Histoire

 

 

Charles Zorgbibe*

 

 

DE  BISMARCK  À  HITLER

L’ALLEMAGNE  ET  L’AFRIQUE

 

 

L’aventure africaine de l’Allemagne a pris forme à l’extrême fin du XIXe siècle, sous Bismarck. En fait, rien ne prédisposait le premier chancelier de l’Empire allemand à porter ses regards sur l’Afrique : Bismarck est un aristocrate de Prusse orientale, son horizon est strictement européen. Après la victoire de la Prusse sur la France en 1870, son ambition est double : s’affirmer comme l’homme d’État européen par excellence, l’arbitre du « Concert européen », à la manière de Metternich au début du siècle ; mais aussi tisser inlassablement, avec l’Autriche-Hongrie, la Russie ou l’Italie, un réseau d’alliances afin de marginaliser la France, de la tenir à la lisière du système européen. Bismarck est même prêt à encourager Jules Ferry dans ses ambitions coloniales : que la France redéploie ses ambitions, qu’elle les consacre à la constitution d’un empire colonial, qu’elle oublie la « ligne bleue des Vosges » et les provinces perdues d’Alsace et de Lorraine ! Bismarck est longtemps rétif à toute prise de gages outre-mer : en 1874, il a refusé de répondre aux propositions du sultan de Zanzibar, Sayyid Barglash, qui, par hostilité aux Britanniques, s’engageait à accepter le protectorat allemand…

Ce désintérêt pour la colonisation de l’Afrique ne heurte pas les traditions allemandes, lesquelles furent d’abord commerciales, dirigées vers l’établissement de comptoirs. En 1676, le grand électeur Frédéric-Guillaume de Brandebourg expédie une petite flotte sur les côtes de l’actuel Ghana ; il crée, en 1682, la Compagnie commerciale de la côte de Guinée et édifie, en 1683-1684, entre Axim et le cap des Trois Pointes, la forteresse de Gross-Friedrichburg et le fort Dorothée. Les affaires marchent, mais le fils de Frédéric-Guillaume, nouveau roi de Prusse, cède ces premières possessions africaines aux Hollandais, le 18 décembre 1717, contre 7 200 ducats et douze esclaves noirs, dont six, selon le contrat de vente, « attachés avec des chaînes d’or ».

Au XIXe siècle, les activités commerciales allemandes outre-mer prennent forme : Daniel Epfenhausen, de Hambourg, commerce en Sierra-Leone en 1831. Le Sénat de Hambourg signe un traité commercial avec le Liberia en 1855. Le négociant Vietor, de Brême, installe un comptoir à Aného, au Togo, en 1856. En 1859, la Hanse signe un traité commercial avec le sultan de Zanzibar et le jeune armateur Jacob Hertz développe un commerce intense entre Zanzibar… et l’Afrique occidentale : clous de girofle contre huile de palme, ivoire et bois précieux. En 1874, Thormählen parcourt le Cameroun et y fonde la firme Thormählen et Jantzen1. En 1887, dans les régions du Dahomey annexées par la France ou placées sous son protectorat, ce ne sont pas les produits des manufactures françaises qui sont vendus, mais les étoffes et les alcools de Hambourg2 !

 

 

La « course au clocher »

 

Mais peut-on, en cette fin du XIXe siècle, se tenir strictement au domaine commercial, exclure toute projection de souveraineté, alors que les politiques d’expansion coloniale s’affrontent, que les rivalités impériales s’exacerbent jusqu’à faire passer au second plan les problèmes du vieux continent ? La compétition pour la conquête du monde en vient à modifier les équilibres et les rapports de force au sein même du Concert européen. Toute l’Europe semble s’être mise en marche. Il s’agit d’engager, selon Kipling, le struggle for life, la lutte pour la vie d’où émergera le peuple le plus fort, le plus entreprenant.

Soumis aux pressions des commerçants des villes hanséatiques, Bismarck pose le premier acte officiel de la politique coloniale allemande… en Océanie : il conteste, en 1875, l’annexion des Fidji par l’Angleterre, puis obtient, le 23 décembre 1879, la proclamation d’un triple condominium, Allemagne-États-Unis-Angleterre, sur les Samoa3. Une littérature coloniale se développe en Allemagne, autour du pamphlet de Frédéric Fabri, l’Allemagne a-t-elle besoin de colonies ?. L’influence du conseiller de Bismarck, von Kusserow, acquis aux idées coloniales, se révèle décisive. Bismarck change de posture et entre dans ce que Jules Ferry a appelé la « course au clocher » pour l’appropriation des terres africaines.

Il est vrai qu’il a été ulcéré par l’attitude britannique : l’Allemagne a accepté l’occupation de l’Égypte par l’Angleterre ; elle siège à la commission des dettes égyptiennes en 1880 et contribue au financement des projets pour la mise en valeur de l’Égypte ; en contre-partie, elle s’attend à l’établissement du libre-échange et à la protection des droits des commerçants allemands dans les possessions britanniques. Or, en 1883, l’Angleterre refuse de protéger les intérêts du jeune armateur Lüderitz au Sud-Ouest africain. Bismarck passe à l’offensive, et les événements se précipitent. Le 24 avril 1884, le chancelier annonce que la baie d’Angra Pequena, qui a fait l’objet d’un traité entre le chef hottentot et Lüderitz, est placée « sous la protection du Reich ». Le 11 mai, il donne ordre au consul d’Allemagne à Tunis, Gustav Nachtigal, de partir pour le golfe de Guinée à bord de la canonnière Möwe ; le 5 juillet, Nachtigal conclut un contrat avec Mlapa, « roi du Togo », représenté par un porteur du sceptre royal, qui place sous la protection de l’empereur d’Allemagne « son territoire situé sur la côte orientale de Porto-Seguro, à la frontière occidentale de Lomé » ; le 14 juillet, Nachtigal place le Cameroun sous le protectorat de l’Allemagne ; puis ce sera le tour du Sud-Ouest africain, en septembre-décembre, et de l’Afrique orientale, du 8 novembre au 17 décembre, sous l’action de Carl Peters, qui signe des traités de protectorat avec les chefs de l’arrière-pays swahili. Le 3 mars 1885, le consul d’Allemagne à Zanzibar, Gerhard Rohlfs, confie l’administration de la « colonie allemande d’Afrique de l’Est » à la société de colonisation créée par Peters. Suivront, en 1888, pour délimiter les possessions respectives de l’Allemagne, de la France et de l’Angleterre, les expéditions de Ludwig Wolf et de Curt von François, dont la statue orne toujours le vieux fort colonial de Windhoek, capitale de la Namibie… 

Malgré cette percée fulgurante, la politique coloniale de l’Allemagne est encore floue lorsque Bismarck est contraint d’abandonner ses fonctions, en mars 1890. Le chancelier de l’Empire allemand restera finalement réservé sur sa propre action africaine : « Von Kusserow m’a entraîné dans le tourbillon colonial ». En fait, il n’a soutenu les souhaits des milieux d’affaires que pour ne pas se laisser déborder par le parti nationaliste4. Son successeur, Caprivi, fait preuve de la même prudence : « Est-ce en plantant notre pavillon que nous devrions agir, ou par la création de factoreries, ce qui me paraît bien préférable ? » C’est Guillaume II qui fera preuve d’un vrai volontarisme, dans le cadre de sa Weltpolitik : « Mon devoir, envers la nation, est de lui donner une place dans le monde ». 

 

 

Versailles et le « rapt » des colonies allemandes 

 

Le président américain Woodrow Wilson avait envisagé, dès janvier 1918, de mettre les colonies allemandes sous la « propriété commune » de la Société des Nations, laquelle deviendrait ainsi « l’administrateur intéressé » de l’empire colonial allemand (et des possessions ottomanes) : elle gérerait ses territoires pour le bien de leurs habitants, mis provisoirement en tutelle. L’idée wilsonienne des « mandats » est antérieure à la proposition du général sud-africain Smuts, présentée en novembre 1918 lors d’une réunion d’experts anglais et américains à Londres. Au sein de l’équipe des conseillers de Wilson, George Louis Beer avait avancé la formule du mandat dans un mémorandum du 1er janvier 1918 sur la situation de la Mésopotamie ; le même concept apparaît au cinquième des « quatorze points » du président américain à propos des « revendications coloniales » et des « intérêts des populations »…Wilson attache une grande importance aux mandats ; ils seront le socle de la nouvelle organisation : « Rien ne rend une institution plus stable que des biens au soleil »5.

Experts américains et anglais se mettent d’accord, en novembre, pour confisquer ses colonies à l’Allemagne et pour les répartir entre puissances alliées et associées. On prétextera la mauvaise administration coloniale allemande et sa brutalité dans la répression des révoltes des colonisés. Mais il n’y aura pas annexion par les États successeurs de l’Allemagne : leur souveraineté ne sera pas totale. La Société des Nations est l’héritière des empires ; elle confère des « mandats » et les puissances « mandataires » devront présenter des rapports annuels sur leur gestion. La France et l’Australie, réticentes, se résignent. L’article 22 du Pacte des Nations officialise le système. Les mandats A concernent les peuples capables de s’administrer eux-mêmes (au sein de l’ancien Empire ottoman) ; ils devront être conduits à l’indépendance. Les mandats B sont appliqués à la plupart des colonies allemandes d’Afrique : les puissances mandataires les gèreront, tout en respectant le principe de l’égalité commerciale. Les mandats C visent le Sud-Ouest africain et les colonies allemandes du Pacifique ; dans ces territoires à faible population, les mandataires pourront appliquer leurs propres lois, comme s’il s’agissait de parties intégrantes de leurs territoires.

Les mandats B et C sont répartis, le 6 mai 1919, par le Conseil des Quatre (France, Grande-Bretagne, Japon, États-Unis). Le Sud-Ouest africain est confié à l’Union sud-africaine. La France et l’Angleterre se partagent le Togo et le Cameroun, par un accord du 21 août 1919 – un partage au net avantage de la France, qui confirme les accords provisoires conclus en 1914 et 1916, après la conquête de ces territoires. En outre, la France retrouve sa pleine souveraineté sur la partie de l’Afrique équatoriale qu’elle avait cédée en 1911, en pleine crise marocaine. La Belgique, d’abord exclue du partage, proteste et fait valoir qu’elle a combattu les Allemands au Cameroun et en Afrique de l’Est : elle obtient, par l’accord Orts- Milner, le mandat sur le Ruanda-Urundi. Les îles allemandes du Pacifique sont réparties entre l’Australie, la Nouvelle-Zélande et le Japon. En Chine, la base navale allemande de Tsing Tao et le territoire à bail de Kiao Tchéou, dans le Chantoung, reviendront au Japon – ce qui provoquera la rupture avec la délégation chinoise à Versailles et une crise profonde dans l’opinion publique américaine. 

 

 

La République de Weimar contre la « diffamation »

 

Paradoxe de la perte des colonies allemandes en 1919 : l’idée coloniale n’avait jamais été populaire en Allemagne ; elle n’avait jamais pénétré dans les profondeurs de l’opinion et les « décideurs » économiques et financiers investissaient plus en Amérique du Sud ou sur le chemin de fer Berlin-Bagdad qu’en Afrique… Désormais sous l’outrage, l’Allemagne se rassemble et pleure l’empire colonial disparu. Elle est en outre humiliée : à Londres, un Livre bleu britannique, publié en janvier 1918, assure que l’Allemagne n’a pas su administrer correctement ses possessions outre-mer, qu’elle a failli à la « mission civilisatrice de l’homme blanc ». A la demande du ministre des affaires étrangères, Ulrich Brockdorff-Rantzau, le gouvernement puis le parlement de la République de Weimar s’indignent, en février et mars 1919. La Société coloniale allemande (Deutsche Kolonialgesellschaft, ou DKG) adresse une pétition à Woodrow Wilson, qui recueille 3 668 757 signatures : elle réclame la nomination d’experts qui seraient chargés de vérifier les allégations du Livre bleu.

Dans un premier temps, les Allemands critiquent les arguments des vainqueurs : c’est une question d’honneur et de prestige. Un « Comité universitaire pour la lutte contre le mensonge de la responsabilité de la guerre » est créé à Munich ; il organise une « semaine coloniale », du 9 au 17 octobre 1924, avec conférences et projections sur les colonies perdues et une après-midi consacrée aux enfants des écoles de Bavière. « Renoncer à ses colonies reviendrait, pour l’Allemagne, à reconnaître son indignité en matière coloniale », proclament les experts. L’ancien gouverneur de l’Afrique orientale allemande, Heinrich Schnee, dénonce, en 1924, « le mensonge de la culpabilité coloniale » (Die Koloniale Schuldlüge) et revendique « la restitution des colonies allemandes ou, au moins, l’attribution à l’Allemagne de mandats sur ses anciennes colonies ». L’une des plus graves accusations du Livre bleu est que l’Allemagne s’apprêtait à faire de ses colonies « de solides bases militaires ». C’est une véritable « diffamation » rétorque Schnee : seule la base de Tsingtao, en Chine, était fortifiée ; les colonies d’Afrique n’étaient guère défendues, d’autant que les Allemands ont eu la naïveté, assure-t-il, de croire en la neutralité du bassin du Congo, proclamée par l’Acte général de la conférence de Berlin de 1885, et de considérer qu’un conflit armé en Afrique « nuirait au prestige de l’homme blanc ».

Dans un deuxième temps, les Allemands du régime de Weimar retournent l’argument de la « mauvaise gestion » contre les Alliés : Français, Anglais, Hollandais ou Portugais laissent leurs colonies à l’abandon ; la politique française au Maroc est fustigée et un Comité inter-islamique est réuni à Berlin pour soutenir la révolte d’Abd-el-Krim (en 1916, un autre comité islamique, établi à Berlin, avait revendiqué l’indépendance de l’Algérie et de la Tunisie) ; les populations du Cameroun et du Togo regrettent leurs anciens maîtres ; le retour de ces territoires à l’Allemagne serait bénéfique pour les indigènes. En 1928, la Deutsche Rundschau répand une rumeur étrange, qui provoque une vive émotion en Allemagne : la France aurait promis le Cameroun à la Pologne ! (Il est vrai qu’une « Ligue maritime et coloniale polonaise » réclamait des colonies…)

L’Allemagne de Weimar est bien près de se poser en protectrice des peuples colonisés ; elle conteste régulièrement les rapports que les puissances mandataires doivent présenter à la Société des Nations : en juin 1926, la France doit longuement s’expliquer sur l’usage d’une caisse de matériel expédiée à Douala… En 1929, la Deutsche Zeitung imagine un scénario original pour le paiement des réparations : la SDN demanderait aux puissances mandataires de payer un loyer représentant 5 % de la valeur des anciennes colonies allemandes, à déduire du total des réparations dues par l’Allemagne pour les faits de la première guerre mondiale !

 

 

Le parti nazi et la question coloniale

 

Hitler a-t-il réellement « voulu l’Afrique », comme le soutient l’historien Alexandre Kum’a  N’Dumbe dans une thèse rédigée en 1974, à partir des archives de l’ancienne Allemagne de l’Est6 ? La lecture du manifeste politique de Hitler, le fameux Mein Kampf, insuffle plutôt la conviction inverse.

L’avènement de Hitler, devenu chancelier par les voies constitutionnelles et parlementaires le 30 janvier 1933, à la tête d’un gouvernement de coalition, signifie, certes, un changement total dans les relations internationales : la poursuite d’un dessein de domination mondiale, au nom d’une vision de la hiérarchie des peuples et des ethnies, alors que l’opinion internationale se réfugie dans l’illusion que la continuité prévaudra… Mais la vision internationale de Hitler est exprimée, dès les années 1920, par le leader encore marginal du parti national-socialiste : son incarcération à la forteresse de Landsberg a permis une première clarification de ses idées. Le premier tome de Mein Kampf est publié en 1925 ; le second, rédigé après sa sortie de prison, en 1927. En 1928-1929, Hitler consacre un nouvel ouvrage à un exposé systématique de sa politique étrangère, mais des considérations tactiques l’incitent à ne pas le publier de son vivant…  La publication du « Second livre de Hitler » n’interviendra qu’en 19617.

La toile de fond est pessimiste et pourrait être qualifiée de « darwiniste » : lutte perpétuelle entre les peuples et les hommes, prééminence de la race. Hitler bâtit un système qu’il veut logique et cohérent autour du concept d’« espace vital » (Lebensraum), emprunté au géopoliticien Ratzel, dont les œuvres figurent dans la bibliothèque de Landsberg. L’espace vital est nécessaire à la survie du peuple allemand. Le gouvernement doit établir un rapport raisonnable entre le chiffre de sa population et la superficie du sol. Quelles autres solutions s’offrent à lui ? Empêcher le surpeuplement par la diminution des naissances ? C’est l’exemple français, que Hitler récuse : il conduit infailliblement à « l’affaiblissement de la race » ; « L’aboutissement, c’est qu’un jour l’existence sur cette terre sera ravie ». Améliorer le rendement des terres nationales disponibles ? La « colonisation intérieure » peut « rationaliser les choses…mais elle ne peut avoir d’effet sur l’ensemble des ressources alimentaires nécessaires ». Se lancer dans une politique commerciale internationale, renouer avec la Weltpolitik, la « politique mondiale » chère à Guillaume II ? Hitler tranche et élimine « l’option africaine » : l’erreur de Guillaume II fut de penser qu’une politique d’acquisition territoriale « pouvait s’exercer quelque part au Cameroun ».

L’espace vital ne peut qu’être européen. L’Allemagne doit se le procurer par une expansion armée vers l’Est, car l’Union soviétique est la seule puissance européenne à posséder terres agricoles, matières premières et vaste marché… Une fois atteint, l’espace vital facilitera la poursuite des buts à long terme : le statut de puissance mondiale, puis l’hégémonie universelle. Ainsi, c’est une nouvelle posture géopolitique que préconise Hitler dans le deuxième tome de Mein Kampf : « Nous, nationaux-socialistes, biffons délibérément l’orientation de la politique extérieure d’avant la guerre. Nous commençons là où l’on avait fini il y a six cents ans. Nous arrêtons l’éternelle marche des Germains vers le Sud et l’Ouest et nous jetons nos regards vers l’Est, nous reprenons l’antique voie des chevaliers de l’ordre teutonique ».

Pourtant, une tentation coloniale semble bien avoir effleuré le régime : en 1937, le Reich organise une exposition coloniale à Düsseldorf, qui baigne dans la nostalgie des anciens Togo et Cameroun allemands ; les visiteurs sont accueillis par un Camerounais en uniforme nazi, avec brassard à croix gammée ; à la veille de la guerre mondiale, des timbres circulent en Allemagne, à la gloire des anciennes possessions africaines et océaniennes, et même en l’honneur de l’ancien territoire chinois à bail de Kiao Tchéou8. Hitler semble bien avoir établi une administration coloniale virtuelle, un ministère des colonies sans colonies…

Comment expliquer cette contradiction ? Hitler envisageait-il une domination sur l’Afrique dans l’ultime phase d’hégémonie universelle ? Exécutait-il inflexiblement le programme qu’il s’était assigné ou était-il un pragmatique, prêt à s’adapter au contexte international ? Etait-il le décideur unique ou devait-il s’incliner parfois sous l’influence de ses conseillers ou de tel secteur de l’appareil d’État9 ? De fait, Hitler, lorsqu’il accède au pouvoir, doit compter avec le « lobby colonial », un ensemble d’organisations puissantes, dirigées par des chefs charismatiques. Sociétés de propagande coloniale nées dans les villes hanséatiques, associations d’anciens colons et d’anciens combattants coloniaux se regroupent, le 27 mai 1933, au sein d’une « Ligue coloniale du Reich » (Reichskolonialbund), présidée par l’ancien gouverneur Heinrich Schnee10.

Dans l’entourage même du Führer, les tenants des thèses coloniales sont nombreux : Hermann Goering, le « dictateur économique » du Reich, fils d’un ancien commissaire impérial en Afrique du Sud-Ouest, estime que « le peuple allemand, s’il ne veut pas suffoquer chez lui, a besoin de territoires coloniaux » ; le chef des Jeunesses hitlériennes, Baldur von Schirach, mène campagne sur la question coloniale ; le ministre des affaires étrangères, Joachim von Ribbentrop, est partisan de la constitution d’un empire en Afrique. Au sein du parti national-socialiste, seuls Joseph Goebbels et Alfred Rosenberg se démarquent des autres dignitaires du Reich : le premier croit, comme Hitler, que l’espace vital est à conquérir à l’est de l’Europe, non au sud ; Rosenberg soutient que la construction d’un empire colonial portera atteinte à la pureté de la race.

En outre, pour la quasi-totalité de l’opinion allemande, les alliés doivent rétrocéder les colonies perdues. Argument économique : « L’avenir et le pain du peuple allemand dépendent des colonies » (en fait, en 1913, les colonies représentent 0,5 % du commerce extérieur allemand, contre 28,6 % pour la France11) ; Hjalmar Schacht, gouverneur de la Reichsbank, préconise la création de sociétés internationales pour une mise en valeur de l’Afrique par les puissances européennes associées. Argument démographique : l’Afrique serait un exutoire pour un pays surpeuplé… Mais, dès 1933, un proche de Hitler, Paul Rohrbach, met un terme au « mythe des colonies de peuplement » (70 000 Allemands pourraient s’installer en Afrique, et non 9 millions, comme le prétendaient les tenants d’une nouvelle aventure coloniale). Hitler entreprend donc de séduire les chefs de file du lobby colonial pendant les trois premières années du nouveau régime – période de compromis. A partir de 1936, les institutions du Reich sont consolidées : le Führer place à la tête du regroupement des associations coloniales un Bavarois, son ami le général Ritter von Epp.

      

 

Le troisième Reich triomphant

 

Après la guerre-éclair contre la France, Hitler, victorieux, confirme son absence d’intérêt pour un éventuel butin outre-mer. L’accord d’armistice de Rethondes, le 22 juin 1940, ne comporte pas de disposition sur l’empire colonial français, sinon l’indication que la cessation des hostilités porte sur le territoire métropolitain comme sur les colonies, protectorats et mandats12. Malgré la pression de l’état-major de la marine, il préfère attendre le futur traité de paix pour trancher définitivement sur le sort de l’Empire français : en attendant la victoire finale, il importe de ne pas humilier la France – ses possessions pourraient faire sécession. D’autant que les informations sur l’opinion africaine sont contradictoires : au Togo, l’ancienne génération semble souhaiter le retour de l’Allemagne13 ; au Cameroun, un mouvement pro-allemand s’est constitué autour du journal Mbale de Kingue Jong et du chef Bétoté Akwa ; à Madagascar, le colonisateur est « désacralisé » par la défaite, mais des rumeurs contradictoires évoquent le projet allemand de déportation des juifs dans la « Grande île » ; dans sa majorité, l’élite africaine craint un retour de l’Allemagne dans ses anciennes colonies, moins par attachement à la France que parce qu’elle perçoit l’Allemagne comme un État raciste.

Si Hitler s’abstient de toute ingérence dans le domaine colonial français, il laisse en revanche les mains libres à son allié italien en Afrique du Nord. L’armistice franco-italien de Villa Incisa, le 25 juin 1940, renferme des clauses touchant directement l’Empire : l’article 3 impose la démilitarisation des confins tuniso-libyens, d’une partie de l’Algérie et de l’Afrique subsaharienne, ainsi que de tout le territoire de la Côte française des Somalis : l’Italie pourra user du port de Djibouti et de la ligne ferroviaire Djibouti-Addis Abeba ; les bases navales de Bizerte et d’Oran seront désarmées ; la commission d’armistice italienne sera présente sur le continent africain (contrairement à la commission allemande) et contrôlera les opérations de démobilisation et de désarmement. Mais les événements vont modifier les données de l’armistice : l’attaque de la flotte anglaise à Mers-el-Kébir, puis le comportement des unités de Vichy, qui repoussent la tentative de débarquement d’une escadre britannique à Dakar (l’escadre est renforcée par des éléments de la France libre, de Gaulle est présent à bord de l’un des bâtiments), inspirent confiance au Führer dans le régime du maréchal Pétain et suscitent un assouplissement des conditions d’armistice.

Pour l’amiral Canaris et une partie de l’état-major allemand, une présence allemande en Méditerranée serait décisive, car elle permettrait de rompre les voies de communication britanniques à Suez et à Gibraltar ; en outre, la marine allemande revendique des bases à Dakar et à Casablanca. Hitler répugne toujours à s’engager sur cet échiquier ; il préfère s’effacer devant les ambitions italiennes, voire espagnoles…

Mais l’Afrique va entrer par effraction dans la guerre de Hitler : l’extension de la dissidence gaulliste en Afrique centrale, l’inefficacité de l’allié italien en Méditerranée imposent un retournement allemand. Le 11 janvier 1941, le Führer décide d’envoyer des troupes sur le continent africain pour soutenir l’Italie : l’aventure de l’« Afrika Korps » de Rommel commence en Libye. En Allemagne, la Ligue coloniale salue « avec fierté et espoir » la présence d’un « Generalfeldmarschall » sur le sol africain ;  pour la première fois depuis Versailles, des unités militaires allemandes sont présentes en terre africaine. Après sa victoire à Tobrouk en juin 1942, Rommel obtient l’autorisation de poursuivre la VIIIe armée britannique jusqu’en Égypte. Les exigences militaires allemandes sont plus fortes : le gouvernement du Reich réclame à la France de l’essence et des matières premières stratégiques ; les aspirations des milieux industriels se précisent, elles concernent l’exploitation des richesses minérales de l’Afrique et les produits coloniaux.

Hitler a-t-il alors modifié sa politique africaine ? Dès 1941, l’amiral Michelier, qui représente le régime de Vichy à la commission d’armistice de Wiesbaden, s’interroge sur l’orientation de la politique coloniale allemande, qu’il juge imprévisible, ou plutôt « en constante adaptation ». A l’été 1941, Hitler envisage, pour la première fois, un second Lebensraum en Afrique ; il évoque, toujours avec prudence, la reconstitution d’un Empire en Afrique centrale, à partir du Togo, du Cameroun et du Congo belge. Il va jusqu’à organiser un Empire virtuel, un ministère des colonies sans colonies, confié au général Epp, et partagé entre Munich et Berlin – où le ministère occupe les anciennes écuries impériales réaménagées. L’administration allemande suit, avec son sérieux habituel. De graves débats agitent le ministère : faut-il réellement séparer les directions politiques des activités administratives ? L’administration des futures colonies n’aura-t-elle pas un côté essentiellement politique ? Faut-il transformer l’université de la Hanse en une « Université coloniale », alors que toutes les disciplines qui y sont enseignées ne concernent pas nécessairement les colonies ?

 

 

De la « politique arabe » à la fin du rève colonial

 

A court terme, pour Hitler, l’Afrique utile se résume à l’Afrique du Nord… étendue jusqu’au Moyen-Orient. Une véritable politique arabe a pris forme progressivement. En Irak, le général Rachid Ali Gailani s’empare du pouvoir, le 2 avril 1941, à la suite d’un coup d’État, et tente d’installer un régime pro-allemand. L’expérience ne dure que deux mois. Le nouveau pouvoir s’effondre, le 4 juin 1941, sous les coups de la contre-offensive britannique. Les puissances de l’Axe n’ont soutenu Gailani que timidement et trop tardivement, mais leur appui leur a tout de même valu un surcroît de prestige auprès de l’opinion arabe. Le grand mufti de Jérusalem, Hadj Amine el Husseini, s’est provisoirement réfugié à Téhéran, où il a été très bien accueilli par Reza Shah. Il relaie l’active propagande du Reich dans la région.

Le 28 novembre 1941, le grand mufti est reçu à Berlin par Ribbentrop, puis par Hitler. Il propose la constitution d’une Légion arabe, qui se battrait au côté des Alliés : « Une victoire des Allemands sera utile au monde entier, en particulier aux populations arabes ». À plus long terme, il préconise la constitution d’une Fédération arabe, composée de la Syrie, de la Palestine, de la Transjordanie et de l’Irak. Dans sa réponse, Hitler rappelle qu’Allemands et Arabes ont un ennemi commun : « le juif, l’Anglais et le communisme », mais il se refuse à tout engagement politique pour l’avenir. Tout dépendra de l’évolution de la situation militaire. Proclamer l’indépendance de pays comme la Syrie et le Liban, ce serait renforcer les éléments gaullistes dans les autres territoires de l’Empire français. Hitler doit aussi tenir compte de l’allié italien, qui a une image négative dans l’opinion arabe (une autre personnalité pro-allemande, l’émir Chékib Arslan, parle de la « haine viscérale » suscitée par les Italiens). Au demeurant, Hitler n’est pas hostile au grand mufti : il admire sa « roublardise » et constate que ses yeux bleus lui donnent un visage plus aryen que sémite. Un bataillon arabe va être constitué, avec une compagnie composée de Syriens et de Palestiniens et trois compagnies algérienne, tunisienne et marocaine ; il sera stationné en Grèce, au Cap Sounion ; malgré les demandes du grand mufti, il sera placé sous le commandement d’officiers allemands.

Le débarquement anglo-américain en Afrique du Nord, le 8 novembre 1942, change à nouveau la donne14. L’Allemagne réplique par l’invasion de la zone Sud de la France (le plan Attila, déclenché à la date symbolique du 11 novembre) et par l’envoi de troupes en Tunisie, où les Alliés n’ont pas débarqué. Une troisième réponse est désormais envisagée : provoquer un soulèvement arabe sur les arrières des « envahisseurs anglo-américains ». La collaboration avec le grand mufti et les fractions pro-allemandes de l’opinion arabe s’intensifie. Dès le 9 novembre 1942, le grand mufti lance un appel aux populations arabes sur les ondes allemandes et italiennes : « Derrière cette colonisation américaine, se trouve le grave danger juif ». Un autre leader arable, l’émir Chékib Arslan, demande l’appui inconditionnel des puissances de l’Axe. De tous côtés, affluent les lettres de soutien des nationalistes arabes. Les services de propagande du major Mahnert s’installent à Tunis, multiplient les tracts avec des déclarations apocryphes de dirigeants de Vichy, lancent des émissions de radio à travers des stations clandestines pour le Proche-orient et l’Afrique.

La Tunisie est la dernière chance de l’Axe en Afrique. Les premiers avions allemands atterrissent à El Aouina le 9 novembre 1942, les premiers navires pénètrent dans le port de Bizerte le 11. André Gide, qui se trouve à Tunis, note dans son Journal : « Le nombre des soldats allemands tient du prodige. Vraiment, ils occupent la ville ». Et l’écrivain de distribuer bons et mauvais points entre occupants allemands et italiens : « Les Allemands se conduisent ici, force est de le reconnaître, avec une dignité remarquable, et qui rend d’autant plus scandaleuse l’outrecuidance indisciplinée des soldats italiens »15. Hitler a compris l’intérêt de cette ultime tête de pont africaine, qu’il importe de renforcer coûte que coûte : l’occupation de la Tunisie permet de prévenir une intervention des Alliés dans la péninsule italienne ; elle contraint Anglais et Américains à faire le détour par le Cap pour ravitailler leurs forces du Moyen-Orient, voire d’Extrême-Orient ; surtout, elle permet de soutenir les unités de l’Afrika Korps. Mais le Führer a négligé la question des renforts et du ravitaillement. Les chances d’un maintien prolongé des forces de l’Axe apparaissent, d’emblée, réduites.

La bataille de Tunisie, qui se déroule de novembre 1942 à Mai 1943, prend des allures wagnériennes. Le diplomate Rudolf Rahn, un proche de Ribbentrop, devient le tout puissant ministre plénipotentiaire du Reich16 ; il dirige le pays depuis sa résidence de Dar Hussein, un palais mauresque naguère quartier général des forces françaises. Il contrôle l’action du monarque, Moncef Bey, qui refuse de prendre parti, mais dont un des fils veut s’engager dans l’armée allemande, et celle du résident français, l’amiral Esteva, qui, après hésitation, se rallie franchement aux forces de l’Axe. Mais il se heurte militairement aux unités françaises du général Barré et fait appel au concours des partisans de la « collaboration », français et tunisiens : Darnand propose de se rendre à Tunis. Il se tourne, le 5 février 1943, lors d’un meeting dans la médina de Tunis, vers les « amis musulmans » : « Nous sommes entrés en Tunisie, non pour vous assiéger, mais pour combattre les Anglo-Saxons, amis des juifs. Le Führer m’a ordonné de libérer tous les prisonniers musulmans tombés en nos mains. Nous combattons, dans cette lutte, pour la libération des petites nations opprimées ». Rahn forme des unités de volontaires français : le « Service d’ordre légionnaire » de Tunisie et la « Phalange africaine ». La Tunisie devient un vaste camp retranché à économie de guerre. Mais, dès avril 1943, Rahn commence l’évacuation des personnalités françaises et tunisiennes qui ont soutenu les forces d’occupation, avant de quitter sa résidence, le 7 mai, et de transmettre ses pouvoirs, pour les ultimes combats, au général von Arnim.

L’enjeu tunisien était stratégique, mais aussi psychologique et symbolique, au lendemain de la défaite de Stalingrad. La défaite de l’Allemagne en Tunisie signifie une rupture complète des relations entre l’Europe allemande et l’Afrique… et la fin du rêve colonial allemand.

 

 

NOTES

 

        

1. Amouzouvi Akakpo, L’occupation allemande et la conférence de Berlin, Centenaire de la Conférence de Berlin, Brazzaville, avril 1985. Présence africaine, 1987.

2. Joseph Adrien Djivo, Les rivalités européennes et la politique commerciale allemande au Dahomey, Centenaire de la Conférence de Berlin. Présence africaine, 1987.

3. Robert Cornevin, Histoire de la colonisation allemande, PUF 1967.

4. Henri Brunschwig, L’expansion allemande outre-mer, PUF 1957.

5. Charles Zorgbibe, Wilson. Un croisé à la Maison Blanche, Presses de Sciences Po 1998, pp. 307 et suivantes.

6. La politique africaine de l’Allemagne hitlérienne, Thèse Lyon ,1974, 2 tomes. Du même auteur : « Les buts de guerre de l’Allemagne hitlérienne en Afrique », Revue d’Histoire de la deuxième guerre mondiale, avril 1977 ; et Hitler voulait l’Afrique. Les plans secrets pour une Afrique fasciste, Paris, L’Harmattan 1980.

7. Marlis Steinert, Hitler, Fayard 1991. voir particulièrement le chapitre IX sur la politique étrangère, pp. 314 et suivantes.

8. Cf. l’ouvrage fondamental de Chantal Metzger, L’Empire colonial français dans la stratégie du  Troisième Reich, Peter Lang, Bruxelles-Vienne 2002, qui est notre principale source pour la période hitlérienne.

9. Ian Kershaw, Qu’est-ce que le nazisme ? Problèmes et perspectives d’interprétation,  Gallimard 1997.

10. Wolfe Schmokel, Dream of Empire. German Colonialism, 1919-1945, New Haven 1964.

11. Cf. Jacques Marseille, Empire colonial et capitalisme français, Paris, Albin Michel 1984 ; et Charles Robert Ageron, « L’idée d’Eurafrique et le débat colonial franco-allemand dans l’entre-deux-guerres », Revue d’Histoire moderne et contemporaine, juillet 1975.

12. Cf. Eberhard Jackel, La France dans l’Europe de Hitler, Paris, Fayard 1973 ; et aussi Jean-Baptiste Duroselle, L’abîme, 1939-1945, Imprimerie nationale 1982.

13. Jean-Jacques Fol, « Le Togo pendant la deuxième guerre mondiale », Revue d’Histoire de la deuxième guerre mondiale , 1979. Cf. aussi Max Dippold, L’image du Cameroun dans la littérature coloniale allemande, Yaoundé 1971.

14. Sur la politique arabe de Hitler, voir Lukaz Hirszowicz, L’Allemagne hitlérienne et l’Orient arabe, Le Caire 1971 ; Roger Faligot et Rémi Kauffer, Le croissant et la croix gammée, Albin Michel 1990. Sur l’Afrique du Nord : Christine Lévisse-Touzé, « L’Afrique du Nord pendant la seconde guerre mondiale », Relations internationales 1974.

15. André Gide, Journal 1939-1949, cité par Ch. Metzger.

16. Cf. les mémoires de Rudolf Rahn, Un diplomate dans la tourmente, Paris, France-Empire 1980.

 



* Président du comité éditorial de Géopolitique africaine/African Geopolitics.

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