En deux notes de 1844 aux comptes rendus à l’Académie des Sciences, Joseph Liouville établit l’existence des nombres transcendants.
Qu’est-ce qu’un nombre transcendant ? Un nombre x est dit algébrique s’il est solution d’une équation polynomiale de type :
où a, b,…., g, h sont des entiers donnés non tous nuls. Ainsi, par exemple, les nombres suivants sont algébriques :
n s’appelle le degré du nombre algébrique. Les nombres de degré algébrique 1 correspondent exactement aux nombres rationnels.
Avant Liouville, on pouvait croire que tous les nombres étaient algébriques. Après lui, on savait qu’il en existait d’autres : un nombre non algébrique est dit transcendant.
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Liouville donne deux preuves de l’existence de tels nombres ; toutes deux s’appuient sur la théorie des fractions continues pour établir le résultat fondamental suivant :
Si x est un nombre algébrique réel de degré n≥2(donc non rationnel), alors il existe une constante positive non nulle C telle que, pour tout nombre rationnel p/q:
Autrement dit, même si l’ensemble des rationnels est dense, un nombre algébrique non rationnel se laisse mal approcher par les rationnels.
L’inégalité de Liouville peut s’établir de façon élémentaire sans faire appel aux fractions continues, que Liouville utilise : c’est pourquoi nous nous écarterons de cette partie de son texte, cependant pour aboutir au même résultat. Voici une preuve simplifiée de cette inégalité. Le théorème des accroissements finis bien connu de tout étudiant en première année de mathématique à l’université, affirme qu’il existe un nombre t compris entre x et p/q tel que :
Autrement dit, pour toute fonction continue et dérivable (ce qui est bien sûr le cas d’une fonction polynomiale), pour tous nombres a et b, il existe entre a et b un nombre t tel que f’(t) = 0. Le théorème des accroissements finis découle directement du théorème de Rolle, qu’on peut très facilement se représenter graphiquement, qui dit que toute fonction continue et dérivable prenant la même valeur en a et en b possède un minimum ou un maximum entre a et b.
Puisque f(x)=0 (x nombre algébrique est solution de l’équation polynomiale), on a, en reportant dans l’équation ci-dessus:
Démonstration de l’inégalité de Louville
Cherchons d’abord à minorer le numérateur. Comme le fait remarquer Liouville, la quantité qn × f(p/q), qu’il appelle f(p,q), est égale à apn + bpn-1 +…. + hqn : c’est un nombre entier. Liouville indique que le polynôme f a été « débarrassé de tout facteur commensurable », c’est à dire qu’il a été réduit à la forme où il n’admet que des solutions non rationnelles. Cette factorisation n’est pas toujours réalisable de manière effective, mais Liouville se place dans une situation où cela a été fait : cela n’enlève rien à la généralité du problème, c’est simplement « permis », comme il le souligne. Cette précaution prise, le numérateur ne peut jamais être nul ; s’agissant d’un nombre entier (positif ou négatif), sa valeur absolue est toujours minorée par 1.
Cherchons à présent à majorer la quantité f’(t) figurant au dénominateur, en rappelant que t est compris entre p/q et x. Liouville appliquant la méthode des fractions continues utilise f’(p/q), mais avec notre méthode des accroissements finis, le raisonnement est identique au sien. On suppose que p/q est suffisamment proche de x, par exemple – 1 < x – p/q < 1 ; si ce n’est pas le cas, la quantité |x-p/q| qu’on cherche à minorer l’est de fait par 1 (n’oublions pas que l’on cherche à approcher le nombre algébrique x par des nombres rationnels p/q suffisamment proches). Cette précaution prise, f’(t) est une fonction polynomiale bornée sur l’intervalle [x – 1, x + 1] : elle prend sur ce segment des valeurs finies, qu’on peut majorer, pour reprendre la notation de Liouville, par une quantité A constante : |f’(t)| < A.
En reportant ci-dessus, après avoir minoré le numérateur et majoré le dénominateur, on retrouve l’inégalité de Liouville :
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Une fois établie son inégalité, Liouville mentionne rapidement en une phrase la façon dont il construit un nombre non algébrique (« Nous citerons en particulier la série… »). Détaillons la deuxième partie de sa « découverte ». Il observe que le nombre :
(on prend a = 10 dans l’exemple qu’il donne)
Est « trop bien approché » par les sommes partielles
En effet, pour tout n degré algébrique éventuel de y, pour toute constante A, on peut trouver N suffisamment grand tel que :
Ainsi y ne peut être un nombre algébrique de quelque degré n que ce soit, puisque l’inégalité de Liouville n’est pas respectée. Donc y est nécessairement transcendant.
La série proposée par Liouville est un nombre transcendant
Examinons la quantité =0,0000.......01....... : le premier 1 y apparaît à la position (N+1)! après la virgule, et d’autres 1 apparaissant après. On peut donc majorer cette quantité par exemple par le nombre où 2 apparaît à la position (N+1)! après la virgule, suivi de 0 après.
On voit aisément que, quel que soit n fixé, pour N grand cette quantité tend vers 0, et peut être rendue inférieure à toute constante A . C’est parce qu’on a pris les puissances factorielles au dénominateur qu’on obtient ce résultat.
Ce qui contredit l’inégalité de Liouville et permet de conclure que y est transcendant. On notera au passage qu’un nombre algébrique irrationnel ne peut être « approché de trop prés » par des nombres rationnels (inégalité de Liouville), en revanche un nombre transcendant peut être ainsi « approché ».
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Bien des années plus tard, Georg Cantor montre que « presque tous » les nombres sont transcendants, ce qui est évidemment assez surprenant puisqu’on est bien plus familiarisé avec les racines d’équation polynomiales ! En 1873, Charles Hermite établit la transcendance de e , puis suivant des idées assez proches, Ferdinand Lindemann montre en 1882 que π est transcendant. Ce dernier résultat règle une fois pour toutes le vieux problème de la quadrature du cercle ! On se convaincra en effet qu’à partir de l’unité, toute construction avec la règle et les compas ne peut donner que des nombres algébriques (d’ailleurs de degré 1,2,4,8,16). Si la quadrature du cercle était possible, π serait algébrique, ce qui est absurde.
Depuis, bien des familles de nombres transcendants ont été mises à jour. Si a ≠ 0 ou 1, et si b est irrationnel, tous deux algébriques, alors ab est transcendant (A.O. Gelfond, 1934), Th. Schneider,1934). En particulier, puisque eπ = (-1)(-i), on voit que eπ est transcendant. En 1955, K.F.Roth améliore l’inégalité de Liouville et montre que pour tout x algébrique irrationnel.
La théorie des nombres transcendants est aujourd’hui florissante sans doute grâce aux merveilleuses découvertes du mathématicien anglais Alan Baker dans les années 1960-70, pour lesquelles il recevra la médaille Fields en 1970.
La morale de cette histoire est, me semble t-il, que les deux notes de Liouville, quoique parfaitement élémentaires, sont d’une très grande profondeur. Seul un très grand mathématicien peut découvrir des idées simples aussi riches.