La torture est fréquente à Guantánamo
Nombre de
ceux qui sont détenus à Guantánamo ont été maltraités, que ce soit en
Afghanistan ou ailleurs avant leur transfert à Guantánamo, ou durant
leur transfert, ou lors des interrogatoires sur la base de Guantánamo
elle-même, ou en raison de la nature coercitive de la détention à
l’isolement et illimitée qu’ils y ont subie. Leur famille ont elles
aussi souffert de la cruauté de cette incarcération virtuellement au
secret sur une île inaccessible.
L’impunité de fait
En janvier 2002, Alberto Gonzales, conseiller de la Maison Blanche,
faisait savoir au président Bush que le refus d’appliquer les
Conventions de Genève aux détenus arrêtés au cours du conflit afghan
présentait, entre autres avantages, celui de rendre plus difficile
l’ouverture de poursuites contre le personnel américain au titre de la
Loi américaine relative aux crimes de guerre. Deux semaines plus tard,
le 7 février 2002, le président signait un mémorandum confirmant que
les talibans ou membres d’Al Qaïda mis en détention ne pouvaient être
considérés comme des prisonniers de guerre et que l’article 3 commun
aux quatre Conventions de Genève ne leur était pas applicable.
L’article 3 commun aux Conventions établit les normes minimales d’un
procès équitable. Il interdit la torture, les traitements cruels et «
les atteintes à la dignité des personnes, notamment les traitements
humiliants et dégradants ». À l’époque, la Loi américaine relative aux
crimes de guerre faisait du non-respect de l’article 3 commun aux
Conventions de Genève un crime de guerre passible de poursuites aux
États-Unis.
Quelque cinq ans plus tard, aucune poursuite n’a encore été engagée
en vertu de la législation américaine. Pourtant, en juillet 2006, six
avocats militaires qui étaient entendus par des sénateurs ont admis que
certaines des techniques d’interrogatoire autorisées dans la « guerre
contre le terrorisme » ne respectaient pas l’article 3. En effet, en
2004 déjà, une enquête de l’armée avait confi rmé qu’à partir de 2002,
ou même plus tôt, les Américains chargés de conduire les
interrogatoires en Afghanistan ordonnaient aux détenus de se
déshabiller, les mettaient à l’isolement pendant de longues périodes,
les soumettaient à des positions provoquant un stress, exploitait leur
peur des chiens et avaient recours à la privation de sommeil et de
lumière. Techniques qui ont aussi été utilisées à Guantánamo.
En septembre 2006, le gouvernement rédigeait une proposition de loi
relative aux missions de l’armée qui a été par la suite adoptée par le
Congrès et a reçu force de loi après avoir été signée par le président
Bush. Cette nouvelle loi limite la portée de la Loi relative aux crimes
de guerre. Elle exclut de la liste de ces crimes les procès
inéquitables et «les atteintes à la dignité des personnes, notamment
les traitements humiliants et dégradants». Cette loi s’applique
rétroactivement et est censée être entrée en vigueur avant le début de
la «guerre contre le terrorisme». Cette loi entérine tout simplement
l’impunité.
Redéfinir la torture pour permettre la torture
Dans un mémorandum du 1er août 2002, un substitut du procureur
général du département de la Justice faisait savoir à la Maison Blanche
que le président pouvait ne pas tenir compte de l’interdiction de la
torture; que les agents chargés des interrogatoires pouvaient infl iger
des traitements très douloureux sans pour autant franchir le seuil de
la torture; et qu’il y avait de nombreux actes qui pouvaient être
qualifiés de traitements cruels, inhumains ou dégradants, sans pour
autant être de la torture. Selon le mémorandum, les agents qui avaient
recours à ces techniques ne pouvaient être poursuivis au titre de la
loi prohibant la torture hors du territoire américain. Même quand les
méthodes utilisées pouvaient être qualifiées de torture, «la nécessité
ou l’auto-défense pouvaient être invoquées afin d’éliminer toute
possibilité d’incrimination».
Les techniques que désigne l’euphémisme «pression et contrainte»
sont apparues au cours de la «guerre contre le terrorisme» menée par
les Etats-Unis, notamment à Guantánamo. Elles consistent, par exemple,
à contraindre le prisonnier à s’accroupir et à se relever, à lui
couvrir la tête d’une cagoule sans ouverture, à le priver de sommeil, à
le soumettre au bruit, à un isolement prolongé. Certaines techniques,
comme l’utilisation de chiens, la nudité imposée, la rasage forcé de la
barbe, l’humiliation sexuelle lors d’interrogatoires conduits par des
femmes et la confiscation d’objets religieux présentaient aussi des
aspects nettement discriminatoires. En 2005, Alberto Gonzales a déclaré
que le mémorandum représentait la position de l’administration
américaine et que, en sa qualité de conseiller de la Maison Blanche, il
l’avait approuvé. Dans la «guerre contre le terrorisme», aucune
procédure judiciaire n’a été engagée contre des agents américains au
titre de la Loi contre la torture.
Traiter avec «humanité» – version américaine
Le mémorandum signé par le président Bush le 7 février 2002 n’a été
ni retiré ni amendé; il affirme qu’«en raison de notre politique» en la
matière, les détenus seront traités avec humanité «même ceux qui,
légalement, n’y ont pas droit». De tels détenus n’existent pas. Tous
les détenus, où qu’ils soient, ont le droit de ne pas être soumis à
la torture ou à d’autres mauvais traitements. Ce n’est pas là un
choix de nature «politique». C’est une obligation légale qui s’impose à
tous les gouvernements.
Le mémorandum parle d’une «approche» qui soit «conforme» aux
Conventions de Genève, mais seulement dans les limites imposées par les
«exigences militaires». Ces «exigences militaires» ont été invoquées
pour justifier la procédure d’«interrogatoire spécial» autorisé par
Donald Rumsfeld, secrétaire à la Défense, à l’encontre de Mohamed al
Qahtani. Détenu à Guantánamo, ce dernier était soupçonné de détenir des
renseignements très importants, mais avait résisté aux techniques
d’interrogatoire habituelles de l’armée américaine. Mohamed al Qatani a
été soumis à un isolement extrême pendant trois mois, entre la fin de
2002 et le début de 2003.
Il a, d’autre part, été contraint de porter des sous-vêtements
féminins, a été promené dans une pièce avec une laisse autour du cou et
forcé d’imiter un chien, a dû danser avec un agent chargé de
l’interroger tout en portant une serviette sur la tête «en guise de
burka», a eu la tête et la barbe rasées pour ses interrogatoires, a dû
se déshabiller et être fouillé à corps en présence de femmes, a subi
des humiliations de nature sexuelle, a été délibérément choqué – en
raison de sa culture – d’être interrogé par des femmes, a essuyé des
insultes visant les femmes de sa famille, a été encagoulé, soumis à une
musique assourdissante, au «bruit blanc», à la privation de sommeil, à
des froids et des chaleurs extrêmes, a été forcé de rester debout
pendant de longues heures et contraint d’uriner dans ses vêtements
quand ses interrogateurs refusaient de le laisser aller aux toilettes.
Sur une période de cinquante-quatre jours consécutifs, Mohamed al
Qatani a été interrogé pendant quarante-huit jours, de dix-huit à vingt
heures par jour.
Pendant cette période, il aurait été victime d’un faux transfert
dont la mise en scène comportait l’injection de tranquillisants au
détenu, le port de lunettes opaques et son départ de Guantánamo en
avion. Une enquête militaire a conclu que le traitement subi par
Mohamed al Qatani ne pouvait être qualifié d’«inhumain et prohibé» bien
que, par effet cumulatif, il ait été «dégradant et brutal». Il faut
garder cette conclusion à l’esprit chaque fois que des représentants
officiels des États-Unis affirment que les personnes qu’ils détiennent
sont traitées avec humanité. Il est évident que leur conception de ce
qui constitue un traitement «humain» n’a rien à voir avec les normes
internationales en la matière.
Economes de la vérité
L’administration américaine a tenté d’écarter les allégations de
torture et mauvais traitements en brandissant le «document de
Manchester», présenté comme un manuel de formation d’Al Qaïda découvert
en Angleterre et qui recommande à ses membres de prétendre qu’ils ont
été torturés ou maltraités au cours de leur détention. Amnesty
International a rencontré de nombreux ex-détenus – y compris en
Afghanistan, en Allemagne, en Australie, au Bahreïn, au Canada, en
France, au Royaume-Uni, en Suède et au Yémen. Leurs allégations de
mauvais traitements concordent, sont crédibles et ne comportent pas
d’exagération. Les tribunaux de révision du statut de combattant mis en
place par l’administration américaine pour réexaminer le statut des
détenus qualifiés de «combattants ennemis» et les commissions
militaires qu’elle veut réunir pour juger quelques-uns de ces détenus
ne pourront s’appuyer que sur des témoignages obtenus sous la torture
ou d’autres mauvais traitements.
S’il est avéré que les détenus prétendent tous à tort qu’ils ont été maltraités, pourquoi a-t-on autorisé tribunaux et commissions à admettre des éléments de preuve qui semblent avoir été arrachés de force? Et si les détenus sont traités avec humanité, alors ces tribunaux n’ont qu’à s’appuyer sur les informations disponibles en toute légalité. Mais il semble que la «tactique de guerre» du gouvernement, comme celle des détenus, soit plutôt d’être économe… de la vérité. Quand trois détenus sont morts à Guantánamo, en juin dernier (apparemment après s ‘être suicidés), le commandant de la base a déclaré que les détenus ne s’étaient pas tués par désespoir, mais pour faire un «acte de guerre asymétrique». L’adjoint au vice-secrétaire d’Etat aux Affaires diplomatiques a commenté ces morts en disant qu’il s’agissait pour les victimes d’un «bon coup de pub». Comme le disait un observateur américain, après de telles déclarations le camp mérite d’être fermé pas seulement en raison de ce que subissent les prisonniers, mais parce qu’il déshumanise les Américains chargés de leur détention».