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Syrie : les Frères musulmans resurgissent

 
La nouvelle est passée inaperçue en Europe, mais pas à Damas : les Frères musulmans sont prêts à revenir en Syrie. La section syrienne de ce mouvement islamiste international ne pouvait rester absente du bouillonnement politique intérieur auquel est confronté le gouvernement du président Bachar el-Assad.
lundi 11 avril 2005.

Le 4 avril, le « contrôleur général » en exil à Londres, Ali Sadreddine al-Bayanouni, abat ses cartes. Le communiqué envisage toutes les situations. Titré « Appel national pour le salut », il tend la main aux militaires : « La Confrérie appelle l’armée à être un auxiliaire du changement pacifique en Syrie », dit le texte. Les hommes en uniforme, disent les islamistes, devraient accompagner la tenue d’un « congrès national n’excluant personne », dont la première tâche serait d’abroger le monopole du parti Baas sur le pouvoir et d’abolir l’état d’urgence, en vigueur depuis trente ans.

Le gouvernement, tout occupé à contenir les pressions franco-américaines, n’a pas commenté. Le retour des Frères n’est cependant pas pris à la légère. Les islamistes constituent le seul véritable ennemi du régime. Leur dernier affrontement s’est réglé il y a plus de vingt ans par un KO sanglant. En février 1982, l’armée a rasé le centre de la ville de Hama, tuant plus de 20 000 personnes, et a marqué ainsi la fin d’une révolte commencée des années auparavant. La simple appartenance au mouvement est aujourd’hui encore punie de la peine de mort.

Les raisons de cette réaction féroce étaient les mêmes qu’aujourd’hui. Le régime, issu de la minorité alaouite, qui représente environ 12% des quelque 19 millions de Syriens, a tout à craindre d’un mouvement qui peut potentiellement s’appuyer sur la vaste majorité sunnite, près de 70% des Syriens. Assommés par la répression, les sunnites se sont repliés sur une pratique religieuse fortement identitaire. Les mosquées se sont multipliées, les voiles islamiques ont envahi les rues, un phénomène jusque-là marginal dans une Syrie « laïque », les groupes de réflexion religieuse, notamment ceux qui s’adressent aux femmes, gagnent de l’audience.

Pourtant, si elle inquiète le régime, la mainmise éventuelle des Frères sur ce gisement d’électeurs ne préoccupe pas l’opposition libérale. Isolés, et de leur propre aveu incapables de s’organiser, les acteurs de cette opposition embryonnaire, rencontrés par le Figaro, accueillent volontiers l’idée d’une participation islamiste à un futur gouvernement. « Les islamistes ne me font pas peur, dit le marxiste Yassine Hadj Saleh, emprisonné pendant seize ans. Les Frères musulmans ne sont pas le fantôme qui hante la Syrie, comme certains voudraient le faire croire. Ce sont des modernistes prêts à jouer le jeu démocratique, dans l’esprit des islamistes turcs. On a besoin d’eux. » L’avocat Anouar al-Bounni, autre opposant en vue, affiche la même sérénité, mais reste vigilant : « Je n’ai pas peur d’un gouvernement islamique, mais il faudra quand même se demander quelle sorte de gouvernement nous voulons. »

Cet avis est partagé par des observateurs indépendants, qui bénéficient de la nouvelle liberté d’expression, arrachée au régime sous la pression occidentale. « Je pense que, dans le cadre d’un éventuel multipartisme, l’introduction des Frères musulmans ne serait pas une mauvaise chose », dit le jeune professeur de sciences politiques Marwan al-Kabalan, de l’université de Damas. D’autant plus que les Frères musulmans, estiment de nombreux observateurs, ne toucheraient pas le jackpot électoral. « Ils feraient probablement entre 30 et 40%, estime Yassine Hadj Saleh. Le parti Baas est toujours populaire dans les campagnes, où on lui est reconnaissant d’avoir apporté la modernité. Et les sunnites montreront sans doute leurs divisions entre traditionalistes et modernes. »

Hassan Habbas, politologue engagé, auteur d’un Guide de la citoyenneté, partage cet avis : « Peu de Syriens accepteraient un gouvernement radical. De toute façon, les Frères musulmans syriens n’ont jamais été radicaux ; ils sont plutôt socialistes. » Cette pression intérieure crée un flottement à la tête du régime, assurent les opposants. Ils en ressentent certains effets immédiats. « Avant, quand les services de sécurité me convoquaient, j’avais souvent droit à une paire de gifles en prime, raconte Hassan Habbas. Aujourd’hui, on me déroule le tapis rouge. Certains ne veulent pas insulter l’avenir... »

Dans ce pays fermé et secret, les théories du complot abondent. « Certains évoquent un coup d’Etat de certaines forces du palais, appuyées par les Américains », ajoute le politologue, qui observe pour sa part un désarroi dans les cercles du pouvoir : « Beaucoup de dirigeants ont le sentiment qu’ils sont dans un cul-de-sac. »

Le régime réfléchit pourtant à une stratégie de défense. Le parti Baas doit tenir en juin un congrès qui pourrait ouvrir la porte à une forme de multipartisme, en prévision de l’élection présidentielle, dans deux ans. La libération de tous les prisonniers politiques a été annoncée, de même que l’octroi de passeports à tous les exilés. Une mesure qui profiterait aux Frères musulmans de Londres.

Damas-Pierre Prier , lefigaro.fr