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Entretien avec Philippe Raynaud : autour des Trois Révolutions de la liberté

Angleterre, Amérique, France

mercredi 17 mars 2010, par Thibaut Gress

Philippe Raynaud a eu la gentillesse de nous accorder un entretien autour de son dernier ouvrage, Trois révolutions de la liberté, magistrale synthèse sur les révolutions libérales, synthèse constituée d’articles parus depuis plus d’une vingtaine d’années déjà. L’entretien s’est déroulé au domicile de l’auteur et les propos ont été recueillis par Thibaut Gress.

A : Les ambiguïtés du libéralisme politique

Actu-Philosophia : Je voudrais commencer cet entretien en abordant les ambiguïtés du libéralisme politique. Très significativement, l’ouverture de l’ouvrage est consacrée à Burke, dont on sait que c’est un whig, donc ce n’est pas un conservateur pur et dur, et vous écrivez fort logiquement ceci : « On aurait donc pu s’attendre que Burke devînt un défenseur de l’action de l’Assemblée constituante, dont certaines idées ont des sources « anglaises » que les plus radicaux des whigs ne devaient pas manquer de relever. » [1] Or, précisément, Burke va devenir une des figures les plus célèbres de l’hostilité à la Révolution française, pourtant perçue comme une révolution libérale par les Anglais libéraux auxquels Burke appartient. « Avant la Révolution française, écrivez-vous, Burke a donc défendu une politique libérale souvent audacieuse, qui reposait sur une interprétation subtile du régime anglais, considéré comme un compromis réussi entre la tradition et la modernité. » [2] Vous expliquez alors pourquoi Burke est hostile à cette Révolution française : c’est à cause de l’Assemblée constituante, c’est-à-dire à cause du principe de légitimation de la constitution. Ce qu’il refuse d’abord, c’est l’idée selon laquelle la Nation, incarnée dans une Assemblée, prime sur le pouvoir monarchique et décide de celui-ci en le subordonnant à la souveraineté nationale. Ma première question est simple : est-ce Burke qui est insuffisamment libéral pour admettre l’Assemblée constituante ou est-ce cette dernière qui doit être interprétée davantage comme un geste révolutionnaire que comme un progrès de la liberté politique ?

Philippe Raynaud : Je pense que ce qu’a fait éclater la Révolution française, ce sont les ambiguïtés ou les équivoques du libéralisme antérieur qui, à travers l’exemple anglais, reposait sur un certain nombre de compromis et sur une tradition politique particulière susceptible de plusieurs interprétations. Le régime anglais à l’époque de Burke est un régime représentatif, assez étroitement oligarchique dans les faits, dans lequel la doctrine officielle était celle de la souveraineté du Parlement – ou du « King in Parliament », c’est-à-dire de l’ensemble constitué par les Communes, des Lords et du Roi. Il y a une unité organique des différents éléments du régime anglais, ce qui explique pourquoi son caractère monarchique reste central dans la tradition anglaise telle que l’interprète Burke. Ce que ce dernier reproche à la Révolution française, c’est précisément le fait que l’Assemblée ne soit pas simplement législative mais qu’elle soit constituante, ce qui suppose qu’à un certain moment, le pouvoir constituant est entièrement transféré à la Nation, qui a le pouvoir et le droit de refaire entièrement la Constitution, de créer artificiellement un ordre politique supposé fondé sur des principes rationnels. C’est cela que Burke dénonce : c’est cette idée qu’il serait possible et souhaitable de recomposer l’ordre politique à partir de la volonté constituante du peuple ou de la Nation, éclairés par la raison. C’est sur ce point qu’il considère que la Révolution française est en rupture avec la tradition anglaise car à ses yeux, la Constitution anglaise a toujours été là, elle n’a jamais été faite, elle n’est pas le produit conscient d’une activité délibérée d’une Assemblée, mais de cette histoire particulièrement heureuse qu’est l’histoire anglaise ; ce que les Français auraient dû faire, c’est donc trouver dans leur propre histoire des éléments sur lesquels s’appuyer pour introduire davantage de liberté politique dans leur régime.

A cet enjeu s’ajoutent deux autres choses qui concernent la politique anglaise. La première, c’est qu’à l’époque de Burke, il existe en Angleterre des tendances radicales (« de gauche », dirait-on aujourd’hui dans un langage qui vient précisément de la Révolution française) qui veulent limiter ce caractère oligarchique ou aristocratique du gouvernement anglais en y introduisant des éléments démocratiques par l’extension du droit du suffrage, et qui, sans nécessairement demander la suppression de la Monarchie, nient qu’elle soit une composante fondamentale du régime anglais. Le point de départ de la fureur de Burke, c’était une réunion tenue sous la conduite du pasteur Richard Price, orateur populaire assez talentueux, un homme de la « gauche » pourrait-on dire, qui disait qu’il fallait s’inspirer de la Révolution française pour approfondir les résultats de la Révolution de 1688. Pour Price, cela signifiait que les constitutions étaient faites par les peuples, et que les gouvernants – y compris les rois – pouvaient être déposés à volonté, dès lors que le peuple souhaitait les changer : c’est cette logique que combat Burke.

AP : Cette possibilité de déposer les gouvernants, y compris les rois, vous paraît-elle purement révolutionnaire ou déjà mâtinée de libéralisme ?

PR : C’est un principe révolutionnaire, mais, précisément, le libéralisme a une dimension révolutionnaire, que Burke essaie de limiter au minimum. C’est là qu’il trouve cette idée, qu’il ne présente pas de manière tout à fait exacte mais qui est néanmoins très profonde, selon laquelle il y a une différence de nature entre la Glorieuse Révolution de 1688 et la Révolution française de 1789. Ce qui venait à l’esprit de tout le monde à l’époque, c’est le fait que les Anglais avaient déposé le Roi puis changé de dynastie, ce qui semble bien être un acte constituant de même nature que celui qu’accomplit la Révolution française ; à cela, Burke répond que ce n’est pas de même nature parce que les Anglais ont fait face à une situation d’urgence où Jacques II mettait en danger l’équilibre constitutionnel et devant laquelle il avait fallu prendre une mesure exceptionnelle qui était révolutionnaire ; mais cette mesure exceptionnelle qui passe par un acte souverain du Parlement n’était justifiée que par les circonstances. Pour Burke, le pouvoir constituant est peut-être à l’origine des régimes mais en général il est préférable de jeter un voile pudique sur ce point pour revenir à un ordre politique stable ; les Anglais ont été obligés de laisser le voile se déchirer en raison des circonstances, mais ils l’ont vite retissé. Les Français, au contraire, déchirent le voile et font de ce qui était l’exception – le pouvoir constituant du peuple – le principe : c’est cela que critique Burke.

AP : Burke critique en somme la transparence de la genèse du pouvoir.

PR : En effet, et je trouve que c’est une vision très juste de ce que fait la Révolution française, même si je n’en tire pas les mêmes conclusions que lui. Il faut insister d’ailleurs sur le fait que, du coup, ce que dénonce Burke, ce sont bien les principes de 89, et ce ne sont pas seulement les violences du début de la Révolution qui, à nos yeux semblent peut-être annoncer 1793. La déclaration des Droits de l’Homme se présentant comme l’étalon selon lequel on doit juger les régimes, la constituante étend de surcroît la dynamique révolutionnaire à l’Europe entière. Sur ce point, Burke a d’ailleurs à l’esprit le fait que la Révolution américaine, qu’il n’a pas à proprement parler soutenue mais qu’il a acceptée, était bien plus prudente : les Américains s’adressaient aux nations européennes dans la déclaration d’indépendance mais ils ne prétendaient pas dicter à l’Europe les bons régimes ; les Français, en revanche, prétendent parler pour le monde entier.

AP : Si l’on vous suit bien, il y a une ambiguïté fondamentale chez Burke, puisqu’il y a à la fois un aspect de liberté politique et en même temps un refus de cette Révolution française qui apporte la liberté politique à la France ; vous l’écrivez d’ailleurs : « A la fois libérale et contre-révolutionnaire, l’analyse burkienne de la Révolution reste donc, jusqu’à un certain point, ambiguë. » [3] Mais est-ce que l’ambiguïté de Burke ne traduirait pas l’ambiguïté du libéralisme politique lui-même ?

PR : Disons plutôt que c’est l’ambiguïté d’un certain libéralisme.

AP : De quel libéralisme ?

PR : Le libéralisme est ambigu parce que, s’il peut être interprété, à la manière de Burke, comme libéralisme conservateur (au prix d’une transformation de la doctrine whig), ce n’est pas la seule interprétation possible : l’ambiguïté réside dans le fait que le libéralisme inclut à la fois la Révolution française et certains de ses ennemis comme Burke ; ce n’est pas Burke qui exprime les ambiguïtés du libéralisme, ce sont les ambiguïtés du libéralisme qui s’expriment à travers Burke. Les hommes de 89, ou ceux qui les soutiennent comme James Fox ou Thomas Paine, sont des libéraux, et certains de ceux qui s’y opposent, comme Burke, le sont également. Ajoutons cependant que, en France, la position de Burke est très difficile à soutenir, car c’est avec la Révolution française que le libéralisme politique a fait son entrée réelle dans la politique française. C’est ce que dira Benjamin Constant quelques années plus tard, et c’est ce que redit au XIXème siècle quelqu’un comme Rémusat qui était un modéré ; Guizot lui-même admet que l’histoire de la liberté politique ne commence vraiment en France avec l’acte révolutionnaire.

AP : Quelle est alors la définition minimale que l’on pourrait donner du libéralisme, sur laquelle chacun s’accorderait ?

PR : Je dirais que le libéralisme politique est le courant qui cherche à limiter le pouvoir de l’Etat par le droit, au nom du principe de la préservation de la liberté des individus. Le libéralisme est donc la combinaison de trois choses : 1) La liberté des individus est une limite à l’action et au pouvoir de l’Etat. 2) Pour que ces limites soient efficaces, il faut des dispositifs institutionnels qui passent notamment par une division des pouvoirs. 3) Cette division des pouvoirs implique que le gouvernement ou l’Etat ne soit jamais confondu avec la société, ce qui entraîne aussi une certaine liberté économique C’est la raison pour laquelle le libéralisme n’est ni anarchiste ni étatiste : la domination de l’Etat par la société n’est pas libérale, mais l’absorption de l’Etat dans la société ne l’est pas non plus.

AP : Le libéralisme n’accepte pas que la société prime sur l’Etat ?

PR : Non, pas nécessairement ; il y a des fonctions qui nécessitent un pouvoir politique séparé, mais ce pouvoir doit être limité par les droits des individus et il ne doit pas entièrement régir les activités sociales. Avec cela, vous avez une gamme de possibles considérables, du libéralisme de Chateaubriand à celui de Thomas Paine.

AP : Vous considérez Chateaubriand comme un libéral ?

PR : Oui, bien sûr. Le libéralisme, si vous voulez, s’étend de Chateaubriand à John Stuart Mill qui, lui, est socialisant et à certains égards démocrate. Mais en revanche il n’inclut pas Jean-Jacques Rousseau.

AP : Pourtant Pierre Manent l’a inclus deux fois parmi les libéraux [4]

PR : Ce que veut dire Pierre Manent, me semble-t-il, c’est que Rousseau a formulé des problèmes que les libéraux ont dû traiter. Si vous prenez Benjamin Constant qui est un lecteur et un admirateur de Rousseau, vous voyez bien que Rousseau demeure pour lui le grand adversaire : c’est celui qui refuse la représentation, qui considère que les Républiques antiques sont supérieures à tous les régimes modernes, et qui pense que s’il y a des bornes au pouvoir souverain, c’est au souverain de les définir ; par tous ces traits Rousseau est bien un adversaire de la tradition libérale. Tout le monde n’est donc pas libéral, mais ce que je pense, c’est que le libéralisme, d’une certaine manière, est l’expression la plus concentrée des aspirations modernes, tout en n’étant qu’un courant de la modernité. Il en est à la fois l’expression la plus concentrée mais il n’est qu’un courant. Il serait excessif, par exemple, de dire que Hobbes, est libéral, mais en même temps il y a des aspects libéraux chez lui.

AP : Leo Strauss, pourtant, n’hésite pas à en faire un libéral [5].

PR : Oui, mais dans ce cas, le fondateur du libéralisme n’était pas lui-même libéral. Skinner a lui aussi, dans un autre sens, fait de Hobbes un libéral. Disons qu’il y a des aspects libéraux chez Hobbes, mais que ce n’est pas un libéral.

AP : Ces aspects libéraux tiennent au droit naturel ?

PR : Ils tiennent à la conception individualiste que Hobbes a du droit naturel mais ils tiennent aussi l’idée que la liberté se définit d’abord par l’absence d’obstacles institutionnels à la volonté des individus. Là où je ne suis pas d’accord avec les courants néo-républicains, c’est que les libéraux acceptent eux aussi l’idée que la liberté passe par l’égalité par et devant la loi.

AP : Pour rester dans les ambiguïtés du libéralisme, on a l’impression que c’est une pensée finalement difficile à cerner parce que son développement contredit ses principes. Vous expliquez fort bien comment la logique même des droits particuliers inhérente au libéralisme politique finit par entrer en contradiction avec l’exigence d’universalité ; cela est patent dans le cas de la discrimination positive. Là encore, je vous cite : « si choquante soit-elle d’un point de vue authentiquement libéral (elle contredit directement le principe d’égalité), la discrimination positive s’inscrit bien dans la logique du libéralisme, en tant que celui-ci privilégie le juridique sur le « réel ». » [6] Il y a une « logique du libéralisme » qui semble contraire au « point de vue libéral ». Comment cela est-il possible ?

PR : La discrimination positive est en contradiction avec la conception libérale traditionnelle qui privilégiait l’égalité devant la loi tout en admettant que la loi traite différemment des individus qui sont des situations différentes ; le principe d’égalité peut admettre des distinctions, mais dans le cas précis de l’affirmative action, il y a un aspect non-libéral qui tient notamment à son aspect activiste et interventionniste. En même temps, cet activisme est justifié au nom d’une primauté des droits qu’a rendue possible le libéralisme. Quand je parle du « réel » dans l’article, je dois le mettre entre guillemets car il se réduit aux inégalités de représentation. Il me semble d’ailleurs significatif que l’on s’intéresse davantage à ces inégalités de représentation qu’aux inégalités économiques. Le libéralisme traditionnel est attaché au gouvernement représentatif dont le principe suppose que les gouvernants soient élus et politiquement responsables, c’est-à-dire qu’ils doivent rendre des comptes. De ce point de vue-là, ils sont sous la dépendance des électeurs. Mais d’un autre côté, ils ont une certaine indépendance à l’égard des électeurs, en ce sens qu’il n’y a pas de mandat impératif, et qu’ils prennent les décisions compétentes sans en avoir à référer tout le temps à leurs électeurs. Dans ce libéralisme classique rien n’exige que les représentants soient semblables à ceux qu’ils représentent, dès lors qu’ils sont capables d’entrer en communication avec eux. Dans le libéralisme traditionnel, par exemple, les pauvres peuvent voter pour les riches, cela n’a aucune importance.

AP : On entend aujourd’hui beaucoup de critiques sur l’Assemblée nationale qui ne reflèterait pas suffisamment la « diversité de la société française », elle serait trop blanche, trop masculine, etc.

PR : Cette critique me paraît assez étrangère à l’esprit du libéralisme traditionnel et de la représentation. Cela est très bien expliqué dans le livre de Manin [7], Les principes du gouvernement représentatif, qui rappelle que l’élection est un principe aristocratique : on élit les gens parce que ce sont les meilleurs. Avec la nouvelle idée de représentation telle qu’on l’entend aujourd’hui, on sort de la démocratie libérale, pour entrer dans une nouvelle logique qui se veut démocratique ; mais cette n’est pas non plus démocratique au sens strict au sens où elle exprimerait la souveraineté populaire. Sur la parité, par exemple, j’étais plutôt partisan de la doctrine du Conseil Constitutionnel, au nom de la logique du gouvernement représentatif qui suppose que la principale liberté des électeurs est de voter pour qui ils veulent. Si vous décrétez qu’il faut tant de pour-cent de ceci ou de cela, la liberté de choix de l’électeur s’en trouve réduite et rien n’oblige à avoir une représentation photographique de la population. Il reste qu’on peut comprendre l’argument de certains qui pensent que, s’il y a une distance trop grande entre les représentants et les représentés, la légitimité des représentants est moindre. Dans le cas américain, qui est le cas originel, à une certaine époque la Cour suprême recomposait la carte électorale de manière à éviter qu’il n’y ait que des élus blancs ; cela dit, cela n’a pas empêché qu’il y ait très peu de sénateurs noirs, voire aucun, même si, aujourd’hui, il y a un Président qui est noir. Mais en l’occurrence, ce problème est traité dans un chapitre sur « la Tyrannie des minorités » dont l’origine se trouve dans article assez ancien », et qui ne décrit plus la situation d’aujourd’hui, puisqu’il date de la belle époque de la politique d’affirmative action, dont nous sommes assez éloignés.

AP : Oui, vous prévenez d’ailleurs le lecteur au début de l’article qu’il est intéressant de mesurer à quel point les choses et les idées ont pu changer en 20 ans aux Etats-Unis.

PR : Oui, ce sont des débats qui appartiennent au passé pour les Américains mais qui sont devant nous en France. Je pense qu’aujourd’hui, c’est plutôt en France qu’on trouve des discours de ce genre sur la représentation, plutôt qu’aux Etats-Unis.

B : Libéralisme et socialisme

AP : Il y a une autre ambiguïté libérale que vous soulevez, notamment avec Owen, qui invente le social si l’on peut dire, et dont vous écrivez : « l’exemple d’Owen montre que le socialisme moderne est aussi la pointe avancée de la logique de la démocratie, dont il transpose les tensions dans l’économie et dans la production elle-même : il invente la « démocratie industrielle » tout en donnant au modèle de la fabrique une portée anthropologique universelle. » [8] Et vous ajoutez : « C’est aussi dans ce cadre que nous pouvons comprendre la solidarité secrète qui lie le « socialisme » au « libéralisme », par-delà leur opposition ; le socialisme oweniste est antilibéral parce qu’il tend à substituer la coopération à la concurrence, mais il est profondément lié à l’imaginaire libéral : dans l’idée du marché autoréglé, nous trouvons déjà cette idée d’un apprentissage de la norme par les individus, qui se ferait spontanément à travers les essais et les erreurs (celles-ci se payant « automatiquement » par des effets fâcheux pour l’individu). » [9]

PR : Je pense qu’il y a trois patries du socialisme, la France, l’Angleterre et l’Allemagne, ce sont les deux premières qui ont ici le plus d’importance. Dans ces deux pays, la culture socialiste se forme à la fois en opposition et en continuité avec la culture libérale. Dans le cas de la France, elle a deux sources assez distinctes : d’abord les courants les plus égalitaires de la Révolution française puis les textes de quelqu’un comme Saint-Simon qui n’est pas libéral en beaucoup de sens – notamment parce qu’il est partisan d’un pouvoir spirituel institutionnalisé, qu’il critique le primat du droit et le formalisme juridique – mais qui est élevé dans l’économie moderne, qui est productiviste et qui n’est pas systématiquement interventionniste. Du côté anglais, c’est autre chose. Le socialisme se forme d’une part à partir de l’approfondissement de la notion de droit subjectif, où l’on passe de la propriété à la sécurité et au bien-être, et d’autre part par l’utilitarisme ; cette influence est évidente chez Owen. L’utilitarisme n’est pas en tant que tel libéral mais il est porteur d’inspirations libérales. La parenté secrète entre le libéralisme et le socialisme, c’est l’importance donnée à l’économie et à la production ; c’est l’idée que les « rapports de production » comme dira Marx sont quelque chose de sous-jacent à la politique et de ce fait, il y a une continuité paradoxale entre l’économie politique libérale et le socialisme.

AP : Mais dans ce cas, on pourrait dire que Marx est libéral.

PR : Marx est un admirateur de Smith et Ricardo, et la thèse selon laquelle l’économie est déterminante en dernière instance vient de l’idée que la société civile est déterminante ; tout cela provient d’une configuration qui, au départ, était libérale. Mais Marx n’est évidemment pas libéral puisque, pour lui, il faut dépasser le règne du marché ; ne me faites pas dire ce que je n’ai pas dit : le socialisme n’est pas une variante du libéralisme, mais il en est le contemporain intellectuel. Certains courants socialistes, quand ils demandent une nouvelle révolution de révolution fondée sur la « dictature du prolétariat » sont irréconciliables avec le libéralisme, mais en même temps, lorsqu’on parle de « socialisme libéral », comme le fait Monique Canto, c’est là un oxymore parfaitement pensable. Il y a une synthèse possible entre un certain libéralisme et un certain socialisme.

AP : Mais alors le critère de démarcation est celui de la révolution ; la révolution, la dictature issue d’une révolution sont incompatibles avec le libéralisme : pourtant, si on met les choses en perspective en se référant à François Furet, on constate qu’il emploie l’expression de « révolution libérale » pour analyser les rapports de 1789 et 1793 : « l’exécution de Robespierre, écrit François Furet, a posé le problème du jacobinisme en des termes qui vont dominer pour longtemps, peut-être jusqu’à nous, la réflexion politique et intellectuelle sur la Révolution ; problème qui peut s’exprimer en termes chronologiques sous la forme : qu’est-ce qui lie ensemble 89 et 93 ? Ou bien, en termes philosophiques à travers l’interrogation sur la nature du rapport entre la révolution libérale et la terreur jacobine. » [10] C’est intéressant qu’il emploie dès le début le terme de « révolution libérale » car c’est un mystère que le libéralisme se mue en Terreur, ou en socialisme, mais n’est-ce pas là l’ambiguïté même du projet libéral ?

PR : Le problème qui a préoccupé Furet toute sa vie est celui de l’unité de la Révolution française. La réponse à laquelle il est arrivé dans les années 90, notamment dans son dernier livre sur la Révolution, consiste à dire que la Révolution commence en 1789 et s’achève en 1875, donc avec la stabilisation du suffrage universel. La Révolution inclut donc tous les changements de régime du XIXème siècle. Auparavant, il avait défendu l’idée que de 1789 à 1793 il y avait eu un « dérapage » par lequel on passait d’une révolution libérale à une situation pathologique. Dans ses travaux ultérieurs, il insiste davantage sur la radicalité de la Révolution dès le début, ce qui interdit d’en faire un moment modéré car même les plus modérés sont bien plus révolutionnaires que tous les révolutionnaires des autres pays européens ce qui veut dire qu’on a d’emblée affaire à quelque chose de beaucoup plus révolutionnaire que tout ce que l’on avait vu auparavant, et qui ne pourra pas être arrêté en quelques années.

AP : Peut-on alors poser comme inconciliables les deux dates emblématiques, 1789 et 1793, liberté et Terreur, comme l’a récemment fait Philippe Nemo [11] ?

PR : Je ne sais pas si Philippe Nemo fait exactement cela, mais dans tous les cas vous ne pouvez pas confondre les deux ; comme citoyen, je revendique dans mon héritage 1789, pas 1793 et je n’ai aucune dévotion pour Robespierre et Saint-Just ; 1793 ne fait pas partie des références fondatrices de la liberté politique en France ; ce n’est qu’un épisode politique dont il faut faire le bilan avec des nuances, mais les principes de la liberté sont ceux de 1789. Alain Badiou parle de 1793 avec un mépris total pour 89, comme si pour lui, la révolution ne devenait vraiment intéressante que quand on commence à couper les têtes à grande échelle.

AP : C’est sans doute le plaisir de la purification du champ social.

PR : Sans doute et vous remarquerez que, chez lui, ce n’est même pas 1792 qui est emblématique, ce n’est même pas la République, c’est vraiment 1793. Tout cela montre qu’il y a bien une différence, qui fait que les principes de la Terreur du gouvernement révolutionnaire sont nettement distincts de ceux de 1789. Mais il se trouve que l’histoire politique est ainsi faite que c’est en aussi en 1793 que les aspirations dites « sociales » se sont affirmées avec davantage de force, ce qui fait qu’en France, à cause de cela, il y a un certain lien entre la gauche socialiste ouvrière et certains épisodes de 1793 mais ce lien est plus historique que logique. Dans l’histoire anglaise, dans l’histoire du socialisme anglais, la Révolution française joue un rôle très important, comme l’a très bien montré le livre de Thompson, La formation de la classe ouvrière anglaise [12] où il apparaît que les ouvriers anglais étaient des supporters de la Révolution anglaise mais ils le sont avant 1793. La gauche anglaise est liée à des gens comme Thomas Paine ; Celui-ci, qui avait joué un rôle important dans la Révolution américaine, était en France pendant la Révolution, il avait même été député d’honneur et pendant la Convention il a participé au débat sur le sort de Louis XVI, où il avait proposé que l’on n’exécute pas le roi mais qu’on l’exile aux Etats-Unis où il serait devenu un bon citoyen en cultivant la terre. Par la suite, il a été emprisonné pendant la Terreur parce qu’il était proche des Girondins, et sans Thermidor, il aurait été exécuté. Revenu aux Etats-Unis, Paine a fini quasi-socialiste, tout en étant, en politique, un libéral radical ; le lien entre la Terreur et les aspirations sociales n’est pas inévitable.

AP : Est-ce que vous partageriez les analyses de James Burnham [13] sur l’ambiguïté de l’ancien libéralisme et du libéralisme moderne, lequel libéralisme moderne pour défendre les droits amène un accroissement de l’Etat, qui vise à contrôler de plus en plus le champ social et, in fine à instaurer quelque chose qui ressemble très nettement au socialisme ?

PR : Burnham est un auteur intéressant, dont je ne savais pas qu’on le lisait encore dans votre génération, mais je crois qu’il a en vue ici un autre problème, qui est celui de l’évolution politique de ce qu’on appelle « liberal » aux Etats-Unis, qui désigne des courants plus à gauche qu’en France.

AP : D’accord ; tout à l’heure, vous évoquiez Alain Badiou, et pour rester dans l’extrême-gauche, je voudrais évoquer votre ouvrage sur L’extrême-gauche plurielle dans lequel il y avait une présentation de l’extrême-gauche protéiforme, et parmi l’une de ses multiples manifestations, il y avait celle que constitue l’œuvre d’Etienne Balibar, dont le parcours est celui de « la révolution aux droits de l’Homme » ; à son sujet vous écriviez : « En fait, l’analyse de Balibar se présente comme un effort pour refonder l’héritage européen (l’Etat, la démocratie formelle et sociale, la pluralité des nations et des langues) et non pas simplement pour le dépasser dans une construction postétatique ou postnationale. » [14] Si je comprends bien ce que vous écrivez, vous montrez que Balibar incarne une figure d’extrême-gauche démocratique, acquise aux droits de l’Homme, et se donnant pour ennemi toute forme de nationalisme tout en défendant les droits des clandestins. Mais ce programme n’est-il pas, par bien des aspects, libéral ?

PR : Les textes de Balibar dont je parle ont été écrits entre 1996 et 2006, période où il avait suivi un chemin qui allait de la tradition révolutionnaire à la démocratie radicale et qui le conduisait à quelque chose de très proche de ce que l’on appelle le radicalisme dans le monde anglo-saxon, qui pourrait être rapproché de l’aile gauche du libéralisme, en effet. Il se réclamait des révolutions modernes, celles des Etats-Unis, de 1789, et à ce moment-là c’était un démocrate radical qui ne refusait pas tout l’héritage du libéralisme, et qui était curieusement assez proche de quelqu’un comme Claude Lefort. .

AP : Sur quel point avait-il découvert une telle proximité ?

PR : Il cite élogieusement le grand texte de Claude Lefort sur les droits de l’homme et il est vrai que Lefort lui-même avait conservé des aspects démocrate-radical.

C : Analyse comparative des trois Révolutions modernes

AP : Abordons maintenant ce qui relie et ce qui sépare les révolutions française, américaine et anglaise. Vous avez cette formule que je vais vous demander de commenter, si vous le voulez bien : « La Révolution américaine a une grandeur, et même une poésie propre, qui relève de la beauté, là où la Révolution française serait plutôt de l’ordre du sublime. » [15] J’imagine que la résonnance est ici kantienne, mais que faut-il entendre précisément par-là ?

PR : La beauté, chez Kant, c’est ce qui plaît universellement sans concept et, surtout, le sentiment du beau est « joyeux et riant » ; la beauté consonne avec l’harmonie et avec le bonheur. Le sublime en revanche n’implique pas toujours l’attrait et peut même évoquer la terreur, d’où l’idée de la disproportion entre l’infini et le fini, le sublime mathématique étant évoqué par les grandes montagnes, le sublime dynamique l’étant par les tempêtes. Les émotions que fait naître la Révolution française – Kant parle lui-même d’une « émotion sublime » – sont de l’ordre du sentiment d’une tâche infinie qui est au cœur du sentiment favorable à la Révolution française. Il est beaucoup plus difficile d’éprouver le même type d’émotion devant la Révolution américaine.

AP : Vous voulez dire que la Révolution américaine, contrairement à la Révolution française, ne dépasse pas l’imagination ?

PR : La Révolution américaine, c’est la création d’une République, certes après une guerre avec l’Angleterre, dans un processus qui est loin d’être toujours pacifique, mais cette Révolution ne joue pas sur les mêmes affects que la Révolution française. Je dis cela contre le sentiment de certains auteurs Américains qui, il y a une vingtaine d’années, essayaient de montrer que la Révolution américaine était aussi révolutionnaire que la Révolution française.

AP : Vous avez une formule qui résume les trois formes de révolution et qui consiste à dire que les Français se sont appuyés sur la raison, les Américains sur le fait de l’égalité, et les Anglais sur l’histoire contingente. Or aujourd’hui, je ne sais pas si vous serez d’accord avec moi, il y a une doxa philosophico-politique qui consiste à dire que la France est justement le pays de l’égalité, que les Etats-Unis sont le pays de la liberté. Comment analysez-vous le fait que ce sur quoi ces démocraties se sont appuyées – l’égalité pour les Etats-Unis, la raison pour la France – ne corresponde absolument plus à l’image doxique que l’on en a aujourd’hui ?

PR : Le mieux est de prendre les choses dans l’ordre chronologique. Le principe récurrent de la révolution anglaise, c’est que les Révolutions anglaises sont des restaurations parce qu’elles visent à refonder l’ancienne Constitution, la Constitution originelle. Le mythe anglais, c’est que l’Angleterre a toujours été libre, que la Constitution remonte à la plus haute antiquité ou même au roi Arthur, qu’il y a toujours eu un gouvernement limité, et que tous les efforts pour instaurer l’absolutisme se sont heurtés à des résistances ; le principe de la révolution anglaise, c’est donc l’histoire anglaise elle-même. Voilà le mythe anglais. L’histoire anglaise est une histoire permanente de réinstauration de la liberté contre les tentatives de s’en écarter ; c’est ce que Burke a théorisé de manière conservatrice en disant que la chance des Anglais, c’est qu’ils ont les droits des Anglais et non les droits de l’Homme. Le « fait de l’égalité » en Amérique, c’est ce que dont parle Tocqueville, c’est l’égalité des conditions. Evidemment, aux Etats-Unis, il y a des inégalités économiques importantes, il y a eu l’esclavage mais dans les couches sociales qui composent la démocratie américaine naissante, c’est-à-dire les Blancs – le peuple américain de départ, ce sont alors les Blancs, pas les Noirs ni les Indiens –, il y a des différences de fortune importantes mais il n’y a pas de noblesse, il n’y a pas de coupure radicale comme dans l’aristocratie européenne. Les planteurs du Sud ont un mode de vie qui s’apparente certes à celui de l’aristocratie anglaise mais il y a l’idée, même chez eux, que les Américains (blancs) sont égaux. Or, cette égalité est une donnée de la société américaine, et si elle est une donnée, elle n’est pas un but. La question principale est donc celle de la liberté et c’est parce que les gens se voient comme égaux que le point crucial devient celui de la liberté. Aujourd’hui, il y a sans doute une dérive oligarchique dans la société américaine mais la passion égalitaire reste forte, et vous ne pouvez pas vous y présenter comme un seigneur.

AP : C’est déjà ce que disait Tocqueville lorsqu’il rappelait les propos de Mme de Sévigné se demandant si ses gens en Bretagne appartenaient à la même humanité qu’elle, en remarquant qu’une telle pensée était impossible aux Etats-Unis.

PR : Oui, c’est cela et c’est aussi le fait que le décorum est républicain ; vous pouvez étaler de l’argent mais vous ne pouvez pas affirmer une différence de nature entre les citoyens américains. C’est la raison pour laquelle l’idée selon laquelle personne n’est au-dessus des lois aux Etats-Unis est aussi importante. Dans le cas français, la Révolution s’est appuyée sur la « Raison » parce qu’elle n’avait rien d’autre. C’est quelque chose que montre très bien Gauchet dans son livre La révolution des droits de l’Homme [16] ; le point de départ de la Révolution était doublement problématique : d’un côté, l’aristocratie était fermée car, contrairement à l’Angleterre, elle n’assimilait pas d’éléments extérieurs, et elle était d’ailleurs dans une phase de réaction, et, de l’autre côté, on avait un régime de monarchie absolue. Sur le plan social et sur le plan politique, on était donc très éloigné des objectifs d’une Révolution libérale et c’est la raison pour laquelle s’impose le discours rationaliste : puisque nous ne pouvons pas nous appuyer sur notre histoire, nous allons nous appuyer sur la raison, ce que Rabaut-Saint-Etienne exprime dans la célèbre formule « notre histoire n’est pas notre code. » Cette idée est présente dès 1789. Pourquoi est-ce qu’on fait aussi vite la déclaration des droits de l’Homme et du Citoyen ? Parce qu’il n’y a pas de Constitution en France ! Il faut bien voir à quel point il s’agit là d’un texte radical ; si vous prenez l’article 16 de cette Déclaration que je cite de mémoire : « Toute société dans laquelle la garantie des droits n’est pas assurée, ni la séparation des pouvoirs déterminée n’a pas de constitution », il signifie que la France n’a pas de constitution. Si elle n’a pas de constitution, à quoi peut-on se référer ? Il ne reste que la raison, que l’on étend à l’universalité. C’est quelque chose de radical et qui n’est plus bien compris aujourd’hui ; quelqu’un me demandait justement pourquoi la France se disait pays des droits de l’Homme et présentait une telle prétention universelle, ce qui fait rire tout le monde ; je lui ai répondu que nous faisions peut-être aujourd’hui rire de nous, mais que cela n’empêche pas que la France est bien le pays qui, le premier, a proclamé l’idée que la politique partout doit être faite à partir de l’idée des droits de l’Homme ; elle l’a fait parce que c’était le meilleur moyen de légitimer la Révolution. Pour résumer, je ne dis pas que les Etats-Unis seraient une société de toute éternité égalitaire, mais que l’égalité des conditions y est un principe frappé d’évidence qui n’empêche pas des inégalités réelles ; quant à la France, elle s’appuie sur la raison car elle ne disposait que de cela compte tenu de sa situation politique et sociale.

AP : Quand on lit votre ouvrage, on découvre une réflexion sur les factions dont vous analysez le rôle aux Etats-Unis. Vous y analysez l’idée de Madison, qui est de faire naître l’unité de la Nation de la divergence des intérêts et des opinions, ainsi que le rôle du Fédéraliste dans cette réflexion. Pour quelle raison n’abordez-vous la question des factions qu’aux Etats-Unis ?

PR : Si je traite des factions aux Etats-Unis, c’est parce que dans les écrits fondateurs de la politique américaine, il y a de très grands textes dans le Fédéraliste, dont les numéros 10 et 51 où Madison discute ce problème. Son idée est que dans une République, il y a toujours des groupements qui défendent des passions et des intérêts particuliers et qui peuvent s’opposer au bien commun de la République, et c’est cela qu’il appelle des factions. Le remède à ce problème n’est pas de supprimer les factions, car elles naissent toujours dans un régime libre, mais il est au contraire de les multiplier pour qu’elles se neutralisent mutuellement et aussi parce que, si elles sont multiples, les gens appartiendront en même temps à plusieurs factions, ce qui supprimera la dévotion exclusive pour l’une d’entre elles. C’est très bien vu et c’est là la matrice de la politique américaine qui a toujours été accueillante aux intérêts et même aux identités multiples en dépit du conformisme américain. Il y a toujours eu l’idée qu’on pouvait être à la fois virginien, épiscopalien, ou que sais-je encore. Au départ, Madison cite comme origine de cette attitude américaine à l’égard de la pluralité l’expérience de la tolérance religieuse en Angleterre. On avait en Angleterre, dit Madison, tellement de confessions, pas forcément tolérantes d’ailleurs, qu’elles ont été forcées de cohabiter, et il transpose le raisonnement pour les factions. C’est une thèse qui vient peut-être de Voltaire dans les Lettres anglaises où l’on trouve un passage très intéressant qui dit que s’il y a une religion vraiment dominante, elle va être intolérante et opprimer les autres ; s’il y en a deux, elles vont se faire la guerre ; l’idéal est donc d’avoir plus de deux religions car elles sont amenées à cohabiter, même si elles ne le souhaitent pas. Le modèle de Voltaire c’est la bourse de Londres où le mahométan croise le juif et où toutes les dénominations chrétiennes coexistent parce que la seule hérésie est la banqueroute.

AP : Il n’y a que les Etats-Unis qui ont théorisé la question des factions ?

PR : Ils l’ont en tout cas comprise et je ne connais rien d’équivalent, dans la littérature politique française de cette époque, aux textes de Madison. Au contraire, la culture française est une culture de l’unité, qui ne peut pas conceptualiser ce que dit Madison ; lorsque Madison dit qu’il serait liberticide de supprimer les factions au nom de l’unité nationale, il envisage en fait précisément ce que les Français vont essayer de faire entre 89 et 93 et il prévoit l’échec de toute tentative de ce genre. En France, cette tentative s’inscrit dans ce qu’il y a de moins libéral dans la postérité de Rousseau. La culture française est fondamentalement liée, dès le départ, à une méfiance pour les associations au profit d’une recherche d’un corps politique. Cela veut dire que la recherche de la volonté générale est inscrite dans les principes de l’assemblée constituante et que Rousseau est dans 1789, bien que, encore une fois, sa postérité ne soit pas libérale…

D : Perspectives contemporaines

AP : Restons alors en France et venons-en à la situation contemporaine. J’aurai deux petites questions sur la nature de nos institutions ; nous avons en France une double source également légitime du pouvoir : l’Assemblée nationale tout comme le Président de la République sont élus au suffrage universel direct. Beaucoup disent qu’en créant la Vème République de la sorte, de Gaulle espérait qu’à terme la contradiction apparût trop clairement, et que la France adoptât une Monarchie parlementaire. J’ai deux questions sur ce point : pensez-vous d’une part que ce système là soit intrinsèquement contradictoire en raison de cette double source de la légitimité politique, et pensez-vous par ailleurs que la manière dont est pensée la présidence de la France tende davantage vers une conception décisionniste de l’exécutif que vers un partage libéral des pouvoirs ?

PR : La question est difficile… La Vème République est un régime extrêmement subtil, qui a de grands mérites mais dont il n’est pas impossible qu’il soit un peu épuisé. Il faut revenir au projet de la Vème République pour bien en comprendre les principes ; au départ, c’est un projet qui vise à sortir des ambiguïtés et des difficultés de la IIIème et de la IVème Républiques, c’est-à-dire de régimes dans lesquels le Parlement était théoriquement souverain mais en fait moins puissant qu’il n’y paraissait car, si Parlement était hostile au pouvoir exécutif, il se dessaisissait régulièrement de ses responsabilités ; sous la IIIème République, on appelait cela les « décrets-lois » par lesquels le Parlement accréditait le gouvernement pour qu’il prenne des décrets qui avaient force de lois. L’idée de départ de la Vème c’était donc qu’on pouvait avoir un régime qui aboutirait à un certain renforcement du gouvernement et de l’exécutif par le biais d’une extension des procédures démocratiques. La IIIème République était un régime de souveraineté parlementaire dans lequel le Parlement avait pour ainsi dire usurpé la Souveraineté Nationale et qu’on a voulu modifier en renforçant le gouvernement d’un côté et en donnant plus de droits au peuple de l’autre. C’est la raison pour laquelle au départ la Vème République accordait un rôle important au référendum. L’ancêtre de la Vème République, c’est un juriste de l’entre-deux-guerres qui s’appelait Carré de Malberg, qui avait écrit un livre très important intitulé La loi expression de la volonté générale où il développait les principes de ce qui deviendra la Vème République. Il développe cela dans les années 30, ayant en tête comme modèle la République de Weimar, ce qui avec du recul apparaît comme un choix malheureux, puisqu’elle n’a pas vraiment bien marché, mais il y a aussi des sources allemandes sur cette question. Quoi qu’il en soit, cette double extension des pouvoirs du peuple et du gouvernement n’est pas du tout absurde. Maintenant, l’exécutif est-il décisionniste ? Pas au sens schmittien ; mais il est vrai qu’il y a quelque chose qui se rapproche du décisionnisme, et qui provient des sources allemandes de la Vème République, c’est l’élément charismatique du Président, constitué par la rencontre avec le peuple. Il y a aussi ce que l’on pourrait appeler « un décisionnisme encadré » avec l’article 16 qui permet de prendre des mesures exceptionnelles dans certaines circonstances. Mais ce n’est pas un régime de dictature : le Parlement ne peut pas être dissout quant l’article 16 est appliqué et il y a un certain nombre de contrepoids. Je crois que ce qui a perverti le régime – c’est un point abondamment discuté chez les constitutionnalistes – c’est autre chose que le décisionnisme, c’est le fait qu’on a pris trop de mesures pour affaiblir l’institution parlementaire, notamment avec quelque chose qui aujourd’hui n’est plus central mais qui a joué un rôle important, à savoir l’idée que les parlementaires ne pouvaient pas être ministres. Si vous étiez député, vous deviez démissionner de votre mandat pour entrer au gouvernement. Dans la Ve République, les carrières politiques ont été amenées à se concentrer autour de l’exécutif. C’est quelque chose que l’on ressent aujourd’hui dans l’ouverture à la société civile (ou à l’opposition) des membres du gouvernement, avec des gens censés être au-dessus des clivages partisans : ce sont des gens qui, en réalité, sont des clients du Président de la République. Ce régime a abouti ainsi à une hypertrophie de la fonction présidentielle, mais cela ne tient pas à la double légitimité. On pourrait imaginer un Président issu du suffrage universel qui aurait bien moins de pouvoirs, comme au Portugal ou en Finlande, mais en France, les gens ne se déplacent pour voter que s’il y a des enjeux et, si l’élection présidentielle est importante, c’est bien que parce que le Président a de vrais pouvoirs. Je crois pourtant qu’on finira par arriver à un rééquilibrage, qui ne passe pas nécessairement par l’instauration du régime présidentiel qui, contrairement à ce qu’on pourrait croire, pose un Président beaucoup moins fort qu’en France puisque le Président ne peut pas dissoudre le Congrès. Quand vous regardez aux Etats-Unis, le Président, même lorsque le Congrès est de son bord, n’a jamais autant de pouvoir qu’en France. Le régime américain, en tout cas, montre qu’on peut avoir une coexistence sans trop de problèmes entre ces deux sources de légitimité.

AP : Ce n’est pas exactement pareil, puisque l’élection du Président américain se fait au suffrage indirect.

PR : L’important, comme on l’a vu lors de la première élection de Bush,c’est surtout que le Président est élu par des élus des Etats et non du peuple dans son ensemble, mais les gens votent alors non pour des sénateurs mais pour des électeurs dont la seule fonction est d’élire le Président ; cela signifie que si le vote est indirect, le vote demeure orienté directement vers le Président, si bien que ça ne change pas les choses de manière décisive. L’important est plutôt qu’il y a une Constitution qui répartit très précisément les compétences du Président et du Congrès et qui distribue des moyens de rétorsion réciproque au cas où l’un des deux irait au-delà de cette sphère. C’est cela le principe du check and balances. Le système français est de ce point de vue très différent ; Maurice Duverger appelait cela le « régime semi-présidentiel », et certains de ses amis parlaient de « régime semi-parlementaire » ; je crois que c’étaient ses amis qui avaient raison, le régime français, en dépit des pouvoirs du Président, est un régime fondamentalement parlementaire, et on l’a vu dans les périodes de cohabitation. C’est un régime dans lequel le Président ne peut rien faire s’il n’a pas de majorité à l’Assemblée alors que dans le régime américain, le Président reste le Président même s’il n’a pas la majorité au Congrès. Et si vous regardez bien, la plupart des régimes représentatifs, aujourd’hui, sont des régimes parlementaires, c’est-à-dire des régimes primo-ministériels, où le pouvoir exécutif revient à quelqu’un qui est indirectement issu de la coalition gagnante et la coalition n’est gagnante que parce qu’elle a un chef que le peuple a souhaité désigner. Quand les travaillistes gagnaient les élections sous Blair, c’était pour élire Blair.

AP : Et parmi ces pouvoirs, quel est celui qui revient au Conseil Constitutionnel ? On a vu récemment de nouveaux pouvoirs conférés à la Cour des Comptes ainsi qu’au Conseil constitutionnel, pouvoirs qui semblent aller dans le sens d’un partage toujours plus vaste des pouvoirs. Mais en même temps, on peut se demander ce que signifie par exemple l’extension des pouvoirs du Conseil Constitutionnel dont vous rappelez qu’aux yeux de ce dernier, « la « loi, expression de la volonté générale », n’est telle que lorsqu’elle s’accorde avec la Constitution, telle que l’interprète le Conseil). » [17] Nous sommes ici confronté au fameux article 6 de la Déclaration des Droits de l’Homme, voulant que « la loi est l’expression de la volonté générale. » Quelle est à vos yeux la légitimité démocratique des juridictions constitutionnelles ?

PR : Je peux vous donner la réponse du Conseil constitutionnel ; la loi n’est l’expression de la volonté générale que lorsqu’elle est conforme à la Constitution.

AP : Parce que la Constitution est elle-même l’expression référendaire de la volonté générale ?

PR : Oui, mais il faut aussi ajouter que, quand la loi est constitutionnelle, elle reste l’expression de la volonté générale. Ce n’est pas de même nature qu’aux Etats-Unis, où le statut de loi ordinaire a toujours été relativement bas.

AP : Je comprends bien et d’ailleurs dans Le juge et le philosophe [18] vous montriez qu’il ne fallait pas forcément opposer le droit au politique, mais à quoi sert alors la loi si celle-ci se trouve sans cesse relativisée, aussi bien par sa prolifération presque folle que par l’exigence de constitutionnalité ?

PR : Cela montre que la notion de démocratie a un peu changé de contenu. Ce que je pense, c’est que le constitutionnalisme, c’est-à-dire le système dans lequel la supériorité de la Constitution sur les lois se traduit par un contrôle juridictionnel de la constitutionnalité des lois, est un système démocratico-libéral. C’est même un des moyens privilégiés de combiner le libéralisme et la démocratie, donc ce n’est pas un système purement démocratique, comme le voudraient certains auteurs, comme mon collègue Dominique Rousseau : je ne dirais pas cela, j’y verrais plutôt quelque chose de profondément libéral.

AP : En quel sens serait-ce libéral ?

PR : C’est libéral au sens des trois critères que je vous ai donnés tout à l’heure. Cela assure la limitation du pouvoir politique ; dans les principes de cette limitation, on retrouve les droits des individus, et le contrôle de constitutionnalité des lois suppose que l’on contrôle toutes les institutions, y compris le Parlement, à rester dans le champ qui est le leur, ce qui est très exactement ce que la déclaration des droits de l’homme et du citoyen entendait lorsqu’elle demandait que la séparation des pouvoirs fût « déterminée ». Même du point de vue économique, on peut en faire une lecture libérale ; on l’a vu avec les nationalisations : le pouvoir politique a le droit de nationaliser, mais il doit indemniser les gens au nom des droits. Le constitutionnalisme est donc fondamentalement un système libéral, mais cela n’empêche pas que les décisions des cours constitutionnelles puissent être conduites à reconnaître la constitutionnalité de normes non libérales. Pour être plus précis, il faudrait dire que cette exigence de constitutionnalité n’est libérale que dans ses formes contemporaines ; il y a eu autrefois des contrôles de constitutionnalité qui visaient d’abord à assurer la stabilité de l’ordre social, mais les systèmes contemporains sont libéraux, sans aucun doute.

Notes

[1] Philippe Raynaud, Trois révolutions de la liberté. Angleterre, Amérique, France, PUF, coll. Léviathan, 2009, p. 2

[2] Ibid p. 9

[3] Ibid. p. 33

[4] Pierre Manent propose une lecture relevant les ambiguïtés de Rousseau à l’égard du libéralisme : ainsi affirme-t-il que Rousseau pousse le libéralisme à son terme, dans son Histoire intellectuelle du libéralisme, en ceci qu’il cherche à construire un corps social unifié à partir de la différence des individus, tandis qu’il définit sa gageure en ces termes dans Naissance de la politique moderne : « réconcilier le désir individuel d’autonomie et la pluralité des existences séparées. », in Pierre Manent, Naissance de la politique moderne, Gallimard, coll. Tel, 2007, p. 267

[5] On lit en effet ceci dans Droit naturel et histoire au sujet de Hobbes : « Le rôle de l’Etat n’est pas de créer ou promouvoir en l’homme une vie vertueuse mais de sauvegarder le droit naturel de chacun. Son pouvoir est rigoureusement limité par ce droit naturel et par aucun autre fait moral. S’il nous est permis d’appeler libéralisme la doctrine politique pour laquelle le fait fondamental réside dans les droits naturels de l’homme, par opposition à ses devoirs, et pour laquelle la mission de l’Etat consiste à protéger ou / à sauvegarder ces mêmes droits, il nous faut dire que le fondateur du libéralisme fut Hobbes. », in Leo Strauss, Droit naturel et histoire, Traduction Monique Nathan et Eric de Dampierre, Champs Flammarion 1986, pp. 165-166

[6] Raynaud, Trois révolutions…, op. cit., p. 205

[7] Les principes du gouvernement représentatif, Calmann-Lévy, 1995

[8] Raynaud, op . cit., p. 350

[9] Ibid.

[10] François Furet, La Révolution sans la Terreur ? Le débat des historiens du XIXème siècle., in François Furet, La Révolution française, Gallimard, coll. Quarto, 2007, p. 855

[11] cf. Philippe Nemo, Les deux Républiques françaises, PUF, 2008 et le compte-rendu que nous en avons fait à cette adresse : http://actu-philosophia.com/spip.ph... ainsi que l’entretien avec l’auteur : http://actu-philosophia.com/spip.ph...

[12] cf. Edward Palmer Thompson, La formation de la classe ouvrière anglaise, Gallimard-Le Seuil, Paris, 1988

[13] cf. James Burnham, Suicide of the West, An Essay on the Meaning and Destiny of Liberalism, 1964 : « Modern liberalism has shifted to a belief in one or another degree of what may properly be called in a general sense, statism. It has an always critical and sometimes wholly negative attitude toward private economic enterprise. [...] Liberals accept and advocate a multiplication of the substantive activities of government in nearly all social dimensions, extensive government controls over the economy, and at least some measure of government ownership and operation. Modern liberalism insists that the entry of government into nearly every phase of social life except religion aids rather than hinders the attainment of the good life and the good society.

[14] Philippe Raynaud, L’extrême-gauche plurielle. Entre démocratie radicale et révolution, CEVIPOF, Autrement, 2006, p. 185

[15] Raynaud, Trois révolutions de la liberté…op. cit., p. 164

[16] cf. Marcel Gauchet, La Révolution des droits de l’Homme, Gallimard, 1989

[17] Raynaud, op. cit., p. 72

[18] Philippe Raynaud, Le juge et le philosophe. Essais sur le nouvel âge du droit, Armand-Colin, 2008

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