background image

Ciel miroir des cultures   © ciel & espace

MAI-96  N°313

1

LES ETOILES DU SACRIFICE

Serge Jodra

Lorsque les ethnologues

 ont découvert l’étendue du savoir astronomique des Dogons, ils ont été

littéralement époustouflés. Les farouches habitants des falaises de Bandiagara étaient-ils les

héritiers d’une science antique oubliée ? L’explication s’avéra plus simple. Pour les Dogons, la
naissance de l’Univers, des étoiles, des planètes et de la Terre, c’est d’abord l’histoire d’une
faute, du sacrifice expiatoire et de la résurrection d’un poisson-chat. C’est surtout l’histoire d’un
amour impossible, celui d’un renard des sables et d’une étoile, le Soleil…

mma, le père de toutes choses, était potier. Au commencement, il prit une boule d’argile et en fit un œuf

d’où naquirent la Terre, le ciel, les astres. Sirius, symbolisa cette création. Deux étoiles, invisibles,
l’accompagnèrent : l’une, très dense, fut appelée l’étoile du fonio ; l’autre fut baptisée l’étoile du sorgho

femelle. Les astronomes découvrirent la première à la fin du XIXe siècle après avoir été mis sur sa piste par les

irrégularités du mouvement propre de Sirius. Mais il fallut attendre 1994 pour que Jean-Louis Duvent et Daniel
Benest, astronomes à l’observatoire de Nice, eux aussi guidés par des irrégularités de mouvement, acquièrent la

conviction de l’existence du deuxième compagnon. Ainsi pourrait être résumée l’histoire d’un mystère, celui qui
attendait les ethnographes lorsqu’ils ont découvert, peu après la seconde guerre mondiale, au cœur d’une Afrique

que l’on disait encore sauvage et dangereuse, la cosmologie d’un peuple de paysans guerriers de la boucle du Niger,
les Dogons.

Le pays Dogon se situe dans l’actuel Mali, à une centaine de kilomètres de la ville de Mopti, dans une région très
accidentée : les falaises de Bandiagara. Ici, de vieux savants dissertent sans fin, en traçant d’étranges figures sur le

sable, des compagnons de Sirius, des cratères de la Lune, des anneaux de Saturne, des satellites de Jupiter, de la
Voie lactée, qui est une spirale faite d’étoiles, et de l’univers en expansion. Si le commencement du monde Dogon

est l’œuvre exclusive d’Amma, le tout-puissant, la connaissance que nous en avons doit tout à une rencontre. Celle

de Marcel Griaule, l’ethnologue, et d’Ogotemmêli, le vieux sage aveugle, dépositaire de la science des falaises de
Bandiagara. Nous sommes en 1947. Griaule dirige une mission ethnologique dans les villages Dogons. Depuis des

années, il enquête, confronte les multiples témoignages et a déjà percé quelques secrets. Un soir, les anciens se
réunissent et tombent d’accord : Griaule est prêt à recevoir l’initiation ; Ogotemmêli sera son mentor. Au fil des 32

jours qui suivront, Ogotemmêli fera ainsi le récit de la création, qui est aussi le pourquoi de toutes choses…

Après une première tentative infructueuse, Amma fabrique donc un œuf de glaise. Ce sera la matière espace-temps

virtuelle, théâtre de toute la création. Amma y crée pour commencer les huit graines fondamentales d’où germera
plus tard l’ensemble de la réalité. Il engendre ensuite les Nommos, les génies qui seront ses représentants dans le

monde et qui ont la forme de silures (poissons-chats). Quatre Nommo mâles, pour commencer, et ensuite leurs
jumelles, appelées à être leurs épouses. Le premier de ces êtres est le grand Nommo, futur régisseur du ciel et de

l’orage. Il sera assisté, pour ses basses œuvres, par le Nommo messager. Le troisième Nommo, appelé à régner sur
les eaux, prendra, après bien des malheurs, le nom de Nommo de la mare. Dernier formé : le bouillant Ogo qui, à

peine venu à la conscience, brise la symétrie originelle et se révolte contre son créateur. Il veut que lui soit donnée

sans attendre la compagne promise. Amma chasse alors l’impudent de l’œuf originel. Mais Ogo, toujours maintenu
par son cordon ombilical, arrache un morceau de placenta. Un fragment carré qui tombe en tourbillonnant dans le

sens des aiguilles d’une montre. Ce sera notre planète. Plus tard, quand le Soleil apparaîtra, celui-ci insufflera à la
Terre, grâce aux “cordes de pluie, un mouvement de rotation sur elle-même”, explique Ogotemmêli, ainsi qu’un

mouvement de révolution le long d’un trajet baptisé le “cercle du monde”.

A

L'astronomie Dogon :

background image

Ciel miroir des cultures   © ciel & espace

MAI-96  N°313

2

Ogo croit alors pouvoir trouver son âme sœur dans la Terre. Mais celle-ci, dévitalisée par Amma, est sèche et
stérile. Aussi, l’impétueux Nommo retourne-t-il dans les limbes, espérant extraire son double féminin de ce qui

reste de son placenta. Amma, très irrité par tant d’indiscipline, se dépêche alors de transformer ce placenta en
cuivre puis en feu brûlant. Ainsi se forme le Soleil (Nay), ou du moins sa virtualité dans un Univers encore en

projet. Beaucoup plus tard, naîtra de l’astre du jour l’épouse perdue d’Ogo, Yasigui, la femme-soleil. Mais dès cette
époque, le Soleil tourne déjà sur lui-même sous l’effet d’un immense ressort en spirale de cuivre rouge à huit tours,

semblable à celui d’une montre mécanique. “Sa taille ?”, questionne Marcel Griaule. “Le Soleil est immense !
répond Ogotemmêli. Il dépasse en surface le canton de Sanga. Il est même peut-être plus grand encore…” Dans la

logique Dogon, l’astre du jour est une entité féminine. Ses 22 rayons de cuivre représentent son sang menstruel.

Leur humidité agira donc sur les semences mises en terre et favorisera l’agriculture.

Au cours de ce raid, Ogo parvient tout de même à arracher un fragment du Soleil qu’il rapportera sur Terre sous
forme de graines, espérant tirer de leur germination une nouvelle création appelée à remplacer celle d’Amma et qui

lui procurera enfin son double féminin. Tentative nécessairement vouée à l’échec : dans la cohérence de la pensée

Dogon, ce qui est extrait à un sexe relève de l’autre sexe. De la mutilation du Soleil, ne peut naître qu’un être mâle.
Ce sera la Lune. Simple morceau refroidi et séparé du Soleil. Par la suite, la lune (le mois) qui précède les semailles

correspondra à la commémoration de cette genèse. La nouvelle lune, ou Lune obscure, étant considérée comme le
rappel, pour l’éternité, de l’instant du vol proprement dit. Les Dogons expliquent que la Lune tourne en spirale

conique autour de la Terre sèche et morte, elle possède des cratères qui représentent les artères où circule un sang
impur, comparable à celui des menstrues féminines. Étant donné le caractère masculin de l’astre, cela peut paraître

étrange. Mais en fait, tout s’explique à la lumière… de la lumière cendrée : de l’humidité portée par les rayons du

Soleil frappe d’abord la Terre, et remonte ensuite simplement vers la Lune recevant ainsi peu à peu le sang du
Soleil, la Lune grossit à la pleine lune, elle commence à dépérir ; à la nouvelle lune, elle est tout à fait sèche, puis le

sang lumière du Soleil lui est de nouveau injecté par réflexion sur la Terre. Les phases de la Lune ne sont donc, en
fait, que l’imitation du cycle menstruel du Soleil…

Le vol des graines représente aux yeux d’Amma l’offense suprême. Une punition est nécessaire. Mais Ogo —
germe du chaos et, en cela, maître du devenir — est indispensable à la marche du monde. On l’épargnera donc et

c’est son jumeau, toujours dans son placenta, le futur Nommo de la mare, qui sera sacrifié à sa place. La pénible
tâche est dévolue au Nommo messager, qui lui aussi n’est encore qu’un embryon de poisson-chat. S’engage alors

une sanglante confrontation des fœtus, de laquelle naîtront à la fois une nouvelle organisation de l’univers et les
astres qui resteront à jamais dans le ciel les témoins de ce long démembrement.

Les Dogons distinguent les planètes, appelées “étoiles qui traversent” (et dont il est connu qu’elles gravitent autour
du Soleil), les satellites, ou “étoiles qui font le tour”, et les étoiles proprement dites, désignées comme “étoiles qui

ne tournent pas (autour d’une autre étoile)”. Planètes et satellites seront associés de façon assez générale au sang du
sacrifié, les étoiles aux parties de son corps. Première opération : le Nommo messager va trancher à la fois le sexe

et le cordon ombilical du Nommo de la mare. Or, une toute première goutte perle. Elle sera appelée à rester pour
l’éternité le témoin du cordon tranché et le symbole central de la réorganisation du monde. Ce sera Sirius, l’étoile

du Sigui. Par la suite, une grande fête, appelée le Sigui, justement, commémorera, tous les soixante ans, la

révélation de la parole aux hommes et l’apparition de la mort sur Terre — les deux événements majeurs auxquels
ce sacrifice originel a conduit.

En attendant, le sang coule, et va couler encore… Il en tombe un peu sur le placenta d’Ogo (le Soleil) qui se trouve

ainsi purifié. Mais surtout, il en coule du centre vers le sud, jusqu’au lieu-dit “la place du sang qui goutte”. En ce

point naît Yazu (yazu, c’est-à-dire “le matin de bonne heure”) en position obia, autrement dit Vénus quand on ne
la voit pas. Le sexe coupé du Nommo de la mare est ensuite jeté à l’ouest, où apparaîtra Vénus en position “étoile

de l’ouest”. Enfin, du cordon, resté au centre, sortira la toute petite “étoile qui accompagne Vénus”. Cet astre, non
identifié par les ethnographes, est peut-être un satellite (encore) inconnu de Vénus à moins qu’il ne s’agisse

simplement de la discrète Mercure. toujours est-il qu’Ogo, encore aux prises avec ses tourments, remonte une fois

background image

Ciel miroir des cultures   © ciel & espace

MAI-96  N°313

3

de plus au ciel à l’instant de cette naissance. Amma se hâte alors de pousser le Soleil vers l’ouest pour le mettre à
l’abri de sa convoitise. Ainsi s’explique le mouvement diurne du Soleil. Mais Ogo a autre chose en tête. Il est venu,

cette fois-ci, dérober les âmes femelles du Nommo sacrifié. Il y parvient et les place dans son prépuce. Mal lui en
prend. D’un coup de faucille, le Nommo sacrificateur parvient à circoncire Ogo, puis à lui arracher la langue et les

dents (sièges de la parole). Le malheureux n’a plus qu’à redescendre piteusement sur Terre. Son long chemin de
retour demeure, actuellement encore, matérialisé par ces “chemins du monde” que sont les rayons du Soleil qui

s’infiltrent à travers les nuages. à son retour sur Terre, Ogo se voit transformé par Amma en renard pâle, ou renard
blond des sables (Vulpes pallidus). Son nom sera désormais Yurugu, le Renard. De nos jours, on peut encore le

voir rôder autour des villages des falaises en quête de nourriture…

Au point du ciel où tombent les dents arrachées du Renard, se forment les étoiles de queue, autrement dit l’Épée

d’Orion. Une goutte de sang provenant de la circoncision d’Ogo coule sur le placenta du sacrifié, en un point
proche de Vénus. De ce sang naîtra l’étoile des femmes menstruées, c’est-à-dire Mars. Quatre autres gouttes

tombent aussi sur Terre, mais Amma les fait remonter au ciel. Il les placera bientôt autour de Jupiter… Ces quatre

étoiles, qui s’identifient bien sûr aux satellites galiléens, seront dites les enfants de Jupiter. Correspondant chacune à
une saison, elles seront parfois associées aux graines de quatre arbres sacrés. formant un carré, ces satellites

circuleront sur la même orbite et leur révolution autour de Jupiter durera un an.

La formation de Jupiter suit immédiatement celle de ses satellites : le Nommo sacrificateur se dirige vers le nord,

s’apprêtant à trancher la tête de la victime. Et c’est la première goutte de sang à toucher le placenta qui donne
naissance à Jupiter, l’étoile de la fontanelle, aussi appelée étoile du crâne. Un peu plus loin sur ce trajet, que le

mythe nomme la Route du sang, des graines tombent de la clavicule droite du Nommo sacrifié. D’abord celle
d’une céréale, le fonio blanc. à l’endroit de sa chute naît un astre de couleur blanche, l’étoile du fonio. Il s’agit

aujourd’hui d’une étoile modeste (le fonio étant la plus misérable des céréales). Mais il n’en fut pas toujours ainsi.
En effet, l’étoile du fonio a éclaté pendant la première année de l’existence des hommes sur Terre. Sa brillance a

été alors intense. Elle a ensuite diminué progressivement jusqu’à disparaître après le quatrième Sigui (soit 240 ans

après la création). désormais, expliquent les Dogons, on ne peut l’observer que dans des conditions
exceptionnelles. En outre, elle s’est éloignée de nous. à l’origine, elle se trouvait à l’emplacement actuel du Soleil.

Mais, prise dans le mouvement d’expansion général de l’univers, comme d’ailleurs toutes les autres étoiles, elle a
quitté l’environnement de la Terre, et seul le Soleil est resté proche. Aujourd’hui, l’étoile du fonio gravite autour de

Sirius. Sa période est de cinquante ans et c’est ce mouvement de révolution qui maintient les autres étoiles à leur
place. Elle règle aussi la trajectoire de Sirius, “qui est la seule à ne pas suivre une courbe régulière”.

Grâce à son rôle de centre dynamique de l’univers, l’étoile du fonio est déjà la plus importante des étoiles. Mais,
dans la pensée dogon, elle représente davantage que cela. Issue de la plus petite des graines, elle équivaut en fait à la

particule élémentaire de la physique que l’on professe sur les falaises de Bandiagara. C’est la brique fondamentale
de matière — le parton — à partir de laquelle tout est fabriqué. potentiellement grosse, donc, de l’ensemble de

l’univers, l’étoile du fonio est aussi nécessairement la plus lourde des choses célestes. concrètement, c’est parce que,
si elle est constituée de trois des éléments de base (eau, air et feu), le quatrième, la terre, est chez elle remplacé par

du métal. Un métal un peu plus brillant que le fer et d’une densité telle que “tous les êtres terrestres réunis ne

pourraient en soulever une parcelle”…

Quand les Dogons ont parlé de l’étoile du fonio aux ethnographes, ceux-ci n’ont eu qu’à se reporter à leurs propres
livres d’astronomie pour y reconnaître le parfait portrait de Sirius B, la première naine blanche connue, découverte

depuis peu. Mais point de trace, dans ces ouvrages, du deuxième compagnon de Sirius. aidés de puissants

ordinateurs, nos astronomes tarderont encore une quarantaine d’années avant de le déceler et d’en confirmer
l’existence. Le mythe cosmogonique dogon, lui, reconnaît la nécessité de la deuxième étoile dans le simple fait que

le Nommo sacrifié possède deux clavicules. Si de la graine tombée de la droite est né un astre, il faut bien aussi
qu’un deuxième se forme d’une graine issue de la gauche. Cette graine, c’est celle du sorgho femelle. L’étoile qui lui

est associée s’appelle donc banalement l’étoile du sorgho femelle. à sa naissance, elle était rouge comme le sang,
ensuite elle a blanchi, donnant sa couleur aux céréales issues d’elle. Moins fondamentale que l’étoile du fonio,

background image

Ciel miroir des cultures   © ciel & espace

MAI-96  N°313

4

l’étoile du sorgho femelle est plus volumineuse, et quatre fois plus légère. Selon certaines sources, elle décrit aussi
une orbite plus vaste, mais de même période (50 ans) et se trouve décalée de 90°. D’autres informateurs lui

attribuent une période de 32 ans — les astronomes occidentaux, eux, s’ils s’accordent sur la couleur rouge de
l’objet (il s’agirait d’une naine de classe M), lui calculeront plutôt une période de révolution de six ans…

Portant toujours sa victime vers le nord, le Nommo sacrificateur lui coupe à présent la tête. De ce sang-là naît
l’étoile rouge scintillante, que l’on peut probablement identifier à Aldébaran. Plus loin encore s’écoulent, de

nouveau de la clavicule gauche, d’autres graines dont la blanche et brillante Vénus, étoile du matin, sera la marque.
Dans cette position, Vénus est initialement accompagnée de deux étoiles, celle du riz (d’une période de révolution

de 30 ans, soit la moitié du Sigui) et celle du mil. Deux astres qui tourneront ultérieurement autour de l’étoile du
sorgho femelle. Qui sait si, un jour prochain, nos astronomes ne nous apprendront pas que deux planètes gravitent

effectivement autour de Sirius C !

L’épanchement de sang tout au long du trajet entre le lieu du sacrifice et le nord a laissé une trace dont le témoin

est aujourd’hui la Voie lactée, appelée aussi la Route du sang. Les Dogons savent que le continu peut être
fractionné en “graines” (articulations ou clavicules…) élémentaires. Un fleuve de sang peut donc aussi se penser

comme une concentration de gouttes de sang. Il n’y a alors aucun inconvénient à considérer la Voie lactée,
d’apparence continue, comme un ensemble d’étoiles serrées les unes contre les autres. Il s’agit d’une galaxie,

comme il en existe d’autres, que l’on observe, non par la tranche, mais selon son axe. C’est le mouvement de

rotation qui disperse (par effet de la force centrifuge) les étoiles en spirale autour de cet axe, de la même façon que
le semeur disperse les graines dans son champ. Il existe une étoile particulière, témoin de cet événement et appelée

étoile de la Voie lactée. Les Dogons la décrivent avec un “halo”, comparable à celui qui entoure parfois la Lune,
mais permanent celui-ci. Peut-être veulent-ils ici parler de Saturne et de son anneau. Son association à la Voie

lactée pourrait alors signifier que du fait de sa très lente révolution synodique, il s’agit d’un astre presque fixe.

La fin du sacrifice reproduit un thème commun à de nombreuses autres cosmologies : le démembrement et la

dispersion de ses organes dans chaque direction de l’espace. En pays Dogon, l’opération s’accompagne d’un
nouveau et ultime star boom, dans lequel se forment, par exemple, plusieurs groupes d’étoiles associées par les

Dogons à leurs rites agraires (Orion, les Pléiades). Dès cet instant, les fautes du Renard sont expiées et l’Univers,
qui n’est encore qu’une épure, a de nouveau un sens. Amma peut désormais autoriser la venue au monde des

virtualités contenues dans l’œuf de la création et dans les graines. Comme le Nommo sacrifié n’était pas encore né,

sa mort ne pouvait être qu’un simulacre. Amma lui restitue donc la vie, accouche de l’espace réel et de ses habitants
et met en route le temps. Instant zéro du big bang dogon où s’établit la concordance des calendriers des hommes

et ceux du mythe… Ainsi, dira-t-on, la résurrection du Nommo a-t-elle eu lieu au bout de cinq jours (durée de la
semaine dogon), au moment exact où le Soleil se leva pour la première fois en position “Soleil du milieu”

(équinoxe de printemps), coïncidant avec le premier lever héliaque de Sirius. C’était aussi l’époque de la dixième
lune et elle fut marquée par une éclipse de Soleil. La victime ressuscitée est envoyée peupler les eaux de la Terre.

On l’appelle désormais le Nommo de la mare. Il est le génie des eaux, à la fois gouverneur de la fécondité du sol et
de la parole des hommes, et, en cela, garant de l’ordre d’Amma sur la Terre. Depuis lors, la fonction du lever et du

coucher du Soleil est de témoigner de son arrivée sur Terre.

On comprend que Griaule et les ethnologues, entendant pareil récit, se soient interrogés sur l’origine de la science

dogon. Le mystère n’en était pas un. simplement, des missionnaires avaient déjà eu des contacts avec les Dogons et
certains d’entre eux avaient apporté dans leurs bagages quelques ouvrages de vulgarisation astronomique, et même

des revues comme L’Astronomie (le bulletin de la société astronomique de France) qui avait consacré à Sirius B,

entre 1931 et 1938, une série d’articles. Si l’extraordinaire capacité d’absorption et d’intégration “cosmologique”
des Dogons a de quoi surprendre, encore plus troublante est la manière dont leur science émergente envisage

l’existence des deux compagnons invisibles de Sirius. plusieurs textes européens datant de l’antiquité suggèrent en
effet que l’étoile Sirius, actuellement bleutée, apparaissait alors rouge. Des chroniques chinoises font, elles, de

surcroît allusion à des changements de couleur. Les Dogons ajouteraient donc leur propre pièce au dossier en
invoquant aussi une modification d’éclat. S’ils ont réellement observé, dans le passé, de tels événements concernant

background image

Ciel miroir des cultures   © ciel & espace

MAI-96  N°313

5

Sirius, la logique de leur physique, soucieuse de démontrer l’élémentarité des phénomènes, portait à attribuer leur
cause à deux graines fondamentales (et donc de recourir à deux étoiles témoins). De quoi ajouter du poids à l’une

des hypothèses émises en 1991 par Jean-Marc Bonnet-Bidaud et Cécile Gry, selon qui le système de Sirius pourrait
renfermer une variable de type cataclysmique. Imaginons que de la matière de Sirius C puisse être capturée par

Sirius B de façon occasionnelle. On assisterait alors à une grosse explosion près de la surface de la naine blanche,
d’où un important sursaut de luminosité, puis à l’expulsion d’un nuage de matière qui, s’interposant entre nous

et Sirius A, en rougirait la lumière. Le peuple Dogon a-t-il rendu compte à sa manière d’un pareil épisode ? Qui
saurait aujourd’hui le dire ? à moins de le demander au Renard…

à lire :

Les trente-deux jours de l’initiation de Griaule : Dieu d’eau, entretiens avec Ogotemmêli, Marcel Griaule, Livre de
Poche .

Marcel Griaule, Germaine Dieterlen, Le renard pâle, tome 1. Le mythe cosmogonique, institut d’ethnologie, Musée
de l’homme, 1991 (beaucoup plus ardu, mais c’est là que se trouve exposée toute l’astronomie dogon).