La théorie du rasa, développée dans le Nâtyaçâstra, le traité indien d’art dramatique écrit probablement au IIème siècle apr. J.-C. et attribué au légendaire Bharata, est au cœur de l’esthétique indienne. Pour Abhinavagupta, le rasa constitue le fondement unique de toute poésie, qui ne doit avoir d’autre but que sa création.

Le mot rasa désigne d’abord le suc d’un fruit ou d’une plante, puis sa saveur particulière ; dans le domaine artistique, il représente la tonalité émotionnelle qui imprègne une œuvre et que ressent son spectateur ou son lecteur. Il désigne également le plaisir esthétique qui en résulte. La meilleure définition est celle qu’en propose Louis Renou dans l’Inde Classique : « c’est un état subjectif du lecteur ou de l’auditeur (c’est tout un) par lequel les émotions dormantes qu’il est en état d’éprouver sont réveillées au contact de l’œuvre littéraire et donnent la sensation d’un plaisir, d’une volupté (…) le lecteur recrée pour son compte et reçoit en lui l’expérience originale du poète, mais cette expérience ne devient rasa que si elle revêt la forme d’un sentiment universel, impersonnel, pour ainsi dire abstrait ».

Cette définition décrit aussi la naissance du rasa, que le Nâtyaçâstra résume dans cet aphorisme célèbre, appelé rasasûtra : vibhâvânubhâvavyabhicârisamyogâd rasanishpattis, « la naissance du rasa résulte de la combinaison des déterminants, des conséquents et des émotions transitoires » (chapitre VI). Pour qu’il y ait rasa, il faut en effet que les émotions que chacun de nous est capable d’éprouver, parce qu’elles appartiennent à l’expérience humaine dans ce qu’elle a d’universel, se cristallisent et nous deviennent présentes : on dit que l’émotion dormante (bhâva) devient « émotion stabilisée » (sthâyibhâva) ; ce phénomène est possible quand un ensemble de facteurs stimule la sensibilité du spectateur :

1) les « déterminants » (vibhâva), personnages propres à inspirer un sentiment ou éléments suggestifs formant le décor de la scène : par exemple, s’agissant du rasa érotique, l’homme aimé ou la femme aimée, ainsi que le printemps, le chant de certains oiseaux, l’aspect, la couleur ou le parfum de certaines fleurs , etc.

2) Les « conséquents » (anubhâva), qui sont les manifestations extérieures de l’émotion, propres à leur servir de signifiants, comme par exemple les regards tendres ou les soupirs ; parmi elles, les huit manifestations physiques spontanées, qui ne peuvent être feintes et donc impliquent de la part d’un acteur qu’il s’identifie au personnage : frémissement, pleurs, transpiration, pâleur, etc.

3) Les « émotions transitoires » (vyabhicâribhâva), qui sont des émotions passagères associées à l’émotion principale, et qui constituent une sorte de nœud émotionnel ; par exemple, l’amour peut se décliner en jalousie, colère, inquiétude, joie, etc.

Le Nâtyaçâstra dresse une liste de 8 rasa, que ses successeurs enrichiront. Chacun est associé à l’ « émotion stabilisée » qui le suscite :

8 rasa   8 sthâyibhâva
l’Erotique  çrngâra   plaisir d’amour rati
le Furieux  raudra     colère  krodha
l’Héroïque  vîra     fougue utsâha
le Repoussant  bîbhatsa     aversion  jugupsâ
le Comique   hâsya  rire  sa
le Pathétique karuna  affliction            çoka
le Merveilleux   adbhuta étonnement admiratif vismaya
le Terrible    bhayânaka terreur bhaya           
 

C’est dire que le rasa n’est pas l’émotion elle-même, mais à la fois la couleur particulière qu’elle confère à l’œuvre et le plaisir esthétique qu’elle engendre. Pour éprouver ce plaisir, le spectateur doit conserver avec l’émotion une distance suffisante, tout en ressentant vis à vis du personnage qui en est le sujet une sympathie profonde, source d’une compréhension intime et intuitive.

Sylvain Brocquet, maître de conférence à l'Université d'Aix-Marseille I