Références de cet article
Animateur(s)/auteur(s) du sujet : Patrick Picouet
Rédacteurs(s) du texte: Elisabeth Masson, Ludovic Vandoolaeghe
Numéro du document: 625
Date de publication: 3 mai 2005
Nombre de visites: 3626








Le moulin d’or, 3 mai 2005
Quelles frontières pour l’Europe ?
Patrick Picouet est Maître de conférences à l’Université des Sciences et Techniques de Lille.

Introduction

La géographie, science sociale, regarde l’espace et les territoires pour comprendre les sociétés. Parler des frontières aujourd’hui, c’est soulever la question de l’éventuelle entrée de la Turquie au sein de l’UE, question qui se profile dans le référendum. Parler des frontières c’est se retourner sur l’Histoire de l’Europe. Nous réfléchirons donc à ce que sont les frontières, à ce qui se passe dans et autour de l’Union européenne, enfin à ce que peuvent devenir les frontières... L’Europe a créé les frontières du monde...

Le monde, une invention européenne

Avant la fin du XIXe siècle, le monde n’existe pas !!! Ce sont les Européens qui, en le découvrant, se le représentent et en définissent la toponymie. Ce faisant, ils élaborent un monde fabriqué et conçu à l’image de l’Europe en imposant leurs propres concepts et notamment ceux de la frontière-ligne « à logique stato-nationale ». Ainsi disparaissent des formes d’organisations spatiales anciennes (exemples des Mongols qui étaient reliés par des réseaux et n’ont pas défini leur Etat par des limites frontalières) alors que sur tous les autres continents, les frontières naissent de décisions des Européens. Les « éléments naturels » comme les fleuves vont servir de repères à ces frontières, scindant les peuples entre deux Etats, coupant les voies de commerce, par exemple en Afrique les frontières découpant le Sahara. En l ’absence de ces repères, on s’appuie même sur les lignes géodésiques, parallèles et méridiens... (où est la soi-disant nature ?) L’Europe va aussi établir dans le monde ses propres réseaux de relations (Union postale...), y imposer ses unités de mesures (mètre...). Au XIX° siècle, on peut dire que l’Europe c’est le monde. Ainsi prendre l’Orient express et venir de Turquie en Europe, c’est accèder au monde, un monde où tous rêvent d’aller, un monde considéré comme un bien fait de l’humanité.

Qu’est-ce que la frontière ?

La frontière est donc création humaine, même si nombreux sont ceux qui continuent à parler de frontières naturelles. Le meilleur exemple est encore actuellement celui de la Turquie à laquelle d’aucuns réfutent le droit d’entrer en Europe sous ce prétexte. Cette idée de frontière naturelle date des cartes de la Renaissance, de l’atlas de Mercator, dans lequel la France est articulée sur des limites dites « naturelles », harmonie sur laquelle se base la monarchie, et qui lui permet de revendiquer la constitution du « pré carré » agrandissant au passage le territoire national. La « frontière naturelle » est alors une ligne figée, inviolable que l’on est prêt à défendre. Il y a là confusion entre la discontinuité naturelle, c’est-à-dire une barrière, et frontière politique. Cela a été étendu à l’Europe : exemple de l’Oural que Pierre le Grand « prend à son service » pour faire de la Russie un Etat européen ; exemple des détroits comme celui du Bosphore : celui apparaît bien comme une frontière sur certaines cartes à petite échelle alors qu’à grande échelle, c’est un espace de grande fluidité, d’échanges prouvant que le Bosphore n’est pas, et n’a jamais été, une frontière politique... Les cartographes, en figeant ainsi les choses, jouent un rôle déterminant. C’est pourtant faire très souvent fi des réalités !

De telles conceptions relèvent d’une géographie fixiste qui débouche souvent sur une remise en cause de la paix. Cette idée de frontière naturelle a permis de justifier des guerres. Un Etat revendique ainsi l’intégration de régions en arguant de la présence d’un fleuve ou d’une chaîne de montagne. Les nazis quant à eux, ont vu la marque de la nature dans l’existence prétendue de races différentes.

Dès 1938, J. Ancel, qui mourra d’ailleurs en s’opposant au nazisme, s’intéresse à la géographie des frontières. Pour lui il s’agit d’isobares politiques, fixées par une égalité des pressions (des pouvoirs) qui se manifestent de part et d’autre, et qui, comme une ligne isobare, sont mobiles.

Dialectique contenant/contenu en Europe, ou l’Europe espace de projet...

Un projet humaniste

Le projet européen n’a en fait jamais été explicitement exposé. C’est à travers les élargissements que l’on peut en avoir une idée. Ainsi, même si elle a, à l’époque, inquiété les agriculteurs, l’entrée de la Grèce ou de l’Espagne a moins altéré le projet que celle du Royaume Uni. Avec la Grèce on a pourtant fait entrer l’Orient, et on a ouvert à un enjeu nouveau par le contact avec le monde musulman...

Les critères de Copenhague, qui précisent des concepts qui « font l’Europe », peuvent aussi aider à cerner le projet. Ainsi le système libéral au sens politique, la démocratie, la solidarité, l’économie de marché, la réconciliation, la laïcité font partie de ces concepts qui définissent l’Europe. L’exemple de la réconciliation : un projet qui a fait ses preuves et est tout à fait original C’est en effet le but de la CECA, son enjeu majeur, et qui a marché formidablement. De dangereuse, la frontière « champ de manœuvres » de l’atlas de Levasseur devient un lien fort. De même pour la suppression du rideau de fer : là aussi la coupure du rideau devient lien : l’hypothèse de réconciliation est fondatrice et elle n’existe pas ailleurs. Pourquoi ne pas la mettre à nouveau en œuvre pour obtenir que se règle le problème entre Grèce et Turquie à Chypre ? Ces projets sont porteurs d’avenir, et créateurs de territoires nouveaux, sur les territoires transfrontaliers La laïcité : là aussi un concept intéressant pour la Turquie, qui a vécu cette laïcité depuis longtemps. Ce concept est assez universel pour être accepté par tous. Le projet européen est un projet fondamentalement humaniste. Jacques Lévy parle ainsi de l’Europe comme d’un espace ouvert. Pourquoi refuserait-on cette ouverture ? L’Union Européenne se construit par adhésion, attractivité, négociation, et cela fait l’originalité et la force européennes

L’inscription spatiale du projet européen a une double dimension

Spatialement, le projet se traduit en deux faits essentiels : la transformation des frontières intérieures, qui fait apparaître de nouvelles frontières, de nouveaux territoires et induit une recomposition territoriale. L’Europe attire aussi de l’extérieur : tout le monde veut y entrer...

-  A l’intérieur : dilatation des frontières : d’une ligne, on passe à une zone, une région frontalière et transfrontalière : les euro régions naissent grâce à l’institution européenne, qui est ainsi ferment de création de nouveaux territoires. Cela s’est fait par étapes, et on peut « résumer » les visées des plans Interreg en trois temps : 1. « Il existe des voisins... » 2. « Et si on travaillait ensemble ? » 3. « Une floraison de projets » Ces projets sont de tous types, avec tous types de structures. Le projet Comenius par exemple permet toutes sortes d’échanges au niveau de l’enseignement, tant pour les étudiants que pour les profs... Ces processus recomposent les territoires en termes de relations humaines. Mais alors que dans le Nord Pas de Calais nous vivons à l’intérieur d’une vaste Euro région, celle-ci est-elle dans les têtes ? On se sent encore souvent plus près de Paris que de Bruxelles, les régions frontalières ne sont pas encore dans les mœurs ni dans les esprits... Toutefois, les projets et les réalisations existent et sont nombreux. Les régions transfrontalières sont multiples, et il en existe même qui ont comme partenaires des Etats n’appartenant pas à l’Union européenne (Hongrie, Roumanie, Ukraine...) et qui déjà peuvent faire réfléchir à de futures ouvertures éventuelles... Mais tout n’est pas acquis : les frontières même « disparues » ne sont pas complètement gommées : les symboles n’ont pas tous été effacés du paysage (postes de douane...) et de nouveaux types de frontières sont nés : les frontières-points : aéroports, gares, ou ports internationaux où le passage est très contrôlé. Deux phénomènes sont donc perceptibles : la cristallisation et la dilatation.

-  Sur les périphéries, les frontières ont au contraire tendance à se durcir, par volonté de protection. En certains points elles sont devenues de véritables bastions (Ceuta). Là les camps de transit se multiplient pour bloquer les étrangers...

Quel devenir pour l’Europe ? Une Europe « rêvée » ?

Une identité à défendre ?

Nous faut-il défendre notre identité d’Européens face à des invasions supposées d’étrangers ? Michel Serre parle d’un « feuilletage identitaire » pour définir cette identité multiple. De nombreux Européens d’Europe centrale ont connu de multiples frontières, et ont appartenu à de multiples Etats... Ainsi les Hongrois ont vécu à la croisée de toutes les frontières... Et si cette identité européenne a des spécificités majeures ( ?) pourquoi adopter une stratégie de repli frileux qui n’était pas celle de la jeune Europe ? Quel intérêt ? Ne faut-il pas éviter le blocage qui pourrait déboucher sur un conflit entre les grands ensembles religieux du monde (voir les théories de S.Huntington) ? Cette volonté de repli peut s’expliquer par le vieillissement de la population européenne et la crainte en l’avenir.

Pour une culture de l’ouverture

Mais accepter la multiplicité, n’est-ce pas se perdre ? On peut de demander, en réponse à cette question si la frontière n’est pas elle-même l’espace du malentendu... Il y a toujours de l’intraduisible d’une langue à l’autre, et c’est en fonctionnant ensemble qu’on apprend à se connaître, qu’on commence à se comprendre. Il serait donc bon que l’Union européenne garde sa culture de l’ouverture et aussi celle de sa diversité pour mieux accepter l’autre. Modifions notre regard sur l’espace et sur les territoires qui nous entourent... Les outils géographiques peuvent nous aider à changer notre vision des autres : par les cartes qu’ils produisent, nous pouvons apprendre comment ils nous voient, confronter nos perceptions du monde (atlas du Courrier international)

Elargir sans abandonner nos valeurs

L’extension de l’Union européenne est un projet difficile, la résilience territoriale est un enjeu majeur : l’Europe pourra-t-elle s’élargir tout en restant un ensemble structuré, original, polycentrique ? C’est aussi un enjeu que de protéger nos valeurs mais sans s’enfermer dans une situation bloquée. Si on reprend l’image d’une frontière isobare politique, produit d’une relation entre deux Etats, qui peut évoluer comme une ligne isobare climatique, la frontière est alors un objet mobile, qui naît, se déplace, disparaît. Les situations ne sont pas figées, à nous d’en contrôler les évolutions.

Questions / débat

La notion de frontière comme isobare ?
Une définition toujours d’actualité car la frontière relève de l’équilibre entre deux ou plusieurs Etats et de leurs relations en termes de pression, d’échanges, etc.

Les Suisses en Europe ?
Tradition de neutralité qui les « gêne » pour accepter certaines dimensions de l’Union ; refus de la dépendance... Ils ont de toutes façons déjà tous les avantages de l’Union européenne, sans les inconvénients.

Question d’un projet européen qui serait aujourd’hui dénaturé notamment à cause des délocalisations et du « dumping social » ?
C’est un enjeu majeur de la résilience des territoires, c’est-à-dire leur capacité à intégrer et absorber les autres tout en faisant en sorte que ceux-ci s’adaptent à l’UE et inversement. Mais cela ne se fait pas en un jour et est créateur de disparités qui peuvent poser d’importants problèmes sociaux.

Le poids de l’Histoire ?
On ne bâtit pas le futur uniquement sur l’Histoire... Donnons-nous la possibilité d’inventer autre chose que l’Histoire... La frontière périphérique, une frontière ambivalente : elle est « frontière miroir » car en regardant les voisins on se définit négativement « ce que nous ne sommes pas » ; mais elle est aussi « frontière vitrine » : les voisins nous y voient...

Une vision européenne du monde dans l’enseignement ?
Les Etats eux aussi ont des crises de jeunesse : il existe un stade où un Etat se replie sur lui-même pour se prouver à lui-même son existence, ou s’ouvre aux autres, manifestant ainsi son accession à une forme de maturité. Un Etat jeune adhère souvent à l’idée d’Etat- Nation, et par cette cristallisation idéologique sacralise ses frontières. Souvenons-nous que c’est la présence européenne qui a créé les frontières sur de nombreux continents et contribué à développer ces idées et les conflits qui les ont accompagnés

L’UE, un nouveau modèle de puissance ?
Développement de l’idée que face au modèle américain de la puissance, modèle qui repose sur l’extension, l’interventions, le déversement et la diffusion des valeurs, l’UE présente un modèle basé sur l’adhésion et l’attraction.

A lire sur le site des Cafés géo la tribune de Patrick Picouet et Eric Glon :
-  Arrêtons de convoquer une caricature de la géographie pour exclure la Turquie de l’Europe !

Compte rendu : Elisabeth Masson et Ludovic Vandoolaeghe


URL pour citer cet article: http://www.cafe-geo.net/article.php3?id_article=625


plan du site | administration
Copyright © Association des cafés géographiques (fondée en 1998).
Responsable du site:
Maquette et réalisation: Patrick Poncet
Spip version 1.8.2