassocier à ses préventions.
Protecteur le plus éclairé des lettres, il sait que de
nos jours le meilleur et le plus noble service à leur rendre,
cest den assurer la plus complète indépendance. Chaque
époque, Monsieur, a sa littérature, qui est lexpression
de ses murs, de ses passions, de ses goûts. Mais entre les
ouvrages dont elle brille, il faut en distinguer de deux natures : les
uns, dun mérite relatif, appropriés au plus grand nombre
des lecteurs obtiennent de brillants applaudissements ; cest le triomphe
contemporain : les autres, puisés aux sources des éternelles
vérités, et de ce beau dont lhomme a seul le sentiment
sur la terre, reçoivent dabord un accueil moins éclatant,
et attendent le jugement le cette élite de notre espèce
dont la voix répétée de siècle en siècle,
depuis Homère, sappelle la renommée, sappelle la gloire,
et redit à lavenir les noms qui ne périssent pas.