Diogène
P.U.F.

I.S.B.N.9782130542681
136 pages

p. 112 à 120
doi: en cours

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Compte rendu

n° 204 2003/4

La Méditerranée revisitée. À propos de : Sergio Frau, Le Colonne d’Ercole, un’inchiesta, Roma, Nur Neon 2002, 672 pages, illustré [yy1]

*

« L’Atlantide-Sardaigne », par Vittorio Castellani, physicien, astrophysicien, archéologue, Accademia Nazionale dei Lincei

Depuis plus d’un siècle, la recherche historique sur les origines lointaines de notre civilisation a acquis une place importante dans l’imaginaire de la culture occidentale, de plus en plus attentive à la recherche de ses propres racines. La redécouverte des grandes civilisations antérieures à la période classique gréco-romaine fut amorcée au xixe siècle. À côté des Égyptiens, des Assyriens et des Babyloniens refirent surface dans le cours de l’histoire les Sumériens, les Hittites, les Minoens, et l’on put réaliser du même coup à quel point, non seulement le monde gréco-romain, mais également notre civilisation actuelle, restait débitrice, en dernière analyse, de toute une série d’acquis culturels transmis de génération en génération à travers les différentes formes et les différents moments de la civilisation.
Alors que dans les milieux universitaires, les sciences archéologiques se sont peu à peu affirmées et affinées, le public – ce que l’on appelle le « grand public » – s’est lui aussi progressivement familiarisé avec ces questions, un peu grâce à l’école, beaucoup grâce à la diffusion de la science, mais beaucoup aussi, malheureusement, en raison de l’apparition et de la prolifération d’un « ésotérisme archéologique » qui tenta et tente encore quotidiennement de mettre les résultats de la recherche historique au service d’un certain besoin, irrationnel, de mystère et de fable. C’est ainsi que les imposantes Pyramides des Pharaons égyptiens, ou encore le grand « temple » mégalithique de Stonehenge en Angleterre devinrent célèbres non seulement par ce qu’ils racontaient sur le passé de l’Homme, mais aussi par ce que certains voulaient leur faire raconter sur d’hypothétiques et merveilleuses sciences occultes désormais perdues, sur d’incroyables facultés divinatoires des Anciens, quand on ne va pas jusqu’à parler d’intervention de civilisations extraterrestres.
C’est dans ce contexte contradictoire que prend place le fameux mythe de l’Atlantide. À l’origine un passage de Platon qui, dans ses dialogues, évoque un prêtre égyptien qui – pour nous limiter aux lignes essentielles – aurait parlé à Solon d’une ancienne civilisation établie sur l’île d’Atlantide, au-delà des Colonnes d’Hercule, civilisation qui en des temps très anciens aurait failli conquérir toute l’Europe, disparaissant finalement, engloutie par les flots marins. Passage qui depuis maintenant deux millénaires et demi a suscité l’intérêt et la curiosité de générations entières. Même Aristote s’en occupa, proposant de situer l’Atlantide là d’où elle venait : l’imagination de Platon. Sourdes à ces conseils, des centaines de personnes s’en occupèrent au fil du temps, et, tout aussi sourdes aux témoignages historiques ou géologiques, finirent par situer l’Atlantide en Crimée, en Amérique, au Nigeria, et même… en Antarctique.
L’auteur de ces lignes – hélas – s’en occupa lui aussi, physicien par vocation et aussi par profession, et donc avec un amour pour la recherche rationnelle qui le conduisit alors à interroger, bien qu’avec prudence, certains événements historiques de l’Antiquité. Dans un petit livre modeste, qui n’est plus désormais disponible, je posais en préalable que le problème de l’Atlantide n’était certes pas un problème d’archéologie, mais plutôt de curiosité simple et d’érudition, et j’avançais non pas l’hypothèse mais la preuve que si l’on voulait un tant soit peu ajouter foi à ce que disait Platon, la géologie avait placé devant nos yeux un phénomène pouvant correspondre à son récit : la montée du niveau des mers à la fin de la dernière glaciation et par conséquent la submersion de vastes territoires habités. Concluant que, dans ce cas, les candidates les mieux placées pour une Atlantide située au-delà des Colonnes d’Hercule ne pouvaient être que les actuelles îles Britanniques. Mais il s’était trompé !
Ce qui m’en a aussitôt convaincu, ce fut l’apparition du livre incroyable de Sergio Frau. Incroyable parce que Frau, ayant à son actif une longue et solide carrière de journaliste, a su mener, avec toute la rigueur et le mordant des journalistes sérieux, une véritable enquête à travers la protohistoire de la Méditerranée, recherchant et puisant dans une masse de documents qui ne semblait accessible qu’à une élite d’archéologues professionnels. J’ai dit journaliste, mais je devrais ajouter journaliste et sarde, parce que seul un amour profond pour son île natale a pu lui donner le courage et la patience nécessaires pour entamer une recherche de longue haleine, et mettre de l’ordre dans une masse presque infinie d’informations pour en tirer cet exposé cohérent et convaincant qu’il nous présente dans son livre, prenant sans cesse appui sur des témoignages historiques et laissant de côté toute tentation de dérive vers la rêverie ou, pire encore, vers l’irrationnel.
Le point de départ de la recherche de Frau se résume au désormais classique « Ĺ“uf de Colomb » : mais sommes-nous si sûrs que, pour les Anciens, les Colonnes d’Hercule étaient bien là où nous les plaçons aujourd’hui ? La réponse est probablement non, et Frau apporte des indices sérieux suggérant qu’à une époque très ancienne, celle où serait situé le récit de Platon, la mer connue et sillonnée par les Égyptiens et les Grecs devait avoir ses Colonnes d’Hercule placées non pas aux confins de la lointaine Espagne, mais à hauteur d’un rétrécissement occidental plus proche, le Canal de Sicile, formé par la dernière frange côtière de la Sicile et l’extrême pointe de la Tunisie. Et voilà que d’un seul coup, tout s’éclaire, et en particulier tout ce que dit Platon sur l’Atlantide dans le Timée : « Car il s’y trouvait une île devant ce détroit que vous appelez, dites-vous, les colonnes d’Héraklès […] De cette île on pouvait alors passer dans les autres îles et de celles-ci gagner tout le continent qui s’étend en face d’elles et borde cette véritable mer [2]. »
Un passage qui a permis d’éliminer tous les emplacements où l’on avait situé l’Atlantide, et qui coïncide mal aussi, et difficilement, avec l’hypothèse des îles Britanniques. Tout semble devenir clair désormais. Au-delà du canal de Sicile se trouve l’Atlantide-Sardaigne, et au-delà encore, d’autres îles jusqu’à rejoindre le continent qui, de l’Italie à l’Espagne et aux côtes africaines, borde une mer assurément : la mer tyrrhénienne-méditerranéenne. Si la thèse s’avérait exacte, alors l’Atlantide sortirait du mythe et prendrait place dans l’histoire, dans l’histoire de cette Sardaigne encore si peu étudiée d’un point de vue archéologique, encore tellement absente de l’histoire de l’Antiquité, malgré la présence si visible de ses imposantes nuraghes, malgré ses extraordinaires puits sacrés, ou encore ces nombreux autres témoignages de civilisation, très anciens mais toujours muets.
Mais le livre de Frau n’est pas uniquement cela. Il part de la Sardaigne-Atlantide pour accompagner son lecteur dans une relecture passionnante de la protohistoire européenne, semant parfois le doute, suggérant des corrélations parfois évidentes, parfois plus hasardeuses, mais toujours stimulantes et dignes de considération. Une enquête tous azimuts, où tous les peuples méditerranéens de l’Antiquité se font face et se mêlent pour créer des synergies inattendues, depuis les Grecs jusqu’aux Phéniciens, en passant par les toujours mystérieux « Peuples-de-la-Mer ». Il en résulte un repositionnement de nos connaissances sur le monde antique qui, né de l’enquête d’un journaliste, ne manquera pas de laisser des traces dans le milieu académique. Légitimement jaloux de ses prérogatives et méfiant à l’égard de toute incursion étrangère dans les domaines de sa compétence, celui-ci a déjà fait preuve de la plus grande attention envers le travail de Sergio Frau.
Vittorio Castellani [3]
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« Confins. Les Colonnes d’Hercule de la Sicile à Gibraltar » [yy4], par Luciano Canfora, philologue, historien, helléniste à l’Université de Bari

Au cours de l’Antiquité, les redoutables limites marquées par les Colonnes d’Hercule se situaient au niveau du canal de Sicile, là où la Sicile et la Tunisie semblent prêtes à se rejoindre. Ce n’est qu’à l’époque hellénistique que cette frontière symbolique fut déplacée et située à Gibraltar. C’est la thèse défendue par Sergio Frau – bien connu pour ses voyages à travers l’espace et le temps – dans un livre très original.
Quand le monde « s’élargit », il est à peu près inévitable que ses frontières imaginaires soient elles aussi repoussées. Un thème célèbre d’« éristique [5] », ou d’éloquence fictive proposé à Rome dans les écoles de rhétorique était ainsi formulé : « Persuader Alexandre le Grand de ne pas franchir les frontières du monde. » Un bel exercice a posteriori, qui renferme un élément important : après Alexandre, et grâce à sa marche vers l’Afghanistan, le monde était devenu plus grand. Le contrecoup de cette marche spectaculaire fut marqué par un déplacement comparable de la « frontière » occidentale encore plus à l’Ouest. Ce n’est pas un hasard si c’est justement à Ératosthène – autrement dit à un homme symbole de la science du iiie siècle avant Christ, de la science dominante dans le monde sorti des conquêtes d’Alexandre – que l’on doit le « glissement » des Colonnes d’Hercule du canal de Sicile jusqu’à Gibraltar. Cet événement scientifique est symptomatique. Il confirme ce que l’on pressent également dans d’autres domaines. Qu’ainsi les conquêtes d’Alexandre, bien qu’orientées vers l’Orient, eurent aussi des conséquences sur l’autre moitié de la Méditerranée. Des conséquences culturelles avant tout (l’hellénisme gagne également, sous des formes originales, cette partie de la Méditerranée), mais aussi politiques, et plus strictement scientifiques. La recherche de Frau possède ce ton qui vous emporte, caractéristique des livres où l’auteur s’investit totalement.
Luciano Canfora [6]
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« Les Colonnes, leur énigme…ou le mystère d’une frontière servant à séparer les deux identités », par Sergio F. Donadoni, égyptologue, Accademia Nazionale dei Lincei

Voilà un livre curieux. Autant pour ce qu’il dit que pour la façon dont il le dit.
Il nous dévoile le mécanisme (né d’un mélange de curiosité, d’incertitude et d’audace) ayant présidé à sa conception et à sa signification, en reprenant chaque étape de son développement tel qu’il s’est présenté dans l’esprit et dans l’imagination (et, à partir d’un certain moment, dans la conscience) de son auteur. Il se présente comme un « livre secret » qu’il prend plaisir à vouloir expliquer – quasiment comme un alexandrin – sur la place publique. Je possède chez moi une horloge qui, à l’opposé du cadran indiquant l’heure, laisse voir à travers la vitre le jeu du balancier, les roues et rouages, les pivots dentés qui forment un engrenage où se combinent les divers éléments pour créer un mouvement solidaire. Ce pourrait être une belle métaphore – j’allais dire de ce livre, mais disons mieux, de cette expérience non seulement intellectuelle, mais aussi morale.
Dans mon horloge, le plus important, au bout du compte, c’est le cadran. Et c’est bien ainsi que les choses se présentent dans l’aventure intellectuelle de Frau ; ce qui compte, ce sont les résultats auxquels il est parvenu, qui, dans les grandes lignes, peuvent être clairement identifiés. L’étranglement formé à hauteur de la Sicile, de Malte, et de la Libye et la Tunisie, divise la Méditerranée en deux parties clairement distinctes, tant géographiquement qu’historiquement, opposant une zone « plutôt grecque » à une autre « plutôt phénicienne ». Que ce rétrécissement pourrait représenter les plus anciennes « Colonnes d’Hercule », la limite d’une zone de trafic normal de la marine grecque jusqu’à ce que les Colonnes soient déplacées à l’endroit où nous les situons traditionnellement, c’est là l’intuition de départ, dont la démonstration et ses conséquences, riches sur le plan de l’histoire, forment la matière proprement dite du livre.
Que le site des Colonnes ait été déplacé, ce n’est pas en soi une thèse aussi audacieuse qu’il semblerait à première vue : au cours de l’Antiquité, déjà, elles furent situées ici ou là au sein du monde connu, et marquèrent – c’est ce qui importait bien plus qu’un lieu géographique défini – la frontière entre le connu et l’inconnu. Mais dans le cas qui nous occupe, l’intérêt réside dans le fait d’avoir étayé la recherche sur une exploration des sources antiques, habilement masquée derrière une volonté feinte d’afficher incertitude et désarroi face aux apories qui en surgissent au regard de l’interprétation traditionnelle. Si cette dernière se voit bien souvent contrainte d’amender le texte trahi ou encore d’accuser les Anciens d’ignorance, Frau, lui, montre point par point qu’il suffit de redessiner la géographie pré-hellénistique à l’intérieur des limites de « ses » Colonnes, entre Malte et la Libye, pour qu’il n’y ait plus aucune nécessité de corriger les textes anciens, ni d’en fustiger leurs auteurs. L’horizon des Grecs les plus anciens (disons d’Homère et Hésiode à Hérodote) se trouve ainsi réinscrit dans le périmètre des mers qui les encerclent et les unissent à leurs colonies, abandonnant au contrôle sévère punico-phénicien la partie occidentale de la Méditerranée.
Bien sûr, l’élaboration de cette vision complexe et de cette relecture des textes ne va pas sans une analyse minutieuse, mais il n’est pas certain qu’elle puisse toujours se révéler convaincante, notamment par un recours trop (comment dire ?) réaliste à certains éléments d’information, pris par exemple chez Homère ou Hésiode, évidemment étrangers à toute localisation géographique et à toute chronologie. Mais ce à quoi il faut incontestablement rendre hommage, c’est bien à cette relecture des sources et à cette sensibilité de l’auteur au contexte historique, très présent dans son propos. Ce qui se révèle particulièrement intéressant chaque fois qu’il devient également nécessaire de tenir compte et de rendre compte du fait que les Colonnes d’Hercule s’établissent définitivement de part et d’autre de l’Atlantique et de la Méditerranée (au point qu’elles finiront par encadrer les armoiries de l’empereur Charles Quint).
L’analyse des sources conduit Frau à situer l’époque de ce déplacement à l’époque hellénistique. Laquelle se trouve ainsi recadrée dans une nouvelle conception du monde. Après qu’Alexandre en avait ouvert les frontières orientales, le monde grec devait faire l’objet d’une autre extension, comparable, pour lui permettre de maintenir sa situation centrale ; de même qu’à Alexandrie, les recherches cosmologiques d’Ératosthène déterminèrent elles aussi une activité cartographique où les Colonnes reprirent leur fonction de limite, mais d’un horizon plus vaste. Parallèlement et en raison même de ces évolutions mouvementées de la géographie, de nouvelles considérations peuvent voir le jour, en partie déterminées par les exigences mêmes de la recherche. Toutes ces activités que les sources attribuent aux Phéniciens au-delà des Colonnes d’Hercule, les situant dans l’Océan Atlantique jusqu’à l’Angleterre, peuvent être désormais replacées dans la partie occidentale de la Méditerranée. Ainsi la Sardaigne, devenue très tôt phénicienne, peut assumer les fonctions traditionnellement attribuées aux îles Britanniques comme lieu de commerce des métaux, et le théâtre de l’activité commerciale et de la navigation phénicienne se trouve ainsi replacé dans un cadre plus compact. Une fois la Sardaigne resituée au-delà des Colonnes d’Hercule, il devient aisé de l’identifier à l’Atlantide, que l’on retrouve à cet emplacement dans le discours de Critias.
L’auteur a parfaitement conscience qu’il évolue ici sur un terrain extrêmement périlleux et glissant, et son expérience de l’écriture lui permet d’adopter une stratégie malicieuse et efficace. Grâce à une technique habile usant de citations d’auteurs anciens et modernes, présentées comme le procès-verbal d’une séance dont il serait le modérateur, il manie témoignages et points de vue pour parvenir à justifier une telle identification.
Si l’Atlantide de Critias et une Sardaigne située au-delà des Colonnes semblent appelées à coïncider, il restera toujours un dernier doute, celui que le récit de Critias ait pu enrichir de détails pittoresques le mythe toujours repris de l’île fabuleuse s’abîmant au fond des océans, dans le cadre d’une géographie mythique et lointaine. Mais du même coup, l’adresse avec laquelle la confrontation a été conduite entre Critias et les données archéologiques, et ses incidences possibles pour une reconstruction des faits, m’intéresse profondément en tant que simple lecteur.
Si je suis toujours un peu méfiant à l’égard de toute reconstitution historique fondée sur des déductions et des hypothèses, il me faut bien admettre qu’en réalité tout enrichissement du savoir ne peut naître que d’une capacité à faire des hypothèses et à en tirer des conclusions. Bref, d’une capacité à passer au-delà des Colonnes d’Hercule, comme l’a fait Frau.
Sergio F. Donadoni [7]
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« Paradis perdu et Colonnes d’Hercule », par Andrea Carandini, archéologue, Université de Rome [yy8]

L’enquête de Sergio Frau m’a beaucoup intéressé car elle a en quelque sorte donné une cartographie réelle à ce que l’on savait déjà : en l’occurrence, que les Grecs possédaient un passé mythique très ancien, l’époque de Kronos, celle d’Ouranos, celle des premiers temps de Zeus, dieu suprême chez les Grecs, qui a institué l’ordre dans le monde. Ce paradis était bien situé, en effet, dans un passé très lointain, mais il existait aussi dans le présent pour les Grecs, c’est-à-dire qu’il était à l’Occident, dans ces îles occidentales où vivait, survivait ce paradis perdu. C’est aussi là que se trouvait le monde des morts. Au cours d’époques bien plus tardives, ce paradis perdu fut placé aux environs des Colonnes d’Hercule, ou au-delà de celles-ci, imaginées être à Gibraltar. Le grand mérite de Sergio Frau, c’est d’avoir ouvert et remis dans l’actualité, avec cohérence, un horizon complètement différent. Ce monde perdu, que les Grecs d’une certaine manière appréhendaient avec une immense nostalgie, n’était pas situé au-delà de la Méditerranée, mais n’était autre que la Méditerranée occidentale elle-même. La limite fut d’abord l’Adriatique, puis à un certain moment elle fut repoussée précisément au canal de Sicile. Cela me paraît être un acquis important, fondamental de Sergio Frau, qui a aussi le mérite de ne pas être un universitaire, et donc d’avoir démontré que passion et recherche peuvent à tout moment saisir chacun de nous [9].
Andrea Carandini [10]
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« De part et d’autre du détroit de Sicile », par Jean Bingen, historien et helléniste, Académie Royale de Belgique

Le livre du journaliste culturel Frau est une enquête tous azimuts sur un problème restreint à première vue, « où se trouvaient les Colonnes d’Hercule ? », d’un Hercule qui fut en fait un Héraklès-Melkart. Comme trame, la représentation de la limite occidentale du monde à parcourir, particulièrement dans l’imaginaire du monde grec, des Colonnes qu’on place traditionnellement et sans réserves de part et d’autre du détroit de Gibraltar.
Le livre est déconcertant par le ton léger et un peu subversif avec lequel il accumule une foule de paramètres de recherches, en donnant quelquefois le tournis. Ces apports innombrables, y compris par l’illustration, constituent l’intérêt du livre pour un public cultivé qui découvrira au fil d’une lecture entraînante de nombreux aspects du monde grec ou préhellénique, du monde phénicien et des cultures périphériques ou même du substrat géologique. Leur empilement comme le dialogue primesautier avec le lecteur bousculent un peu la démarche structurée pratiquée par les chercheurs de stricte obédience, mais ils font réfléchir.
La thèse de l’auteur se fonde sur un fait indéniable : la division de la Méditerranée pré-romaine en une zone orientale où prédominent presque exclusivement les cités et les colonies grecques archaïques, puis classiques, et une zone occidentale, qui est un espace d’expansion phénicienne. La limite en est peut-être plus complexe, puisqu’elle serpente par la Sicile et ne se retrouve que quelque part du côté de la Libye. Cette dichotomie a donné à l’auteur le sentiment que les Colonnes d’Hercule se sont d’abord situées de part et d’autre du détroit de Sicile « horizon des Grecs d’Homère à Hérodote », et que ce n’est que plus tard, à l’époque hellénistique, que toutes sortes de facteurs vont faire que les gens vont placer les Colonnes au détroit de Gibraltar. L’auteur rappelle qu’aux époques glaciaires le niveau d’eau dans le détroit était nettement plus bas et ne laissait qu’un passage relativement étroit entre la Sicile (qui englobait Malte) et une Tunisie dont le plateau sous-marin était largement découvert. L’hypothèse d’une location primitive des Colonnes au détroit de Sicile est séduisante, et clarifie la portée de plusieurs sources anciennes. Mais il ne me semble pas que la régression des terres puisse encore entrer en jeu au moment où le paysage socioéconomique de la Méditerranée commence à se modifier à la fin du iie millénaire avant notre ère. De même, on trouvera quelquefois que le ton badin de l’auteur traite un peu à la hussarde de fort vilains Grecs et surtout leurs sources littéraires.
L’hypothèse, qui ne peut plus être négligée, a comme corollaire l’identification de la Sardaigne comme étant l’Atlantide (trans-colonnaire) des Grecs et la mise en valeur au départ de son passé phénicien du rôle de la Sardaigne et de la cité de Tartessos dans la Méditerranée occidentale préhellénistique [11].
Jean Bingen [12]
 
Remerciements
 
La rédaction de Diogène remercie très vivement ceux qui ont aidé à la préparation de ce numéro, d’une manière ou d’une autre : Véronique Aldebert, Frances Albernaz, Dominique Arnouil, Janette Arnulf, Marie-Lise Beffa, Jean Bingen, Christian Caduc, Stéphane Cohen, Pierre-Emmanuel Dauzat, Aimée Catherine Deloche, Wanda Dressler, Sergio Frau, Pierrette Friedman, Roberte Hamayon, Emo Lessi, Thierry Loisel, Jean d’Ormesson, Stéphanie Regner, Elvina Russo, Luca Maria Scarantino, Imre Toth, Miguel Angel Valdivia, Maria Villela-Petit.
Un remerciement très particulier à : Paolo Di Bert, pour son aide et sa patience ; Reynaldo Harguinteguy, pour sa curiosité et sa générosité.
 
NOTES
 
[1]C’est un compte rendu pluriel pour ce livre très riche et long (43 chapitres, dont voici quelques titres : Chapitre III : Au nom du Seigneur-Dieu, cette Terre arrondie des Anciens redevint plate. Ou bien non ? (Où – en manière de préambule – on raconte comment notre grande Sphère, qu’Alexandrie d’Égypte mesura et dessina, devint un Mystère. Sacrilège et obscur jusqu’à il y a dix ans). Chapitre X : Strabon : « Les Colonnes ? Gibraltar ou Cadix ! Mais aucun parmi nous ne les a jamais vues dans la réalité » . (Interview impossible avec le grand historien/géographe grec qui résume pour nous ce que savaient les grands hommes qui l’ont précédé. Le Christ n’était pas encore né que déjà on avait perdu l’emplacement de ces fameuses colonnes). Chapitre XII : Avec Hérodote dans l’Eldorado d’argent. Voyage à Tartessos, l’Atlantide andalouse. (Où l’on verra qu’aussi bien la Bible qu’Hérodote n’ont jamais dit que Tartessos, c’était l’Espagne. Mais seulement que c’était en Occident, et au-delà des Colonnes d’Hercule : exactement comme la Sardaigne…). Chapitre XXVIII : Les Peuples-de-la-Mer contre Ramsès III, ou la Toute Première Guerre mondiale). (N.d.l.R.). L’auteur est journaliste culturel au quotidien la Repubblica.
[2]Platon, Timée, 25a ; trad. Émile Chambry, Paris, Garnier-Flammarion 1969, p. 107.
[3]Vittorio Castellani : physicien, astrophysicien, archéologue et spéléologue ; membre de l’Accademia Nazionale dei Lincei, a participé à de nombreuses expéditions, nationales et internationales, d’archéologie (nécropole protohistorique à Grotte di Castro ; pilotis du Gran Carro (1960-1963) ; expédition en Espagne, Ojo Guarena (1971); 5 missions dans le Sahara marocain ; explorations d’anciens conduits souterrains à Isernia, Palestrina, Nemi, Gabi ; anciennes villes souterraines en Cappadoce (1971-1982) ; mission en Chine (Xinjiang avec l’Université de Urumqi, 1997) ; Khor Rhori (Oman, 2000) ; Turkménistan et Ouzbékistan (2001) ; membre de l’American Underwater Archaeological Society, de la Royal Geographic Society, British Cave Research Association, etc.. Président de la Società Speleologica Italiana pendant trois mandats ; parmi ses ouvrages : Evoluzione stellare ; Introduzione all’Astrofisica nucleare ; Astrofisica stellare ; Dieci miliardi di anni ; Civiltà dell’Acqua ; Quando il mare sommerse l’Europa ; L’Antico Acquedotto della Cannucceta ; Cappadocia : le città soterranee. (Son chien : Rio ; Son chat : Ghitu).
[4]Publié dans Il Corriere de la Sera, le vendredi 7 juin 2002, p. 29
[5]Ou suasoria, mot latin non traduisible, sorte de discours déclamatoire, chez les Romains, ayant pour objectif de convaincre (N.d.T.).
[6]Luciano Canfora : né en 1942 dans le sud de l’Italie. Professeur de philologie grecque à l’Université de Bari, il a publié de nombreux ouvrages dans le domaine de l’historiographie, de l’histoire des bibliothèques et de la transmission des textes antiques. Ont été traduits en français : La Véritable histoire de la Bibliothèque d’Alexandrie, 1988 ; La Démocratie comme violence, 1989 ; La Tolérance et la vertu, de l’usage politique de l’analogie, 1989 ; L’Histoire de la littérature grecque d’Homère à Aristote, 1994. Autres ouvrages : La biblioteca del patriarca, 1998 ; La storiografia greca, 1999 ; Il mistero Tucidide, 1999 ; « De la quête de l’archétype à l’histoire des textes. Note brève sur la critique française », dans Diogène n° 186, 1999 ; La biblioteca scomparsa, 2000 ; Convertire Casaubon, 2002.
[7]Sergio F. Donadoni : né en 1914, il a reçu une formation en égyptologie à Paris (1934-36) et à Copenhague (1948). Il a enseigné aux Universités de Milan, Pise, Rome. Membre de l’Accademia Nazionale dei Lincei. Il a dirigé des fouilles en Égypte (Antinoé, Qurna), en Nubie (Ikhmindi, Sabagura, Tamit) et au Soudan (Sonqi Tino, Gebel Barkal). Professeur émérite de l’Université de Rome et Doctor honoris causa de l’Université Libre de Bruxelles. Associé national de l’Académie des Lincei, de l’Académie des Sciences de Turin, de la Pontificia Accademia Romana d’Archéologie, correspondant de l’Académie des Inscriptions et Belles Lettres et de l’Institut d’Égypte. Parmi ses ouvrages : Arte Egizia, 1955 ; La religione dell’Egitto antico, 1955 ; Tamit (1964), 1967 ; La letteratura egizia, 1967 ; Le Spéos d’Ellesiya, 1968 ; Testi religiosi egizi, 1970 ; Antinoe (1965-68), 1974 ; Grand Temple d’Abou Simbel, III, Les Salles du Trésor Sud, 1975 ; L’Egitto (Storia Universale dell’arte UTET) 1981 ; Cultura dell’Antico Egitto, 1986 ; L’Egitto dal mito all’Egittologia, 1990 ; Tebe, 1999 (co-auteur) ; Abou Simbel. Porte d’entrée et Grande Salle F. Textes hiéroglyphiques, s.d.
[8]Émission Stargate sur « La 7 », le dimanche 22 juin 2003, à 20 h 40.
[9]Nous soulignons. (N.d.l.R.)
[10]Andrea Carandini : né en 1937, il enseigne l’Archéologie Classique à l’Université de Rome « La Sapienza ». Parmi ses ouvrages : Settefinestre. Una villa schiavistica nell’Etruria romana, 1985 ; La romanizzazione dell’Etruria: il territorio di Vulci, 1985 ; Schiavi in Italia, 1988 ; La villa romana e la piantagione schiavistica, dans Storia di Roma, IV, 1989 ; Storie della terra, 1991 ; La nascita di Roma. Dei, Lari, eroi, uomini all’alba di una civiltà, 1997 ; Roma: Romolo, Remo e la fondazione della città (avec Rosanna Cappelli), 2000 ; Archeologia del mito: emozione e ragione fra primitivi e moderni, 2002.
[11]Sauf celui de Jean Bingen, tous les textes sont traduits de l’italien par Thierry Loisel.
[12]Jean Bingen : né en 1920 à Anvers. Ancien membre étranger de l’École française d’archéologie à Athènes. Professeur émérite de l’Université libre de Bruxelles; directeur honoraire de la Fondation égyptologique Reine Elisabeth (Bruxelles) ; membre de l’Académie Royale de Belgique, membre de l’Institut et membre correspondant du Deutsches Archaeologisches Institut. Auteur de divers rapports de fouille (Grèce, Égypte) et de publications d’inscriptions et de papyrus grecs. Il s’est consacré aussi aux problèmes sociaux et économiques de l’époque hellénistique, particulièrement à l’opacité et aux facultés d’osmose des cultures coexistantes. Il a aussi traité de divers aspects du théâtre grec.
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Publié dans Il Corriere de la Sera, le vendredi 7 juin 2002...
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Nous soulignons. (N.d.l.R.) Suite de la note...
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