L'européophobie, le complotisme et l'antisémitisme étant aujourd'hui les trois postures les plus disqualifiantes au regard de la norme, il suffit à un journaliste d'associer, même vaguement, l'un ou l'autre de ces motifs à quelqu'un pour le discréditer. On a eu récemment l'exemple d'un de ces procès expéditifs mené par le journaliste de Libération Jean Quatremer à l'encontre d'Etienne Chouard ("Quand l'euroscepticisme mène au conspirationnisme", 24/09/2008).

"L'Argent-Dette" est-il complotiste? Je pense aussi que c'est le cas. Mais il y a deux points sur lesquels je m'éloigne de Riché. Plutôt que son seul contenu, ce qui m'intéresse dans cette vidéo est sa viralité, dépendante d'un contexte qui modifie sa réception et sa signification. Le phénomène à observer n'est pas "L'Argent-Dette", mais le fait que cette vidéo disponible depuis déjà plusieurs semaines se mette brusquement à être citée et discutée, dans le contexte du développement de la crise financière. Synthétisée sous l'expression d'"image parasite", ma théorie de l'usage de contenus visuels en situation de crise informationnelle est que le buzz est un indicateur de la demande. Si nous accordons une signification à un contenu en raison de sa viralité, c'est d'abord cette demande qu'il s'agit de comprendre.

A cet égard, l'attitude grossièrement disqualifiante de Riché n'est pas digne de son intelligence. Complotiste, "L'Argent-Dette" a «une sale petite odeur». Le message est clair. "Circulez, y'a rien à voir!" aurait dit Coluche. Je suis en profond désaccord avec une telle approche. Parce que le complotisme, qui est devenu une composante fondamentale de la recomposition de la relation du citoyen à l'information, fait justement partie intégrante du phénomène social qui se manifeste par le buzz.

Il y a un dernier soupçon. Je suis issu de la même culture bourgeoise conventionnelle que Riché, qui me fait moi aussi repousser a priori comme irrationnelle l'idée de complot. Mais il faut dire que depuis l'annonce des sommes folles sorties de nulle part pour sauver la finance, je commence à me demander si cette attitude ne pêche pas par une excessive naïveté. Or, voici ce qui distingue le chercheur du journaliste. Avant de verser à mon tour dans le complotisme le plus débridé, je prends note de cette réaction comme une réponse caractéristique face à un certain type de situation.

Il y a quelque chose de proprement renversant dans les derniers développements de la crise financière. Face à un tel bouleversement, comme pour le 11 septembre, la tentation du complot est un des symptômes les plus clairs de l'ampleur d'une catastrophe que nul n'a été capable d'expliquer – et que chacun tente de comprendre par ses propres moyens. Autrement dit, pas un détail qui sent mauvais à balayer d'un revers de la main. Mais un phénomène qu'il va nous falloir apprendre à observer en tant que tel, avec patience et humilité, comme un nouvel indicateur de la crise de l'intelligibilité qui affecte nos sociétés.

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