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Jean Jaurès

Sur la propagande anarchiste et la réaction : demande d'interpellation du Gouvernement

Séances des 8 mars et 30 avril 1894

Présidence de Charles Dupuy

Depuis plusieurs jours la presse annonce que dans les perquisitions faites chez certains anarchistes, la police a trouvé la preuve d’envois de fonds adressés à ceux-ci par des personnes riches et des prêtres. Dans le cadre de l'application des lois scélérates  Jean. Jaurès  souligne les dangers de la réaction pour la République. Il demande à poser une question au gouvernement, ce qui lui est refusé e président du Conseil Casimir-Perier et dépose une demande d’interpellation : « J’ai l’honneur de demander à interpeller le gouvernement sur les mesures qu’il compte prendre contre les capitalistes et les prêtres qui ont subventionné la propagande par le fait. ». Le président du Conseil demande alors l’ajournement de la discussion. Jean Jaurès proteste contre cet ajournement.

 

Séance du 8 mars 1894

M. Jaurès. — Messieurs, j’enregistre d’abord la déclaration de M. le président du Conseil.

Il ne sait pas du tout ce que signifient les faits à propos desquels nous apportons notre demande d’interpellation, et je fais en passant la remarque à la Chambre que si j’apporte une demande d’interpellation, c’est parce que le gouvernement a refusé de répondre à une question par la raison qu’il n’avait aucune connaissance des faits dont il pouvait être parlé dans ce débat. En sorte, messieurs, qu’il est entendu qu’alors qu’il y a six semaines à peine, on a saisi dans les malles d’un anarchiste qui avait été à Carmaux des papiers contenant un appel aux ouvriers grévistes pour les engager à faire sauter les immeubles et aussi le personnel de la compagnie ; alors que depuis huit jours, dans les journaux gouvernementaux les mieux informés, comme le journal le Temps, comme la Gironde qui est le journal de M. le ministre de l’intérieur… (Interruptions. — Applaudissements à l’extrême gauche.)

M. Raynal, ministre de l’intérieur. — Je n’ai aucun journal.

M. Jaurès. — … alors que depuis huit jours, dans ces journaux, il est indiqué avec une précision parfaite que l’on a saisi chez un certain nombre d’anarchistes militants la preuve de correspondances de personnes très riches et de prêtres faisant des envois de fonds ; alors que se pose par conséquent la question maîtresse à propos du mouvement antérieur : d’où vient l’argent ? (Applaudissements à l’extrême gauche) … le gouvernement déclare qu’il n’en sait rien.

Eh bien ! messieurs, il nous est permis de faire constater au pays avec quelle vigilance on protège la sécurité des citoyens. (Nouveaux applaudissements à l’extrême gauche.) Je conclu en demandant la discussion immédiate, et pour deux raisons…

M. Georges Berry. — Allez chercher Paul Reclus. Il répondra peut-être à votre question.

M. le Président. — Veuillez garder le silence, monsieur Georges Berry : les interruptions ne peuvent que prolonger le débat.

M. Georges Berry. — On demande d’où vient l’argent. J’indique une source de renseignements.

M. Jaurès. — Je demande la discussion immédiate pour deux raisons : d’abord une raison d’équité.

Il est incontestable pour le pays tout entier que s’il s’était produit contre un seul ouvrier, contre une seule organisation socialiste ou syndicale des soupçons aussi sérieux que ceux qui paraissent atteindre une partie de la classe capitaliste ou l’organisation cléricale, vous n’auriez pas attendu que quelqu’un soit monté à cette tribune pour ordonner des perquisitions. Les perquisitions, vous les multipliez ; mais il y a un côté où vous ne cherchez pas : c’est le côté d’où viennent les fonds, d’où vient peut-être l’inspiration première. (Applaudissements à l’extrême gauche.)

Et puis il y a une autre raison : c’est que pendant que le gouvernement ne sait pas, pendant qu’il a les yeux fermés, pendant qu’il suspend l’exercice de ce qui est sa fonction essentielle, les personnes qui peuvent être compromises sont averties précisément par les journaux gouvernementaux et elles ont le temps de faire disparaître les traces de leur complicité. (Nouveaux applaudissements sur les mêmes bancs.) C’est pour cela que j’ai l’honneur de demander à la Chambre de prononcer la discussion immédiate.

 

Malgré l’intervention de M. Guieysse en faveur de la discussion immédiate, le renvoi à un mois est ordonné par 278 voix contre 231.

Au début de la séance du 30 avril, Jean Jaurès peut développer son interpellation.

 

M. Jaurès. — Messieurs, je n’ai pas l’intention puérile, que m’ont prêtée généreusement ceux-là mêmes qui ajournaient à six semaines mes explications, de réduire l’anarchisme à un complot policier ou à une intrigue capitaliste et cléricale. Devant les problèmes poignants que soulèvent en toute conscience certains attentats criminels, et aussi le mode de répression sociale qui leur est appliqué, ce serait une honte à moi de me livrer à d’aussi misérables jeux d’esprit.

L’anarchisme est un des innombrables symptômes d’un malaise social profond : il est le produit spontané d’une société qui se décompose.

Je ne veux pas non plus signaler de nouvelles catégories de suspects à la police si vigilante, si habile et si heureuse de M. le ministre de l’intérieur. Non, il y a une question politique qui est posée ici.

Les hautes classes sociales et le clergé ont essayé de profiter de l’émotion produite par les attentas anarchistes pour accentuer le mouvement de la République vers la droite. La peur de l’anarchie est venue en aide à la politique de ralliement, et les ennemis de l’esprit républicains ont essayé, par toutes sortes d’accusations et d’insinuations, de compromis devant le pays ce parti socialiste qui est depuis cent ans l’avant-garde de la République (Très bien ! très bien ! à l’extrême gauche) pour perdre plus aisément le parti républicain tout entier. (Applaudissements sur les mêmes bancs.)

Ce que je reproche au gouvernement, c’est dans toutes ses déclarations, dans toutes ses recherches relatives à l’anarchie, de s’être prêté complaisamment à cette tactique.

Oh ! je ne demande pas au ministère de reprendre à propos de ces faits, contre les partis de droite, le système de polémique que l’opportunisme au pouvoir employait, il y a douze ou treize ans, au moment des événements de Montceau-les-Mines, de Lyon et de Paris. Il y a eu à cette époque un mouvement qui était plus grave peut-être et plus inquiétant que celui qui vous préoccupe depuis quelques mois. La dynamite avait fait sauter des croix, des chapelles, des maisons de la compagnie de Blanzy. Il y avait eu des explosions meurtrières à Lyon, au café Bellecour, au bureau de recrutement, et pendant que se produisaient ces actes individuels de révolte, il y avait des mouvements collectifs, des émeutes à Montceau-les-Mines ; il y avait aussi, à quelques pas d’ici, sur l’esplanade des Invalides, une réunion des sans-travail, une manifestation publique d’anarchisme, des pillages de boulangeries.

Et que disait de ces événements, à cette époque, le gouvernement qui est en quelque sorte continué par le gouvernement actuel ? Certes, il accusait dès lors le socialisme et sa propagande, et les républicains d’extrême gauche lui répondaient par un mot qui n’a pas vieilli : « Il n’y a pas de péril social, il y a des souffrances sociales. »

Mais les socialistes n’étaient pas à cette époque la seule opposition, ils n’étaient pas l’opposition la plus redoutable ; on ne comptait guère avec eux ; il y avait une autre opposition, l’opposition monarchiste et cléricale ; celle-là, on la redoutait, et on avait raison, comme l’ont montré les élections de 1885.

Aussi ce n’était pas contre nous qu’étaient dirigées à cette époque les accusations du gouvernement, c’était contre la droite monarchique et cléricale. On avait rencontré dans l’après-midi, aux Invalides, sur le terrain de la manifestation, M. de Mun, qui était alors pour la majorité non pas le socialiste chrétien d’aujourd’hui ou d’hier…

M. le comte Albert de Mun. — Il n’y a pas de socialisme chrétien. (Rires et applaudissements ironiques à l’extrême gauche.)

M. Jaurès. — Monsieur de Mun, je suis entièrement d’accord avec vous, si vous voulez constater qu’il y a incompatibilité absolue entre le principe d’autorité représenté par l’Église, telle que vous la servez, et le principe d’universel affranchissement qui se résume pour nous dans la doctrine socialiste. (Très bien ! très bien ! sur les mêmes bancs.)

M. d’Hulst. — D’universel asservissement ! Vous êtes les anti-libertaires par excellence !

M. Lemire. — Nous ne sommes pas des esclaves, nous, monsieur Jaurès !

M. Jaurès. — Si je vous ai appelé socialiste chrétien, monsieur de Mun, — un mot contre lequel, au point de vue philosophique, vous avez le droit de protester, — c’est d’abord parce que c’est ainsi que le mouvement que vous avez inauguré est communément nommé dans les discussion politiques, et ensuite parce qu’en effet vous avez essayé d’emprunter au socialisme tout ce que vous pouviez lui emprunter pour restaurer dans ce pays-ci l’influence du christianisme constitué à l’état d’Église.

M. le comte de Mun. — C’est tout le contraire !

M. Lemire. — Le christianisme a précédé votre socialisme. M. Guesde a dit que c’est vous qui empruntiez à l’Église vos doctrines.

M. Jaurès. — Je ne voudrais pas que ces interruptions fissent perdre à la Chambre le sens de ma démonstration.

Je montrais que les mêmes opportunistes au pouvoir qui aujourd’hui, à propos des attentats anarchistes, essayent d’incriminer le parti socialiste, tentaient il y a douze ou treize ans d’en faire porter la responsabilité surtout sur l’opposition de droite ; et comme M. de Mun — que je ne qualifie pas pour ne pas provoquer d’interruptions nouvelles — avait été rencontré dans l’après-midi sur le terrain même de la manifestation même de la manifestation, il fut accusé d’avoir voulu jouer les Baudin et les Toussaint. (Sourires.)

A droite. — Alors c’est M. de Mun qui est interpellé ?

M. le comte Albert de Mun. — Vous n’avez certainement pas été sans remarquer, monsieur Jaurès, ce que j’ai répondu à M. Waldeck-Rousseau, ministre de l’intérieur.

M. Jaurès. — Je fais précisément allusion à cette discussion ; permettez-moi de continuer.

Je dis simplement que M. de Mun fut obligé, ainsi que M. de Cassagnac de monter à la tribune à cette époque, pour se défendre contre les insinuations ministérielles. M. Waldeck-Rousseau avait déclaré à cette même tribune qu’on avait vu les partis de droite assister à cette manifestation anarchiste avec une bienveillante curiosité. De leur côté, les partis de droite accusaient l’opportunisme d’être responsable de ces attentats par sa politique immorale et stérile.

J’ai à peine besoin de constater que c’est nous maintenant qui faisons les frais de ces sortes d’accusations, et que cet échange de polémiques a cessé entre l’opportunisme et la droite depuis que la droite s’est ralliée, depuis qu’elle est devenue sinon une pièce nécessaire, au moins un ornement de la majorité gouvernementale. (Applaudissements et rires à l’extrême gauche.)

M. le comte de Bernis. — Tous les membres de la droite ne sont pas ralliés.

M. de La Rochefoucault, duc de Doudeauville. — Toute la droite n’est pas ralliée, monsieur, sachez-le bien. Nous protestons contre cette assertion.

M. le comte de Douville-Maillefeu. — C’est la nouvelle queue de la République. (Bruit.)

M. Jaurès. — Je n’ai donc point l’intention de demander au gouvernement de reprendre ce système de polémique et je ne veux pas non plus y revenir, pour mon compte. Je lui demande simplement ceci : Pourquoi vous êtes-vous montré depuis quelques mois, dans vos recherches, dans vos perquisitions, si méfiants, si ombrageux envers des militants ouvriers ? pourquoi, sur les indices les plus vagues, sur les prétextes les plus futiles, sur de simples délations de quartiers, sur des dénonciations anonymes, avez-vous multiplié chez les pauvres gens les perquisitions et les arrestations ? (Rumeurs à gauche et au centre. — Applaudissements à l’extrême gauche.) Ey au contraire, pourquoi avez-vous systématiquement ignoré des indices sérieux qui pouvaient compromettre, au moins devant la conscience publique, certaines personnalités de la haute banque et du grand capital ? Pourquoi aussi avez-vous systématiquement négligé de saisir ici sur le vif et de signaler au pays les procédés, l’action, les ambitions de l’Église au travers de nos agitations sociales ?

Messieurs, c’est un très curieux et très saisissant paradoxe en effet, mais très logique et très certain, que la conspiration multiple, variée de l’ordre capitaliste avec l’anarchie qui veut le détruire violemment.

Et tout d’abord, entre cette société qu’on appelle régulière et polie, d’une part, et d’autre part, tous ces déshérités qui vivent sans pain, sans foyer, sans lendemain, au hasard des embauchages et des renvois, l’ordre capitaliste a creusé un tel abîme que pour surprendre les pensées criminelles qui peuvent germer dans les cerveaux des misérables, il est obligé d’avoir recours précisément à leurs compagnons de misère. C’est ainsi que vous êtes obligés de recruter dans le crime de quoi surveiller le crime, dans la misère de quoi surveiller la misère et dans l’anarchie de quoi surveiller l’anarchie. (Interruptions au centre. — Très bien ! très bien ! à l’extrême gauche.)

Et il arrive inévitablement que ces anarchistes de police, subventionnés par vos fonds, se transforment parfois — comme il s’en est produit de douloureux exemples que la Chambre n’a pas pu oublier — en agents provocateurs. (Très bien ! à l’extrême gauche.)

En tout cas, pour continuer le rôle ils sont obligés de contribuer par leurs cotisations aux tournées de propagande, aux journaux du parti, et il arrive ainsi, par cette sorte de contradiction inhérente à ce régime d’individualisme et d’hostilité que vous voulez défendre, que les fonds mêmes qui sont affectés à la défense sociale vont pour une part entretenir et perpétuer l’élément même de la révolution. (Exclamations au centre et à droite. — Approbations à l’extrême gauche.)

M. Clovis Hugues. — C’est prouvé. Lisez plutôt les mémoires de M. Andrieux !

M. Jaurès. — Puis, messieurs, par une autre contradiction du même ordre, vous avez demandé à la Chambre, en une séance, le vote de lois qui ont entraîné la disparition immédiate de la plupart des feuilles anarchistes.

Le Père Peinard ne paraît plus. (Exclamations et rires au centre et à droite.)

Au centre. — C’est bien malheureux !

M. Clovis Hugues. — Cela vous fait rire ? Et vous parlez de liberté !

M. le Président. — Calmez-vous, monsieur Clovis Hugues !

M. Jaurès. — Vous allez voir, messieurs, que toute cette émotion n’est pas justifiée. Et en vérité, nous aurions mauvaise grâce, à notre point de vue personnel, à nous plaindre aussi amèrement de la disparition du journal dont je parle, car il était consacré presque tout entier à injurier les députés socialistes. Mais ce que je veux constater, c’est qu’au lendemain même du jour où par votre loi de défense sociale, disparaissait brusquement une des feuilles anarchistes que vous jugiez les plus dangereuses, un journal qui défend l’ordre et le capital, le Figaro, publiait un supplément illustré qui résumait les provocations les plus brutales et les images les plus violentes contenues dans toute la collection du Père Peinard.

Et je voulais faire simplement cette constatation, que c’est le régime capitaliste lui-même qui pour accroître les dividendes et les bénéfices de ses grands journaux, servait aux compagnons présents et futurs la quintessence des journaux anarchistes supprimés par vous. (Applaudissements sur divers bancs. — Mouvements divers.)

M. René Viviani. — C’est le journal de l’Élysée !

M. Albert Pétrot. — Et du pape !

M. Jaurès. — De même, messieurs, vous déclarez que la justice doit être inexorable, qu’elle doit frapper sans pitié ; et les organes de la société conservatrice sont les premiers, en publiant à l’avance les actes d’accusation contre les anarchistes traduits en cour d’assises, à faire tout ce qu’ils peuvent, dans un intérêt de dividende, pour énerver l’action de la justice. (Très bien ! très bien !)

J’ai le droit de constater qu’un régime dont la maxime fondamentalement est : « Chacun pour soi, tout pour l’argent ! » produit d’aussi contradictoires effets. (Applaudissements à l’extrême gauche. — Bruit.)

J’ai le droit de constater qu’il y a au fond de ce régime une sorte d’immoralité essentielle qui explique d’avance et justifie dans une certaine mesure les subventions indirectes que pour des raisons d’assurance et de sécurité personnelles certains capitalistes ont données à certains compagnons.

Sur les faits, qui sont l’objet plus précis des explications que je demande, je n’ai à apporter ni indiscrétion personnelle, ni commérage quelconque. J’ai vu dans quelques journaux de ce matin des faits racontés par Tournadre, et je tiens à dire à la Chambre que le même Tournadre étant venu chez moi sous prétexte de me conter ses histoires, je n’ai pas voulu le recevoir parce que je tiens à ce que les explications que je sollicite portent sur des faits précis et sur des révélations de certains journaux gouvernementaux.

Ce même Tournadre est allé, il y a quinze mois, à Carmaux au moment de la grève… (Interruptions.) Ah ! je sais bien que lorsque je prononce ce nom et lorsque nous établissons les hautes relations sociales et financières de ce personnage avec le monde capitaliste…

Une voix. — Avec vous ! (Rumeurs sur divers bancs.)

M. Jaurès. — Qui a dit : avec moi ?

M. Viviani. — Ne faites pas attention, c’est un anonyme.

M. Clovis Hugues. — Celui qui a interrompu n’a pas lu la déclaration d’Émile Henry.

M. Jaurès. — … lorsque nous signalons les hautes relations de ce personnage avec le monde de la finance, de la banque, on nous dit : Oh ! ce n’est pas un compagnon pour de bon. Et on va nous répéter tout à l’heure : Ce n’est pas un anarchiste pour de bon, c’est un fantaisiste, c’est un dilettante de l’anarchie.

Mais vous venez de le garder cinq semaines à Mazas. Vous êtes un peu durs pour le simple dilettantisme !

Je conviens cependant qu’il est simplement ce qu’on a appelé le boulevardier de l’anarchie ; mais — et j’appelle l’attention de la Chambre sur ce point — c’est précisément les hommes de cette sorte qui sont les intermédiaires naturels et désignés pour certaines négociations vague entre l’anarchie et le capital. D’un côté, avec les compagnons pour de bon, avec ceux qui sont décidés à opérer eux-mêmes, ils ont des relations sans lesquelles ils n’obtiennent rien de ceux qu’ils essayent d’intimider, et d’autre part, ils sont moins compromettants que les compagnons qui opèrent eux-mêmes. Alors, c’est par leur intermédiaire que l’on peut faire tenir à certains compagnons des subsides ou des conseils.

Donc, Tournadre va à Carmaux, et il dit aux ouvriers : A quoi bon votre grève ? Voilà des semaines que vous souffrez, et pendant que vous souffrez inutilement la compagnie vit largement sur son capital et les députés socialistes mènent joyeuse vie à vos dépens. (Approbations et rires sur divers bancs.)

Un membre au centre. — C’est très vrai.

M. Jaurès. — Je recueille vos approbations, messieurs ; ce n’est pas la première ni la dernière fois que les représentants de l’individualisme bourgeois sont d’accord avec ceux de l’individualisme anarchiste.

Tournadre dit aux ouvriers : Il y a un moyen d’en finir : Vous avez la dynamite, servez-vous-en. Et il ne suffit pas que vous fassiez sauter les bâtiments de la compagnie ; il faut autant que possible que vous choisissiez l’heure où il y aura dans ces bâtiments les administrateurs et les directeurs.

Et pendant trois jours, messieurs, dans de petits conciliabules, essayant précisément d’échapper au contrôle de ces députés socialistes qui étaient présents là-bas, il prenait les ouvriers les plus ardents, les plus aigris, et il leur donnait le conseil de commettre ces actes de violence sauvage. Les ouvriers très avisés lui ont dit tout d’abord : Mais si vous jugez que cela est utile, pourquoi donc ne le feriez-vous pas vous-même ? (Mouvements divers.)

Il a répondu : Je ne le puis, pare que je suis connu comme anarchiste militant et que les soupçons tomberaient immédiatement sur moi ; tandis qu’un des vôtre peut faire le coup sans être pris. Ce que je viens faire, moi, c’est vous apporter les moyens de préparer et de consommer votre attentat.

M. Bourgoin. — Ce sont des potins, tout cela ! (Rires sur un grand nombre de bancs.)

M. Jaurès. — On vient de dire, en un langage familier que je ne peux pas reprendre à la tribune, que ce sont là simplement des racontars.

M. Bourdoin. — J’ai dit « des potins ». (Nouveaux rires.)

 

M. Jaurès. — Je réponds à mon honorable interrupteur que j’offre à M. le garde des sceaux et à M. le ministre de l’intérieur de leur fournir la preuve formelle, absolue, des faits que je raconte, par un grand nombre de témoignages dignes de toute estime.

M. Millerand. — Il n’y a qu’à lire la collection du Temps !

Un membre à l’extrême gauche. — Les magistrats connaissent tout cela, et ils ne disent rien !

M. Jaurès. — Je reviens à Tournadre. Il disait aux ouvriers : Je vous apporte le moyen d’opérer. Et produisant une très substantielle liasse de billets de banque, il ajoutait ces mots : Lorsque l’attentat sera commis, celui d’entre vous qui aura fait le coup pourra, s’il est soupçonné, fuir avec cet argent, et à Londres, il trouver des compagnons qui sont prévenus et qui lui apporteront les moyens de vivre.

Les ouvriers ont demandé à Tournade d’où venait cet argent. D’habitude, ont-ils dit, parmi les nôtres, les billets de banque n’abondent pas ainsi. Est-ce que ces sommes ne viendraient pas des fonds secrets ? (Ah ! ah ! à gauche et au centre.)

Tournadre leur a répondu, et c’est la théorie d’une partie des anarchistes : Qu’importe d’où viennent les fonds, pourvu qu’ils vous servent ? Mais ceux-ci ne sortent pas des fonds secrets. Il y a à Paris des capitalistes, des chefs de grandes maisons industrielles, des chefs de grands magasins… (Exclamations et rires.)

A droite. — Nommez-les !

M. Jaurès. — … qui tiennent à être aimables avec les compagnons et avec moi, et vous voyez que nous faisons un bon usage de cet argent.

J’ai donc le droit de demander au gouvernement, malgré les protestations ironiques de la majorité, pourquoi il a perquisitionné chez des centaines d’ouvriers à Paris, pourquoi tout récemment il a chassé de Charleville des ouvriers belges, mariés en France, y habitant depuis trente ans, y élevant une nombreuse famille et n’ayant commis d’autre crime que d’avoir chez eux un journal non pas anarchiste mais socialiste.

Quand vous avez procédé avec cette légèreté et cette rigueur contre la démocratie ouvrière, je vous demande, en présence des articulations précises que j’apporte à la tribune… (Exclamations au centre.)

M. le comte de Kergariou. — Ce sont de simples insinuations, et rien de plus !

M. Jaurès. — … s’il n’est pas du devoir du gouvernement de provoquer sur ces faits un commencement d’instruction et d’enquête.

Ce n’est pas tout, messieurs. L’anarchiste qui conseillait la violence aux ouvriers de Carmaux est chassé à coups de pied par les ouvriers, et il n’a que le temps de prendre le train, laissant sa malle à l’hôtel.

Cette malle ainsi abandonnée, on ne l’a ouverte qu’il y a quelques mois, après l’attentat de Vaillant.

Si au moment du départ de Tournadre, nous avions dit, nous, que ce commis-voyageur de l’anarchie, qui venait conseiller aux ouvriers d’employer la dynamite, avait dans ses papiers des témoignages de sympathie de certaines personnes de l’aristocratie ou de la haute banque, on aurait prétendu que nous échafaudions un roman puéril et vous nous auriez accueilli avec des risées. C’est pourtant la vérité, messieurs, car après l’attentat de Vaillant, la municipalité socialiste de Carmaux a ouvert la malle — la municipalité socialiste, et non pas la police ; car si ç’avait été la police, nous n’aurions certainement pas eu connaissance de ces deux petits documents curieux, et M. le garde des sceaux pourrait s’écrier avec la même intrépidité qu’il n’y a rien, absolument rien !

Dans cette malle, on a trouvé deux cartes ; l’une est ainsi libellée : « A M. Tournadre, M. de Rothschild, avec tous mes remerciements » ; et l’autre : « A M. Tournadre, Mme la duchesse d’Uzès, regrettant de ne pouvoir faire davantage. » (Mouvements divers.)

M. Laydet. — Voilà une association de malfaiteurs. (On rit.)

M. le comte de Kergariou. — Ces cartes ne prouvent rien du tout !

M. Georges Berry. — Pour Mme la duchesse d’Uzès, il s’agissait évidemment d’une simple aumône.

M. Jaurès. — Lorsque les deux petits documents furent communiqués à la presse, les journaux officieux — et ils sont nombreux — s’empressèrent de fournir toutes les explications convenables. M. de Rothschild avait été blessé à l’œil dans une chasse — les accidents de chasse sont, paraît-il, sous la troisième République un des attributs de la souveraineté (Bruit) — et Tournadre était allé déposer sa carte chez M. de Rothschild. J’admire cet échange de politesses entre le capital et l’anarchie.

Mais M. de Rothschild a pour ses ennemis de l’anarchisme d’autres attentions tout à fait ingénieuses et discrètes. L’anarchiste Malato, qui est d’ailleurs un écrivain de mérite, avait été accusé par un journal d’avoir été l’agent salarié de M. de Rothschild. Ce dernier a protesté, et avec raison, car je crois que l’accusation n’était pas fondée ; mais voici ce que Malato dit lui-même dans son livre de la Commune à l’anarchie. Il annonce qu’il a fondé l’Agence cosmopolite, et il ajoute :

« J’avais une occupation indépendante qui me permettait de vivre sans exploiter personne, car j’étais à la fois directeur, traducteur, copiste, secrétaire et caissier. Cinq ou six fois par mois, Gomer, déchu de son rang de propriétaire, allait porter la copie dans les bureaux afin d’inspirer la croyance à un personnel nombreux, et je le payais le plus largement possible. Je ne possédais, je l’avoue, aucun correspondant à Londres, Berlin, Saint-Pétersbourg, Vienne ou Rome, mais je me tenais soigneusement au courant de tout le mouvement européen, lisant le plus de journaux possible, et ma foi, je ne dédaignais pas de donner de temps à autre libre cours à mon imagination. Aussi, bien qu’ignorant des opérations de Bourse, j’ai pu pendant cinq années donner des nouvelles financières. »

Nul de vous ne fera aux esprits positifs qui gouvernent la rue Lafitte l’injure de supposer qu’ils ont pris au sérieux une pareille agence, et pourtant Malato raconte dans ce même livre qu’un de ses premiers abonné a été M. de Rothschild.

Je trouve que voilà bien des politesses et je demande au gouvernement d’expliquer d’où viennent les renseignements qui ont été fournis par le journal le Temps, à la date des 4 et 5 mars.

Le gouvernement, le 23 février, nomme à la préfecture de police, pour aider le préfet M. Lépine, à centraliser toute l’enquête sur les anarchistes, un homme fort distingué, inspecteur général des services pénitentiaires, et qui avait été pour ces questions le collaborateur très remarqué du journal le Temps. Quelque temps après son installation à la préfecture de police, M. Puybaraud se laisse aller très sincèrement aux douceurs de l’interview, et il dit dans plusieurs grands journaux gouvernementaux qu’il a connu dans ses tournées Sébastien Faure, ancien élève des jésuites, qu’il y a dans le mouvement anarchiste beaucoup d’anciens élèves des jésuites ou d’hommes appartenant à un groupement clérical, et qu’il conviendra d’étudier de près les relations qui peuvent exister entre le monde anarchiste et le monde clérical.

Voilà ce que disait dans une interview un de vos principaux fonctionnaires de la police.

M. René Gautier. — Il a eu tort, voilà tout !

M. Jaurès. — Je vous demande pardon.

Et alors, quelques jours après, dans le journal le Temps, paraissaient les lignes suivantes, que je demande à la Chambre la permission de lui lire :

« Sur les nombreux individus arrêtés dans les rafles de ces jours derniers, il n’en est pas deux qui puissent justifier de leurs moyens d’existence. A leur domicile, on trouve des sommes assez importantes : chez l’un d’eux, à Choisiy-le-Roi, c’est 300 francs en or que l’on a découverts, et la plupart de ceux chez qui l’on a perquisitionné sont munis de sommes courantes de 30, 40, 50 francs. Dans sa dernière perquisition, M. Fédée a trouvé une somme de plus de 320 francs chez un anarchiste, et on se souvient enfin que l’ancien jésuite Sébastien Faure glissa 500 francs dans la poche de son portefeuille pour lui servir de viatique au cours de sa détention. D’où leur vient cet argent ? Voilà ce qui préoccupe et ce que cherchent les magistrats instructeurs. »

Je ne prends pas ces détails à mon compte, mais je tiens à bien préciser, afin que le gouvernement précise à son tour ses explications.

« D’autre part, on a constaté, continue le Temps, que bon nombre des individus arrêtés sont vêtus de chemises à raies rouges, provenant d’un même magasin qui les fournirait soit à une association, soit à une même personne chargée de les distribuer. » (Interruptions et rires sur les mêmes bancs.)

« On a remarqué de même que presque tous sont très proprement vêtus ; leurs mains sont blanches, exemptes de callosités et n’ont rien des mains d’ouvrier ; et cependant ils ne doivent pas vivre d’un métier manuel.

« Il s’en rencontre aussi qui ont fait de bonnes études, et il en est quatre qui sortent d’une école supérieure tenue par les frères. Ils ne vivent pas de l’ignoble métier de souteneur. Presque tous se contentent de ne rien faire. Il faut donc que cet argent qui ne vient ni des femmes, ni de vols, ait une provenance mystérieuse. Dans ce cas toutes les hypothèses sont permises. Personne, à l’heure actuelle, ne recherche à la préfecture de police quelle est la main qui donne cet argent. »

Ainsi s’exprimait le journal qui quelques jours avant publiait une interview de l’un de vos principaux fonctionnaires de police, rédigée exactement dans le même sens.

Le lendemain, le Temps ajoutait :

« Tournadre a été arrêté hier à la suite de découvertes qui ont été faites dans ses papiers, et envoyé au Dépôt. Il a été interrogé par M. Meyer, juge d’instruction, et ce matin, à la suite de cet interrogatoire, il a été dirigé sur Mazas. Chez lui, rue Ramey, 52, on a trouvé une volumineuse correspondance, fort instructive. En effet, un grand nombre de lettres, de cartes ont été saisies, lui annonçant ou accompagnant es envois d’argent. Plusieurs cartes de prêtres le préviennent de l’arrivée prochaine de certaines sommes destinées à être partagées entre lui et quelques compagnons dont les noms ont été précieusement recueillis par la préfecture de police.

« Il résulte de plus de l’ensemble des perquisitions faites ces temps derniers, de la lecture attentive des multiples papiers, lettres, notes, correspondances saisis, aussi bien que tous les renseignements recueillis et venus de maints endroits, que beaucoup de compagnons recevaient, sous prétexte de secours, de l’argent des personnes riches qui supposaient de la sorte, par leurs dons généreux, se ménager des amis, au besoin même des protecteurs, le jour d’un péril possible. »

Messieurs, je demande à quelle préoccupation peut avoir obéi le journal le Temps en publiant ces documents. (Interruptions et bruit.) D’habitude, ce journal n’a pas l’intention d’être désagréable au gouvernement : ce n’est pas son rôle, et il passe pour être toujours particulièrement bien renseigné quand il n’y a pas un intérêt gouvernemental à ce qu’il le soit moins. (Mouvements divers.)

Et alors, messieurs, pendant cinq ou six jours, tous les journaux de toutes les nuances ont discuté sur les faits racontés par le journal le Temps et qui confirment ceux dont je vous ai parlé tout d’abord. Il y a eu dans tous les journaux, des journaux républicains aux journaux religieux, échange d’explications et de polémiques.

M. Yves Guyot a signalé dans ces faits la conséquence d’un mouvement qu’il appelle le « mouvement de démagogie cléricale ».

L’Univers et l’Autorité ont répondu, sans nier la matérialité des faits, se bornant à contester leur interprétation.

Le Soleil et le Gaulois ont déclaré que les faits étaient exacts, mais qu’il était impossible, sous un gouvernement républicain qui ne protégeait pas la sécurité des citoyens, que les citoyens n’essayassent pas de se protéger eux-mêmes par des primes d’assurance.

Et c’est seulement lorsque depuis six jours duraient ces polémiques, ces demandes et échanges d’explications que j’ai écrit à M. le garde des sceaux et à M. le ministre de l’intérieur pour leur dire que je désirais leur poser une très simple question : je voulais leur demander ce qu’il y avait de fondé dans ces faits et quelle sanction ils entendaient donner aux révélations des journaux gouvernementaux.

Eh bien ! je mets au défi M. le garde des sceaux et M. le ministre de l’intérieur d’expliquer l’attitude qu’ils ont eue à ce moment-là. Il y avait une semaine que les révélations faites par le Temps alimentaient les polémiques de la presse ; M. le ministre de l’intérieur et M. le garde des sceaux étaient prévenus par écrit, dès la veille, de mon intention de leur adresser une question : ils pouvaient répondre tout de suite ; et si c’étaient là des racontars misérables que j’avais trop naïvement accueillis, il leur était bien facile de m’humilier et d’humilier du même coup le parti qui m’avait chargé de leur poser une question. Mais M. le ministre de l’intérieur se borna à me dire : Je ne puis pas vous répondre parce que je ne sais pas de quoi il s’agit.

M. Raynal, ministre de l’intérieur. — Du tout ! C’est parce qu’il s’agissait d’une information judiciaire. (Dénégations à l’extrême gauche.)

M. Jaurès. — J’affirme que telle a été la réponse de M. le ministre de l’intérieur…

M. Millerand. — Et moi aussi !

M. Jaurès. — … et M. Millerand est là pour témoigner que M. le ministre de l’intérieur n’a point invoqué la raison qu’il vient de mettre en avant.

M. Millerand. — Pas un instant !

M. le Ministre de l’intérieur. — Je vous demande pardon !

M. Jaurès. — Et j’en dirai autant de M. le garde des sceaux. L’un et l’autre m’ont déclaré : Nous ne savons pas. Nous n’avons entendu parler de rien.

M. Millerand. — C’est cela même.

M. Jaurès. — Et alors je leur ai dit : Mais si vous n’avez pas entendu parler de faits qui ont pu cependant mériter d’appeler votre attention, et dans tous les cas celle de vos fonctionnaires chargés de faire une enquête sur les agissements anarchistes, c’est qu’il n’y a rien ; vous viendrez alors très simplement le dire à la tribune. Et j’affirme que M. le ministre de l’intérieur m’a répondu : je ne puis pas dire qu’il y a quelque chose, mais je ne puis pas dire non plus qu’il n’y a rien. (Mouvements divers.)

M. le Ministre de l’intérieur. — Parfaitement !

M. Jaurès. — Voilà pourquoi mon interpellation vient aujourd’hui à cette tribune.

Eh bien ! comment se fait-il que vous ne puissiez pas nous renseigner ? Il y a deux mois que vous avez réduit toute la politique à une police contre les anarchistes ; il y a deux mois que vous organisez une sorte de poursuite théâtrale contre les anarchistes (Rumeurs à gauche et au centre) pour frapper l’opinion beaucoup plus que pour atteindre le péril.

Vous avez fait en une fois, en une nuit, des milliers de perquisitions et d’arrestations ; tous les matins vous remplissez les journaux des actes de la police, et lorsqu’il s’agit de savoir d’où vient l’argent, et qu’il s’est produit contre certains membres de la haute banque ou contre les clergé, dans vos journaux mêmes, des accusations précises qui semblent confirmées par des déclarations embarrassées de vos fonctionnaires de police, vous venez dire que vous ne savez rien, que vous n’êtes pas renseignés ! Mais alors, de quoi vous occupez-vous donc ? Qu’elle est la comédie que vous jouez ici ? (Applaudissements à l’extrême gauche.)

M. Millerand. — Très bien ! très bien !

M. Jaurès. — Et si vous essayez d’atténuer l’effet de tous les documents qui ont été découverts, si vous essayez, par exemple, de prétendre que les cartes des prêtres qui ont été trouvées ne se rapportent qu’à des secours, qu’il n’y a pas là matière à une enquête politique, je dis que vous êtes dupes de plus déplorable aveuglement. (Exclamations à droite.)

M. d’Hulst. — Je demande la parole.

M. Jaurès. — Je dis que la tactique de l’Église, depuis qu’elle a senti dans le monde un grand ébranlement social, est de pénétrer dans tous les milieux, même anarchistes. — vous en avez eu la preuve ces jours derniers encore…

M. Joseph Reinach et plusieurs membres au centre. — Où ? A la Madeleine ?

M. Jaurès. — … lorsqu’en vue de son union nationale l’abbé Garnier faisait appel aux anarchiste. Et l’anarchiste Malato, un militant que vous avez expulsé, raconte que déjà en 1886 le clergé faisait tous les efforts imaginables pour attirer à lui les anarchistes.

M. Gustave Rouanet. — Et il en attiré. Par exemple, M. Gouzien, du Sacré-Cœur !

 

M. Jaurès. — Je dis qu’il y a là une petite partie de toute la tactique suivie par l’Église depuis quelques années en matière sociale, et que vous êtes terriblement aveuglés su vous ne vous en préoccupez pas.

Oui, l’Église joue depuis quelques années un double jeu ; d’un côté, elle essaye de saisir les gouvernements, de pénétrer chez eux, d’y glisser son esprit, son action ; elle essaye de se donner aux gouvernements comme un contrefort indispensable, de s’offrir aux classes dirigeantes comme une sauvegarde nécessaire contre le socialisme ; et d’autre part, comprenant bien qu’il n’y a de pouvoir durable et profond que celui de la démocratie, elle essaye d’attirer à elle le monde du travail par des attitudes, par des paroles que vous dénoncez, quand elles se manifestent chez nous, comme subversives et démagogiques. Nous en avons vu bien des exemples.

Tout récemment, un anarchiste, Grave, pour un livre publié depuis un an, a été livré à la justice. Après bien d’autres, après la génération républicaine de l’Empire, il critiquait violemment — et je ne veux pas discuter ce point — les effets du militarisme ; mais il y avait eu un jésuite, le P. Forbes, d’origine, en partie au moins, étrangère, qui avait tenu en chaire le même langage ; cela avait ému la Chambre précédente, et le gouvernement avait ordonné son expulsion.

A l’extrême gauche. — Ce jésuite s’était exprimé en termes encore plus violents !

M. Jaurès. — Eh bien ! nous avons assisté à ce spectacle très curieux qu’au moment même où vous livriez Grave à la justice et où il était frappé de deux ans de prison pour les lignes qu’il avait écrites, vous rouvriez au jésuite qui avait tenu exactement le même langage les portes du pays, vous lui rendiez le droit de recommencer sa prédication. (Mouvements divers.)

Et il en est partout ainsi. Vous nous reprochez, à nous socialistes, d’être responsables indirectement des attentats anarchistes, non pas par nos conclusions, mais par nos prémisses. Vous nous dites que nous faisons de l’ordre social actuel une critique si violente, si excessive, que les esprits simples, incapables de comprendre l’organisation nouvelle que nous proposons, incapables surtout d’attendre l’effet de ce vaste groupement international du prolétariat, se laissent emporter d’emblée aux plus détestables violences, aux plus coupables agressions.

Vous nous dites cela à nous et je ne le discute pas. Mais que direz-vous alors à l’Église qui pour ressaisir son troupeau de peuples, s’est jetée derrière aux dans les chemins mêmes où ils se précipitaient ? Que direz-vous au pape lui-même, qui dans cette encyclique où il essaye pourtant de combattre le socialisme, a jeté aux peuples inquiets, aux foules souffrantes des paroles vraiment révolutionnaires (Mouvements divers), oui, révolutionnaires !

Oh ! les travailleurs ne sont pas dupes, comme vous l’êtes, de cette tactique de l’Église. (Applaudissements à l’extrême gauche.) Ils savent très bien que la liberté républicaine est la condition de la justice sociale ; ils savent très bien que l’esprit laïque est l’âme de la révolution non seulement politique, mais économique. (Applaudissements sur les mêmes bancs.) Ils savent très bien que tant que les consciences seront soumises à la tutelle du dogme et à la discipline de l’Église, il pourra y avoir quelques petites émeutes de métier, comme au moyen âge, tant qu’il n’y aura pas d’affranchissement social (Très bien ! très bien ! à l’extrême gauche) ; et ils n’avaient pas attendu que le pape Léon XIII raillât lourdement le député coiffeur et les représentants des ouvriers pour être fixés sur les tendances du Vatican. (Très bien ! très bien ! sur les mêmes bancs.) Ils n’avaient pas attendu pour être renseignés que le pape, au moment même où il semblait se pencher sur le peuple, lui témoignât les dédains prudhommesques des vieilles classes dirigeantes.

Mais vous, de quel droit nous reprochez-vous les prétendues excitations qui sont commises par ceux-là même devant lesquels vous vous inclinez, lorsque dans cette encyclique le pape dit : « que les travailleurs isolés et sans défense se sont vus, avec le temps, livrés à la merci de maîtres inhumains et à la cupidité d’une concurrence effrénée ».

Lorsqu’il dit ceci :

« Une usure dévorante… »

M. le comte de Douville-Maillefeu. — C’est pour les usuriers qu’on gouverne. (Exclamations.) Parfaitement !

Quand on parlait de la conversion, il fallait entendre les cris que poussait M. Say. Et dès qu’il n’a plus été ministre, il l’a demandée ! (Bruit.)

M. Jaurès. — « Une usure dévorante est venue ajouter encore au mal. Condamnée à plusieurs reprises par le jugement de l’Église, elle n’a cessé d’être pratiquée sous une autre forme par des hommes avides de gain, d’une insatiable cupidité. A tout cela il faut ajouter le monopole du travail et des effets de commerce aux mains d’un petit nombre de riches et d’opulents, qui réduisent à un joug presque servile l’infinie multitude des prolétaires. »

M. le comte de Douville-Maillefeu. — Très bien ! très bien !

M. Jaurès. — Ah ! il ne nous déplaît pas, à nous, que la papauté, gardienne depuis des siècles de l’esprit conservateur, soit obligée, devant l’expansion du socialisme international, du socialisme humain, de confirmer les critiques du parti socialiste ; il ne nous déplaît pas, à nous, qu’elle soit obligée d’avouer les misères et les iniquité sociales ; il ne nous déplaît pas, à nous, que l’universalité du mouvement socialiste — cette universalité à laquelle jusqu’ici l’Église avait attaché la vérité — oblige la papauté elle-même à avouer ce qu’il y a de vrai et de profond dans les revendications populaires ; il ne nous déplaît pas que l’universalité ouvrière ait arraché cet aveu à la catholicité cléricale ! (Interruptions à droite.)

Oui ! l’Église est obligée d’avouer que l’humanité est en proie, en ce temps-ci, à la domination de maîtres inhumains et d’une insatiable cupidité. (Applaudissements à l’extrême gauche.)

M. le vicomte de Montfort. — Le Christ l’avait dit bien avant Léon XIII ? et la doctrine de l’Église n’a pas changé.

M. Jaurès. — Elle est obligée, elle qui prétend avoir aboli l’esclavage antique, d’avouer qu’il s’est constitué une forme moderne de l’esclavage ; elle est obligée d’avouer que l’usure a reparu sous la forme moderne du dividende capitaliste.

Mais que fait donc le pape en promulguant cela, sinon condamner jusque dans sa racine même l’ordre social actuel ? Et lorsque vous nous frappez, lorsque vous nous dénoncez comme les excitateurs qui égarent les esprits, et lorsqu’en même temps, par la plus ironique contradiction, vous vous inclinez devant le pape, qui quoi qu’il veuille et quoi qu’il fasse, a été un moment parmi ces destructeurs, vous donnez la preuve ou d’un singulier aveuglement, ou d’un parti pris étrange contre la démocratie républicaine. (Applaudissements à l’extrême gauche.)

Et ces constatations, qui sont tombée sur les peuples non pas dans l’exaltation d’une réunion publique, non pas dans la fièvre de souffrances qui est causée souvent aux travailleurs par les injustices présentes, mais en paroles recueillies, méditées à loisir par l’autorité qui dispose des siècles, elles ont eu en France même des commentateurs passionnés. Il n’y a pas que nous qui ayons fait ce que l’on appelle du socialisme révolutionnaire. M. de Mun protestait tout à l’heure contre le titre de « socialisme chrétien » ; soit ! je dirai qu’il a été quelquefois non pas un socialiste chrétien, s’il ne le veut pas, mais un socialiste révolutionnaire.

Voici ce que je lis dans le très éloquent et très beau manifeste inaugural par lequel M. de Mun a pris la direction effective de la revue l’Association catholique, le 15 janvier 1891 :

« Au-dessous de ces phénomènes extérieurs, de ces agitations tumultueuses, il y a une cause profonde qui les explique et qui en est la source véritable : c’est le laborieux enfantement d’un temps et d’un régime nouveaux. Le siècle qui s’achève n’emporte pas seulement avec lui l’histoire écoulée d’un cycle de cent années, il marque dans ses dernières heures l’irrémédiable déclin d’une doctrine déchue et du cycle épuisé.

« Les vieux moules sociaux et politiques sont brisés ; leurs morceaux disjoints ne sont plus qu’à peine assemblés ; que sera le moule de de la société nouvelle ? Voilà la question qui agite l’univers.

« Ceux qui ne l’entendent pas s’endorment dans un funeste sommeil ; ils ressemblent à Louis XVI demandant, au soir du 14 juillet 1789, si c’était une révolte ! A eux aussi il faut répondre : C’est une révolution, la plus profonde, la plus entière peut-être qui se soit jamais annoncée au monde.

« Et comme dans toutes ces révolutions sociales, c’est la propriété qui en sera l’enjeu (Très bien ! très bien ! à l’extrême gauche) ; car ainsi qu’autrefois la propriété féodale et la propriété ecclésiastique ont été les objets principaux des revendications de l’égalité, aujourd’hui la propriété financière et la propriété industrielle excitent au même degré les passions irritées par d’insupportables abus. (Très bien ! très bien ! à l’extrême gauche.)

« La lutte est ouverte entre les deux classes que le siècle de la bourgeoisie a formées et maintenues, celle des salariés et celle qui possède les instruments du travail. Cette lutte est toute l’histoire de notre temps. Le peuple y est engagé tout entier et il répète comme un mot d’ordre, en la tournant à son profit, la parole qui fit il y a cent ans la fortune de ses maîtres : « Qu’est-ce que le quatrième État ? « — Rien ! — Que doit-il être ? — Tout. » (Applaudissements sur les mêmes bancs.)

M. Henry Maret. — C’est très beau !

M. Jaurès. — Ah ! vous avez bien raison de dire que c’est très beau, et je pourrais citer d’autres paroles aussi éloquentes prononcées par notre honorable collègue et dans son discours de Toulouse, et aussi dans son discours de Landerneau. Celles-là suffisent, elles sont décisives.

Messieurs, il y a quatre jours, à propos des poursuites contre le député socialiste Toussaint, le journal le Soleil réclamait que ces poursuites fussent étendues aux députés Faberot et Groussier, et il disait : « La Chambre dira si elle veut voter pour ou contre ceux qui annoncent l’effondrement prochain de la société. » Voilà une formule qui n’est pas très rassurante pour M. de Mun. (On rit.) Et d’ailleurs je ne suis pas sûr que le Soleil et ses amis fussent très fâchés de le voir compris dans les poursuites. (Nouveaux rires.) Seulement ils ne les demandent pas encore pour lui : ils ne les demandent que pour nous.

M. de Mun est certainement bien au-dessus de ces craintes, et pour prononcer ces paroles, il a dû probablement affronter des combats beaucoup plus redoutables et plus périlleux que l’accusation du ministère public. Mais qu’il se rassure, il a toujours combattu la République ; il n’est venu à elle que sur les conseils du pape et pour combattre la politique républicaine. Tout lui est donc permis désormais. (Très bien ! très bien ! à l’extrême gauche.)

Les hardiesses sociales et les imprudences de langage ne sont interdites qu’aux militants, républicains de la première heure ; elles ne sont interdites qu’à ces ouvriers qui s’ils demandent beaucoup à la République, ont commencé par lui tout donner. (Applaudissements sur les mêmes bancs.)

Et pendant que le ministère fait saisir la noble et pacifique Revue socialiste de Benoît Malon, qui n’a jamais contenu une parole de haine, pendant qu’il arrête les épreuves…

(M. le garde des sceaux fait un signe de dénégation.)

M. Jaurès. — Je vous demande pardon, monsieur le ministre ! vous l’avez oublié dans ce déluge d’arrestations. (On rit.)

Pendant que vous avez fait saisir les épreuves uniquement parce que l’imprimeur vous était suspect, il a été permis à l’Association catholique de publier tout ce qu’elle a voulu ; il lui a été permis de publier, sous la signature du révérend Spealding, — car il n’y a pas que nous qui soyons internationalistes — qu’aujourd’hui, « le capital, l’électricité, la vapeur, maniés par des hommes capables et n’ayant d’autre but que le lucre, agissaient sur les populations ouvrières comme un poison infect ». Il a été permis à l’Association catholique de publier ces paroles, qui commentées ou colportées dans les ateliers, y pouvaient produire de très justes, mais de redoutables colères ; « Si l’on a pu contester le droit du seigneur au moyen âge, on ne peut contester que la société moderne ait institué, dans les ateliers, dans les usines, le droit du contremaître. » (Interruptions à droite.)

M. Gustave Rouanet. — C’est l’Association catholique qui parle, et c’est la vérité.

M. Jaurès. — Et pendant que dans toutes les réunions publiques tenues par nous, vous envoyez vos commissaires de police pour guetter nos moindres paroles et pour les dénaturer au besoin, il est permis à tous les prédicants catholiques, dans toutes les chaires, de tenir un langage plus violent que celui qui est tenu dans aucune réunion publique. (Applaudissements à l’extrême gauche.)

Je regrette que l’honorable ministre des travaux publics, M. Jonnart, ne soit pas ici ; je le prierais de faire quelques citations. On a cité nos journaux en découpant phrases ; nous n’avons pas besoin, nous, d’user de ces procédés, et je prie M. le garde des sceaux, s’il a quelque loisir, de lire tout la collection du journal la Croix ; il y verra que « les conservateurs qui ne savent pas se défendre résolument ne sont plus des conservateurs, mais des jouisseurs ». Il y verra que « les capitalistes, francs-maçons et juifs, c’est-à-dire la moitié au moins des capitalistes (Sourires), on élevé des fortunes scandaleuses sur la ruine des misérables ». Il y verra « qu’il faut reconduire tous les financiers à la frontière à coups de pied ». (Exclamations à gauche.)

Et depuis les attentats anarchistes, il y verra développer ce thème étrange que tout est permis contre la société républicaine.

La note a été donnée par un article du P. Antoine, qui a paru dans l’Univers, qui a été reproduit le lendemain avec beaucoup d’éloges pour sa décision et sa vigueur par un journal anarchiste que vous avez supprimé, l’En-dehors, article qui était intitulé le Christ et la Dynamite. Du moment que vous avez laïcisé, il n’y a plus de droit, il n’y a plus d’humanité, et vous n’avez plus aucun titre à réprimer les attentats.

Voulez-vous voir en quels termes, plus récemment, il était question dans un de ces journaux, la Croix de Morlaix, de l’attentat de Vaillant ? Cela ne remonte pas à bien loin. L’article a pour titre : la Bombe.

« Jacques Misère a faim. Sous ses haillons le froid lui roidit les membres pendant que la faim lui tord les entrailles.

« Il trime dur, le malheureux, depuis le lever du soleil jusqu’à son coucher, pour gagner un morceau de pain à sa famille et payer l’affreux galetas où il s’abrite avec ses petits.

 

« Et pendant qu’il travaille, sa pensée marche ; il songe au bourgeois qu’il enrichit par son labeur et dont le riche équipage l’a éclaboussé tout à l’heure.

« Pourquoi tout aux uns et rien aux autres ? se dit-il.

« Le devoir ? la vertu ? il n’y croit plus.

« Il n’y a plus ni vertu ni devoir quand il n’y a plus de Dieu ! et Dieu, les laïcisateurs d’hôpitaux et d’écoles l’ont supprimé pour le peuple.

« Jacques Misère ne craint plus Dieu, et il veut jouir de la vie comme les financiers ventrus qui l’éclaboussent.

Le bourgeois passe dans l’usine, pour examiner l’ouvrage ; et tout à coup, Jacques Misère se redresse menaçant :

« Tout aux uns, rien aux autres dit-il ; c’est injuste ! Tu as trop de richesses, part à deux ! »

« Le patron sourit de mépris. « Fais ton paquet et va-t’en ! »

« Jacques Misère est parti. C’est la famine, c’est la mort.

« Il lui restait quelques sous ; il en a acheté des clous et de la poudre… il a fabriqué une bombe… »

M. Clovis Hugues. — Voilà l’excitation !

M. d’Hulst. — Le journal ne dit pas qu’il a bien fait.

M. Jaurès. — Messieurs, je tiens à terminer, par un sentiment d’absolue loyauté, la citation de cet article :

« Il rôde maintenant aux abord de l’hôtel du bourgeois viveur et repu. Il allume la mèche, il va sauter avec l’autre. Que lui importe ? il ne craint plus rien, depuis qu’il ne craint plus Dieu ; il n’espère plus rien depuis qu’il n’espère plus en Dieu ! »

Et ceci, qui a été publié encore par un journal breton et en breton, pour s’adresser à des populations plus primitives, mais dont voici la traduction exacte :

« Ces bourgeois ventrus, enrichis de biens volés par leurs ancêtres pendant la Révolution, engraissés de la sueur des artisans et des laboureurs, ont peur maintenant. »

Eh bien, j’imagine que si vos procureurs… ou plutôt, je ne parle plus des procureurs de la République, il n’y en a plus : on les révoque depuis qu’ils font acte de conscience ! (Vifs applaudissements à l’extrême gauche. — Mouvements divers.) Mais, dirai-je, si les délégués ministériels à la justice… (Très bien ! très bien ! sur les mêmes bancs.) avaient étudié ces textes avec la passion juridique qu’ils ont déployée dans l’examen des paroles inoffensives du député Toussaint, je crois qu’ils auraient trouvé bien des fois l’occasion d’appliquer un certain nombre de textes du code pénal.. (Très bien ! très bien ! à l’extrême gauche.)

Mais rassurez-vous, nous ne le demandons point. Car si ceux qui dans la presse cléricale publient de telles paroles, s’imaginent simplement qu’ils amèneront un moment à eux le peuple trompé pour restaurer la puissance de l’Église, le bon sens des travailleurs suffit à faire justice de cette prétention.

Et s’il y a quelques prêtres qui devant les récents scandales sentent en effet sincèrement s’éveiller en eux certaines colères plébéiennes ; s’ils essayent de ranimer contre toutes les injustices présentes ce qui peut subsister dans le christianisme finissant d’esprit évangélique et révolutionnaire, eh bien ! qu’ils le veuillent ou non, et à condition que nous ne soyons pas leurs dupes, ils travaillent pour nous. (Mouvements divers.)

Au centre. — Vous ne seriez pas ici sans eux !

M. Baudin. — C’st vous qui êtes ici par eux, vous le savez bien !

M. Jaurès. — Nous n’avons donc pas à solliciter une extension de vos poursuites abusives, mais nous avons le droit d’exprimer un étonnement et même un double étonnement. D’abord, c’est que les mêmes hommes qui écrivent ces paroles, qui pour attirer à eux la démocratie souffrante impriment ce que je viens de vous lire, nous dénoncent tous les jours, nous, comme excitateurs et comme agitateurs.

Et parmi nos collègues de droite, dont quelques-uns ont été élus avec le concours de ces journaux, nous en trouverons plus d’un, dans quelques jours, qui aura le courage de voter, pour des paroles anodines, des poursuites contre un député socialiste.

M. le comte de Douville-Maillefeu. — Ce n’est pas sûr !

M. Jaurès. — Et puis nous avons un autre étonnement à exprimer.

Ah ! messieurs, le gouvernement prétendait qu’il ne faisait pas à propos d’anarchisme des procès de tendance, qu’il voulait simplement faire œuvre de défense sociale. S’il veut uniquement accomplir cette œuvre, pourquoi ne dénonce-t-il pas en même temps à cette tribune et les paroles qu’il nous reproche et les paroles qu’on peut reprocher aux autres ?

 

Savez-vous pourquoi vous n’avez jamais songé à inquiéter ou même à dénoncer à l’opinion les journaux qui font la propagande que je vous indiquais tout à l’heure ? C’est parce que ces mêmes journaux, en même temps qu’ils dirigent contre certaines catégories de capitalistes les paroles que je citais, sont des ralliés ; politiquement, ils vous soutiennent. (Applaudissements à l’extrême gauche. — Mouvements divers.)

M. Georges Trouillot. — Ils nous couvrent d’injures tous les jours !

M. Jaurès. — Il y a plusieurs mois qu’ils disent qu’il faut se ranger derrière ce gouvernement qui veut le maintien de l’ordre et le rétablissement de la tolérance, et si vous ne pouvez pas les poursuivre, c’est la raison qui vous empêche de dénoncer certains passages de l’encyclique.

Comment donc pourriez-vous faire, dans l’ordre économique, de la peine au pape, qui vous est si utile dans l’ordre politique ?

Comment, au moment où vous vous inclinez devant lui comme devant la plus haute autorité morale qui soit au monde, oubliant que la Révolution française, par la promulgation des Droits de l’homme, est bien aussi une haute autorité morale (Très bien ! très bien ! à l’extrême gauche), comment pourriez-vous vous brouiller avec lui ? Et vous ne pouvez pas davantage inquiéter les journaux cléricaux qui font tout à la fois une propagande que vous appelez démagogique et une propagande ministérielle. (Rumeurs au centre.)

Mais, messieurs, qu’arrivera-t-il ?

C’est que c’est la République et la démocratie républicaine qui feront les frais de ce double jeu. Devant votre aveuglement l’Église reprend la tactique qui a réussi à tous les prétendants césariens de notre siècle. Cette tactique ne peut aboutir qu’au moyen d’une coalition, comme a fait Napoléon III, et comme aurai fait l’autre il y a quelques années : je veux dire la coalition des frayeurs bourgeoises et de certains appétits du peuple excités par eux.

Voilà ce qu’ont voulu faire les Césars, ce qu’essaye de recommencer l’Église : d’un côté, elle se glisse vers vous, elle se constitue comme l’appui des pouvoirs bourgeois, comme la garantie de la classe possédante, et d’un autre coté, elle s’efforce de faire un moment illusion au peuple pour avoir en un jour de coalition tout le monde avec soi et pouvoir faire peser sur tous le même joug.

Pendant que vous permettez à l’Église non seulement sans l’inquiéter, — vous savez que nous ne le demandons pas, — mais même sans avertir le pays, de continuer son œuvre de propagande ouvrière et paysanne, vous dénoncez tous les jours, vous calomniez tous les jours, vous essayez de perdre dans l’opinion publique et devant les consciences ce parti socialiste qui est une des parties vivantes de la République elle-même, qui a toujours été républicain, qui a toujours défendu la République aux heures du péril. (Applaudissements sur divers bancs à gauche. — Interruptions eu centre.)

M. Baudin. — Nous avons fait la République avant vous, messieurs les opportunistes !

M. le Président. — Monsieur Baudin, veuillez garder le silence, ou je serai obligé de vous rappeler à l’ordre.

M. Baudin. — Nous étions républicains pendant qu’ils étaient bonapartistes.

M. le Président. — Monsieur Baudin, je vous rappelle à l’ordre.

M. Baudin. — Merci, monsieur le président.

M. Jaurès. — Vous avez montré un esprit tout à fait contradictoire selon qu’il s’agissait de la démocratie elle-même, en ses fractions les plus ardentes, ou des ennemis sournois de la démocratie. Aussi bien dans vos enquêtes de police que dans votre attitude de politique générale, vous avez été tout indulgence, tout aveuglement volontaire et bienveillant pour ceux qui essayent de profiter des attentats anarchistes au bénéfice de la réaction, et vous avez essayé de perdre un parti qui veut toutes les conséquences de la République, mais qui en veut avant tout le principe même. (Applaudissements répétés à l’extrême gauche.)

Jean Jaurès dépose l'ordre du jour suivant : « La Chambre regrettant que le gouvernement ait servi par ses déclarations et son attitude depuis trois mois les ennemis de l’esprit républicain, passe à l’ordre du jour. »