Études 2004- 1 (Tome 400)| ISSN 0014-1941 | ISSN numérique : en cours | ISBN : | page 11 à 021

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Guantanamo
L’Amérique et ses prisonniers : le droit entre parenthèses

Patrick Troude-Chastenet
Professeur de Science politique à l’Université de Poitiers. Directeur des Cahiers Jacques Ellul.


RESUME — En dépit de la volonté toujours proclamée d’agir dans un cadre légal quant aux moyens et démocratique quant aux fins, plusieurs manquements au droit peuvent être repérés dans la façon dont l’administration Bush traite ses ennemis avérés ou présumés.

En dépit de la volonté toujours proclamée d’agir dans un cadre légal quant aux moyens et démocratique quant aux fins, plusieurs manquements au droit peuvent être repérés dans la façon dont l’administration Bush traite ses ennemis avérés ou présumés.


« La démocratie, du fait qu’elle n’a jamais été complètement réalisée, a toujours été et est encore une doctrine révolutionnaire en puissance. »Robert Dahl, Après la Révolution, Calmann-Lévy, 1972, p. 15« Depuis le 11 Septembre, les USA se sont comportés comme s’ils avaient une sorte de droit naturel à créer le droit. »Jan Krauze, Le Monde, 26/1/2002
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« Tout système qui se prétend démocratique est vulnérable à l’accusation de ne pas l’être assez », observait naguère le politologue américain Robert Dahl. Les attentats du 11 septembre 2001 ont eu notamment pour conséquence d’éclairer d’un jour nouveau la question déjà ancienne du dilemme des régimes démocratiques confrontés à la menace terroriste. Certes, l’exemple des Etats-Unis n’épuise pas le sujet, mais il a le mérite d’être encore sous nos yeux. Les attaques terroristes ont littéralement placé la puissance américaine au centre de tous les regards et modifié le regard qu’elle portait sur le reste du monde. Pourtant, s’il est encore trop tôt pour mesurer toutes les conséquences de cet événement « radicalement nouveau », l’on pressent d’ores et déjà que la vulnérabilité des sociétés techniciennes et des démocraties pluralistes face au terrorisme international n’a rien d’un phénomène conjoncturel.

Gulliver empêtré

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La vieille figure de Gulliver empêtré (Stanley Hoffmann) pourrait reprendre du service pour désigner ces phases d’engagement et de repli, ce mélange de prédication et de cynisme caractérisant la politique extérieure des Etats-Unis. C’est précisément parce qu’elle mène « la guerre mondiale contre le terrorisme » au nom de la défense de la liberté (Liberté immuable) et de la démocratie, que l’administration Bush se sent investie d’une sorte de droit moral à créer le droit ou à l’ignorer.

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Le premier nom de code de l’opération militaire conduite en Afghanistan, Infinite Justice, résume à lui seul toutes ces ambiguïtés. Il symbolise l’effacement de toutes les frontières — géographiques, juridiques, politiques — au nom d’un principe supérieur. Il peut signifier une guerre sans limite dans l’espace et le temps, s’accompagnant de moyens d’autant plus contestables que les fins poursuivies seront nobles. Or, un droit illimité équivaut à une absence de droit : les « combattants ennemis » emprisonnés sur la base navale de Guantanamo l’apprennent à leur corps défendant.

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Pourtant, indépendamment du critère retenu — société ouverte selon Karl Popper [1], système institutionnel organisant la compétition pour la direction politique selon Joseph Schumpeter [2], société pluraliste ou polyarchie selon Robert Dahl [3], gouvernement du peuple exercé par la majorité dans le respect des droits de l’opposition selon l’approche politico-institutionnelle, méthode empirique de résolution des conflits sociaux selon Jean-Louis Seurin [4], Etat de droit garantissant le respect des droits fondamentaux des citoyens selon Jacques Chevallier [5] —, force est de reconnaître que les Etats-Unis constituent le berceau et le parangon des régimes démocratiques modernes. Y compris avec toutes ses imperfections, consubstantielles au principe démocratique — un mouvement permanent et toujours inachevé visant à rapprocher la pratique politique concrète du modèle normatif —, le régime états-unien est bien, de ce point de vue, ce qu’il prétend être : un régime démocratique. Mais il n’est pas, à lui seul, la Démocratie, comme l’a suggéré son Président au lendemain des attentats : « Ce sont la liberté et la démocratie qui ont été attaquées », avant de promettre « [a monumental struggle of good versus evil] un combat monumental du Bien contre le Mal. Mais le Bien l’emportera. » Ces figures de rhétorique sont à interpréter comme autant de lapsus, et elles sont à référer à la pratique politique unilatéraliste de l’administration Bush.

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On peut cependant admettre l’hypothèse que c’est d’abord en tant que démocratie pluraliste — un certain mode de vie fondé sur la tolérance et le respect des différences, combiné à des valeurs à prétentions universalistes (culte de l’individu et de la liberté sous toutes ses formes) — plus qu’en tant que régime impérialiste — voire en tant que régime impie (profanateur des Lieux Saints de l’Islam en raison du stationnement de ses troupes en Arabie Saoudite) —, que le territoire américain a été visé.

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Dans l’absolu, le terrorisme pose un problème insoluble aux démocraties en les condamnant, soit à disparaître sous les coups d’un ennemi qui ne respecte pas leurs règles et qu’elles s’obstinent à traiter en adversaire au nom de leurs principes, soit à sacrifier leurs valeurs fondamentales, violer leurs propres règles, pour survivre en tant que régime. Les propos de Donald Rumsfeld, appelant à « liquider » jusqu’au dernier les combattants non Afghans de Tora Bora, illustrent à merveille le choix de la seconde option.

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Les démocraties modernes ne reposent pas seulement sur le principe majoritaire, mais aussi sur l’Etat de droit à l’intérieur (garantie des libertés publiques) et sur le respect du droit international à l’extérieur. En temps normal, un pouvoir démocratique légitime consent à limiter sa souveraineté à ces deux niveaux et à se soumettre au Droit. Rappelons, au préalable, que toutes les guerres de l’Occident ont été menées pour défendre « le Droit et la Liberté ».

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La question, grossièrement posée ici dans une optique plus normative que positive, est : dans quelle mesure les circonstances exceptionnelles créées par le 11 Septembre autorisent-elles le gouvernement américain à déroger aux règles du droit international ? Question subsidiaire : peut-on faire la guerre au nom (de la défense) du Droit sans risquer, soit de perdre la première, soit de bafouer le second ?

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En dépit d’une volonté toujours proclamée d’agir dans un cadre légal (quant aux moyens) et démocratique (quant aux fins), plusieurs manquements au droit peuvent être repérés dans la façon dont l’administration Bush traite ses ennemis avérés ou présumés. Le Président ayant promis une guerre du Bien contre le Mal, du Progrès contre l’Archaïsme, de la Civilisation contre la Barbarie, le traitement des détenus de Guantanamo semble quelque peu éloigné de cet ambitieux programme.

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Pour s’en convaincre, il suffit de se reporter aux conditions de transfert des détenus, à l’évolution de leur statut juridique et de leurs conditions de détention.

Les conditions de transfert

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Avant d’entrer dans le détail de l’argumentation présidentielle, on peut se borner à un simple raisonnement de bon sens. Si les Etats-Unis ont été victimes, le 11 septembre 2001, d’une « agression armée », voire d’« actes de guerre » ayant déclenché de leur part une « guerre contre le terrorisme », c’est bien qu’il y a guerre et donc lois de la guerre (législation humanitaire internationale) et obligation de se soumettre à la Convention de Genève relative au traitement des prisonniers de guerre (12/8//1949). Or, que dit l’article 46 de la Convention :

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Le transfert des prisonniers de guerre s’effectuera toujours avec humanité et dans des conditions qui ne devront pas être moins favorables que celles dont bénéficient les troupes de la Puissance détentrice dans leurs déplacements. Il sera toujours tenu compte des conditions climatiques auxquelles les prisonniers de guerre sont accoutumés et les conditions du transfert ne seront en aucun cas préjudiciables à leur santé.

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Pendant les 25 heures du trajet Afghanistan/Cuba, les prisonniers ont voyagé ligotés à même le sol ou menottés sur leur siège, avec des boules assourdissantes dans les oreilles, un bonnet sur la tête, des lunettes aveuglantes et un masque sur la bouche pour les empêcher de mordre. Interrogé par des journalistes sur le port de cet attirail pendant le transfert des prisonniers et dans les premiers temps de leur captivité, Donald Rumsfeld se permit de répondre que ce n’était pas « quelque chose de permanent comme les burquas » que les talibans avaient imposés aux femmes afghanes.

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Les premiers prisonniers ont commencé à arriver dans le centre de détention du Camp X-Ray le 11 janvier 2002. En ce qui concerne les conditions climatiques, ils sont donc passés brutalement du froid afghan à la chaleur tropicale de l’île de Cuba, avec des écarts de température pouvant atteindre 40 degrés. Certains titubaient à leur sortie d’avion et d’autres furent transportés sur des civières. Une photo, prise par un militaire américain et diffusée très officiellement par l’US Navy sur le site Web du ministère de la Défense, a fait le tour du monde et provoqué un tollé général, aussi bien du côté des défenseurs des droits de l’homme que de la classe politique européenne, y compris celle du principal allié des Etats-Unis, la Grande-Bretagne. Cette image d’un détenu titubant entravé dans ses chaînes n’avait pas la même signification des deux côtés de l’Atlantique.

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Cinq mois seulement après le traumatisme du 11 Septembre, le message adressé à l’opinion publique américaine était le suivant : le gouvernement a la situation en main, les méchants sont sous les verrous. Côté européen : la vue de ces prisonniers en combinaison orange, menottés et agenouillés dans leurs cages grillagées ou transportés, de leur cellule à la salle d’interrogatoire, sanglés sur une civière, a suscité l’effroi des « bonnes âmes » et des réalistes, exceptionnellement d’accord pour considérer que confondre justice et vengeance risquait de faire perdre à la coalition son avantage moral.

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Les militaires américains ont réagi, dans un premier temps, en expliquant que ces photographies ne reflétaient pas la réalité puisqu’elles auraient été prises peu de temps après l’arrivée des détenus. Puis ils ont avoué que la privation sensorielle, les entraves, la découverte brutale d’un nouvel environnement carcéral étaient destinés à « impressionner et désorienter les captifs », afin de les « choquer et de [les] rendre plus dociles ». Dès leur arrivée sur le sol cubain, l’isolement sensoriel et le choc thermique combiné au jet-lag faisaient donc des prisonniers des proies faciles pour les interrogatoires. Cette question des interrogatoires renvoie implicitement à celle de leur statut légal.

Le statut des détenus

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L’argument invoqué par l’administration Bush pour refuser de se conformer aux Conventions de Genève était le souci — bien compréhensible dans le cadre d’une « guerre contre le terrorisme » — de préserver la capacité américaine d’interroger les détenus.

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Les questions les plus simples étant parfois les meilleures, on commencera donc par se demander pourquoi avoir choisi comme lieu de détention la base navale de Guantanamo, louée au gouvernement cubain : pour des raisons de sécurité, ou bien pour parquer ces « combattants irréguliers » dans une zone de non-droit ? Guantanamo ne faisant pas partie du territoire des Etats-Unis, en vertu d’une décision de la Cour Suprême datant de 1950, un tribunal américain ne peut pas être saisi d’une demande d’habeas corpus concernant un belligérant étranger détenu hors des Etats-Unis. Dans le même sens, la Cour d’Appel de Lyon a considéré, en mai 2003, que le droit français ne pouvait s’appliquer au cas des prisonniers français de Guantanamo après que le Tribunal de Paris se soit déclaré incompétent pour leur reconnaître le statut de prisonniers de guerre.

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En les qualifiant de « combattants ennemis illégaux », George W. Bush a plongé ces détenus dans une sorte de trou noir du droit international (Michael Ignatieff), car ils ne relèvent ni du droit du pays où ils ont été arrêtés, ni du droit de la guerre. Or, les Conventions de Genève supposent que tout combattant capturé est un prisonnier de guerre, sauf si un tribunal compétent en décide différemment, après une étude au cas par cas.

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Cette attitude bafoue l’engagement formel pris au nom des Etats-Unis, en 1987, par le conseiller juridique adjoint du département d’Etat, Michaël Matheson [6]. Elle déroge également à la pratique observée lors des interventions de Panama et de Grenade, et pendant la guerre du Golfe : toute personne capturée, mais non considérée comme prisonnier de guerre, pouvait faire valoir ses droits devant un tribunal composé de trois officiers. En résumé, pour se conformer au droit, l’administration Bush devrait, soit leur accorder le statut de prisonnier de guerre, soit les inculper formellement avec une charge précise : selon les règles ordinaires de procédure pénale ou devant un tribunal compétent. Seul le taliban américain John Walker Lindh, pour l’instant, a bénéficié d’un tel traitement.

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Sauf erreur, le cadre général des conditions de détention en vue d’une comparution devant des « commissions militaires » a été fixé le 13 novembre 2001, exclusivement par un ordre militaire de la présidence des Etats-Unis. Cadre révisé ultérieurement (mars 2002), sans que, pour autant, l’on avance dans la mise en place de ces tribunaux. En juillet 2003, les autorités avaient pourtant promis un procès à six détenus de nationalité britannique et australienne.

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D’ailleurs, on peut d’ores et déjà émettre de sérieuses réserves quant au type de justice rendue par ces « commissions militaires ». Une justice authentique suppose des juges indépendants. On est très loin du compte, à en croire les informations données par le gouvernement américain lui-même.

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Le procès pourra être fermé à la presse et au public sur simple demande du Président ou du Pentagone. Le tribunal sera exclusivement composé d’officiers, et l’avocat commis d’office sera également un militaire. Si l’accusé souhaite s’offrir les services d’un civil, il devra le faire à ses frais et le choisir parmi les avocats américains agréés par le Secrétariat à la Défense. La règle fondamentale de confidentialité entre l’avocat et son client sera délibérément ignorée et les conversations pourront être enregistrées à tout moment. Certaines preuves retenues contre l’accusé pourront être gardées secrètes. En cas de condamnation (y compris à la peine de mort), le détenu n’aura pas le droit de faire appel à un juge indépendant et se retrouvera face à un second tribunal militaire. Si, par miracle, il est acquitté, il risquera, malgré tout, de retourner en prison pour une durée indéterminée en sa qualité de « combattant ennemi » des Etats-Unis.

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Dans le discours de George W. Bush, on relèvera donc une contradiction pour le moins flagrante, déjà soulignée, entre le fait d’avoir mené sa « guerre contre le terrorisme » en Afghanistan, avec toute la panoplie militaire requise, et le refus de reconnaître le statut de prisonniers de guerre à des ennemis capturés sur le champ de bataille.

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L’article 4, alinéa 2 de la Convention de Genève de 1949, stipule que des combattants seront considérés comme des prisonniers de guerre à condition :

  1. d’avoir à leur tête une personne responsable pour ses subordonnés ;
  2. d’avoir un signe distinctif et reconnaissable à distance ;
  3. de porter ouvertement les armes ;
  4. de se conformer, dans leurs opérations, aux lois et coutumes de la guerre.

En les qualifiant de « combattants ennemis illégaux » (18/1/02), George W. Bush a non seulement inventé une nouvelle catégorie « juridique », mais encore il a dénié d’avance à ces hommes (certains arrêtés par hasard et par erreur) le droit de se réclamer de tout statut juridique protecteur. En assimilant purement et simplement le régime taliban et l’organisation terroriste Al-Qaïda, il a commencé par priver ces détenus de deux de leurs droits les plus fondamentaux : recevoir les visites du CICR et bénéficier de l’aide d’un avocat. Comment également leur refuser le statut de prisonniers de guerre, alors que, parmi les détenus de Guantanamo, figurait un haut fonctionnaire du ministère taliban de la Défense, voire le chef d’Etat-major de l’armée talibane ?

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Puis, dans un second temps (7/2/02), à la suite de vives pressions européennes et d’intenses débats au sein de sa propre administration, le Président a consenti à opérer une distinction entre les combattants afghans du régime taliban et les autres. Seuls les premiers pourront bénéficier de la protection de la troisième Convention de Genève. Argument invoqué officiellement : l’Afghanistan est signataire de la Convention de Genève de 1949.

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Mais, d’une part, le Président n’a pas varié sur son refus de leur accorder le statut officiel de prisonniers de guerre qui leur garantissait d’être jugés uniquement pour crimes de guerre, alors que le concept de « combattants ennemis illégaux » permettra de les poursuivre en amont, c’est-à-dire pour leur participation éventuelle aux attentats du 11 Septembre. D’autre part, les prisonniers afghans représentent une minorité : à peine un sixième des détenus issus de 42 nationalités différentes (moins de 100 sur 598 en novembre 2002, une centaine sur environ 660 en décembre 2003).

Les conditions de détention

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« Humaine, légale et convenable » : ainsi Donald Rumsfseld avait-il qualifié l’attitude de son pays à l’égard des prisonniers faits sur le champ de bataille. A partir de témoignages faisant état de mauvais traitements [7] et d’enquêtes publiées notamment par la presse américaine, on peut légitimement s’interroger sur le bien-fondé de ces qualificatifs.

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Enquêtes et témoignages tardifs, car la presse a été longtemps et est encore tenue à l’écart, ou sévèrement encadrée ! L’obsession du secret, caractérisant les conditions de détention de ces « combattants illégaux », vient contredire l’un des piliers de la démocratie : la transparence et la publicité (au sens d’espace public ou de la publicité des débats, selon les catégories de Jürgen Habermas [8]). Même l’identité des détenus est dissimulée, puisque l’un des journalistes les mieux informés de la planète, l’ancien directeur de la rédaction du New York Times, atteste de l’impossibilité d’établir une liste de plus de quarante noms [9].

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Les premiers arrivants dans le centre de détention du Camp X-Ray étaient enfermés comme des animaux en cage, sans autorisation de parler, ni même de lever la tête. Ils devaient rester agenouillés, le front baissé, dans des cellules grillagées très étroites leur interdisant, en outre, tout droit à l’intimité. Ces conditions violaient plusieurs dispositions de la Convention, en particulier les articles 13 (protection de la curiosité publique) et 18 (droit de garder en leur possession les effets servant à leur alimentation et à leur habillement : combinaison orange fluorescente).

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Donald Rumsfeld avait pourtant déclaré que le traitement des prisonniers était « raisonnablement conforme » (reasonably consistent) aux Conventions de Genève. Or, pour se conformer au droit international, ce n’est pas à la Puissance détentrice de décider ce qui est raisonnable ou non, de décider unilatéralement quelle règle internationale s’applique ou ne s’applique pas, ou de changer les règles quand elles ne lui conviennent pas.

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Plusieurs dispositions du chapitre V (notamment l’article 34), relatif à l’exercice de la religion, furent également enfreintes : détenus rasés contre leur gré, non-respect des interdits alimentaires et des pratiques rituelles de l’islam : cas signalés d’interruption brutale des prières par des marines non préparés à leur fonction de gardiens.

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L’article 17 de la Convention stipule : « Chaque prisonnier ne sera tenu de déclarer que son nom, prénoms, grade, date de naissance et numéro matricule. » Or les détenus sont interrogés depuis plusieurs mois par la CIA et les différents services de renseignements militaires et civils. On peut supposer que la longue période d’interrogatoire (potentiellement deux ans dans certains cas) a été mise à profit pour obtenir un peu plus que ces renseignements de base. Mais l’alinéa 4 de ce même article 17 prohibe explicitement toute torture physique ou morale, ou même contrainte :

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pour obtenir d’eux des renseignements de quelque sorte que ce soit. Les prisonniers qui refuseraient de répondre ne pourront être ni menacés, ni insultés, ni exposés à des désagréments ou désavantages, de quelque nature que ce soit.

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Les interrogatoires étant organisés à tout moment du jour et de la nuit, il n’est pas totalement exclu que la privation de sommeil soit utilisée comme moyen de coercition. Soucieux de préserver une marge de manœuvre pourtant déjà réduite, le Comité international de la Croix-Rouge a attendu le mois d’octobre 2003 pour critiquer ouvertement la gestion du camp, qualifiant même d’« intolérable » le fait que le centre de détention serve en même temps de centre d’interrogatoire.

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Fin avril 2002, les captifs ont quitté les cages du Camp X-Ray pour un univers plus humain : le camp Delta. Dans leurs nouvelles cellules individuelles, construites à base de containers, ils restent confinés en permanence, à l’exception de la sortie-promenade dont la fréquence aurait, semble-t-il, augmenté : de 2 fois un quart d’heure par semaine à 3 fois vingt minutes par jour. Cette immobilité forcée semble en totale contradiction avec l’article 38, garantissant le droit à des activités physiques et sportives. Toujours dans l’incapacité de se réunir, ils disposent cependant désormais de tous les moyens pour exercer leur culte (Coran, tapis de prière, visite d’un imam, repas el al), et les représentants permanents du CICR leur permettent d’échanger du courrier (visé par la censure) avec leur famille.

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Les prisonniers sont en général très jeunes, et plus de la moitié d’entre eux ont été remis aux Américains par les Pakistanais. On ne dénombre aucun non-Afghan parmi les Talibans, et l’on dénombre moins de 100 Afghans sur un total de près de 700 prisonniers. Les détenus ont été livrés contre de l’argent, et sans aucune preuve de leur implication dans les attentats ou de leur appartenance à des réseaux terroristes. Certains n’ont même jamais mis les pieds en Afghanistan.

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La Convention prévoit également que les prisonniers seront libérés à la fin du conflit. Or, les détenus sont libérés au compte-gouttes (seulement 41 transferts depuis l’ouverture du Camp, selon les autorités militaires) et laissés dans l’ignorance de la date de leur procès ou de leur libération. Que peut signifier la fin du conflit s’il s’agit d’obtenir la certitude qu’aucune cible américaine ou occidentale, « dure » ou « molle », ne sera jamais plus l’objet d’une attaque terroriste ?

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Alors que Donald Rumsfeld lui-même a reconnu qu’au milieu de ces « terroristes endurcis [10] » pouvait se trouver un individu « pris par erreur », l’administration Bush préfère, de loin, maintenir plusieurs dizaines ou centaines d’innocents en prison plutôt que de libérer par erreur un seul futur kamikaze.

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Alors que l’Irak de Saddam Hussein a déjà fait les frais de la doctrine de la « guerre préventive », les prisonniers de Guantanamo risquent d’expérimenter pendant une durée encore indéterminée ce nouveau régime de détention préventive. Une fois encore, la réalité rejoint la fiction ! Dans son film Minority Report (2002), Steven Spielberg situe en 2054 le moment où la police (la Précrime) interpelle les criminels potentiels, avant même qu’ils aient pu commettre leurs forfaits, puis les neutralise en les congelant.

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Dans le cadre d’une « guerre contre le terrorisme » menée au nom des valeurs démocratiques, on ne peut que déplorer toutes les situations où le droit se trouve ainsi mis entre parenthèses, même si le réalisme force à reconnaître, avec Rousseau, que le droit international « est plein de règles contradictoires qui ne peuvent se concilier que par le droit du plus fort [11] ».

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Le 5 décembre 2003

Notes

[1]

Karl Popper, La Société ouverte et ses ennemis, t. 1 et t. 2, 1962, 1966, trad. française, Seuil, 1979.

[2]

Joseph Schumpeter, Capitalisme, socialisme et démocratie, 1942, trad. française, Payot, 1983, p. 355.

[3]

Robert Dahl, A Preface to Democratic Theory, Chicago University Press, 1956.

[4]

Jean-Louis Seurin, « Pour une analyse conflictuelle du rapport majorité/opposition en démocratie pluraliste », dans La Démocratie pluraliste, Economica, 1981, p. 113.

[5]

Jacques Chevallier, L’Etat de droit, Montchrestien, coll. Clefs/Politique, 1996.

[6]

Antoine Garapon et Olivier Mongin, « Les Indiens de Guantanamo », Le Monde, 12/2/2002.

[7]

Un missionnaire pakistanais de 51 ans, Mohammed Sanghir, affirme avoir été battu à sa sortie d’avion. Arrêté par les miliciens du général Dostom, qui l’internèrent à Sheberghan avant de le livrer aux Américains, il a ensuite passé dix mois à Guantanamo avant d’être libéré. Le Monde, 9/11/ 2002.

[8]

Jürgen Habermas, L’Espace public. Archéologie de la publicité comme dimension constitutive de la société bourgeoise, 1962 (trad. Payot, 1978).

[9]

Joseph Lelyveld, « Retour à Guantanamo », Le Monde, 9/11/2002.

[10]

Trois détenus étaient âgés de quinze ans au moment de leur arrivée à Guantanamo.

[11]

Jean-Jacques Rousseau, Critique du Projet de Paix perpétuelle de l’Abbé de Saint-Pierre, Gallimard, La Pléiade, Œuvres complètes, tome 4, p. 568-569.