Michel Roussin[*]

 

 

 

 

« IL  N’Y  A  PAS  DE  DÉSAFFECTION  DE  LA  FRANCE  POUR  L’AFRIQUE » 

 

 

 

 

Cet entretien a été conduit par André Soussan**

 

André SoussanMonsieur le Ministre, on dit de plus en plus que la France est en train de se désengager de son « pré carré » africain. Ce qu'a confirmé le Premier ministre, Lionel Jospin, dans le récent discours qu'il a prononcé en Afrique du Sud. Comment percevez-vous ce revirement stratégique ?

 

Michel Roussin – Mon jugement est plus nuancé. En 1957, François Mitterrand déclarait : « Sans l'Afrique, il n'y aura plus d'histoire de France au XXIe siècle ». Aujourd'hui, j'éviterai le terme de « désengagement », s'agissant de l'Afrique francophone. Le gouvernement actuel a compris avec réalisme et pragmatisme que l'ensemble du continent noir était l'arrière-cour indissociable de l'Europe : ses déclarations sur la solidarité historique justifient cet ancrage affectif. Aussi le Premier ministre développe-t-il une nouvelle politique de la France en Afrique, impliquant non-ingérence, fidélité, ouverture et adaptation, tout cela dans la continuité. Certes, l'évolution de l'aide bilatérale vers le multilatéral est souvent perçue comme un signe de désintérêt. Mais il faut savoir que les anciennes puissances colonisatrices ont créé, au sein des instances européennes, une sorte de lobby en faveur de l'Afrique. D'ailleurs, on a pu constater au sommet Europe-Afrique d'avril 2000 une volonté africaine, clairement exprimée, de discuter en tant que continent. Il y a donc revirement stratégique, mais non désaffection.

 

A. S. – À la lumière des coups d’État du général Gueï en Côte d'Ivoire et, plus récemment, de la tentative de putsch en Centrafrique, que doit faire la France ? Peut-elle et doit-elle intervenir, les armes à la main, chaque fois qu'un État voit son ordre constitutionnel menacé ou renversé ? N'est-ce pas aux Africains qu'il appartient de prendre en charge ces problèmes ?

 

M. R. – II y a deux points dans votre question. Le premier est, en effet, que l'attachement de la France pour l'Afrique ne doit plus l'obliger à intervenir, armes à la main, à tout instant et sans discernement. Le second est que la France doit au moins marquer publiquement son intérêt envers tout président élu. Ne me demandez pas de porter un jugement sur la gestion de MM. Bédié, Gueï ou Gbagbo : c'est le problème des Ivoiriens. Moi, je prends position sur le principe, et pour une raison simple : on ne peut pas exiger des Africains qu'ils calquent nos systèmes démocratiques, certes inadaptés à leur culture et à leur histoire, comme condition préalable à l'obtention d'une aide économique et, dans le même temps, détourner le regard quand un coup d'État remet en question cet ordre démocratique ! Pour ce qui concerne la responsabilité des Africains, il existe une réelle manifestation d'indépendance de l'Afrique, qui se prend progressivement en main.

 

A. S.  –  Que pensez-vous du projet de force d'intervention pan-africaine ?

 

M. R. – C'est une bonne idée, mais les événements ont, hélas, révélé un manque de volonté à cet égard. Comme l'a si bien écrit le recteur Charles Zorgbibe, la déception a été que l'Afrique du Sud de l'après-apartheid n'ait pas su ni voulu jouer le rôle de grand « tuteur » qu'on attendait d'elle. Or, comme vous le savez, il n'y a guère que trois États africains qui sont dotés de moyens conséquents en matière de sécurité : l'Égypte, le Nigeria et l'Afrique du Sud précisément, pays auxquels on pourrait ajouter le Maroc. Une véritable force africaine d'interposition ou d'intervention sans une participation sud-africaine n'a aucun sens.

Pour l'heure, la solution la plus réaliste reste celle d'une force interafricaine, avec soutien logistique euro-américain. Conscientes des difficultés, certaines puissances extra-africaines, au premier rang desquelles la France et les États-Unis, ont souhaité, à compter du milieu des années 1990, mettre en place des dispositifs visant à réduire les insuffisances constatées et fournir une assistance ciblée aux pays africains, afin d'améliorer leurs capacités. Ces réflexions ont abouti aux programmes français RECAMP (Renforcement des capacités africaines de maintien de la paix) et américain ACRI (African Crisis Response Initiative). Après avoir été un temps différents et concurrents, ces deux programmes se sont progressivement rapprochés – plutôt dans le sens de l'optique française – et sont devenus globalement complémentaires. RECAMP, concept de modules de forces en attente, a été mis en œuvre en 1998. Toutefois il se heurte à une contradiction entre la volonté africaine de se prendre en main, parallèlement à un souhait de prise en charge, d'autre part à une demande de matériels et d'équipements plus que de formation... Souhaitons que ces obstacles disparaissent à terme.

 

A. S. La réduction des effectifs militaires français en Afrique est substantielle. Est-ce à dire que ces soldats ne devraient être affectés qu'à la protection des ressortissants français ?

 

M. R. – II y a aujourd'hui, dans le cadre d'accords d'assistance militaire bilatéraux en cours de négociation, 6 000 soldats français prépositionnés sur le terrain – en Côte d'Ivoire, au Sénégal, au Tchad, au Gabon, à Djibouti. Ils sont notamment chargés d'assurer la protection de nos 114 800 compatriotes présents en Afrique. Après vous avoir dit que nos forces n'étaient pas destinées à intervenir à tout moment et que l'idéal serait que les Africains assument eux-mêmes leur propre sécurité, je dois néanmoins reconnaître que la réalité est souvent plus contraignante : il est évident que la seule et unique mission de nos forces en Afrique ne saurait être la protection physique de nos ressortissants, aussi essentielle soit-elle. En fait, il faut juger d'une intervention d'un autre type au cas par cas, comme l'a prouvé l'opération Turquoise au Rwanda.

 

A. S. – Avec le recul du temps, quel jugement portez-vous sur les événements de 1997 au Congo-Brazzaville ?

 

M. R. – Permettez-moi un bref rappel historique. En 1992, le Président Denis Sassou N'Guesso organise l'une des toutes premières élections présidentielles libres et transparentes en Afrique. Et il les perd ! Ce qui prouve – circonstance suffisamment exceptionnelle pour être soulignée – qu'il n'avait rien tenté pour se maintenir artificiellement au pouvoir. Il prononce alors un discours historique, intitulé « J'assume » discours qui pourrait servir d'exemple à nombre de nos démocrates. Puis il se retire avec dignité dans son village natal, à Oyo, où il se consacre à l'une de ses passions : l'agriculture. Par la suite il voyagera, rencontrera des dirigeants politiques, des hommes d'État, écrira un livre émouvant. En 1997, six mois avant la date prévue pour la présidentielle, il revient dans son pays, où le peuple lui réserve, de Brazzaville à Pointe-Noire, un accueil triomphal. Il faut avoir vu, de ses propres yeux, des centaines de milliers de Congolais se presser sur son passage pour en prendre toute la mesure. C'est alors que Pascal Lissouba, inquiet de cette popularité qui ne laisse aucun doute sur l'issue de la consultation électorale, décide de recourir à toutes les variétés de trucages et de manipulations.

Personnellement, avec quelques autres hommes politiques – en particulier François Léotard –, j'ai mis en garde contre toutes ces dérives. Je prévoyais qu'elles déboucheraient inévitablement, si l'on n'y mettait pas un terme, sur des affrontements meurtriers et fratricides. C'est très exactement ce qui s'est produit, un mois avant la date prévue pour l'élection présidentielle. Le 5 juin au matin, en effet, les blindés de Pascal Lissouba encerclaient la résidence de Denis Sassou N'Guesso et tentaient ainsi de se débarrasser définitivement, à coups d'obus, de l'homme que le peuple souhaitait porter à sa tête par les urnes. L'issue vous la connaissez : Denis Sassou N'Guesso a résisté à l'agression et l'a emporté.

Si la France avait, de façon très ferme, exigé de Pascal Lissouba qu'il respectât les échéances électorales – comme Sassou l'avait fait lui-même en 1992 –, il n'y aurait eu que des gagnants : le drame (15 000 morts) aurait été évité ; la France aurait été conséquente avec elle-même et digne de sa vocation ; l'alternance aurait joué normalement et Pascal Lissouba serait sorti par la grande porte...

 

A. S. – L'élection présidentielle va finalement avoir lieu...

 

M. R. – En effet, Denis Sassou N'Guesso s'apprête à organiser l'élection présidentielle dans les mois qui viennent. Après avoir reconstruit le pays, restauré l'image régionale et internationale du Congo, réconcilié les Congolais. Mais que de temps perdu ! Que de victimes inutiles ! Soit dit en passant, c'est la deuxième fois que le même homme introduit la démocratie dans son pays. Ne serait-ce que pour cette raison, j'éprouve pour Denis Sassou N'Guesso une sympathie et un respect instinctifs.

 

A. S. – Quels autres dirigeants africains appréciez-vous ou respectez-vous ?

 

M. R. – Je ne veux pas dresser un palmarès. Mais, pour ne citer que deux noms qui me viennent à l'esprit, je dirais : Nelson Mandela, pour sa dimension morale, et Abdoulaye Wade. J'apprécie Wade pour ses convictions authentiquement libérales et pour l'enthousiasme créatif qu'il déploie au service des Sénégalais. Mais il faudrait en citer bien d'autres...

 

A. S. – Certains vous reprochent votre ancienne amitié pour Jonas Savimbi. Or Denis Sassou N'Guesso est l'ami et l'allié d'Eduardo dos Santos, président de l'Angola et adversaire implacable de Savimbi. N'y a-t-il pas là une contradiction ?

 

M. R. – J'ai soutenu avec fermeté Savimbi à l'époque de la guerre froide. Il était alors un grand combattant de la liberté, en lutte contre le totalitarisme communiste. Les temps ont changé. Je lui conserve néanmoins, bien entendu, toute mon amitié. Je ne suis d'ailleurs pas le seul, car le Président Thabo M'Beki partage aussi ce point de vue.

Quant au fait que le président Sassou soit l'ami et l'allié du président dos Santos, cela ne me pose strictement aucun problème. J'ai tout de même le droit, que je sache, de choisir mes amis comme je l'entends et j'ai aujourd'hui de bonnes relations avec les autorités angolaises.

 

A. S. – Quelle peut être l'issue de cette cruelle guerre angolaise, qui dure depuis environ un quart de siècle ?

 

M. R. – II n'y a pas d'autre issue que la négociation. Eduardo Dos Santos et Jonas Savimbi sont, tous deux, suffisamment lucides et conscients des malheurs que les combats infligent aux Angolais pour s'en persuader... Compte tenu du rapport des forces en présence, de l'implication des puissances étrangères et des enjeux économiques, il est évident que seule une solution politique peut mettre un terme au conflit.

 

A. S. – Quel peut être le rôle, à vos yeux, de la francophonie dans les relations franco-africaines ?

 

M. R. – La francophonie est l'un des fondements de ces relations. J'en prendrai pour preuve l'attachement, souvent supérieur au nôtre, des Africains pour le français. Le partage d'une langue commune ne peut qu'encourager le développement des échanges économiques, politiques, culturels, entre les États africains, dans le cadre de la régionalisation, et entre le continent noir et le reste du monde. L'espace économique francophone est une réalité tangible et non un concept virtuel.

D'ailleurs, même des États anglophones ou lusophones en ont pris conscience. Nombreux sont ceux qui sont demandeurs de l’enseignement de notre langue, comme le Ghana ou le République Sud-africaine, pour ne citer qu'eux.

 



[*] Ministre français de la coopération de 1993 à 1994, actuellement président du comité Afrique du Medef International et vice-président du groupe Bolloré, chargé de coordonner les activités du groupe en Afrique.

** Directeur de la rédaction de Géopolitique Africaine/African Geopolitics.

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